Von Salomon, Ernst (1902-1972)

Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).

Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.

À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.

Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »

Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.

Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions v

Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).

Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.

À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.

Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »

Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.

Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions voir s’élever la vapeur de nos espoirs. »

Parmi les actes de ces associations, le plus caractéristique est l’assassinat de Rathenau, un des rares adversaires que les Réprouvés admirent et justement le plus dangereux parce que le plus digne et le plus brillant représentant de l’Allemagne de Weimar qu’ils haïssent. Von Salomon ne participe pas directement au meurtre mais ce sont ses proches qui l’accomplissent. Un mouvement d’indignation saisit les partisans de la République de Weimar : les assassins sont traqués et tués ; leurs amis sont poursuivis. Arrêté, Ernst von Salomon est condamné pour complicité à cinq ans de réclusion et, quelque temps plus tard, à trois ans de plus pour une tentative d’assassinat sur un traitre à sa cause.

Rémy Cazals, janvier 2023

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Ciumbrudean, Dumitru (1890-1985)

Le témoin

Dumitru Ciumbrudean est né à Alba Iulia en Transylvanie, Empire austro-hongrois, dans une famille de paysans roumains pauvres. Il apprit le métier de barbier et travailla comme tel dans plusieurs villes de Transylvanie. Entre 1908 et 1911, il vécut à Budapest, puis il fut incorporé au 50e régiment d’infanterie à Alba Iulia, où il se spécialisa dans les transmissions téléphoniques et dans le domaine sanitaire et obtint le grade de caporal. Au moment où il devait être libéré de l’armée, a commencé la Première Guerre mondiale et il a été forcé de rester et de participer aux batailles de l’armée austro-hongroise sur les fronts de Galicie, puis de l’Isonzo. Il fut blessé et il perdit trois doigts de sa main droite.

Attiré par les idées socialistes, il devint membre du Parti socialiste de Transylvanie en 1907 alors qu’il faisait partie de l’Empire austro-hongrois. À ce titre, il était noté comme un participant actif dans la lutte pour le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie, un phénomène désigné dans l’historiographie roumaine comme la Grande Union. Après la guerre, il travailla comme barbier à Alba Iulia, Bucarest et Cluj entre 1921 et 1944 En 1921, il participa à la formation du Parti communiste de Roumanie, et fut arrêté pour cela.

Toujours suivi par les services secrets roumains, il se marie et a deux enfants: un garçon Tiberiu, une fille qu’il appelle Lenina, et c’est un scandale. La presse nationale écrivit à ce sujet qu’il faudrait « forcer le père misérable à changer d’urgence le nom de l’enfant ». En 1944-1947, il a été impliqué dans la création d’organisations communistes et syndicales de travailleurs à Alba Iulia. En 1948, il a dirigé l’activité culturelle du comté d’Alba Iulia. Entre 1949 et 1956, il a été directeur du Musée d’histoire de cette même ville, puis il a pris sa retraite. Il est décédé le 15 avril 1985. (Les informations sur la biographie de Dumitru Ciumbrudean sont synthétisées de Marius Rotar, « Communistes albaiuliens jusqu’au 23 août 1944. Le cas d’une ville de province », dans la revue Terra Sebus, n° 10/2018).

Le témoignage: Caporal Dumitru Ciumbrudean, 1914-1918, Journal de Guerre, Maison d’édition politique, Bucarest, 1969, 376 pages.

En général, l’historiographie roumaine exploitait et citait peu les écrits des soldats qui ont combattu dans l’armée austro-hongroise, parce que l’intérêt était centré sur les journaux intimes des soldats qui avaient combattu dans l’armée roumaine et avaient contribué à la naissance de la Grande Roumanie. Dans les témoignages des anciens combattants de l’armée austro-hongroise, seuls les événements de la fin de la guerre et leur implication dans la lutte pour l’union de la Transylvanie avec la Roumanie étaient d’intérêt. Le Centenaire de la Première Guerre mondiale a connu un peu le même silence et c’est le mérite de l’Université Babes-Bolyai et de l’Institut d’Histoire « George Baritiu » à Cluj qui ont réédité ou mis dans le circuit scientifique les témoignages de Roumains ou de Hongrois dans l’armée austro-hongroise.

L’œuvre de Dumitru Ciumbrudean est une exception dans le sens indiqué ci-dessus, et c’est parce que l’auteur avait été un membre important du mouvement socialiste et communiste. Le livre a été publié un an après que la Roumanie communiste avait célébré le 50e anniversaire de la Grande Union de 1918, à la Maison d’édition politique, la maison d’édition du Parti communiste roumain. Mais Dumitru Ciumbrudean avait également publié des extraits de son journal sous la forme d’une série de 250 épisodes dans le journal « Nouvelle Roumanie » à Cluj en 1936-1937. Un destin étrange a fait que dans les deux moments de la publication de 1937 et de 1969 ses fragments de journal n’ont pas été entièrement rendus, et la préface de l’œuvre est intensément politisée, soulignant pour les lecteurs les aspects qu’il fallait comprendre: les soldats regardaient avec admiration le monde russe et sa révolution ; le socialisme et le communisme étaient contre la guerre impérialiste et capitaliste. D’une part, le journal « Nouvelle Roumanie » avait censuré les références des soldats à la révolution russe et à Lénine, puis la censure communiste avait fonctionné avec la même mesure, coupant certains passages qui n’étaient pas d’accord sur le mouvement socialiste et ses dirigeants. Son journal est actuellement dans les archives du Musée National de l’Unité d’Alba Iulia. Sa notoriété en tant que communiste le met très probablement dans une zone d’ombre après la chute du communisme et son journal n’a jamais été réédité à l’occasion du Centenaire de la Grande Guerre comme cela a été fait pour d’autres œuvres d’anciens combattants.

Analyse du livre

Le journal du caporal Ciumbrudean Dumitru contient ses notes pendant 1619 jours, du 28 juin 1914 au 1er décembre 1918. Dans son avant-propos, Ciumbrudean avertit le lecteur que « mes notes sont souvent des vérités cruelles, comme l’étaient les gens dans les vagues de secousse morale et physique, perdant parfois leur sang-froid du jugement humain. Pas de tendance ou un grain de passion que je n’ai marqué dans mon carnet. Je le pensais pour moi, sans penser qu’il verrait la lumière de l’imprimé. Mon but est que mes sentiments soient connus des autres, en particulier ceux qui n’ont pas prêté attention au cauchemar mondial; pour connaître les affaires de la guerre, à ceux qui n’avaient aucune idée de la façon dont les jours amers se sont écoulés entre la vie et la mort de millions d’êtres envoyés à l’abattoir » (p.34).

Au-delà de ce qu’il déclare au départ, le journal de Ciumbrudean regorge de ses convictions socialistes et nationalistes. Ses souvenirs sont écrits avec une coloration pacifiste selon la déclaration du mouvement socialiste européen qui avait à cette époque appelé à la « Guerre à la Guerre ». Ensuite, l’autre note est celle du nationalisme roumain qui milite pour l’union de tous les Roumains sous l’égide de la Roumanie. Comme tous les Roumains de Transylvanie contraints de se battre pour une cause qui n’est pas la leur, Ciumbrudean ne participe pas avec enthousiasme à la guerre et veut la paix, mais aussi la désintégration de l’empire. « Nous n’avons pas de droits, pas de pays à combattre. Vous, mon enfant, vous ne devez pas mourir pour la stupidité des dirigeants de l’empire. » Il enseigne une leçon sur la façon de se comporter sur le front, une leçon qu’il donne en décrivant l’attitude de tous les soldats enrôlés presque par la force dans l’« armée sans âme » comme il appelle l’armée de l’empire austro-hongrois.

Le journal commence par la description de l’atmosphère de Budapest le 28 juin 1914, après l’annonce de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. Ciumbrudean est témoin des manifestations guerrières des citadins qui descendent dans la rue et crient : « À bas la Serbie ! Mort à la Serbie ! » Suivent des chansons guerrières et nationales hongroises. Il est forcé de retourner à Alba Iulia et le 2 août est mobilisé au 50e Régiment, compagnie 12. Le 15 août, le régiment part pour le front. Sur la paroi du wagon, il est écrit: pour six chevaux ou 40 personnes… Destination du front galicien. Sur le chemin tous les soldats murmurent: Galicie, Galicie, brûler votre feu!

Le 27 août 1914, le caporal connaît le baptême du feu : « Ah je ne vois plus. Un brouillard de peur joue dans mes yeux, mais mon arme fonctionne. Je me tords pour tirer plus vite. Nettoie ceux qui veulent me tuer. Je tire, je tire, je tire… Nous tirons car nous devons tirer … Pour l’idéal et l’humanité, plus de guerre, ne tirez plus », note Ciumbrudean. Le 16 janvier 1915, un professeur hongrois, un Roumain et un volontaire polonais parlent de littérature sur les grands poètes, et un soldat illettré demande : « Mais ces gens, célèbres comme vous le dites, n’ont rien écrit sur la paix ? À cette question, tout le monde se regarde et se ferme. »

Le 27 septembre 1915, après plus d’un an de guerre, en permission, il quitte sa maison. Dans la rue, écrit-il, tout le monde regarde mes décorations et m’interroge à leur sujet : « Je souris et je leur dis que je ne suis pas un héros et que les héros meurent. » Il retourne au front et se bat à nouveau en Galicie.

Encore une fois son journal enregistre l’absurdité de la guerre. Le 23 janvier 1916, il note une discussion dans le même esprit contestataire : « Je crache sur ton art ! », dit encore un soldat qui assiste à une discussion sur Léonard de Vinci, Le Titien, Van Dyck, etc., « Si vous ne pouviez pas arrêter la guerre pour sauver l’art. Il fallait apprendre aux gens à ne pas faire la guerre ! » leur dit le même soldat en colère.

En juin 1916, son régiment est transféré sur le front italien. De là, il apprend que la Roumanie a déclaré la guerre aux Puissances Centrales, les soldats de nationalité roumaine sont un peu confus. Qu’est-ce qu’ils font ici ? Les dirigeants leur donnent des rations plus importantes et des cigarettes pour renforcer leur attachement à l’armée impériale, mais le mal est déjà fait: le combat n’est plus le leur.

En 1917, le caporal Ciumbrudean décrit les violents combats menés sur le front italien, mais aussi la situation de plus en plus difficile des Roumains en Transylvanie, familles affamées et persécutées. Les soldats parlent de plus en plus des bolcheviks et de Lénine, et sur leurs lèvres l’adage est: « laisser combattre les rois entre eux ».

Dans la ville où il y a trois ans les gens criaient : « Nous voulons la guerre ! Vive la guerre ! Mort à la Serbie ! », il chuchote: Nous voulons la paix! On n’a plus besoin de guerre ! écrit avec ironie Ciumbrudean le 5 janvier 1918 dans son journal lors de son passage à travers Budapest après un congé militaire. En juillet, il a subi une blessure à la main et a été hospitalisé à Belgrade où il séjourna jusqu’au 18 septembre, date à laquelle il fut transféré en Hongrie, puis a été déclaré inapte à la guerre. L’armistice le trouve à Alba Iulia, où il est de nouveau impliqué dans le mouvement socialiste et participe le 1er décembre 1918 à l’Assemblée Nationale des Roumains qui ont voté pour unir la Transylvanie à la Roumanie.

Le journal de Dumitru Ciumbrudean, c’est le journal d’un socialiste, il a évidemment une portée politique, mais c’est aussi le journal d’un pacifiste, d’un homme qui condamne la guerre. Il conclut le récit de son expérience personnelle de participation à la Grande Guerre: «J’ai connu des nations et des coutumes. J’ai appris à connaître l’âme humaine. J’ai vu des milliers de morts et de blessés. Tout cela m’a terriblement secoué, car maintenant je ne peux plus regarder un animal mort sans me faire mal. J’ai été blessé plusieurs fois et de la main droite je suis devenu invalide de guerre. Combien j’ai traversé! Pourquoi avons-nous été incités? Qui a semé la haine dans les âmes de la foule? Pourquoi avons-nous été aveuglément poussés à tuer? Sur la ruine du vieux monde, j’ai rêvé d’un autre monde après tant de souffrances et de misères. Nous qui avons vécu la guerre ne devrions pas être accusés de la haïr. Au nom de la paix, je condamne la guerre et je veux rendre hommage à travers mes notes à tous ceux qui se sont révoltés contre elle. »

Dorin Stanescu, mai 2021

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Langsdorff, Alexander (1898-1946)

1. L’auteur
Né le 14 décembre 1898 à Alsfeld (Hesse). Père banquier. Famille cultivée proche des milieux militaires. Alexander parle français, ce qui lui sera bien utile lors de sa captivité et de ses évasions. Dans sa jeunesse, il appartient au mouvement Wandervögel (oiseaux migrateurs) qui dénonce la société moderne industrialisée et le matérialisme. Dans sa situation de prisonnier, il évoque le faucon sauvage, prêt à s’élancer (Hans Rodewald, voir ce nom, PG en France, exprime une idée proche : « Ô Dieu, transforme-moi en une mouette », mais il s’agit d’une mouette et non d’un faucon sauvage, et d’aller retrouver son Erna et non de retourner sur le front). Ses descriptions des paysages, créations divines, sont très romantiques.
Il s’engage le 21 mars 1916 au 35e régiment de fusiliers brandebourgeois. Après cinq mois de formation, il est aspirant dans la Somme et en Champagne. Croix de fer de 2e et de 1ère classe. Il est capturé par les Français le 17 octobre 1916 ; son expérience directe de la guerre est donc assez courte.
Dès le 23 octobre, il essaie de s’évader du camp d’Irval, près de Reims, revêtu d’un uniforme français. Repris, il craint d’être fusillé, mais il est seulement condamné à trois ans de prison. Il commence sa peine à Avignon dans les dures conditions qui seront présentées plus loin. Cependant, dès le mois de mai 1917, il peut partir en commando agricole près d’Orange, d’où il lui est facile de s’enfuir pour sa deuxième évasion, le 10 juillet. Il est repris à Voiron et ramené à la prison d’Avignon. En mai 1918, il est transféré à Marseille sur le bateau Dock Pinède d’où il s’évade le 18 juin. Nouvel échec. Nouveau transfert en commando agricole fin septembre et quatrième évasion en octobre avec un camarade qui a plus de chance que lui car, arrivés à Bellegarde dans un wagon à destination de la Suisse, il peut passer la frontière tandis qu’Alexander est intercepté au dernier moment. En janvier 1919, il est transféré dans la région de Saint-Mihiel pour participer à la reconstruction, et il réussit enfin en avril à fouler « le sol de la patrie allemande » revêtu d’un uniforme américain.
Après la guerre, sa biographie alterne engagement politique et travaux archéologiques. Ainsi il participe au putsch d’Hitler en novembre 1923 et soutient en juin 1929 une thèse sur les œnochoés en bronze en contexte funéraire. Il participe à des missions en Egypte et à Persépolis comme archéologue, et à la Nuit des longs couteaux comme membre de la SS. En 1940, il est engagé dans la campagne de Norvège. En décembre 1943, il expédie vers l’Allemagne les trésors des musées de Florence. Il est fait prisonnier en Italie en mai 1945 et réussit sa sixième évasion à travers les Alpes pour rejoindre son épouse. Mais il contracte une grave infection et meurt le 15 mars 1946.

2. Le témoignage
Alexander Langsdorff dit (p. 92) qu’il a écrit son livre en août 1919. Il est publié en 1920 (titre allemand : Fluchtnächte in Frankreich) sous le pseudonyme de Sandro, peut-être pour ne pas avoir d’ennuis avec les troupes françaises d’occupation. Comme on va le voir, il est très critique envers la France et les Français, et il appartient à une littérature nationaliste avide de revanche. Le livre a eu trois nouvelles éditions dans la période nazie, en 1934, 1937 et 1942. La traduction en français vient de paraître : Nuits d’évasion en France, Villers-sur-Mer, Editions Pierre de Taillac, 2014, 208 p. L’avant-propos et l’appareil critique sont de François de Lannoy qui a retrouvé dans les Archives départementales du Vaucluse les télégrammes officiels signalant les évasions de Langsdorff. Biographie de l’auteur (d’où sont tirés les renseignements ci-dessus), chronologie de sa captivité et de ses évasions, index des noms de lieux. Un point de désaccord avec le présentateur lorsqu’il dit (p. 5) que le volontaire Langsdorff était « animé, comme la plupart des jeunes Européens de son époque, de la volonté de se battre pour sa patrie ». Il me semble que les choses n’étaient pas aussi simples.

3. Analyse du contenu
Le récit donne d’abord de nombreux détails qu’on retrouve dans les textes de ce genre, les éléments de méthode de l’évasion : cacher son identité de PG sous des vêtements civils ou même des uniformes dérobés aux gardiens ; marcher la nuit et se cacher le jour pour dormir, avec le problème des villes à traverser, Valence (p. 75), Romans (p. 81), etc. ; emporter du poivre et le semer pour dérouter les chiens (p. 70). La quatrième tentative d’évasion est originale puisque, au lieu de remonter la vallée du Rhône comme précédemment, Langsdorff et son camarade gagnent Sète pour s’installer clandestinement dans un wagon de blé à destination de la Suisse.
Comme les prisonniers de guerre de toutes les nationalités, Langsdorff présente les cas les plus divers d’attitudes des gardiens et des nationaux ennemis. Certains ont un comportement correct, par exemple lors de la capture : « globalement, sur les premières lignes, on restait convenables avec l’ennemi ». Il a affaire à quelques bons officiers français ; les relations sont bonnes avec les détenus français qui disent aux Allemands : « Dans le malheur, nous sommes tous pareils. » Il confie le plan de sa deuxième évasion à une vieille domestique du domaine sur lequel il travaille, et celle-ci lui fournit des vivres et même de l’argent (par contre il y a un traître chez les prisonniers allemands). Le fait que les PG donnent à leurs gardiens des surnoms dépréciatifs est parfaitement généralisable ; il en est de même pour les visites que les civils viennent leur rendre à distance et à travers les clôtures, comme s’il s’agissait d’animaux (voir la couverture du livre de Charles Gueugnier, voir ce nom). De l’autre côté, Langsdorff insiste sur les brimades et mauvais traitements qu’il a subis, en particulier à la prison d’Avignon, sur la privation d’air et de soleil, l’insuffisance de la nourriture. Il évoque un prisonnier qui aurait été fouetté (p. 90). Et, à partir de là, il monte en généralité en opposant les Allemands civilisés et les Français indignes : « Le plaisir sadique de tourmenter est profondément ancré dans le sang du Français » (p. 58). A de nombreuses reprises, la France est qualifiée avec dérision de « la Grande Nation », expression en français dans le texte original.
On retrouve souvent cette généralisation dans les récits de prisonniers français qui évoquent la barbarie de la « Kultur » allemande. Ici, cela va jusqu’à affirmer que l’humour fin de la littérature allemande ne peut être compris par les Français « car eux ne saisissent que la plaisanterie obscène » (p. 93). Et, si le camp de Carpentras marche bien (distribution du courrier, bibliothèque, orchestre, théâtre), c’est parce qu’il est pris en main par l’organisation allemande des prisonniers eux-mêmes. On peut rappeler ici l’opinion des Allemandes juives du pays de Bade, expulsées vers la France par les nazis en octobre 1940, sans prévenir le gouvernement de Vichy, parquées en catastrophe au camp de Gurs et critiquant sa vétusté en invoquant l’excellente organisation qu’il y aurait « chez nous en Allemagne » (Hanna Schramm et Barbara Vormeier, Vivre à Gurs, Paris, Maspero, 1979, p. 90).
Langsdorff ne manque pas de parler de races. D’abord avec les Corses (p. 57) : « Pour la garde des bagnards français, c’était le plus souvent des sergents corses qui étaient de service ; on jouait là deux races l’une contre l’autre, car le Corse est généralement haï de la plupart des Français pour sa présomption et son esprit de domination. La grossièreté de ces gardes-chiourme envers les individus était souvent vraiment diabolique. » Un autre tortionnaire corse est mentionné p. 125. Quant aux Noirs, on s’attendrait à une dure critique après la mention d’une fouille suivie avec attention par des Sénégalais, « l’humiliation d’un Blanc leur causant une joie toute particulière » (p. 45). Mais on ne va pas au-delà et, dans les troupes américaines, les Noirs sont les plus amicaux et les plus secourables.
Les conditions de vie des prisonniers dépendent aussi du système des représailles décidées par les gouvernements. « La patrie » intervient quand les PG allemands sont privés de colis de nourriture. En mai 1918, il faut cependant une véritable émeute des prisonniers d’Avignon pour que les conventions internationales soient respectées.
Un dernier point concerne l’allusion aux journaux. Prisonniers en Allemagne, les Français doivent apprendre à décrypter la presse locale. Il en est exactement de même pour les PG allemands en France, lisant « des journaux français totalement revus à la française et où le tableau de la situation mondiale était présenté entièrement à l’avantage de la France ». En 1917, les PG allemands peuvent cependant se réjouir des « événements à l’Est et sur mer », c’est-à-dire des révolutions en Russie et de l’apogée de la guerre sous-marine. Au printemps de 1918, ils considèrent comme des succès les offensives Ludendorff et les tirs de canons à très longue portée sur Paris. Mais il n’y a rien ensuite concernant la contre-offensive terminale des Alliés, et on se retrouve le 11 novembre 1918 avec un Langsdorff comme assommé, désespéré par la défaite et la fuite du Kaiser : « Le combat des Nibelungen était perdu », écrit-il (p. 153). Le nouveau gouvernement est accusé de laisser tomber les prisonniers ; en Allemagne, « le sentiment d’honneur national et de virilité y était mort » (p. 167). Les « temps honteux » de 1806-1807 sont revenus. Pourtant, le retour dans « l’indescriptible magie de la patrie allemande » lui fait écrire : « Ô Dieu, Allemagne que tu es belle », lui fait contempler le Rhin « avec son caractère foncièrement allemand », et lui fait dire aux Français fiers et présomptueux : « Oui, vainqueurs, mais pour combien de temps ? »

Rémy Cazals, août 2014

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Dauzat, Albert (1877-1955)

1. Le témoin

Né le 4 juillet 1877 à Guéret (Creuse), mort le 31 octobre 1955 à Alger. Fils de Marien Dauzat, agrégé de mathématiques puis inspecteur d’académie et d’Elizabeth Roche. Brillant élève au collège d’Auxerre en 1885 et 1886 puis au lycée de Chartres où il passe son baccalauréat en 1894. Poursuit ses études à Paris et obtient une licence ès lettres en 1896. Thèse de droit en 1899 puis thèse de lettres en 1906. Suit des cours au Collège de France et à l’Ecole pratique des hautes études. Diplômé de cette école. Se spécialise dans l’étude des argots français et franco-provençaux. Nombreux voyages à l’étranger : Suisse, Italie et Espagne. Devient maître de conférence à la Ve section de l’École pratique des hautes études en 1913. Fondateur et directeur de la revue de linguistique Le Français moderne.

N’a pas accompli son service militaire. Ajourné à deux reprises puis classé dans le service auxiliaire pour une sévère myopie. Se retrouve donc à la mobilisation, vu son âge, dans la territoriale de l’auxiliaire. Bien que n’ayant aucune compétence particulière, y occupe un poste d’infirmier à l’arrière dans la région de Châteaudun. Si l’on en croit le témoignage qui suit, il semble que Dauzat n’ait pu accomplir sa tâche d’infirmier que jusqu’au 5 septembre 1914. Il semble alors avoir été mis en disposition pour cause d’inadaptation physique à  l’emploi. Sera réformé définitivement le 29 janvier 1915 pour endocardite.

Publie durant la guerre plusieurs ouvrages la concernant. Poursuivant ses travaux universitaires, l’auteur mène une vaste enquête dès 1917 sur l’argot militaire par le biais du Bulletin des Armées qui aboutira en 1918 à la publication de L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats. Fervent admirateur des thèses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, il publie en 1919 Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre.

2. Le témoignage

Impressions et Choses vues (juillet-décembre 1914). Les Préliminaires de la Guerre – Le Carnet d’un Infirmier militaire – Le Journal de Barzac, Attinger Frères, s.d. [1916 selon Jean Vic], 270 p.

Préface de l’auteur. Un seul passage censuré, p 92 mais selon Romain Rolland (Journal des années de guerre, Albin Michel, 1952, p 698) qui cite une lettre de Dauzat, « … la censure lui a coupé quelques pages où il maudissait la guerre. » Dauzat lui-même évoquera pas moins de quatre convocations à la censure en décembre 1915 pour cette publication dans Ephémérides 1914-1915, pp 72-105. Cet ouvrage rétablit, plus de vingt ans après, la trentaine de passages échoppés dans le témoignage analysé ici.

3. Analyse

L’ouvrage d’Albert Dauzat présenté ici a échappé à la vigilance de Jean Norton Cru, sans doute à cause de l’origine franco-suisse de cette édition. Il est toutefois recensé par Jean Vic dans La littérature de guerre, Payot, 1918, pp 301-302.

Le témoignage de Dauzat a la forme d’un journal divisé en 3 parties que nous suivrons ici. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un journal constitué de « choses vues » et notées souvent au jour le jour pour la période allant de juillet à décembre 1914. Voyageant en Autriche à la veille de la déclaration de guerre et pressentant l’évolution des événements, Dauzat rejoint au plus vite la France pour y accomplir ses obligations militaires. Son engagement est à l’image de celui de nombreux intellectuels contemporains : « Cette guerre, que la France n’a pas voulue et par laquelle elle défend son indépendance, son patrimoine national, nous a surpris dans un état imparfait et incomplet de préparation militaire (…) » (préface).

Favorable à une guerre qu’il juge défensive, le témoin n’en demeure pas moins critique quant à l’organisation matérielle et au climat idéologique de l’entrée en guerre. Mais cette clairvoyance est intermittente et parfois ambiguë. L’invention du personnage de Barzac, un intellectuel teinté de nationalisme et qui semble n’être que le double ironique de l’auteur, lui permet de décrire les affres d’un homme cultivé aux prises avec les réalités triviales de la guerre, surtout lorsque l’on manque de galon… Ce procédé littéraire lui permet aussi de reprendre à plus ou moins bon compte, notamment dans la 3e partie intitulée Le journal de Barzac, tous les poncifs nationalistes que les intellectuels français développèrent au moment de l’entrée en guerre.

Il faut sans doute lire le témoignage de Dauzat comme éminemment ironique, même si cette ironie n’est pas toujours complètement débarrassée de l’idéologie dominante du moment. Son texte témoigne des déchirements auxquels durent faire face certains intellectuels. Cette dimension atypique du témoignage de Dauzat, qui joue souvent à merveille d’un double langage, semble avoir en partie échappé à la vigilance de la censure.

L’attitude de Dauzat, sans doute liée à ses travaux sur « les légendes » de la guerre, évoluera par la suite vers des positions plus critiques envers la guerre, ce dont témoignent ses écrits ultérieurs sur Romain Rolland. Nous aurions facilement tendance à penser que cette dimension est déjà présente dans le témoignage présenté ici. Elle ne pouvait amener par la suite son auteur qu’à des positions nettement plus pacifiées et mûrement réfléchies.

Les préliminaires de la guerre

22 juillet : Dauzat est au Tyrol autrichien. Dialogue avec un touriste français qui évoque combien la cour de Vienne, la presse et l’opinion publique autrichiennes sont prêtes à en découdre avec les Serbes.

25 et 27 juillet : Rupture austro-serbe. « Tout le monde a compris que c’est la guerre. Chants, cris, manifestations patriotiques durant toute la nuit. » Mobilisation dans l’enthousiasme populaire. Déjà sensible à ses futures recherches, Dauzat note : « Le faux se mêle parfois au vrai. » Départ des premiers soldats et des touristes. Réflexion d’un contrôleur dans le train : « Pourquoi la guerre ? Nous ne demandons qu’à travailler et à manger. Ceux qui l’ont décidée sont idiots. »

27-30 juillet : Passage du témoin par la Suisse. Lecture de la presse locale et française. « On se rapproche, par petites étapes : on éprouve le besoin d’être à la portée de son pays, afin de rejoindre au premier appel. »

30 juillet : Retour en France où se prépare la mobilisation. Pleurs des femmes. Discussion dans le train sur la mobilisation. Un Alsacien s’est enfui pour rejoindre la France et y être mobilisé.

31 juillet : Paris. Sang froid et bonne humeur dans la capitale. La vie normale continue. Certains ne croient pas à la guerre : les journaux cherchent à effrayer les gens pour vendre du papier. Guillaume II décrète l’état de menace de guerre.

1er août : Rapporte différentes rumeurs sur le sens de la mort de Jaurès. Se rend chez lui pour préparer son départ. « Jamais je ne me suis senti plus de sang froid ni de lucidité. » Affiches de mobilisation générale. « Territorial de l’auxiliaire, n’ayant jamais fait de service militaire, je ne suis évidemment pas gâté. »

2 août : départ. « Dans le train, les hommes se parlent. En ce moment, les taciturnes éprouvent le besoin d’être bavards. Il faut communiquer ses pensées et sa foi dans le succès, identique chez tous. » A Chartres, les mobilisés entament la Marseillaise. Arrivée à Châteauvieux. Prise de contact avec un médecin qui lui dit : « – Infirmier ? Vous avez aussi à vous armer de courage. Les autres connaîtront les enthousiasmes de la guerre ; nous nous n’en verrons que les aspects cruels et douloureux. »

Le carnet d’un infirmier militaire

Période du 2 août au 5 septembre :

Affecté dans un hôpital créé dan un couvent. Dirigé par des religieuses, il a une section militaire qui soigne des militaires malades. Les autres infirmiers ne sont pas plus qualifiés que Dauzat.

Dès le 5 août, s’intéresse aux rumeurs nées de la raréfaction des sources d’information et la mise en place de la censure : Caillaux assassiné par le frère de Calmette (en liaison avec l’assassinat de Jaurès), espionnite, rumeur sur les plaques Kub. Dauzat demeure fortement influencé par les travaux de Le Bon sur la psychologie des foules qu’il connaît et cite.

Perception de la neutralité italienne. Dénonciation des flatteries diplomatiques françaises.

Reçoit des nouvelles de Paris : destruction des laiteries Maggi dont la rumeur prétend que le lait est empoisonné et destruction des commerces pressentis comme appartenant à des Allemands. Dénonce la flambée des prix dans la capitale qui, selon lui, explique l’apparition de ces violences.

Emploie le terme d’ « embusqué » pour désigner des hussards en traitement. Certains malades enveniment leurs plaies pour ne pas partir sur le front. D’autres cherchent à se rendre absolument indispensables (8 août).

Les religieuses qui n’aiment pas voir les infirmiers ou les malades inoccupés les assomment de labeur (recours à la main d’œuvre militaire qu’on ne paie pas…) Elles-mêmes ne se ménagent pas à la tâche mais commandent et sont respectées. Dauzat juge que « ces fourmis laborieuses qui se sont asexuées en s’adonnant exclusivement au travail » manquent de « sensibilité ». Elles ont aussi par rapport à la mort un sentiment d’accoutumance qui est et sera nécessaire au bon fonctionnement de leur établissement.

L’intellectuel découvre un monde qu’il ne côtoyait pas jusque là et s’adonne à des tâches jugées répugnantes : ses camarades ont du mal à comprendre qu’il puisse passer autant de temps à écrire… Dauzat fait intervenir pour la première le personnage de Barzac. Celui-ci déplore « cette organisation qui ne tient compte ni de l’intelligence, ni des capacités, ni de la situation sociale (…) ».

Mention des premières rumeurs teintées de bourrage de crâne prétendant que les Allemands sont démoralisés et qu’on va les prendre par la famine (11 août).

Rumeurs sur les pertes dans les combats d’Altkirch démenties par le gouvernement (12 août).

Doute de l’auteur à l’égard de l’évacuation provisoire de Mulhouse « pour des raisons stratégiques ».

Ironie à l’égard du clergé français qui, comme son homologue allemand, souhaite la destruction de l’ennemi : « Singulière mentalité, tout de même, qui a transformé le Christ d’amour et de pitié en Mars guerrier et massacreur ! »

Arrivée de blessés locaux victimes d’accidents de cheval : les chevaux réquisitionnés s’affolent lorsqu’ils sont utilisés pour des tâches guerrières.

Pression des religieuses pour que les infirmiers assistent aux offices : « mais, sur une vingtaine que nous sommes, il n’y a peut-être pas deux croyants. »

« Les journaux, eux, continuent toujours à sonner la même fanfare, et ils ont raison de vouloir entretenir la confiance : mais ils ne donnent plus le diapason de l’opinion publique. » (24 août)

Arrivée d’émigrants provenant du bassin de Briey. Attitude « résignée, mais point trop abattue. » « Les émigrants ne sont point trop loquaces. Les femmes parlent d’une voix monotone, comme si elles récitaient une leçon apprise. Beaucoup racontent comme ayant vu ce qu’ils ont entendu dire : ainsi se forment les légendes. » Evocation des atrocités allemandes (26 août).

Evocation de la rumeur et des fantasmagories sur « la poudre de Turpin » (29 août)

Arrivée par le train du premier convoi de blessés venant du front. « Vision poignante et inoubliable. » Prise en charge d’une partie de ces blessés. Lorsque le quota de places disponible est atteint, ceux qui n’ont pu être pris en charge poursuivent leur route jusqu’à l’hôpital suivant… (30 août) Arrivée d’un second convoi de 300 blessés. Les ordres reçus parlent de « paille pour recevoir blessés » et prévoient « d’évacuer les moins atteints sur les communes environnantes. » (31 août)

Départ pour la Suisse du personnage de Barzac, suite à de graves problèmes de santé. Nous n’avons pas pu déterminer de façon certaine si l’auteur a réellement pu quitter son affectation ou si il a ici simplement recours à un procédé purement littéraire et fictif, lui permettant de se distancier à l’égard des thèses défendues par Barzac. La suite du témoignage laisse toutefois à penser que Dauzat-Barzac a pu réellement quitter son poste, sans doute à cause de problème de santé et d’une inadaptation physique à la tâche d’infirmier (5 septembre).

Le journal de Barzac

Barzac se rend à Paris. La ville est calme. Il se plonge dans la lecture des journaux français et étrangers avec un mélange de crédulité et de sens critique (évocation de la « « poudre à punaises » [= mélinite] (…) à laquelle toute la population croit avec la foi du charbonnier. ») Passages particulièrement intéressants où se mêlent chez l’intellectuel à la fois une certaine forme de crédulité et des moments d’éveils critiques provoqués par la comparaison entre la presse française et italienne. Du fait de la raréfaction des sources d’information, la presse joue et jouera un rôle déterminant dans son positionnement idéologique (5 septembre).

Poursuite du voyage avec étapes par Dijon, Dôle, Pontarlier. « L’entrée des journaux suisses est interdite, mais on se les procure en cachette. » (7 septembre).

Arrivée en Suisse (10 septembre). Division de l’opinion publique dans ce pays neutre selon qu’on se trouve dans une partie francophile ou germanophile. Peur d’une agression italienne. Consultation de la presse allemande. S’intéresse au rapport entre la publicité et la guerre. Comprend que la guerre idéologique est aussi importante que la guerre militaire : « Les Etats-Majors luttent à coup de bulletins comme à coups de canons ; il ne leur faut pas moins de stratégie pour pallier une défaite sur le papier que pour gagner une victoire sur le terrain. » Analyse la violation de la neutralité belge (14 septembre). La lecture de la presse immerge Barzac dans les récits de propagande journalistiques : balles dum-dum, destruction de la cathédrale de Reims (18 septembre), engagement nationaliste des intellectuels allemands (22 septembre), « insomnies du Kaiser » (30 septembre). Analyse de « la faillite du socialisme » (8 octobre), de l’appel des intellectuels allemands (9 octobre) mais aussi des positions de Romain Rolland dans sa réponse aux intellectuels allemands (« On rendra alors justice aux magnifiques pages, si courageuses, de Romain Rolland, qui a eu assez de force d’âme pour s’élever au-dessus de la mêlée et pour maudire, non pas tel homme ou tel groupe qui passe, mais le fléau et les causes profondes de la boucherie fratricide qui déchire l’Europe. »)  (3-4 novembre). L’air de la Suisse semble produire sur l’auteur des effets pacificateurs et critiques. La censure a parfois laissé complètement passer des aspects qui dévoilent comment se positionne Dauzat dès le début du conflit : « Non ! l’ennemi parce qu’il est ennemi, n’est pas nécessairement une « sale race » qu’il faut exterminer (…) Il faut savoir respecter l’ennemi et lui reconnaître ses qualités. Les Allemands combattent pour leur patrie comme nous pour la nôtre ; ils croient comme nous qu’ils ont été victimes d’une agression (…) » ; « La vraie France n’est pas représentée par les journaux qui crachent et bavent à jet continu sur l’adversaire et qui existent le peuple à des haines de race. » ; « C’est là encore une des conséquences fâcheuse du service militaire obligatoire, qui a jeté les intellectuels dans la mêlée du combat et des haines, alors qu’ils devraient demeurer au-dessus des conflits guerriers et travailler au rapprochement des élites, à la réconciliations des races. » (13 novembre)

De retour à Paris, Dauzat-Barzac déplore l’absence de la presse étrangère qui lui a servi à modérer ses convictions premières. La vie dans la capitale n’a guère changé, entre « dévouement et égoïsme ». Les terribles pertes du début du conflit ne semblent pas avoir affecté outre mesure la population civile : « Pourquoi prétendre que la guerre a transformé notre mentalité ? Il n’y a rien de changé, à part les sujets de conversation. A bien y réfléchir, il ne pouvait en être autrement. Les mêmes hommes restent avec les mêmes cerveaux… » L’auteur cite des « choses » entendues dans le métro qui montrent que la guerre et ses inévitables conséquences sont à cette époque parfaitement entrées dans les mœurs : « – Oui, c’est mon mari qui est mort. Que voulez-vous ? il n’est pas le seul. On s’en doutait bien quand il est parti. » Les œuvres de charité accomplissent pourtant leur besogne pour ceux du front (18 décembre). Le peuple est patient, il demeure « magnifique de sérénité et prêt à tous les sacrifices comme à toutes les temporisations. » (20 décembre) Le gouvernement est de retour dans la capitale. Dauzat-Barzac passe en conseil de révision à Vincennes, décrit la scène mais ne dit rien de son sort. Son témoignage s’achève avec l’évocation de la fête de Noël, « (…) fête plus retenue sans doute, moins bruyante peut-être, – fête tout de même. » « On s’est fait à la guerre avec une impassibilité stupéfiante. On oublie trop les autres, ceux qui à vingt-cinq lieues se font trouer la peau, chaque jour, chaque heure, chaque minute, héros obscurs qui assurent la sécurité de ceux d’ici. » (26 décembre)

4. Autres informations

Dauzat Albert, « Romain Rolland », Les Cahiers idéalistes français, 6 juillet 1917.

Dauzat Albert, L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats, Armand Colin, 1918, 195 p. [rééd. 2007, 277 p.]

Dauzat Albert, « Le préjugé de la race », Revue politique et parlementaire, 1918, tome 97, n° 287-289, pp 77 – 84.

Dauzat Albert, Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre, La Renaissance du Livre, s.d. [1919], 283 p. (voir l’analyse de cet ouvrage sur ce site).

Dauzat Albert, Ephémérides 1914-1915, R. Debresse, 1937, 108 p. (Evoque précisément – et avec humour… – comment le témoignage analysé ici fut censuré. Rétablit la totalité des passages censurés).

J.F. Jagielski, avril 2010

 

 

 

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