Bernard, Auguste

Auguste Bernard est mal connu. Alsacien, il est originaire de Saint-Jean, près de Saverne (aujourd’hui dans le Bas-Rhin). Dans des circonstances et à une date que nous ignorons, il a choisi la France et a combattu dans l’artillerie, comme simple soldat semble-t-il. Tout renseignement biographique qui pourrait nous parvenir sera bienvenu.
Son témoignage comprend une cinquantaine de courtes lettres ou de cartes postales envoyées à Marie-Louise Puech (voir ce nom dans notre dictionnaire) qui joua le rôle de marraine de guerre pour plusieurs soldats du front ou prisonniers en Allemagne. Texte en allemand. Une lettre de Marie-Louise Puech qui figure dans le fonds est rédigée en allemand parfait. Marie-Louise avait elle-même une ascendance alsacienne ; elle avait fait un séjour en Allemagne et avait obtenu à la Sorbonne une licence d’allemand. Les parents d’Auguste étant restés en Alsace, Marie-Louise et son mari lui ont servi de parents de substitution, lui envoyant de l’argent, des colis, un soutien psychologique, et l’accueillant à Paris lors de certaines permissions. Les lettres sont conservées aux Archives départementales du Tarn dans le fonds Puech.
Les lettres manuscrites étant en allemand, en caractères gothiques, il a fallu les compétences d’une spécialiste pour les déchiffrer. C’est Françoise Knopper qui en a tiré l’article « Un épistolier alsacien dans la Grande Guerre », paru dans la revue Cahiers d’études germaniques, n° 71 (2016), p. 159-169.
Les lettres (1917-1918) donnent et demandent des nouvelles de la santé et apportent peu d’informations sur la guerre, en dehors de celle du 13 août 1918 dans laquelle Auguste annonce qu’il a échappé à la mort qui a frappé de nombreux camarades. L’article de Françoise Knopper contient une analyse de l’écriture, du vocabulaire, du style d’Auguste Bernard sur lequel, encore une fois, on aimerait disposer de plus d’informations.
Rémy Cazals, février 2017

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Rehberger, Henri (1896-1963)

Le témoin :
Henri (Heinrich) Rehberger naît le 21 octobre 1896 dans le village alsacien de Reitwiller (le village de Reitwiller a fusionné en 1972 avec ceux de Berstett, Rumersheim et Gimbrett pour ne former plus qu’une commune : Berstett) au foyer du pasteur Heinrich Rehberger. Il est lycéen à Strasbourg quand éclate la guerre, et enrôlé dès août 1914 dans un « régiment d’ouvriers auxiliaires » (p. 17) effectuant des travaux sur des voies ferrées et des lignes télégraphiques, ou chez des paysans. Il passe l’examen du bac comme une simple formalité et, sur le conseil de son père, s’engage en tant que brancardier volontaire. Il est alors employé sur un bateau-hôpital transportant sur le Rhin les blessés les plus graves, depuis Strasbourg jusqu’aux villes allemandes en aval. L’utilisation de la voie fluviale est cependant interrompue au début de l’hiver à cause des mauvaises conditions de navigation, ce qui met fin à « l’une des périodes les plus agréables » qu’il a vécues pendant la guerre (p. 47). Dès lors, il intègre le détachement de brancardiers cantonné à la gare, dont l’activité consiste à débarquer les blessés arrivés par convois sanitaires avant de les diriger vers les différents hôpitaux de la ville. En avril 1915, il est convoqué au conseil de révision et déclaré « bon pour l’infanterie », mais il n’est pas tout de suite mobilisé. Toujours attaché à la section d’ambulanciers, il est chargé un temps d’effectuer de menues tâches pour le compte du directeur des chemins de fer. Il décide de s’engager sans attendre son ordre de mobilisation, choisissant un régiment basé à Rastatt en raison de sa proximité avec sa région natale (il s’agit vraisemblablement du 111e Régiment d’Infanterie). La période d’instruction achevée, il est dirigé avec ses camarades vers le front russe. Le convoi ferroviaire fait une halte à Kaunas avant de finir sa route à Vilnius. A partir de là commence une longue marche pour rejoindre le front. Le secteur est assez calme à son arrivée, car la rigueur hivernale empêche toute action militaire d’importance ; quand les combats reprennent avec force au printemps 1916, il y est mêlé en première ligne. Une blessure à l’épaule gauche nécessite son hospitalisation pendant plusieurs semaines à Kaunas. De retour au front, il retrouve la même position. Son régiment prend bientôt la direction de la Volhynie, d’abord dans un secteur calme où il demeure jusqu’à la fin de l’été, puis à proximité de Dubno et Rivne où les attaques russes sont quotidiennes : sa compagnie participe ainsi pendant deux semaines à des combats très meurtriers avant d’être relevée. Le régiment se déplace ensuite vers le sud, en Galicie. Au début de l’année 1917, suite à la désertion d’Alsaciens de son régiment, une mesure disciplinaire est prise à l’encontre de tous les autres Alsaciens : ils sont mutés dans des régions très exposées. Rehberger se retrouve ainsi sur le flanc est des Carpates, dans les hauteurs d’une vallée tenue par les Russes. Lors d’un déluge de feu causé par l’explosion de mines et d’obus russes, il est blessé à la tête. Après son hospitalisation, au terme de sa convalescence à Zolochiv, il bénéficie de sa première permission à Strasbourg. A son retour au front, il participe aux offensives permettant d’enfoncer les lignes russes. Les combats et l’avancée allemande cessent cependant avec l’ouverture des négociations de Brest-Litovsk. Son régiment cantonne alors dans une région de Galicie jusque-là occupée par les Russes, mais « cette petite cure de paix » ne dure pas et, au début de l’année 1918, ils sont embarqués à destination de Vilnius puis de Vileïka. De là, Rehberger est envoyé dans une école d’officiers du camp de Munsterlager (Hanovre). Il en sort avec le grade d’adjudant et retrouve son régiment sur le front français devant Tracy-le-Val. Désormais il commande les mitrailleuses de sa compagnie. Il se réveille un matin avec le visage boursouflé et les yeux rouges et larmoyants, victime du gaz de tranchée. Emporté en ambulance, il finit dans un service de blessés de la face installé à Glageon, puis est envoyé en convalescence à Saint-Avold, sa ville de garnison, vraisemblablement en octobre 1918. Alors qu’il rejoint sa compagnie du côté de Sedan, il est emporté dans la retraite allemande. Démobilisé par le conseil de soldats de Metz, il peut finalement rentrer chez lui. Dans une Alsace redevenue française, il reprend ses études qu’il achève en 1925 en soutenant une thèse de médecine (Henri Rehberger, Contribution à l’étude des stéréotypies dans la paralysie générale progressive, 1925) puis entame une carrière de médecin. Il consacre également une partie de ses loisirs à « La Fanfare » de Schiltigheim, qu’il préside de 1933 à 1953. Il décède le 15 janvier 1963.
Le témoignage :
Henri Rehberger, Tête carrée. Carnet de route d’un Alsacien 1914/18, éditions Sébastian Brant, Strasbourg, 1938, 247 p.
Publié l’année du vingtième anniversaire de l’Armistice, le témoignage d’Henri Rehberger est le fruit d’un travail construit et réfléchi sur sa propre expérience de la guerre, qui le distingue de carnets de guerre écrits « à chaud » et publiés en l’état. Comme d’autres anciens combattants, il emprunte au genre du roman pour mettre en forme son récit, avec des titres de chapitre évocateurs et un récit qui s’amorce le 28 juillet 1914, chaude journée d’été dans une salle de classe de son lycée. Tel qu’il est présenté, le narrateur est un lycéen nommé Henri Selsam (et non Rehberger) : aucun indice dans l’ouvrage ne permet de déterminer s’il s’agit d’un simple artifice ou de l’évocation d’un surnom (le nom de Selsam pourrait évoquer le personnage du docteur Adrien Selsam dans une histoire d’Erckmann-Chatrian, Mon illustre ami Selsam, peut-être en clin d’œil à la carrière de médecin que Rehberger entame après la guerre). Outre le récit original de son expérience d’ambulancier, Rehberger livre d’intéressantes descriptions de l’expérience du feu, des traumatismes consécutifs (il évoque la catalepsie p. 107), et des horreurs dont il a été témoin sur le front, parfois de manière assez crue. Il use également d’ironie pour dénoncer la guerre, en employant des formules métaphoriques et analogiques : « en attendant la grande symphonie on se laisse bercer par la chanson des obus et le gazouillement des balles » (p. 92), ou encore : « M’est avis que nous ressemblons assez aux cochons chercheurs de truffes. Même passivité. Quand on les ramène à l’étable, ils se recouchent placidement dans leur fumier. Nous de même. D’ailleurs, la guerre n’est-elle pas uniquement une affaire de truffes ? (…) Que de cochons crevés pour satisfaire l’appétit des gourmets! » (p. 96-97). De même, il s’adresse parfois directement à son lecteur : « Hé ! 35° au-dessous, ce n’est pas rigolo, vous savez ! » (p. 96). On regrette, comme cela arrive avec des romans, que son récit manque de repères chronologiques et géographiques, ainsi que de renseignements plus précis sur ses unités de rattachement. Il peut s’agir soit d’un choix de l’auteur, cherchant peut-être à ne pas alourdir son récit avec des données jugées inutiles, soit d’indices portant à croire qu’il s’est appuyé davantage sur ses souvenirs que sur des notes prises au cours de la guerre.
Analyse :
L’ouvrage de Rehberger est à classer parmi la poignée de témoignages d’Alsaciens-Lorrains écrits et publiés en français au cours de l’entre-deux-guerres. L’auteur, lycéen au début de la guerre, revient en particulier sur l’effervescence qui régnait à Strasbourg lors de la mobilisation, dans son entourage allemand sûr de la supériorité du Reich, mais aussi dans la rue avec le défilé des troupes, la fleur au canon et au son de la « Wacht am Rhein », ainsi que sur l’ambiance victorieuse des premières semaines de guerre : « On ne rentre même plus les drapeaux car chaque jour les cloches se mettent en branle pour annoncer une nouvelle victoire. » On peut également noter l’importance symbolique des distinctions militaires pour la jeunesse allemande de l’époque : ses amis Ernest et Heintz le montrent bien, ce dernier rêvant de faire partie des troupes qui entreront dans Paris afin d’être décoré de la même Croix de fer que son grand-père. Pour ces jeunes, l’entrée en guerre représente une sorte de rite de passage à l’âge adulte. En août 1914, c’est l’aventure qui commence pour Rehberger : son premier embrigadement dans une formation de jeunes travailleurs signifie aussi le premier salaire et surtout la familiarisation avec la bière et le tabac : « Pas d’erreur, j’ai bien l’air d’un vieux guerrier (…) Je fume comme une locomotive, et j’en suis très fier » (p. 18). Il est tout aussi fier de se pavaner en ville avec son uniforme de brancardier, même si celui-ci est trop grand, seulement pour « montrer à tout le monde que je suis devenu quelqu’un » (p. 25). C’est d’ailleurs à nouveau le regard des autres qui le pousse à s’engager volontairement au printemps 1915 (il avait déjà hésité à le faire en 1914, emporté par l’élan patriotique) : malgré les blessures de guerre affreuses qu’il peut observer depuis des mois et qui pourraient être dissuasives, il ne supporte pas l’idée d’être pris pour un planqué : « Quand je passe dans les rues j’ai la sensation que tout le monde me regarde avec mépris. Beaucoup de mes copains de classe, engagés volontaires dans l’artillerie lourde, sont déjà partis pour le front ! Si je m’engageais moi-aussi ? » (p. 62-63). Avec du recul, l’auteur interroge son rapport à la France à cette époque : « Quel est donc ce pays qu’on appelle la France ? » (p. 14). Il lui apparaît qu’il n’en connaît rien, en dehors de quelques vieilles histoires familiales. En fait, en Alsace-Lorraine, le souvenir de la France s’estompe de génération en génération. On le remarque à propos d’un de ses amis, tenté par l’engagement volontaire dans l’armée allemande, mais qui se heurte à l’opposition de son père qui « louche un peu de l’autre côté des Vosges » (p. 50). Pour beaucoup de jeunes Alsaciens, la France ne représente rien de concret, ce qui n’empêche pas une certaine affection à son égard. Ainsi, à bord de son bateau-hôpital, Rehberger se montre tout aussi bienveillant avec les blessés français qu’avec les Allemands, malgré ses connaissances linguistiques fragiles. Il supporte d’ailleurs assez mal un de ses collègues, « à cause des propos haineux qu’il profère continuellement contre les Français » (p. 56). Cela n’empêche, il se sent avant tout allemand et entretient des rapports très amicaux avec ses collègues, avec qui il entonne les chants patriotiques et partage l’ivresse de certaines soirées. Comme eux, il éprouve peu de considération pour les Russes : évoquant un déserteur russe arrivant dans leurs lignes avec du savon en guise de présent, il note : « Mais alors, ils se lavent donc les Russes ? » (p. 138). Toutefois, en tant qu’Alsacien, il se sait suspect aux yeux des autorités. Cette suspicion est révélée à l’occasion de la désertion d’un groupe d’Alsaciens de son régiment : tous les autres font ensuite l’objet d’une mesure disciplinaire et sont envoyés dans des secteurs hostiles, ce qui le pousse à écrire : « Nous sommes la lie de l’armée » (p. 136). Il se sent victime d’une autre mesure discriminante : contrairement à ses camarades sortis de l’école d’officiers, il ne reçoit pas le brevet d’officier mais le grade d’adjudant, car l’enquête menée par le gouvernement militaire de Strasbourg indique « A fréquenté des familles françaises avant la guerre ! » Il en garde une certaine amertume : « Qu’étais-je avant la guerre ? Un gosse de seize ans bien incapable de mijoter des projets antinationaux. Les familles où j’étais reçu ? Celles de mes camarades de classe, parbleu ! – archi-allemandes pour la plupart » (p. 206).
Les conditions de vie du soldat allemand, de la caserne à la tranchée (principalement sur le front oriental), sont assez bien renseignées dans le témoignage de Rehberger. On y retrouve les préoccupations habituelles du soldat, au premier rang desquelles se hissent le ravitaillement et l’alimentation en général, qui semblent souvent poser problème sur le front russe, le courrier, le repos et les permissions. Les difficultés de la vie dans les tranchées, liées au froid, aux inondations consécutives à la fonte des neiges, aux poux, aux maladies sont abordées avec le détachement qu’un témoignage tardif peut comporter, voire avec humour : « Est-il possible de vivre pendant des mois, sans claquer d’étisie, dans un taudis pareil pire qu’une caverne préhistorique ? Il paraît que oui » (p. 95). Un peu plus loin, il évoque les malades dans un hôpital de campagne, livrés « sans défense à la Triple-Entente impitoyable des poux, des puces et des punaises… » (p. 96). La routine (« on s’habitue aux pires choses », p. 52), mais aussi la lassitude qui culmine en 1918 (« Relevés ! La nouvelle est fameuse, mais elle nous laisse indifférents. A quoi bon se trimbaler vers ailleurs. Au fond nous aimerions autant rester là. Nous sommes devenus totalement insensibles ! », p. 220) sont également soulignées par l’auteur. Ce dernier, décidé à témoigner des horreurs de la guerre, se heurte à la difficulté de sa mise en récit : « Comme ils seraient pâles, les mots qui voudraient peindre cette horreur ! » (p. 173). Il nous laisse entrevoir la palette d’émotions ressenties par le soldat avant (« Nos nerfs sont tiraillés », p. 140), pendant (« un instant je me demande pourquoi et de quel droit je démolis ces gens que je ne connais pas. Brève lueur aussitôt éteinte par la saoulerie du meurtre. Aussi féroce qu’à huit ans, je continue d’abattre mes soldats de plomb. Quelle jolie voix tu as, petite mitrailleuse… », p. 127) et après les attaques (parlant de lui et ses proches camarades : « nous devons être devenus un peu mabouls tous les trois » p. 129).
GEORGES Raphaël, mai 2014

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Molinet, Louis (1883-1979)

Louis Molinet naît de parents alsaciens le 31 octobre 1883 à Wengelsbach, une annexe de Niedersteinbach, en Alsace du Nord. A la fin de sa scolarité, il est employé à la carrière de Pirmasens (Palatinat), puis aux aciéries de Rombas et de Hayange (Moselle), et enfin comme charbonnier. D’octobre 1905 à septembre 1907, il effectue son service militaire au 9e régiment d’infanterie rhénan à Diez-an-der-Lahn. En novembre 1909, il épouse Madeleine Spill ; le couple s’installe à Lembach. De leur union naissent quatre enfants, dont trois avant 1914. Au début de la guerre, il est mobilisé dans le 60e régiment d’infanterie de réserve et participe aux combats sur le front de Lorraine. Il passe près d’une année, entre juillet 1915 et juin 1916 dans le secteur d’Avricourt-Amenoncourt. De juillet à novembre 1916, il alterne les séjours à l’hôpital pour soins dentaires et les permissions pour travaux agricoles et forestiers. Cette période à l’arrière prend fin le 22 novembre, jour de son départ pour le front oriental (en Volhynie, Galicie et Bucovine). A la mi-mai 1917, l’ensemble de son régiment retourne sur le front ouest, à l’exception des Alsaciens-Lorrains. Transféré dans un autre régiment, Molinet est alors formé au tir de mortier, poste auquel il est désormais affecté. Il passe l’été 1917 entre le front et l’arrière. En septembre, son régiment rejoint le front balte, et il y participe notamment à la conquête des îles estoniennes. Il est décoré de la Croix de fer 2e classe le 20 novembre 1917. Suite à une hospitalisation au début de janvier 1918, il est muté dans un bataillon de réserve et demeure dès lors à l’arrière. Il obtient deux permissions d’un mois en juin (suite au décès de son frère Alfred au front), et en septembre. Le 9 novembre, il adhère au comité de soldats de son régiment. Il est ensuite démobilisé le 16 janvier 1919. De retour, il est employé comme mineur aux puits de pétrole de Pechelbronn, où il travaille jusqu’à sa retraite en 1939. Le 1er septembre 1939, comme tous les habitants de Lembach, la famille Molinet est évacuée à Droux en Haute-Vienne. A leur retour, l’Alsace est à nouveau allemande, mais cette fois sous le régime nazi. Leur maison est détruite par un obus américain en décembre 1944 et n’est reconstruite qu’en 1955 grâce aux dommages de guerre. Louis Molinet décède en septembre 1979 à l’âge de 96 ans. Tout au long de sa vie, son expérience de la Grande Guerre demeura un souvenir fort, qu’il se plaisait à raconter (selon le témoignage de son petit-fils Jean-Claude Fischer, que nous remercions pour ses nombreuses précisions).
Publié sous une forme traduite (« Le carnet de Louis Molinet. Un habitant de Lembach raconte sa guerre de 14-18 », in l’Outre-Forêt, n°109, 2000, p.21-36), ce journal de guerre est à l’origine rédigé par Louis Molinet au fur et à mesure des évènements, au crayon et en allemand, sa langue maternelle, dans un petit carnet de poche. Celui-ci contient en outre un certain nombre d’informations usuelles : des listes d’adresses (les siennes, successives, ainsi que celles d’amis, camarades ou parents), des listes de courriers ou colis reçus, les dates auxquelles il a communié, la signification des signaux lumineux, les dates et le montant versé aux emprunts de guerre, ainsi qu’une liste de mots courants français traduits et transcrits phonétiquement. L’ensemble s’apparente donc à un carnet de route recueillant les informations que l’auteur a jugé utile de conserver auprès de lui. Dans ce carnet, le récit ne commence qu’en juin 1915, sans aucune référence aux mois précédents, ce qui laisse supposer qu’un premier carnet contenant les mois d’août 1914 à juin 1915 a dû être perdu.
Louis Molinet y livre un récit chronologique très détaillé de ses mouvements, stipulant consciencieusement les dates, horaires et lieux de destination. Il s’agit souvent de l’essentiel de l’information relatée. Il ne s’attarde pas sur certaines périodes comme ses séjours à l’hôpital ou ses permissions, ni sur l’année 1918 passée essentiellement à l’arrière. Les descriptions des évènements vécus ne tiennent souvent qu’en quelques mots, jugés sans doute suffisamment évocateurs pour pouvoir lui rappeler les faits le moment venu. C’est le cas pour les moments de la vie quotidienne comme pour les combats successifs. Certaines batailles, notamment celle où il échappa de peu à la mort, et certains évènements exceptionnels sont un peu mieux renseignés, comme les tentatives de fraternisations russes en avril 1917 ou la désertion de deux soldats français le 9 mai 1916 : « vidant une grenade à main, ils y ont mis un billet signé avertissant de leur venue dans la soirée (…) ils sont arrivés comme prévu » (p.26). Quand il revient plus longuement sur des épisodes, il garde un certain détachement : il décrit ainsi, sans émotion, comme trop habitué à ce genre de spectacle, les derniers moments d’un camarade alsacien mourant, qui en plus est en parenté avec sa femme : « Jambes et entrailles arrachées, il ne mesurait plus que 80 cm, mais vivait encore (…) puis il a rendu l’âme » (p.29). Ses impressions personnelles, plutôt rares, sont aussi succinctes. Elles portent cependant autant sur les horreurs (le 8 octobre 1915 : « c’est terrible à voir (…) C’est en fait la journée la plus terrible que j’aie vécu jusque-là »), les difficultés (liées au froid et à la neige par exemple : « je n’ai jamais vu ça de ma vie », p.29), que sur les moments plus agréables (le 14 mai 1917, après un repas copieux et une séance de cinéma, représente sa « plus belle journée en Russie »). De la même manière, il nous laisse entrevoir ses préoccupations de soldat, qu’il s’agisse de sauver sa peau et de survivre aux épreuves de la guerre (la religion tient une place importante à cet égard), de la nourriture qui manque parfois cruellement, notamment sur le front oriental (« nous souffrons beaucoup de la faim », p.30), ou de l’attente impatiente du courrier et des colis de sa famille.
Contrairement à certains témoignages d’Alsaciens ou de Lorrains, le carnet de Louis Molinet ne contient aucune considération politique, ni formes de critiques à l’égard du militarisme allemand. Certes, il peut exister une forme d’autocensure, l’auteur pouvant être soucieux de ne rien écrire qui puisse se retourner contre lui dans le cas où le carnet se perde. Il ne fait par exemple aucun commentaire lorsque tout son régiment, à l’exception des Alsaciens-Lorrains, retourne sur le front occidental. Cependant, il semble qu’il ne remette pas en cause son service dans l’armée allemande et qu’il effectue sa tâche avec un certain sens du devoir. Peut-être est-ce lié à la transmission de valeurs militaires par un père qui connut le service de 6 ans et la guerre de Crimée dans l’armée de Napoléon III. En tout cas, tandis que Louis est décoré de la Croix de fer en novembre 1917, son frère Pierre est élevé au rang de caporal. Par ailleurs, Louis évoque avec déférence ses généraux (« Son Excellence le général en chef Falkenhausen », p.22 ; « son Excellence le lieutenant général Von Estorff », p.30), et quand son camarade alsacien décède au front, c’est en « donnant ainsi sa vie pour la patrie » (p.29). Loyal pour le régime impérial, il ne semble pas pour autant vouer de haine particulière à l’égard des Français. Ceux-ci sont simplement les adversaires d’en face, contre qui « nous déployons (…) nos mitrailleuses devant les barbelés et vengeons nos camarades qui viennent de tomber » (p.22). Cela ne l’empêche pas de noter plus loin : « nos fusils crachent le plomb sur ces pauvres Français (…) Les pauvres camarades Français tombent comme fauchés ». Dans cette guerre qui divise les hommes en deux camps, Molinet reste à la place qui lui est attribuée, et projette ses espoirs sur les moments préservés du danger du front : il apprécie ainsi la période de formation au tir de mortier « car là nous sommes en paix, bien tranquilles à l’arrière du front » (p.30). De même, il n’hésite pas à contrevenir au règlement quand il s’agit de rejoindre se femme lors de cantonnement à Sarrebourg (p.25).
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Jolidon, Paul (1892-1984)

1. Le témoin

Paul Jolidon naît le 14 octobre 1892[1] à Jungholz, village alsacien de l’arrondissement de Guebwiller, dans une famille nombreuse dont le père est fonctionnaire des postes. Avide d’aventure, il s’engage dans la marine impériale en 1908. En 1909-1910, il effectue sa première croisière en Méditerranée sur le navire-école Hansa. En juillet 1912, il embarque à bord du paquebot Gneisenau à destination de Sydney en Australie. A  son arrivée, il est affecté sur le croiseur Condor pour la durée de sa campagne du Pacifique. Il est de retour en Allemagne dans sa base d’origine à Kiel en juillet 1914, à la veille de la mobilisation générale qui le conduit à bord d’un croiseur naviguant en mer Baltique, l’Undine.
Au début de l’année 1915, il nécessite une hospitalisation à la suite de laquelle on décide de ne pas l’envoyer tout de suite en mer pour lui éviter une rechute. Il est donc nommé formateur pour les nouvelles recrues. Il trouve bientôt le moyen d’échapper à cette vie jugée trop monotone en s’engageant sur un croiseur auxiliaire, le Vienna (rebaptisé par la suite Meteor). C’est ainsi que débute son expérience de corsaire qui le mène essentiellement en mer du Nord et en mer Blanche. Elle prend fin moins d’un an plus tard le 29 février 1916 quand, lors d’une mission à bord du Rena, il est fait prisonnier avec ses autres camarades rescapés d’une bataille navale désastreuse pour l’équipage allemand. Il connaît alors la captivité dans différents camps britanniques puis des conditions de détention plus favorables en Hollande à partir d’avril 1918.  En novembre 1918, les évènements révolutionnaires puis l’armistice permettent son retour à Kiel et enfin en Alsace en mars 1919[2]. Dès le mois de juillet 1919, il entre dans l’administration française des douanes en Sarre, en qualité de préposé. Il épouse l’année suivante une jeune femme de Mulhouse avec qui il aura deux enfants[3]. En 1929, après sa réussite au concours de commis des douanes, il obtient un poste à Apach en Moselle, puis à Merzig en Sarre, où il demeure au moment de la publication de son ouvrage.
2. Le témoignage

JOLIDON Paul, Un Alsacien avec les corsaires du Kaiser, Hachette, 1934, 254 pages.

L’ouvrage de Paul Jolidon appartient à cette nouvelle vague dans la production de témoignages de la Grande Guerre qui sont publiés à partir de la fin des années 1920 et qui trouvent à nouveau un public. Lors de sa publication, il semble même connaître un certain succès à l’échelle nationale, auréolé du prestige d’avoir remporté le 1er Prix du Roman du Temps pour l’année 1934. Le quotidien national, ancêtre du Monde, en fait un large écho dans ses colonnes en publiant une partie de l’ouvrage sous la forme d’un feuilleton quotidien entre le 21 décembre 1933 et le 18 janvier 1934. Dès lors, d’autres journaux s’en font les relais, et la publicité pour l’ouvrage dépasse les frontières jusqu’en Belgique par exemple, où la Revue belge offre à ses lecteurs un chapitre de l’ouvrage dans son numéro du 1er avril 1934, ou encore en Allemagne où il est traduit et publié en allemand[4]. Ainsi, contrairement à la plupart des alsatiques, c’est-à-dire des livres concernant l’Alsace, sa diffusion est nationale avant d’être régionale[5].

Bien qu’ayant été primé du « prix du Roman », il s’agit bien du récit de son expérience de guerre. Les qualités littéraires de l’auteur, parmi lesquelles une écriture limpide, en rendent la lecture aisée et bien souvent captivante quand on suit ses missions de corsaire. On peut cependant regretter le manque de repères chronologiques, surtout dans la seconde partie de l’ouvrage consacrée à sa captivité.

Quand commence son récit, en juin 1914, il est rapatrié avec 1800 autres marins allemands vers l’Europe à bord du paquebot Patricia. C’est au passage du canal de Suez qu’ils apprennent l’attentat de Sarajevo. Le navire arrive à destination après 37 jours de voyage, le 17 juillet 1914. Jolidon rejoint sa base d’origine à Kiel, mais la mobilisation générale du 1er août intervient avant qu’il ne puisse profiter de son congé pour entamer son retour en Alsace. Il est d’abord affecté à Dantzig sur l’Undine, un croiseur employé à des missions de reconnaissance des positions russes (notamment dans le golfe de Riga) ou à la surveillance de l’Øresund afin d’empêcher l’accès du détroit aux sous-marins anglais. Le navire est ensuite immobilisé quelques mois à Kiel pour subir des transformations puis reprend ses activités au début de janvier
1915. Cependant, Jolidon nécessite une hospitalisation pour soigner des fièvres récurrentes. Il passe ainsi 18 jours dans un hôpital de Kiel, au terme desquels on décide de ne pas le renvoyer tout de suite en mer, à son grand regret,  mais plutôt de l’affecter au dépôt de la première division navale de Kiel afin d’y former les jeunes recrues. Résolu à retourner en mer, il se présente au bureau du personnel pour faire partie d’ «un navire marchand (…) mystérieusement armé » (p.31), du même type que les « forceurs de blocus » qui l’attirent beaucoup (p.32). Au début d’avril 1915, il parvient ainsi à être intégré à l’équipe du Vienna, un navire marchand transformé en croiseur auxiliaire. A son bord, Jolidon est chargé du canon de tribord. Fin mai, après les dernières mises au point, le navire prend le large dans la mer du Nord. Rebaptisé Meteor, il doit atteindre la mer Blanche et barrer l’accès au port d’approvisionnement russe d’Arkhangelsk en y déposant au large une barrière de mines.  Sur le trajet du retour, tous les navires civils rencontrés et suspectés de ravitailler l’ennemi sont coulés. A leur retour vers la mi-juin, la mission ayant été achevée avec succès, une partie de l’équipage est décorée de la croix de fer, dont Jolidon, puis un congé leur est accordé. Il peut enfin entreprendre un retour en Alsace après quatre années d’absence. Au début du mois d’août, il participe à la nouvelle mission du Meteor qui consiste à larguer des mines au large d’une base navale britannique dans le Moray Firth (au nord-est de l’Ecosse). Accomplie avec
succès, le retour est cependant moins aisé que lors de la première expédition. En effet, ils sont très vite rattrapés par une force navale britannique nettement supérieure, ce qui décide le commandant von Knorr à évacuer l’équipage du Meteor sur un voilier intercepté en chemin puis à saborder son navire. Cela a permis d’éviter une bataille navale perdue d’avance pour les marins allemands, rentrés finalement sains et saufs. N’ayant plus de navire d’affectation, Jolidon est à nouveau employé à l’instruction des recrues jusqu’en février 1916. Il reçoit alors une nouvelle affectation en tant que sous-officier sur le croiseur auxiliaire Greif (rebaptisé ensuite Rena). Fin février, celui-ci part en mission en mer du Nord mais ne peut échapper cette fois à une bataille navale fatale contre des croiseurs auxiliaires britanniques. Le Rena finit par sombrer et seuls 117 rescapés, parmi lesquels Paul Jolidon, sont recueillis, faits prisonniers puis débarqués à Edimbourg avant d’être dirigés vers le camp de Handforth, près de Liverpool. Il transite ensuite à Altrincham puis est employé pour travailler au camp de Bramley en tant que sergent fourrier à partir de la fin de l’été 1917. Son séjour à Bramley est écourté par l’annonce du transfert de tous les prisonniers gradés en Hollande. Le départ est cependant différé à plusieurs reprises, si bien qu’avec ses pairs, Jolidon doit passer l’hiver dans un dernier camp britannique, celui de Brocton. Le 2 avril 1918, à sa grande satisfaction, il est enfin transféré à Rotterdam. C’est dans cette ville, où il jouit d’une
semi-liberté, qu’il termine la guerre sans trop se soucier des évènements militaires. A la faveur de l’agitation révolutionnaire qui gagne la ville de Rotterdam, puis de l’armistice, sa captivité prend fin de fait et il peut retourner avec ses camarades à Kiel. Il y participe à la révolution des marins qui selon lui correspond davantage à un ras le bol contre l’autorité des officiers qu’à un mouvement révolutionnaire communiste (p.244-245). Dans ce contexte troublé, n’ayant pu obtenir satisfaction de l’ensemble de leurs revendications légitimes (vêtements civils, rappel de solde,…), il décide finalement avec un autre Alsacien de prendre le chemin du retour vers une Alsace désormais française.

3. Analyse

Le témoignage de Paul Jolidon est tout d’abord l’œuvre d’un marin passionné dont la soif d’aventure et de voyage le conduit à s’engager comme volontaire dans la marine impériale avant la guerre. Revêtir la tenue de marin représente alors « la réalisation de notre rêve d’enfant » (p.105). Sa campagne dans le Pacifique est une expérience profondément marquante dont il garde longtemps un bon souvenir (empreint d’une grande nostalgie quand il se retrouve prisonnier, p.100) et à laquelle il revient ponctuellement au cours de son récit. D’ailleurs, pour lui, un des seuls intérêts que suscite sa fonction occasionnelle de formateur est de pouvoir transmettre sa passion aux nouvelles recrues et leur conter le récit captivant de ses aventures passées (p.105-108). Les descriptions qu’il nous livre des paysages (émerveillement devant des paysages littoraux, p.16), des contrées traversées et des populations rencontrées (les « indigènes » de Port-Saïd, p.7-8) agrémentent le récit de ses opérations militaires et apparentent maintes fois son témoignage de guerre à un récit de voyage. Marin passionné, il trouve dans l’engagement au sein de la marine de guerre un moyen d’échapper à l’armée de terre et à ses officiers méprisants. Il nous rend ainsi compte des rivalités pouvant exister entre ces deux composantes de l’armée (p.57, 58), et du cloisonnement existant entre les marins et les autres soldats (p.191). Entré dans la marine de guerre par passion des océans plus que des armes, il n’en demeure pas moins fier de porter cet uniforme et assiste admiratif aux grandes manœuvres des monstres d’acier qui constituent les flottes allemande (p.10) ou anglaise (p.36). Son goût de l’aventure l’empêche de se satisfaire de rester à quai comme beaucoup de ses camarades (« le service à terre ou la discipline de fer sur les vaisseaux de ligne immobilisés sont sans attrait pour moi » p.98). Ainsi, il préfère être à bord d’un croiseur que sur « un de ces grands cuirassés, condamnés à attendre on ne sait quoi » (p.68), et fait le choix de s’engager comme corsaire pour échapper à la formation des recrues. Il nous livre ainsi un témoignage inédit sur la guerre de course allemande. Les renseignements abondent sur le déroulement des missions auxquelles il participe, l’équipement des croiseurs auxiliaires ou les ruses employées pour éviter de croiser des ennemis (le secret autour des missions, le camouflage des armes, le changement de nom des navires. (Voir par exemple p.121 à 125 pour le Greif). Il témoigne également des difficultés de la vie à bord de ce type de navires, notamment des peurs ou des craintes liées en particulier au transport d’énormes quantités d’explosifs (les mines), très risqué surtout en cas d’attaque ou de tempête, suivies du soulagement général une fois le largage accompli. Les récits des batailles navales, moments forts du témoignage, en renforcent l’originalité par rapport aux publications majoritaires des combattants des tranchées. En une dizaine de pages, l’auteur revient par exemple sur les combats à l’issue fatale qui opposent le Rena à deux croiseurs auxiliaires anglais, l’Alcantara et l’Andes (p.127-138). Il y décrit l’intensité des combats, les dégâts collatéraux puis la détresse à bord quand la défaite devient certaine : « sans mot dire, quelques marins découragés se jettent à la mer » (p.134), « chacun cherche le salut comme il peut, et abandonne ce brasier sinistre » (p.135). De son côté, Jolidon quitte le navire avec un de ses hommes sur la porte des toilettes, arrive à rejoindre un peu plus loin un radeau, puis affronte l’attente angoissante de se faire recueillir (« les appels des mourants nous glacent le sang », p.141).

Le second apport de cet ouvrage est de nous renseigner sur les conditions de captivité dans les camps britanniques puis en Hollande. En effet, suite au désastre naval du Rena, les rescapés sont recueillis par leurs adversaires britanniques et conduits à Edimbourg où ils sont d’abord détenus dans un gymnase puis dans une forteresse. Les conditions de détentions y sont bonnes et les prisonniers entretiennent même des rapports amicaux avec leurs gardiens. C’est le temps des interrogatoires individuels (p.152) pendant lesquels les Anglais tentent de récolter le maximum d’informations sur la guerre de course allemande. Ils sont ensuite dirigés vers le camp de Handforth (p.157), près de Liverpool, qui compte environ 3000 prisonniers de guerre allemands, dont beaucoup sont  rescapés de navires de guerre ou de sous-marins. A partir de l’été 1916, il accueille aussi des combattants de la Somme qui arrivent dans un triste état : « leurs visages, gravés par la vie terrible du front, disent mieux que des mots les souffrances qu’ils ont endurées » (p.163). Dans les dortoirs, il devient alors fréquent que certains d’entre eux se lèvent la nuit en hurlant et fuyant « devant des lance-flammes imaginaires » (p.175). Après environ une année passée à Handforth, il est transféré au camp d’Altrincham (sans doute au printemps 1917), puis dans un camp à Bramley vers la fin de l’été, et enfin un dernier à Brocton en hiver 1917. Pour chacun de ces camps, il livre une description du fonctionnement et des conditions de vie, dont les pires sont à Bramley :  le camp, encore inachevé à son arrivée, est construit sur une terre argileuse collante, les dortoirs n’ont ni portes ni fenêtres et des grillages de fer avec de la paille font office de lit (p.187). Pour tous, la vie dans ces camp est très monotone, les seuls moments agréables sont les sorties dans la campagne. Outre le petit artisanat qui occupe la plupart des prisonniers, la principale distraction de Jolidon est la lecture de la presse française et anglaise. Cela lui permet de consolider ses connaissances en français, d’apprendre l’anglais, et aussi de se tenir informé de l’actualité. Il occupe par la suite les fonctions de sergent fourrier au camp de Bramley  (il s’occupe du stock des vêtements et des ustensiles divers destinés aux prisonniers), puis d’aide-cuisinier à Brocton. Pour les soldats gradés qui, comme Jolidon, sont transférés à Rotterdam en avril 1918, les conditions de vie s’améliorent nettement : en semi-liberté, installés dans des maisons confortables, ils sont seulement astreints à passer la nuit dans leur maison et à se présenter à l’appel quotidien. Des cours leurs sont dispensés le matin, le reste de la journée étant libre.

Enfin, ce témoignage illustre toute l’ambiguïté du cas des Alsaciens-Lorrains pendant la Grande Guerre, partagés pour la plupart entre une expérience militaire dans les rangs de l’armée allemande et des sentiments francophiles plus ou moins prononcés. Bien que l’ouvrage soit rédigé des années après la guerre, ce qui en conditionne forcément l’écriture, on peut tout de même en dégager certains aspects. Paul Jolidon semble parfaitement intégré dans la marine allemande, dans laquelle il s’est engagé volontairement dès 1908. Il y a tissé des relations d’amitié fortes avec ses camarades, dont beaucoup se retrouvent avec lui sur l’Undine au début de la guerre, ce qui rend la séparation d’autant plus difficile quand il les quitte pour être hospitalisé au début de l’année 1915 (p.19). En bon soldat allemand passé par l’école puis par le service militaire, il cultive la mémoire de « héros » militaires allemands comme le « pionnier Klinke » (p.23)[6] ou son ancien lieutenant, le courageux Harren (p.25). Son propre courage lors de la première mission du Meteor lui vaut d’être décoré de la croix de fer puis  d’être promu sous-officier. Pourtant, cette carrière exemplaire ne l’empêche pas d’entretenir des liens d’affection pour la France qui semblent assez forts et lui font écrire : « si nous faisions la guerre contre la France seule, je me ferais hospitaliser pour paludisme » (62). Il a cependant conscience de sa position ambiguë : il sait qu’il combat indirectement contre la France, mais il s’en justifie ainsi : « il faut s’être trouvé dans les foules enthousiastes de soldats, avoir été fasciné et bouleversé à la fois par leur exaltation, pour comprendre ces tourments intimes. Nous aimons la France et voudrions qu’elle ne fût pas du côté des ennemis de l’Allemagne » (62-63). Pour lui, les vrais ennemis sont les Anglais. Déjà avant la guerre, il avait remarqué le « caractère fier et un peu méprisant des marins anglais » (p.61), à l’opposé du bon souvenir qu’il garde des marins français rencontrés dans les ports du Pacifique. Par ailleurs, comme beaucoup de soldats alsaciens-lorrains, il subit les différences de traitement qui leur sont réservés. Jolidon y est surtout confronté au moment de profiter de son congé pour rentrer en Alsace. En effet, son domicile étant proche de la zone de front, les autorités allemandes établissent d’abord une « enquête de loyauté » pour s’assurer qu’il ne soit pas tenté de déserter une fois rentré (p.56). On peut cependant noter une forme de résignation face à ce que certains considèrent comme une grande injustice. En effet, par souci de loyauté et pour ne pas éveiller sur lui des soupçons de désertion, Jolidon n’osait pas demander de permission (p.22). Rester loyal sans laisser paraître ses sentiments francophiles, ni s’offusquer contre des injustices, c’est accepter son sort d’Alsacien et ne pas compromettre son avenir en cas de victoire allemande. On en trouve l’illustration lors de sa captivité, quand sa sœur lui conseille de demander d’être transféré dans un camp en France au titre d’Alsacien : il réfléchit et rejette finalement l’idée car il craint que son engagement volontaire dans la marine lui soit reproché (p.189). De plus, à ce moment il envisage encore une carrière d’officier dans la marine marchande allemande, et craint ne pas pouvoir réaliser une telle carrière en France. Pourtant, il semble bien que la captivité change son regard sur l’Empire allemand, notamment à la lecture régulière de la presse française et anglaise. Il se forge alors une opinion nouvelle de l’Allemagne et de ses dirigeants, et dresse un portrait de l’Allemand (p.177), différent des Alsaciens : « je n’ai aucun enthousiasme pour ce qu’ils appellent la patrie. (…) Ma grande patrie de marin, c’est la mer ; ma petite patrie terrestre, c’est l’Alsace » (p.178). Au final, il semble ravi du nouveau destin français de l’Alsace-Lorraine, avec la « certitude que nous avons tous conservé ou retrouvé l’amour de la France » (254).

Raphaël GEORGES, août 2012


[1] Son acte de naissance est consultable en ligne : http://www.archives.cg68.fr/Services_Actes_Civils_Affichage.aspx?idActeCivil=2975&Image=149&idCommune=157&idTypeActe=2&idRecherche=1&anneeDebut=1892&anneeFin=
[2] Information extraite d’un article lui étant consacré dans le quotidien Le Temps, en date du 20 décembre 1933 (p.8).

[3] C’est du moins sa situation familiale en décembre 1933, telle qu’elle apparaît dans l’article du Temps mentionné ci-dessus.

[4] Paul Jolidon, Mit deutschen Kaperschiffen im Weltkrieg: Erlebnisse eines elsässischen Matrosen auf deutschen Blockadebrechern, Berlin, 1934.
[5] Il remporte le 3e prix ex aequo de l’ « Alsace littéraire » en 1936.

[6] Karl Klinke, soldat prussien s’étant illustré en sacrifiant sa vie lors de la guerre des Duchés contre le Danemark en 1864.

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Lechner, Jean (1893-1955)

1. Le témoin

Jean Lechner naît à Strasbourg le 14 juin 1893, d’un père alsacien et d’une mère allemande originaire de Düsseldorf. Cet exemple d’union mixte n’est pas inhabituel à cette époque en Alsace-Lorraine, surtout dans les grandes villes du Reichsland qui ont accueilli le plus grand nombre de migrants allemands au cours de l’Annexion. Né allemand, il poursuit sa scolarité jusqu’à l’obtention de l’Abitur, équivalent du Baccalauréat. Contrairement à la plupart des jeunes de son âge, il parle couramment français. Dès août 1914, à l’âge de 21 ans, il est mobilisé dans un régiment d’artillerie de l’armée allemande. Durant ses premiers mois de formation d’artilleur, il tire tous les bénéfices de sa bonne condition physique liée à une pratique régulière de la natation avant la guerre. Il rejoint le front de Champagne en février 1915 et y demeure jusqu’en avril, avant d’être transféré vers le front oriental en Pologne. En août, il est affecté aux équipes de téléphonistes. A sa grande satisfaction, sa campagne russe prend fin en septembre de la même année, quand il est redirigé vers la Champagne. Après avoir connu des combats très meurtriers dont il sort indemne, il est promu caporal le 20 octobre 1915. Un mois plus tard, il change de secteur pour celui de Verdun où il participe au début de la grande bataille en février 1916, avant d’obtenir sa première permission à Strasbourg le 1er avril. Là, il est affecté auprès d’une batterie de réserve à Schiltigheim afin de former les jeunes recrues. Il est par ailleurs cité à l’ordre de l’armée et décoré de la croix de fer 2e classe. Il repart au front à Verdun le 24 juin 1916. Ensuite, les permissions dans sa famille sont plus fréquentes et il connaît des promotions successives : le 1er janvier 1917 il est promu maréchal des logis, puis le 3 juillet lieutenant de réserve. Parallèlement, il intègre une formation d’officier d’artillerie qui  lui permet de quitter le front régulièrement pour des périodes variables. A chaque fois, ces périodes sont accueillies avec beaucoup de soulagement, comme autant de jours de répit loin du front (p.115). Après une dernière formation sur la logique de guerre entre le 25 juillet et le 8 septembre 1918, il rejoint le front dans les Ardennes. Bien que la guerre ne laisse plus aucun espoir de victoire du côté allemand, cet Alsacien est encore décoré de la croix de fer 1ère classe le 5 novembre. Malgré quelques difficultés rencontrées au passage du Rhin avec les troupes françaises, il peut enfin retrouver sa famille au début du mois de décembre 1918. Réintégré dans la nationalité française, il se marie en 1922 puis s’installe avec sa femme à Colmar, où il obtient un poste de fonctionnaire à la préfecture. Son passé militaire sous l’uniforme allemand le rattrape en 1940 quand l’Alsace est annexée de fait par l’Allemagne nazie. Les nouvelles autorités en place tentent alors de se rallier cet ancien officier de l’armée impériale, mais en vain car malgré les pressions et les menaces d’expulsion, celui-ci demeure hostile au IIIe Reich. Redevenu français en 1945, il s’éteint 10 ans plus tard, en décembre 1955.

2. Le témoignage

« Journal de la guerre 14/18 du soldat Jean Lechner », in Catherine Lechner, Alsace-Lorraine. Histoires d’une tragédie oubliée, Séguier, Paris, 2004, p.13-176.

Jean Lechner a rédigé son journal de guerre en allemand et semble avoir mis un point d’honneur à le tenir le plus régulièrement possible, depuis sa mobilisation jusqu’à son retour des armées. Ce n’est cependant pas la forme originale de ce journal qui a été éditée ici, mais la version traduite en français par les propres soins de son auteur. En effet, une fois la guerre terminée Jean Lechner entreprend de traduire son journal. Cela lui semble être un « bon exercice » linguistique au moment où le français redevient la langue officielle dans sa région natale (p.167). Il décide ensuite de brûler le journal original en allemand, comme pour effacer un peu d’un passé devenu controversé dans le contexte d’effervescence tricolore qui suit la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France. Cela rend donc impossible toute confrontation entre la source originale et sa traduction. Catherine Lechner, qui est à l’origine de sa publication, n’y a apporté aucune modification.

3. Analyse

Le premier intérêt d’un journal de guerre est d’offrir à l’historien une multitude de détails sur la vie quotidienne des soldats. Outre les qualités littéraires de Jean Lechner, la longueur de son service (52 mois) et la variété des théâtres d’opération sur lesquels il a été engagé font de son témoignage un outil remarquable pour appréhender les difficiles conditions de vie au front. Le froid (p.133), la boue (p.33, 39), les poux et plus généralement la mauvaise hygiène (p.34, 39, 52) sont des thèmes omniprésents, tout comme les préoccupations quotidiennes du soldat en dehors des combats : la faim, la soif et l’alimentation (voir notamment p.54, 102) occupent une place importante, de même que l’épuisement, la fatigue (p.85, 102), l’attente du courrier et la joie lors de son arrivée (p.45, 58, 78), ou encore la participation aux offices religieux (p.39, 110, 113, 127, 131, 139).

Ce témoignage permet également de suivre le parcours d’un soldat qui commence comme artilleur et finit la guerre comme officier. Les spécificités de la condition d’artilleur apparaissent au fil des pages, avec les changements réguliers de position, les longues marches, les travaux pour l’installation et le camouflage des pièces d’artillerie, puis les bombardements (l’auteur s’applique souvent à noter le nombre d’obus tirés), le bruit assourdissant qui occasionne des maux de tête, des vertiges, ou des saignements du nez et des oreilles (p.40). Pour Jean Lechner, à force de répéter sans cesse les mêmes gestes, la « guerre devient un métier » (p.63). Bien que moins soumis aux assauts de l’infanterie ennemie, l’artilleur craint des bombardements souvent meurtriers. Par ailleurs, Lechner est parfois désigné pour faire le guet en première ligne, ce qui constitue pour lui des moments où « la tension est à son comble » (p.57). Il connaît également l’épreuve du feu en première ligne en tant que téléphoniste, une fonction qui nécessite d’assurer les réparations des lignes lors des assauts. Cependant, malgré les risques encourus, il effectue son travail consciencieusement. Cela lui vaut de monter en grade et d’obtenir ainsi de meilleures conditions de vie, avec des heures de repos régulières, le confort d’un lit, une meilleure nourriture, une meilleure solde, et plus de temps libre qu’il peut mettre à profit pour ses loisirs (promenades à cheval, natation, théâtre, concerts ou casino).

Le style assez personnel d’un journal de guerre permet de pouvoir suivre l’évolution du moral de son auteur. Ici, le « cafard » et l’angoisse de la mort sont deux sentiments qui reviennent sans cesse. Dès août 1914, Jean Lechner fait part de ses réticences face à la guerre : « nous sommes jeunes et ne demandons qu’à vivre, à faire du sport, à poursuivre nos études et fonder une famille » (p.24). Puis, à partir de son baptême du feu en février 1915, il transcrit régulièrement et sans pudeur dans son journal la peur qui l’agite (p.34). Cette angoisse de la mort est très étroitement liée à sa profonde envie de vivre et/ou survivre à cette épreuve  (« je ne veux pas mourir » est une formule qui revient souvent). Tandis qu’à certains moments il veut croire à la bonne étoile qui l’a maintenu en vie quand ses camarades tombaient à ses côtés (p.74, 79), à d’autres sa désillusion est si grande qu’il se résigne à attendre une mort qui lui semble aussi certaine que prochaine (« J’ai un fort pressentiment. Cette fois je ne reviendrai pas », p.69. Voir aussi p.87-88). Ainsi, après la mort de ses plus proches camarades en septembre 1915, il n’attache plus aucune importance à sa vie et se porte volontaire pour des missions hautement dangereuses, qu’il s’agisse de faire le guet dans des postes d’observation pris pour cible par l’ennemi, ou bien d’aller réparer des lignes téléphoniques sous le feu de la mitraille. Il en sort pourtant à chaque fois indemne, et ses actes désespérés sont perçus par sa hiérarchie comme autant de preuves de courage et de bravoure qui lui valent une promotion au grade de caporal (p.89). Cependant, même avec les améliorations successives de sa condition, son fatalisme reprend régulièrement, notamment à partir de son arrivée à Verdun (« je vais mourir (…)  je ne reviendrai jamais de là », p.99). De la même manière, le cafard ne le quitte jamais longtemps et, même en permission auprès des siens, il a du mal à retrouver le calme intérieur auquel il aspire (p.58, 106, 150). Une forte lassitude se développe chez lui au cours de l’année 1918 devant une guerre qui ne se termine pas, accompagnée d’une amertume profonde envers les décideurs (« je hais ceux qui ont fait cette guerre » p.149, à nouveau p.162).

Enfin, l’intérêt principal de ce journal est de nous offrir un bon exemple de la complexité du cas des Alsaciens-Lorrains au cours de la Grande Guerre. Même s’il ne porte pas un grand intérêt aux affaires politiques de sa région natale, Jean Lechner semble être de tendance autonomiste, dans une famille dont le père et le frère sont francophiles et la mère allemande de naissance. Aussi, il est très vite confronté à un questionnement identitaire et s’interroge souvent sur le sens à donner à cette guerre. A la veille de son départ au front, il note : « Je n’ai pas de haine pour l’ennemi. Qui est l’ennemi, au juste ? Les Français aux côtés desquels certains de mes amis sont allés se battre ou les Allemands, les fils du pays de ma mère ? » (p.31). Cependant, les combats meurtriers auxquels il participe l’éloignent temporairement de ces réflexions, et il semble alors exercer son « travail » de soldat sérieusement et loyalement, sans jamais penser à déserter pour rejoindre les lignes françaises, ni hésiter à les combattre. Le 25 mars 1915, sur le front français, il écrit : « nous prenons des centaines d’obus sur la tête, j’en ferai prendre autant à mes ennemis (…) il faut tuer pour vivre » (p.41). Arriver à finir la guerre en vie et sans mutilation le préoccupe davantage que l’avenir politique de l’Alsace-Lorraine, qui fait pourtant l’objet de grands débats à l’arrière (p.107-108, et p.125 : « nous, Alsaciens, sommes les soldats oubliés de cette guerre (…) si plus tard je devais rester allemand ou devenir français, que m’importe »). Pourtant, les victoires alliées de l’été 1918 réactivent les questions d’identités et de sentiment d’appartenance : « beaucoup d’Alsaciens voudraient redevenir Français. Je le voudrais bien aussi » (p.159). Grâce à l’Armistice et à la démobilisation rapide de l’armée allemande, Jean Lechner arrive en gare de Kehl (première ville à l’est de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin) le 4 décembre 1918. Impatient de retrouver les siens, il se heurte cependant aux contrôles des troupes françaises stationnées à la frontière. Ce n’est qu’après de longues heures d’interrogatoire qu’il peut enfin retrouver ses proches. Comme beaucoup d’Alsaciens-Lorrains rentrés de l’armée allemande défaite, il vit mal la méfiance dont il fait l’objet à son retour dans la région natale, autant celle des nouvelles autorités françaises en place que celle d’une population devenue hostile à tout ce qui rappelle l’Allemagne (« nous rentrons chez nous où notre population maudit les soldats allemands » p.166). Son malaise se poursuit les journées suivantes, quand toute la ville est plongée dans une euphorie tricolore à laquelle il se sent étranger : « je me sens très fatigué devant cette effervescence, ce déploiement d’enthousiasme. (…) Les cafés sont bondés de gens qui crient leur haine de l’Allemagne. Je ne crois pas qu’aucun soldat alsacien revenant du front puisse s’exclamer de la sorte. Nous sommes avant tout heureux d’être vivants. Des voisins à mes parents s’interrogent sur mon indifférence devant la victoire des Français et me soupçonnent presque d’être germanophile » (p.167). Trouver une place dans la nation du vainqueur après avoir combattu dans les rangs du vaincu : ce passage exprime très bien la difficulté que ces soldats rencontrent à partir de leur retour pour se réintégrer dans une société alsacienne-lorraine qui a radicalement changé depuis leur départ.

Raphaël GEORGES, août 2011.

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Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

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