Lec’hvien, Michel (1890 – 1974)

War hent ar gêr          Sur la route de la maison

Hen ivez, pell a oa, a verve gant ar c’hoant da lâret, ha hepdale, kenavo d’ar Boched.

Lui aussi, depuis longtemps, bouillait du désir de dire sans délai kénavo aux Allemands.

1. Le témoin

À la mobilisation, Michel Lec’hvien est cultivateur dans la ferme de son père à Kermestr (Ploubazlanec, Côtes d’Armor). Il rejoint à 24 ans le 3e régiment d’artillerie à pied de Cherbourg, puis est transporté à Maubeuge pour renforcer l’artillerie de l’ensemble fortifié : il est fait prisonnier le 8 septembre 1914 lors de la chute de la place. Détenu dans différents camps, il réussit en avril 1916 à s’évader avec deux camarades et à atteindre la frontière hollandaise. Réincorporé au 3e RAP, il fait de l’instruction à Cherbourg jusqu’à son retour volontaire en ligne, avec le 105e régiment d’artillerie lourde en janvier 1918. Démobilisé en août 1919, il reprend la ferme familiale en 1921.

2. Le témoignage

War hent ar gêr – Sur la route de la maison –, sous-titré La Grande Guerre banale et exceptionnelle de Michel Lec’hvien, est un ensemble de textes publié aux éditions À l’ombre des mots en 2018 (275 pages). Le recueil a été publié à l’initiative de Marie-Claire Morin, éditrice fondatrice d’À l’ombre des mots et petite-fille de M. Lec’hvien. L’ouvrage propose deux versions du récit, avec des commentaires et explications de Yann Lagadec et Hervé Le Goff.

a. Le texte en breton est assez court, puisque ce récit d’évasion occupe 22 pages (p. 41 à p.62). War hent ar gêr est un petit opuscule paru en 1929,  qui reprend avec quelques modifications mineures le texte original paru en 1928 dans l’hebdomadaire Breiz. Ce récit est signé « eul laboureur » (le laboureur), dans un hebdomadaire régionaliste modeste par son tirage mais influent par sa diffusion dans les milieux bretonnants, il veut promouvoir la langue et la culture bretonne, son autre but étant moral et religieux, voire catéchistique (note 13 p. 31, H. Le Goff).

b.  Suit une traduction du récit de 1929 (p. 65 à p. 95), effectuée vers 1995 par Job Lec’hvien, prêtre et neveu de Michel, à usage familial. Cette traduction a été revue par Jef Philippe.

c. Viennent ensuite les Souvenirs d’un ancien combattant, la seconde version du témoin Michel Lec’hvien, rédigée cette fois en français vers 1970 ; ce récit a une taille plus conséquente (p. 97 à p. 153).

d. Hervé Le Goff propose un intéressant décryptage culturaliste (p. 15 à 38) et Yann Lagadec un appareil d’explication et de mise en perspective historique (p. 155 à 269).

3. Analyse

a. Le récit d’origine en breton

Dans le registre « témoignage Grande Guerre », outre la rare relation d’une évasion réussie – nous ne manquons pas de récits de captivité –, l’intérêt est ici la forme de cette narration. Il s’agit d’un texte en langue bretonne, très marqué par l’oralité, et pouvant ainsi être destiné à un jeune lectorat ; la publication dans la revue est accompagnée de quelques gravures d’illustration, la revue Breiz se voulant aussi un biais pour familiariser avec la lecture du breton ceux qui n’en étaient pas familiers (A. Le Goff).

b. Le texte d’origine traduit

On trouve ici les figures de style du conte, avec une invitation à l’écoute, et, scandant le récit, des comparaisons imagées, de la sagesse populaire, des proverbes et des dictons familiaux. Il s’agit vraiment d’un témoignage historique, nous dit le locuteur au début, car (p. 64) « ce n’est pas un conte [au sens de : ce n’est pas une fiction], ce que je vais écrire, mais une histoire vécue et véridique d’un bout à l’autre. » On peut prendre (avec autorisation de citation) cinq exemples pour exemplifier cette façon d’écrire ;

– p. 71 les prisonniers doivent abattre des arbres « Aucun salaire ne nous était donné pour notre peine. Je me fatiguai. « Si vous faites le mouton, disaient les anciens, vous serez tondus » De crainte d’être tondu trop court, je demandai à revenir à Sennelager. »

– p. 74 il se décide à préparer son évasion :

« Homme sage, avant d’entreprendre

Prends conseil tout d’abord. »

– pour fuir, il s’associe avec deux camarades, mais pas davantage (p. 75) : « Nous étions maintenant assez de trois. Il ne fallait pas trop publier le désir qui était dans notre esprit. Car, comme disent les Léonards :

La poule perd son œuf

Qui chante trop après pondre. »

– arrive le jour favorable (3 avril 1916) : « le vent était bon, il était temps de vanner. »

– puis pour clore cette première partie de l’évasion (p. 80) :

« Kenavo, ferme de Kamen,

Kenavo, gardien inattentif !

Demain, devant ton maître,

Tu feras une danse sans sonneurs ! »

Alain Le Goff précise que le frère de l’auteur, l’abbé Pierre-Marie Lec’hvien, un des principaux animateurs de la revue Breiz, a fait ajouter dans livret de 1929, avec l’accord de son frère, la phrase prosélyte finale (réussite totale de l’entreprise, fin du récit): « Le lendemain, dimanche des Rameaux, avec mon père (…) j’étais dans mon église paroissiale à la grand’messe, remerciant le Seigneur Dieu, la glorieuse Vierge Marie et Madame Sainte Anne. »  

c. Souvenirs d’un ancien combattant

En 1970, Michel Lec’hvien réécrit en français une nouvelle relation de son épopée (terme impropre car – en breton comme en français – le propos est très sobre). La trame est identique, mais l’ensemble est bien plus détaillé ; ainsi, la période qui va de la mobilisation à la capture à Maubeuge occupe une page en 1929 et cinq dans le récit personnel et non publié de 1970. Le style est factuel, descriptif et exempt de toute l’oralité du texte d’origine. On peut constater que les éléments centraux sont à peu près identiques, mais le temps ayant fait son œuvre, la faim ou la brutalité des Allemands sont atténuées dans le second récit : (p. 110) « Des colis arrivaient de France, de nos familles, ce qui nous permettait de tenir sans trop de mal. » L’évasion devient possible parce que l’auteur va travailler à l’extérieur dans des fermes, et il signale y avoir été bien traité. De même il est intéressant de constater qu’en breton (1928 et 1929), si l’auteur utilise « an Alamaned » (les Allemands) et « soudarded an Alamagn » (les soldats allemands), il cite à plusieurs reprises « ar Boched » (les Boches) : ce sobriquet méprisant a disparu sous le trait de l’auteur en 1970, de même que dans la traduction du texte breton par Job Lec’hien en 1995, on voit ici qu’avec le temps, la Mémoire prend le relais de l’Histoire, en arrondissant les aspérités.

La préparation de l’évasion est minutieuse, et M. Lec’hvien explique comment il a trouvé des conseils avant de se lancer dans ces 75 km à vol d’oiseau qui le séparaient de la frontière (4 jours de marche de nuit, p. 113) « Ceux-là qui étaient repris, se voyaient les vêtements marqués. Habituellement sur la manche de la veste-capote, était cousu un tissu à couleur vive, rouge écarlate, vert cru, bleu, jaune. Cette façon de procéder était de la part des Allemands une lourde erreur. En effet, qui pouvait fournir des renseignements précis à ceux-là qui songeaient à s’évader, sinon ces évadés repris ? Ils pouvaient être considérés à juste titre comme des « professeurs d’évasion ». » Ils sont chaleureusement accueillis par les Hollandais, avec pain blanc à profusion et gestes amicaux (p. 131) : « L’un d’eux nous photographia parmi un groupe de soldats [hollandais] et, nous demandant nos adresses, nous promit de nous envoyer à chacun une photo, il tint parole. » Il n’a pas été possible de retrouver cette photographie en 2016.      

d. contribution savante

Yann Lagadec apporte des éclairages sur ce témoignage ; il reproduit l’article de L’Éclaireur du Finistère (p. 158) qui évoque l’évasion réussie, et qui insiste sur les informations rapportées par les fuyards sur la situation en Allemagne (p. 169, exemplaire du 29 avril 1916) : « La garde des camps est confiée à des territoriaux et à des réformés qui sont nourris comme les prisonniers. C’est une preuve qu’en dépit des fanfaronnades du chancelier, les vivres n’abondent pas en Allemagne. ». Il croise aussi le texte de M. Lec’hvien avec des récits de prisonniers et d’évadés bretons et note par exemple que sur le plan matériel, l’installation de l’électricité dans les baraquements (avec interrupteur extérieur) impressionne les prisonniers (p. 203 note 70) : « Pour ces ruraux bretons, le fait d’être éclairés à l’électricité n’a rien de banal. »

Les motivations profondes des trois évadés sont difficiles à éclairer, mais c’est revoir les siens et la Bretagne qui domine ; la volonté de reprendre le combat n’est pas évoquée et Y. Lagadec n’a trouvé pour cette motivation qu’un seul cas de figure avec un interné civil qui n’avait jamais vu le front (p. 222) ; il se dit en désaccord avec Stéphane-Audouin-Rouzeau et Annette Becker (« Oubliés de la Grande Guerre, 1998, p. 126 et 127,  et « 14-18 Retrouver la Guerre », 2000, p. 119), qui proposent la généralisation selon laquelle les prisonniers brûlent de s’évader pour des raisons patriotiques et pour poursuivre le combat (p. 119) « le désir logique du capitaine de Gaulle comme de celui de l’immense majorité des prisonniers est l’évasion. Car elle est espoir de retour au cœur de la guerre (…)» Selon Y. Lagadec, (p. 222, note 99) cette démonstration « ne parvient pas à convaincre à la lecture des témoignages de la plupart des évadés étudiés. »

Donc un témoignage intéressant, inscrit dans l’histoire de l’évolution rapide de la Bretagne des années Soixante. La force du témoignage de Michel Lech’vien tient dans sa concision, sa modestie-même (Y. Lagadec, p. 268), et, pour le récit en breton, dans sa forme proche du style des conteurs itinérants pour publics adultes, encore nombreux en 1914. Pierre-Jakez Hélias (« Le quêteur de mémoire », 1990, p. 267) montre que ces conteurs accueillis aux veillées avant 1914 ont progressivement été marginalisés par l’alphabétisation des publics, puis entre-deux guerres par l’éclairage électrique et la T.S.F., le poste de télévision venant achever ce processus de disparition. Peut-être Michel Lec’hvien a-t-il voulu proposer en 1970 un récit en français plus dans l’air du temps ? Si celui-ci est plus complet, on lui préférera quand même le court récit d’origine, qui mélange irruption de la modernité de la Grande Guerre et univers culturel bien plus ancien.

Vincent Suard, septembre 2025

Share

Guilleux, Olivier (1891 – 1940)

1914 – 1918 La grande guerre d’Olivier Guilleux

1. Le témoin

Olivier Guilleux, né à Vouhé (Deux-Sèvres), est instituteur et sous-lieutenant de réserve au moment de la mobilisation. Il rejoint le 115e RI (Mamers), embarque pour la Bataille des frontières et près le combat de Virton, il marche en retraite jusqu’au 2 septembre, date à laquelle le 115 est transporté au Bourget. Après la Marne, il est blessé près de Noyon et fait prisonnier le 18 septembre. Restant en captivité jusqu’en juillet 1918, il aura fait une tentative d’évasion en mars 1918. Bénéficiant de l’accord sur les officiers prisonniers, il est interné en Suisse, puis il revient en France dès novembre. Reprenant ensuite sa carrière d’instituteur, il est directeur d’école primaire lorsqu’il décède prématurément en 1940.

2. Le témoignage

Les écrits de guerre d’Olivier Guilleux ont été édités en 2003, avec une introduction fouillée d’Éric Kocher-Marboeuf (Université de Poitiers, entretien par mail, mai 2024), chez Geste édition (300 pages). Le corpus est triple, avec d’abord les carnets du sous-lieutenant d’août 1914 jusqu’au 18 septembre ; ce document, rédigé sur le vif et sauvegardé (il avait été confié à un homme qui a réussi à éviter la capture), a été repris avec une rédaction soignée après la guerre, mais sans modification sur le fond. La partie centrale est constituée par la correspondance du prisonnier avec sa famille, pendant la durée de la guerre ; enfin un récit de son évasion rédigé a posteriori forme la troisième partie. Il existe par ailleurs un fonds Olivier Guilleux aux AD des Deux-Sèvres (79).

3. Analyse

A. Carnet de campagne (août – septembre 1914)

Les deux temps forts des carnets sont le combat d’Ethe (Virton) le 22 août et le récit du combat qui voit sa capture dans l’Oise, lors de l’arrêt du repli allemand après la bataille de la Marne. Il écrit le 22 août (p. 45, avec autorisation de citation de Geneviève Gaillard, petite-fille d’O. Guilleux, mai 2024) : « Nous avons reçu le baptême du feu. Et, dans quelles conditions ! Pendant quatorze heures, le 115e, après avoir attaqué, contre-attaqué, s’est cramponné aux mamelons situés au nord-est de Virton et à la lisière de la ville sous un feu d’enfer de l’artillerie et de l’infanterie prussienne. Voilà ce que j’ai vu. (…)» Il décrit l’impuissance sous le feu, car l’ennemi n’est pas visible, mais aussi sa résistance énergique, avec l’épisode d’une panique de deux sections sans officier « débouchant de la vallée sur la route », criant « ils sont là, ils viennent » (p. 48). Un capitaine, un peu en arrière et en surplomb lui crie : « Guilleux, Guilleux, quelle déroute, arrêtez-les !» Notre auteur tire son revolver et se place devant les fuyards : « Le premier qui essaie de se sauver, je lui brûle la cervelle.» Il explique n’avoir jamais éprouvé une pareille émotion, et qu’il aurait tiré si un soldat avait passé outre, car c’était tout le groupe qui partait, et « avec le groupe, ma section. ». L’auteur décrit ensuite une longue retraite qui les amène à Dun-sur-Meuse, et réfléchissant aux opérations, il estime que l’état-major [de la DI ?] a failli, s’engageant trop vite et sans prendre de précautions. Quelques jours plus tard, il évoque l’assassinat des civils d’Ethe (plus de 200 morts) qui a suivi leur passage (p. 58) «(…) les Allemands firent un massacre de la population civile sous prétexte que des francs-tireurs avaient tiré sur des soldats allemands. Mais le commandement veut surtout, par des exemples, frapper de terreur les habitants et les empêcher de réagir. C’est dans leur méthode. » Transféré en train vers Paris le 2 septembre, le 115e RI se dirige sur la Marne par Meaux, mais n’est pas engagé au début de la bataille. L’attitude des hommes envers les trophées allemands est devenue blasée (p. 77, 11 septembre) « Maintenant, ils se soucient peu de se surcharger. Ils passent, s’arrêtent, examinent, manient tous ces objets, puis, neuf fois sur dix les laissent sur place. » Dans l’Oise, à partir du 14, la résistance allemande est plus conséquente, et O. Suilleux rapporte les récits des habitants rencontrés, décrivant la brutalité des envahisseurs (pillage, incendie, viols, assassinats de suspects). Le combat local qui mène à sa capture est raconté de manière très précise, et le caractère haletant du récit est probablement lié au fait qu’il revit ces scènes, au moment où il remet au propre ses notes après-guerre. Touché aux jambes par des éclats lors d’une reconnaissance offensive, il lui faut attendre les Allemands, immobilisé dans une ferme. Il est ensuite soigné à l’hôpital de Noyon, par des infirmières françaises sous la direction de médecins allemands. Dix jours plus tard, il est transporté en Allemagne à Magdebourg, d’abord au Lazaret puis au camp de prisonniers.

B. Correspondance du prisonnier

La correspondance d’Olivier Guilleux doit se lire en tenant compte d’un double filtre : d’abord celui d’une autocensure, d’un contrôle de ses sentiments : il veut rassurer sa famille, montrer que le moral tient ; c’est probablement vrai, car c’est un homme dynamique, qui récupère rapidement de sa blessure et s’investit beaucoup dans les activités sportives du camp, mais l’absence de mention de cafard ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas. Par ailleurs, les lettres sont lues par un censeur, et les informations qui peuvent passer sont limitées : temps qu’il fait, activités, compte-rendu des colis reçus ou en attente, etc… Ces deux prismes finissent par produire une ambiance assez lénifiante un peu trompeuse: la tentative d’évasion, par exemple, ne cadre pas avec l’ambiance somme toute supportable évoquée dans les courriers.

Dans ses lettres, O. Guilleux évoque souvent ses activités multiples, il décrit un programme chargé en août 1915 (p. 135) « Je suis arrivé, non sans effort, à me créer une vie active. Je tue le temps à force de travail.» Il ne se plaint pas de ses conditions de captivité –le pourrait-il ? –, et le sort des officiers prisonniers, non astreints au travail, n’est pas celui des hommes du rang ; ainsi par exemple, du printemps à Halle (mars 1916, p. 144) : « Le soleil est de jour en jour de plus en plus chaud. (…). Chaque officier achète son petit pot de fleurs. Ici, on vend surtout des jonquilles. » « Positiver » devient de plus difficile avec le temps, et on lit la lassitude entre les lignes : (p. 166 Hann-Münden, mars 1917) « Je me suis remis au russe avec courage. Je vais pouvoir arriver assez vite à quelques résultats. Je ne néglige pas l’anglais, non plus. Malgré tout, après presque trois ans de captivité, l’esprit manque un peu de fraîcheur et le rendement ne correspond pas toujours au travail. Mais ceci est secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’éviter le « gâtisme » sous toutes ses formes. » Le seul moment repéré dans la correspondance où on peut considérer qu’il trompe la censure est celui des vœux anticipés pour l’année 1917 (p. 152) « Mais il est d’autres vœux que j’aurais tant aimé vous formuler sur le front à côté des camarades. D’ici je ne peux y faire qu’une discrète allusion. Mais vous me comprenez. » (…) « C’est cette conviction qui nous rend supportable une aussi longue captivité. »

Correspondance de la famille

Ses parents et ses sœurs lui racontent les travaux des champs, l’évolution du jardin, les progrès académiques des deux sœurs qui sont élèves institutrices. Ici un extrait affectueux montre le soin que l’on a de reconstituer l’ambiance familiale malgré l’éloignement (p. 120) :

« Vouhé, le 16 février 1915 Cher petit frère

Nous venons de dîner, je m’empresse de t’écrire. Je voudrais t’envoyer une bonne longue lettre qui te ferait bien plaisir. Papa, un peu enrhumé, est dans un fauteuil, Champagne sur les genoux ; grand-père se chauffe, maman, près de la lampe, tricote (…) »

Sur des photographies de prisonniers français en 1918, certains uniformes semblent encore en bon état après quelques années de détention : une mention – pour les officiers – apporte ici un éclairage intéressant  (août 1915, p. 130) « Nous irons à Parthenay te commander une culotte et une vareuse chez le tailleur du régiment. Aussitôt que ce sera fait nous te l’expédierons avec ta capote. » Dans l’Allemagne affamée de 1917, il est aussi difficile de survivre avec l’ordinaire du camp, et nous avons deux descriptions très utiles de colis, d’abord de la part de sa sœur Claire (août, p. 186) :

« demain, maman te fera un colis de pommes de terre ; dans celui de jeudi, il y avait : pain, beurre, lard, tapioca, végétaline, riz, prunes, sucre. »

Puis, de la part de l’auteur, un récapitulatif de ses demandes (novembre, p. 202) :

« (…) envoyez-moi un colis par semaine composé comme suit : pain, beurre, une boîte de corned-beef, une boîte de conserves faites à la maison, chocolat, riz, café ou thé ou cacao. En plus, une fois par mois envoyez-moi un colis contenant des légumes secs. Envoyez-moi également chaque mois deux colis de pommes de terre (dans le premier, vous mettrez une boîte de végétaline, dans le second, une bouteille d’huile). (…).

C. L’évasion

La narration, rédigée après la guerre, indique que la proximité de la frontière hollandaise (une semaine de marche) [de Ströhen, 250 km., une proximité toute relative], la découverte d’un uniforme allemand dans une cache aménagée dans une cloison par des Anglais depuis transférés, et la perspective d’une vie « s’annonçant rude, triste, misérable » l’ont décidé à sauter le pas. Il se cache dans un cellier à charbon à 50 mètres du camp, puis décrit une errance d’une semaine, rapidement épuisante malgré son entraînement physique, à cause du manque de vivres, de sommeil (il se cache le jour dans des bosquets chétifs) et surtout de la perte d’orientation, car il n’a pas de carte. (p. 254) « J’avais perdu toute direction et m’en remettais au hasard. ». Il est à bout que lorsqu’un garde barrière l’interpelle le 7e jour, et il n’a plus la force de fuir. Ramené au camp, estimant bien s’en tirer en n’étant pas passé à tabac, il est condamné à 4 mois de cachot. Il est tellement épuisé au début qu’il ne s’aperçoit pas des rigueurs de sa détention, mais rapidement l’interdiction des colis se fait ressentir (p. 269) « À ce régime, je ne pourrais tenir longtemps. » Cette mention est instructive, notamment sur le sort des camarades sans colis, ou des Russes, Serbes ou Roumains…. La corruption d’une sentinelle allemande par un camarade améliore son ordinaire mais c’est surtout grâce à la visite du Consul d’Espagne, qui à l’occasion d’un passage au camp, vient écouter ses doléances au cachot, qu’il ne fait « que » deux mois d’isolement. Il bénéficie ensuite de l’accord de transfèrement pour internement en Suisse en franchissant la frontière en juillet 1918. Le 1er novembre, il écrit de Genève qu’il est inscrit à l’université et qu’il a établi un beau programme, mais (p. 287) « Je ne crois pas pouvoir le remplir car mon internement en Suisse ne saurait se prolonger. (…) La grippe sévit en Suisse avec rage. Les cas mortels sont assez nombreux. Le mieux est de ne pas y penser. »

Donc un document intéressant sur le combat de 1914, ainsi que sur le vécu de la détention d’un officier capturé très tôt, mais avec un caractère un peu irénique, comme on l’a vu, à lire avec les clés nécessaires pour appréhender la réalité vécue. C’est une bonne référence aussi sur ce que peut être concrètement un processus d’évasion (voir aussi Charles de Gaulle, Jacques Rivière ou Roland Garros…), thème assez populaire entre les deux guerres, la création de la médaille des évadés datant de 1926.

Vincent Suard, décembre 2024

Share

Gorceix, Septime (1890-1964)

Le témoin

Septime Gorceix est né à Limoges le 7 octobre 1890. Il est devenu professeur d’histoire et de géographie dans sa ville natale. Pendant la guerre, il sert dans l’infanterie au 67e RI ; il est capturé sur les Hauts de Meuse le 24 avril 1915. La plus grande partie de son livre de témoignage concerne sa captivité et ses tentatives d’évasion. Il est possible que la décision de publication doive à la lecture de Témoins de Jean Norton Cru : il en a fait un compte rendu dans le Bulletin de la Société des Professeurs d’Histoire et de Géographie en mars 1930 (n° 63). Tout en affirmant que son intention est simplement d’attirer l’attention des collègues sur l’ouvrage, Septime Gorceix reconnait son importance considérable : Témoins est « sans précédent dans toute la littérature historique ». Il en décrit la méthode rigoureuse ; il invite les professeurs à bannir les légendes militaires de leur enseignement ; il remarque que, parmi les témoins les mieux classés par JNC, figurent plusieurs universitaires et ajoute : « Plutôt qu’à une simple coïncidence, c’est à une certaine formation de l’esprit critique qu’il faut rapporter cette place de distinction. Il est juste d’ajouter que certains professionnels de l’Histoire sont relégués dans des classements inférieurs. » La même année 1930, Septime Gorceix a publié son propre témoignage sous le titre Évadé et a obtenu le prix Marcel Guérin de l’Académie française.

Septime Gorceix est mort à Paris le 15 mai 1964.

Le témoignage

Évadé (Des Hauts de Meuse en Moldavie), a été publié (233 pages, 7 croquis intéressants) en 1930 par les éditions Payot  dans la collection de mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la Première Guerre mondiale.

L’avant-propos signale que le livre aurait pu être publié dès la fin de la guerre, mais que l’auteur avait préféré passer à autre chose. Cependant il a fini par considérer que l’expérience des générations de la Grande Guerre ne devait pas être perdue. Pour la faire connaitre, sa rédaction définitive pouvait s’appuyer sur des carnets remplis quotidiennement.
Le premier chapitre (Sur les Hauts de Meuse) raconte les combats du 67e RI dans ce secteur du front où, dit-il : « durant la semaine de Pâques 1915, nous ne sommes plus des soldats, mais de vivants blocs de boue ». Les combats ne sont plus une bataille, « mais une boucherie hideuse ». Septime Gorceix devient sergent. Il est capturé avec plusieurs de ses hommes lors d’une attaque allemande, le 24 avril. Deux Allemands menacent de le tuer mais un sous-officier le protège (situation semblable dans le témoignage de Fernand Tailhades, voir ce nom). Plus tard et plus loin, un général s’adresse aux prisonniers en français : « Bon ! Bon ! La guerre est finie pour vous. Elle sera bientôt finie pour tous ! »

2e chapitre : Au camp de Wurzburg-Galgenberg, les prisonniers sont débarrassés de la vermine, mais mal nourris (jusqu’à l’arrivée des premiers colis venant de France). La plupart expriment ouvertement leur satisfaction « d’être tirés de la mêlée », mais Septime nous dit qu’il prend la résolution de s’évader pour retourner au combat. Il y a des gardiens gentils et d’autres brutaux. L’un d’entre eux, qui doit partir au front, se fait signer des attestations de bons traitements à l’égard des Français car « son rêve serait d’être prisonnier en France ».

En juillet, les PG partent en kommando pour faire les moissons ; ils sont très bien accueillis ; c’est l’Angleterre qui est détestée. Retour au camp pour parler de l’information : quelques coupures de presse arrivent dans les colis de nourriture, mais on trouve aussi des journaux français à Wurzburg. On joue à la manille ou au football, on lit, on apprend l’allemand, on chante, on représente des pièces de théâtre, on rédige un journal hebdomadaire. Plusieurs pages du livre évoquent cette feuille, tolérée parce qu’elle peut servir la propagande allemande en pays neutre en montrant cette preuve de tolérance.

3e chapitre : Septime Gorceix a soigneusement préparé son évasion. Il s’est fait envoyer une boussole, une carte, un couteau à cran d’arrêt ; il a acheté en ville un sac tyrolien et une lampe électrique… En août 1916, il choisit de partir en kommando « dans les houblonnières bavaroises » (titre du chapitre) pour avoir moins de distance à parcourir. Mais c’est un échec, décrit sur plusieurs pages. Repris, il est convoyé par un seul gardien qu’il pourrait tuer car il est sans aucune méfiance tandis que Septime a toujours son couteau. Mais il ne peut s’y résoudre. Dans le train qui le ramène au camp, on lui dit que si les Allemands et les Français étaient alliés ils seraient les maitres du monde. Sa punition est légère.

Une deuxième tentative d’évasion conduit Septime Gorceix « à travers la Bavière du Sud » mais se termine « dans les prisons autrichiennes » puis « au camp de Deutsch-Gabel » en Bohême (titres de chapitres). Là, le professeur d’histoire et de géographie organise des conférences, tandis que des Tchèques introduisent « des gazettes allemandes d’extrême gauche ». Des conflits se produisent avec des prisonniers russes particulièrement mal traités.

La troisième évasion se fait lorsqu’il est en kommando en Autriche, en avril 1918. Avec un camarade, le voici à Vienne où ils achètent un plan de la ville. Le prof d’histoire se met en tête « une folie » : « Je veux visiter le Versailles autrichien, me promener dans Schönbrunn et contempler le paysage du haut de la Gloriette. » Il le fait. Passage à Budapest, ville qui semble ne pas connaitre les pénuries alimentaires. Puis « à travers les Carpathes » (titre de chapitre) et en Valachie où les évadés se procurent de faux papiers auprès de Roumains francophiles. « À Bucarest, sous le règne de Von Mackensen », les évadés croisent de beaux embusqués allemands, puis ils se dirigent « vers la Moldavie libre ». Le 7 juin, ils entrent en gare de Iassy et se présentent à la Légation de France.

Rémy Cazals, avril 2021

Share

Rivière, Jacques (1886-1925)

1. Le témoin

Jacques Rivière, d’origine bordelaise, est en 1914 secrétaire de la Nouvelle Revue Française, publication littéraire dirigée par Jacques Copeau depuis 1912, qui possède aussi un département d’édition dirigé par Gaston Gallimard. L’auteur est un intellectuel catholique, proche de Paul Claudel mais aussi d’André Gide, et par ailleurs l’ami intime d’Henri Fournier (Alain-Fournier en littérature), dont il a épousé la sœur en 1909. Mobilisé comme sergent au 220e RI de Mirande, il est rapidement fait prisonnier dans le secteur d’Étain le 24 août 1914. Sa captivité est marquée par une tentative d’évasion à l’été 1915, et par la maladie qui le fait rapatrier en Suisse en juin 1917. Il regagne la France en juillet 1918, et à partir de sa démobilisation en 1919, devient le dynamique directeur de la revue NRF jusqu’à sa mort à 38 ans, en 1925, de la typhoïde.

2. Le témoignage

Les Carnets (1914-1917) de Jacques Rivière sont une publication de 1974, qui a été rééditée en 2001 (Fayard, 493 pages) ; l’ensemble présente un caractère composite : si la majorité du recueil est de la main de l’auteur, l’organisation du volume et le récit de son évasion sont une reconstitution faite par sa femme Isabelle Rivière, et des extraits « spirituels » des carnets avaient déjà été publiés par elle après la mort de Jacques avec le pieux « À la trace de Dieu » (1925). De l’auteur-même, on a donc un carnet de campagne et quatorze carnets de captivité, qu’il a lui-même relus et parfois légèrement modifiés. Son fils Alain Rivière prévient dans un avertissement (p. IX) : « Est-t-il besoin de le dire ? Ces carnets n’étaient pas destinés à la publication. Lorsqu’un homme formule silencieusement ses méditations dans la solitude, il ne parle pas pour être entendu des autres. »

3. Analyse

Les carnets de Jacques Rivière, constitués de mentions courtes, hachées, de lecture souvent ardue, ne décrivent pas ce qu’il voit mais ce qu’il éprouve, pendant sa captivité ; en cela, il s’agit surtout de pensées, de notes sur sa vie intérieure, avec souvent des considérations mystiques dans lesquelles Dieu est très présent. Le poète Pierre Emmanuel précise en introduction que ces mentions ne peuvent nous être qu’en partie intelligibles. On pourra aussi citer ce joli propos d’Antoine Bourdelle, signalé dans la biographie de qualité que Jean Lacouture à consacré à J. Rivière (Une adolescence du siècle, Seuil, 1994): le sculpteur lui écrivait en 1910 : « vous écrivez comme on frissonne ». Ainsi l’auteur n’est représentatif ni de témoins diaristes classiques, qui décriraient méthodiquement ce qui les entoure, ni, à travers sa sensibilité d’intellectuel mystique et tourmenté, des représentants de son groupe social, la petite et moyenne bourgeoisie mobilisée. Ce corpus est donc surtout utilisable en histoire de la littérature, mais, malgré son aspect à la fois discontinu et touffu, constitué de bribes éparses souvent cryptiques, on peut aussi y trouver un intérêt en histoire, ici celle de la captivité.

L’humiliation

C’est un thème obsédant qui le ronge, omniprésent en 1914, et qui revient régulièrement le hanter jusqu’à 1916. Il a honte d’avoir été fait prisonnier, et si tôt (24 août 1914). Il est « submergé par le malheur » (p. 37). Il ne produit pas de description compréhensible de la capture de sa section, ce n’est pas ce qui l’intéresse, mais il intellectualise de manière intérieure sa situation; on peut à cet égard reproduire ici une remarque caractéristique du style « Rivière-témoin » : (21 septembre 1914) « Évidemment, c’est une humiliation que j’avais demandé à Dieu, comme par la force, comme poussé par une inspiration plus forte que mon propre désir. Mais non pas d’une façon aussi nette, ni comme une réponse aussi précise à ma prière. » (p. 52). Par la suite, le moral est fluctuant, et aux phases de désespoir succèdent de brefs moments d’exaltation. L’humiliation revient lorsqu’il voit arriver au camp, au printemps 1916, des Français faits prisonniers à Verdun. Il est suspendu au récit des combats, et mentionne par exemple: « Et cet autre de Constant : son camarade, touché à côté de lui, se rendant très bien compte qu’il allait mourir. Comme Constant lui demandait s’il voulait qu’il écrive chez lui, qu’il remette quelque chose : – « Oh! non, ça ne vaut pas la peine. Chez moi, on s’en fout. » (26 mai 1916, p. 311). Si la culpabilité s’apaise avec la durée, et surtout avec l’espoir d’un transfert en Suisse, une mention tardive nous éclaire sur l’importance de sa capture dans son évolution psychologique globale « j’ai été recréé par la honte. Tout ce que je peux trouver de bien dans l’homme nouveau que je suis devenu, a sa source dans ce souvenir intolérable. » (27 février 1917, p. 401).

La vie au camp

J. Rivière planifie et réalise une courageuse tentative d’évasion à l’été 1915. Utile pour ses geôliers parce qu’il parle l’allemand, il avait auparavant obtenu de se faire transférer dans un camp moins éloigné de la frontière néerlandaise (de Koenigsbrück, près de Dresde, à Hülseberg, près de Brême). Le récit est ici refait par Isabelle Rivière. Son mari, repris au bout de quatre jours, est sanctionné par un régime de cachot sévère, puis réincarcéré en Saxe dans son ancien camp. Dans le quotidien de la détention, l’auteur est à la fois écrivain public, interprète pour ses camarades, et référent moral ; son biographe Jean Lacouture (Une adolescence…) a retrouvé des témoignages montrant qu’il exerçait un ascendant moral positif sur ses camarades. Il est aussi très attiré par les détenus russes (« comme je les aimais ! » p. 118). En eux, il semble projeter un essentialisme mystique, fruit de ses lectures faites à partir de traduction : il se met alors à apprendre le russe. Responsable de la bibliothèque, il prononce quelques conférences, mais comme on l’a dit, ses notes donnent surtout des sensations très personnelles, y compris pour sa vie sentimentale compliquée. En 1916, les notations évoquent « l’Imitation », Saint-Augustin (en latin), les « Évangiles », mais des allusions au « Mémorial» ou à « Illusions perdues » viennent s’intercaler entre ces mentions de lectures. La tenue de ses carnets a donc une importance vitale pour lui: « C’est lui [son carnet] qui m’entretient l’esprit, qui le recrée, qui le ravive. (…) le continuer, le peupler de tous mes biens aimés afin que leur image ne s’obscurcisse pas ni ne s’engourdisse. » (9 mars 1915, p.195).

La libération

L’auteur est d’abord inscrit sur une liste de prisonniers échangeables, car il a passé pendant son service militaire son brevet de brancardier-infirmier. Une convention de rapatriement existe pour certains personnels sanitaires prisonniers, mais ce n’est pas de droit et il faut être en bonne position sur la liste : contrairement, par exemple, au chanteur de café-concert Maurice Chevalier, qui a bénéficié de cette mesure, ce sera un échec pour J. Rivière. Sa femme continue de remuer ciel et terre en France, surtout dans le monde littéraire, et si le transfert en Suisse est motivé par sa santé déclinante, il semble bien que le succès final tienne beaucoup à l’entregent de Paul Claudel, via Philippe Berthelot au Quai d’Orsay, associés dans cette démarche à des intellectuels suisses. J. Rivière arrive à Zürich en juin 1917 comme prisonnier de guerre interné, il revoit sa femme, et donne des conférences littéraires publiques à Genève, puis il peut rentrer en France en juillet 1918. Sa santé est altérée, mais il se remet rapidement, et on peut observer que des milliers de prisonniers français, bien plus gravement touchés que lui, n’ont pu accéder à ce type de transfert : ici, au plus profond de la guerre, le réseau relationnel compte encore, et «selon que vous serez puissants ou misérables… » …

L’Allemand

L’auteur publie à Paris en décembre 1918, aux éditions de la NRF, L’Allemand, souvenirs et réflexions d’un prisonnier de guerre, un livre qui a été en partie élaboré à partir de remarques issues des Carnets. Cet ouvrage n’est pas à proprement parler un livre de témoignage ou de souvenirs, mais c’est une démonstration, issue de son expérience, du caractère inférieur de l’Allemand : c’est une description psychologique globalisante du caractère borné de l’ennemi, qu’il soit gardien de camp ou intellectuel écrivain. Si cette optique essentialiste, très répandue à l’époque, n’a rien d’original, des remarques de J. Lacouture et surtout un très intéressant article de Yaël Dagan (« La « démobilisation » de Jacques Rivière, 1917-1925 », 2003), mettent en lumière un passionnant paradoxe. On peut considérer trois temps ; d’abord, à la fin de 1917, en Suisse, l’auteur réfléchit dans ses notes et ses lettres, à un rapprochement avec l’ennemi. Influencé par le « wilsonisme », il souhaite tourner la page et aller vers l’autre, dans une perspective nouvelle, celle de la S.D.N. Puis, avec les offensives à l’Ouest au printemps 1918, changement radical, les Allemands sont décidément des fourbes et « des cochons », (…), et « ce que je m’interdis désormais violemment, c’est de contribuer, pour si peu que ce soit, à l’illusion qu’il y a encore quelque chose à faire avec les Boches.» (Y. Dagan, art. cit., note 26). Rentré en France en 1918, l’auteur rédige donc son livre, qui est une description des tares « objectives » de la race intellectuelle teutonne. Il regrette toutefois la parution de son ouvrage dès avant celle-ci, et c’est le troisième temps. En effet à l’automne 1918, il est revenu à des projets de concertation internationale et pacifique, il faut « faire cesser la contrainte que la guerre exerce encore sur nos intelligences» ; contre la majorité des intellectuels français de l’époque, et aussi contre l’avis d’une partie des proches de la NRF, il souhaite réorienter la revue, l’ouvrir à une perspective européenne généreuse et faire un pas vers les Allemands. Pourtant il ne peut alors désavouer publiquement son livre haineux, et s’il le critique en privé, l’ouvrage aura plusieurs tirages de son vivant et ce sera son seul succès de librairie. Alors duplicité ? Double langage? Ou plutôt sincérités successives, mais opposées ? Ce qui est intéressant ici, c’est en fait la complexité du témoignage, sa dépendance au conjoncturel et à l’environnement immédiat. Dans une préface à la réédition du livre en 1924, il critiquera sa propre production, mais les intellectuels allemands des années vingt ne la lui pardonneront pas. Un extrait d’une lettre à sa femme, datant d’avant l’armistice, peut témoigner pour finir du caractère poignant de ce « dilemme du témoignage » chez cet intellectuel humaniste (Y. Dagan, art. cit., note 38, dans Bulletin de l’AJRAF, n°52/53, 1989, p.63) : «C’est mon pauvre livre (…) Je le déteste, je l’exècre, si j’avais seulement un tout petit peu de courage, j’en arrêterais l’impression, car je sais que sitôt qu’il aura paru, je le regretterai et qu’il sera un remord pour toute ma vie. Les scrupules que j’avoue dans ma préface étaient légitimes, j’aurais dû les écouter. »

Vincent Suard, mars 2021

Share

Goutte, Henri (1891-1921)

Les frères Goutte naissent à Rochefort (Charente-Maritime) dans une famille originaire des Vosges. Leur père est militaire dans l’infanterie de marine, ce qui explique la naissance de ses deux fils dans la cité navale : Henri, le 16 juin 1891 ; Georges, le 2 novembre 1893. Le témoignage des deux frères est publié par Marie-Françoise et Jean-François Michel, sous le titre Georges et Henri de Bassigny, La Grande Guerre des frères Goutte 1914-1917 (Châtillon-sur-Saône, 1999, 183 p.) Voir la notice Goutte Georges.
Henri entame une carrière militaire et aspire à entrer dans l’aviation, mais il est affecté comme sous-lieutenant à une compagnie de mitrailleuses du 233e RI dans la Grande Guerre et il est fait prisonnier près de Douaumont le 23 février 1916. Il ne semble pas avoir tenu de carnet de guerre mais relate son expérience du front, sa capture et son évasion dans un court récit (36 pages) daté du 21 février au 14 avril 1916. Après son évasion, il revient sur le front.
Il débute son récit le 21 février 1916 à Louvemont (Meuse) où il « s’attend depuis plus de 15 jours à une attaque de la part des Boches ». À 7 h 15, « ça y est ! c’est l’attaque, il n’est pas trop tôt ». Il tient deux jours avant que son poste de mitrailleuse soit submergé, qu’il soit désarmé et fait prisonnier. De camp en camp, il se retrouve aux sources du Danube, à quelques dizaines de kilomètres seulement de la Suisse. Dès lors, il n’a qu’un objectif, l’évasion. Le 6 avril 1916, en compagnie des sous-lieutenants Billiet et Tréhout, il parvient à fausser compagnie à ses gardiens au cours d’une promenade et à passer la frontière. Les trois officiers sont accueillis en véritables héros puis rapatriés le 10 avril. Le 12, ils débriefent au ministère de la Guerre et Henri Goutte reprend le métier des armes. Son récit s’achève le 14 avril 1916 alors qu’il est en permission.
Le témoignage d’Henri se situe dans un triptyque combat-claustration-évasion rapidement brossé. La partie combat comprend trois dates, du 21 au 23 février 1916 (soit 5 pages), relatant l’attente anxieuse d’une attaque sous la voûte de l’artillerie. Sa capture est rapide et elle lui sauve la vie : « En 10 secondes, nous sommes désarmés. Je n’ai pas eu le temps de sortir mon browning. Aussitôt, nous sommes emmenés. Les Boches nous font franchir notre reste de tranchée et nos débris de fils de fer. Je suis dans une rage indescriptible. Mais que vois-je ? Des tuyaux, et au bout de chaque tuyau, un Boche à plat ventre, dans un trou à peine ébauché, la lance sous le bras. Ce sont des pétroleurs. Ils étaient prêts à nous envoyer des liquides enflammés et à nous rôtir comme de simples poulets. J’ai eu froid dans le dos. »

Yann Prouillet

Photo d’Henri Goutte dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 234.

Share

Gaulle, Charles de (1890-1970)

À l’instar de la grande majorité de la génération du début des années 1890, Charles de Gaulle est directement concerné par la Première Guerre mondiale. Né à Lille le 22 novembre 1890, le futur chef de la France Libre et fondateur de la Ve République appartient à un milieu de la petite noblesse par son père Henri et de la bourgeoisie du Nord par sa mère Jeanne, née Maillot. Charles de Gaulle est élevé dans un milieu qui allie attachement nostalgique à la monarchie, fidélité à la foi et à l’Église catholique, passion pour la France et son Histoire. « Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition, était imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il m’en a découvert l’Histoire. Ma mère portait à la patrie une passion intransigeante à l’égal de sa piété religieuse. Mes trois frères, ma sœur, moi-même avions pour seconde nature une certaine fierté anxieuse au sujet de notre pays », écrit de Gaulle au début de ses Mémoires de guerre. Élève des pères jésuites qu’il suit en exil en Belgique à la suite de l’expulsion des congrégations, lecteur assidu de Péguy, Barrès et Bergson, le jeune de Gaulle passe le concours d’entrée à Saint Cyr où il entre comme élève-officier en septembre 1909. Surnommé « Le Connétable » par ses camarades, il est classé 13e de sa promotion sur 211. Un de ses supérieurs, le futur maréchal Alphonse Juin, note : « A été continuellement en progressant depuis son entrée à l’école ; a beaucoup de moyens, de l’énergie, du zèle, de l’enthousiasme, du commandement et de la décision. Ne peut manquer de faire un excellent officier. » Nommé sous-lieutenant le 1er octobre 1912, il est affecté au 33e régiment d’infanterie d’Arras que commande le lieutenant-colonel Pétain. Après un an de service dans cette unité, il est promu lieutenant.

Au début de la guerre, le 33e RI est engagé en Belgique. Le lieutenant de Gaulle est blessé le 15 août au péroné, sur le pont de Dinant, à proximité de Charleroi. Soigné à Paris, il rejoint son unité stationnée dans l’Aisne en octobre, puis en décembre près de Châlons-sur-Marne. Croix de guerre le 18 janvier 1915, il est nommé capitaine à titre temporaire le 10 février et à titre définitif le 3 septembre. Blessé à la main gauche le 10 mars, la plaie s’infecte ce qui nécessite une évacuation. Il retrouve son régiment en juin, devient un des officiers adjoints du colonel Émile Boud’hors et prend le commandement de la 10e compagnie. Le capitaine de Gaulle est envoyé avec son régiment à Verdun le 28 février 1916, alors que les Allemands ont entamé leur grande offensive une semaine plus tôt. Le 2 mars, il est blessé d’un coup de baïonnette à Douaumont. Fait prisonnier, il est soigné à Mayence avant d’être interné au camp d’Osnabrück en Westphalie, puis à Neisse en Silésie et à Sczuczyn en Lituanie. En octobre, il est transféré au fort d’Ingolstadt en Bavière, puis au camp de Rosenberg en Franconie en juillet 1917 et à nouveau à Ingolstadt en novembre. Il est à nouveau transféré en mai 1918 à Wülzburg en Bavière avant de terminer la guerre aux prisons de Tassau et de Magdebourg. Il est vrai que le capitaine de Gaulle n’est pas un prisonnier facile. Il tente cinq fois de s’évader mais sa très grande taille ne facilite pas le passage inaperçu. Au total, Charles de Gaulle est puni de 120 jours d’arrêt de rigueur pour ses diverses tentatives d’évasion. Libéré à la fin du conflit, il rejoint les siens début décembre 1918.

Charles de Gaulle a un intérêt pour l’historien de la Grande Guerre, non pas tant par sa carrière durant les combats qui est comparable à bien des officiers français, que pour les témoignages et réflexions qu’il a laissés. Grâce aux écrits du jeune officier, nous pouvons suivre son état d’esprit, ses sentiments, ses occupations en particulier lors de sa captivité. Du début des hostilités au 16 août, il tient un carnet de bord. Entré en Belgique le 13 août, de Gaulle note : « Accueil enthousiaste des Belges. On nous reçoit comme des libérateurs. » Le surlendemain, c’est l’épreuve du feu : « À six heures du matin, boum ! Boum ! La danse commence, l’ennemi bombarde Dinant avec fureur. Ce sont les premiers coups que nous recevons de la campagne. Quelle impression sur moi ? Pourquoi ne pas le dire ? Deux secondes d’émotion physique : gorge serrée. Et puis c’est tout. Je dois même dire qu’une grosse satisfaction s’empare de moi. Enfin ! On va les voir ? » Un peu plus loin, il témoigne de sa première blessure. « J’ai à peine franchi la vingtaine de mètres qui nous séparent de l’entrée du pont que je reçois au genou comme un coup de fouet qui me fait manquer le pied. Les quatre premiers qui sont avec moi sont également fauchés en un clin d’œil. Je tombe, et le sergent Debout tombe sur moi, raide mort. Alors c’est pendant une demi-minute une grêle épouvantable de balles autour de moi. » Il reprend les notes d’un carnet personnel le 15 octobre 1914. Le 20 novembre, Charles de Gaulle écrit : « Un shrapnell éclate juste sur notre tête. Il nous est évidemment destiné. Mais nous voici partis au trot vers le bois, non sans en recevoir encore un autre. Nous entrons dans un abri. Il était temps, une dégelée de 105 s’abat sur la lisière. Ce qui m’ennuie c’est qu’ils ont blessé mon adjudant Dubois. »

Dans le courrier adressé à ses parents, il arrive à Charles de Gaulle d’analyser la situation générale avec une certaine lucidité, en particulier sur les effets d’une propagande quelque peu exagérée. Ainsi dans une lettre du 14 décembre 1914 adressée à sa mère : « L’arrêt des Russes ne doit ni nous étonner, ni nous inquiéter. Si l’on voulait d’après leur Histoire définir leur caractère militaire, on dirait qu’ils sont très lents et très tenaces. Encore une fois leurs ressources sont illimitées et celles de leurs adversaires s’épuisent peu à peu. Je vous accorde qu’on s’est trop hâté de célébrer leur triomphe : cela a causé à l’opinion publique une désillusion inutile. De même que l’on a le plus grand tort de parler de l’héroïsme des Belges, des millions d’hommes que l’Angleterre met soi-disant sous les armes et de la famine imminente en Allemagne. » Il lui arrive également de décrire les conditions de la vie quotidienne dans les tranchées. Ainsi dans une nouvelle lettre à sa mère le 11 janvier 1915 : « Nous sommes ici dans une mer de boue, aussi y a-t-il pas mal de malades. » Le 24 février 1916, alors que les Allemands ont attaqué le front français dans le secteur de Verdun trois jours auparavant, de Gaulle écrit à sa mère son sentiment sur la bataille qui débute. « Ma conviction, au début de la furieuse bataille qui s’engage, est que l’ennemi va y éprouver une ruineuse et retentissante défaite. Sans doute, il nous prendra des tranchées et des positions un peu partout, quitte à les perdre plus tard (…) mais notre succès n’est pas douteux, pour ces bonnes raisons que nous sommes bien résolus à vaincre, quoi qu’il doive nous en coûter, et que nous en avons les moyens. » La rancœur contre le pouvoir politique est également présente. Elle éclate même dans un courrier du 23 décembre 1915. « Le Parlement devient de plus en plus odieux et bête. Les ministres ont littéralement toutes leurs journées prises par les séances de la Chambre, du Sénat, ou de leurs commissions, la préparation des réponses qu’ils vont avoir à faire, la lecture des requêtes ou des injonctions les plus saugrenues du premier marchand de vins venu que la politique a changé en député. Ils ne pourraient absolument pas, même s’ils le voulaient, trouver le temps d’administrer leur département, ou l’autorité voulue pour galvaniser leurs subordonnés. Nous serons vainqueurs, dès que nous aurons balayé cette racaille, et il n’y a pas un Français qui n’en hurlerait de joie, les combattants en particulier. Du reste l’idée est en marche, et je serais fort surpris que ce régime survive à la guerre. »

Les circonstances de la capture ont été racontées par de Gaulle dans une relation écrite. « Notre feu me paraissait avoir dégagé de boches un vieux boyau écroulé qui passait au sud de l’église. N’y voyant plus personne, je le suivis en rampant avec mon fourrier et deux ou trois soldats. Mais, à peine avais-je fais dix mètres que, dans un fond de boyau perpendiculaire, je vis des boches accroupis pour éviter les balles qui passaient. Ils m’aperçurent aussitôt. L’un d’eux m’envoya un coup de baïonnette qui traversa de part en part mon porte-cartes et me blessa à la cuisse. Un autre tua mon fourrier à bout portant. » Sa captivité, entre deux tentatives d’évasion, est surtout faite d’exercices physiques, de lectures, voire de conférences données devant ses compagnons d’infortune. Le 15 juillet 1916, de Gaulle précise non sans humour à son père : « L’interdiction de sortir me détermine à travailler mon allemand et à relire la plume à la main l’Histoire grecque et l’Histoire romaine. »

Dans le premier volume de ses Mémoires de guerre, intitulé L’Appel, Charles de Gaulle ne s’attarde pas beaucoup sur la période de la guerre et sa propre expérience. « Puis, tandis que l’ouragan m’emportait comme un fétu à travers les drames de la guerre : baptême du feu, calvaire des tranchées, assauts, bombardements, blessures, captivité, je pouvais voir la France, qu’une natalité déficiente, de creuses idéologies et la négligence des pouvoirs avaient privée d’une partie des moyens nécessaires à sa défense, tirer d’elle-même un incroyable effort, suppléer par des sacrifices sans mesure à tout ce qui lui manquait et terminer l’épreuve dans la victoire. Je pouvais la voir, aux jours les plus critiques, se rassembler moralement, au début sous l’égide de Joffre, à la fin sous l’impulsion du Tigre. Je pouvais la voir, ensuite, épuisée de pertes et de ruines, bouleversée dans sa structure sociale et son équilibre moral, reprendre d’un pas vacillant sa marche vers son destin, alors que le régime reparaissant tel qu’il était naguère et reniant Clemenceau, rejetait la grandeur et retournait à la confusion. » Tableau de la France, critiques envers le personnel politique de la IIIe République mais pas de détails sur les opérations auxquelles il a participé. Il semble d’ailleurs qu’il ne se soit jamais répandu en public comme en privé sur son expérience de la Grande Guerre. Son fils Philippe témoigne : « Mon père n’a jamais été de ceux qui racontent leurs campagnes. Dans son milieu, comme dans beaucoup d’autres, les hommes qui revenaient du front gardaient le silence sur les souffrances et les horreurs qu’ils avaient vécues pour ne pas choquer les femmes et les enfants. (…) En ce qui concerne les combats, lorsqu’il les évoquait avec ses trois frères Xavier, Jacques et Pierre, avec son beau-frère Jacques Vendroux ou quelques parent ou ami, ce n’était souvent qu’en passant sur quelques péripéties opérationnelle à laquelle ils avaient incidemment participé. »

Par contre, nous disposons d’ouvrages de réflexion historique sur la guerre de 1914-1918 écrits durant l’entre-deux-guerres. Outre une conférence donnée à l’école de Saint Cyr en 1921 sur l’année 1915 qui donne l’occasion à de Gaulle de fournir une analyse militaire, géopolitique, diplomatique et économique de la situation à ce moment-là, il y a d’abord La discorde chez l’ennemi, livre rédigé pendant l’été 1923 et publié chez Plon l’année suivante. Il s’agit d’une étude, sans doute la première du genre, de l’Allemagne en guerre et des raisons de sa défaite. De Gaulle n’y fait pas preuve d’une animosité aveugle envers les Allemands. La première phrase de l’ouvrage est éclairante à cet égard : « La défaite allemande ne saurait empêcher l’opinion française de rendre à nos ennemis l’hommage qu’ils ont mérité par l’énergie des chefs et les efforts des exécutants. » Selon de Gaulle, la défaite allemande s’explique à la fois par la progressive domination du Grand État-Major sur le pouvoir civil, du chancelier voire du Kaiser lui-même. Ainsi, la décision de la guerre sous-marine à outrance du 1er février 1917 est avant tout un choix des militaires qui finissent par l’imposer à un chancelier Bethmann-Hollweg peu favorable. À la suite de la démission de ce dernier, la domination du duo Hindenburg-Ludendorff est totale sur le pouvoir exécutif et mène l’Allemagne à la défaite. Autre leçon de cette étude gaullienne sur la Grande Guerre : l’art militaire n’est pas une doctrine préétablie. « À la guerre, à part quelques principes essentiels, il n’y a pas de système universel, mais seulement des circonstances et des personnalités. »
Ensuite, Vers l’armée de métier, ouvrage publié chez Plon en 1934 au moment où l’Allemagne nazie commence à inquiéter les plus lucides. De Gaulle y défend le développement d’un corps mécanisé susceptible d’agir rapidement au service d’une politique réactive vis-à-vis des éventuelles initiatives allemandes et dans le cadre d’un système d’alliances. Cette stratégie se détache du modèle de celle qui avait permis la victoire en 1918, basée sur une défensive efficace en attendant une supériorité numérique et matérielle permettant d’enfoncer le front ennemi en soutenant l’effort de l’infanterie par les chars d’assaut. Charles de Gaulle prêcha dans un désert et seul Paul Raynaud, dans le monde politique, y prêta une oreille attentive.
Enfin, La France et son armée, livre repris d’un projet jamais abouti demandé par le maréchal Pétain à Charles de Gaulle en 1925 mais que le vieux soldat abandonna. Le travail, amplement remanié, est publié en 1938 malgré l’opposition du prestigieux maréchal à qui celui qui commandait alors le 507e régiment de chars à Metz adresse un courrier respectueux mais ferme. « Du point de vue des idées et du style, j’étais ignoré, j’ai commencé à ne plus l’être. Bref, il me manque, désormais, à la fois la plasticité et l’incognito qui seraient nécessaires pour que je laisse inscrire au crédit d’autrui ce que, en matière de lettres et d’histoire, je puis avoir de talent. » Qu’en termes choisis ceci est dit ! Véritable panorama de l’histoire militaire française, l’ouvrage débute à l’époque médiévale pour aboutir à un hommage appuyé à la France de 1914-1918. « Tandis qu’elle endurait plus cruellement qu’aucun autre peuple les souffrances de la guerre et de l’invasion, hécatombes de ses meilleurs fils, terre blessée jusqu’aux entrailles, foyers détruits, amours sombrées, plainte des enfants mutilés, elle se forgeait un instrument de combat qui, pour finir, l’emporta sur celui de tous les belligérants. Au total, de trois Allemands tués, deux l’ont été de nos mains. Quels canons, quels avions, quels chars, ont valu mieux que les nôtres ? Quelle stratégie triompha, sinon celle de nos généraux ? Quelle flamme anima les vainqueurs autant que l’énergie de la France ? » Sans doute, le de Gaulle de la France Libre se forgea-t-il des certitudes en réfléchissant à la Grande Guerre.
Philippe Foro

Sources et bibliographie.

-Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets (1905-1941), collection Bouquins, Robert Laffont, 2010 ; Le fil de l’épée et autres écrits, Plon, 1990 (cet ouvrage rassemble les écrits de l’entre-deux-guerres : La discorde chez l’ennemi, Le fil de l’épée, Vers l’armée de métier, la France et son armée) ; Mémoires de guerre, La Pléiade, Gallimard, 2000.
-Philippe de Gaulle, De Gaulle, mon père, entretiens avec Michel Tauriac, Plon, 2003.
-Jean Lacouture, De Gaulle. Le rebelle (1890-1944), Seuil, 1984.
-Éric Roussel, Charles de Gaulle, Gallimard, 2002.
Charles de Gaulle soldat (1914-1918), album de l’exposition de l’Historial de Péronne, 1999.
Charles de Gaulle : du militaire au politique (1920-1940), colloque des 28 et 29 novembre 2002 à l’École de guerre, Institut Charles de Gaulle, 2004.

Share

Bourgain, André (1883-1953)

1. Le témoin

André Bourgain est né en 1883. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie des métiers du droit. Le grand-père se tournera vers la viticulture puis le père, après la crise du phylloxéra vers la céréaliculture. Sa mère, Louise Noury est le frère du colonel Noury, propriétaire du château de Chantermerle, à Sainte-Pézenne près de Niort. Il a deux frères ; Henri et Pierre. André effectue sa scolarité au collège Saint-André de Poitiers où il obtient la première partie de son baccalauréat. En 1911, alors qu’il effectue une traversée sur un navire de commerce effectuant une liaison entre Le Havre et les Antilles, le navire manque de couler dans une tempête. Il abandonne alors une profession qu’il juge aventureuse. Le 22 juillet 1913, il signe à Poitiers un engagement militaire qui l’affecte au 114e RI de Saint-Maixent mais à l’issue d’une altercation avec son capitaine, ne va pas au bout de sa préparation militaire. C’est donc comme simple soldat qu’il fait la campagne avec son régiment en Lorraine puis en Champagne où il est blessé en septembre 1914. C’est au cours de sa convalescence qu’il rédige les souvenirs de ses deux mois de campagne. De retour au front à une date inconnue, il est promu sergent le 26 février 1915, est gazé puis est porté disparu devant Loos. Fait prisonnier, il est interné à Lunebourg, près de Soltau, camp duquel il tentera de s’évader une dizaine de fois. Il ne regagne la France que le 8 janvier 1919. D’abord cultivateur à Mignaloux-Beauvoir (Vienne), il se lance dans l’immobilier commercial, se spécialisant dans la mutation des débits de boissons. En 1921, André Bourgain se marie à Madeleine Sarget, issue d’une famille de propriétaires terriens et le couple s’installe dans une maison bourgeoise de Saint-Martial-sur-Isop. Trois enfants (Gabriel, Edith et François) naissent de leur union. Courtier d’assurance, il est élu maire de sa commune en 1931 jusqu’en 1944. Il meurt d’un infarctus en 1953.

2. Le témoignage

Kocher-Marbœuf, Eric – Azaïs, Raymond, Le choc de 1914. La Crèche, Geste éditions, 2008, 147 pages.

André Bourgain part donc à la guerre au sein de la 14e escouade de la 8e compagnie du 114e RI Prêt pour la mobilisation, celle-ci se déroule avec calme et détermination puis le train dépose le régiment à Maxéville en Meurthe-et-Moselle. Là, marches et contremarches laissent l’unité inemployée à l’arrière des combats de la bataille de frontières. Ainsi, ce n’est que le 24 que le régiment subit son baptême du feu entre Cercueil et Erbéviller, laissant 400 hommes hors de combat. Tenant la ligne de feu jusqu’au 3 septembre, le 114e est enlevé et transporté sur la Marne près de Fère-Champenoise. Dès son arrivée « dans un petit bois », il est soumis au bombardement et doit retraiter, peu de temps ; la bataille de la Marne est gagnée, c’est la poursuite jusqu’à Mourmelon. Le 26 septembre, André Bourgain est blessé à la tête par un shrapnel. Bien que légèrement touché, il est évacué dès le lendemain et ne reprendra apparemment pas son carnet de guerre dans la suite de sa campagne.

Eric Kocher-Marbœuf, professeur à l’université de Poitiers, présente dans l’édition deux témoignages (dont un des très rares carnets de guerre de gendarme, voir dans ce dictionnaire la notice de Célestin Brothier) dans la campagne d’août-septembre 1914. Dans une préface opportune, résumant bien les enjeux historiographiques récents autour du témoignage, il rapporte – sans que la précision du cheminement par fausses pistes revête un réel intérêt – l’enquête effectuée en amont de la publication du carnet de Bourgain. Quand au témoignage d’André Bourgain, celui-ci n’a pas pu s’affranchir d’une unité dont le rôle dans la période considérée (août-septembre 1914) se révèle finalement fort ténu sauf l’exposé des quelques engagement auxquels il participe sont chargés d’intensité et d’honnêteté. Bourgain ne cède pas au bourrage de crâne même si sa relation à la guerre reste fortement « domestique » par son lien au ravitaillement quotidien. Cela est dû à une activité militaire peu intense en combats de son régiment. Il y apprend pourtant la guerre, et que le feu tue, différemment selon l’endroit où éclate l’obus (page 122) et heurte l’esprit de corps en trouvant « honteux » la déroute du 137e RI (Fontenay-le-Comte) (page 106).

Dès lors, à part quelques pages intenses et quelques descriptions intéressantes, le choix de rapprocher Bourgain de Brothier reste à démontrer. Enfin l’imbrication des deux carnets avec la date d’écriture comme fil conducteur peut être débattue étant donné la diversité des rôles des deux témoins et une pratique de réécriture sur souvenirs frais des deux témoins.

Des notes opportunes rendent l’édition de qualité à peine minorée par quelques rares erreurs de retranscription (croix rouge au lieu de croix de guerre page 90 ou Chalon-sur-Saône au lieu de Châlons-sur-Marne pages 100 et 115). L’ouvrage est illustré de deux portraits des témoins.

Lieux cités (date – page) :

1914 : Saint-Maixent (1er – 3 août – 37-40), Parthenay (3-5 août – 41-46), Thouars, Saumur, Tours, Saint-Pierre-des-Corps, Orléans, Troyes, Mirecourt, Chalon, Chervigny, Maizières, Neuves-Maisons, Pont-Saint-Vincent (6-7 août – 47-49), Neuves-Maisons, Ludres (8-10 août – 50-51), Nancy, Nomény, Lay-Saint-Christophe (11-12 août – 52-53), Dommartin-sous-Amance (15-17 août – 57-58), Brin-sur-Seille, Nancy, Saint-Max (18-19 août – 59-62), Velaine-sous-Amance (21-23 août – 63-65), Cercueil, Erbéviller (24-25 août – 66-72),  Réméréville, Serres (26 août – 3 septembre – 73-97), Hoéville, Réméréville, Cercueil, Jarville (3-4 septembre – 97-100), Toul, Chalon, Troyes, Thaas, Gourganson (5-6 septembre – 101-103), Gourganson, Faux-Fresnay, Euvy (7-11 septembre – 104-114), Châlons, Mourmelon-le-Grand (12-27 septembre – 115-125).

Rapprochements bibliographiques

Paul, Pierre, Le 114ème au feu. Historique de la guerre 1914-1918, S. éd., 1919, 40 pages.
Tézenas du Montcel, Henry, Lettres de guerre, Protat Frères, 1928.
Quivron, D. (Cpt), « Peur ne connaît, mort ne craint ». La longue marche du 114ème R. I., A.I.A.T. (Saint-Maixent), 1980.

Yann Prouillet, février 2011

Share