Richard, Alexandre (1890 – 1948)

Olivier Roussard, Août 1914 L’artilleur Alexandre Richard témoigne

1. Le témoin

Alexandre Richard, né en Savoie dans une famille d’agriculteurs, habite à Saint-Étienne (Loire) à la mobilisation, et y exerce la profession d’ajusteur. Mobilisé en août au 6e régiment d’artillerie de Valence, il combat en Alsace puis dans la Somme. Blessé le 1er octobre 1914, il est hospitalisé puis classé service auxiliaire. Il est ensuite versé dans un groupe d’aviation (Lyon) comme mécanicien-ajusteur. Représentant de commerce (outillage pour travail du bois) entre les deux guerres, il décède accidentellement en 1948.

2. Le témoignage

Olivier Roussard, journaliste d’entreprise et du domaine économique, a publié en 2017 aux éditions Baudelaire « Août 14 L’Artilleur Alexandre Richard témoigne » (185 pages). Il s’agit de la retranscription du journal de guerre de son arrière-grand-père, qui s’étend du 2 août au 1er octobre 1914, soit deux mois de campagne dans l’artillerie au cours de la guerre de mouvement. L’ouvrage est riche en présentations et explications diverses, puisque sur 185 pages, le témoignage proprement dit occupe une place modeste (de la page 103 à 141).

3. Analyse

En introduction de ce récit de début de campagne dans l’artillerie, Olivier Roussard affirme « faire son devoir de mémoire personnel » (p. 9) en publiant ce témoignage, et tous les éléments qui accompagnent ce journal de guerre relèvent probablement d’une passion pour la Grande Guerre, puisqu’outre la biographie fouillée d’A. Richard, bienvenue, on a des considérations nombreuses sur les uniformes, les armements, les décorations, etc… et ceci pour les différents belligérants. Ce sympathique engouement n’est pas exempt de maladresses, ainsi par exemple p. 11 « Ces derniers [les Français] étaient dans leur ensemble parmi les plus bellicistes, tel que le démontra l’ «Union sacrée », ou à la même page « Victime du bourrage de crâne, il est arrivé à Alexandre Richard de qualifier les Allemands de « Boches » dans son journal. ». Le volume se divise d’abord en une longue présentation, puis vient le témoignage proprement dit, qui précède une sorte de guide « Retrouvez la trace de vos ancêtres Poilus » ; c’est une évocation des différents services d’archive, avec une bibliographie (la partie « témoignages de combattants », avec une cinquantaine de références, est bien documentée) et une abondante sitographie. Le récit d’Alexandre Richard, probablement issu de la tenue journalière d’un premier carnet, a été ensuite recopié en belle anglaise, et O. Roussard nous dit l’avoir retranscrit « mot pour mot » (p. 39).

Le 6e d’artillerie de Valence est transporté vers Épinal le 9 août 1914 ; les mentions sont assez courtes, l’auteur décrit son itinéraire, les noms des villages parcourus, les nouvelles indirectes des engagements … Le régiment évolue au-delà de la frontière pendant trois jours, sans d’abord rencontrer beaucoup de troupes allemandes. Les Français sont acclamés (18 août), mais l’auteur mentionne aussi le lendemain, au village de Steige, que 61 hommes du 52e RI de Montélimar ont été tués par « traîtrise des Allemands et des paysans du village.» (p.114). Il semble qu’A. Richard est surtout à l’échelon, car s’il évoque les mises en batterie, il ne parle pas du pointage et du tir. Cette position en retrait est confirmée par une mention du 29 août (p. 121) : «nous apprenons la mauvaise nouvelle : notre groupe, les 4e, 5e, 6e batteries, est cette fois presque anéanti. On ramène des blessés, trois canons et les chevaux valides.» C’est ensuite beaucoup plus calme pour lui en septembre, dans la région de Saint-Dié.

Engagé à Harbonnières (Somme) le 24 septembre, l’auteur décrit un front mouvant, avec des tirs de soutien à l’infanterie et de fréquents changements de positions, à cause de la contre-batterie allemande très insistante, et il mentionne régulièrement des tués et des blessés, ainsi le 26 (p. 133) : « L’artillerie allemande fait beaucoup de victimes parmi nos batteries de 75, à 12 h 00 nous recevons une pluie d’obus qui nous tue trois camarades et en blesse sept. (…) ». L’auteur bénéficie d’un peu de repos le 30 à Bray-sur-Somme et ce jour-là il est changé d’affectation, il signale (p. 136) « Je marche à la batterie de tir comme un conducteur de derrière, cela me donne à réfléchir. » Il passe donc à une position plus exposée, et la sanction a lieu dès le lendemain : c’est le moment fort du témoignage (Bray sur Somme, 1er octobre 1914, p. 137). Une « grêle d’obus » leur tombe dessus au moment où ils attèlent pour changer de position, les coups s’allongent vers eux « de 100 mètres par 100 mètres » et les font plonger au sol. Au moment où l’auteur se relève pour dire au chef « de changer de place», leur attelage est foudroyé : blessé à la jambe, il essaie de dégager son chef de dessous son cheval, mais s’aperçoit que celui-ci est décapité, il est épouvanté « car en plus du chef cinq ou six camarades sont morts, les uns le ventre ouvert, les autres déchiquetés, on ne peut se l’expliquer. » Une autre explosion le blesse d’un deuxième éclat, mais il réussit à marcher 400 m en arrière vers un poste de secours, puis est évacué à l’ambulance de Bray-sur-Somme. Il se remettra lentement à l’hôpital de Dinard.

Ce court témoignage est intéressant pour décrire le danger pour les servants d’attelage sous le feu, ces hommes sont un peu moins exposés que ceux des batteries, mais les canons allemands les menacent lors des fréquents changements de positions. Statistiquement, le danger est moins fort que dans l’infanterie, mais les coups au but sont terribles (p. 138) : « hommes et chevaux jonchent le sol, les caissons de munitions sont en feu, les blessés qui gémissent car leurs blessures sont très graves, surtout dans l’artillerie. Les cris vous arrachent le cœur. »

Vincent Suard, mai 2023

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Duclos, Jacques (1896 – 1975)

Le chemin que j’ai choisi. De Verdun au Parti communiste

Mémoires, tome 1 (1896 – 1934)

1. Le témoin

Jacques Duclos est né à Louey dans les Hautes-Pyrénées en 1896, son père étant charpentier et aubergiste. Ouvrier pâtissier, il travaille après le début des hostilités dans une usine d’armement de Tarbes. Classe 16, il est incorporé au 18e RI de Pau, puis versé au 407e RI. À Verdun en juin 1916, il est hospitalisé à l’automne puis revient en ligne en décembre 1916. Il est ensuite fait prisonnier lors de l’offensive du 16 avril. Militant socialiste proche de Marcel Cachin, il devient après Tours un militant actif de la S.F.I.C.. Sa fiche matricule mentionne son exclusion de l’armée (réserve) en 1932. Il dirige le P.C.F. au moment de la maladie de Maurice Thorez, et exerce durant sa carrière plusieurs mandats de député puis de sénateur.

2. Le témoignage

Le tome 1 des Mémoires de Jacques Duclos, 1896 – 1934, Le chemin que j’ai choisi, De Verdun au Parti communiste, a paru en 1968 aux éditions Fayard (434 pages). La partie qui concerne l’expérience de la Grande Guerre va de la page 82 à la page 153, mais la suite immédiate est aussi intéressante, avec des réflexions sur les révolutions allemande ou hongroise ou sur la crise sociale de 1919. L’auteur précise qu’il n’a pas tenu de journal, et qu’il se replonge dans le passé par la mémoire. Au moment de la publication ses Mémoires, l’auteur a encore une responsabilité publique puisqu’il est sénateur communiste.

3. Analyse

Dans son introduction, J. Duclos précise que tout jeune, il a manifesté contre la loi des trois ans en 1913. Ouvrier pâtissier à Tarbes puis à Paris en 1914, il lit de temps à autre l’Humanité, mais il est surtout séduit par La Guerre sociale de Gustave Hervé, à cause de son ton antimilitariste. Son récit du mois d’août 1914 contient des anecdotes intéressantes, ainsi lorsque sa pâtisserie ferme, il est payé en or et doit faire des heures de queue à la banque pour obtenir des petites coupures, et il lui faut pendant ce temps (p. 82) «écouter les pires bêtises sur la guerre-promenade ». Devenu vendeur de journaux, il n’aime pas ce travail, car il se rend vite compte que ses exemplaires se livrent au « bourrage de crâne » (p. 83). Il revient ensuite à Tarbes pour y travailler à l’arsenal pendant les six mois qui le séparent de sa mobilisation en avril 1915. Son récit est aussi parcouru de longues analyses historico-politiques, à propos de l’attitude de Jean Jaurès ou de la IIe Internationale, ou sur l’Union Sacrée, sévèrement jugée (p. 101) : « en fait le Parti socialiste pataugeait lamentablement dans la politique de collaboration des classes. ». Alors qu’il est jeune mobilisé à la caserne de Pau, J. Duclos évoque le sujet des mutilations volontaires au cours d’une très curieuse scène de somnambulisme (p. 103) : un de ses camarades, dans son sommeil, récapitule la guerre dans une longue période de discours automatique où il évoque les gradés, la caserne, les tranchées, une tentative de mutilation volontaire. J. Duclos précise qu’ils ne parlaient pas entre eux de ce thème, et que le rêveur en avait probablement entendu parler par des blessés revenus du front : «Cette réaction du subconscient d’un soldat témoignait de la lassitude de la guerre qui commençait à faire du chemin dans la conscience des hommes promis aux massacres. » Réelle ou imaginée, cette scène onirique est emblématique de la façon dont en 1968, un sénateur de la République estime qu’il peut aborder un passé encore brûlant, en donnant sa vérité, mais non sans précautions.

Arrivé au front avec le 407e RI, J. Duclos combat à Verdun en juin 1916, et il y évoque la classique rumeur hostile aux gendarmes (p. 108) « et l’on parlait de policiers qui auraient été pendus à des crochets de boucherie par des soldats. Cette information était-elle exacte, je ne l’ai jamais su ». Il raconte ensuite ses très difficiles dix jours en ligne vers Vaux-Chapitre ; après un long séjour dans un trou d’obus transformé en mare, il ne peut plus supporter ses chaussures (« pieds gonflés ») et son capitaine l’autorise à se rendre au poste de secours. L’auteur décrit un retrait pénible, de 20 h 30 à minuit, en rampant sur les genoux, avec les pieds qu’il essaie de tenir levés « pour qu’ils ne traînent pas à terre ». A l’ambulance de Dugny, son état lui fait craindre une amputation, mais finalement la position couchée prolongée lui permet et la guérison et la lecture de l’essentiel de l’œuvre de Balzac à la bibliothèque de l’hôpital. Étant soigné dans des hôpitaux religieux, c’est l’occasion pour l’auteur de narrer ses démêlés avec le sectarisme catholique : on veut l’obliger à aller à la messe, et il fait plusieurs fois aux religieuses un rappel à la règlementation (p. 116), avec la circulaire de Justin Godart sur le respect de la liberté de conscience : «Cette circulaire était placardée sur les murs de l’hôpital et l’on sentait que si elles avaient osé, certaines sœurs l’auraient fait disparaître. » Il montre aussi le suivisme des poilus qui ont peur, par une attitude mécréante, d’être mal vus, et de ce fait renvoyés plus vite en ligne. Lors de sa convalescence, il bénéficie d’une permission pour rendre visite à son frère à l’hôpital du Val de Grâce à Paris. Celui-ci a été grièvement atteint à la face dans la Somme, et l’auteur est épouvanté par l’état de son frère défiguré et celui des blessés à la face qui l’entouraient (octobre 1916, p. 119) «J’avais envie de pleurer en voyant mon pauvre frère dans ce triste état mais je me retins et pendant trois jours je vécus au milieu de ces grands mutilés que je finissais par voir avec d’autres yeux

Au début de 1917, il réintègre son régiment devant Reims, puis participe à l’offensive du 16 avril devant la ferme du Godat. Il évoque au printemps 1917 les discussions entre soldats et insiste sur l’intérêt général que suscite la révolution de Février en Russie, et sur l’indignation contre ceux qui faisaient durer la guerre (p. 122) : « Est-il juste que les uns se fassent tuer et que d’autres s’enrichissent ? » Il signale aussi que le nom de Karl Liebknecht revenait souvent dans les discussions [discussions entre sympathisants socialistes ?], car on le savait persécuté parce qu’il avait pris publiquement position contre la guerre. J. Duclos décrit l’attaque du 16 avril, il évoque un de ses chefs direct, le lieutenant marquis de Colbert, mutilé revenu au front avec un bras en moins, et qui est tué en montant à l’assaut avec sa canne : l’auteur dit respecter cet « aristocrate », mais il méprise les officiers tracassiers à l’arrière et lâches à l’avant (p. 127), « Le 16 avril un capitaine de mon régiment (…) fut tué, mais par derrière, alors que cependant il faisait face à l’ennemi. ». Dans le tourbillon de l’assaut, J. Duclos a une altercation avec un Français qui se prépare à tuer un jeune prisonnier allemand : il menace de l’abattre, et plus tard, le souvenir des regards de gratitude de cet Allemand, «a souvent hanté ma mémoire. (…) j’avais conscience d’avoir fait mon devoir d’homme. » (p. 127). Très en pointe, l’auteur et ses camarades sont pris dans une contre-attaque ennemie et faits prisonniers, non sans qu’un Allemand n’ait montré le projet de l’abattre, et qu’ensuite un autre ennemi n’ait écarté le fusil menaçant (p. 129). L’auteur se dit très marqué par ces deux faits le même jour, « le soldat allemand que j’avais sauvé des balles d’un excité, et le soldat allemand qui m’avait sauvé des balles d’un autre excité. ». Les prisonniers travaillent d’abord dans les Ardennes. Sous-alimentés et souvent dysentériques, ils sont trop près du front pour figurer sur les listes de la Croix-Rouge, et donc ne reçoivent aucune aide. L’auteur, malade, se fait inscrire pour être transféré avec des captifs italiens dans un camp en Allemagne (Meschede). Les discussions politiques y sont animées, et il signale avoir appris l’existence de Lénine dans la Gazette des Ardennes. Il raconte l’intérêt qu’il porte aux discussions avec des groupes de Russes politisés, c’est-à-dire des Kerenskistes et des Bolcheviks, vers qui va sa sympathie. Il part travailler dans une ferme en Hesse, évoque sans aucun détail une tentative d’évasion avortée, son retour à Meschede pour y subir sa peine de cachot disciplinaire ; atteint à cette occasion par une double pneumonie, il est quelques jours entre la vie et la mort. Il a à cette occasion de nouveaux démêlés avec un prêtre (p. 143) : ayant prévenu devant témoins qu’en cas de décès il ne voulait pas d’enterrement religieux, ce curé l’administre tout de même alors qu’il est dans le coma. Des camarades le renseignent à son réveil et cela se termine par une violente altercation avec ce « fanatique ». Toutefois, l’auteur ajoute qu’il a aussi rencontré pendant la guerre des prêtres moins obtus. En novembre 1918, J. Duclos décrit des conseils de soldats allemands, au milieu de l’épidémie de Grippe espagnole, mais aussi, rapidement, le retour des troupes régulières, fêtées par la population. Ces troupes reprennent la direction du camp, les conseils d’ouvriers et de soldats disparaissent, et l’auteur inquiet décide de fuir clandestinement jusqu’à Düsseldorf, il y retrouve les alliés en hélant une sentinelle belge de faction sur le côté gauche du pont traversant le Rhin.

À son retour chez lui, la situation n’est pas gaie, son père vient de mourir de la grippe espagnole et son frère mutilé au visage est toujours hospitalisé. Lui-même doit rejoindre le 12e RI de Tarbes où il participe à la démobilisation progressive de soldats du Sud-Ouest. Il produit alors de longues considérations (p. 154) sur l’échec de la Révolution allemande, en chargeant les sociaux-démocrates, alliés des petits-bourgeois, ainsi « en sauvant le capitalisme en Allemagne, la social-démocratie allemande contraignit l’Union soviétique à édifier le socialisme à partir d’une économie arriérée. » Il évoque l’ambiance en France au début de 1919, Clémenceau et la journée de 8 heures, le 1er mai, la Mer Noire… L’auteur évoque sa fréquentation de Marcel Cachin et son adhésion, avec son frère, à l’ARAC, la campagne des législatives de 1919… On peut considérer que le récit lié à la guerre s’arrête en à la fin de 1919, avec le chapitre 3 (p. 166), intitulé « militant communiste ».

Parmi les motivations des majoritaires à Tours en 1920, on constate que c’est la haine de la guerre qui est le premier moteur de l’adhésion à la IIIe Internationale. Cette détestation revient plusieurs fois dans ces mémoires, et elle apparaît très tôt (p. 8): « La haine de la guerre qui s’était accumulée en moi me rendit particulièrement perméable à la déclaration de paix au monde qui fut lancée par le jeune pouvoir soviétique au lendemain de la Révolution d’octobre. » Jacques Duclos dans son livre produit ainsi un témoignage intéressant, avec des souvenirs dans lesquels l’expérience du conflit comme soldat et l’engagement communiste ultérieur sont indissociables. Sa vision de la guerre se fait toujours à travers un prisme politique, avec la dénonciation des nantis, des profiteurs qui ont intérêt à faire durer le conflit, de la religion obscurantiste… Y a-t-il une part de reconstruction, sachant que l’auteur restitue un passé de plus 50 ans, avec sa seule mémoire ? Connaissant la précocité de son engagement socialiste, on peut affirmer que sa flamme d’indignation est authentique et bien réelle dès les débuts de la guerre, mais que le récit, construit autour d’anecdotes qu’il a probablement narrées à de nombreuses reprises par la suite, a fini par se structurer en un corpus édifiant, presque téléologique, c’est-à-dire destiné à préparer, expliquer et justifier sa vie politique et ce qu’il est devenu à la fin des années Soixante.

Vincent Suard, mai 2023

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de Diesbach, Louis (1893-1982)

Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de chasse de la Grande Guerre

1. Le témoin

Le comte Louis de Diesbach de Belleroche (1893 – 1982) est originaire d’Hendecourt-lez-Ransart (Pas-de-Calais). Onzième enfant de la famille, il est, après un court passage au collège Stanislas à Paris, collégien en Suisse jusqu’en 1912, et intègre en 1913 le 21e Dragon à Saint-Omer. Il sert à cheval dans cette unité, puis à pied dans les tranchées, jusqu’en juin 1916. Maréchal des logis, il suit ensuite la formation de pilote, et est blessé (mai 1917) après deux mois de vol en première ligne. Il suit une difficile convalescence pendant le reste du conflit. Après la guerre, il est maire d’Hendecourt, conseiller général de 1928 à 1940, et député « Républicain de gauche » de 1932 à 1940. Après la Libération, son maréchalisme lui a causé quelques ennuis. Il anime, dans les années soixante, avec Joseph Frantz, l’association d’anciens pilotes « Les Vieilles Tiges ».

2. Le témoignage

Benoît de Diesbach a publié en 2005 à Fribourg « Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de Chasse de la Grande Guerre » (176 pages) avec de nombreuses reproductions photographiques. Ce document de synthèse repose sur des extraits de documents émanant de Louis de Diesbach, mais ce n’est pas un témoignage linéaire ; le corpus est composé de lettres adressées à sa mère, d’extraits de ses mémoires à la première personne (vers 1970), mais de deuxième main car issus de passages pris dans « Louis de Diesbach » (biographie) de Ghislain de Diesbach, et d’extraits liés à l’émission télévisée «Les dossiers de l’écran »(1977) et à un entretien mené en 1977 par le Service Historique de l’Armée de l’Air.

3. Analyse

Par sa nature composite, le texte donne une bonne idée de l’expérience de guerre de Louis de Diesbach, mais il est difficile de dire si le résultat final correspond bien au centre de gravité qu’il aurait voulu donner à son récit. L’auteur évoque d’abord en août 1914 l’interminable chevauchée, qui après les Ardennes belges et la frontière du Luxembourg, le mène vers Liège : la chute de la place renvoie le 21e Dragon vers Paris. Il n’y a pas d’affrontement direct, seulement quelques escarmouches ou des cavaliers victimes du tir direct de l’artillerie allemande. L’auteur évoque, derrière les haies, la nervosité et la tension répétée liées à la préparation de charges qui ne se déclenchent jamais. Il incrimine aussi le régiment voisin (p. 18) : « Lors de ces longues attentes, combien nous maudissions notre régiment de cuirassiers dont les cuirasses brillaient si insolemment au soleil, et ne manquaient pas de nous faire repérer, nous faisant risquer de recevoir des dégelées d’obus. » Le témoin combat ensuite à pied, à partir de novembre 1914, dans le secteur d’Ypres. Dans ses lettres à sa mère, le ton est enjoué et il cherche nettement à la rassurer. Il a sur lui comme protection un « billet des rois mages », une petite gravure sur cuivre, dont l’efficacité était garantie par le fait qu’elle a touché les reliques des rois mages de Cologne. Il y a peu de détails sur l’année 1915, il est instructeur à Saumur, moniteur à Toulouse et il passe maréchal des logis. Il signale qu’il fait tôt sa demande pour l’aviation. Il revient au front en juillet 1915, et évoque des connaissances qui deviennent directement sous-lieutenant en demandant l’infanterie.

Pris dans l’aviation en juin 1916, il décrit sa formation classique, par Dijon et Chartres, l’école de chasse d’Avord, puis le stage de tir à Cazaux et l’école d’acrobatie de Pau. Malgré la mention d’un accident mortel qui s’y déroule sous ses yeux, (aile arrachée pendant un exercice de vrille volontaire), il considère (p. 56), au contraire d’autres témoins, « qu’en somme, il y eut peu d’accidents. » Il semble à ce moment désargenté, et sa mère, qui l’aide un peu, a dû quitter le château familial du Pas-de-Calais en se réfugiant à l’arrière, et se retrouve elle aussi dans une gêne relative. Il lui écrit qu’il gagne un complément de revenu en traduisant pour la «Guerre aérienne » de Jacques Mortane des extraits du livre récent de l’as allemand Boelcke : « je travaille tous les soirs mon allemand !… Je traduis les mémoires du capitaine aviateur (boche) Boelcke (qui a abattu 40 avions !). » A l’issue de sa formation, il intègre la N 15 au Plessis-Belleville en mars 1917 et vole en missions de guerre jusqu’à sa blessure du 3 mai.

Georges Guynemer est un personnage récurrent des souvenirs. L. de Diesbach lui écrit à plusieurs reprises, et le mentionne souvent, avec admiration. Il l’évoque comme camarade de classe au Collège Stanislas (« un de mes meilleurs camarades ») en 1907. Il exagère, auprès de sa mère, la réalité de cette amitié, disant être resté en relation avec lui, et (p. 40) « malheureusement, nous nous sommes un peu perdu de vue depuis 2 ou 3 ans ». C. Guynemer se manifeste seulement en février 1916, en répondant : « Oui, mon vieux, c’est bien moi ! il y a près de 10 ans que nous ne nous sommes vus et ta lettre m’a fait vraiment plaisir car je ne t’ai pas oublié. ». La relation est assez unilatérale, mais pour L. de Disbach, l’as français représente un modèle, dont la renommée rejaillit un peu sur lui, s’il arrive à s’en rapprocher. C’est aussi le moment de l’explosion de la médiatisation des héros de l’air, qui a commencé avec Jean Navarre, et qui génère une presse spécialisée à laquelle il collabore. Notre témoin est assez tôt en relation avec le père du héros, Paul Guynemer, et quelque temps après la mort de Charles, il écrit à sa mère (p. 98) : « J’ai reçu ces jours-ci de M. Bordeaux et de M. Guynemer une édition spéciale de la « Vie héroïque de Guynemer » de H. Bordeaux sur papier Hollande avec imprimé en tête : « imprimé spécialement pour le comte Louis de Diesbach de Belleroche. » J’en suis très fier. ». C. Guynemer n’avait pas la réputation d’être très sociable, et un extrait d’entretien tardif donne des éléments qui semblent plus proches de la réalité vécue : « Je lui avais écrit à plusieurs reprises (…), mais ses rares réponses étaient toujours brèves, racontant surtout ses combats aériens. C’était pratiquement, comme je pus le constater, la seule conversation que l’on pouvait avoir avec lui à ce moment-là, car nos entretiens ne duraient guère. » Plus loin, c’est avec un autre as qu’il revendique dans une lettre une proximité passagère mais funeste (23 avril 1918, p. 92) : « J’ai été heureux d’apprendre ce matin la mort du Capitaine von Richthofen ; c’est lui qui m’a descendu voici bientôt un an, hélas !… » Cette affirmation est erronée, le Baron Rouge n’étant pas sur ce front en mai 1917.

Arrivé au front, il acquiert rapidement une citation (12 avril 1917), est crédité de deux victoires, mais il détruit aussi son nouveau Spad dès réception (17 avril), sur une erreur de pilotage à l’atterrissage, probablement par manque d’expérience. Le 3 mai, il reçoit dans un combat aérien une balle incendiaire dans le genou et réussit à rejoindre les lignes françaises. Il passe sur la table d’opération, parmi de nombreux blessés de la Bataille du Chemin des Dames qui se poursuit alors. Au cours de l’année 1917, c’est une suite de séjours hospitaliers, avec d’abord l’hôpital américain de Neuilly, il ne peut remarcher, subit d’autres opérations, a besoin d’un appareillage qui n’arrive pas… Plus d’un an après sa blessure, en juin 1918, il évoque des médecins qui (p. 95) « ont été étonnés du progrès et du mieux de ma jambe. Moi je n’en trouve aucun. Tant que je ne puis marcher, je ne trouve aucune amélioration, ils me dégoûtent tous. » Il est ensuite affaibli par ce qu’il appelle la « Dingue Espagnole », traverse une grave dépression et émerge seulement, après deux ans, en 1919 : il semble qu’il lui ait fallu ce temps pour accepter la réalité de son invalidité, en refusant une dernière opération (p. 112) « je n’eus pas le courage de recommencer. J’avais déjà subi sept opérations et je ne voulais plus en entendre parler. » Cette expérience de la guerre influencera son engagement politique ultérieur dans les années Vingt (p. 102) : « Maire depuis 1919 d’une commune rurale dévastée, je me suis attelé à sa reconstruction. Vivant constamment au milieu de ceux qui comme moi avaient durement souffert de la guerre, j’ai soutenu jour après jour leurs revendications. »

Ainsi, un témoignage intéressant sur un des nombreux aviateurs venus de la cavalerie, sur un itinéraire de convalescence après une blessure grave, ainsi que l’aperçu d’une façon d’appréhender le conflit par un jeune notable rural de noblesse ancienne (Suisse) ; cette appartenance est importante pour lui, ainsi que pour l’auteur du recueil, Benoît de Diesbach, et les précisions généalogiques abondent en notes de bas de pages, pour présenter tous les membres de ces prolifiques familles.

Vincent Suard décembre 2021

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Ciumbrudean, Dumitru (1890-1985)

Le témoin

Dumitru Ciumbrudean est né à Alba Iulia en Transylvanie, Empire austro-hongrois, dans une famille de paysans roumains pauvres. Il apprit le métier de barbier et travailla comme tel dans plusieurs villes de Transylvanie. Entre 1908 et 1911, il vécut à Budapest, puis il fut incorporé au 50e régiment d’infanterie à Alba Iulia, où il se spécialisa dans les transmissions téléphoniques et dans le domaine sanitaire et obtint le grade de caporal. Au moment où il devait être libéré de l’armée, a commencé la Première Guerre mondiale et il a été forcé de rester et de participer aux batailles de l’armée austro-hongroise sur les fronts de Galicie, puis de l’Isonzo. Il fut blessé et il perdit trois doigts de sa main droite.

Attiré par les idées socialistes, il devint membre du Parti socialiste de Transylvanie en 1907 alors qu’il faisait partie de l’Empire austro-hongrois. À ce titre, il était noté comme un participant actif dans la lutte pour le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie, un phénomène désigné dans l’historiographie roumaine comme la Grande Union. Après la guerre, il travailla comme barbier à Alba Iulia, Bucarest et Cluj entre 1921 et 1944 En 1921, il participa à la formation du Parti communiste de Roumanie, et fut arrêté pour cela.

Toujours suivi par les services secrets roumains, il se marie et a deux enfants: un garçon Tiberiu, une fille qu’il appelle Lenina, et c’est un scandale. La presse nationale écrivit à ce sujet qu’il faudrait « forcer le père misérable à changer d’urgence le nom de l’enfant ». En 1944-1947, il a été impliqué dans la création d’organisations communistes et syndicales de travailleurs à Alba Iulia. En 1948, il a dirigé l’activité culturelle du comté d’Alba Iulia. Entre 1949 et 1956, il a été directeur du Musée d’histoire de cette même ville, puis il a pris sa retraite. Il est décédé le 15 avril 1985. (Les informations sur la biographie de Dumitru Ciumbrudean sont synthétisées de Marius Rotar, « Communistes albaiuliens jusqu’au 23 août 1944. Le cas d’une ville de province », dans la revue Terra Sebus, n° 10/2018).

Le témoignage: Caporal Dumitru Ciumbrudean, 1914-1918, Journal de Guerre, Maison d’édition politique, Bucarest, 1969, 376 pages.

En général, l’historiographie roumaine exploitait et citait peu les écrits des soldats qui ont combattu dans l’armée austro-hongroise, parce que l’intérêt était centré sur les journaux intimes des soldats qui avaient combattu dans l’armée roumaine et avaient contribué à la naissance de la Grande Roumanie. Dans les témoignages des anciens combattants de l’armée austro-hongroise, seuls les événements de la fin de la guerre et leur implication dans la lutte pour l’union de la Transylvanie avec la Roumanie étaient d’intérêt. Le Centenaire de la Première Guerre mondiale a connu un peu le même silence et c’est le mérite de l’Université Babes-Bolyai et de l’Institut d’Histoire « George Baritiu » à Cluj qui ont réédité ou mis dans le circuit scientifique les témoignages de Roumains ou de Hongrois dans l’armée austro-hongroise.

L’œuvre de Dumitru Ciumbrudean est une exception dans le sens indiqué ci-dessus, et c’est parce que l’auteur avait été un membre important du mouvement socialiste et communiste. Le livre a été publié un an après que la Roumanie communiste avait célébré le 50e anniversaire de la Grande Union de 1918, à la Maison d’édition politique, la maison d’édition du Parti communiste roumain. Mais Dumitru Ciumbrudean avait également publié des extraits de son journal sous la forme d’une série de 250 épisodes dans le journal « Nouvelle Roumanie » à Cluj en 1936-1937. Un destin étrange a fait que dans les deux moments de la publication de 1937 et de 1969 ses fragments de journal n’ont pas été entièrement rendus, et la préface de l’œuvre est intensément politisée, soulignant pour les lecteurs les aspects qu’il fallait comprendre: les soldats regardaient avec admiration le monde russe et sa révolution ; le socialisme et le communisme étaient contre la guerre impérialiste et capitaliste. D’une part, le journal « Nouvelle Roumanie » avait censuré les références des soldats à la révolution russe et à Lénine, puis la censure communiste avait fonctionné avec la même mesure, coupant certains passages qui n’étaient pas d’accord sur le mouvement socialiste et ses dirigeants. Son journal est actuellement dans les archives du Musée National de l’Unité d’Alba Iulia. Sa notoriété en tant que communiste le met très probablement dans une zone d’ombre après la chute du communisme et son journal n’a jamais été réédité à l’occasion du Centenaire de la Grande Guerre comme cela a été fait pour d’autres œuvres d’anciens combattants.

Analyse du livre

Le journal du caporal Ciumbrudean Dumitru contient ses notes pendant 1619 jours, du 28 juin 1914 au 1er décembre 1918. Dans son avant-propos, Ciumbrudean avertit le lecteur que « mes notes sont souvent des vérités cruelles, comme l’étaient les gens dans les vagues de secousse morale et physique, perdant parfois leur sang-froid du jugement humain. Pas de tendance ou un grain de passion que je n’ai marqué dans mon carnet. Je le pensais pour moi, sans penser qu’il verrait la lumière de l’imprimé. Mon but est que mes sentiments soient connus des autres, en particulier ceux qui n’ont pas prêté attention au cauchemar mondial; pour connaître les affaires de la guerre, à ceux qui n’avaient aucune idée de la façon dont les jours amers se sont écoulés entre la vie et la mort de millions d’êtres envoyés à l’abattoir » (p.34).

Au-delà de ce qu’il déclare au départ, le journal de Ciumbrudean regorge de ses convictions socialistes et nationalistes. Ses souvenirs sont écrits avec une coloration pacifiste selon la déclaration du mouvement socialiste européen qui avait à cette époque appelé à la « Guerre à la Guerre ». Ensuite, l’autre note est celle du nationalisme roumain qui milite pour l’union de tous les Roumains sous l’égide de la Roumanie. Comme tous les Roumains de Transylvanie contraints de se battre pour une cause qui n’est pas la leur, Ciumbrudean ne participe pas avec enthousiasme à la guerre et veut la paix, mais aussi la désintégration de l’empire. « Nous n’avons pas de droits, pas de pays à combattre. Vous, mon enfant, vous ne devez pas mourir pour la stupidité des dirigeants de l’empire. » Il enseigne une leçon sur la façon de se comporter sur le front, une leçon qu’il donne en décrivant l’attitude de tous les soldats enrôlés presque par la force dans l’« armée sans âme » comme il appelle l’armée de l’empire austro-hongrois.

Le journal commence par la description de l’atmosphère de Budapest le 28 juin 1914, après l’annonce de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. Ciumbrudean est témoin des manifestations guerrières des citadins qui descendent dans la rue et crient : « À bas la Serbie ! Mort à la Serbie ! » Suivent des chansons guerrières et nationales hongroises. Il est forcé de retourner à Alba Iulia et le 2 août est mobilisé au 50e Régiment, compagnie 12. Le 15 août, le régiment part pour le front. Sur la paroi du wagon, il est écrit: pour six chevaux ou 40 personnes… Destination du front galicien. Sur le chemin tous les soldats murmurent: Galicie, Galicie, brûler votre feu!

Le 27 août 1914, le caporal connaît le baptême du feu : « Ah je ne vois plus. Un brouillard de peur joue dans mes yeux, mais mon arme fonctionne. Je me tords pour tirer plus vite. Nettoie ceux qui veulent me tuer. Je tire, je tire, je tire… Nous tirons car nous devons tirer … Pour l’idéal et l’humanité, plus de guerre, ne tirez plus », note Ciumbrudean. Le 16 janvier 1915, un professeur hongrois, un Roumain et un volontaire polonais parlent de littérature sur les grands poètes, et un soldat illettré demande : « Mais ces gens, célèbres comme vous le dites, n’ont rien écrit sur la paix ? À cette question, tout le monde se regarde et se ferme. »

Le 27 septembre 1915, après plus d’un an de guerre, en permission, il quitte sa maison. Dans la rue, écrit-il, tout le monde regarde mes décorations et m’interroge à leur sujet : « Je souris et je leur dis que je ne suis pas un héros et que les héros meurent. » Il retourne au front et se bat à nouveau en Galicie.

Encore une fois son journal enregistre l’absurdité de la guerre. Le 23 janvier 1916, il note une discussion dans le même esprit contestataire : « Je crache sur ton art ! », dit encore un soldat qui assiste à une discussion sur Léonard de Vinci, Le Titien, Van Dyck, etc., « Si vous ne pouviez pas arrêter la guerre pour sauver l’art. Il fallait apprendre aux gens à ne pas faire la guerre ! » leur dit le même soldat en colère.

En juin 1916, son régiment est transféré sur le front italien. De là, il apprend que la Roumanie a déclaré la guerre aux Puissances Centrales, les soldats de nationalité roumaine sont un peu confus. Qu’est-ce qu’ils font ici ? Les dirigeants leur donnent des rations plus importantes et des cigarettes pour renforcer leur attachement à l’armée impériale, mais le mal est déjà fait: le combat n’est plus le leur.

En 1917, le caporal Ciumbrudean décrit les violents combats menés sur le front italien, mais aussi la situation de plus en plus difficile des Roumains en Transylvanie, familles affamées et persécutées. Les soldats parlent de plus en plus des bolcheviks et de Lénine, et sur leurs lèvres l’adage est: « laisser combattre les rois entre eux ».

Dans la ville où il y a trois ans les gens criaient : « Nous voulons la guerre ! Vive la guerre ! Mort à la Serbie ! », il chuchote: Nous voulons la paix! On n’a plus besoin de guerre ! écrit avec ironie Ciumbrudean le 5 janvier 1918 dans son journal lors de son passage à travers Budapest après un congé militaire. En juillet, il a subi une blessure à la main et a été hospitalisé à Belgrade où il séjourna jusqu’au 18 septembre, date à laquelle il fut transféré en Hongrie, puis a été déclaré inapte à la guerre. L’armistice le trouve à Alba Iulia, où il est de nouveau impliqué dans le mouvement socialiste et participe le 1er décembre 1918 à l’Assemblée Nationale des Roumains qui ont voté pour unir la Transylvanie à la Roumanie.

Le journal de Dumitru Ciumbrudean, c’est le journal d’un socialiste, il a évidemment une portée politique, mais c’est aussi le journal d’un pacifiste, d’un homme qui condamne la guerre. Il conclut le récit de son expérience personnelle de participation à la Grande Guerre: «J’ai connu des nations et des coutumes. J’ai appris à connaître l’âme humaine. J’ai vu des milliers de morts et de blessés. Tout cela m’a terriblement secoué, car maintenant je ne peux plus regarder un animal mort sans me faire mal. J’ai été blessé plusieurs fois et de la main droite je suis devenu invalide de guerre. Combien j’ai traversé! Pourquoi avons-nous été incités? Qui a semé la haine dans les âmes de la foule? Pourquoi avons-nous été aveuglément poussés à tuer? Sur la ruine du vieux monde, j’ai rêvé d’un autre monde après tant de souffrances et de misères. Nous qui avons vécu la guerre ne devrions pas être accusés de la haïr. Au nom de la paix, je condamne la guerre et je veux rendre hommage à travers mes notes à tous ceux qui se sont révoltés contre elle. »

Dorin Stanescu, mai 2021

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Bessière, Frédéric (1880-1951)

Élie Frédéric Bessière est né le 8 octobre 1880 à Mazamet, de Pierre Bessière (entrepreneur en maçonnerie à Hautpoul) et de Noémie Sire (elle tenait une auberge dans la gorge des usines sous le village perché d’Hautpoul : repas pour les ouvriers, débit de boissons, il parait que pour tenir tête à certains clients avinés elle utilisait un fouet pour se faire respecter). Il avait un frère, Émile qui a pris la suite du père (maçonnerie).
Il semble qu’il ait fait des études jusqu’au niveau 6e-5e et ait obtenu le certificat d’études (aux dires de son fils, Pierre). Par la suite il a été un temps maçon puis a changé en devenant compagnon du tour de France en tant que charron. Il a été formé à Sérignan dans le Bas-Languedoc, son chef d’œuvre a été la réalisation d’une paire de sabots en bois de citronnier.
Il s’est installé en ville à Mazamet en 1903 et a épousé en octobre 1913 Julie Bonnet (1887-1994) qui était bonne dans une famille de Mazamet, fille d’un tisserand et d’une ménagère originaire du hameau des Raynauds, commune de Saint-Amans-Soult.
Julie avait mis une condition au mariage : elle ne reprendrait pas le bistrot dans la gorge de l’Arnette. Ils se sont alors construit une maison au lieu-dit « la Maylarié », commune d’Aussillon, limitrophe de Mazamet.
De leur union sont nés deux enfants : Juliette en 1914, et Pierre en 1920.
Frédéric a été charron-entrepreneur toute sa vie. Il est décédé le 10 septembre 1951 d’une crise cardiaque, à Aussillon.

Service militaire : classe 1900, bureau de recrutement Carcassonne, n° registre matricule 1305. Incorporé au 15e RI à compter du 14/11/1901 jusqu’au 16/09/1902 ; mobilisé le 01/08/1914, passé au régiment mixte colonial de la 1ère division du Maroc le 24/09/1914, puis au 6e bataillon colonial le 07/11/1914. Porté disparu le 18/12/1914 à Mametz, Somme (le courrier officiel annonçant sa disparition à son épouse est en date du 09/04/1915). Prisonnier (voir ci-dessous). Rapatrié le 15 janvier 1919, démobilisé le 27 février 1919.

Prisonnier de guerre : au camp de Mersebourg (près de Leipzig), 4e compagnie n° matricule 5738 A. Les cahiers ont été rédigés dans le camp de Wetzlar-sur-Lahn (près de Coblence). Il a participé aux travaux des champs où un compagnon de détention (surnommé « le feignant de Tanus », originaire de Vaour, Tarn) lui aurait appris à « saboter » l’effort de guerre allemand en détruisant les récoltes. Au cours de sa captivité il a réalisé de petits objets d’artisanat : ma famille possède encore un petit sac en macramé, un petit coffret sculpté et de petits cadres pour exposer des photos (le tout en merisier, le bois provenant de planches allemandes…).
Renseignements fournis par son arrière-petit-fils Baptiste Bessière.

Les deux cahiers contenant ses souvenirs de guerre sont allemands, aux couvertures illustrées de drapeaux, de cartes de la Saxe et de l’Allemagne, d’un résumé chronologique d’histoire, des tables de multiplication. Titre : « Mémoires. Impressions et souvenirs tragiques de ma campagne. Traduit [pour : transcrit] au camp de Wetzlar, près Coblence ».
Départ de Toulon en présence d’une foule enthousiaste, le 25 septembre 1914. Voyage dans de froids wagons à bestiaux. Au nord d’Epernay. Découverte des maisons détruites, chevaux morts, petites croix de bois et tas de terre fraichement remuée. Marches. Arrivée dans des tranchées profondes de 50 cm. Attaque arrêtée par les mitrailleuses : il ne reste qu’à se coucher et à creuser un trou à la cuillère. Les cris des blessés : quelle horreur chez des peuples que l’on disait en marche vers le progrès. Une deuxième attaque met hors de combat 784 hommes sur 1200.
Vers le domaine des Marquises, trouvé un blessé du 162e qui était dans un trou depuis trois jours (« un homme de 32 à 35 ans, à peu près de mon âge »). Le soir, Bessière et des camarades vont le chercher et le conduisent au poste de secours où ils sont menacés de punition par le major (attitude indigne).
1er et 2 octobre sous le feu. Corvées d’alimentation impossibles. Les soldats sont brûlés par la fièvre, presque fous ; les sapins sont hachés ; un obus sur une tranchée occupée par des Algériens tue 18 hommes, pulvérisés, têtes, bras, jambes… Le 4 octobre, patrouille vers une tranchée allemande abandonnée à des cadavres qui empestent ; découverts, les Français sont pris sous le feu et ont des tués.
« Je me demande quand cette impitoyable guerre finira. »
Mort du capitaine Reynaud, aimé de ses soldats, bon père de famille.
Repos dans l’Oise à Orvilliers : jours merveilleux.
9 décembre, tranchées pleines d’eau à Lassigny. Attaques à la baïonnette. Défilé devant le général de Castelnau. Repos : rencontre de camarades de Mazamet.
Attaque de Mametz (16 décembre). Dans le terrain détrempé, les obus font des trous énormes mais cela supprime les éclats. L’attaque réussit, puis échoue par manque de renforts. Il faut la tenter de nouveau. Bessière et son camarade Jougla ont ordre de sortir les derniers et de tirer sur ceux qui reviendraient en arrière. Jougla est tué, puis l’adjudant, puis le capitaine. Coincés dans un boyau par le tir des mitrailleuses, Bessière et quelques camarades sont capturés (impossible de se défendre à la baïonnette dans un boyau). Les Allemands sont d’une politesse extrême, nous appelant « Camarades français » (voir la notice Tailhades Fernand). « Vous êtes des braves commandés par des ânes », leur dit l’officier, en français (Bessière est surpris de voir tant d’officiers allemands parlant le français).
Le lendemain matin : « Camarades français levez-vous, une Française veut vous donner du café et du lait. »
Le texte de Frédéric Bessière s’arrête là, sur cette phrase.
La famille a l’intention de confier ces documents aux Archives du Tarn pour numérisation.
Rémy Cazals, novembre 2016

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