Martin, Jean (1886-1951)

Livret de guerre. Période du 5 août 1914 au 14 avril 1915. Texte original transcrit par Philippe Martin. La Seyne-sur-Mer, chez l’auteur, 2005, 126 p.

Résumé de l’ouvrage :
La guerre cueille Jean Martin, 28 ans, à Toulon le 2 août 1914. Il rentre de tout juste de Montevideo, en Uruguay, où il demeurait depuis l’âge de 13 ans. S’empressant de consulter la feuille de mobilisation de son livret militaire, il doit rejoindre le 359e R.I. à Briançon. Il touche son uniforme le 5 août puis reste dans la région jusqu’au 18 septembre. Le lendemain, le train le débarque à Bruyères, dans les Vosges, au lendemain de la bataille des frontières, alors que le front vient de se fixer à peu de distance de Badonviller et de Baccarat. C’est ainsi seulement le 6 octobre qu’il dit : « C’est la première fois que nous voyons le feu mais sans voir l’ennemi, ce qui est malheureux » (p. 28). Il va y passer plusieurs mois, en réserve derrière la Meurthe, approchant par patrouille le front au nord de La Chapelotte. Après un cours passage dans la région de Saint-Mihiel, à la mi-décembre, le régiment est envoyé en Alsace, dans le secteur de Thann, entre Mollau et Aspach. Il y reste jusqu’au 23 mars 1915, déplacé à Gérardmer et dans le secteur du col de la Schlucht où, se sentant fatigué, il entre à l’infirmerie de la caserne Kléber le 9 avril suivant. Son récit s’arrête sans explication de sa part le 14 avril suivant, achevant sa guerre passée toute entière en Lorraine et en Alsace.

Eléments biographiques :
Philippe Martin, fils de l’auteur, dit à la fin de ce petit ouvrage : « Pourquoi mon père a-t-il cessé d’écrire son livret le mercredi 14 avril 1915, alors qu’il est revenu dans sa famille en 1918 ? » (page 122). L’introduction à ce récit est teintée de flou tant sur la démarche d’écriture du témoin que sur le matériau à l’origine de la publication. En effet, le présentateur dit après quelques lignes datées uniquement du 2 au 4 août 1914 : « Là s’arrête le récit de ces trois premières journées, relatées par mon père, dans ses mémoires de guerre, qu’il avait commencé d’écrire à ma demande en 1954. Hélas, emporté par une maladie grave, en 1961, il s’arrêta de l’écrire à la page 51. Ce cahier où sont notés tous les détails et anecdotes complémentaires de son livret original écrit au front, en 1914. Par devoir de mémoire, je me devais d’éditer ce livret qu’il avait surement écrit pour sa famille, ses enfants et petits enfants (sic). Cette transcription que vous allez découvrir, en est la copie exacte, où était notée sur les feuillets uniquement le strict résumé de chaque journée ». En janvier 1915, il adresse même une phrase énigmatique aux lecteurs en relatant l’épisode de trois fusillés vus à Thann : il dit à cette occasion : « Pauvres diables, à l’heure où vous lirez ces lignes, ils seront sans doute réhabilités ». Jean Martin est né en 1886 et son fils ne donne que quelques renseignements étiques qui ne renseignent pas sur le scripteur. On sait juste par deux photographies qu’il a passé de l’âge de 13 ans à celui de 28 ans à Montevideo, en ayant toutefois fait son service militaire à Romans en 1908. Son parcours de guerre, du 2 août 1914 au 14 avril 1915, permet toutefois de le suivre précisément car il n’omet d’indiquer pas les lieux où il se trouve. Deux autres photographies le montrent infirmier à l’hôpital Desgenettes de Lyon en novembre 1917 et infirmier à Sommervieu, près de Bayeux, en août 1918, et son fils qui nous indique que « son état de santé s’aggravant, fin 1916, il a été replié dans les hôpitaux comme infirmier », précisant qu’il n’avait plus qu’un seul poumon en 1942.

Commentaires sur l’ouvrage :
Ce livret publié à compte d’auteur « par devoir de mémoire » par le fils du poilu reprend un parcours sobrement relaté, à la limite du style télégraphique. Aussi, il est difficile de discerner la partie souvenirs, censément écrite entre 1954 et 1961, et le carnet de guerre dont cet opuscule a toute l’apparence, l’auteur ayant bien daté et localisé chaque jour de son parcours de guerre, décrit sobrement de manière courte. On le suit ainsi dans le dressage du soldat de Briançon à La Valbonne avant son arrivée au front en Lorraine puis en Alsace. Dès lors on peut suivre ses affectations topographiques, son emploi journalier et recueillir quelques impressions intéressantes d’un soldat de 28 ans dans le 359e RI alpin. On ne sait toutefois si l’ouvrage, truffé de fautes et de coquilles typographiques, témoigne par ce caractère de l’écriture du soldat ou de l’amateurisme carentiel de l’édition.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Toponymes ou secteurs indiqués dans l’ouvrage – période :
Toulon (2 août 1914 – p. 2), Briançon (4 août – 14 septembre – p. 2 à 5), La Valbonne (14-18 septembre – p. 5 à 8), Bruyères (19 septembre – p. 10), Ménarmont – Fontenoy-la-Joute (20 septembre – 17 octobre – p. 10 à 33), Herbéviller – Saint-Martin – Ogéviller (18-22 octobre – p. 33-37), Fontenoy-la-Joute (23-24 octobre – p. 37), Domptail (25-26 octobre – p. 37-38), Azerailles (26 octobre – p. 38), Brouville (27-28 octobre – p. 38-39), Domptail (29 octobre – 8 novembre – p. 39-43), Bertrichamps (10 novembre – p. 43), Saint-Maurice-aux-Forges (11-12 novembre – p. 44), Fenneviller (13 novembre – p. 45), Badonviller, secteur est Cirey-sur-Vezouze – Val-et-Chatillon) (14-17 novembre – p. 46 à 50), Fenneviller (17-24 novembre – p. 50 à 52), Village Nègre (24 novembre – p. 52), Lachapelle (26 novembre – 2 décembre – p. 53 à 55), Bertrichamps (3-5 décembre – p. 55), Baccarat (6-10 décembre – p. 56-57), Einvaux, Sanzey, Ménil-la-Tour (11-17 décembre – p. 58-60), Mollau (17-18 décembre – p. 60-61), Thann (20 décembre 1914 – 23 mars 1915 – p. 62 à 110), Gérardmer, secteur du Col de la Schlucht (23 mars – 14 avril – p. 110 à 120).

Page 2 : A la déclaration de guerre, il « fait le tour de plusieurs bistrots » et « prend une cuite carabinée »
2 : Non mixité sociale : « Cuisine par escouade, quelques rupins mangent à part, ils ne se mélangent pas avec le menu fretin. Mais çà ne durera pas longtemps, ils sont si peu débrouillards qu’ils feront bientôt cause commune »
6 : Problème des femmes au camp de la Valbonne : « Une affluence énorme de lyonnais et surtout de lyonnaises encombrent le camp. Le Général voit la nécessité de le faire évacuer mais c’est en vain, d’ailleurs avec les femmes, rien à faire, elles deviendraient plutôt féroces » !
10 : Jeanménil pillé par les Coloniaux
13 : « Les forêts [dans le secteur du massif de La Chipotte] sont survolées par des milliers de corbeaux qui avec leurs cris rendent les endroits encore plus lugubres »
14 : Dubail qualifie son régiment de pompiers devant ses uniformes incomplets (vap 40 pour leur complètement)
16 : Cristallerie de Baccarat intacte malgré l’occupation : « La fameuse cristallerie est intacte, c’est que le gérant a donné cent mille frs aux All. pour que rien ne soit saccagé » (vap 43)
22 : Nettoyage des champs
24 : Régiment « frais » car il n’a pas vu le feu. Diarrhée généralisée
25 : « Nous touchons ¼ de litre de vin, on le déguste comme une liqueur ». (…) « Le lait vaut 6 sous le litre, le vin 1 sou. On fume le gros, on le touche assez régulièrement, mais où sont les Marilan[d] (sic) »
29 : Un homme qui perd une mitrailleuse est menacé d’être fusillé, heureusement la machine est retrouvée par deux adolescents
35 : Faits des matefaims
39 : Reconnaissance « à travers bois on ne sait pas ce qui vous attend, aussi le cœur bât un peu plus fort que d’habitude »
40 : 1er novembre : « A 8 heures présentation des vêtements de laine, tels que tricots, flanelles, caleçons, etc… Il parraît (sic) que ça nous sera remboursé, en tous cas on les estime 3 moins que leur valeur réelle. »
41 : Exercice simulacre de l’attaque d’un village
43 : Cris de chouette comme signes de ralliements allemands
44 : Soldat tué par un tir ami
45 : Poésie placée dans un képi de chasseur à pied sur une tombe
47 : Vivre et laisser vivre : « A l’orée du bois nous voyons trois Allemands en pères peinards qui traversent le pré, distance 100 m. je me mets à genoux prêt à tirer, mon caporal m’arrête »
48 : Pris sous un échange impressionnant de balles
49 : Reddition de soldats allemands gueulant à tue-tête les bras hauts pour se rendre
60 : Propreté des villages alsaciens
61 : Sœurs francisant les enfants des écoles alsaciennes
: Il prend un train allemand utilisé comme navette à Mollau
62 : Crainte de l’espionnage en Alsace (vap 90, 94 et 97 où « un coup de fusil est tiré sur un chien car ils ne doivent pas passer, pouvant faire le service d’espion pour les allemands »)
63 : Embrasse une alsacienne sur la bouche : « … elle n’a pas l’air offusquée, c’est bon une bise même de soldat Français. Les allemands n’embrassent pas sur la bouche »
64 : Vue de gamins alsaciens « pittoresques »
67 : Pied de tranchée, « Une trentaine par Cie. vont à la visite pour les pieds »
68 : Revue de propreté
: « Nous incendions deux villages, c’est le seul moyen de faire sortir l’ennemi »
69 : Le passage d’obus au-dessus de sa tête lui donne « le trac » !
71 : Repas de réveillon du 1er janvier 1915 : « Soupe annilloise [sic] par les soins du Ministère de la Guerre, haricots, lard, pommes, noix et une bouteille de mousseux pour 4, cigare »
74 : Reçoit des cadeaux de la population : « Nous recevons quelques friandises et objets divers : cadeaux de quelques bonnes gens ; pour ma part je gagne une ampoule d’iode et une cigarette »
76 : Voit trois fusillés à Thann et précise : « Pauvres diables, à l’heure où vous lirez ces lignes, ils seront sans doute réhabilités » (vap 111 trois autres fusillés à Wersserling)
77 : Rembourre son pantalon de foin pour lutter contre l’humidité
79 : Nettoyage des armes à l’huile d’olive, touchée à l’origine pour « graisser les pieds »
80 : Contact, fraternisation, trêve des morts, mais seulement réservée aux brancardiers et non pour en profiter « pour faire nos besoins » !
86 : Dit que « la guerre sera très longue »
93 : Touche la nouvelle tenue Bleu horizon qu’il trouve « plus salissantes »
95 : Ecoute un phonographe Pathé : « un peu de musique m’éloigne pour 2h. du théâtre de la guerre »
96 : Enfants alsaciens ramassant des morceaux d’obus pour le cuivre
: Assiste à un combat aérien singulier, tels des chevaliers, aviateurs courageux
98 : Industriel filateur qui perd des millions de marchandise de toiles (cf. Mathey)
107 : 15 mars 1915, il voit ses premières cigognes, signe de beau temps
109 : Corps ramené par des infirmiers grâce à un drapeau blanc

Yann Prouillet, septembre 2024

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Guédeney, Alfred (1872-1958)

Adieu mon commandant. Souvenirs d’un officier (Présenté par Clémence Reynaud et Denis Rolland), Senones, Edhisto, 2018, 346 p.

Résumé de l’ouvrage :
« Pendant toute ma vie militaire j’ai écrit régulièrement à ma mère, lui racontant les détails de tout ce que je faisais, elle a conservé toutes mes lettres et je les ai retrouvées après sa mort. Lorsque j’étais séparé de ma femme je lui écrivais également et elle aussi a conservé cette correspondance. Enfin au cours des diverses campagnes que j’ai faites, j’ai noté au jour le jour sur des carnets le résumé des événements auxquels j’assistais et, la campagne finie, j’ai mis ces notes en ordre. C’est grâce à ces notes et aux lettres que j’ai écrites que j’ai pu rédiger ces souvenirs. C’est ce qui explique la précision de dates, de noms propres et de faits que j’aurais certainement oubliés en partie si je n’en avais pas retrouvé la trace écrite. » C’est par ces quelques lignes que Guédeney débute ses mémoires. Le manuscrit original comporte en tout six cahiers soit 1 500 pages environ couvrant la période 1892-1945. Découpé en 39 chapitres, il couvre l’intégralité de la carrière militaire de l’auteur. L’édition de ce corpus considérable a donc été limitée à l’ensemble des souvenirs de la période de la guerre de 1914-1918, c’est-à-dire les chapitres 14 à 32, et résumer les autres périodes. Ainsi le lecteur, plongé au cœur de la Grande Guerre, aura pris connaissance de la formation de l’officier et de sa carrière d’après-guerre. Le texte est écrit dans un style simple et clair, facile à lire, un peu influencé par le langage militaire. Il est organisé en chapitres cohérents avec résumé en tête. Quelques notes de bas de page le complètent parfois. Nous avons conservé cette présentation, même si elle peut paraître un peu désuète, car elle traduit les intentions de l’auteur et met en évidence les points particuliers du témoignage. Pour faciliter la compréhension du récit, nous avons ajouté des notes de bas de page. Pour les distinguer de celles de l’auteur, les premières sont signalées et précédées d’un astérisque. Les secondes sont numérotées. Ces souvenirs, terminés en février 1935, ont évidemment subi l’influence du contexte politique et social de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas trop sensible pour les événements directement vécus par l’auteur car les faits sont les faits. Il s’est d’ailleurs le plus souvent limité à rapporter les événements dont il a été un témoin direct. Au moment où il rédige ses souvenirs, il est en retraite ce qui lui donne une liberté d’écriture qu’il n’aurait pas eue avant. De plus, à cette date, beaucoup de protagonistes sont décédés. C’est le cas du général Gérard si souvent mis en cause. En revanche, moins de vingt ans après la fin de la guerre, certains épisodes, comme les mutineries de 1917, sont encore mal interprétés. Les explications données par Guédeney sont alors celles les plus communément admises à cette époque. Les notes et commentaires qui ont été ajoutés en bas de page permettent de rectifier ces erreurs. Les sentiments personnels sont pour ainsi dire absents de ses souvenirs, l’auteur ne se livre pas. Cela ne correspond pas à une dureté de caractère mais à un choix délibéré. Il s’agit avant tout de raconter sa carrière militaire et les événements extraordinaires qui l’ont marquée. Ce choix est rarement transgressé, comme lorsqu’il quitte le 9e BCP, le cœur serré écrit-il, « je ne pus m’empêcher de verser des larmes » mais il se ravise immédiatement, raye cette phrase pour la remplacer par « je ne pus m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux », car un officier ne pleure pas. En 2013, 2 500 ouvrages pouvant être classés dans la littérature testimoniale ont été répertoriés. Le centenaire en a ajouté plusieurs centaines d’autres. Même si tous ne sont pas des témoignages authentiques, on comprend qu’il est bien difficile de situer celui de Guédeney dans cette immensité. En 1928, Jean-Norton Cru avait étudié 252 témoignages. Il les avait classés en cinq genres (journaux, souvenirs, lettres, réflexions et romans) et six classes, de la meilleure à la moins bonne. Quarante témoignages émanaient d’officiers de carrière et parmi eux, trois seulement appartenaient à la première classe, quatre à la seconde. Son critère de choix était la « vérité du témoin sincère qui dit ce qu’il a fait, vu et senti […]. C’est la vérité que l’historien, le psychologue, le sociologue prisent dans le témoignage. » À lire les souvenirs de Guédeney et tenant compte des recoupements que nous avons faits, il nous semble que son témoignage aurait été retenu par ce critique. Pour connaître la guerre, disait encore Jean-Norton Cru, il faut l’avoir vécu comme commandant de compagnie au maximum : « Seul celui qui vit jour et nuit dans la tranchée sait la guerre moderne… ». Néanmoins il relativisait cette analyse en classant parmi les meilleurs témoignages ceux du contre-amiral Ronarc’h et les lettres posthumes du colonel Bourguet. Ces deux seuls témoignages d’officiers supérieurs ne couvraient que le début de la guerre. Il ne semble pas que Cru ait connu de témoignages comparables à celui de Guédeney. Certes, depuis 1928, beaucoup d’ouvrages ont été publiés, mais on peut considérer que le corpus de 252 témoignages a valeur de sondage, ce qui souligne la rareté de celui de notre auteur. Parmi les ouvrages les plus récents et à titre d’exemple seulement, on peut tenter quelques rapprochements, au moins sur ce que Jean-Norton Cru a appelé « la vérité du témoin ». Sur sa période de commandant d’unité, le témoignage de Guédeney, dans sa précision et ses réflexions sur les combats, n’est pas sans rappeler celui de Paul Tuffrau. Le franc-parler et l’humour du général Guillaumat dans ces correspondances de guerre offrent aussi quelques similitudes avec ce témoin. L’intérêt de ces souvenirs est notablement accru par trois albums contenant plus de 600 clichés dont près de 250 de la Grande Guerre. Le choix éditorial des deux présentateurs de l’ouvrage, Clémence Reynaud, conservatrice du Patrimoine, et Denis Rolland, est en harmonie avec celui des mémoires : la totalité des clichés de la guerre et un nombre limité des autres périodes. Les albums étant parfaitement légendés, la publication des planches photographiques dans un format proche de l’original permet de donner plus d’authenticité à ces vues qui sont quelquefois exceptionnelles et en tout cas inédites.
Lorsqu’on se plonge dans ses souvenirs, on est surpris par la précision du récit. La comparaison avec les journaux de marche et opérations des unités auxquelles a appartenu Guédeney est édifiante. Ces derniers paraissent en effet sans grand intérêt. Il en est de même lorsque, chef d’état-major du 1er corps d’armée, il rédige lui-même le JMO. Dans ce récit, la haine de l’Allemand, omniprésente, n’est guère surprenante. Dans les années qui précèdent la guerre, partout en France elle est caricaturale et assumée. Depuis la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine flotte un esprit de revanche. Remiremont est à une quarantaine de kilomètres de la frontière avec l’Alsace, ce qui donne un sentiment d’insécurité. Nous l’avons évoqué précédemment, la guerre de 1870 et la séparation de l’Alsace et de la Lorraine ont été mal vécues dans la famille de l’auteur. Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner qu’il affiche continuellement sa haine des Allemands. Il semble d’ailleurs que ce sentiment progresse tout au long du texte comme s’il était en rapport avec l’importance des pertes et des destructions. Pétain, par exemple, a fait toute sa carrière en France. Les exactions commises par les Allemands contre les populations civiles au début de la guerre, contraires à la conférence de La Haye de 1907, vont contribuer à accroître le sentiment antiallemand. L’utilisation du mot « boche » participe à l’expression de cette haine. Mais il faut le nuancer, car il est alors couramment employé. L’auteur ne l’utilise d’ailleurs pas systématiquement. Denis Rolland a compté 195 occurrences pour Boche, 190 pour Allemand et 396 pour ennemi. De même, les affirmations sur l’odeur de l’Allemand, qui peuvent paraître extrêmement choquantes aujourd’hui, doivent être replacées dans le contexte de l’époque. Dès le début de la guerre, l’idée s’est répandue qu’une odeur nauséabonde accompagne l’ennemi. Elle imprègne les lieux occupés par les Allemands. Certains affirment même que les cadavres allemands sentent plus mauvais que les Français. Cette forme de dénigrement de l’ennemi est présente dans de nombreux témoignages, correspondances et articles de presse. Dès lors, on ne peut pas considérer qu’il s’agissait d’un simple objet de propagande mais bien d’un préjugé qui avait d’ailleurs trouvé un ancrage scientifique. Un médecin et psychiatre français reconnu, le docteur Edgar Bérillon, avait inventé toute une théorie pour expliquer le mystère de la mauvaise odeur allemande. Cette théorie, qualifiée à juste titre de « délire scientifico-patriotique » par J.L. Lefrère et B. Perche, était selon Bérillon le résultat d’une absence de contrôle des affects entraînant une sudation surabondante. Pour absurde qu’elle fût, cette rumeur s’est transformée en certitude tout comme ces espions qu’on voyait partout. Cette haine de l’Allemand est très fréquente dans les souvenirs des combattants mais elle est rarement si affirmée. Dans son intensité, elle est proche de celle que l’on peut lire dans les carnets de l’aspirant Laby. Mobilisé comme médecin, il réclame même la permission d’aller se poster toute une journée dans une tranchée de première ligne pour pouvoir tuer un Allemand. Pourquoi le fait-il ? Il ne sait pas l’expliquer. On peut se demander si ce n’est pas ce même sentiment obscur de vengeance qui conduit Guédeney à faire exécuter sur-le-champ un Allemand convaincu de pillage par les objets trouvés sur lui. On le voit tout au long du texte, Guédeney est proche de ses hommes, qu’il désigne souvent comme « mes braves gens ». L’expression peut paraître condescendante. Il ne faut pas s’y tromper, il s’agit bien d’une réelle proximité rendue possible par la modestie de l’auteur, par ailleurs soucieux du moral de ses hommes. Pour cela, il sait qu’il faut leur inculquer l’esprit de corps indispensable à la cohésion d’un groupe. Il s’oppose parfois aux ordres supérieurs qui conduiraient à « faire massacrer » ses chasseurs. Tout en mettant au premier plan la discipline, il ne néglige aucun moyen pour maintenir ou relever le moral de ses combattants. C’est ainsi que le 1er janvier 1915, il offre une coupe de champagne à ses officiers et sous-officiers. Il sait aussi fermer les yeux quand il le faut, dans l’intérêt du moral de la troupe. L’un des attraits de ces mémoires est de suivre l’évolution de la machine de guerre : changement de l’équipement du soldat avec le nouvel uniforme « bleu horizon » et le casque Adrian, compositions des unités, effets pervers de la loi Mourier, régime des permissions, etc. On y observe aussi l’apparition des nouveaux armements, mortiers Cellerier et grenades artisanales en novembre 1914, des grenades Viven-Bessière (V-B) et du fusil-mitrailleur en septembre 1916, et enfin des chars en 1918. L’auteur nous explique aussi le mécanisme d’attribution des décorations, qui sont parfois données automatiquement. Comme l’immense majorité des officiers de l’armée française, Alfred Guédeney n’aime guère les hommes politiques et affiche des idées conservatrices. Il n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’action des parlementaires qui, selon lui, sont à l’origine de toutes sortes de difficultés que rencontre l’armée française. Toutefois, on peut se demander si ce n’est pas plus le régime parlementaire de l’époque qui est visé par ses critiques que les hommes politiques eux-mêmes. S’il y a bien eu l’Union sacrée pour entrer en guerre, la période 1914-1918 a été marquée par une grande instabilité ministérielle. Le jeu des partis et les luttes pour le pouvoir ne cessent pas durant le conflit, si bien que la majorité des officiers a parfois l’impression que l’intérêt du pays passe au second plan. Il y avait donc un véritable fossé entre les parlementaires et les militaires. Lyautey en a fait les frais avec un ministère de la Guerre qui ne dura que trois mois. Cette incompréhension des politiques est exprimée par l’auteur lorsqu’il relate la visite du vieux général Pédoya, devenu député : « Tout le monde sait que c’est le Parlement qui en est responsable [du défaut de préparation de la guerre], l’armée ayant toujours été jalousée et détestée par nos radicaux-socialistes, aussi fûmes nous stupéfaits d’entendre le général Pédoya faire un éloge dithyrambique des Chambres. À l’entendre c’étaient les députés et les sénateurs qui nous conduiraient à la victoire par les mesures habiles qu’ils avaient prises et qu’ils prenaient. Nous autres militaires, qui recevions les coups et risquions notre vie, nous n’avions qu’à nous effacer devant les bavards du Parlement qui, bien à l’abri, loin de tout danger, sauvaient le pays par leurs discours ». Pourtant l’arrivée du radical-socialiste Clemenceau est saluée par Guédeney. Sans doute parce qu’il est le seul parlementaire à se rendre régulièrement au front et que sa réputation d’autorité ne peut que satisfaire un soldat. Guédeney comprend alors que la France a enfin ce qui lui manque, un chef. Catholique pratiquant, l’auteur a pour autre cible les francs-maçons. Selon lui, ils auraient exercé un véritable contre-pouvoir dans le fonctionnement de l’armée. Le général Gérard aurait ainsi obtenu ses galons de général, puis aurait été protégé, grâce aux loges. Ce n’est pas exclu puisqu’après la guerre il devient président du conseil de l’ordre du Grand Orient. Sarrail, franc-maçon notoire, impliqué dans le scandale des fiches, est limogé en juillet 1915 mais retrouve un commandement à l’armée d’Orient. A contrario Joffre, lui aussi franc-maçon, est tout de même limogé à la fin de 1916. Faute d’étude globale sur ce sujet, il est bien difficile d’évaluer l’influence des loges durant le conflit. On peut d’ailleurs se demander s’il ne s’agissait pas d’un mythe ayant son origine dans le scandale des fiches. Ces fiches avaient été mises en place par le général André, ministre de la Guerre (1900-1904), afin de décider de l’avancement des officiers en dehors des notes de la hiérarchie. Elles étaient établies à partir d’informations fournies par les loges maçonniques du Grand Orient afin de repérer les officiers « réactionnaires ». Tout au long de ses souvenirs, l’auteur porte des appréciations sur ses subordonnés et plus encore sur ses supérieurs ; chaque fois que nous avons pu les confronter avec d’autres témoignages, elles dénotent une objectivité et une sûreté de jugement. Son analyse du caractère du général Mangin nous semble particulièrement pertinente sur laquelle nous reviendrons. Dès lors ces analyses sur les personnalités des généraux sont précieuses et peuvent faciliter l’interprétation de certains événements. Le témoignage apporte ainsi des informations inédites sur la préparation de la bataille du Chemin des Dames en révélant le comportement et le caractère irascible du général Mazel qui peut expliquer, à lui seul, l’échec de la Vème armée. En juin 1918, la désorganisation de l’armée française, consécutive à l’offensive allemande du 27 mai, est admirablement évoquée. Elle met particulièrement en évidence le désarroi du général Duchesne, incapable de maîtriser la situation. Le récit de l’entrée des troupes françaises en Alsace puis en Allemagne n’est pas d’un moindre intérêt. Rares sont les témoignages de militaires qui décrivent avec autant de détails l’accueil enthousiaste des populations aux soldats français en Alsace. Il contraste avec la curiosité respectueuse des Allemands assistant au défilé de ces mêmes troupes. Cette période semble avoir fortement marqué Guédeney, qui s’attache à en faire un récit particulièrement détaillé, accompagné de nombreuses photographies. Au total, on pourra retenir du témoignage de Guédeney un récit passionnant de l’engagement d’un bataillon de chasseurs et de son chef dans une guerre qui a désorienté tous les états-majors. Les problèmes de commandement et de relations avec les hommes y sont évoqués avec une rare acuité. Au fur et à mesure que l’auteur monte dans la hiérarchie, le témoignage se transforme et devient moins proche des hommes, plus sensible aux rumeurs. En revanche, il nous permet de mieux comprendre le poids du haut commandement, avec ses défauts et ses qualités, dans les destinées de la guerre. L’un des apports les plus importants dans ce témoignage est qu’il fut à la tête de la délégation de l’armée française reçue à la mairie de Colmar pour préparer le retour de l’Alsace à la France en novembre 1918 ; un tableau affiché dans la salle d’honneur de la mairie de la ville commémore la réception de cette délégation dirigée par Alfred Guédeney, premier officier français officiellement reçu par la municipalité.

Éléments biographiques :
Alfred Guédeney est né en 1872 à Vrécourt dans les Vosges et décédé à Saint-Priest-Ligoure en 1958. Il est issu d’un milieu relativement aisé. Son père est comptable à la société de construction des Batignolles, une grande entreprise de matériel ferroviaire installée à Paris. Après des premières études à Remiremont, il les poursuit à Paris au lycée Condorcet où il obtient un baccalauréat ès sciences. En 1890, âgé tout juste de 18 ans, il s’engage dans l’armée malgré une constitution jugée un peu délicate. Il écrit dans ses souvenirs qu’il n’a « jamais envisagé une autre carrière que celle de soldat ». Sa vocation a trouvé son origine dans la guerre franco-prussienne, pendant laquelle son père a servi aux zouaves de la garde impériale. Son enfance, passée à Remiremont, près de la frontière imposée par le traité de Francfort, est fortement impressionnée par les récits qu’il entend de ses parents évoquant « sans cesse les évènements de l’année terrible, l’invasion, l’occupation allemande, l’humiliation de la France ». Entré à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr avec un rang médiocre, 378e sur 461, il en ressort en 1892 dans un rang honorable, 85ème sur 454. Parmi ses camarades de promotion, on trouve quelques noms de la guerre, les généraux Serrigny et de Lardemelle, major d’entrée et de sortie. En 1897, il entre à l’école supérieure de guerre, formation indispensable pour accéder aux plus hauts grades de l’armée française. À sa sortie, il est 41e des 78 brevetés de la promotion. C’est honorable car il est particulièrement jeune. Ses camarades sont en effet plus âgés et bénéficient d’une expérience militaire qui manque encore à Guédeney. Au cours de ses années de formation, il s’est avéré être un médiocre cavalier ce qui, à une époque où la formation militaire est empreinte de tradition, aurait pu être un handicap. Dans son appréciation de sortie, le général Langlois, commandant de l’école de guerre, a bien cerné la personnalité du jeune officier : « la modestie lui nuit peut-être un peu. Paraît apte à faire un bon officier d’état-major et ne manque pas de qualité de commandement ». Cette modestie, parfois relevée au cours de sa carrière, a pu l’empêcher de progresser plus rapidement. Mais Guédeney est aussi un calme qui sait dominer ses émotions. Une réelle qualité pour un officier, qui garde son sang-froid dans les situations les plus difficiles. Il ne manque pas d’humour comme en témoigne un article paru dans la revue Armée et Marine du 17 janvier 1904. Avec son camarade Edmond Boichut, il publie une chanson illustrée de dessins de sa main, intitulée « En rev’nant de Montereau – souvenirs de l’école de guerre ». Ce trait de caractère qui vient parfois rompre l’intensité dramatique du récit. Les Garibaldiens puis les Russes en font les frais. En 1900, Guédeney appartient donc à ce corps des officiers brevetés, qui grâce à leur formation théorique de la guerre se considèrent comme l’élite de l’armée française. Ils affichent fréquemment une attitude hautaine vis-à-vis des autres officiers, ce qui ne semble pas être le cas de Guédeney. Certains font carrière dans les états-majors, mais doivent toujours alterner avec des commandements d’unités. Traditionnellement, ils demandent alors leur affectation dans un bataillon de chasseurs. Cela sera d’ailleurs le cas pour la première affectation de Guédeney. Sur les officiers brevetés parfois qualifiés de Jeunes-Turcs, il s’agissait d’unités mobiles chargées de combattre en avant de l’infanterie de ligne. En définitive, à la veille de l’entrée en guerre, par son milieu familial et sa formation, Alfred Guédeney incarne bien l’officier type de l’armée française, doté d’une solide expérience militaire acquise en grande partie en Algérie et au Maroc. Les notes contenues dans le dossier d’Alfred Guédeney sont continuellement très bonnes et parfois même élogieuses. Pour autant cela ne nous renseigne pas sur sa compétence car c’est généralement le cas pour un officier. Celui-ci avait d’ailleurs accès à ses notes et pouvait ainsi, le cas échéant, les contester si elles ne le satisfaisaient pas. En fait, ces commentaires sont plus le reflet de la qualité des relations de l’officier avec son supérieur direct qu’une appréciation sur sa compétence. Tout au plus peut-on dire que le commentaire appuyé de Weygand en 1923, venant de la part d’un général de haut niveau, témoigne d’une excellente compétence dans le poste qu’il occupait alors. Si on examine la progression de Guédeney tout au long de sa carrière, on constate qu’il est dans la moyenne : capitaine à l’âge de 31 ans, colonel à 46 ans. On peut être tenté de la comparer à celle d’un autre Vosgien d’un an son aîné, de formation et d’expérience comparable, Henri Claudel qui sera colonel à 43 ans. En définitive, l’impression générale qui se dégage de la carrière de Guédeney est celle d’un officier sérieux et compétent, passionné par son métier, et qui aurait sans doute pu progresser plus rapidement s’il n’avait pas été aussi modeste et réservé. Dans l’armée française d’avant 1914, un officier doit se marier avec une jeune fille de bonne condition, c’est-à-dire de moralité irréprochable et dotée de revenus suffisants. Une enquête de gendarmerie est d’ailleurs diligentée pour le vérifier. Au final, le ministre de la Guerre délivre l’autorisation de mariage. C’est ainsi qu’Alfred Guédeney se marie en 1903 avec Marie Thérèse Aline Robé. Issue d’une famille de la bourgeoise locale, elle est née en 1880 au Thillot où son père est percepteur. Le couple aura trois enfants, deux filles et un garçon. Quand sonne le signal de la mobilisation générale, Guédeney est rentré du Maroc et vient tout juste d’être nommé à la tête du 9ème bataillon de chasseurs à pied à Longuyon. La guerre déclenchée, la première partie de sa campagne le trouve au feu mais son extraction comme commandant d’unités à celle de l’Etat-major donne un témoignage composite, de la tranchée aux hautes sphères décisionnelles.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 111 : Sur la différence ente ouvriers et paysans, n’aime pas les socialistes
122 : Conseil de guerre, ce qu’il en pense
124 : Guignol
125 : Sur les protégés des politiques
: Sur le sens du train, Somme ou Verdun
127 : Sur la volonté de combattre sur un brancard
134 : Légion d’Honneur
135 : Providence
142 : Guerre sans une égratignure
158 : Russes imbéciles
162 : Portugais
: Belges
163 : Affaire des chiottes belges non loués pour les officiers
170 : Anglais trop respectueux : « … les anglais sont tellement respectueux de la consigne qu’aux yeux de cet excellent major c’était presque de l’indiscipline de la part de notre infanterie d’enlever un point d’appui en plus des objectifs fixés »
174 : Voit Flameng
175 : Femme et enfants venant en vacances à Boulogne-sur-Mer
178 : Horrifié par les dégradations allemandes
: Noël 1917 à Remiremont
179 : Américains médiocres
197 : Sur sa vision des braves et des lâches
214 : Rétablit la vérité sur le concours américain lors de la 2ème bataille de La Marne
216 : Il n’a pas de mots assez durs pour les Allemands
220 : Justifie les châteaux pour les états-majors
226 : Le 30 septembre 1918, « le quartier général du 1er Corps d’Armée s’installait dans les Vosges à Cornimont. Son rôle actif dans la guerre était fini et nous ne devions plus prendre part à aucune opération sérieuse jusqu’à l’armistice »
229 : Sur la vue des régiments noirs américains inutilisables au front qu’à garder des secteurs calmes
229 : Fin de guerre
230 : Chef de la délégation reçue à la mairie de Colmar pour le retour à la France
234 : Voit Hansi

Yann Prouillet, août 2024

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Jaminet, Pierre (1887-1945)

Thierry Ehret et Eric Mansuy. Un artilleur en Haute-Alsace. Souvenirs photographiques de Pierre Jaminet. 1914, 1916. Altkirch, Société d’Histoire du Sundgau, 2003, 322 p.

Résumé de l’ouvrage :

Pierre Jaminet est lieutenant au 5e RAC de la 57e division de réserve qui dépend de la Place de Belfort. Il est également photographe et exerce son art de 1914 à 1916 dans le Sundgau, au sud de l’Alsace. Il livre ainsi des centaines de clichés dont près de 300 sont reportés dans cet album photographique qui permet aux auteurs de présenter une histoire du Sundgau dans la Grande Guerre.

Eléments biographiques :

Pierre, François, Benjamin Jaminet est né le 17 février 1887 à Luxembourg de Pierre, couturier et de Marie Charlotte Claude, sans profession, d’origine lorraine. Après avoir effectué ses études à Luxembourg-ville, il opte pour la nationalité française en 1904 puis rejoint la classe préparatoire de mathématique aux « écoles spécialisées » au lycée national de Nancy, devenu en 1913 le lycée Henri-Poincaré. Il intègre l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures en octobre 1907 et sort diplômé en 1910. Ayant contracté un engagement volontaire dès 1907, et après une période de mise en disponibilité pour ses études, il est affecté successivement au 40e RA, au 61e RA (1er mars 1910), puis au 46e RA, (21 mars 1910). Le 3 octobre de la même année, il est appelé au 61e RA de Verdun pour y accomplir finalement sa première année de service militaire comme 2ème classe. Promu brigadier le 5 novembre 1911, il est nommé sous-lieutenant de réservé et affecté au 25e RA le 1er octobre 1911. Il est libéré de ses obligations militaires le 1er octobre 1912 mais est affecté au 5e RAC de Besançon le 26 avril 1914 et c’est dans les rangs de cette unité qu’il est mobilisé le 2 août, sous le commandement du colonel Nivelle. Le 5e RAC constitue alors l’artillerie de corps du 7e CA Deux groupes sont affectés, avec un groupe du 47e RAC constituent l’artillerie de la 57e DR, dépendant de la Place de Belfort, qui a pour mission de protéger la ville. La guerre déclenchée, Jaminet se trouve toutefois encore à Besançon et ce n’est que le 9 août qu’il y prend part de manière opérationnelle. Les présentateurs nous renseignent sur le poilu-artilleur-photographe : « Passionné de technique, il n’a cessé d’accumuler entre 1914 et 1918 des prises de vues de cette guerre mondiale, près de 1 200, total digne d’un professionnel de l’image. Par sa fonction, il pouvait voir plus d’un emplacement de batterie et plus qu’une portion restreinte de tranchée. Grâce à son matériel de format réduit il pouvait prendre des vues où bon lui semblait. Le développement différé de ses négatifs et l’absence de tirages papier lui permettaient d’échapper à la censure. Il semble que ses albums photos ont été constitués après la guerre, les vues légendées sont pour l’essentiel écrites par son épouse Anne-Marie Jaminet » (page 66). Féru de photographie, il exerçait son art dans différentes techniques : intérieur, extérieur, noir et blanc et autochromes. Ses prédilections se portent sur la guerre technologique mais il fait volontiers œuvre journalistique quand l’occasion se présente (cf. l’incendie de la moto d’un coreligionnaire à Traubach-le-Haut en 1915 p. 72 et 73) et anthropologique également. D’autres opérateurs sont également contenus dans ces albums. Pierre Jaminet était affecté à l’état-major de l’artillerie divisionnaire de la 57e DI dès le 11 septembre 1914, et donc témoin privilégié puisqu’il pouvait voyager vite et loin avec une certaine liberté, circulant avec une motocyclette (on le voit d’ailleurs la chevauchant sur la couverture de l’ouvrage). Il parcourait ainsi la « ligne de défense avancée » de la place de Belfort, incorporée le 8 décembre 1914 au Détachement d’Armée des Vosges du général Gabriel Putz. Le 17 octobre 1915, il embarque pour Salonique, où il continue d’exercer son art. Un ouvrage lui a d’ailleurs été consacré sur cette période in « Un Belfortain en Orient. Pierre Jaminet : photographies et carnets de campagne (1914-1919) » (calameo.com). Revenu en France, il est réaffecté au 204e RAC le 1er avril 1917 puis à l’Ecole d’Application de l’Artillerie de Fontainebleau le 8 août suivant. Le 20 octobre, il épouse Anne-Marie Grisez à Lachapelle-sous-Rougemont (Territoire de Belfort). Promu capitaine le 20 avril 1918, il est affecté au Centre d’Organisation de l’Artillerie de Troyes le 10 juin avant d’être à nouveau muté au 32e RAC le 28 août suivant. L’Armistice signé le trouve à l’Etat-major du Maréchal Foch, commandant en chef les armées alliées dans le service de l’administration des pays rhénans le 30 décembre 1918. Il est finalement mis en congé illimité de démobilisation le 3 juin 1919. Il est chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur le 16 juin 1920. Après-guerre, il devient codirecteur de la brasserie de Lachapelle-sous-Rougemont et tente sans succès une carrière politique. Remobilisé en septembre 1939 comme commandant dans le 247e RA, il a un rôle actif dans la campagne de France et y est à nouveau cité. Il entre en Résistance dans son village, est finalement arrêté le 28 janvier 1944 et il décède le 28 février 1945 des suites de maladies et des violences subies depuis son arrestation.

Commentaires sur l’ouvrage :

Devant la richesse du fonds Jaminet, les présentateurs ont découpé l’ouvrage en deux grands chapitres thématiques :

Ce fort volume très abondamment illustré de 289 photos (avec 9 autochromes, dont 1 autoportrait) et 5 cartes d’état-major en couleurs, sous-titré « souvenirs photographiques », se révèle finalement être plus une histoire de la Grande Guerre dans le Sundgau qu’un véritable témoignage rapportant d’abord les souvenirs de son auteur, Pierre Jaminet. L’ouvrage est basé sur des écrits de Jaminet mais il renseigne mal sur la tenue d’un carnet, son volume et les dates de ses éventuels écrits qui de fait sont noyés dans le fourmillement de cet ouvrage qui dépasse son seul témoignage. L’ouvrage se révèle donc mixte, basé sur diverses sources (par exemple Aimé Berthod), tirées d’autres ouvrages eux-mêmes publiés (par exemple Richard Andrieu). Cette synthèse illustrée recèle donc une infinité de données utiles à la compréhension du conflit en Alsace et dans le Sundgau, le tout illustré mais qui rejettent Jaminet en filigrane de sa propre œuvre. Dès lors, le livre peut être classé dans la bibliographie comme témoin photographe. L’auteur est bien présenté et replacé dans son contexte mais la matérialité testimoniale reste à défricher de la masse totale.

– Les hommes et leur armement : territoriaux, cavaliers, artillerie, etc.

– Les hommes et les lieux : village d’Alsace, hommes politiques et chefs, rescapés et survivants.

Ce en ajoutant d’opportunes annexes : abréviations, chronologie sundgauvienne, unités présentes en secteur en 1914 et 1915 et index (patronymiques et toponymiques). L’ouvrage est ainsi particulièrement riche, bien construit et présenté, dépassant très largement le seul caractère de souvenirs photographiques de portée testimoniale.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 14 : Bruit des marmites, douche d’acier

33 : Réalité composite d’une tranchée

56 : Cafard soigné à l’opium et à l’aspirine

60 : Tennis

75 : Sur le non tir d’artillerie (shrapnells) sur les Alsaciens

81 : Sur la tranchée et son institution

240 : 420

Yann Prouillet, août 2024

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Chaleil, Léonce (1907-2001)

La mémoire du village, Paris, La France Retrouvée, 1979, 414 p.

Résumé de l’ouvrage :
Léonce Chaleil est fils de paysan. À la fin des années 1970, à une époque de retour d’intérêt de la mémoire de la terre, Eva Tufféry (95 ans) et Marius Roussillon (86 ans) introduisent l’Histoire d’une vie de Léonce qui dès lors témoigne de son parcours, attaché fermement à la terre. Il en décline l’enracinement, son univers, familial comme villageois, et ses cycles de travaux, été comme hiver. Arrivé à l’âge d’homme, il en décrypte les croyances et les rites, le regard social et l’évolution générale, teintée d’incertitude. Août 1914 voit Brignon, son village, se vider de ses hommes et de ses chevaux. Son père est parti dans les premiers. À la gare, il voit les trains chargés de fleurs et de soldats qui chantent. Sa mère à la charge seule de la ferme en l’absence des hommes, même du grand-père, réquisitionné dans la Territoriale. Mais si la guerre dure, « Nous au début, on s’habituait mal à l’absence du père et on arrêtait pas de poser des questions. Puis on s’y est fait, on allait à l’école, on oubliait un peu » (p. 176), elle prend quand même son lot d’enfants du village : 7 en 1914, 8 en 1915, 4 en 1916, 4 en 1917 et 2 en 1918 soit 25 en 5 années de guerre, ceci sans voir jamais un alboche. Cela n’empêche pas Léonce de jouer à la guerre toute la journée, sans se soucier des restrictions qui commencent à apparaître toutefois ; pétrole, chaussures, sucre ou chocolat. Les femmes tiennent bon car il faut que, quand le mari reviendra, il soit fier de la besogne effectuée pour avoir « tenu la maison ». L’enfant vit de temps en temps la guerre et ses misères mortifères au gré des permissions de son père, ce après que la mère ait éradiqué toute la vermine ramenée de la tranchée. Mais Léonce n’est pas dupe ; « mon père ne nous disait pas tout » (p.179). Il fréquente l’école, dont il décrit la classe pendant la guerre, mais les instituteurs aussi ont été mobilisés ; il dit : « j’ai changé dix-huit fois de maître » (p. 180). La guerre durant, les classes deviennent mixtes. La religion a conserve sa place dans la litanie des jours et des semaines qui se succèdent, plus encore lorsque le fléau de la grippe espagnole vient encore marquer plus encore les deuils des familles. Lui-même perd sa petite sœur Jeannette. Son père, gazé, miraculé, écope toutefois d’une blessure qui l’évacue dans un hôpital de l’Oise. Sa femme fait le voyage ; une véritable expédition, puis il revient enfin pour reprendre son métier de paysan. Léonce se souvient du 11 novembre 1918, entre deuils et joie, et la vie a repris son cours. Mais la guerre a laissé sa marque, universellement. Léonce dit : « Peu à peu, les hommes sont revenus et ont repris le travail. Au retour de mon père, plus de cheval, les vignes étaient en mauvais état, le jardin était pitoyable. Ma mère avait fait ce qu’elle avait pu, mais elle ne pouvait suffire à la tâche. Et puis les inondations s’étaient acharnées à plusieurs reprises, emportant les murs, creusant des trous partout. On disait que je bruit du canon et les explosions pendant plus de quatre ans, à travers l’Europe, avaient détraqué le temps » (p. 199).
La vie reprend quand même son bonhomme de chemin et Léonce optera finalement pour conserver le métier de son père, abandonnant au passage son rêve de conduire des locomotives. L’ouvrage s’achève sur une postface qui rappelle la paysannerie à travers les siècles, puis sur une monographie de Brignon, le village de Léonce Chaleil par Max Chaleil, son fils né le 16 mai 1937, devenu lui-même éditeur et écrivain, qui a recueilli les souvenirs de son père.

Eléments biographiques :
Né le 10 novembre 1907 dans la commune de Brignon, dans le Gard, petite commune de 500 habitants en bordure du Gardon, Léonce Chaleil naît dans une famille paysanne. Aîné d’une famille de quatre enfants dont deux mourront en bas âge de la grippe espagnole. Il vit son enfance dans la campagne gardoise puis son service militaire au 15ème régiment du train. Marié, ayant un fils âgé de 2 ans, il est mobilisé comme chauffeur de véhicule, ce qui lui évite le front des jours maudits de 1940 en Lorraine. Son deuxième fils naît en 1947, son père meurt le 8 janvier 1952 et lui-même décède le 5 novembre 2001 quelques jours avant son 94e anniversaire.

Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage de Léonce Chaleil sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (175 à 199) d’un enfant qui voit, de 7 à 13 ans, son foyer comme son village souffrir à la guerre. Son père, gazé et blessé s’en sortira semble-t-il sans trop de séquelle, nourrissant toutefois un certain antimilitarisme, mais sa mère perdra deux enfants en bas-âge. Aussi, l’intérêt de l’ouvrage réside dans les quelques pages qui permettent d’appréhender le témoignage de l’enfant d’un village de l’arrière-pays nîmois pendant les années de guerre. Léonce Chaleil décrit bien sa famille prise dans la tourmente, l’absence du père, le sacrifice de la mère, le drame des privations et de l’épidémie, mais aussi la vie scolaire et religieuse. La mort frappe çà et là : Il dit : « Les gendarmes, d’abord avertis, allaient prévenir le maire ; et c’est lui qui annonçait la triste nouvelle à la famille. (…) Les femmes quettaient pour savoir où irait le maire. C’était terrible cette attente et ce soulagement égoïste quand on le voyait se diriger d’un autre côté » (p. 177). C’est dans cette ambiance qu’il vit sa vie d’enfant et d’adolescent. Au final, ses souvenirs révèlent un témoin opportun et digne d’intérêt, y compris sur la sociologie paysanne des années 1900 à 1970 et la profonde transformation de cet espace.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 105 : Nom de pommes de terre
125 : Le charivari
127 : Conseil de révision, rite de passage, système du tirage des numéros, de 0 à 8
154 : Tétaire (ou mari !) tétant le lait en trop
175 : Réquisition des chevaux
177 : Arrivée du courrier, gendarmes annonçant les décès, « pareils à de grands corbeaux »
179 : En permission, son père ramène un fusil allemand
183 : Sur son père, revenu du conflit : « La guerre et le patriotisme, il en avait soupé, on en avait tellement envoyé à la boucherie qu’il était devenu presque antimilitariste »
: Lutte contre le patois à l’école
191 : Guerre quelque peu oubliée, trop longue
194 : Grippe espagnole
198 : Ambiance du 11 novembre
199 : Etat du pays en 1918, influence de la guerre sur la météo. Son père, revenu de la guerre, est prioritaire pour acheter un cheval de l’armée
200 : Hommes ayant du mal à retrouver leur place, se sentant remplacés par les femmes
337 : Marseille en 1927, ce qu’il en pense (vap 333)
351 : Défaite de 1940 : « Les vieux ne comprenaient pas : eux avaient tenu quatre ans, et leurs fils s’enfuyaient comme des lapins… »
362 : Vient au village du Bonhomme dans les années 1950
374 : « En 1918, à la fin de la guerre, le Français, deux fois cocu, aura donné son sang et son or »
395 : La racine de garance est l’une des ressources naturelles de Brignon

Yann Prouillet, août 2024

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Bled, Edouard (1899-1996)

J’avais un an en 1900, Paris, France Loisirs, 1987, 384 p.

Résumé de l’ouvrage :
Entre le 16 avril 1983 et le 16 avril 1986, entre La Baule, Neuilly et Nice, Edouard Bled écoule dans un long récit la précision de sa vie, de son enfance à Saint-Maur, à sa retraite de l’éducation nationale. Rue par rue, parfois maison par maison, il se souvient de son environnement, de ce que l’on n’appelait pas encore la banlieue, de sa vie, qui ressemble avant la Grande Guerre à celle des gamins de Louis Pergaud. Alors que ses frères sont déjà au front, la Grande Guerre finit par le rattraper. Il passe en conseil de révision en janvier 1918. Après avoir ses classes au Mans, le 15 juillet, il entre dans un camp d’instruction qui le rapproche du champ de bataille de La Marne, entre Château-Thierry et Dormans, dont il voit l’embrasement, « dantesque et grandiose », dans la nuit. Si ses frères ont tous servi au front, (Marius, blessé à Morhange en août 1914, Sylvain, blessé à la grande offensive de Champagne en septembre 1915, Jacques, blessé et gazé à Verdun en 1916, Paul, blessé et prisonnier à Vauquois en 1915, et Georges, caporal fourrier au 4e RI, mort le 14 janvier 1917 de suite de gazage et qu’il enterre en compagnie de sa mère, morte de suite d’une longue maladie), le front n’aura finalement pas besoin de lui et il connaît l’armistice sans avoir vu le feu. Il avait dit, après être arrivé en secteur, en juillet 1918 : « Et notre instruction marchait bon train, nous devions boucher les trous ! Mais aurait-on besoin de nous ? » (p. 228). Après une courte occupation de la Ruhr, peu de temps semble-t-il mais il n’en parle pas, il rentre à Saint-Maur et poursuit sa carrière comme instituteur puis directeur d’école, en Seine-et-Marne ou à Paris. Il est mobilisé dans la Seconde guerre et, avec son épouse Odette, publie dès la guerre terminée le fameux manuel d’exercices orthographiques et grammaticaux. Il dit « Je vais vers mes quatre-vingts ans et je commence à rassembler mes souvenirs pour laisser un message à mes enfants et à mes petits-enfants afin qu’ils connaissent leurs origines lointaines et nos manières de vivre autrefois » (p. 379).

Eléments biographiques :
Edouard Bled naît 18 janvier 1899 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) dans une famille nombreuse (le foyer a 5 enfants) d’un père fonctionnaire et d’une mère brodeuse qui dirige un petit atelier de 5 employées et une apprentie. Il est issu d’une famille de ciseleurs d’origine alsacienne et franc-comtoise. Son grand-père est ciseleur à la manufacture de Sèvre et tous ses frères reprendront le métier soit comme bijoutiers joaillers, orfèvres ou ciseleurs. Il perd sa mère jeune e pleine guerre, en 1917, qu’il enterre en même temps que son frère, gazé à Verdun. Après une formation au collège Arago à Paris, puis à l’Ecole des Chartes, il obtient le diplôme d’instituteur le 15 mars 1918, juste avant de porter l’uniforme. En 1930, il rencontre Jeanne Berny, bretonne qui lui donnera deux enfants (Annie, le 18 juillet 1935, et Jean-Paul, né en 1942 et qui deviendra historien) puis devient directeur d’école, tant en banlieue (en Brie notamment) que dans différents établissements parisiens. Il meurt le 29 décembre 1996 à Nice, à l’âge de 97 ans et est enterré aux côtés de son épouse au cimetière de Saint-Maur-des-Fossés.

Commentaires sur l’ouvrage :
Né en 1899, le témoignage d’Edouard Bled sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (des pages 207 à 233) d’un adolescent qui de plus, bien que mobilisé, ne connaîtra pas le feu. Toutefois, la précision et la netteté de ses souvenirs, précisément décrits sur le plan psychologique et social, permettent de découvrir une foultitude de détails dans son long récit. Si l’avant-guerre nous ramène à Pergaud, 1914 et 1915 sont teints de Radiguet, tant le jeune garçon, à 15 ans, connaît la voluptuosité trop brève de Virginie. Dès lors, le centre de l’ouvrage et les évocations de ses quatre frères mobilisés, dont un périra de ses blessures, nous plonge dans l’ambiance de la génération du feu. La guerre passée, Bled témoigne de l’après-guerre et de ses modifications sociétales radicales ; il dit dès 1919 : « Nous étions rentrés dans un nouveau monde » (p. 233), avant de nous replonger dans une autre guerre, terrible par ses privations et ses conditions de vie, avant de s’effacer quelque peu devant la chronologie d’un monde qui s’accélère en changeant radicalement d’aspect, de psychologie sous les coups radicaux d’un modernisme qui bouscule passé et présent. Aussi, le livre fourmille d’anecdotes, de tableaux et de tout ce qui accompagne, par la plume exercée du maître de la langue, la marche du siècle. L’ouvrage vaut d’ailleurs également pour son expression populaire. Il est toutefois dommage que cette édition ne publie pas les photographies dont parle parfois l’auteur au fil de son passionnant récit autobiographique.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 26 : Prix du tramway et du métro en 1907
43 : Prix et noms des bicyclettes
50 : Jeu du Quinet
51 : Argot et parler populaire de l’époque
53 : « A cette époque, ne pas faire son service militaire était souvent une cause de rupture de fiançailles »
81 : Phosphatine Fallières
: Moutarde sur les tétons pour dissuader les nourrissons de téter
100 : Composition de la petite pharmacie familiale
103 : « La vertu, la virginité des jeunes filles étaient un capital inestimable »
112 : Allumeur de réverbère, comment ça marche
116 : Prix du sucre et de la chicorée
145 : Prix du vin Aramon
163 : Vue et tenue de facteur
: Fiacres, évolution, location à l’heure comme chambres à coucher ambulantes et premiers taxis (1909)
172 : Expressions populaires
176 : Trousseau de l’homme et dot de la femme en 1910
179 : Surnom des allemands dès 1911 : Allémoches, billes e bois, billes de boches ou boches
190 : Sexualité (vap 159, dépucelé peu avant ses 16 ans par une femme du double de son âge et ayant deux enfants)
208 : « Le XIXème siècle s’était prolongé sans qu’on s’en fut aperçu. En ce soir du 1er août, il prenait fin »
209 : Déclaration de guerre, frères blessés ou prisonniers (vap 380)
220 : Voit en 1917 la guerre par les yeux de son frère qui se marie en 1918 avec sa marraine de guerre
225 : « … où déjeunent les cochers de fiacre et les chauffeurs de taxi, on mange généralement bien, du bœuf, la viande la meilleure et pourtant moins chère, à toutes les sauces ou grillée avec des montagnes de frites » (janvier 1918)
227 : Assiste à une dégradation militaire, scène qu’il décrit et trouve poignante
228 : Fait une demande de marraine de guerre (la sienne s’appelle Marinette)
229 : Sa vision du 11 novembre 1918
231 : Comment les femmes changent
236 : Ambiance d’après-guerre (1921) : « On essayait de sortir de soi-même, de se dépasser dans le plaisir. De nouveaux riches étalaient un luxe effréné, organisaient des parties fines qui dégénéraient parfois en orgies. On se dépravait pour un oubli total des dangers courus, des angoisses, des épreuves, alors que la France sérieuse, la France profonde relevait ses ruines ».
: Fait la classe en complet Abrami, ce qu’il gagne et ce qu’il porte
239 : Nom de voitures
250 : 1930 : « Les souvenirs de guerre s’éloignaient et la vie renouait avec l’espérance »
252 : « J’ai refermé tous les volets de la maison comme on abaisse les paupières sur des yeux éteints »
278 : Officiers tchèques jetant à la poubelle leur décoration française après l’annexion des Sudètes

Yann Prouillet, août 2024

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Haensler, Alphonse (1885-1986)

Curé de campagne, Paris, La France retrouvée, 281 p.

Résumé de l’ouvrage :
A 93 ans, Alphonse Haensler se penche sur son passé et se souvient de l’ensemble de sa vie et de son parcours religieux, exercé dans les Vosges. Ordonné prêtre le 1er juin 1912, il est mobilisé dans la Grande Guerre comme brancardier divisionnaire à Nancy. Occupé d’abord dans le secteur de Lunéville à la sanitarisation du front, il attrape la paratyphoïde à Bray-sur-Somme, qui l’éloigne de la première ligne. Après sa convalescence, et avouant un certain ennui à l’arrière, il demande à rejoindre le front et est affecté à l’hôpital de Neufchâteau. Il reçoit dans toute leur horreur les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges mais en janvier 1916, la Loi Dalbiez l’oblige à se porter volontaire comme brancardier régimentaire au 79e RI où son frère est déjà aumônier. Il connaît l’enfer de Verdun et traverse finalement l’ensemble du conflit en échappant à plusieurs reprises à la mort, nourrissant quelque peu le sentiment d’avoir été protégé, notamment par sa foi. Démobilisé en mars 1919 ; il regagne Thaon-les-Vosges où il avait été affecté comme vicaire juste avant la déclaration de guerre. Sa carrière comme prêtre se poursuit dans différentes petites communes vosgiennes, « vieux pays chrétien », jusqu‘à son entrée en 1968 à la maison de retraite de Docelles.

Eléments biographiques
Le 20 avril 1885 à Mont-lès-Neufchâteau (Vosges), Alphonse Haensler naît dans une famille militaire et paysanne d’origine alsacienne de trois enfants. Son père, dont la famille est de Dambach près de Sélestat, optant, est militaire, affecté à la surveillance du fort de Bourlémont, près de Neufchâteau. Il mourra le 7 novembre 1939. Sa mère, François Clog, épousée en 1884, (morte quant à elle le 14 novembre 1944) est très pieuse. De fait, il cultive très tôt, comme son frère, Eugène, son aîné d’une année (qui mourra le 30 octobre 1930 des suites de gazage au front), une vocation de religieux. Il entre à 15 ans au Petit séminaire de Châtel-sur-Moselle, puis celui d’Autrey, en classe de troisième, en 1902, fait son service militaire en 1905 au 79e RI de Nancy dans un climat particulièrement anticlérical. « L’hostilité était manifeste, les plaisanteries fusaient » (page 74). Il entre en octobre de la même année au Grand séminaire de Saint-Dié et est enfin ordonné prêtre le 1er juin 1912. Le 12, il est un temps vicaire à la basilique du Bois Chenu de Domrémy puis à Thaon-les-Vosges. C’est là que la guerre vient le chercher pour quatre années. Retourné à sa cure en mars 1919, il intègre enfin comme prêtre le petit village de Mortagne en 1927 puis celui d’Housseras en 1930. En pleine Seconde Guerre mondiale, en 1944, il est affecté dans la commune de Bellefontaine puis passe aumônier au couvent des Rouceux, près de Neufchâteau, l’année suivante. En 1948, il est nommé aumônier à l’hôpital d’Epinal. Après une longue vie sacerdotale, il entre à la maison de retraite de Docelles en septembre 1968. Le 2 octobre 1977, il reçoit la Légion d’Honneur et meurt à Saint-Dié-des-Vosges le 20 août 1986 à l’âge de 101 ans.

Commentaires sur l’ouvrage :
La guerre de l’abbé Alphonse Haensler ne représente que 16 pages sur une longue autobiographie de 192 pages. Mais l’intérêt de son témoignage est manifeste : il est particulièrement disert tant sur son métier que sur toutes ses implications, morales comme politiques. En cela le témoignage est précieux car le curé de campagne vosgien n’élude que très peu des sujets qui permettent tant une analyse psychologique que sociologique voire pratique du personnage, qui de plus fait montre d’une fibre politique (il dit page 189 : « Je me sens pleinement socialiste ») marquée, et de sa fonction dans le monde rural sur près d’un siècle, de 1888 à la fin des années 1970. Le 25 juillet 1914, il part en vacances en Alsace avec son frère, alors vicaire à Remiremont. Il y constate la préparation de guerre de l’Allemagne, qui l’impressionne, et rentre pour recevoir, à 2 heures du matin, son ordre de mobilisation. Patriote, il dit : « Nous n’avions qu’une peur : arriver à Nancy après les Allemands » (page 126) mais lucide sur le bellicisme s’appropriant la religion, le « Dieu est avec nous » répondant au « Gott mit uns », il ajoute : « Monstrueuse supercherie, escroquerie sans nom que de s’approprier le Ciel ! » (page 128). La guerre déclarée, il dit : « En tant que prêtre, il n’était pas question de porter les armes. J’avais été rappelé comme brancardier à la 11ème division de Nancy, où j’ai troqué ma soutane contre l’uniforme » (Page 129). Il est immédiatement confronté au vrai visage de la guerre. Il dit « : J’ai découvert l’horreur et l’impuissance, la douleur et la mort » (page 130). Les conditions de vie des premiers mois de guerre et sa fonction de brancardier le font finalement contracter, à Bray-sur-Somme, une paratyphoïde qui manque de le tuer (il réclame même l’extrême onction). Finalement sauvé, il entre en convalescence dans une clinique de Salins-en-Béarn, près de Pau, puis sur Troyes. Honnête, il dit : « J’aurais peut-être pu jouer les planqués jusqu’à la fin de la guerre, mais au bout de quelques mois, j’en avais assez, je m’ennuyais ferme, et par-dessus tout, je ne voulais pas prêter le flanc à la critique. J’ai demandé à être envoyé quelque part et reversé dans l’active » (page 132). Il est donc réaffecté comme infirmier à l’hôpital de Neufchâteau où il reçoit les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges. Se succèdent alors tableaux et visions d’horreur, assistant de chirurgien amputant « à tour de bras », s’endurcissant devant l’attitude, protéiforme, des hommes confrontés à la souffrance et à la mort. Le 4 juin 1915, la Loi Dalbiez le menaçant d’être obligé de « prendre le fusil », et entendant « rester fidèle au « Tu ne tueras point » », il demande à partir en première ligne comme brancardier. En mars 1916, il rejoint le front de Verdun et son frère, aumônier au 7-9. Immédiatement il est en pleine fournaise et s’interroge, entre chance et protection divine, lorsqu’un obus n’éclate pas entre eux deux ou quand il échappe aux balles en juin 1917. Voyant se succéder à son endroit ce type de miracle, il en nourrit une conviction qu’avec l’aide du Sacré-Cœur, il bénéficie en effet d’une protection divine. Il dit : « Dans cet enfer quotidien, je priais Dieu, et de toute la guerre, je n’ai jamais eu peur. J’avais le sentiment que Dieu me protégeait, qu’il ne m’arriverait rien » (page 138) ou plus loin, alors qu’une de ses messes est bombardée, il prie en disant « Pas maintenant seigneur » ! (page 141). Non combattant, il reçoit pourtant en juillet 1916 dans la Somme la Médaille militaire après avoir, brandissant le fanion du Sacré-Cœur, entraîné les hommes à l’attaque. L’arrêt des combats le cueille à Hirson, à la frontière belge : « … nous étions tous fous de joie, on s’embrassait comme des gosses, ivres de bonheur. C’en était donc enfin fini des balles, des obus, du cortège des blessés et des morts, du froid, de la boue, de l’horreur. Subitement, le silence s’est installé sur tous les fronts et il a fallu du temps pour s’habituer » (page 141). Il est démobilisé à Nancy en mars 1919. Dans son ministère d’après-guerre, celle-ci reste source d’inspiration : « J’avais mis sur pied une troupe de théâtre dont le répertoire était souvent puisé dans le registre patriotique de la Grande Guerre » (page 144). Sa guerre, courte mais dense, contient peu de précisions et quelques erreurs toponymiques (Arancourt pour Arracourt, page 130 ou place Hirson sur la côte belge, page 141). Le reste du témoignage, rédigé en toutes connaissances de cause, Haensler citant Bernanos et son Journal d’un curé de campagne, conserve un caractère référentiel sur la diversité des sujets touchant à un ministère de prêtre, avant et après la Grande Guerre, sa psychologie et sa matérialité dans le monde politique comme dans son évolution dans une société connaissant elle-même de profonds bouleversements sociologiques. Ce témoignage possède également un indéniable intérêt anthropologique, distillant anecdotes sur les us, coutumes, légendes et quotidienneté, entrant dans le paradigme des Arts et Traditions Populaires, y compris pour le vocabulaire. Il ne manque pas non plus d’humour (notre témoin n’hésitant pas à évoquer qui s’est endormi lors d’une confession !) et décrit même l’économie de son métier. C’est aussi un témoignage autoanalysé de la fonction « politique » du prêtre, entre loi séparative, anticléricalisme, communisme, tant Haensler n’hésite pas à s’aventurer sur le terrain politique quand la nécessite, notamment communale, s’impose. L’ouvrage se termine par une longue analyse chiffrée des prêtres et de l’église dans le temps du témoignage du curé Haensler par Julien Potel, membre de l’association française de Sociologie religieuse et Roger H. Guerrand, chargé de cours à l’EHESS. Cet appendice permet de densifier le témoignage sur des concepts, (hydre du modernisme, du presbytère à l’usine), des chiffres (le diocèse et les inventaires, les curés sacs au dos morts dans la Grande Guerre, le nombre de prêtres en fonctions des époques, la loi de séparation de 1905)) ou des notions (le mythe du bon curé, etc.).

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Réflexion sur la sexualité et son évolution sociétale (vap 163 sur la tentation des jeunes filles, traumatisme du curé d’Uruffe ou par le défroquage de celui d’Housseras)
107 : Nom des différentes prières de la journée
121 : Rétribution des prêtres en 1912, prix des meubles
124 : Est en Alsace fin juillet 1914, vision de l’armée allemande prête à envahir la France, « magnifiquement équipée »
130 : Décrit la réalisation d’une fosse commune : « … pour qu’ils tiennent moins de place, j’ai dû les ranger dans une grande fosse commune de quatre mètres de profondeur, j’y suis descendu les coucher les uns à côté des autres, leur mettre la capote sur la tête et passer à un autre rang »
132 : Horreur des blessés du Bois-le-Prêtre puis des Eparges, dégoût et foi vacillante, puis finit par s’endurcir
133 : Attitude et diversité des blessés
135 : Honte de la Loi Dalbiez, qui envoie les prêtres au front
136 : Tu ne tueras point est un problème en guerre
138 : Horreur d’un pilote d’avion abattu, description du corps après sa chute
139 : Evoque Claire Ferchaud et le Sacré-Cœur de Jésus. Le 26ème RI de Nancy surnommé « régiment du Sacré-Cœur », retour à la foi
141 : Messe au front
145 : Après-guerre, invente un cerf-volant « de propagande » répandant des messages sur Thaon-les-Vosges
148 : Vin de messe venant de Bordeaux, vicaire de Saint-Dié assistant à la vendange
149 : Affaire du nom d’un voleur assassin donné par la victime mourante, problème du secret de la confession
155 : Affaire de l’empoigne, coutume locale des habitants de Mortagne
156 : Scandale des petites filles dénudées lors des visites médicales
182 : S’endort lors d’une confession !
186 : Location de chaises à l’église et les trois classes d’enterrement, inégalité
194 : Sur André Lorulot, libre-penseur et anarchiste contre qui s’est opposé Haensler (vap 261)
195 : 9 mai 1940, bombardement de Rambervillers
196 : Fidèle à, Pétain car ancien combattant de 14-18
198 : Son rôle pendant la 2ème Guerre mondiale, évoque la Résistance mais n’en fit apparemment pas partie
206 : Son hygiène de vie, sa longévité, ses jubilés

Yann Prouillet, août 2024

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Bainville, Jacques (1879-1936)

Journal- 1901-1918, Paris, Plon, 1948, 221 p.

Résumé de l’ouvrage :
Du 30 août 1901 au 27 décembre 1918, Jacques Bainville, journaliste, historien et académicien français fait œuvre, dans un pseudo journal, d’éditorialiste en multipliant les tableaux et réflexions politiques, journalistiques et militaires des 18 premières années de ce XXe siècle européen. Peu de sujets ne sont pas évoqués dans une analyse plus ou moins profonde, puisée dans l’histoire ou la diplomatie, des faits qui influencent la marche du monde et des peuples, républicains comme monarchiques voire dictatoriaux. Maurrassien, nationaliste et royaliste d’extrême droite, il analyse ce monde en distillant ses propres convictions, notamment fustigeant l’unité allemande rendue possible par les défaites françaises successives depuis Napoléon et notamment la dernière guerre franco-prussienne. Dans ses centaines d’éditoriaux, il évoque tour à tour l’Histoire (dont ancienne), la politique, intérieure comme extérieure des états, la diplomatie, la prospective politique, le pangermanisme, les états européens, les questions militaires, la politique économique allemande, son Kulturkampf, et relativement paradoxalement peu l’histoire des combats de la Grande Guerre pendant les cinq années de ses analyses qui correspondent à la période juin 1914, novembre 1918.

Commentaires sur l’ouvrage :
Jacques Bainville est né le 9 février 1879 à Vincennes (Val-de-Marne) dans une famille attachée aux valeurs républicaines. De son mariage, en 1912, avec Jeanne Niobey naîtra un fils, Hervé, en 1921. Montrant très précocement une propension à l’écriture, il débute une œuvre littéraire prolifique dès l’âge de 20 ans et se fait connaître comme journaliste, introduit par Charles Maurras, et historien. Ayant profondément analysé l’Allemagne et la menace qu’elle représente par son unification, surtout depuis la défaite de 1871, qu’il impute à la France, il dénonce l’unité de ce pays, grande menace pour l’Europe. Il fustige le pacifisme républicain et parvient à être élu à l’Académie Française, succédant à Raymond Poincaré. Il adhère à l’avènement des fascismes et ne cache pas son attirance pour la dictature. Il rejoint, à l’instar de Léon Daudet ou Paul Bourget, l’Action Française et s’en fait le zélateur. Il meurt à Paris le 9 février 1936. Son journal est précédé d’une note de l’éditeur qui rappelle qu’il fait partie intégrante de « Collection Bainvillienne » de cet auteur prolixe ; plus de 37 titres, des articles et 17 parutions posthumes. C’est le cas du présent ouvrage et, de fait, il ne s’agit pas strictement d’un journal de guerre mais d’un recueil d’éditoriaux ou de réflexions datées. On en compte ainsi 16 pour la période de guerre de 1914, la première date prise en compté étant le 28 juin, 31 pour 1915, 28 pour 1916, 27 pour 1917 et 51 pour 1918. Mais il n’est pas un analyste stratégique ou tactique ; il faut ainsi attendre le 25 juillet pour que Bainville fasse directement allusion à la guerre qui vient. Au final, sur la totalité de la période, peu d‘articles concernent les opérations militaires. Dès lors Jacques Bainville est un moins un témoin décrivant « à chaud » les jours de guerre et leurs mutations et leur influence prévisible tout au long d’un conflit évolutif et à l’issue incertaine, qu’un éditorialiste politique. Aussi peu d’informations sont à dégager de cette suite d’articles sauf à étudier les déclencheurs des pensées politiques de leur auteur. Quelques réflexions opportunes toutefois.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
37 : Sur la simplification de l’orthographe
44 : « Un paysage n’est rien tant qu’il n’est pas animé par le souvenir des hommes »
58 : Le 11 novembre 1907, Bainville allègue « qu’un chemin de fer stratégique sur la frontière des Vosges fut construit avec précipitation par les Allemands qui annonçaient même, bien haut, que la ligne serait finie pour octobre (le mois des élections). Et le préfet des Vosges écrivait à son ministre que cette construction ne servait qu’à une chose : appuyer la candidature de Jules Ferry en effrayant les populations rurales ».
156 : 26 novembre 1914 : « Sur les origines mêmes et les responsabilités de la guerre, la contradiction est totale, absolue. Le désaccord est formel. Il est dès aujourd’hui visible qu’il se prolongera à travers les siècles, qu’il remplira l’Histoire aussi longtemps qu’une France et une Allemagne existeront ».
157 : Sur la clairvoyante « Action française »
190 : Résumé de la position américaine en février 1917
195 : Tentation de Bainville pour la dictature
: Sur l’Allemagne qui a 4 fois déclaré la guerre à l’Europe (1864, 1866, 1870 et 1914)
203 : 25 janvier 1918, sur le risque de l’oubli : « Car nous devons le prévoir et le craindre, nous ne devons pas nous laisser donner le change : qu’une grande Allemagne libre de ses mouvements se retrouve en face de la France et ces luttes renaîtront dès que les souffrances et les horreurs de la guerre seront oubliées, dès que, sur les souvenirs, sur la lassitude, d’autre sentiments, d’autres intérêts, d’autres besoins prévaudront ».
Yann Prouillet, août 2024

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Dromart, Marie-Louise (1880-1937)

Le chemin du Calvaire, Paris, La Maison Française d’Art et d’Edition, 1920, 167 p.
Résumé de l’ouvrage :
Marie-Louise Dromart demeure à Haybes, petite commune aux confins des Ardennes, à l’entrée de la pointe de Givet, en bordure de La Meuse. En 1914, elle est vice-présidente du Comité des Dames Françaises de la Croix-Rouge de Fumay, Haybes et Revin. A ce titre, elle témoigne des terribles journées d’août, à partir du 16, qui voient l’invasion de son village par les troupes allemandes. Après quelques jours d’exode des habitants des localités voisines auxquels sont mêlés des ressortissants belges, qui témoignent d’exactions, résolue, elle dit : « Vice-présidente d’une société locale de la Croix-Rouge, j’avais assumé la tâche rigoureuse et difficile de tenir tête à l’orage et, si je ne songeai pas un seul instant à déserter mon poste, je jugeai que mon premier devoir était d’écarter ma mère et mes deux enfants du péril imminent » (p. 3). Hélas, le 24, alors qu’elle s’apprête à traverser le fleuve avec sa famille, son fils et son père, « les Hussards de la Mort (du 19e) arrivaient comme une trombe » (p. 3), notamment « sur le Chemin du Calvaire, tristement symbolique, et ainsi nommé parce qu’un beau Christ de pierre le domine et le protège de toute sa détresse miséricordieuse » (p.11) qui donne son titre à son livre testimonial. Dans la tourmente, elle perd un temps sa fille et sa mère, séparée d’elles par la guerre. Devant cette détresse qui la dépasse, elle dit : « Je glissai dans ma poche deux paquets de sublimé, bien décidée à partager le poison avec les miens si les choses tournaient au pire » (p. 17), envisageant ainsi d’assassiner sa famille. Rassérénée, elle va dès lors se démultiplier pour tenter d’influer, en pleins combats, sur l’attitude des allemands qui vont multiplier les répressions et les exactions envers la population. Elle relate par le détail tant son action devant les troupes, et notamment les officiers, qu’en tant qu’infirmière, au château de Moraypré, tout en tentant d’éviter que sa propre famille ne subisse le même sort que son village, centre de combats de résistance, et où les destructions s’accumulent. Se démultipliant, également comme interlocutrice, voire médiatrice, elle assiste au simulacre d’un procès et rapporte (elle n’en n’est pas le témoin direct) celui d’une Cour martiale à l’encontre d’un des prêtres du village. Début septembre, elle constate son village en ruines, qui s’est résolument enfoncé dans l’occupation, la guerre ayant poursuivi son chemin vers le sud. Mais il faut gérer les blessés. Omnipotente, elle organise l’évacuation de ceux de l’hôpital de fortune qu’elle avait créé avec l’instituteur local vers l’hôpital de Fumay, commune limitrophe au sud, par-delà la rivière. Elle dit pour cela bénéficier de l’aide du docteur Mangin, lorrain de Château-Salins, manifestement francophile et francophone (p. 91). La suite de son récit est une succession de tableaux, le plus souvent issus de faits rapportés. Elle dit parfois : « Je n’ai pas vu l’autre scène, celle que je vais rapporter, mais elle me fut contée par des témoins avec une telle minutie de détails impressionnants que j’en ai gardé la macabre obsession » (p. 114), ce qui minore la matérialité testimoniale de ses récits. Ainsi, la description de la mort christique d’un soldat dans un ambulance n’amène pas à la nomination de ce soldat. Elle dit enfin « être rapatriée après un internement de six longs mois en pays occupé » (p. 129), donnant un ouvrage composite construit entre Haybes (le 24 août 1914) et La Guerche (Indre-et-Loire) (le 24 août 1916). L’ouvrage s’achève sur des appendices rapportant les atrocités à Haybes, issu du rapport Bédier (p. 158 à 165), et sa citation pour son attitude courageuse dans les tragiques journées d’août 1914.

Commentaires sur l’ouvrage :

Marie-Louise Grès, épouse Dromart, née à Haybes le 29 juillet 1880, est connue comme poétesse [elle obtient en 1924 le prix Archon-Despérouses puis le prix de l’académie des jeux floraux de Toulouse en 1931]. Son père, Pierre Lambert Édeze Grès, évoqué dans l’ouvrage, est fabricant de pavés en ardoise et sa mère est Adèle Maria Sulin. Marie-Louise Grès est le second enfant du couple qui aura 4 filles. Elle évoque d’ailleurs l’une de ses sœurs, Louise, morte à 20 ans (page 17). Après des études secondaires à Charleville-Mézières, elle se destine au métier d’infirmière. Elle se marie à 19 ans avec François Joseph Dominique Dromart, directeur d’usine. Elle aura une fille (née en 1900) et un garçon (né en 1903), tous deux également cités dans le livre, notamment dans leur tentative avortée de fuite devant l’invasion (p. 19). Elle se fait une place dans la littérature, obtenant quelques critiques encourageantes, notamment de Georges Duhamel, dès avant la Grande Guerre, ce en publiant un premier livre de poésie dès 1912. Elle témoigne également dans un livre recueillant la parole de femmes parisiennes, en compagnie par exemple de Mme Alphonse Daudet ou la duchesse d’Uzès, collectés par Camille Clermont, actrice et autrice. Après la guerre qu’elle a passé réfugiée dans la capitale ou le centre de la France, elle revient à Haybes en 1919, y fait partie des notables (elle narre ainsi succinctement la réception du président Poincaré à Haybes le 1er décembre 1919) (p. 156) et son action au cours des journées terribles d’août 1914 lui valent deux citations à l’Ordre de la Nation, la médaille de la Reconnaissance française et la Légion d’Honneur. Elle meurt à Paris le 23 octobre 1937. Son témoignage, dense et haletant, est issu de son expérience directe sur la période allant du 16 août à octobre 1914 soit un peu plus de la moitié de l’ouvrage. Son style, pétri de patriotisme et d’emphase, mêlant devoir et religion, est un modèle de la littérature emphatique et martyrologe. Elle y multiplie ce style à l’envi : « La voilà bien l’exaltation patriotique des martyrs et des héros qui seront morts sans gloire, mais qui donneront aux siècles futurs la mesure du délire sacré dont notre époque aura frémi » (p. 93) ou un peu plus loin : « De ces riens s’exhale le parfum de la délicatesse française, fleur vivace de la chevalerie et de la loyauté » (p. 95). Son sujet reste toutefois l’histoire du village de Haybes. Dès lors, ce style, ses envolées lyriques (lire à ce sujet le 2ème paragraphe, héroïco-mystique, de la page 116), destinées au lecteur à laquelle elle s’adresse (p. 110) et une certaine centralité omnipotente du personnage dans les faits qui se sont déroulés des 24 au 26 août éludés, l’ouvrage reste référentiel pour l’historiographie de la pointe de Givet et pour les secteurs d’Haybes, de Fumey et de la frontière avec les Ardennes belges. Le livre concourt bien entendu à la littérature martyrologe, mettant en avant les exactions allemandes, la pratique des otages, des boucliers humains, les balles explosives, jusqu’au viol, supposé toutefois (celui de Julie Dévosse p. 94). L’ouvrage s’ouvre en effet sur les 11 soldats tombés au champ d’honneur à la bataille d’Haybes, et sur quatre soldats tombés en formations sanitaires à Haybes (Ambulance de Moraypré) ou Fumay. Toutefois la vérification ponctuelle de quelques patronymes (par exemple Jean-Baptiste Urbain) ne confirme pas toujours les lieux et dates de décès sur les simples noms avancés par Marie-Louise Dromart et invite donc à la prudence et à une vérification plus poussée. Le cas de Jean Marie Ternynck, sous-lieutenant au 245e RI, décédé des suites de ses blessures le 13 septembre (p. 97) et dont elle témoigne de l’enterrement par l’ennemi est par contre conforme à la réalité.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

P. 2 : Enfants endimanchés pour l’exode : « on sauvait ce que l’on avait de mieux »
17 : Songe à suicider et à empoisonner sa famille
23 : Cadavre brûlé
30 : A perdu puis retrouvé sa mère et sa fille
33 : Evoque un roulement d’otages
35 : Balle explosive
40 : Croix d’ardoise pour un sépulture
75 : Dans les accusations des prêtres : « Vous avez prêché la revanche »
77 : Acte d’accusation et procès des prêtres puis Cour martiale pour l’abbé Hubert
80 : Allégations allemandes (population hostile, oreille coupée, enfant tirant sur les troupes ou mutilant les soldats, etc.), formulées par un général !
81 : Proclamation
84 : Trou du Diable
94 : Viol supposé de Julie Dévosse, figue johannique
: Allemands se ravitaillant sur le stock de nourriture du fort de Charlemont tombé le 29 août
97 : Mort en enterrement avec le respect de l’ennemi du sous-lieutenant Jean Ternynck
100 : Installation dans l’occupation
103 : Entend le canon du front sur la roche de l’Uf à Fumay (100 km du front)
104 : Soldats français toujours derrière les lignes allemandes plusieurs mois après les combats dans les Ardennes (noms cités) (vap 128 à 130 M. Dutil, parisien, prisonnier puis évadé retrouvé à Paris)
106 : Prix des denrées
108 : Tambour de Raffet, version napoléonienne du Debout les morts de Péricard
112 : Tableau surréaliste de la mort christique d’un soldat
133 : Histoire d’un homme fusillé enterré avec la sacoche postale (vap 154)
134 : Pièce d’or donnée comme Talisman d’un père à son fils
141 : Balle retournée (Dum-dum)
155 : Capitaine Evrard, natif de Fumay, aviateur espion qui a atterri à Bourseigne (Belgique) pour faire sauter le pont ferroviaire Saint-Joseph de Fumey

Table des chapitres
Les Boucliers vivants (p. 1) – Mon village en ruines (p. 55) – Devant la Cour Martiale (p. 61) – Les jours qui suivirent (p. 88) – Figures de désespoir (p. 111) – La dernière classe (p. 117) – La rencontre (p. 126) – La pièce d’or du Poilu (p. 131) – Jeanne Craque (p. 136) – Au temps des Cornouillers (p. 142) – Anniversaire (p. 148) – Appendices (p. 153) dont Rapport des atrocités commises à Haybes par les Allemands, du 24 août au 27 août 1914 (p. 158) et Citation parue au Journal Officiel du 24 octobre 1919 (p. 165)

Yann Prouillet, août 2024

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Jamet, Albert

La guerre vue par un paysan, Paris, Albin Michel, 314 pages

Résumé de l’ouvrage :

Albert Jamet suit la mobilisation et les premières batailles de la Grande Guerre dans la capitale, conflit généralisé qui finit par le rattraper. « Et un beau matin, on nous habille tout à neuf. Nos cartouchières sont garnies de munitions et l’on a complété nos vivres de réserves ; en un mot, nous sommes équipés du barda du fantassin au complet. Je pèse le mien par curiosité : 32 kilogs ! » (page 15). Débute alors une guerre épique et intense, longue suite de survivances d’un soldat qui dit « avant notre départ, je suis nommé caporal » (page 15). Débarqué à Commercy (Meuse) et « accueilli » par le 134ème RI, c’est finalement à la 33ème compagnie du 29ème RI qu’il échoue. Après avoir vu ses premiers morts de la guerre, il établit quelques travaux de défense dans le secteur de Girauvoisin, devant le fort de Liouville. Mais c’est en avril 1916 que débute la précision de sa narration qui commence par un baptême du feu, sous la rafale des obus, dont la peur a des répercussions sur sa dignité. Il est en permission dès juillet, mais un bombardement de Paris le rappelle à la guerre, puis il revient au front comme caporal d’ordinaire avant d’intégrer le 2ème bataillon, (6ème compagnie), détaché au Génie au fameux « point X ». Là, il subit la terrible guerre des mines, la boue, la soif, les conditions dantesques d’un petit poste des premières lignes dans l’enfer des Éparges. Après un repos bien mérité et reconstitutif, le régiment est affecté dans la Somme en décembre 1916 puis en Champagne en janvier 17. D’autres heures pénibles se succèdent, notamment sur les pentes du Mont Cornillet. Après une permission, où il constate l’ampleur du phénomène des mutineries, Jamet retrouve son unité en Argonne à partir de juin. La guerre change de nature et il est de plus en plus désigné pour des coups de mains nocturnes, rôle normalement dévolu aux compagnies franches, pour tenter de faire des prisonniers. C’est l’occasion pour lui de continuer à tromper la mort mais il dit : « A cette mort brutale et si proche on pense toujours, et malgré soi, on l’imagine lointaine, à droite ou à gauche, mais pas là sur soi » (page 183), ce qui lui fait dire plus loin : « La mort ne veut pas de moi » (page 190). Il s’obstine pour autant à vivre et analyse souvent sa relation à la mort qui rode. Il dit « On veut désespérément ne pas mourir ! Un détail singulier : je crois avoir remarqué que c’est par beau temps que l’on défend sa vie avec le plus d’acharnement » (page 192). Passé à la 11ème compagnie, il constate que peu de camarades autour de lui lui sont connus. En mars 1918, il revient dans la Somme et le mois suivant, il combat dans le secteur de Montdidier. Sa relation d’une attaque d’un petit poste pour tenter d’y faire des prisonniers afin d’identifier le régiment allemand en face de lui est épique et terrible (elle est à rapprocher avec le témoignage similaire de Paul-Marie Lacombe Bon de La Tour dans La Vosgienne). Il en déduit d’ailleurs que la destruction du château du Monchel du député Louis Lucien Klotz à Ayencourt-le-Monchel, peut-être bien attribuée à une représailles à sa propre opération. Cette pratique des coups de main est alors la nouvelle façon de faire la guerre, qu’il réitère au niveau de la compagnie en juin. Dans ces actions d’éclat, il « attrape » des citations mais en dit : « La citation ne m’intéresse pas, mais cela fait toujours deux jours en plus à la prochaine permission » (page 214). Mais il commence également à nourrir quelque inquiétude. Il dit : Cette existence-là dure encore quelques temps, et nous avons comme un pressentiment que cela ne peut pas durer toujours » (page 216). Ayant conscience qu’il est un miraculé perpétuel, il revient à ce sentiment un peu plus loin et dit : « J’ai l’impression que pour moi ce sera la dernière attaque, car je reste le plus ancien de la compagnie, le seul qui n’a pas encore été évacué ? » page 261. En août suivant, c’est « la grande attaque » devant Montdidier, entre Assainvillers et Piennes, retrouvant la guerre de mouvement et même l’emploi de la cavalerie (chapitre XX page 229). Il y fait état de l’hyperviolence de ce type de guerre sans merci, parfois au corps à corps. Il évoque jusqu’à l’égorgement d’un ennemi (page 224), précision rare dans les témoignages. Une nouvelle permission est le prétexte à donner son sentiment sur la guerre, la lassitude de sa longueur, sa perception dans la population, voire la sienne. Il dit, en septembre 1918, « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans un troupeau qu’on mène à l’abattoir » (page 249). La guerre a radicalement changé de nature et l’avance se poursuit. C’est maintenant l’attaque de la Ligne Hindenburg, en avant de Saint-Quentin. « Nous appréhendons le choc, que nous pressentons terrible » (page 260), un pressentiment tel qu’il rédige une lettre à ses parents dans laquelle il dit : « Si je suis tué, c’est la destinée qui l’aura voulu. (…) Que voulez-vous, c’est la guerre ; la guerre est faite pour se tuer mutuellement. C’est un miracle de s’en sortir avec rien. Il peut arriver aussi que je sois fait prisonnier. Tout ça, encore une fois, c’est une question de destinée » (page 261). Et en effet, l’attaque et le massacre des hommes, comme des prisonniers, sont terribles ; lui-même s’interroge pour assassiner de sang-froid un officier prisonnier, avant finalement de renoncer. « Dois-je le tuer celui-là ? J’hésite. Il me regarde et tremble près de moi » (…) et je dis au soldat Catel : – Fous-lui une balle dans la peau, moi je ne peux pas. Catel le regarde et me dit : – Cabot, maintenant qu’il s’est rendu, et se trouve sans défense, je ne peux tirer dessus, et peut-être arrivera-t-il tout de même dans nos tranchées » (pages 266-267). Mais à force de pousser en avant, « le 29 septembre, vers trois heures de l’après-midi », il est fait prisonnier devant Urvillers (page 273). Débute la relation rare de la capture, de l’interrogatoire, et le départ en lamentable troupeau vers une Allemagne elle-même en piteux état. Il arrive à Aix-la-Chapelle puis est interné au camp de Giessen où il subit les privations jusqu’à ce qu’il soit, avec ses camarades de misère, rassemblés pour entendre : « L’Allemagne est en République ! Vous les prisonniers, vous allez être libérés… » (page 303). A la fin de novembre, il rentre enfin chez ses parents à qui l’on répondait invariablement : « Disparu le 29 septembre 1918 » ! (page 310).


Commentaires sur l’ouvrage :

Dans la préface de Jean Martet, écrivain, secrétaire de Georges Clemenceau, rapporte les propos introductifs de l’auteur : « Je m’appelle Albert Jamet. Avant la guerre, je poussais la charrue. La guerre est venue, j’ai été envoyé au front, et j’y suis resté jusqu’au jour où j’ai été fait prisonnier, expédié en Allemagne. Je suis revenu en France après l’armistice. Aujourd’hui, je suis chauffeur d’auto » (page 7). On sait en effet peu de choses sur Jame, berrichon, mais que la guerre ne vient pas chercher chez ses parents mais dans un appartement parisien (page 21). Il dit avoir plusieurs frères, dont un est déjà tué en juillet 1916. A part une légère blessure au début de 1917, Jamet traverse la guerre en voyant se succéder les miracles tant il aurait dû être tué mille fois. Aussi, le livre de ce soldat-paysan aurait pu être sous-titré « Journal de guerre d’un miraculé ». Le témoignage est dense, daté et précis et Jamet exerce différentes fonctions au cours de son parcours, sur toute la durée de la guerre (fonction diverse de caporal, organisateur de corps franc, ou un stage de grenadier). Son style, vivant et enjoué, vaut également pour le vocabulaire du soldat. Jamet est notamment relativement obnubilé par l’hygiène et sa possibilité de souscrire à des besoins naturels, volontaires ou provoqués par les circonstances ! Il rapproche cet aspect à celui de sa condition d’homme traqué et dit « Voilà ce qu’on a fait des hommes ! » (page 66). L’ouvrage peut être sur ce seul aspect physiologique utilement analysé. Mais, plus fortement, l’ouvrage a de fréquentes et profondes analyses psychologiques ; son acceptation d’une mort inéluctable par exemple n’est pas tue. Au terrible Point X, il dit : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends » (page 55). Mais, échappant souvent à l’inéluctable, il développe quelque peu le sentiment, qu’il collectivise même, d’être invulnérable. Il dit : « … la pensée intime de tous, c’est que les obus tombent toujours à côté de nous. Le sentiment bizarre d’être invulnérable soutient notre espérance, c’est ce qui nous donne la force de tant souffrir. Sans cette illusion nul homme ne pourrait vivre dans cette misère (p. 90) ». Plus loin, en 1918, revenu miraculeusement d’un coup de main nocturne, il dit : « Décidément pour avoir réussi à me tirer vivant de ce coin-là, c’est que la mort ne veut pas de moi » (page 190). Il ne tait pas également son sentiment, comme celui, général, lorsqu’il est en permission. Haletant et très dynamique, il est aussi riche que fourmillant d’informations utiles à l’Historien, révélant malgré une origine (relativement) plébéienne un des très bons témoins de la Grande Guerre. En témoigne le nombre conséquent d’éléments utiles extraits de cette « Guerre vue par un paysan ». Peu d’éléments dépréciant ce témoignage sont décelés à sa lecture ; on note toutefois que certains noms cités, tels Rasterre ou Vilbac (le Vosgien) page 188 par exemple, n’ont pas été retrouvés sur le site de Mémoire des Hommes mais celui de Louis Arquinet, tué le 11 avril 1918 à Ayencourt y figure (page 187). Enfin, la relation de sa capture et les dernières semaines sous le statut de prisonnier dans une Allemagne exsangue sont parmi les pages rares des témoignages de cette qualité.


Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 15 : Il pèse son sac qui fait 32 kg.
18 : « Pisse » par la fenêtre de sa chambre car il ne connaît pas la caserne dans laquelle il dort et qui n’a pas de lumière
19 : Voit ses premiers morts
21 : Fait dans son pantalon à cause d’un obus ; c’est son baptême du feu (vap 40, 41, 44, 48, 66, 67, 107)
27 : Découvre la guerre : « … faire le « plat ventre » lorsqu’arrive un obus, qui du reste le plus souvent est arrivé avant que l’on ait eu le temps de se coucher à terre, je me rends compte que c’est là un genre d’existence auquel il sera difficile de s’habituer »
28 : Ramène un souvenir d’artisanat de tranchée
30 : Bombardé à Paris, il fait confiance à sa chance
34 : Comment fonctionne la cuisine d’une compagnie, répartition des vivres
41 : Vision dantesque du front au Point X
42 : Bruit des obus, galéjade
55 : Sur la mort, inéluctable : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends »
62 : Boue (vap 186)
66 : Odeur du front : « A l’odeur des cadavres et de la poudre se mêle celle de nos excréments »
67 : Rats
72 : La soif
75 : Faire l’exercice, occupation idiote en grand repos
76 : Lance-flammes Vermorel
81 : Horreur de la tentative de récupérer les bottes d’un allemand mort
86 : Vue d’obus au départ : « À le voir partir on dirait un enfant s’élançant dans l’espace à la conquête du ciel »
: Poux et lutte contre (vap 91, 173, 239)
87 : Froid (vap 93, 95 (pain et vin gelés))
88 : Bois des Satyres, bois du Casino, anciens lieux de libations allemands expliqués
90 : Sentiment bizarre comme illusoire d’être invulnérable
91 : La Madelon chantée par un soldat
97 : Horreur
99 : Bruit du no man’s land
104 : Pourquoi il se bat : « La consolation, c’est de savoir que nous nous battons pour le Droit et la Civilisation, la Liberté des Peuples et la Paix Perpétuelles, quand la guerre sera finie. J’ai seulement bien peur qu’au train dont vont les choses il ne reste plus personne pour assister au triomphe de ces belles choses-là ! »
: les lettres, la censure et les auto-mensonges, le moral
106 : Solidarité de misère
107 : Horreur d’un homme gravement blessé
108 : Sur la sape : « Le pilonnage continue. Que d’obus ! que d’obus ! Sans la sape, il ne resterait pas un homme vivant. Il n’y a que l’être humain qui puisse résister à une chose de pareil. Les rats n’ont pas pu tenir le coup. Ils sont tous crevés. Un chien ne supporterait pas quinze jours de cette existence-là ; vivre couché dans la boue, respirer continuellement l’odeur de la poudre et des cadavres, et avec cela être dans un continuel état d’anxiété ou d’épouvante qui use les forces nerveuses ».
109 : « Dans notre enfer, il arrive qu’on chante pour ne pas pleurer »
117 : Tromblon VB, Chauchat (vap 269 (il ne l’aime pas !) et 280)
121 : Prix du champagne
122 : Vol d’un cochon
131 : Conseil de guerre pour les hommes qui ne sont pas montés au Cornillet : « Nous ne savons pas la suite »
: Moral en permission, mutineries dans les trains : « Au départ des trains de permissionnaires, ça va mal » (vap 133)
133 : Vue d’un cimetière de fusillés (secteur de Sainte-Menehould)
134 : Cartes de ravitaillements diverses, ambiance
135 : Reboursite appelée « guerre de repos »
: Live and let live, fraternisation, contacts
: Désertion allemande, répression
140 : Corps francs (vap 146)
145 : Comment on rentre « au bruit » d’une patrouille nocturne, pour trouver la direction
147 : Ration de vin réduite au repos : « 3/4 de litre seulement pour la journée », vin ordinaire (aramon), différence avec le vin bouché et prix (fin 148)
151 : Sentiment de gêne du permissionnaire « il y a dans leur attitude quelque chose pour nous reprocher d’être encore vivants ». Se sent responsable. Bourreurs de crânes. Son sentiment dans le train au retour, ambiance après les mutineries : « Comme si le train emportait la mort avec lui », vue de la gare de l’Est
152 : « On s’est déshabitué si entièrement de la vie civile qu’on se demande en soi si l’on pourra jamais reprendre son ancien métier »
158 : Vue d’un convoi de camions
162 : Respect d’une maison abandonnée
164 : On utilise les portes et les volets pour faire la cuisine
166 : Femme collabo
174 : Sur les métiers de nécessité de la guerre « Et un employé de bureau dans le civil se transforme en bon terrassier lorsqu’il s’agit pour lui de sauver sa peau »
: « … le village de Veaux qui est en zone neutre. Mais pour les obus il est en zone internationale, du fait que nous en bombardons une partie et les Allemands l’autre »
181 : « Camarade ! », « langue internationale, entendu des deux côtés de la tranchée »
: « Tu as les grôles ! » : tu as peur
186 : « Ainsi qu’il a été convenu en prévision d’évènements, j’écris à une tierce personne chargée de prévenir la famille avec tous les ménagements possibles. La pauvre mère d’Arquinet étant grave malade, il importe de lui cacher la triste nouvelle », il en est récompensé d’une somme de 100 francs pour faire une belle tombe à Louis Arquinet
187 : Vue d’obus incendiaires tirés sur Montdidier
188 : Relation épique d’une patrouille au contact, se croit mort
193 : Reçoit l’ordre de monter un coup de main pour identifier le régiment allemand, prime de prisonnier ou d’effet capturé (cf. témoignage de Bon de La Tour) (vap 211)
195 : Comment il se déroule, échec mais Jamet gagne 100 francs pour un fusil récupéré
198 : Destruction du château de Monchel appartenant au député Klotz, répercussion possible de son coup de main
201 : Retire un éclat d’obus dans le corps d’un homme, horreur
203 : Boutons recousus avec du fil téléphonique
208 : Vague d’avions ressemblant à un gros nuage
211 : Autre coup de main, au niveau compagnie, résultat, décoration, le pourquoi du désintérêt pour mais permission et récompenses (vap 243)
215 : Trêve tacite suite à une inondation de tranchée pour écoper, contact, « nous nous faisons des révérences avec le bras »
216 : Présentiment néfaste (vap 261)
220 : Attaque d’avions sur les ballons puis attaque générale
223 : Combat entre une mitrailleuse et un canon de 37
224 : Egorgement
231 : Reddition réglée par la cavalerie
232 : Fusil-mitrailleur, trop encombrant et manquant de précision, non jeté « par crainte du Conseil de guerre »
: Sapes allemandes camouflées par effet de peinture, vue de l’intérieur, pillage
233 : Démine un dépôt de munitions
244 : Vue de Martiniquais et de Sénégalais, ce qu’il en pense
246 : Permission. Remarque un changement dans la population, froideur à l’égard du soldat
247 : Fait des cauchemars
249 : Ambiance de retour au front : « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans le troupeau qu’on mène à l’abattoir. »
259 : Rencontre un condamné d’une compagnie de discipline
260 : Envoi une lettre testament, délai postal
263 : Sauve un camarade chargé de grenades qui prend feu
264 : Carnage de prisonniers
266 : S’interroge pour tuer un officier prisonnier, puis renonce, brutalisation
268 : Coincé entre deux mitrailleuses ennemies
: Fusée à 6 feux
273 : Fait prisonnier, sa relation avec les allemands
279 : Pense être assassiné ! Mais 3 interrogatoires, sans violence
: Vue d’un alsacien francophile (vap 282)
283 : A caché un Louis d’or dans son calot (vap 309)
: Camp de prisonnier, nourriture et misère
287 : Convoi vers l’Allemagne, vision épique : « Il faut voir cette misère de la guerre sur les routes : nos chariots lourdement chargés tirés par trente hommes environ, et suivis d’une horde humaine, maigre, sale, déchirée, et que la vermine ronge »
288 : Boîte de sang en conserve
291 : En train
292 : Moral allemand
294 : Vue des Allemands en Allemagne

Chapitrage de l’ouvrage
C’est la guerre (p.7) – Le baptême du feu (p.21) – La permission (p.27) – Caporal d’ordinaire (p.33) – Aux Eparges (p.36) – La guerre de mine (p.47) – La corvée de soupe (p.53) – La relève du petit poste (p.61) – Le grand repos (p.75) – Dans la Somme (p.79) – En Champagne (p.92) – Au Mont Cornillet (p.117) – En Argonne (p.133) – Retour dans la Somme (p.157) – Vers Montdidier (p.173) – Attaque d’un petit poste (p.193) – Attaque des Allemands (p.205) – Coup de main de la Compagnie (p.211) – La grande attaque (p.217) – Attaque de la cavalerie (p.229) – La relève (p.241) – La permission (p.245) – Le retour à la Compagnie (p.249) – Attaque de la Ligne Hindenburg (p.253) – Prisonniers (p.273) – Vers l’Allemagne (p.287) – En Allemagne (p.295) – La révolution en Allemagne (p.301) – Le retour (p.307).

Yann Prouillet – août 2024
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Pagès, Emile (1893 – 1963)

Résumé de l’ouvrage :
Emile Pagès, La grande étape. Ceux de la « Sans-Fil », Paris, Tallandier, 1931, 221 p.

En août 1918, le caporal Pagès, se « trouvant inapte à tous les fronts par suite d’une blessure à la jambe gauche » (page 10), ronge son frein à La Courade (commune de La Couronne, à peu de kilomètres au sud d’Angoulême), dépôt des éclopés du 8ème régiment du Génie. Un matin, à la lecture du rapport, un gradé « demande des volontaires, aux fins de constituer le poste radio-télégraphique de la Mission militaire française en Sibérie » (page 11). Désœuvré, il décide de s’engager immédiatement comme huit autres comparses : Battesti, hâbleur qui se propose comme le futur mécano du poste, Fendlevent, un classe 17 éleveur d’escargots montmartrois, Lenoir, grippe-sous, Larchaud, sème-fortune, Robert, la belle gueule, Ramon, le sauvé du front, Bollec, racolé de la dernière heure et Fléau, le taciturne. Pour Pagès, un problème se fait jour ; le poste de chef est dévolu à minimum un sergent or il n’est que caporal. Qu’à cela ne tienne, il est alors immédiatement nommé sergent, Battesti devient derechef caporal. Dès lors, il prend la tête de cette petite troupe hétéroclite pour une marche vers l’ouest, avec pour but de convoyer une « caravane » de 120 caisses de matériels de transmission et de téléphones. Le petit noyau fait partie intégrante d’un « échelon », composé d’une dizaine d’officiers, commandée par un colonel. Parti de Paris le 8 octobre, la troupe de ces « Sibériens » embarque à Brest sur le Léviathan, ancien paquebot allemand capturé par les Américains à leur entrée en guerre. Le détachement débarque à New-York après une traversée sans rencontre sous-marine funeste. C’est l’occasion d’une découverte de la grande cité outre-Atlantique où les Français bénéficient d’un crédit patriotique confinant au triomphal. Embarqué dans un train, il faut maintenant au détachement traverser le Nouveau Monde. Le 7 novembre, arrivé à San-Francisco, Pagès embarque sur le Thomas pour traverser maintenant le Pacifique. C’est sur les flots que l’escouade apprend que « la guerre est finie » ; c’est la Victoire ! Et de s’interroger sur celle-ci : « La Victoire ? elle est faite de toutes les tombes qui, pour l’éternité, vont monter la garde au long de la ligne rouge. Un peu de nous-mêmes, les rescapés, se trouve enseveli sous ces croix. Nous ne sommes pas morts, mais quatre ans de la vie, quatre ans d’ardente jeunesse reposent, scellés dans les bières de ceux qui furent fauchés à nos côtés. La guerre est en nous pour toujours, comme un épouvantable virus » (page 124). C’est aussi l’occasion de se remémorer, sur la base du « Boum ! Voilà ! », journal de tranchée du 402e RI que l’auteur a contribué à fonder , de quelques épisodes de la guerre passée. Le détachement débarque enfin à Vladivostock. Pagès dit alors : « En somme, nous abordons la Sibérie sans en rien connaître. Les rouges, les blancs, l’épopée tchèque, la révolution forment un puzzle nébuleux parfaitement incompréhensible pour des cervelles simples comme les nôtres ; et, au surplus, nous estimons que toutes ces querelles ne nous regardent pas. Il fallait des volontaires pour dresser une antenne, monter un poste-radio en Sibérie ; nous nous sommes proposés, un point c’est tout. La politique n’a rien à voir là dedans » (pp. 151-152). Débute alors la dernière partie du voyage, épique et Vernienne, dans un train qui permet d’appréhender le peuple russe, conglomérat cosmopolite, miséreux à l’extrême et bien entendu alcoolisé. Il voit ainsi « des loques, de la vermine, de la faim – une faim rouge, enragé – des agonisants, des enfants, des vieillards, des femmes, toute une humanité blême, cadavérique… » (page 155). Il voit aussi des combattants, ceux qu’il appelle « les Loups de la Steppe » de tous oblasts ; « Kalmouks au nez écrasés, Mongols aux petits yeux bridés, Tartares, Mandchous aux moustaches grêles, Lakoutes aux faces bestiales, des blancs aussi, Cosaques, aventuriers de nationalités mal définies » (page 200). Le but ultime de ce voyage sans fin, au cours duquel il apprend les rudiments du russe, est Omsk, la zone d’affrontement entre les Russes rouges et les blancs. Il dit, « nous ne sommes pas sans savoir que cent milles Tchèques, aidés de Serbes, de Polonais, de Roumains, de tous les prisonniers enfin du front oriental, luttent eux aussi, dans ce combat titanesque. Ils forment même l’ossature véritable de l’armée opposée aux bolchéviks » (pages 205-206). Mais Pagès, pas dupe, complète : « D’ailleurs, tous ces étranges ne peuvent-ils pas disparaître en moins d’un mois. Qu’on laisse à tous ces brave le libre passage, qu’on leur permette de rejoindre leurs foyers, et la Sibérie n’en gardera pas un seul. S’ils se battent en ce moment, c’est qu’ils entendent prouver par la force de leurs coups que le plus sage est de les laisser retourner dans leur patrie, leur présence étant nécessaire dans la république naissante » (page 206). Après de multiples péripéties, dont le vol de l’ensemble de la cargaison du détachement, le train arrive enfin à Omsk et l’escouade de constater que les trois couleurs nationales flottent au-dessus de la ville et qu’une antenne est déjà dressée sur une cheminée, qui sera bientôt complétée par le mât de « l’équipe » du caporal Pagès. « L’odyssée est terminée. Partis du dépôt sur un coup de tête, traversant l’Amérique en délire, voguant sur le Pacifique, apprenant dans une dure expérience les multiples dangers de l’Aventure, nous avons vécu » (page 220).

Commentaires sur l’ouvrage :
Manifestement basé sur ses souvenirs d’Emile Pagès (30 juin 1893, Saint-Maurice (Val-de-Marne) – 9 mars 1963, Paris), cet écrivain français et auteur de romans populaires livre dans La Grande étape, ceux de la Sans-fil » un Road Movie qui naît de la Grande Guerre. En effet, cette relation très personnelle distille au sein du livre, çà et là, quelques souvenirs et éléments de sa carrière militaire, notamment son rôle de créateur du journal de tranchée du 402ème RI, le « Boum Voilà », à l’occasion de son apprentissage de l’Armistice, dans les flancs du Thomas, le bateau qui approche des côtes de Vladivostok (page 125). L’ensemble de l’ouvrage est en vérité un véritable carnet de voyage d’un détachement du 8e régiment du Génie en secours des Russes blancs qui, après la Révolution, combattent au centre de la Russie contre le péril rouge bolchévik. Cet ouvrage, qui emprunte tant de Jack London que de Boris Pasternak, s’étale ainsi d’août 1918 à janvier 1919. L’intérêt principal de cette relation réside donc dans la vision anthropologique de deux continents traversés de part en part, les Etats-Unis peu avant l’Armistice et la Russie pas encore soviétique peu après. Enchaînant les tableaux d’une Amérique très francophile, Pagès, devenu pour les Amec’s le sergent Pig’s, note que, « depuis la visite des chasseurs alpins, en 16, New-York n’a pas revu de poilus dans ses murs, et ceci explique la chaleur d’un tel accueil » (page 58). Il précise encore : « Quand, en 18, un Yankee prononce religieusement : Verdun ! tout est dit » (Page 65). Il voit des scènes pittoresques, comme la collecte effrénée des Liberty Bounds et décrit à cette occasion : « … à une fenêtre de sa maison, un petit drapeau bleu sert de rideau ; ce drapeau est piqué de deux étoiles d’argent. Deux fils au front. » (page 65). A la veille de la Victoire, il continue : « Oui, j’admire un New-York enfiévré qu’on ne retrouvera pas de sitôt. Songez que tous ces gens-là, sportifs et joueurs enragés, considèrent la guerre comme un match dans lequel ils ont engagé des paris » (page 65). A San-Francisco, « le port du masque est obligatoire » (page 105) du fait de la grippe espagnole. De même qu’il a décrit New-York et le trajet en Pullman de la Pacific and Co, Pagès décrit la terre russe, la Vladivostok pendant l’hiver, ses moyens de lutte contre le froid, la population, ville dont il s’extasie que « oui, voilà bien le seuil d’un pays d’aventures » (page 162). Et il n’en manque pas ; attaque du train, parcours chaotique et surréaliste, vol de l’ensemble d’un chargement si difficilement convoyé jusque-là (page 196), mais incident dont on n’entend toutefois étonnamment plus parler à l’arrivée. Un petit doute est toutefois relevé (page 106) quand il dit à peu de jours de l’Armistice : « J’ai vingt ans, je suis heureux de me sentir vivre » alors qu’Emile Pagès est sensé avoir à 25 ans à cette date.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Description d’un képi de chef de gare, à trois galons et à bande blanche
30 : Fourré à l’ours : être puni
42 : Vue du Léviathan, ancien Vaterland, « le plus grand bateau du monde », (vap p. 44)
77 : Sabre Z (sabre-baïonnette Chassepot) pour les GVC
125 : 321e RI cité, qui fait bien brigade, la 133e, avec le 402e R.I. à la création, en Alsace, dans le secteur de Dannemarie, du journal de tranchée « Boum ! Voilà !« .

Yann Prouillet, juillet 2024

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