Hobey, Louis (1892-1960)

Les éditions Plein Chant à Bassac (www.pleinchant.fr) viennent de rééditer le livre de Louis Hobey, La Guerre ? C’est ça ! …, Collection « Voix d’en bas », 2015, 350 p. Le texte proprement dit (302 pages) est suivi d’une « Documentation » très utile pour connaître et comprendre l’auteur. Cette partie se réfère à Témoins de Jean Norton Cru, à 500 Témoins de la Grande Guerre, à Louis Barthas, Jacques Meyer, Pierre Paraf, Joseph Jolinon.

L’auteur
Louis Hobey est né au Havre le 10 mai 1892. Son père était chaudronnier. Des malheurs familiaux conduisent Louis et sa sœur à l’Assistance publique qui les place chez des paysans du Pays de Caux. Bon élève du primaire, il est orienté vers l’école normale et devient instituteur. Il se marie et enseigne pendant deux ans avant de faire le service militaire. Il est classé « service auxiliaire », puis il est « récupéré » pour faire la guerre dans l’infanterie. Fait prisonnier le 16 juillet 1918. Après la guerre, il reprend son métier et devient adepte de la pédagogie Freinet (celui-ci lui-même témoin de la Grande Guerre, voir ce nom dans notre dictionnaire). Louis Hobey milite dans le syndicalisme ; en 1936, il figure parmi les « Amis de l’école émancipée » avec Robert Jospin, Félicien Challaye, Sébastien Faure, etc. Son pacifisme lui vaut des ennuis en 1939 et la révocation par Vichy en 1940. Il meurt le 15 février 1960 à Étoile-sur-Rhône.
Il a écrit des brochures de La Libre Pensée dans les années 1950 ; le récit de sa jeunesse parait un an après sa mort (Un d’en bas, Amitié par le Livre, 1961). Le livre sur la Grande Guerre est publié en 1937 à la Librairie du Travail de Marcel Hasfeld qui annonce un tirage de trois mille exemplaires (note ci-dessous). La réédition de 2015 donne le texte de la recension du livre par Maurice Dommanget dans L’école émancipée, 14 novembre 1937.

Roman ou témoignage ?
Ce livre appartient à la catégorie des romans autobiographiques. Le héros, Louis Moreau, n’est autre que Louis Hobey. On sait que ce dernier a combattu dans les rangs des 113e et 131e RI, mais le roman se refuse à donner des numéros d’unités. On ignore si l’auteur a tenu pendant la guerre des carnets de notes. Voici un passage qui n’est évidemment pas un témoignage visuel à propos d’un camarade (p. 22) : « Blessé une deuxième fois, resté sur le champ de bataille, il tira sur le premier Allemand qui vint pour le panser (on vit de ces exemples stupides et décevants) puis se fit sauter le cervelle, prévenant ainsi le coup de baïonnette vengeur. » Malgré l’hostilité à la guerre de Hobey, Moreau est présenté comme un véritable héros qui remplit avec succès les missions les plus périlleuses, qui reçoit quatre citations, devient caporal puis sergent, un vieux briscard à qui l’aspirant obéit. En même temps, le livre se présente clairement comme un pamphlet contre la guerre, « pour que CELA ne soit plus ». « On ne tue pas la guerre avec des fusils, des canons, des gaz. C’est dans l’esprit qu’il faut tuer la guerre. FAIRE PENSER ! Tout le but de ce livre est là », écrit-il dans l’Avertissement. Dans le cours du texte (p. 240), il souligne « la nécessité d’un enseignement que donneraient, en plein accord, à l’humanité entière, les instituteurs du monde ». Dans le mot « les salauds », « il englobait tous les hommes qui, de près comme de loin, sur tous les points de l’Europe, avaient voulu la guerre, toutes les puissances, les politiciens et leurs maîtres : le Capital, l’Industrie, rouages de la machine monstrueuse qui ne marchait qu’avec du sang, qui ne se graissait qu’avec des larmes. »

Un authentique poilu
Le pamphlet de Louis Hobey s’appuie sur les descriptions bien connues, rencontrées dans les témoignages des fantassins. Bombardements, attaques, coups de main, mines, cadavres, horreurs, destructions. Bourrage de crâne, critique des profiteurs et des embusqués, mais souhait de trouver soi-même un filon. Refus des couteaux à la veille du 25 septembre 1915 (p. 42) : « Sommes-nous des bouchers ? Sommes-nous des apaches ? » L’hôpital où on a intérêt à aller à la messe. L’Argonne, la Somme, le 16 avril 1917, le « cimetière des tanks » au pied du Chemin des Dames. Le camp de prisonniers en Allemagne et la faim intolérable jusqu’à l’arrivée des colis familiaux.
Lors de la mobilisation, Louis Hobey décrit le « coup douloureux » de l’assassinat de Jaurès : « La grande figure n’était plus. Avec elle disparaissait l’espoir de ces humbles qui avaient foi en elle, qui sentaient l’immensité de la perte qu’ils venaient de faire, et à qui il ne restait plus que le souvenir et le regret. » Il épingle Barrès et Jouhaux qui avaient annoncé leur engagement et qui sont restés à l’arrière. Il montre ceux qui sont prêts à toutes les combines pour ne pas partir ou pour retarder leur départ, et les soldats qui s’en prennent aux femmes (p. 74) : « Elles pouvaient nous empêcher de partir… »
J’ai encore noté une belle formulation au 24 septembre 1915 (p. 43) : « Le colonel, devant le bataillon rassemblé, lut des phrases choisies pour l’oreille, et non pour le cerveau : l’ordre du jour du général en chef. »
Curieusement, à part la mention qu’en 1917 les soldats souhaitaient « faire comme les Russes » (p. 167), le livre ne décrit pas les mutineries, pas plus que les fraternisations ou les exécutions de soldats français par leurs camarades. Il serait intéressant de creuser le pourquoi de ces lacunes.
Rémy Cazals, janvier 2016

Note : Voir Marie-Christine Bardouillet, La Librairie du Travail, Collection du Centre d’histoire du syndicalisme, Paris, Maspero, 1977. Dans une lettre du 8 avril 1979, adressée à Rémy Cazals, Marcel Hasfeld écrivait : « Quant au livre de Barthas, je l’ai déjà lu avec beaucoup d’intérêt car c’est la guerre qu’il décrit qui est à l’origine de la Bibliothèque du Travail, puis de la Librairie et enfin des éditions. »

Share

Brittain, Vera (1893-1971)

1. Le témoin

Vera Brittain naît le 29 décembre 1893 à Newcastle-under-Lyme dans une famille d’industriels où la foi dans le progrès, alliée au conservatisme victorien, entraîne un style de vie austère, que la future auteure ne manquera pas de dénoncer dans son récit autobiographique, Testament of Youth, paru en 1933. Arthur Brittain, le père de Vera, est allergique à la littérature et à la culture en général, ne se préoccupe que de politique locale et proclame avec fierté qu’aucun de ses ouvriers n’est syndicaliste. Vera est bonne élève et peut envisager des études supérieures. L’université d’Oxford ayant ouvert ses portes aux étudiantes en 1875, elle espère pouvoir s’y inscrire, mais pour cela il lui faut combattre les conventions de son époque. Son père considère que les études ne sont d’aucune utilité pour les filles. C’est Edward, le jeune frère, qui ira à Oxford. Vera est scandalisée par cette inégalité de traitement et devient féministe. Cette revendication de l’égalité entre hommes et femmes n’est pas seulement une réponse à une situation personnelle. Elle deviendra le combat de toute une vie. Dotée d’un fort tempérament, Vera ne baisse pas les bras et finit par obtenir de son père l’autorisation d’étudier à Oxford.
Vera entre à l’université à l’automne 1914 et se consacre aux études sans se soucier de ce qui se passe de l’autre côté de la Manche. Mais quand son frère Edward et son ami Roland Leighton décident de s’engager, elle commence à ressentir un décalage entre l’univers académique d’Oxford et le monde sanglant où les êtres proches risquent leur vie à tout instant. La correspondance avec celui qu’elle refuse d’appeler son fiancé, par principe féministe, l’amène à s’intéresser de plus en plus à la guerre et à regretter que les femmes en soient écartées. Au printemps 1915, elle décide d’arrêter ses études pour devenir infirmière bénévole.
Vera Brittain commence son parcours hospitalier dans un établissement du Devonshire avant de le poursuivre à Londres. Elle trouve une certaine sérénité dans cette vie de soins hospitaliers, qui lui permet de s’impliquer dans la réalité de la guerre et de se sentir ainsi plus proche de Roland. Les deux permissions de ce dernier affermissent leur lien. Vera et Roland sont deux jeunes intellectuels pétris d’ambition qui échangent leurs vues sur la littérature, la religion et la politique. Mais les lettres, si précieuses, produisent aussi de l’insatisfaction. Vera s’aperçoit que la guerre a changé Roland. Il est devenu distant et énigmatique. Elle attend avec impatience sa prochaine permission pour Noël. Mais Roland est tué le 23 décembre 1915 à Hébuterne.
Après la mort de Roland, Vera Brittain veut partir soigner les blessés à l’étranger. Affectée à Malte, où stationne la base arrière des troupes britanniques du front d’Orient, elle peut pendant quelques mois retrouver une certaine stabilité émotionnelle. De retour en Angleterre, elle reprend du service dans un hôpital londonien puis est affectée à Etaples. La mort de son frère Edward, en 1918, est suivie d’une nouvelle période de deuil, qui la déstabilise encore plus qu’en 1916. Après l’Armistice, elle reprend ses études à Oxford mais n’arrive pas à réintégrer le cours normal de la vie. Vera ne comprend pas cette faculté qu’a la société à oublier. Si les morts de la guerre sont officiellement commémorés et ont droit à leurs cérémonies standardisées, dans la vie quotidienne il n’est pas de bon ton de vivre le deuil de façon trop marquée.
Après Oxford, Vera s’attelle à l’écriture. Elle publie deux romans dans les années 20 et travaille pour la section britannique de la S.D.N., née du traité de Versailles. Convaincue que l’amitié et la coopération entre les peuples peuvent empêcher une nouvelle guerre, elle veut agir politiquement et se rapproche du parti travailliste. Ces activités l’aident à reprendre petit à petit confiance en elle. Mais c’est surtout l’amitié de Winifred Holtby, étudiante rencontrée à Oxford, qui la sauve. Les deux femmes deviennent inséparables. Toutes deux sont militantes féministes et ont l’intention de mener de front une carrière de journaliste et d’écrivain.
A trente ans, Vera épouse George Catlin, un professeur spécialiste de science politique. Deux enfants, John et Shirley, naissent en 1927 et 1930. George enseigne dans une université américaine mais Vera ne souhaite pas vivre aux États-Unis. Le couple vit une sorte de mariage à mi-temps. A Londres, Vera et Winifred font vie commune. Et quand George revient s’installer en Angleterre, Winifred habite sous le même toit que le couple. Cette situation génère des commentaires ironiques dans le milieu littéraire. Aujourd’hui, les milieux lesbiens font de Vera et Winifred des icônes de leur cause, mais les deux femmes de lettres ont toujours démenti une relation homosexuelle.
A la fin des années 20, Vera entreprend d’écrire son autobiographie centrée sur la Grande Guerre. Souhaitant profiter du regain d’intérêt qu’a le public pour la littérature de guerre, elle rédige Testament of Youth, qui se veut à la fois un récit personnel et une étude de la société britannique des années 1910-1925 vue sous l’angle de la femme. Le succès dépasse toutes ses espérances. Elle devient du jour au lendemain un nom qui compte sur la scène littéraire britannique. Les ventes du livre aux États-Unis lui permettent de franchir régulièrement l’Atlantique pour donner des conférences dans les grandes villes américaines. Mais au milieu des années 30, le malheur la frappe à nouveau. Winifred Holtby meurt à l’âge de 37 ans. En qualité d’exécutrice littéraire, Vera fait publier le dernier roman de son amie : South Riding, qui connaîtra le succès en librairie et sera adapté au cinéma.
A partir de 1936, le contexte international pousse Vera Brittain à épouser la cause du pacifisme. Comme un certain nombre de combattants de la Grande Guerre, elle veut agir pour empêcher une nouvelle guerre mondiale. Elle milite au sein de mouvements pacifistes, notamment quakers, et écrit plusieurs essais sur le sujet. Ses romans des années 30 et 40 traitent également des conséquences de la Première Guerre mondiale et sont autant de portraits d’une génération meurtrie qui refuse que l’on commette les mêmes erreurs que par le passé. Quand la guerre éclate, elle ne renonce pas au pacifisme, et intensifie même son action. Celle-ci prend d’autres formes : la lutte contre le blocus allié qui affame les populations européennes et la dénonciation des bombardements de masse sur l’Allemagne. Avec courage, elle s’oppose à la stratégie alliée et se retrouve mise à l’index.
Après la guerre, la notoriété de Vera Brittain décline, surtout aux États-Unis, où ses prises de position contre les bombardements dits stratégiques ont laissé des traces. Sa carrière littéraire suit également une pente descendante. Elle continue malgré tout de publier régulièrement des essais, des romans et des ouvrages autobiographiques mais sans jamais renouer avec le succès. A sa demande, ses cendres seront dispersées dans le cimetière italien où repose Edward.

2. Le témoignage

En 1933, Vera Brittain publie Testament of Youth, témoignage de guerre qui rencontrera un large public et établira durablement la renommée littéraire de son auteure. Une adaptation pour la télévision est diffusée sur la BBC en 1979 et un film sort en salles en 2015 sous le titre Mémoires de Jeunesse. Dans les années 80 et 90, le journal de guerre de Vera Brittain, Chronicle of Youth, est publié, ainsi que sa correspondance. Ces trois ouvrages constituent une documentation précise et ample sur la façon dont les jeunes Britanniques des classes moyennes ont vécu la guerre, et dresse un tableau particulièrement émouvant de la génération perdue.

3. Analyse

Testament of Youth, récit autobiographie centré sur la Grande Guerre, a séduit le public au début des années trente parce qu’il comblait un vide dans la littérature de témoignage. Le point de vue féminin avait déjà donné lieu à des mémoires intéressants, émanant essentiellement d’infirmières ayant soigné les blessés dans les hôpitaux du front, mais aucune œuvre majeure n’avait émergé sur ce thème. De par son ampleur et son parti pris de mêler une histoire personnelle à une étude sur le rôle de la femme pendant la guerre, cet ouvrage apporte un éclairage nouveau sur les années sombres qu’a connues la société britannique entre 1914 et 1918. Vera Brittain y dresse le tableau d’une nation confrontée à la mort de masse. Sa relation avec son fiancé Roland Leighton a duré à peine plus d’un an et n’a donné lieu qu’à un nombre restreint de rencontres mais la guerre lui donne une intensité singulière. Les lettres que les deux jeunes gens s’échangent, très analytiques, les autorisent à s’exprimer avec une liberté que n’auraient pas permise des circonstances ordinaires. Vera demande à Roland de ne faire aucune rétention d’informations. Elle veut connaître la réalité combattante dans ses moindres détails.
« Ta lettre écrite les 7, 8 et 9 avril est arrivée ce matin. Tu ne peux pas savoir à quel point elle m’a touchée. Je tremble à l’idée qu’au moment où je te lis tu es peut-être exposé au terrible danger de ces canons que tu as entendu tonner au loin, et malgré cela toutes mes peurs s’effacent devant l’espoir que je place dans ton avenir. Si seulement je pouvais les partager avec toi ! Je donnerais tout pour être un homme le temps que dure la guerre, et redevenir une femme, naturellement, au moment où elle se terminera. Si je pouvais voir avec toi le feu de l’artillerie et les fusées lumineuses qui s’élèvent des tranchées allemandes au lieu de me contenter de savoir que tu vois et entends ces choses, je crois que mon exultation bannirait toute peur. Il peut paraître facile de parler ainsi, mais je souhaiterais tant éprouver les contraintes physiques, les longues marches et même les nuits de corvées après des journées déjà beaucoup trop chargées. »
Chaque lettre reçue ou envoyée devient ce qui compte le plus au monde. Rarement, l’importance du courrier n’aura été aussi évidente à la lecture de Testament of Youth et de la correspondance publiée dans les années 80.
« Rien dans les journaux, pas même les descriptions les plus réalistes, ne m’a donné une idée de la guerre comme le font tes lettres.
Les tireurs embusqués, les balles, les tranchées allemandes à 80 mètres, l’imminence d’une attaque, avec tous ces dangers il semble presque impossible que quiconque puisse en réchapper. Si jamais tu es tenté d’accorder peu de prix à ta vie, n’oublie pas que tu as laissé derrière toi deux personnes qui lui accordent, elles, le prix le plus élevé. Comment peux-tu dire : « Ne vous inquiétez pas pour moi » ?
L’idée de Kingsley selon laquelle « les hommes doivent travailler et les femmes pleurer », même si elle est fausse, me semble valable pour le temps présent. Je m’acquitte autant que possible de la première action et ne me sens que très rarement encline à la seconde, mais j’avoue que celle-ci devient possible quand tu me dis que tu embrasses ma photo. »

Vera ne supporte pas d’être mise à l’écart. Son féminisme exige la vérité. A la fin des années 20, quand elle écrit son récit autobiographique, c’est le même souci de vérité qui l’anime. Elle cherche notamment à comprendre les raisons qui ont poussé Roland à s’engager et explore la notion d’héroïsme qu’il a toujours mis en avant. Les jeunes Britanniques issus des public schools sont imprégnés de cet « héroïsme abstrait » qu’ils ne parviennent pas toujours à définir mais qui n’en reste pas moins une des motivations premières à leur engagement.

Les étapes du deuil sont nommées et analysées, notamment le processus d’idéalisation du soldat tué au combat. Affectée dans un hôpital à Malte, Vera entreprend une correspondance assidue avec son frère et deux amis de celui-ci, Victor et Geoffrey, lesquels étaient également des amis de Roland. Pendant quelques mois, elle ne vit plus que par les liens qui se sont forgés au sein de cette petite communauté d’amitié. Quand elle apprend que Victor a été blessé et qu’il est devenu aveugle, elle décide de démissionner de son poste d’infirmière bénévole et de revenir en Angleterre pour l’épouser, estimant que c’est la seule façon pour elle d’être fidèle à ses amis et à la mémoire de Roland. Mais Victor meurt quelques semaines plus tard, tout comme Geoffrey, dont le corps ne sera jamais retrouvé. Vera réintègre le circuit du bénévolat hospitalier et se retrouve à Étaples, dans un des nombreux hôpitaux de la Côte d’Opale. Les conditions y sont particulièrement difficiles, surtout à l’approche de la grande offensive allemande du printemps 1918. C’est à ce moment-là que son père lui écrit pour lui demander de revenir soigner sa mère, tombée malade. Malgré l’indépendance qu’elle a acquise au cours des trois dernières années, le poids de son éducation la contraint à revenir au pays. Le télégramme annonçant la mort de son frère Edward sur le front italien arrive en juin.
Vera connaît à nouveau le deuil et sombre dans la dépression. Comme elle l’avait fait pour Roland, elle cherche à connaître les circonstances exactes de la mort d’Edward. Cette quête quasi obsessionnelle n’aboutit qu’à de maigres résultats, le colonel commandant l’unité d’Edward se contentant du discours stéréotypé qu’on tient en pareil cas à la famille. L’état de prostration dans lequel est plongée Vera continuera bien après l’Armistice. Cette réalité de la perte, dont des centaines de milliers de famille ont fait l’expérience, n’a que rarement eu le droit de cité dans la littérature de témoignage. Vera Brittain choisit de briser le silence et de dire précisément la douleur. Le succès de Testament of Youth s’explique en grande partie par cette parole dévoilée, qui a rarement pu être exprimée.

Le témoignage de guerre de Vera Brittain n’est pas seulement axé sur le deuil. Son expérience d’infirmière bénévole (V.A.D., Voluntary Aid Detachment) est largement documentée. Ayant travaillé dans plusieurs hôpitaux sur le sol britannique, à Malte et à Étaples, elle a une pratique diversifiée des soins hospitaliers militaires et peut dresser un tableau assez complet des conditions dans lesquelles les jeunes filles britanniques ont exercé leur mission pendant la Grande Guerre.

La lecture de Testament of Youth, du journal écrit pendant la guerre (Chronicle of Youth) et de la correspondance avec Roland, Edward, Victor et Geoffrey, permet de comparer différents niveaux d’écriture testimoniale et de dégager les problématiques associées à chacun d’entre eux. En 1939, elle comparait Testament of Youth « à une forêt dont on ne distingue pas les arbres, tandis que le journal permettait au contraire de voir les arbres un par un, sans perspective certes, mais avec davantage d’immédiateté. »

Francis Grembert, octobre 2015

4. Extrait traduit (Testament of Youth) : Les prisonniers allemands de l’hôpital 24 d’Etaples

« L’hôpital était d’un cosmopolitisme assez inhabituel, abritant entre autres des prisonniers allemands et des officiers portugais. De ces derniers, je ne me souviens de rien sauf de leur habitude de sauter en marche du tram qui rejoignait le Touquet pour aller se soulager la vessie à la vue de tous. La plupart des prisonniers étaient logés – si l’on peut utiliser ce mot – dans de grandes tentes, mais un marabout était réservé aux grands blessés. En août 1917, ses occupants – que l’on devait à Messines et à l’Yser – virent arriver de nouveaux venus, blessés pendant les récentes batailles du Saillant d’Ypres, au cours desquelles la Route de Menin et la Crête de Passchendaele avaient tristement gagné le droit à la postérité.
Bien qu’aujourd’hui encore nous nous targuions, il me semble, d’avoir traité les prisonniers en toute impartialité, il faut tout de même admettre que les tentes de ces derniers étaient souvent humides et que le personnel devenait rare dans le pavillon à chaque fois qu’il y avait une offensive, ce qui était presque toujours le cas. Une des choses de la guerre dont je me souviens avec le plus de plaisir est la disponibilité des infirmières et des bénévoles du pavillon des Allemands, qui préféraient subir une surcharge de travail plutôt que de négliger les prisonniers. A l’époque de mon arrivée, l’équipe du pavillon avait passé une consigne visant à supprimer les demi-journées libres, le personnel ne s’octroyant plus qu’une heure ou deux de repos quand se présentait une accalmie dans les soins à dispenser.
Avant la guerre, je n’étais jamais allée en Allemagne, et je n’avais quasiment jamais rencontré d’Allemands, à part deux-trois enseignantes à Sainte-Monica, que la petite provinciale que j’étais détestait sans réserve pour la simple raison qu’elles étaient étrangères. Il était donc un peu déconcertant de se retrouver lâchée, seule – les bénévoles commençaient une heure avant les infirmières – au milieu d’une trentaine de représentants de la nation qui, comme je l’avais entendu si souvent, avait crucifié des Canadiens, coupé des mains aux bébés et fait subir des « atrocités » innommables à de pauvres femmes vertueuses. Quand j’avais entendu ces récits, je n’y avais pas cru, du moins me semblait-il, mais finalement je n’en étais plus tout à fait sûre. En fait, je n’étais pas loin de m’attendre à ce qu’un ou deux patients sautent de leur lit pour essayer de me violer, mais je me suis vite aperçu qu’aucun d’entre eux n’était en mesure de violer qui que ce soit, l’effort démesuré qu’ils faisaient pour s’accrocher à une vie où la balance penchait déjà fortement du mauvais côté suffisait amplement à les occuper.
Au moins un tiers des hommes étaient en train de mourir ; les soins quotidiens ne consistaient pas à changer des bandes de gaze souillées mais à stopper des hémorragies, replacer des sondes intestinales et vider puis réinsérer d’innombrables tubes de caoutchouc. Attenant au pavillon, il y avait un petit bloc où tout au long de la journée un major opérait les cas difficiles. Basané de peau, il possédait des yeux bruns houleux et savait parler allemand. D’après ce qu’on m’a dit, il avait dirigé avant la guerre un hôpital allemand dans une quelconque région tropicale d’Amérique du Sud. Les deux premières semaines, j’ai travaillé sous ses ordres en compagnie d’une infirmière-en-chef au caractère accommodant. Notre entente était parfaite. Je me demande encore souvent comment nous pouvions boire du thé et manger des gâteaux dans la salle d’opération, ce que nous faisions régulièrement. La puanteur y était extrême, la température avoisinait les 35° et nous étions entourés de tas de pansements souillés et de restes humains. Après les « cas légers » que j’avais soignés à Malte, le pavillon des Allemands fut pour moi un véritable baptême de sang et de pus. »

Sources :
Testament of Youth, 1933
Chronicle of Youth (War diary 1913-1917),1981
Letters from a Lost Generation, Vera Brittain and four friends, 1998
Vera Brittain, a life, Paul Berry et Mark Bostridge, 1995

Share

Rehberger, Henri (1896-1963)

Le témoin :
Henri (Heinrich) Rehberger naît le 21 octobre 1896 dans le village alsacien de Reitwiller (le village de Reitwiller a fusionné en 1972 avec ceux de Berstett, Rumersheim et Gimbrett pour ne former plus qu’une commune : Berstett) au foyer du pasteur Heinrich Rehberger. Il est lycéen à Strasbourg quand éclate la guerre, et enrôlé dès août 1914 dans un « régiment d’ouvriers auxiliaires » (p. 17) effectuant des travaux sur des voies ferrées et des lignes télégraphiques, ou chez des paysans. Il passe l’examen du bac comme une simple formalité et, sur le conseil de son père, s’engage en tant que brancardier volontaire. Il est alors employé sur un bateau-hôpital transportant sur le Rhin les blessés les plus graves, depuis Strasbourg jusqu’aux villes allemandes en aval. L’utilisation de la voie fluviale est cependant interrompue au début de l’hiver à cause des mauvaises conditions de navigation, ce qui met fin à « l’une des périodes les plus agréables » qu’il a vécues pendant la guerre (p. 47). Dès lors, il intègre le détachement de brancardiers cantonné à la gare, dont l’activité consiste à débarquer les blessés arrivés par convois sanitaires avant de les diriger vers les différents hôpitaux de la ville. En avril 1915, il est convoqué au conseil de révision et déclaré « bon pour l’infanterie », mais il n’est pas tout de suite mobilisé. Toujours attaché à la section d’ambulanciers, il est chargé un temps d’effectuer de menues tâches pour le compte du directeur des chemins de fer. Il décide de s’engager sans attendre son ordre de mobilisation, choisissant un régiment basé à Rastatt en raison de sa proximité avec sa région natale (il s’agit vraisemblablement du 111e Régiment d’Infanterie). La période d’instruction achevée, il est dirigé avec ses camarades vers le front russe. Le convoi ferroviaire fait une halte à Kaunas avant de finir sa route à Vilnius. A partir de là commence une longue marche pour rejoindre le front. Le secteur est assez calme à son arrivée, car la rigueur hivernale empêche toute action militaire d’importance ; quand les combats reprennent avec force au printemps 1916, il y est mêlé en première ligne. Une blessure à l’épaule gauche nécessite son hospitalisation pendant plusieurs semaines à Kaunas. De retour au front, il retrouve la même position. Son régiment prend bientôt la direction de la Volhynie, d’abord dans un secteur calme où il demeure jusqu’à la fin de l’été, puis à proximité de Dubno et Rivne où les attaques russes sont quotidiennes : sa compagnie participe ainsi pendant deux semaines à des combats très meurtriers avant d’être relevée. Le régiment se déplace ensuite vers le sud, en Galicie. Au début de l’année 1917, suite à la désertion d’Alsaciens de son régiment, une mesure disciplinaire est prise à l’encontre de tous les autres Alsaciens : ils sont mutés dans des régions très exposées. Rehberger se retrouve ainsi sur le flanc est des Carpates, dans les hauteurs d’une vallée tenue par les Russes. Lors d’un déluge de feu causé par l’explosion de mines et d’obus russes, il est blessé à la tête. Après son hospitalisation, au terme de sa convalescence à Zolochiv, il bénéficie de sa première permission à Strasbourg. A son retour au front, il participe aux offensives permettant d’enfoncer les lignes russes. Les combats et l’avancée allemande cessent cependant avec l’ouverture des négociations de Brest-Litovsk. Son régiment cantonne alors dans une région de Galicie jusque-là occupée par les Russes, mais « cette petite cure de paix » ne dure pas et, au début de l’année 1918, ils sont embarqués à destination de Vilnius puis de Vileïka. De là, Rehberger est envoyé dans une école d’officiers du camp de Munsterlager (Hanovre). Il en sort avec le grade d’adjudant et retrouve son régiment sur le front français devant Tracy-le-Val. Désormais il commande les mitrailleuses de sa compagnie. Il se réveille un matin avec le visage boursouflé et les yeux rouges et larmoyants, victime du gaz de tranchée. Emporté en ambulance, il finit dans un service de blessés de la face installé à Glageon, puis est envoyé en convalescence à Saint-Avold, sa ville de garnison, vraisemblablement en octobre 1918. Alors qu’il rejoint sa compagnie du côté de Sedan, il est emporté dans la retraite allemande. Démobilisé par le conseil de soldats de Metz, il peut finalement rentrer chez lui. Dans une Alsace redevenue française, il reprend ses études qu’il achève en 1925 en soutenant une thèse de médecine (Henri Rehberger, Contribution à l’étude des stéréotypies dans la paralysie générale progressive, 1925) puis entame une carrière de médecin. Il consacre également une partie de ses loisirs à « La Fanfare » de Schiltigheim, qu’il préside de 1933 à 1953. Il décède le 15 janvier 1963.
Le témoignage :
Henri Rehberger, Tête carrée. Carnet de route d’un Alsacien 1914/18, éditions Sébastian Brant, Strasbourg, 1938, 247 p.
Publié l’année du vingtième anniversaire de l’Armistice, le témoignage d’Henri Rehberger est le fruit d’un travail construit et réfléchi sur sa propre expérience de la guerre, qui le distingue de carnets de guerre écrits « à chaud » et publiés en l’état. Comme d’autres anciens combattants, il emprunte au genre du roman pour mettre en forme son récit, avec des titres de chapitre évocateurs et un récit qui s’amorce le 28 juillet 1914, chaude journée d’été dans une salle de classe de son lycée. Tel qu’il est présenté, le narrateur est un lycéen nommé Henri Selsam (et non Rehberger) : aucun indice dans l’ouvrage ne permet de déterminer s’il s’agit d’un simple artifice ou de l’évocation d’un surnom (le nom de Selsam pourrait évoquer le personnage du docteur Adrien Selsam dans une histoire d’Erckmann-Chatrian, Mon illustre ami Selsam, peut-être en clin d’œil à la carrière de médecin que Rehberger entame après la guerre). Outre le récit original de son expérience d’ambulancier, Rehberger livre d’intéressantes descriptions de l’expérience du feu, des traumatismes consécutifs (il évoque la catalepsie p. 107), et des horreurs dont il a été témoin sur le front, parfois de manière assez crue. Il use également d’ironie pour dénoncer la guerre, en employant des formules métaphoriques et analogiques : « en attendant la grande symphonie on se laisse bercer par la chanson des obus et le gazouillement des balles » (p. 92), ou encore : « M’est avis que nous ressemblons assez aux cochons chercheurs de truffes. Même passivité. Quand on les ramène à l’étable, ils se recouchent placidement dans leur fumier. Nous de même. D’ailleurs, la guerre n’est-elle pas uniquement une affaire de truffes ? (…) Que de cochons crevés pour satisfaire l’appétit des gourmets! » (p. 96-97). De même, il s’adresse parfois directement à son lecteur : « Hé ! 35° au-dessous, ce n’est pas rigolo, vous savez ! » (p. 96). On regrette, comme cela arrive avec des romans, que son récit manque de repères chronologiques et géographiques, ainsi que de renseignements plus précis sur ses unités de rattachement. Il peut s’agir soit d’un choix de l’auteur, cherchant peut-être à ne pas alourdir son récit avec des données jugées inutiles, soit d’indices portant à croire qu’il s’est appuyé davantage sur ses souvenirs que sur des notes prises au cours de la guerre.
Analyse :
L’ouvrage de Rehberger est à classer parmi la poignée de témoignages d’Alsaciens-Lorrains écrits et publiés en français au cours de l’entre-deux-guerres. L’auteur, lycéen au début de la guerre, revient en particulier sur l’effervescence qui régnait à Strasbourg lors de la mobilisation, dans son entourage allemand sûr de la supériorité du Reich, mais aussi dans la rue avec le défilé des troupes, la fleur au canon et au son de la « Wacht am Rhein », ainsi que sur l’ambiance victorieuse des premières semaines de guerre : « On ne rentre même plus les drapeaux car chaque jour les cloches se mettent en branle pour annoncer une nouvelle victoire. » On peut également noter l’importance symbolique des distinctions militaires pour la jeunesse allemande de l’époque : ses amis Ernest et Heintz le montrent bien, ce dernier rêvant de faire partie des troupes qui entreront dans Paris afin d’être décoré de la même Croix de fer que son grand-père. Pour ces jeunes, l’entrée en guerre représente une sorte de rite de passage à l’âge adulte. En août 1914, c’est l’aventure qui commence pour Rehberger : son premier embrigadement dans une formation de jeunes travailleurs signifie aussi le premier salaire et surtout la familiarisation avec la bière et le tabac : « Pas d’erreur, j’ai bien l’air d’un vieux guerrier (…) Je fume comme une locomotive, et j’en suis très fier » (p. 18). Il est tout aussi fier de se pavaner en ville avec son uniforme de brancardier, même si celui-ci est trop grand, seulement pour « montrer à tout le monde que je suis devenu quelqu’un » (p. 25). C’est d’ailleurs à nouveau le regard des autres qui le pousse à s’engager volontairement au printemps 1915 (il avait déjà hésité à le faire en 1914, emporté par l’élan patriotique) : malgré les blessures de guerre affreuses qu’il peut observer depuis des mois et qui pourraient être dissuasives, il ne supporte pas l’idée d’être pris pour un planqué : « Quand je passe dans les rues j’ai la sensation que tout le monde me regarde avec mépris. Beaucoup de mes copains de classe, engagés volontaires dans l’artillerie lourde, sont déjà partis pour le front ! Si je m’engageais moi-aussi ? » (p. 62-63). Avec du recul, l’auteur interroge son rapport à la France à cette époque : « Quel est donc ce pays qu’on appelle la France ? » (p. 14). Il lui apparaît qu’il n’en connaît rien, en dehors de quelques vieilles histoires familiales. En fait, en Alsace-Lorraine, le souvenir de la France s’estompe de génération en génération. On le remarque à propos d’un de ses amis, tenté par l’engagement volontaire dans l’armée allemande, mais qui se heurte à l’opposition de son père qui « louche un peu de l’autre côté des Vosges » (p. 50). Pour beaucoup de jeunes Alsaciens, la France ne représente rien de concret, ce qui n’empêche pas une certaine affection à son égard. Ainsi, à bord de son bateau-hôpital, Rehberger se montre tout aussi bienveillant avec les blessés français qu’avec les Allemands, malgré ses connaissances linguistiques fragiles. Il supporte d’ailleurs assez mal un de ses collègues, « à cause des propos haineux qu’il profère continuellement contre les Français » (p. 56). Cela n’empêche, il se sent avant tout allemand et entretient des rapports très amicaux avec ses collègues, avec qui il entonne les chants patriotiques et partage l’ivresse de certaines soirées. Comme eux, il éprouve peu de considération pour les Russes : évoquant un déserteur russe arrivant dans leurs lignes avec du savon en guise de présent, il note : « Mais alors, ils se lavent donc les Russes ? » (p. 138). Toutefois, en tant qu’Alsacien, il se sait suspect aux yeux des autorités. Cette suspicion est révélée à l’occasion de la désertion d’un groupe d’Alsaciens de son régiment : tous les autres font ensuite l’objet d’une mesure disciplinaire et sont envoyés dans des secteurs hostiles, ce qui le pousse à écrire : « Nous sommes la lie de l’armée » (p. 136). Il se sent victime d’une autre mesure discriminante : contrairement à ses camarades sortis de l’école d’officiers, il ne reçoit pas le brevet d’officier mais le grade d’adjudant, car l’enquête menée par le gouvernement militaire de Strasbourg indique « A fréquenté des familles françaises avant la guerre ! » Il en garde une certaine amertume : « Qu’étais-je avant la guerre ? Un gosse de seize ans bien incapable de mijoter des projets antinationaux. Les familles où j’étais reçu ? Celles de mes camarades de classe, parbleu ! – archi-allemandes pour la plupart » (p. 206).
Les conditions de vie du soldat allemand, de la caserne à la tranchée (principalement sur le front oriental), sont assez bien renseignées dans le témoignage de Rehberger. On y retrouve les préoccupations habituelles du soldat, au premier rang desquelles se hissent le ravitaillement et l’alimentation en général, qui semblent souvent poser problème sur le front russe, le courrier, le repos et les permissions. Les difficultés de la vie dans les tranchées, liées au froid, aux inondations consécutives à la fonte des neiges, aux poux, aux maladies sont abordées avec le détachement qu’un témoignage tardif peut comporter, voire avec humour : « Est-il possible de vivre pendant des mois, sans claquer d’étisie, dans un taudis pareil pire qu’une caverne préhistorique ? Il paraît que oui » (p. 95). Un peu plus loin, il évoque les malades dans un hôpital de campagne, livrés « sans défense à la Triple-Entente impitoyable des poux, des puces et des punaises… » (p. 96). La routine (« on s’habitue aux pires choses », p. 52), mais aussi la lassitude qui culmine en 1918 (« Relevés ! La nouvelle est fameuse, mais elle nous laisse indifférents. A quoi bon se trimbaler vers ailleurs. Au fond nous aimerions autant rester là. Nous sommes devenus totalement insensibles ! », p. 220) sont également soulignées par l’auteur. Ce dernier, décidé à témoigner des horreurs de la guerre, se heurte à la difficulté de sa mise en récit : « Comme ils seraient pâles, les mots qui voudraient peindre cette horreur ! » (p. 173). Il nous laisse entrevoir la palette d’émotions ressenties par le soldat avant (« Nos nerfs sont tiraillés », p. 140), pendant (« un instant je me demande pourquoi et de quel droit je démolis ces gens que je ne connais pas. Brève lueur aussitôt éteinte par la saoulerie du meurtre. Aussi féroce qu’à huit ans, je continue d’abattre mes soldats de plomb. Quelle jolie voix tu as, petite mitrailleuse… », p. 127) et après les attaques (parlant de lui et ses proches camarades : « nous devons être devenus un peu mabouls tous les trois » p. 129).
GEORGES Raphaël, mai 2014

Share

Barbusse, Henri (1873-1935)

Fils de journaliste, né à Asnières le 17 mai 1873, Henri Barbusse est bien connu comme l’auteur du best-seller Le Feu paru dès 1916. Jean Norton Cru a fait une sévère critique de ce livre qui se présente à la fois comme un roman et comme le « journal d’une escouade ». Il ne l’a pas placé dans la dernière catégorie de fiabilité, mais dans la quatrième sur six, disons un peu au-dessous de la moyenne. C’est que JNC ne supportait pas que l’on ajoute des effets littéraires au témoignage. Le Feu, prix Goncourt 1916, a une grande importance parmi les livres de guerre de par son tirage considérable ; beaucoup de poilus l’apprécièrent parce qu’il prenait le contre-pied du bourrage de crâne. Après la mort de l’auteur, en 1937, ont été publiées les lettres à sa femme, écrites de 1914 à 1917, que l’on peut donc considérer comme un témoignage direct, à la différence du roman.
Elles sont d’abord un témoignage sur la rédaction du roman, véritable obsession chez Barbusse, intellectuel fasciné par l’argot populaire. Il est tout joyeux d’employer dans ses lettres, et de traduire, quelques expressions comme « se taper la hotte (id est : manger) ». Il évoque la documentation écrite amassée pour le roman, « composée en grande partie d’expressions pittoresques trop abondantes pour rester dans ma mémoire à la portée de ma plume ». Ensuite il est question de corriger les épreuves, s’insurger contre les coupures, compter les tirages successifs, pister les comptes rendus et s’en prendre à ceux qui sont défavorables, dans la presse cléricale comme dans le « journal infect d’Hervé », chez les « brutes dangereuses » de L’Action française comme chez « l’ignoble Lavisse ». « Changeons de conversation », écrit Barbusse lui-même après qu’il ait développé son thème favori. Il est beaucoup question de colis : « Un paquet seulement tous les quatre jours = quatre-vingts francs par mois. Ça suffit, le reste est du superflu. » Pourtant, en dehors de la nourriture et d’un peu d’opium, que d’objets envoyés à un homme des tranchées ! Jusqu’à un « relève-moustaches » (5-4-15).
Barbusse a connu le danger à Crouy près de Soissons, au cours d’une « terrible semaine » de janvier 1915. Il était arrivé fin décembre 1914 ; le rude épisode prit fin à la mi-janvier ; il quitta les premières lignes au printemps. Il eut cependant le temps de faire les remarques habituelles du poilu : décrire le système des tranchées et l’ensevelissement des cadavres ; noter l’ivresse des soldats et les brimades imbéciles des chefs ; ironiser sur les « touristes des tranchées » et les décorations allant aux embusqués. Dès le 6 avril 1915, il écrit que les hommes en ont assez. En décembre, il fait allusion aux inondations suivies de fraternisations. Il stigmatise « Botrel-le-Crétin », Henry Bordeaux formaté pour entrer à l’Académie française, les revues de la Bonne Presse qui inondent les hôpitaux. « Comme tous ces gens ont une haine féroce, obstinée, invincible, du socialisme et de la libération des exploités ! » Car, la guerre étant « une chose dont on ne peut soupçonner l’horreur lorsqu’on ne l’a pas vue », « il faut que d’autres que nous n’aient pas à la refaire » (20-6-15). La seule solution serait la victoire du socialisme, seule doctrine politique « où il y ait, au point de vue international, je ne dis pas seulement une lueur d’humanité, mais une lueur de raison » (14-4-16).
RC
*Henri Barbusse, Lettres à sa femme 1914-1917, Paris, Buchet-Chastel, 2006, 375 p., préface de Frédéric Rousseau, chronologie de la vie de l’auteur et liste de ses œuvres (1ère édition Flammarion, 1937).

Share

Hubinet, Emma (1875-1969)

1. Le témoin

Emma Hubinet naît le 11 novembre 1875 à Glageon (Nord) d’une famille bourgeoise et industrielle ; les tissage et corderie Louis Hubinet, fondée par son grand-père. Charles Hubinet, son père, filateur, ancien combattant volontaire de la guerre de 1870, décoré de la Légion d’Honneur (1906) et son épouse, Emma Dubois, ont eu trois enfants ; Louis (1870-1944), Emma et Nelly (1878-1966). Emma se marie le 6 mars 1905 à Achille Boulanger, négociant en laine, avec lequel elle aura deux enfants ; Roseline (1905-1994) et Didier (1907-1947). A la mort de son père le 2 novembre 1913, elle aide sa mère à diriger la filature familiale, laquelle sera détruite par les Allemands qui l’incendient en quittant le territoire le 6 novembre 1918. Elle bénéficiera des dommages de guerre pour reconstruire l’usine qui deviendra la filature du Petit Glageon en 1929. La suite de la vie du couple n’est pas connue et Emma Boulanger-Hubinet décède à Montmorency (Val-d’Oise) le 13 février 1969.

2. Le témoignage

Buthine, M.-A. Entre l’enclume et le marteau (1914-1918). Paris, imprimerie Paul Dupont, 1932, 343 pages, non illustré.

Sous un nom d’emprunt, formé par l’anagramme de son patronyme et les initiales phonétiques de son prénom, Emma Hubinet met un zèle tout particulier dans l’ouvrage à protéger le véritable état-civil de sa famille et le nom de sa commune, Glageon, gros village de près de 2 850 habitants (1911) presque limitrophe à la Belgique. Les quelques éléments fournis dans l’ouvrage confirment toutefois que sont bien évoqués sa mère, son père, décédé en 1913, et ses deux enfants, âgés de 9 et 7 ans à la déclaration de guerre. De fait, c’est également l’histoire de Glageon et de la filature Louis Hubinet pendant la Grande Guerre qui sont racontés par Emma. Passés les premiers jours d’août 1914, où elle assiste à la mobilisation de cette commune de l’Avesnois, au sud de Maubeuge, elle est prise en voiture dans l’exode des populations frontalières et belges (page 17) alors qu’arrivent les Anglais en renfort. Mais Maubeuge capitule, Achille, son mari, part alors pour la captivité, et la région est envahie dès les premiers jours de septembre 1914. Commence alors une longue et douloureuse occupation et le lent dépeçage de ses biens et de l’usine familiale à coups de perquisitions (une vingtaine en tout) et de réquisitions de tout ce qui peut servir à l’occupant. En mai 1915, pour avoir critiqué le fait que « dans les régions envahies, nous étions empoisonnés par la Gazette des Ardennes » (page 91), elle écope de 10 jours de prison au Château des Carmes de Trélon, car elle refuse de payer une amende de 100 marks. De forte personnalité, elle multiplie les actes de « résistance » par « un esprit frondeur qui se manifeste en toutes occasions » (page 113), et qui lui vaut, le 5 février 1916, une nouvelle condamnation, cette fois-ci à 3 mois de prison à purger en Allemagne, à la prison de Trier (Trêves) puis Siegburg. De retour à Glageon, elle continue de s’opposer à l’exhaustion de son patrimoine industriel et écope d’une nouvelle condamnation de 3 mois de prison, en avril 1917, pour sa mauvaise volonté devant les « réquisitions », ainsi que du surnom de « madame Capitaliste » (page 208). En effet, politiquement, elle dit des socialistes : « Tous nos conseillers municipaux sont socialistes, Les belles doctrines du parti ; l’égalité des classes, le partage intégral, l’entr’aide sociale, nul parmi eux ne les a pratiquées ; elles se sont effritées sur les pierres de touche de l’égoïsme, et du népotisme. La guerre a arraché leurs masques » (page 329). 1917 est une année difficile au point de vue alimentaire – en témoignent les tableaux comparatifs des rations des aliments de première nécessité reproduits pages 257 et 258 – aussi œuvre-t-elle par pétitions à la C.R.B. (Commission for Relief in Belgium) à améliorer le sort de ses compatriotes. Le 6 novembre 1918, elle assiste accablée à l’incendie de la filature familiale et aux destructions d’une armée allemande en retraite. La libération apporte en effet des exactions que l’occupation n’avait pas vu commettre. La fin de la guerre n’arrête pas son récit qui évoque l’épuration, jusqu’au procès de Lille, où elle est convoquée comme témoin en avril 1921. Elle ressort de cet immédiat après-guerre avec le sentiment d’un « assainissement » inachevé (page 339). Elle termine son récit sur des phrases prémonitoires, écrites en mars 1932, et frappées au coin de la fatalité : « On n’est bien persuadé à présent qu’une nouvelle guerre est inévitable. L’Allemagne ne se résigne pas, elle élève ses enfants dans le culte de la revanche. A la tête des agitateurs, l’épileptique Hitler domine la masse populaire, et déchaînera l’abominable cataclysme » (page 343).

3. Analyse

L’histoire de la Résistance française pendant la Grande Guerre reste à écrire. Le journal d’Emma Hubinet en est une indéniable contribution par le témoignage d’une résistante inertielle d’une chef d’entreprise en zone occupée. Car elle est véritablement une personnalité ; bourgeoise cultivée et volontaire, elle représente les rares prises de parole du monde industriel [1] qui fut lui aussi victime de la Grande Guerre et qui a concouru également pour une large part à la résistance intérieure sous l’occupation, en tentant de limiter l’apport forcé à l’économie de guerre allemande. Elle multiplie donc, outre sa mauvaise volonté permanente, les soustractions de matières premières aux perquisitions, et développe des trésors de ressources pour en dissimuler le plus possible aux visites domiciliaires, jusqu’aux linges « cachés dans les jardins, dissimulés dans les haies, ou confiés aux voisins déjà perquisitionnés » (page 278). C’est très souvent le motif qui va occasionner ses condamnations à la prison, augmenté d’un comportement d’opposition systématique et de bravade exaspérant pour l’occupant. En fait, elle effectue un travail de sape psychologique qu’elle pense effectif quand elle constate que « les soldats partent démoralisés, sans entrain, l’âme endeuillée » (page 280) après ses entrevues. Alors qu’elle écrit en 1932, elle confie : « Même à l’heure actuelle, écrivant après de longues années le récit de mes souvenirs de guerre, j’ai un tel respect pour les cachettes, restées inviolées, que je n’en livre pas le secret, me souvenant des difficultés accrues en France libre les moyens dont on usait pour tromper les Allemands ; ceux-ci étaient finalement renseignés par leurs espions » (page 64). Elle enterre en effet le vin (page 107) ou ses tuyaux de cuivre ; « ce cuivre-là au moins ne fut pas converti en munitions » (page 85). C’est très vraisemblablement le statut social de la réfractaire qui lui évitera la déportation et les camps de travail. Toutefois, sa non participation à un réseau actif de résistance ne lui confère pas toutefois le statut d’une Louise de Bettignies avec laquelle elle sera par ailleurs incarcérée (page 163). Sa vision des Allemands est bien entendu sans complaisance ; « les jeunes officiers ressemblent pour la plupart au Kronprinz ; sans doute copient-ils ses manières et accommodent-ils leurs visages dans ce but » (page 42). Plus loin, elle revient sur les images d’Epinal d’un Allemand voleur mais qui « avait épargné la pendule. Ce procédé confirme la remarque faite depuis l’invasion. Les Allemands que l’on a appelés, après la guerre de 1870, LES VOLEURS DE PENDULES, n’ont garde de les prendre au cours de cette campagne ; elles sont sacrées, ils n’y touchent pas, d’accord sans doute avec les ordres des chefs » (pages 227-228). Elle rapporte la francophobie alimentée par l’armée allemande : « (…) je rappelle un ordre donné à la population allemande, par le général teuton Liebert, dont j’ai eu connaissance après la guerre : « Quiconque sur le sol allemand prête à un Français un toit ou un abri, quiconque serre sa main maudite, quiconque ne le méprise, et ne le hait pas jusqu’à la mort, quiconque le juge digne d’un regard, doit être considéré comme un misérable sans honneur » (pages 241-242). Elle évoque enfin, comme nombre d’autres témoins, l’odeur de l’ennemi[2], sentant « autant que des fauves » (page 302). Mais également, elle leur trouve quelques similitudes avec les combattants français : « Il y a un antagonisme profond entre les soldats du front, et les embusqués des services de l’arrière » (page 209). Elle décrit aussi les prisons et leur population ; otages, inculpés, prisonniers, ayant des conditions de réclusions spécifiques (page 101) ou des vêtements personnalisés (page 138). Emma liste les raisons possibles d’une peine d’incarcération : « refus du salut, insoumission au travail, carte d’identité oubliée ou perdue, utilisation d’objets réquisitionnés, course sans passeport, commerce d’aliments de fraude » (page 214) mais aussi conservation de lait ou de beurre pour les fermiers, utilisation du mot boche, etc. Elle note une différence de traitement entre les populations belges et françaises envahies (page 211). Elle dévoile les multiples subterfuges dont elle use pour tromper la censure et la surveillance des courriers, change de nom, de profession (page 194), de statut, de style d’écriture, passant la correspondance par la Belgique toute proche (page 104). Des ruses similaires sont employées pour faire passer des victuailles aux prisonniers (page 213). Le conflit durant et malgré l’aide de la C.R.B. du comité hispano-américain, l’alimentation et la vie quotidienne deviennent de plus en plus difficiles ; augmentation du prix des denrées (notamment pages 243 et 257), les feuilles séchées de noyer remplacent le tabac (page 253), il n’y a plus de chaussures (page 267), les inconfortables matelas « en poils de bêtes » (page 279), etc. Bien entendu, elle garde, même après-guerre  une profonde aversion contre l’occupant : « (…) des équipes de prisonniers allemands, sous la direction de gardiens inflexibles, réparent les dégâts des leurs. (…) J’éprouve même un réconfort intense à voir ces pelotons peiner, suer, car je les ai vus à l’œuvre et je sais comment ils traitaient les nôtres » (page 332).

Yann Prouillet, février 2013


[1] Emma Hubinet rappelle le témoignage de Marie Cuny, industrielle vosgienne de la zone libre. Voir sa notice dans le présent dictionnaire ou sur http://www.crid1418.org/temoins/2012/12/03/marie-cuny-nee-boucher-1884-1960-et-georges-cuny-1873-1946/.
[2] Lire à ce sujet l’étude de Courmont, Juliette, L’odeur de l’ennemi. Paris, Armand Colin, 2010, 184 pages.

Share

Lambert, Eugène (1876-1956)

1. Le témoin

L’auteur ? photographié après guerre dans sa cellule d’Ehrenbreitstein

Eugène Lambert naît à Mainvilliers (Moselle) en 1876. Marié à Marie, il a trois enfants ; une fille, un fils, Rémi et Suzanne, qui naît en 1914 alors qu’il est en captivité. A la déclaration de guerre, il travaille au journal francophone le Lorrain à Metz. Francophile, secrétaire du comité du Souvenir Français de Noisseville (Moselle), il deviendra après-guerre publiciste, président du Syndicat d’initiative et à ce titre membre fondateur de la Foire d’automne de Metz, ville dans laquelle il est socialement très actif. Conseiller municipal messin, vice-président de l’Amicale des anciens incarcérés politiques d’Ehrenbreitstein, il reçoit le 12 juillet 1935 la médaille d’honneur (vermeil) de la Reconnaissance française pour ses actions de propagande francophile alors qu’il était sous l’uniforme allemand. Il décède à Metz le 7 mai 1956.

2. Le témoignage

Lambert, Eugène, De la prison à la Caserne ! Journal d’un incarcéré politique d’Ehrenbreitstein. 1914-1918. Metz, imprimerie Paul Even, 1934, 234
pages, (tirage limité à 250 exemplaires).

Eugène Lambert, se sachant recherché, est arrêté dans les bureaux du journal Le Lorrain le matin du 1er août 1914 et conduit à la prison militaire de la Place Mazelle, rue Haute Seille à Metz. Il en est extrait dès le lendemain pour être acheminé à la forteresse d’Ehrenbreitstein à Coblence, au bord du Rhin. Il reste incarcéré dans les fameuses casemates comme prisonnier politique, sans jamais connaître la raison de son arrestation. Le 24 septembre 1914, il fonde au sein de la forteresse, avec quelques détenus, « L’Union », « société des détenus politiques d’Ehrenbreitstein » (page 79).
Ayant la confiance des détenus, il est même mandaté pour tenir leurs comptes (page 83). Mobilisable dans l’armée allemande, il est transféré le 25 février 1915 de la prison à la  caserne Ravensberg du 66e régiment d’infanterie allemand de Magdebourg (Saxe-Anhalt). Sous-officier, il occupe plusieurs fonctions et est muté dans un régiment territorial (à Quedlinbourg) le 15 mai 1915, suite à sa simulation d’un problème au cœur. Usant, comme beaucoup (voir page 229), de tous les subterfuges pour paraître malade, y compris en perdant anormalement du poids, sa crainte ultime est d’être muté sur le front russe dans un régiment combattant. Il sera d’ailleurs l’un des rares sous-officiers lorrains à ne pas y être affecté. A  Magdebourg, affecté au 1er territorial, il est notamment affecté comme geôlier – lui qui a été détenu 7 mois en forteresse – à la garde de prisonniers belges. Surpris à leur parler français, alors qu’il leur fournit des informations, il est déplacé le 15 juin 1915 à Altenbourg (Thuringe) au 153ème régiment d’infanterie d’active. Considéré comme suspect, il y est particulièrement surveillé mais échappe à plusieurs commissions médicales qui veulent l’affecter en Russie. Il a en effet une certitude : « (…) on veut se débarrasser de moi, j’en ai la ferme conviction. Je n’arriverai jamais au front, me dis-je, ou si j’y arrive, je n’y serai pas longtemps. Sans doute, quelque gradé aura mission de me nettoyer de propre façon » (page 139).
Reclus dans son régiment, dans lequel il va rester jusqu’à l’Armistice. Il finit par obtenir enfin une permission en mai 1918 et retourne à Metz où, le
17, chez lui, il déclare paradoxalement : « Pour la première fois depuis la guerre, j’ai entendu le canon » (page 203). A Altenbourg, au fil des mois, il débute une propagande zélée de « doctrines antimilitaristes, antiprussiennes et francophiles [dans une] Saxe (…) foncièrement socialiste » (page 153) et va même jusqu’à fonder le 19 mai 1917 « l’Espérance », « journal manuscrit clandestin à l’image des compagnons d’exil. Paraissant en Barbarie ». Hebdomadaire écrit en français, et destiné à donner des nouvelles aux prisonniers des environs, il paraîtra jusqu’à la fin. Eugène Lambert vit ainsi le lent mais inexorable enfoncement de l’Allemagne dans la crise morale et alimentaire qui va amener à la situation révolutionnaire de l’automne 1918. « Singulier spectacle que ce peuple victorieux et mendiant » dit-il le 18 juillet 1915. Le 11 novembre, « cette fois, c’était bien la délivrance » (page 212) et le seul but qui maintenant le préoccupe est le retour en homme libre dans une Lorraine redevenue française. Il quitte Altenbourg le 17 novembre et, après avoir traversé une Allemagne où « l’anarchie règne en maîtresse » (page 215), Eugène Lambert arrive à Metz le 25 novembre 1918 et retrouve enfin sa famille.

3. Analyse

Deux ouvrages de volumes sensiblement égaux composent ce journal d’un « Malgré nous »[1] ; le journal d’un incarcéré et les souvenirs d’un Lorrain sous l’uniforme allemand. Francophile propagandiste, le témoignage d’Eugène Lambert est forcément partial mais nombre d’informations subsistent sur la vie en prison (pages 17 à 34), en forteresse (pages 35 à 117) comme sur l’ambiance de la caserne de l’armée allemande, la vie à l’intérieur dans le régime de blocus qui ronge le pays et qui va l’amener à la révolution (pages 137 à 214). Débutant son journal le 27 juillet 1914, il nous permet d’appréhender les heures intenses précédant la déclaration de guerre à Metz et son arrestation, le 1er août. Ces quelques pages sont ainsi à rapprocher du journal de guerre de René Mercier qui décrit des scènes semblables à Nancy[2]. Très psychologiquement touché par son incarcération, Eugène Lambert témoignage des affres de sa vie d’interné, craignant d’être fusillé pour ses activités francophiles. Il balance entre obéissance et évasion mais se soumets sous la menace des représailles à sa famille (page 9). L’ouvrage témoigne aussi des difficultés d’une écriture de la claustration tant le confinement et l’absence quasi-totale de nouvelles provenant de l’extérieur ne permettent pas l’enrichissement du témoignage. Il y parvient toutefois, nous parlant des ruses pour obtenir de l’argent par sa famille (pages 55 et 80), et pour le cacher dans des boutons de caleçon (page 80), pour tromper la censure, en écrivant « sous les timbres, dans les doublures d’enveloppes ou avec du jus d’oignon comme encre sympathique » (page 80), sachant que toute correspondance doit obligatoirement être écrite en allemand (pages 63 et 79). Il évoque aussi les mouchards (page 80), la collaboration (page 104) ou les fraternisations avec les gardes (page 97), qu’il appliquera lui-même quand il sera geôlier. Il craint la folie, notamment quand il ne peut plus sortir de sa casemate à cause de la neige : « Nous filons toutes voiles déployées vers la neurasthénie, la folie ! » (page 105) et évoque même le suicide le 27 janvier 1915 (page 106). Libéré pour être encaserné, il fait un court retour sur la sociologie des prisonniers, de tous statuts et de toutes nationalités (page 115).

Vêtu de force de l’uniforme feldgrau, arrivé à la caserne, son témoignage change d’aspect, passant de l’écriture journalière à des souvenirs reconstruits, épisodiques, vraisemblablement basés sur un carnet. Affecté à une unité de réserve (son fusil est russe), il atteste de l’impréparation du soldat allemand au combat : « J’en ai vu partir qui ne savaient pas se servir de l’arme à feu, qui n’avaient jamais tiré un coup de fusil » (page 180) et de la violence du dressage des hommes (page 152), « matériel humain »[3] (…) en voie de s’épuiser (page 177). Observateur privilégié, il assiste à la double déchéance des sociétés allemandes ; la disette de la société civile et « un esprit de lassitude et de défaitisme » (page 164) de la société militaire, dont les conditions de vie matérielles se dégradent inexorablement : « Un ordre prescrit aux soldats de livrer leurs chaussettes pour être conservées dans les dépôts jusqu’au jour où ils partiront en campagne » (page 165). D’ailleurs, Lambert témoignage à partir de 1916 d’une recrudescence des suicides militaires comme civils (pages 168, 169, 171, 178). Il est témoin de la dégradation d’un militaire suite à une automutilation (page 189). La crise économique est telle que « des permissions sont offertes aux Alsaciens-Lorrains qui promettent de rapporter de l’or » (page 179), « les tissus sont tellement rares que les uniformes militaires ne sont plus en drap, mais en une sorte de feutre pressé. Dans les magasins, on vend du linge de corps en papier, la toile et le fil ayant disparu du marché » (page 180) en janvier 1917, « on recommande dans les journaux, de chasser les corbeaux qui s’abattent par nuées sur la région » (page 182). Le pain est « une composition dans laquelle la pomme de terre, la sciure de bois et le son entrent pour une grande part » (page 183) et des troubles éclatent à Leipzig et Altenbourg suite aux pénuries alimentaires. De retour de la seule permission qu’il parvient à obtenir en mai 1918, il constate « les ravages de l’idée révolutionnaire dans les casernes » et que « des incidents très suggestifs se produisent qui révèlent l’état d’esprit de la troupe » (page 208). Ils se traduisent par les premières marques d’irrespect envers les officiers qui dès lors « n’en mènent pas large » (page 208) ; certains « ont même été frappés par les hommes à la moindre observation » (page 209). L’anarchie monte à l’été 1918, « les hommes que l’on envoie au front refusent carrément de marcher (…) arrêtent le train, détruisent les fils télégraphiques et se dispersent dans la campagne » (p.209). C’est le début de la fin qui amène à la « paix de raison (Vernunftsfrieden) »
(page 212) et les jours de novembre, vécus à Altenbourg, sont surréalistes (pages 230 à 233). Son retour à Metz et le défilé des soldats français devant
Raymond Poincaré le 28 novembre 1918 lui suggèrent ces mots en forme de conclusion : « Je défie la plume la plus experte de décrire ce que nous autres Messins avons ressenti ce jour là » (page 220).

Yann Prouillet, février 2013


[1] Terme employé par Eugène Lambert dans sa préface, écrite en juillet 1934, mais non présent dans ses écrits rédigés avant Noël 1918.

[2] Voir sa notice dans le présent dictionnaire ou sur http://www.crid1418.org/temoins/2012/03/28/mercier-rene-1867-1945/.

[3] Cette notion de « Mensch material » ne saurait ici être comparée ou rapprochée de l’application concentrationnaire de l’autre guerre.

Share

Cuvier, Georges (1894-1987)

Quelques mystères à éclaircir
Nous tenons, dans ce dictionnaire, à définir le témoin avant de résumer son témoignage. Ici, nous ignorons les dates de sa naissance (vraisemblablement vers 1894 ou 1895) et de son décès. D’après plusieurs indices, il semble originaire du Bordelais (Marmande ? Langon ?), d’une famille qui a pu lui donner une solide instruction (il fait des citations en latin ; il lit Pascal, Bossuet, Chateaubriand).

Compléments en janvier 2018 grâce aux informations venant de Janine Hubaut : il est né le 29 août 1894 à Langon, fils et petit-fils de pharmaciens.

Il avait commencé des études de médecine, mais n’en était qu’au tout début puisqu’il a servi comme téléphoniste au 162e RI et non dans le service de santé. Il a repris et terminé ses études après la guerre puisque, dans un avertissement, il remercie son confrère le docteur Henri Bernard, auteur des quelques dessins illustrant le livre, et que l’exemplaire entre mes mains porte une dédicace « à Monsieur le Docteur de Nabias, bien confraternel hommage et témoignage de vive gratitude pour l’appui précieux qu’il m’apporte dans cette nouvelle « guerre sans galon », entreprise contre le cancer, sur le terrain biologique ». On apprend encore que la mère de Georges Cuvier a été infirmière à l’ambulance 1/38 pendant la guerre. Cela suffirait à définir l’auteur, mais cette notice lance un appel à tous ses lecteurs : peut-on en savoir plus sur la biographie de Georges Cuvier ? pourrait-on découvrir une notice nécrologique le concernant ? Un mystère de plus tient à la date de publication du livre : La guerre sans galon, À l’aventure avec le Cent-Six-Deux : des Révoltes, à la Victoire, Paris (80, rue de Bondy), Éditions du Combattant, sans date, 281 p. Des bibliographies proposent 1920, mais plusieurs arguments laissent penser à une date plus tardive : d’abord, le fait que le livre est publié alors que l’auteur a terminé les longues études de médecine commencées vraiment en 1919 ; ensuite le prix du volume broché de petit format, 12 francs, ce qui paraît excessif en 1920. N’oublions pas que J. Norton Cru ne le cite dans aucun de ses deux livres, pas plus que Ducasse dans son anthologie de 1932. Dernière interrogation : il dit avoir fait la Champagne et la Somme, mais pourquoi son livre, dont le contenu est très intéressant, ne commence-t-il qu’avec l’offensive d’avril 1917 ?

1. L’Aisne (avril-mai 1917)
L’offensive se prépare, énormes tanks, coloniaux, troupes russes ; curieux sentiment « fait du désir d’en finir avec ce long cauchemar, fait de confiance aussi, dans une issue victorieuse. Le moral de toutes les troupes est très haut. D’ailleurs l’accumulation des moyens mis en œuvre permet bien des espoirs. » Le pilonnage par l’artillerie française est effrayant, mais sera-t-il suffisant ? Les cavaliers sont prêts pour la poursuite, mais, le soir, « mornes et détrempés », ils reviennent, en même temps que passent les autos sanitaires bondées de blessés. C’est l’échec. Une fois de plus, la piétaille a payé pour « les nobles élans des gens huppés aux sentiments élevés, restés, eux, bien à l’abri. (p. 16). L’auteur décrit alors le nouveau modèle de masque à gaz, le barda qui pèse 32 kg, le bled aux abords de la ferme du Choléra, la cagna des téléphonistes (p. 31) : « une simple niche perpendiculaire à la tranchée, de la longueur d’un homme couché, recouverte de quelques planches, camouflées par des pelletées de terre ». La relève conduit à une sorte de « paradis » où on attendrait bien la fin de la guerre.

2. En révolte (mai-juin 1917)
Les « causes » de la révolte sont, d’après Cuvier, l’échec de l’offensive, « cruelle déception » venant après bien d’autres, l’impression que des erreurs ont été commises, le manque de permissions, l’exaspération devant le bourrage de crâne… Certains se vantent d’avoir reçu des mots d’ordre de Paris. Les hommes du Nord et du Pas-de-Calais, en forte proportion dans le régiment, sont particulièrement sensibles à « un avenir assombri » par l’échec et par la défection des Russes. « Tout est âprement critiqué », les gradés, la nourriture, les promesses de repos non tenues… Le drame éclate un soir au Foyer du Soldat (date non précisée, mais le tableau dressé par Denis Rolland montre qu’il s’agit du 21 mai, à Coulonges), à la veille de la remontée en ligne : cris, menaces, « chasse aux renards », interminables palabres avec le colonel. « Il y a bien un millier de Poilus rassemblés » (300 d’après le tableau de D. Rolland). Cela dure plusieurs jours. Georges Cuvier dit comprendre ses camarades, avoir cessé d’être cocardier, n’aspirer qu’à une chose, la paix, mais il ne peut pas participer, pas plus que « s’opposer au débordement actuel ». Le refus du gouvernement d’accorder des passeports aux députés socialistes pour se rendre à Stockholm, « cette nouvelle tombe comme un coup de massue. Le rêve de paix entrevu par beaucoup s’écroule brusquement. […] Le Poilu est de nouveau rivé à sa lourde chaîne. » Permissions, améliorations diverses et période de repos ramènent le calme. Le colonel Bertrand ne dénonce personne (aucune condamnation d’après le tableau de D. Rolland). Parti en permission, Georges Cuvier décrit encore les cris et chants séditieux dans les gares, le matériel vandalisé.

3. Verdun rive droite (juillet-août 1917) et 3bis (septembre 1917)
Secteur dur à tenir : « Assez ! Assez de cette sauvagerie ! À quoi donc tout cela rime-t-il ? » Mais (p. 85), « le bassin de Briey continue sans inquiétude à façonner les obus dont nous serons arrosés. Par quel mystère troublant n’anéantit-on pas tout cela ? Nous en avons la rage au cœur ! »

4. En Lorraine avec les Sioux (octobre 1915-mai 1918)
Les Sioux sont évidemment les Américains, « fêtés partout, riches comme Crésus ». Mais la guerre continue (« il y a bien eu la guerre de cent ans ») : « Quelle monstrueuse responsabilité pèse sur ceux qui ont provoqué tant de souffrances et fait faucher les meilleurs, les plus utiles de notre génération ! »

5. En avant de Compiègne : la ferme Porte (juin 1918)
Une scène de pillage (p. 174) ; une attaque où les Allemands se sont enfuis avant le contact à l’arme blanche (p. 178) ; un poème de Cuvier en l’honneur du colonel Bertrand (p. 191) ; une définition du « vrai front » allant « du premier Fritz au premier gendarme (p. 200).

6. Reprise de Soissons (juillet-août 1918)
En permission, « le moral du Sud-Ouest n’est pas brillant », mais les prisonniers allemands sont gras et prospères : « En voilà pour qui la guerre est finie ! » Retour au front, il faut marcher « comme des bêtes de somme », retrouver les spectacles horribles (p. 216), souffrir à nouveau de la soif, se protéger des nappes de gaz. Mais on avance : « Quelle joie de conquérir tout cela ! »

7. Du plateau de Crouy aux abords de Laffaux (fin août-septembre 1918)
Les bleus arrivent en renfort ; il faut « se redresser » devant eux (p. 241). Les prisonniers allemands « sont squelettiques, sales, hébétés, affamés. On leur donne quelques vivres […]. Il n’y a aucune haine de la part des Poilus, c’est presque une fraternisation dans la douleur. Ces pauvres bougres sont conduits à force de « bourrage de crâne », aussi n’est-ce point tant après eux que nous en avons, mais contre la caste qui les mène. » Les tanks sont de la partie, mais tombent en panne (p. 261). L’élan des Poilus est désormais irrésistible.

8. Le chemin du retour
« Vive la vie ! », conclut Georges Cuvier.

Rémy Cazals, avril 2016

Janvier 2018 : Janine Hubaut nous signale qu’une courte biographie de Georges Cuvier se trouve dans la thèse de Marie Derrien, « La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français (1914-1980). Thèse de l’université de Lyon, en ligne : appeler « Marie Derrien – Cuvier ». Georges Cuvier s’est marié en 1922 ; il a monté à Bordeaux un laboratoire d’analyses, puis s’est beaucoup intéressé aux anciens combattants internés à l’asile de Cadillac, et, de là, au problème pour l’ensemble de la France. Il est mort à Paris en 1987.

Share

Ninet, Jules (18..-19..)

Jules Ninet, simple soldat au 89e RI, a pris le parti de décrire son expérience de 1917 et 1918 sous l’angle de l’amitié qui lie les soldats à l’échelle d’une escouade de la 9e compagnie de ce régiment, d’où le titre de son livre. Très bien écrit, son récit est vivant et très humaniste : il fait les portraits de ses camarades et décrit les relations entre eux, ainsi que, sans complaisance, les conditions de vie épouvantables du front du Chemin des Dames à la Somme. Il relate aussi les repos à l’arrière et les permissions. Il peut également se livrer à de belles introspections sur la nostalgie, la mort, etc. Argot, sueur et crasse brossent la toile de fond du témoignage. Mais ce récit authentique très axé sur la vie quotidienne et les sentiments humains peut sembler parfois bien lisse et le rendrait suspect pour Jean Norton Cru : pas de conflits (tous ces camarades ainsi que les gradés sont de « braves types »), pas de gros jurons (du patois tout au plus), pas de sexe (il n’arrive aux protagonistes que de chastes amourettes d’adolescents), et surtout pas d’opinion grave : une seule fois, quand un gradé dit que l’on fait tout cela « pour la France », un poilu râleur le moque, sans autre réaction par ailleurs. La préface du livre, écrite par un officier supérieur, constitue l’unique indice du consentement de l’auteur au contexte de l’époque. Employé de banque originaire de Bellegarde-sur-Valserine (Ain), il ne s’exprime donc pas sur les grands sujets, malgré son instruction soignée. On apprend juste qu’il ne souhaite que la paix, la fin de la guerre pour apaiser ses misères personnelles. Tout est subi, mais sans considération d’ensemble, sans critique. Il cherche le « filon », la bonne blessure, comme tout le monde, mais pas l’embuscade ; car les roulantes, et surtout l’artillerie, à ses yeux, c’est déjà l’arrière. Il ne maudit la guerre qu’à la fin de son récit, en voyant les mourants dans son hôpital en 1918. L’épilogue du récit finit 18 ans plus tard sur un gros meeting d’anciens combattants, sans que l’on sache d’ailleurs de quelle association il s’agit. Juste une réunion des anciens copains revenus du front. La guerre de Jules Ninet est, en somme, ramenée à une belle histoire d’amitié.
Sébastien Chatillon (doctorant à l’Université Lyon2)
*Jules Ninet, Copains du front, éditions d’Hartoy, 1937, 345 p.

Share

Jolidon, Paul (1892-1984)

1. Le témoin

Paul Jolidon naît le 14 octobre 1892[1] à Jungholz, village alsacien de l’arrondissement de Guebwiller, dans une famille nombreuse dont le père est fonctionnaire des postes. Avide d’aventure, il s’engage dans la marine impériale en 1908. En 1909-1910, il effectue sa première croisière en Méditerranée sur le navire-école Hansa. En juillet 1912, il embarque à bord du paquebot Gneisenau à destination de Sydney en Australie. A  son arrivée, il est affecté sur le croiseur Condor pour la durée de sa campagne du Pacifique. Il est de retour en Allemagne dans sa base d’origine à Kiel en juillet 1914, à la veille de la mobilisation générale qui le conduit à bord d’un croiseur naviguant en mer Baltique, l’Undine.
Au début de l’année 1915, il nécessite une hospitalisation à la suite de laquelle on décide de ne pas l’envoyer tout de suite en mer pour lui éviter une rechute. Il est donc nommé formateur pour les nouvelles recrues. Il trouve bientôt le moyen d’échapper à cette vie jugée trop monotone en s’engageant sur un croiseur auxiliaire, le Vienna (rebaptisé par la suite Meteor). C’est ainsi que débute son expérience de corsaire qui le mène essentiellement en mer du Nord et en mer Blanche. Elle prend fin moins d’un an plus tard le 29 février 1916 quand, lors d’une mission à bord du Rena, il est fait prisonnier avec ses autres camarades rescapés d’une bataille navale désastreuse pour l’équipage allemand. Il connaît alors la captivité dans différents camps britanniques puis des conditions de détention plus favorables en Hollande à partir d’avril 1918.  En novembre 1918, les évènements révolutionnaires puis l’armistice permettent son retour à Kiel et enfin en Alsace en mars 1919[2]. Dès le mois de juillet 1919, il entre dans l’administration française des douanes en Sarre, en qualité de préposé. Il épouse l’année suivante une jeune femme de Mulhouse avec qui il aura deux enfants[3]. En 1929, après sa réussite au concours de commis des douanes, il obtient un poste à Apach en Moselle, puis à Merzig en Sarre, où il demeure au moment de la publication de son ouvrage.
2. Le témoignage

JOLIDON Paul, Un Alsacien avec les corsaires du Kaiser, Hachette, 1934, 254 pages.

L’ouvrage de Paul Jolidon appartient à cette nouvelle vague dans la production de témoignages de la Grande Guerre qui sont publiés à partir de la fin des années 1920 et qui trouvent à nouveau un public. Lors de sa publication, il semble même connaître un certain succès à l’échelle nationale, auréolé du prestige d’avoir remporté le 1er Prix du Roman du Temps pour l’année 1934. Le quotidien national, ancêtre du Monde, en fait un large écho dans ses colonnes en publiant une partie de l’ouvrage sous la forme d’un feuilleton quotidien entre le 21 décembre 1933 et le 18 janvier 1934. Dès lors, d’autres journaux s’en font les relais, et la publicité pour l’ouvrage dépasse les frontières jusqu’en Belgique par exemple, où la Revue belge offre à ses lecteurs un chapitre de l’ouvrage dans son numéro du 1er avril 1934, ou encore en Allemagne où il est traduit et publié en allemand[4]. Ainsi, contrairement à la plupart des alsatiques, c’est-à-dire des livres concernant l’Alsace, sa diffusion est nationale avant d’être régionale[5].

Bien qu’ayant été primé du « prix du Roman », il s’agit bien du récit de son expérience de guerre. Les qualités littéraires de l’auteur, parmi lesquelles une écriture limpide, en rendent la lecture aisée et bien souvent captivante quand on suit ses missions de corsaire. On peut cependant regretter le manque de repères chronologiques, surtout dans la seconde partie de l’ouvrage consacrée à sa captivité.

Quand commence son récit, en juin 1914, il est rapatrié avec 1800 autres marins allemands vers l’Europe à bord du paquebot Patricia. C’est au passage du canal de Suez qu’ils apprennent l’attentat de Sarajevo. Le navire arrive à destination après 37 jours de voyage, le 17 juillet 1914. Jolidon rejoint sa base d’origine à Kiel, mais la mobilisation générale du 1er août intervient avant qu’il ne puisse profiter de son congé pour entamer son retour en Alsace. Il est d’abord affecté à Dantzig sur l’Undine, un croiseur employé à des missions de reconnaissance des positions russes (notamment dans le golfe de Riga) ou à la surveillance de l’Øresund afin d’empêcher l’accès du détroit aux sous-marins anglais. Le navire est ensuite immobilisé quelques mois à Kiel pour subir des transformations puis reprend ses activités au début de janvier
1915. Cependant, Jolidon nécessite une hospitalisation pour soigner des fièvres récurrentes. Il passe ainsi 18 jours dans un hôpital de Kiel, au terme desquels on décide de ne pas le renvoyer tout de suite en mer, à son grand regret,  mais plutôt de l’affecter au dépôt de la première division navale de Kiel afin d’y former les jeunes recrues. Résolu à retourner en mer, il se présente au bureau du personnel pour faire partie d’ «un navire marchand (…) mystérieusement armé » (p.31), du même type que les « forceurs de blocus » qui l’attirent beaucoup (p.32). Au début d’avril 1915, il parvient ainsi à être intégré à l’équipe du Vienna, un navire marchand transformé en croiseur auxiliaire. A son bord, Jolidon est chargé du canon de tribord. Fin mai, après les dernières mises au point, le navire prend le large dans la mer du Nord. Rebaptisé Meteor, il doit atteindre la mer Blanche et barrer l’accès au port d’approvisionnement russe d’Arkhangelsk en y déposant au large une barrière de mines.  Sur le trajet du retour, tous les navires civils rencontrés et suspectés de ravitailler l’ennemi sont coulés. A leur retour vers la mi-juin, la mission ayant été achevée avec succès, une partie de l’équipage est décorée de la croix de fer, dont Jolidon, puis un congé leur est accordé. Il peut enfin entreprendre un retour en Alsace après quatre années d’absence. Au début du mois d’août, il participe à la nouvelle mission du Meteor qui consiste à larguer des mines au large d’une base navale britannique dans le Moray Firth (au nord-est de l’Ecosse). Accomplie avec
succès, le retour est cependant moins aisé que lors de la première expédition. En effet, ils sont très vite rattrapés par une force navale britannique nettement supérieure, ce qui décide le commandant von Knorr à évacuer l’équipage du Meteor sur un voilier intercepté en chemin puis à saborder son navire. Cela a permis d’éviter une bataille navale perdue d’avance pour les marins allemands, rentrés finalement sains et saufs. N’ayant plus de navire d’affectation, Jolidon est à nouveau employé à l’instruction des recrues jusqu’en février 1916. Il reçoit alors une nouvelle affectation en tant que sous-officier sur le croiseur auxiliaire Greif (rebaptisé ensuite Rena). Fin février, celui-ci part en mission en mer du Nord mais ne peut échapper cette fois à une bataille navale fatale contre des croiseurs auxiliaires britanniques. Le Rena finit par sombrer et seuls 117 rescapés, parmi lesquels Paul Jolidon, sont recueillis, faits prisonniers puis débarqués à Edimbourg avant d’être dirigés vers le camp de Handforth, près de Liverpool. Il transite ensuite à Altrincham puis est employé pour travailler au camp de Bramley en tant que sergent fourrier à partir de la fin de l’été 1917. Son séjour à Bramley est écourté par l’annonce du transfert de tous les prisonniers gradés en Hollande. Le départ est cependant différé à plusieurs reprises, si bien qu’avec ses pairs, Jolidon doit passer l’hiver dans un dernier camp britannique, celui de Brocton. Le 2 avril 1918, à sa grande satisfaction, il est enfin transféré à Rotterdam. C’est dans cette ville, où il jouit d’une
semi-liberté, qu’il termine la guerre sans trop se soucier des évènements militaires. A la faveur de l’agitation révolutionnaire qui gagne la ville de Rotterdam, puis de l’armistice, sa captivité prend fin de fait et il peut retourner avec ses camarades à Kiel. Il y participe à la révolution des marins qui selon lui correspond davantage à un ras le bol contre l’autorité des officiers qu’à un mouvement révolutionnaire communiste (p.244-245). Dans ce contexte troublé, n’ayant pu obtenir satisfaction de l’ensemble de leurs revendications légitimes (vêtements civils, rappel de solde,…), il décide finalement avec un autre Alsacien de prendre le chemin du retour vers une Alsace désormais française.

3. Analyse

Le témoignage de Paul Jolidon est tout d’abord l’œuvre d’un marin passionné dont la soif d’aventure et de voyage le conduit à s’engager comme volontaire dans la marine impériale avant la guerre. Revêtir la tenue de marin représente alors « la réalisation de notre rêve d’enfant » (p.105). Sa campagne dans le Pacifique est une expérience profondément marquante dont il garde longtemps un bon souvenir (empreint d’une grande nostalgie quand il se retrouve prisonnier, p.100) et à laquelle il revient ponctuellement au cours de son récit. D’ailleurs, pour lui, un des seuls intérêts que suscite sa fonction occasionnelle de formateur est de pouvoir transmettre sa passion aux nouvelles recrues et leur conter le récit captivant de ses aventures passées (p.105-108). Les descriptions qu’il nous livre des paysages (émerveillement devant des paysages littoraux, p.16), des contrées traversées et des populations rencontrées (les « indigènes » de Port-Saïd, p.7-8) agrémentent le récit de ses opérations militaires et apparentent maintes fois son témoignage de guerre à un récit de voyage. Marin passionné, il trouve dans l’engagement au sein de la marine de guerre un moyen d’échapper à l’armée de terre et à ses officiers méprisants. Il nous rend ainsi compte des rivalités pouvant exister entre ces deux composantes de l’armée (p.57, 58), et du cloisonnement existant entre les marins et les autres soldats (p.191). Entré dans la marine de guerre par passion des océans plus que des armes, il n’en demeure pas moins fier de porter cet uniforme et assiste admiratif aux grandes manœuvres des monstres d’acier qui constituent les flottes allemande (p.10) ou anglaise (p.36). Son goût de l’aventure l’empêche de se satisfaire de rester à quai comme beaucoup de ses camarades (« le service à terre ou la discipline de fer sur les vaisseaux de ligne immobilisés sont sans attrait pour moi » p.98). Ainsi, il préfère être à bord d’un croiseur que sur « un de ces grands cuirassés, condamnés à attendre on ne sait quoi » (p.68), et fait le choix de s’engager comme corsaire pour échapper à la formation des recrues. Il nous livre ainsi un témoignage inédit sur la guerre de course allemande. Les renseignements abondent sur le déroulement des missions auxquelles il participe, l’équipement des croiseurs auxiliaires ou les ruses employées pour éviter de croiser des ennemis (le secret autour des missions, le camouflage des armes, le changement de nom des navires. (Voir par exemple p.121 à 125 pour le Greif). Il témoigne également des difficultés de la vie à bord de ce type de navires, notamment des peurs ou des craintes liées en particulier au transport d’énormes quantités d’explosifs (les mines), très risqué surtout en cas d’attaque ou de tempête, suivies du soulagement général une fois le largage accompli. Les récits des batailles navales, moments forts du témoignage, en renforcent l’originalité par rapport aux publications majoritaires des combattants des tranchées. En une dizaine de pages, l’auteur revient par exemple sur les combats à l’issue fatale qui opposent le Rena à deux croiseurs auxiliaires anglais, l’Alcantara et l’Andes (p.127-138). Il y décrit l’intensité des combats, les dégâts collatéraux puis la détresse à bord quand la défaite devient certaine : « sans mot dire, quelques marins découragés se jettent à la mer » (p.134), « chacun cherche le salut comme il peut, et abandonne ce brasier sinistre » (p.135). De son côté, Jolidon quitte le navire avec un de ses hommes sur la porte des toilettes, arrive à rejoindre un peu plus loin un radeau, puis affronte l’attente angoissante de se faire recueillir (« les appels des mourants nous glacent le sang », p.141).

Le second apport de cet ouvrage est de nous renseigner sur les conditions de captivité dans les camps britanniques puis en Hollande. En effet, suite au désastre naval du Rena, les rescapés sont recueillis par leurs adversaires britanniques et conduits à Edimbourg où ils sont d’abord détenus dans un gymnase puis dans une forteresse. Les conditions de détentions y sont bonnes et les prisonniers entretiennent même des rapports amicaux avec leurs gardiens. C’est le temps des interrogatoires individuels (p.152) pendant lesquels les Anglais tentent de récolter le maximum d’informations sur la guerre de course allemande. Ils sont ensuite dirigés vers le camp de Handforth (p.157), près de Liverpool, qui compte environ 3000 prisonniers de guerre allemands, dont beaucoup sont  rescapés de navires de guerre ou de sous-marins. A partir de l’été 1916, il accueille aussi des combattants de la Somme qui arrivent dans un triste état : « leurs visages, gravés par la vie terrible du front, disent mieux que des mots les souffrances qu’ils ont endurées » (p.163). Dans les dortoirs, il devient alors fréquent que certains d’entre eux se lèvent la nuit en hurlant et fuyant « devant des lance-flammes imaginaires » (p.175). Après environ une année passée à Handforth, il est transféré au camp d’Altrincham (sans doute au printemps 1917), puis dans un camp à Bramley vers la fin de l’été, et enfin un dernier à Brocton en hiver 1917. Pour chacun de ces camps, il livre une description du fonctionnement et des conditions de vie, dont les pires sont à Bramley :  le camp, encore inachevé à son arrivée, est construit sur une terre argileuse collante, les dortoirs n’ont ni portes ni fenêtres et des grillages de fer avec de la paille font office de lit (p.187). Pour tous, la vie dans ces camp est très monotone, les seuls moments agréables sont les sorties dans la campagne. Outre le petit artisanat qui occupe la plupart des prisonniers, la principale distraction de Jolidon est la lecture de la presse française et anglaise. Cela lui permet de consolider ses connaissances en français, d’apprendre l’anglais, et aussi de se tenir informé de l’actualité. Il occupe par la suite les fonctions de sergent fourrier au camp de Bramley  (il s’occupe du stock des vêtements et des ustensiles divers destinés aux prisonniers), puis d’aide-cuisinier à Brocton. Pour les soldats gradés qui, comme Jolidon, sont transférés à Rotterdam en avril 1918, les conditions de vie s’améliorent nettement : en semi-liberté, installés dans des maisons confortables, ils sont seulement astreints à passer la nuit dans leur maison et à se présenter à l’appel quotidien. Des cours leurs sont dispensés le matin, le reste de la journée étant libre.

Enfin, ce témoignage illustre toute l’ambiguïté du cas des Alsaciens-Lorrains pendant la Grande Guerre, partagés pour la plupart entre une expérience militaire dans les rangs de l’armée allemande et des sentiments francophiles plus ou moins prononcés. Bien que l’ouvrage soit rédigé des années après la guerre, ce qui en conditionne forcément l’écriture, on peut tout de même en dégager certains aspects. Paul Jolidon semble parfaitement intégré dans la marine allemande, dans laquelle il s’est engagé volontairement dès 1908. Il y a tissé des relations d’amitié fortes avec ses camarades, dont beaucoup se retrouvent avec lui sur l’Undine au début de la guerre, ce qui rend la séparation d’autant plus difficile quand il les quitte pour être hospitalisé au début de l’année 1915 (p.19). En bon soldat allemand passé par l’école puis par le service militaire, il cultive la mémoire de « héros » militaires allemands comme le « pionnier Klinke » (p.23)[6] ou son ancien lieutenant, le courageux Harren (p.25). Son propre courage lors de la première mission du Meteor lui vaut d’être décoré de la croix de fer puis  d’être promu sous-officier. Pourtant, cette carrière exemplaire ne l’empêche pas d’entretenir des liens d’affection pour la France qui semblent assez forts et lui font écrire : « si nous faisions la guerre contre la France seule, je me ferais hospitaliser pour paludisme » (62). Il a cependant conscience de sa position ambiguë : il sait qu’il combat indirectement contre la France, mais il s’en justifie ainsi : « il faut s’être trouvé dans les foules enthousiastes de soldats, avoir été fasciné et bouleversé à la fois par leur exaltation, pour comprendre ces tourments intimes. Nous aimons la France et voudrions qu’elle ne fût pas du côté des ennemis de l’Allemagne » (62-63). Pour lui, les vrais ennemis sont les Anglais. Déjà avant la guerre, il avait remarqué le « caractère fier et un peu méprisant des marins anglais » (p.61), à l’opposé du bon souvenir qu’il garde des marins français rencontrés dans les ports du Pacifique. Par ailleurs, comme beaucoup de soldats alsaciens-lorrains, il subit les différences de traitement qui leur sont réservés. Jolidon y est surtout confronté au moment de profiter de son congé pour rentrer en Alsace. En effet, son domicile étant proche de la zone de front, les autorités allemandes établissent d’abord une « enquête de loyauté » pour s’assurer qu’il ne soit pas tenté de déserter une fois rentré (p.56). On peut cependant noter une forme de résignation face à ce que certains considèrent comme une grande injustice. En effet, par souci de loyauté et pour ne pas éveiller sur lui des soupçons de désertion, Jolidon n’osait pas demander de permission (p.22). Rester loyal sans laisser paraître ses sentiments francophiles, ni s’offusquer contre des injustices, c’est accepter son sort d’Alsacien et ne pas compromettre son avenir en cas de victoire allemande. On en trouve l’illustration lors de sa captivité, quand sa sœur lui conseille de demander d’être transféré dans un camp en France au titre d’Alsacien : il réfléchit et rejette finalement l’idée car il craint que son engagement volontaire dans la marine lui soit reproché (p.189). De plus, à ce moment il envisage encore une carrière d’officier dans la marine marchande allemande, et craint ne pas pouvoir réaliser une telle carrière en France. Pourtant, il semble bien que la captivité change son regard sur l’Empire allemand, notamment à la lecture régulière de la presse française et anglaise. Il se forge alors une opinion nouvelle de l’Allemagne et de ses dirigeants, et dresse un portrait de l’Allemand (p.177), différent des Alsaciens : « je n’ai aucun enthousiasme pour ce qu’ils appellent la patrie. (…) Ma grande patrie de marin, c’est la mer ; ma petite patrie terrestre, c’est l’Alsace » (p.178). Au final, il semble ravi du nouveau destin français de l’Alsace-Lorraine, avec la « certitude que nous avons tous conservé ou retrouvé l’amour de la France » (254).

Raphaël GEORGES, août 2012


[1] Son acte de naissance est consultable en ligne : http://www.archives.cg68.fr/Services_Actes_Civils_Affichage.aspx?idActeCivil=2975&Image=149&idCommune=157&idTypeActe=2&idRecherche=1&anneeDebut=1892&anneeFin=
[2] Information extraite d’un article lui étant consacré dans le quotidien Le Temps, en date du 20 décembre 1933 (p.8).

[3] C’est du moins sa situation familiale en décembre 1933, telle qu’elle apparaît dans l’article du Temps mentionné ci-dessus.

[4] Paul Jolidon, Mit deutschen Kaperschiffen im Weltkrieg: Erlebnisse eines elsässischen Matrosen auf deutschen Blockadebrechern, Berlin, 1934.
[5] Il remporte le 3e prix ex aequo de l’ « Alsace littéraire » en 1936.

[6] Karl Klinke, soldat prussien s’étant illustré en sacrifiant sa vie lors de la guerre des Duchés contre le Danemark en 1864.

Share

Drieu La Rochelle, Pierre (1893-1945)

Critique littéraire à la NRF, Albert Thibaudet a pu noter que dans l’après-guerre « on délégua à Montherlant et à Drieu la Rochelle, pour représenter dans le roman et ailleurs le combattant qui revenait, une sorte de fonction collégiale ». L’importance du conflit dans la production des deux auteurs, leur référence commune à une morale héroïque et élitiste, justifie ce rapprochement. La parole de Drieu se base toutefois sur un vécu plus large que celui de Montherlant dont la participation effective aux combats fut tardive et très limitée. Son rapport à l’événement s’avère plus complexe qu’il n’y parait. L’analyse de cette voix atypique suppose de situer Drieu au sein de la génération des « vingt ans en 1914 », de revenir sur son parcours militaire puis sur la postérité de cette expérience fondatrice dans son itinéraire littéraire et politique ultérieur.
Pierre Drieu la Rochelle est né le 3 janvier 1893 dans « une famille de petite bourgeoisie catholique, républicaine, nationaliste ». Son patronyme d’allure aristocratique remonte aux guerres de la Révolution et à son arrière-grand-père, le sergent Drieu « dit la Rochelle ». Les descendants du grognard ont accédé au monde de la petite notabilité : juges de paix, pharmaciens, avocats. La branche maternelle est de bourgeoisie plus récente mais plus fortunée. Incarnation des valeurs d’une classe moyenne travailleuse et excessivement prudente, le grand-père Lefebvre, architecte parisien, a accumulé une solide aisance. Il a marié sa fille Eugénie à Emmanuel Drieu la Rochelle avocat d’affaire qui se révélera rapidement un coureur de dot peu scrupuleux. Fruit de cette union, Pierre Drieu la Rochelle connaît une enfance lourde de tensions, marquée par la peur du déclassement social provoqué par les frasques du père. La famille reporte sur le jeune Pierre tous ses espoirs. Elève du lycée catholique Sainte-Marie de Monceau, envoyé à plusieurs reprises pour des séjours linguistiques en Angleterre, il intègre après le baccalauréat l’Ecole libre des sciences politiques, pépinière des élites politiques et administratives de la Troisième République. Jeune homme en recherche de soi, il fréquente des étudiants de gauche comme Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier qui se rallieront l’un et l’autre à la révolution bolchévique, mais reste plus attiré par la prose violente de Maurras et de Sorel. Il suit avec intérêt la création en 1911 du cercle Proudhon qui se veut le point de convergence d’un socialisme « français » dégagé de l’influence marxiste et des partisans d’une restauration nationale . Il partage avec les Jeunes gens d’aujourd’hui décrits dans l’essai d’Agathon le goût de l’action et le culte de l’effort physique . Drieu reste par contre insensible au retour vers la foi de certains de ses condisciples. Eloigné depuis le lycée d’une religion catholique qu’il assimile à la faiblesse, il professe une vive admiration pour la philosophie nietzschéenne dont il retient le rejet des visions providentielles ou progressistes de l’histoire et du rationalisme hérité du XVIIIe siècle.
En 1913 il vit durement son échec à l’examen de sortie de Sciences-Po : ses espoirs d’une carrière diplomatique sont ruinés. Refusant la session de rattrapage, il devance l’appel en rejoignant le 5e RI en garnison à Paris. L’expérience n’est guère enthousiasmante. Drieu en vient à désirer une guerre qui briserait la routine dans laquelle il s’englue et lui donnerait l’occasion de se ressaisir. Se distinguant du modèle brossé par Agathon, il refuse pourtant de suivre le peloton des élèves officiers et reste caporal ce qui le fait apparaître aux yeux de ses chefs, selon ses propres mots, « comme un bourgeois frileux, tire-au-flanc et pessimiste ». Au vu des textes contradictoires rédigés sur le sujet, il est difficile de connaître avec précision son état d’esprit lors de l’entrée en guerre. Dans un article rédigé pour le vingtième anniversaire de la mobilisation, il insiste sur la touffeur de l’été 1914 et la difficulté pour les contemporains de réaliser l’impact de l’événement . Dans ses poèmes de guerre publiés en 1917, il se montre plus sensible aux élans patriotiques qui secouent la capitale. Dans Genève ou Moscou en 1928, il évoque enfin le sombre pressentiment suscité par le geste d’un paysan breton illettré qui, au matin du 3 aout, brise la crosse de son fusil. « Tous les deux seuls, nous ressentions quelle violence nous faisait cette folie collective, l’insensibilité imbécile de ce grand corps abstrait du régiment qui, gonflé d’emphase, allait se briser huit jours après, comme une métaphore démodée sur les mitrailleuses du Kaiser, elles-mêmes brisées par le 75 . » Ces différentes réactions – étonnement, ferveur patriotique, inquiétude – le montrent partagé entre les différents pôles d’aimantation agissant sur l’opinion publique.
Le jeune homme « dont on avait peint les jambes en rouge » – allusion aux célèbres pantalons garance – va dès lors se confronter à différentes facettes de l’expérience combattante. Le 5e RI est ainsi engagé dans la bataille des frontières. Quittant Paris le 6 aout 1914, le régiment s’achemine vers la frontière belge au terme d’éprouvantes étapes de marche forcée sous un soleil de plomb. Lors d’une halte à proximité de Charleroi, Drieu dit avoir éprouvé une forte pulsion suicidaire. L’irruption d’un camarade dans la grange où il s’était retiré pour retourner contre lui son arme aurait interrompu son geste. Le jeune nietzschéen attendait que la guerre le hisse vers un idéal héroïque bien éloigné du piétinement des jours précédents au milieu des milliers de conscrits anonymes. Le baptême du feu du jeune soldat a lieu dans la plaine de Charleroi deux jours après. C’est à cette occasion que le caporal Drieu, soudain débarrassé de toutes ses inhibitions, dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence. Chargeant le fusil à la main, il entraine dans son sillage plusieurs de ses hommes aimantés par sa détermination. L’assaut le porte vers un moment de grâce qu’il comparera à l’extase des mystiques. L’illumination est pourtant fugitive. Les coups de buttoir de l’artillerie allemande précédent une vigoureuse contre-offensive qui disloque le dispositif français. Le 5e RI est contraint à la retraite. Les pertes sont lourdes. André Jéramec, le meilleur ami de Drieu depuis la rue Saint-Guillaume, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers un hôpital militaire de Deauville.
Lorsqu’il repart pour le front, la guerre de mouvement a cédé la place à la guerre de position. Nommé sergent le 16 octobre 1914, Drieu est envoyé en Champagne, dans le secteur d’Hermonville. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse. En 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Embarqué à Marseille dans le 176e RI au début du mois de mai 1915, il passe cinq semaines sur l’île de Lemnos qui sert de base arrière au corps expéditionnaire. L’inutilité d’une opération mal conçue lui apparaît très tôt. Le séjour lui laisse un souvenir cuisant. « Etre pauvre, c’est être sale. J’ai des morpions que ma crasse engraisse. J’ai pioché et j’ai des ampoules. Mes muscles me font mal. J’ai soif tout le temps. Tondu et barbu, je suis laid. Je ne reçois pas de lettres. Je mourrai totalement oublié » écrit en 1934 le narrateur de la nouvelle Le voyage aux Dardanelles . A la fin du mois de juin, l’unité de Drieu est envoyée relever les troupes du camp retranché sur la presque-île de Gallipoli. Soumis au pilonnage d’artillerie d’un ennemi qui les surplombe, les combattants croupissent dans des conditions d’hygiène déplorables. La chaleur exacerbe la puanteur de l’air due à la décomposition des victimes des différentes vagues d’assaut que l’on n’a pu évacuer. La dysenterie gagne de jour en jour. Dans la nouvelle évoquée plus haut, la participation du narrateur à la campagne des Dardanelles s’achève avec la bataille du Kérévès-Déré qui allait tenter – vainement – de bousculer le dispositif ottoman. La correspondance de Drieu avec sa fiancée Colette, sœur de son ami André Jéramec, indique qu’atteint par la dysenterie il a été évacué avant l’assaut puis rapatrié à Toulon . Cette entorse à la chronologie vient rappeler qu’un texte littéraire, même quand il voisine avec l’autobiographie, s’inscrit dans un registre qui n’est pas celui de la simple déposition de témoin.
Le retour du front d’Orient a laissé Drieu dans un état de délabrement physique et moral avancé. Sa convalescence s’étend tout au long de l’automne 1915. Lorsqu’éclate la bataille de Verdun, il vient d’être versé dans la 9e Compagnie du 146e RI commandée par l’historien catholique Augustin Cochin. Son régiment rejoint le secteur des combats le 25 février 1916, le jour de la chute du fort de Douaumont. Son bataillon est à la pointe de la contre-attaque du lendemain. Le sergent Drieu découvre la guerre moderne dans toute son horreur. « Je m’étais donné à l’idéal de la guerre et voilà ce qu’il me rendait : ce terrain vague sur lequel pleuvait une matière imbécile. Des groupes d’hommes perdus. Leurs chefs derrière, ces anciens sous-lieutenants au rêve fier, devenus de tristes aiguilleurs anxieux chargés de déverser des trains de viande dans le néant… », notera-t-il dans la nouvelle Le lieutenant des tirailleurs . En fin de journée Drieu et ses camarades refugiés dans un abri bétonné endurent le déluge d’artillerie, les nerfs à vif, les pantalons souillés par la colique. L’arrivée d’un obus qui s’écrase sur la redoute tire à Drieu un hurlement qui épouvante ses camarades. Sérieusement blessé au bras, le tympan crevé, il est évacué vers l’arrière. Déclaré inapte au combat, il est affecté en décembre 1916 auprès de la 20e section des secrétaires de l’Etat Major à l’hôtel des Invalides. Il épouse le 15 octobre 1917 Colette Jéramec. Richement doté par son épouse qui lui a consenti une donation de 500 000 francs, Drieu s’étourdit un temps dans la vie de plaisir de l’arrière qu’il décrira de façon saisissante dans la première partie du roman Gilles intitulée « La permission ». Honteux de cette position d’embusqué, il passe à sa demande à la fin de l’année 1917 devant une commission qui le déclare apte à servir. Disposant d’importants soutiens – sa belle-famille est proche d’Alexandre Millerand – son retour au front se fait toutefois dans des conditions choisies. Il est ainsi affecté à la fin de l’été 1918 comme interprète auprès d’un régiment américain – il qualifie lui-même sa position de « demi-arrière ».
Les marques de la Grande Guerre seront durables dans le corps et dans l’esprit de Drieu. Il décrira avec précision médicale dans le roman Gilles les séquelles irréversibles de la « blessure sournoise au bras qui avait enfoncé son ongle de fer dans les chairs jusqu’au nerf et qui avait là surpris et suspendu le courant de la vie . » La frénétique quête des plaisirs à laquelle il se livre dans les années vingt procède visiblement d’une volonté de compensation par rapport aux souffrances endurées. Une partie importante de sa production littéraire tentera, par approches successives et parfois contradictoires, de dire au plus juste son expérience de la guerre. Dès l’automne 1917 il a publié chez Gallimard un recueil de poèmes Interrogation. La plaquette a été bien reçue par les milieux nationalistes qui retiennent surtout la célébration du combattant d’élite trouvant dans le conflit la jouissance supérieure du dépassement de soi. La censure s’alerte pourtant de deux poèmes « A vous Allemands » et « Plainte des soldats européens » dont le ton est jugé trop fraternel à l’égard de l’adversaire. L’écrivain ne cache pas non plus le cri d’horreur poussé lors du pilonnage de Verdun. Dans les textes de la maturité il accorde une importance croissante au versant tragique de l’événement. En novembre 1929, il envoie une lettre ouverte au critique Benjamin Crémieux qui l’avait cité dans un compte rendu du roman A l’ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque afin de reprocher à l’écrivain allemand d’ignorer tout ce que la guerre avait eu de noblesse . Drieu refuse qu’on l’oppose à Remarque : leur expérience n’est pas la même et ses propres écrits témoignent de l’ambivalence d’une expérience faite d’exaltation et de souffrances mêlées. Publié en 1934, le recueil La comédie de Charleroi lui permet d’unifier sa vision du conflit. La nouvelle éponyme paraît en prépublication dans la revue Europe alors dirigée par Jean Guéhenno. Dans ce texte, le narrateur, devenu secrétaire de la mère d’un camarade mort à Charleroi, revient à ses côtés sur le site du combat. La vanité d’une mère tyrannique désireuse de tirer un bénéfice moral et social de son deuil transforme en comédie ce retour sur les lieux de la tragédie. Si l’extase de la charge et l’idéal du chef ne sont pas oubliés, c’est le désenchantement qui l’emporte dans les textes rassemblés ici : les hommes « ont été vaincus par cette guerre. Et cette guerre est mauvaise, qui a vaincu les hommes. Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. (…) Cette guerre de civilisation avancée . »
Les recherches politiques de Drieu la Rochelle procèdent également des leçons tirées de la guerre. Dans l’essai Mesure de la France, publié en décembre 1922, il dénonce ainsi les faux semblants d’une victoire. Affaiblie par plus d’un siècle de malthusianisme et saignée par la Grande Guerre, la France n’est plus qu’une puissance déclinante, au cœur d’un continent fatigué. Le dépassement des patries est dès lors le seul moyen d’éviter le retour à la guerre et d’assurer un avenir aux peuples du vieux continent. Dans Genève ou Moscou en 1928 il soutient « l’effort admirable et fécond » d’Aristide Briand. A cette date, Genève, siège de la SDN et des organisations de coopération européenne, constitue de son point de vue la seule alternative à une intégration sous la tutelle autoritaire de Moscou. La grande crise des années trente et la montée des totalitarismes l’amènent à des révisions radicales. En 1933 dans une pièce de théâtre Le Chef il décrit la montée du fascisme dans un petit Etat d’Europe centrale. Il semble encore s’interroger : la force nouvelle est-elle une juste émanation du mouvement ancien-combattant ou une exploitation de celui-ci par des leaders démagogues ? Au lendemain du 6 février 1934 ses doutes disparaissent. Il est l’un des premiers intellectuels français à proclamer son adhésion au fascisme. Spectateur enthousiaste du congrès de Nuremberg de 1935, il adhère au comité France-Allemagne piloté par l’habile Otto Abetz. En 1936 il voit en Doriot l’homme fort capable de réveiller la société française et met sa plume au service du PPF dont il épouse la radicalisation en se ralliant à un discours antiparlementaire, xénophobe et antisémite. Au lendemain de l’armistice de 1940, il prend la direction de la NRF et, encouragé par son ami Abetz, en fait une tribune de la collaboration intellectuelle. Le souvenir de la Grande Guerre est invoqué dans ses plaidoyers pour une intégration de la France dans une Europe continentale rassemblée autour de l’Allemagne. « Après le retour d’une ancienne guerre, j’ai découvert que la force ne pouvait plus s’épanouir dans aucun peuple, que ce temps n’était plus celui des peuples séparés, des nations mais celui des fédérations, des empires », note-t-il ainsi dans le numéro d’avril 1942 de la NRF. Il s’émeut, lors d’une soirée à l’Institut allemand, de découvrir qu’à l’automne 1914 l’écrivain Jünger servait dans le même secteur du front que lui. Refusant de renier ses choix, il tente une première fois de se suicider quelques jours avant la Libération de Paris. Sauvé par ses proches, il renouvelle son geste, cette fois avec succès, le 16 mars 1945. François Mauriac qui fut son adversaire au cours de l’occupation publie un article dans lequel il dénonce la fascination pour la force de Drieu mais souligne le destin paradoxal de l’ancien combattant de l’autre guerre « ce garçon français qui s’est battu quatre ans pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardanelles ».

Jacques Cantier, MCF Histoire Contemporaine, Université Toulouse le Mirail

Bibliographie :

Pierre Andreu, Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, Paris, Hachette, 1979.
Jean Bastier, Pierre Drieu la Rochelle, soldat de la grande guerre 1914-1918, Paris, Albatros, 1989.
Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin, 2011.
Jean-Baptiste Bruneau, Le cas Drieu la Rochelle entre écriture et engagement : débats, représentations, interprétations de 1917 à nos jours, Paris, Eurédit, 2011.
Julien Hervier, Deux individus contre l’histoire : Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Klincksieck, 1978.

Share