Stauder, Aloyse (1891-1954)

Le témoin
Aloyse Stauder naît le 30 septembre 1891 à Gros-Réderching, en Lorraine annexée. Second fils d’une famille de dix enfants, il se destine à une carrière ecclésiastique. Vers 1903, il entre au petit séminaire de Montigny-lès-Metz, avant d’intégrer le grand séminaire de Metz en 1910. Il entame son noviciat chez les jésuites en Belgique en octobre 1913. En septembre 1914, il fait partie d’un groupe de religieux engagés par les chevaliers de Malte à l’arrière du front (du côté de Thionville) comme infirmiers. Il poursuit ensuite ses études en Hollande jusqu’en juillet 1915, quand il doit partir à Jülich (Juliers) en Rhénanie afin d’effectuer sa période d’instruction. A la fin du mois de juillet 1917 – il commence ici son récit –, il est envoyé sur le front russe. Il passe par Cologne, Dortmund, Berlin et Thorn avant d’arriver à Wilna (Vilnius) le 29 juillet, où il intègre la 9e compagnie du 425e régiment d’infanterie de réserve. Il demeure quelque temps à l’arrière. Déjà sergent, il bénéficie d’abord d’une formation pour officiers, puis participe aux travaux auxquels sa compagnie est employée à proximité du front. En novembre, cette dernière est envoyée en première ligne. Il y connaît son baptême du feu et découvre la vie dans les tranchées, mais n’y reste pas longtemps car il reçoit l’ordre de rejoindre le front français le 19 novembre. Il transite par le camp de Beverloo et y reste sept semaines, jusqu’au milieu du mois de janvier 1918, puis arrive au dépôt de la 16e division de réserve à Cagnoncles (à proximité de Cambrai). Il y stationne jusqu’à la fin de février puis intègre la 7e compagnie du 29e régiment de réserve et rejoint le front du côté de Marcoing, au sud de Cambrai, face aux positions anglaises. Les conditions de vie sont éprouvantes et les combats meurtriers. Avec l’unité de mitrailleurs qu’il commande, il participe à l’offensive sur la Somme en mars et avril. Après la relève et un séjour en repos à l’arrière du 28 avril au 11 mai, sa compagnie regagne le front le 12 mai. Le 25, il profite d’une opportunité pour déserter et se rendre aux Anglais. Passé les premiers interrogatoires, il transite dans différents camps de prisonniers avant d’être dirigé vers le camp spécial pour Alsaciens-Lorrains de Saint-Rambert-sur-Loire, où il arrive le 11 juin. Après une semaine de repos, il est détaché dans une ferme pour aider aux travaux agricoles jusqu’au 16 juillet, quand il obtient d’en être relevé. Il est alors employé au camp en tant qu’interprète pour interroger et identifier les nouveaux arrivants. Cette fonction l’enthousiasme et donne lieu à d’heureuses retrouvailles. Le 1er octobre, il décide de s’engager dans la marine française. Cette expérience, dont il sait dès le début qu’elle sera brève, est encore écourtée en raison de la grippe espagnole qui sévit dans les ports mis en quarantaine, et qu’il contracte lui-même. Impatient de rentrer chez lui, il est finalement démobilisé le 23 janvier 1919. De retour à la vie civile, il reprend ses études théologiques en Belgique, est ordonné prêtre en 1922 puis part comme missionnaire jésuite à Madagascar en 1925. Hormis un bref intermède en Lorraine entre 1947 et 1949, il y passe le reste de sa vie et y décède le 24 décembre 1954.
Le témoignage
Aloyse Stauder, Un Lorrain dans la tourmente, 1914-1918, éditions du Belvédère, Pontarlier, 2012, 287 p.
Au cours de ses années au front (à partir de 1917), Stauder tient un journal, rendu par précaution illisible pour autrui grâce à l’utilisation de la méthode de sténographie Gabelsberger. Après la guerre (on ne sait pas quand), il rédige ses mémoires en français (« Mémoires de guerre d’après mon journal ») dans les deux carnets qui sont ici retranscrits. Le journal original a quant à lui disparu. Si le contenu a sans doute été remodelé, ces carnets en héritent une certaine précision dans la chronologie des évènements relatés.
La première partie de l’ouvrage est constituée de l’étude menée par Pauline Guidemann sur les carnets de Stauder dans le cadre de son travail de Maîtrise. Elle y présente l’auteur puis nous offre une analyse thématique déroulée autour de deux axes, la vie de soldat puis « les forces spirituelles et intellectuelles dans la guerre ». L’ensemble est préfacé par Jean-Noël Grandhomme et agrémenté d’un cahier central d’illustrations ainsi que de quelques annexes (chronologies, carte, bibliographie).
Analyse
Ce témoignage offre un tableau assez complet de la vie au front, et se montre volontiers critique à l’égard de l’armée allemande, notamment pour ce qui concerne le ravitaillement et les pillages, relevant selon l’auteur d’une « mentalité générale » (p.170). Stauder dénonce les officiers « planqués » et ne manque pas de relever les exemples d’indiscipline, individuels ou collectifs. Il porte un regard curieux sur les contrées qu’il traverse et les localités qu’il ne manque jamais de visiter, avec une attention particulière pour les lieux de cultes et les pratiques religieuses des populations rencontrées. Nous ne nous attardons pas sur ces aspects, largement mis en valeur par Pauline Guidemann dans son analyse. La principale particularité de ces carnets réside en l’expérience atypique de leur auteur, séminariste originaire de la partie germanophone de la Lorraine annexée (les deux tiers nord-est de la partie de la Lorraine annexée avec l’Alsace en 1871 appartiennent à l’aire linguistique alémanique). S’il semble être, à bien des égards, correctement intégré au sein de l’armée allemande (ses rapports cordiaux voire amicaux avec la plupart de ses pairs le prouvent), il n’en proclame pas moins souvent son attachement à la France. Le culte de la France lui a vraisemblablement été transmis par sa famille qui, d’ailleurs, approuve son projet de désertion. Si celui-ci n’est mis à exécution qu’à la fin de mai 1918, Stauder dit y songer dès le début de sa mobilisation : alors qu’il est encore en garnison à la caserne et qu’on demande des volontaires pour le front français, il se propose avec déjà l’espoir d’être « plus ou moins volontairement prisonnier à la première occasion ». A deux reprises, il voit sa demande rejetée au motif suivant : « Alsaciens-Lorrains exceptés » (p.99). Par la suite, il ne manque pas de se présenter comme Lorrain francophile à chaque rencontre propice, par exemple avec des prisonniers français (p.101), d’autres soldats alsaciens-lorrains (p.106), ou encore des civils polonais (p.113) ou français (p.195, 197). Lorrain et volontiers revendicateur, il est suspect aux yeux de sa hiérarchie, qui le met à l’écart des préparatifs de l’offensive de mars 1918 : « Le seul qui ne fut pas appelé, qui ne s’aperçut de la chose que quand tous les autres étaient partis, c’était moi… » (p.169). Appliquant les prescriptions de plusieurs circulaires de l’Etat-major à propos des Alsaciens-Lorrains suspects, ses officiers semblent éviter soigneusement de l’employer à des postes stratégiques. C’est à nouveau le cas quand on l’écarte d’une patrouille de reconnaissance en avant des lignes (p.207). En plus de ses sentiments francophiles, cette suspicion ne manque pas de le rapprocher de sa patrie de cœur.
Raphaël Georges, février 2015

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Molinet, Louis (1883-1979)

Louis Molinet naît de parents alsaciens le 31 octobre 1883 à Wengelsbach, une annexe de Niedersteinbach, en Alsace du Nord. A la fin de sa scolarité, il est employé à la carrière de Pirmasens (Palatinat), puis aux aciéries de Rombas et de Hayange (Moselle), et enfin comme charbonnier. D’octobre 1905 à septembre 1907, il effectue son service militaire au 9e régiment d’infanterie rhénan à Diez-an-der-Lahn. En novembre 1909, il épouse Madeleine Spill ; le couple s’installe à Lembach. De leur union naissent quatre enfants, dont trois avant 1914. Au début de la guerre, il est mobilisé dans le 60e régiment d’infanterie de réserve et participe aux combats sur le front de Lorraine. Il passe près d’une année, entre juillet 1915 et juin 1916 dans le secteur d’Avricourt-Amenoncourt. De juillet à novembre 1916, il alterne les séjours à l’hôpital pour soins dentaires et les permissions pour travaux agricoles et forestiers. Cette période à l’arrière prend fin le 22 novembre, jour de son départ pour le front oriental (en Volhynie, Galicie et Bucovine). A la mi-mai 1917, l’ensemble de son régiment retourne sur le front ouest, à l’exception des Alsaciens-Lorrains. Transféré dans un autre régiment, Molinet est alors formé au tir de mortier, poste auquel il est désormais affecté. Il passe l’été 1917 entre le front et l’arrière. En septembre, son régiment rejoint le front balte, et il y participe notamment à la conquête des îles estoniennes. Il est décoré de la Croix de fer 2e classe le 20 novembre 1917. Suite à une hospitalisation au début de janvier 1918, il est muté dans un bataillon de réserve et demeure dès lors à l’arrière. Il obtient deux permissions d’un mois en juin (suite au décès de son frère Alfred au front), et en septembre. Le 9 novembre, il adhère au comité de soldats de son régiment. Il est ensuite démobilisé le 16 janvier 1919. De retour, il est employé comme mineur aux puits de pétrole de Pechelbronn, où il travaille jusqu’à sa retraite en 1939. Le 1er septembre 1939, comme tous les habitants de Lembach, la famille Molinet est évacuée à Droux en Haute-Vienne. A leur retour, l’Alsace est à nouveau allemande, mais cette fois sous le régime nazi. Leur maison est détruite par un obus américain en décembre 1944 et n’est reconstruite qu’en 1955 grâce aux dommages de guerre. Louis Molinet décède en septembre 1979 à l’âge de 96 ans. Tout au long de sa vie, son expérience de la Grande Guerre demeura un souvenir fort, qu’il se plaisait à raconter (selon le témoignage de son petit-fils Jean-Claude Fischer, que nous remercions pour ses nombreuses précisions).
Publié sous une forme traduite (« Le carnet de Louis Molinet. Un habitant de Lembach raconte sa guerre de 14-18 », in l’Outre-Forêt, n°109, 2000, p.21-36), ce journal de guerre est à l’origine rédigé par Louis Molinet au fur et à mesure des évènements, au crayon et en allemand, sa langue maternelle, dans un petit carnet de poche. Celui-ci contient en outre un certain nombre d’informations usuelles : des listes d’adresses (les siennes, successives, ainsi que celles d’amis, camarades ou parents), des listes de courriers ou colis reçus, les dates auxquelles il a communié, la signification des signaux lumineux, les dates et le montant versé aux emprunts de guerre, ainsi qu’une liste de mots courants français traduits et transcrits phonétiquement. L’ensemble s’apparente donc à un carnet de route recueillant les informations que l’auteur a jugé utile de conserver auprès de lui. Dans ce carnet, le récit ne commence qu’en juin 1915, sans aucune référence aux mois précédents, ce qui laisse supposer qu’un premier carnet contenant les mois d’août 1914 à juin 1915 a dû être perdu.
Louis Molinet y livre un récit chronologique très détaillé de ses mouvements, stipulant consciencieusement les dates, horaires et lieux de destination. Il s’agit souvent de l’essentiel de l’information relatée. Il ne s’attarde pas sur certaines périodes comme ses séjours à l’hôpital ou ses permissions, ni sur l’année 1918 passée essentiellement à l’arrière. Les descriptions des évènements vécus ne tiennent souvent qu’en quelques mots, jugés sans doute suffisamment évocateurs pour pouvoir lui rappeler les faits le moment venu. C’est le cas pour les moments de la vie quotidienne comme pour les combats successifs. Certaines batailles, notamment celle où il échappa de peu à la mort, et certains évènements exceptionnels sont un peu mieux renseignés, comme les tentatives de fraternisations russes en avril 1917 ou la désertion de deux soldats français le 9 mai 1916 : « vidant une grenade à main, ils y ont mis un billet signé avertissant de leur venue dans la soirée (…) ils sont arrivés comme prévu » (p.26). Quand il revient plus longuement sur des épisodes, il garde un certain détachement : il décrit ainsi, sans émotion, comme trop habitué à ce genre de spectacle, les derniers moments d’un camarade alsacien mourant, qui en plus est en parenté avec sa femme : « Jambes et entrailles arrachées, il ne mesurait plus que 80 cm, mais vivait encore (…) puis il a rendu l’âme » (p.29). Ses impressions personnelles, plutôt rares, sont aussi succinctes. Elles portent cependant autant sur les horreurs (le 8 octobre 1915 : « c’est terrible à voir (…) C’est en fait la journée la plus terrible que j’aie vécu jusque-là »), les difficultés (liées au froid et à la neige par exemple : « je n’ai jamais vu ça de ma vie », p.29), que sur les moments plus agréables (le 14 mai 1917, après un repas copieux et une séance de cinéma, représente sa « plus belle journée en Russie »). De la même manière, il nous laisse entrevoir ses préoccupations de soldat, qu’il s’agisse de sauver sa peau et de survivre aux épreuves de la guerre (la religion tient une place importante à cet égard), de la nourriture qui manque parfois cruellement, notamment sur le front oriental (« nous souffrons beaucoup de la faim », p.30), ou de l’attente impatiente du courrier et des colis de sa famille.
Contrairement à certains témoignages d’Alsaciens ou de Lorrains, le carnet de Louis Molinet ne contient aucune considération politique, ni formes de critiques à l’égard du militarisme allemand. Certes, il peut exister une forme d’autocensure, l’auteur pouvant être soucieux de ne rien écrire qui puisse se retourner contre lui dans le cas où le carnet se perde. Il ne fait par exemple aucun commentaire lorsque tout son régiment, à l’exception des Alsaciens-Lorrains, retourne sur le front occidental. Cependant, il semble qu’il ne remette pas en cause son service dans l’armée allemande et qu’il effectue sa tâche avec un certain sens du devoir. Peut-être est-ce lié à la transmission de valeurs militaires par un père qui connut le service de 6 ans et la guerre de Crimée dans l’armée de Napoléon III. En tout cas, tandis que Louis est décoré de la Croix de fer en novembre 1917, son frère Pierre est élevé au rang de caporal. Par ailleurs, Louis évoque avec déférence ses généraux (« Son Excellence le général en chef Falkenhausen », p.22 ; « son Excellence le lieutenant général Von Estorff », p.30), et quand son camarade alsacien décède au front, c’est en « donnant ainsi sa vie pour la patrie » (p.29). Loyal pour le régime impérial, il ne semble pas pour autant vouer de haine particulière à l’égard des Français. Ceux-ci sont simplement les adversaires d’en face, contre qui « nous déployons (…) nos mitrailleuses devant les barbelés et vengeons nos camarades qui viennent de tomber » (p.22). Cela ne l’empêche pas de noter plus loin : « nos fusils crachent le plomb sur ces pauvres Français (…) Les pauvres camarades Français tombent comme fauchés ». Dans cette guerre qui divise les hommes en deux camps, Molinet reste à la place qui lui est attribuée, et projette ses espoirs sur les moments préservés du danger du front : il apprécie ainsi la période de formation au tir de mortier « car là nous sommes en paix, bien tranquilles à l’arrière du front » (p.30). De même, il n’hésite pas à contrevenir au règlement quand il s’agit de rejoindre se femme lors de cantonnement à Sarrebourg (p.25).
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Bouillon, Eugène (1886-1966)

1. Le témoin
Eugène Bouillon naît en 1886 à Wintzenheim (en Alsace-Lorraine annexée) dans une famille qui cultive le souvenir de la France. Son père, un ancien combattant français de 1870, l’emmène par exemple assister au défilé du 14 juillet dans la ville de Belfort, restée française. De plus, Eugène passe une partie de sa scolarité en France comme interne au Collège des frères de Marie à Saint-Dié (Vosges). Il baigne donc depuis son enfance dans un milieu familial francophile et francophone.
Sa guerre commence en octobre 1915 quand il est enrôlé dans la garde impériale de Berlin. Après un séjour au camp militaire de Döberitz, il rejoint son cantonnement à Weissensee, un quartier de Berlin. Tombé malade, il passe quelque temps à l’hôpital avant que son bataillon ne se fixe finalement à Cöpenick. Le 14 juillet 1916, il part pour le front russe. Après des haltes dans les villages de Novo Vileisk (Lituanie) et Novozvenziani, il finit par débarquer à proximité du front à la station de Soly (actuelle Biélorussie). Il ne reste que trois mois sur le front russe et, au début de novembre, il est dirigé sur le front occidental dans le Nord de la France. Le 7 décembre il arrive à Hellemmes-les-Lille, puis est affecté dans la réserve au camp de Sainghin. Là, il participe à la construction d’une position de réserve à 18 km du camp. En février 1917, à son retour de permission, il est envoyé sur le front face aux Anglais à Liévin, à proximité de Lens. A nouveau porté malade, il bénéficie de quelques jours à l’infirmerie, puis rejoint un quartier de repos à Noyelles-sous-Lens avec toute sa compagnie, où ils sont astreints à de nombreux exercices. De retour au front, il occupe un temps une position d’avant-poste, avant d’avoir la chance d’être recruté comme interprète dans le village de Drocourt. En plus de cette fonction, il doit aussi s’occuper du cimetière des soldats. En avril 1917, une offensive victorieuse de l’armée anglaise oblige les Allemands à céder du terrain, ce qui conduit sa compagnie jusqu’à Courtrai en Belgique. Là, il saisit deux opportunités qui se présentent à lui : il est d’abord admis à une formation de chauffeur de camion, puis devient cuisinier du parc automobile de Roubaix (sans doute vers l’été 1917). Peu de temps avant l’armistice, il est même nommé chef cuisinier d’un casino des officiers à Bruxelles. C’est là qu’il assiste au mouvement révolutionnaire qui touche l’armée allemande au début de novembre 1918, puis qu’il partage avec les Belges la liesse populaire consécutive à l’annonce de l’armistice. Le conseil de soldats (Soldatenrat) proclame sa démobilisation et organise la retraite générale vers l’Allemagne. Une longue colonne de camions se met alors en route, de laquelle il trouve l’occasion de s’échapper, jugeant le moment opportun pour prendre congé définitivement de l’armée allemande. Il rejoint alors la ville de Liège et trouve à loger chez des hôtes très généreux qui l’hébergent durant trois semaines au cours desquelles il assiste au long défilé des troupes allemandes en retraite. Il quitte enfin Liège pour Paris avec neuf autres déserteurs alsaciens-lorrains à bord d’un train rempli de prisonniers français libérés. Après avoir transité au centre de triage du Grand Palais, les dix sont conduits au camp pour Alsaciens-Lorrains de Villeneuve-Triage. Il y est employé pendant trois semaines à charger et décharger des marchandises à la gare de Charenton, avant d’être enfin libéré et de pouvoir rentrer en Alsace. Il s’établit comme exploitant viticole à Wintzenheim et exerce à deux reprises le mandat de maire. En 1940, l’Allemagne nazie victorieuse annexe de fait le territoire de l’ancien Reichsland perdu en 1918. Notre auteur, Eugène Bouillon, tout comme une partie de la population jugée indésirable, en est expulsé et doit se réfugier avec sa famille dans le Lot .
2. Le témoignage
Eugène Bouillon, Sous les drapeaux de l’envahisseur. Mémoires de guerre d’un Alsacien ancien-combattant 1914-1918, imprimerie Messager de Colmar, 1934, 120 p.
Il semble que le témoignage, écrit après les faits, repose davantage sur des souvenirs que sur des notes prises au cours des évènements. Toutefois, celles-ci ont peut-être existé, comme nous le laissent penser les quelques dates précises qui ponctuent le récit. Malheureusement, dans l’ensemble, la chronologie des évènements manque de précision.
3. Analyse
L’intention de faire de cet ouvrage une œuvre de propagande pour servir la cause française en Alsace n’est pas dissimulée. Au contraire, Eugène Bouillon donne le ton dès le titre : « sous les drapeaux de l’envahisseur », l’envahisseur désignant l’Empire allemand qui a eu la main sur l’Alsace-Lorraine entre 1870 et 1918. Puis il débute sa préface en précisant : « ces mémoires seront un témoignage de fidélité de l’Alsace à la France ». Par ailleurs, sur la carte jointe à l’exemplaire qu’il offre au sénateur du Haut-Rhin Sébastien Gegauff, on peut lire : « Cher Sénateur, veuillez accepter ce livre à titre de propagande pour la bonne cause. » Après ces avertissements, le lecteur ne s’étonnera pas de lire un récit teinté d’une francophilie très prononcée, voire d’une vision manichéenne des évènements. Le vocabulaire utilisé est évocateur : « l’envahisseur » (p.17), les « boches » (p.18, 60), les « enragés » (p.18), « nos bourreaux » (p.18), « la bête apocalyptique » (p.89) désignent tour à tour les Allemands ou l’armée allemande, même si, bien plus encore que l’ensemble des Allemands, ce sont les Prussiens et leur caractère belliqueux qui attisent la haine de l’auteur (p.23, 25, 26). En outre, le témoignage est ponctué de commentaires sur les méfaits commis par les soldats allemands dans les régions occupées, que ce soit en Lituanie (p.46, 47), dans le nord de la France (p.51, 61, 66, 67, 69) ou en Belgique (p.82). On y trouve aussi un enthousiasme à peine voilé quand il s’agit de décrire l’infériorité matérielle de l’armée allemande (p.58-59), ses défaites et ses replis (p.92, 99) qui deviennent autant d’occasions de vanter l’armée française et plus généralement la nation française (p.86-87). En tant qu’Alsacien francophile revêtu de l’uniforme feldgrau, Eugène Bouillon ne manque pas de sympathie pour les prisonniers de guerre français (p.27), ou les Polonais et les Russes subissant l’occupation allemande (p.35-36), c’est-à-dire pour toutes les personnes rencontrées qui comme lui sont hostiles aux Allemands. Il tente toujours d’entretenir de bonnes relations avec les civils, notamment dans le nord de la France (p.62) et en Belgique, où il célèbre le 14 juillet 1918 dans une maison bourgeoise de Roubaix et trinque avec ses hôtes en l’honneur d’une victoire française prochaine (p.91).
L’ouvrage est donc partial, mais non dénué d’intérêt. On y suit le parcours d’un soldat à l’expérience originale, qui porte un regard curieux sur les régions qu’il traverse. La religion tient une place importante dans sa vie et son récit est ponctué de références de nature biblique (p.62, 71, 85, 97). Dès qu’il en a l’occasion il va prier dans une église ou assister à un office (p.48, 50, 54), non seulement pour trouver un réconfort personnel mais aussi plus largement pour le Salut de la France (p.37, 41, 42, 43, 50, 78).
Surtout, ce témoignage permet de mieux comprendre l’extrême complexité du cas des soldats alsaciens-lorrains de l’armée allemande. D’un point de vue identitaire, la minorité nationale qu’ils forment est loin d’être homogène : l’éventail est large entre ceux qui considèrent défendre leur patrie dans l’armée allemande et d’autres comme Eugène Bouillon qui, à l’inverse, ont l’impression de trahir leur nation (la France) en combattant avec l’uniforme feldgrau. L’expérience combattante qui en découle est donc tout aussi variée. Dans ce témoignage à charge contre l’armée allemande, l’auteur ne manque pas de dénoncer la suspicion, voire le mépris des officiers à l’égard des soldats alsaciens-lorrains. Il semble y avoir été particulièrement sensible, autant en Allemagne (p.28) que sur les fronts russe (p.38, 44, 45) et français (p.63), allant jusqu’à prétendre l’existence d’une propagande diffusée dans l’armée allemande pour stigmatiser les Alsaciens-Lorrains (p.45). Le sentiment d’être des soldats de second rang est partagé par de nombreux compatriotes qui vivent plus ou moins bien les différences de traitement dont ils font l’objet : ces soldats se voient par exemple écartés de certaines missions ou bien retirés de la première ligne pour être affectés dans une compagnie de pionniers (p.74). Eugène Bouillon lui-même passe du front à l’arrière en tant que traducteur, chauffeur puis cuisinier d’un parc automobile. Ses conditions de vie s’en trouvent très améliorées, étant donné sa moindre exposition à la mort et le confort dont il peut jouir (notamment en matière d’alimentation et de repos). Pourtant, selon l’auteur, cette mise à l’écart pose la question du sens à donner à la mobilisation des Alsaciens-Lorrains dans cette armée : Guillaume II, le « dieu allemand » (p.61), aurait opéré un mauvais choix en décidant de les envoyer au front (p.82). Il explique, en parlant des soldats alsaciens-lorrains comme « les honnis, les parias du peuple allemand » (p.97) que ceux-ci n’avaient pas « l’élan » que pouvaient avoir la grande majorité des soldats allemands (p.120). Au contraire, en les employant, l’Empire allemand les a obligés à une « lutte fratricide » (p.120) contre leurs frères français : « le boche me met le poignard en main pour me faire tuer mes frères » et « trahir mon sang » (p.34). Ce constat le décide assez tôt à déserter. Il y songe dès son départ pour le front russe (p.34) et plus sérieusement encore à son retour sur le front français (p.55, 58). Il élabore même un plan pour s’enfuir en direction des lignes adverses tenues par les Canadiens ; il le met à exécution mais est contraint d’abandonner au dernier moment (p.59). Ce n’est qu’avec la déroute militaire et la situation révolutionnaire de novembre 1918 qu’il peut enfin concrétiser ce vœu.
Au final, la rédaction puis la publication d’un tel témoignage semble avoir pour but d’offrir à la France une preuve de patriotisme, ce qui peut ressembler à une tentative pour se justifier d’un passé militaire dans l’armée allemande vécu comme un complexe lourd à assumer depuis la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France.
Raphaël Georges

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Chalmette, Léon (1886-1961)

1. Le témoin

Il a lui-même écrit au dos de la couverture de son carnet : « Né le 15 novembre 1886, commune du Sappey, canton de Grenoble Est, département de l’Isère. » En lisant le texte, on comprend que Léon Chalmette est cultivateur : en août 1917, en permission chez lui, il fait les foins. Fin 1917, il évoque sa fiancée Léa ; il l’épouse le 30 novembre 1918. Léon Chalmette est décédé à Lumbin (Isère) le 14 décembre 1961.

2. Le témoignage

Il s’agit d’un carnet format 10×15 trouvé par hasard, mais qui fournit quelques éléments pour en établir le contexte. Les précisions suivantes sont données au tout début : « Carnet de notes appartenant à Chalmette Léon, caporal 174e RI, 2e Compagnie, 15e escouade. » Le carnet compte 58 pages écrites. Il débute le 24 décembre 1916 et se termine le 27 mars 1919. Il y avait vraisemblablement des notes sur la période 1914-1916, mais je ne les ai pas. Nous y apprenons que Chalmette s’est trouvé à Baudricourt (Vosges) en 1916, sans autre précision. Lorsqu’il décrit une attaque à la baïonnette, le 4 mai 1917, il dit qu’il s’agit pour lui de la première fois.

Les 33 premières pages sont d’une écriture régulière avec la même encre. Elles paraissent avoir été écrites à l’hôpital en janvier ou février 1918 en reprenant des notes journalières portées sur un autre support. A partir de la sortie de l’hôpital, de fréquents changements d’encre laissent penser qu’il a poursuivi l’écriture, sinon au jour le jour, au moins en suivant la chronologie. Très lisible, bonne orthographe.

3. Analyse

Du 24 décembre 1916 (retour de permission) au 26 avril 1917, il n’est question que de repos, stage, marches et cantonnements. Le 26 avril, le régiment prend les lignes après avoir traversé les villages d’Hermonville et Cauroy, « celui-ci démoli complètement ». Quelques jours sous les obus, puis :

« Le 3, la journée se passe en bombardement, surtout de notre côté, car paraît-il que nous devons attaquer le lendemain. Le 4 mai en effet, vers les 3 h du matin, notre artillerie redouble de violence, et à 6 h 45 on saute sur le parapet, baïonnette au canon, moment tragique pour moi que c’est la première fois que je vois ça, c’est beau et c’est terrible. Un feu de barrage d’enfer nous coupe la route et cependant nous avançons toujours. Le terrain devant nous, on ne le voit presque pas, un brouillard de poussière soulevée par les obus, ainsi que la fumée produite par les éclatements d’obus, tel qu’en plein jour on y voit pas à dix mètres devant soi. Plus loin sur notre route, une mitrailleuse nous crache des balles ; on se planque dans un trou d’obus ; enfin l’on repart et l’on arrive sans trop de mal à la tranchée boche conquise (tranchée Lambert, secteur du Godat). Comment ai-je pu passer à travers de tout ça, un vrai ouragan de fer, quoi, je me le demande encore. Enfin il est 6 h du soir et encore point de mal, mais une soif qui me dévore. On a tout bu le jus des Fritz. »

L’affaire n’est pas terminée. Il faut résister aux bombardements et à deux contre-attaques avant la relève.

« Le 11 mai, l’on vient de me dire que nous remontons en première ligne ce soir. Quelle barbe ! Ce qui me console, c’est que j’espère bientôt partir en perm… Ce soir, j’ai le numéro 2 à la compagnie. Vivement 5 heures que je le sache.

12 mai. Agitation au régiment. Le 3e bataillon rouspète de remonter en ligne, et cependant il faut aller relever le 409e. Nous autres, le 1er bataillon, nous ne montons que demain. Pour moi, je m’en fous car je suis pour partir en perm. »

Après le retour de permission, déplacements, repos, puis remontée en ligne près de Reims :

« 17 juillet. Partons de Tinqueux à 21 h pour monter en ligne où nous arrivons à minuit. Nous relevons la Cie du 170e qui tient l’emplacement de la voie ferrée au secteur du Cavalier de Courcy. Triste secteur : les tranchées comblées en partie, presque pas de réseaux, et l’on est à quinze mètres des Boches. La première nuit, tout se passe bien, et le lendemain grande stupéfaction parmi nous : les Fritz se montrent et nous disent amicalement bonjour.

18 juillet. Dans le tantôt, un des leurs se rend volontairement. Il s’amène avec un bouteillon, ayant dit à ses copains qu’il allait chercher de l’eau, mais ils l’attendent encore car nous l’avons gardé. Nous lui avons donné à manger car le pauvre bougre, à ce qu’il nous a dit, depuis la veille n’a mangé qu’un petit bout de pain. Il nous dit aussi que chez eux ils n’ont plus de patates et n’ont de la viande que trois fois par semaine. Les jours suivants, tout se passe bien. Les Boches nous envoient des paquets de cigarettes et demandent du pain et du chocolat en place. Nous pouvons travailler à remettre le secteur en état à l’aise car eux font pareil, et soit d’un côté comme de l’autre personne ne tire jusqu’au 24, jour de la relève. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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De Witte, Frantz (1884- 1971)

1. Le témoin

Son père était mécanicien à la Compagnie des Sablières de la Seine, la famille logeait sur une péniche appartenant à la société. Né à Boulogne (Seine) le 11 janvier 1884, Frantz (ou François) est le quatrième de six enfants. Il devient employé de banque, fait le service militaire en 1905-1906 puis s’engage pour un an en 1907 dans l’infanterie de marine et sert à Madagascar. Marié le 10 juillet 1909 à Vigneux-sur-Seine avec Renée Dobricourt, couturière. A la veille de la guerre, le couple a deux enfants. Renée tient un petit commerce de mercerie et confection féminine à Paris, rue Popincourt. Frantz se décrit lui-même comme un « mécréant » ; il est politiquement à gauche.

Après la guerre, naîtront deux autres enfants. Le couple tient un hôtel-restaurant au Raincy dans les années 1920 et 1930, puis divers autres commerces jusqu’au milieu des années 1950. Frantz meurt en 1971 à l’âge de 87 ans, Renée en 1974.

2. Le témoignage

Les lettres adressées par Frantz à Renée, du 14 août 1914 au 18 février 1917, puis du 3 octobre au 22 novembre 1918, ainsi que quelques-unes de 1909, avant le mariage, ont été récupérées par leur fils aîné Camille et publiées par le fils de celui-ci :

– Jack-François de Witte, Lettres d’un mécréant (1909-1918). François de Witte, s. l., Olympio, 2001, 148 p. Portrait de Frantz sur la couverture. L’avant-propos et la postface du petit-fils fournissent les renseignements biographiques repris ci-dessus.

3. Analyse

En 1914, Frantz de Witte est secrétaire et agent de liaison cycliste au 41e régiment d’infanterie coloniale. Le 14 août il souhaite que la campagne soit brève ; le 22, il constate les horreurs de la guerre et en plaint les victimes, Français et Allemands. Le souci d’être délivré du cauchemar revient fréquemment : « Est-ce pour vivre ainsi que l’intelligence a été donnée à l’homme ? » (24 août 1915) Mais il n’est pas défaitiste. Ainsi, en pleine attaque allemande sur Verdun (2 mars 1916) : « Impossible de songer à autre chose qu’à la grande tragédie qui se joue en ce moment, et d’où peut dépendre le destin de la France. La brutalité et la formidable puissance de l’Allemagne auront-elles raison de notre résistance ? »

La correspondance contient les thèmes habituels : villages en ruines (p. 84) ; les hommes transformés en paquets de boue (p. 88) ; mépris pour les embusqués ; attachement à la famille…

La grande originalité apparaît à l’automne de 1916. Frantz semble en butte à la haine d’un chef. Les lettres ne sont pas explicites là-dessus parce qu’il a dû exposer la situation à sa femme au cours d’une permission. Dans sa postface, le petit-fils cherche l’explication dans les positions politiques de son grand-père, mais sans donner de preuves. Frantz devient extrêmement précis dans une lettre à sa femme transmise par un permissionnaire pour échapper à la censure. Il y dévoile dans les moindres détails le plan de sa désertion (20 décembre 1916) : qu’elle vende toute la marchandise du magasin, même à perte, pour accumuler du numéraire ; qu’elle lui fasse confectionner des vêtements civils ; qu’elle loue sous son nom de jeune fille une maison dans une ville loin de Paris… « Je suis poursuivi par la haine de cet homme et il me brisera si je ne me dérobe, écrit-il. Plus tard, nous gagnerons la Hollande ou tout autre pays, et nos garçons y gagneront de n’être jamais soldats. Cette décision est d’une gravité exceptionnelle. Elle engage non seulement mon avenir mais le tien. » Le plan est mis à exécution en profitant d’une permission en février 1917. Sur le registre matricule, il est déclaré déserteur le 21 mars. On n’a évidemment plus de lettres à partir de cette date, mais son fils a gardé le souvenir de la période où son père se cachait.

La situation étant devenue intenable au bout de quelques mois, Frantz de Witte se serait rendu en septembre 1917 et porté volontaire pour le 21e bataillon colonial (de fait, la mention de désertion est barrée sur le registre matricule). On le retrouve à Arkhangelsk, mais seulement le 3 octobre 1918 (description intéressante, p. 122-124). Il apprend le russe. Le 12 novembre, il s’écrie : « Quel bonheur ! Etre là, intact, au bout de quatre ans. »

4. Autres informations

– Le livre cité plus haut contient des extraits « du journal de campagne du docteur Louis Lucas », médecin au 41e RIC, sans précision de l’origine de la source. Cela pourrait être un JMO. Si c’est le cas, le texte a un caractère contestataire inhabituel.

– On peut trouver des copies de lettres originales de F. de Witte, ainsi que du registre matricule que le petit-fils a réussi à se procurer (sans autre précision), et des photos familiales, dans le mémoire de maîtrise de Nathalie Dehévora, Quatre combattants de 14-18, université de Toulouse Le Mirail, septembre 2005, 2 vol., 149 et 121 p. (Les trois autres combattants sont Lucien Cocordan, Jules Laffitte et Roger Martin.)

Rémy Cazals, mars 2008

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