Clary, Jean (?-?)

1. Le témoin

Il n’a pas été possible de retracer la biographie de Jean Clary, dont on ne peut attester qu’il s’agit de son patronyme ou d’un pseudonyme. Les rares éléments contenus dans l’ouvrage, notamment dans la préface de Pierre Mac Orlan qui dit : « Je ne connais pas Jean Clary » (p. IX), semblent indiquer qu’il était lié à Châteauneuf-sur-Loire (Loiret), où il part en permission en 1916. Il a semble-t-il publié un ouvrage sur son château et deux autres livres ; À la chandelle (poésie) chez Grasset et Le tartuffe démasqué aux Étincelles. Il n’est pas non plus précis sur son unité d’affectation, qui semble être le 4e RAC, dont les 4e et 9e batteries ont pour siège Besançon. Son deuxième tableau mentionne le Quartier Duras en octobre 1913. Pierre Mac Orlan indiquant qu’il a reçu le manuscrit d’un jeune auteur ; Jean Clary pourrait avoir fait son service militaire à partir de 1913. Les lieux et les dates qu’il cite correspondent en tous cas à l’engagement de cette unité. Dans le court chapitre « Vous m’écrivez », il reçoit une lettre de sa mère qui évoque une blessure en novembre 1916.

2. Analyse

Jean Clary, La victoire incertaine, Nouvelles Éditions Latines, 1936, 99 p.

Dans un petit opuscule très aéré, Jean Clary aligne 19 tableaux, presque tous datés, sans respect strict de la chronologie toutefois, et localisés, principalement sur le front des Vosges, fournissant des réflexions plus ou moins profondes d’un artilleur en guerre, entre août 1914 et avril 1917. Si certaines d’entre-elles sont purement réflexives et littéraires, d’autres sont plus introspectives ou descriptives sur la pauvre condition du soldat, mais sans précision toutefois qui érigent Jean Clary en témoin de la Grande Guerre. Aussi, tenant plus de la réflexion sur « fond de front », le livre ne contient que très peu d’éléments ou de matérialité utiles, même si le parcours est cohérent et conforme au déplacement du 4e RAC. Il s’insère toutefois dans une bibliographie exhaustive vosgienne, citant des secteurs peu cités, relevés ci-dessous :
– Besançon, quartier Duras, octobre 1913 (p. 9)
– Août 1914 (p. 15)
– Le Thillot, 5 août 1914 (p. 19)
– Wesserling-Felleringen, 7 août 1914 (p. 23)
– Somme, tranchée de la Pestilence, juillet à septembre 1916 (p. 27)
– Vosges 1915 (p. 33)
– Marzelay, hiver 1914 (p. 37)
– Châteauneuf-sur-Loire, en permission, 1916 (p. 41)
– Crête de « Pierre à Cheval », secteur de la Vallée de Celles, Observatoire 02, juin 1916 (p. 45)
– La Chapelotte, janvier 1916 (p. 51)
– Somme, septembre 1916 (p.57)
– La Chalade, novembre 1916 (p. 61)
– Ferme Montabé, La Schlucht, printemps 1915 (p.71 à 81)
– Devant Reims, Route 44, avril 1917 (p.83)
Si l’ouvrage s’ouvre par une erreur toponymique, l’ouvrage comporte quelques belles citations.

Renseignements tirés de l’ouvrage
Page X : Selon Pierre Mac Orlan : « On peut dire qu’il pourrait exister autant de livres de guerre qu’il y eut de soldats sur le front. L’uniformité collective développait la personnalité de chacun. Tout a été dit sur les hommes qui furent pris dans cet engrenage, inexorable comme une machine ».
37 : Chevaux frictionnés de crésyl contre les poux
42 : Sur le jugements des soldats par les civiles aux langues méchantes pendant les permissions : « Le plaisir de nos permissions est gâté dès la gare par le l’œil mauvais des voisines. Elles trouvent que nous sommes venus il n’y a pas bien longtemps. La vue de notre martyr excite leur férocité. Elles nous trouvent beaucoup trop bonne mine. Elles nous suspectent toujours d’une insuffisance de souffrance. Elles réclament pour nous toujours plus de péril, plus de blessures, plus de sang. Celui qui rentre mutilé, on ne plaint pas sa blessure, on jalouse sa pension. Il n’y a que les morts dont on ne dit plus rien. »
58 : « En dépit du martyr quotidien des corps, ce temps de guerre n’admet donc pas une minute de relâche, de passagère négligence, d’accomplissement hâtif où nous ne nous donnions en entier, puisque nous n’arrivons à y tenir que dans la tension illimitée de nous-même et ainsi… jusqu’à en évidemment mourir… »
62 : « À creuser quotidiennement nos tombes, nous avons aboli les dédains… Nous sommes les familiers de la terre… »
72 : Sur sa haine des rats « outrecuidants »

Yann Prouillet, 18 juin 2025

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Watkins, Owen Spencer (1873-1957)

Avec les français en France et en Flandre, Owen Spencer Watkins, Berger-Levrault, collection La guerre – les Récits des Témoins, 1915, 114 p.

Résumé de l’ouvrage :
Owen Spencer Watkins, révérend et aumônier du corps expéditionnaire britannique est versé, à Dublin, le 16 août 1914, à la 14e ambulance de 14e brigade de la 5e division. Il débarque en France, au Havre, et le 22 août est embarqué en train pour la région de Valenciennes. Par 9 lettres-tableaux qui se succèdent depuis cette date jusqu’au 31 décembre 1914, l’auteur nous fait vivre successivement la retraite de Mons et la bataille du Cateau (jusqu’au 6 septembre), la bataille de La Marne, celle de l’Aisne, la poursuite vers le nord, la résistance sur la ligne Béthune – Arras – La Bassée, la route de Calais barrée, la bataille d’Ypres – Armentières et la fixation du front préliminaire au premier hiver de guerre. Un appendice, en forme de post-scriptum, révèle, avant l’impression de l’ouvrage (déposé en octobre 1915), le destin de quelques hommes cités, le plus souvent tués dans l’exercice de leur mission.

Eléments biographiques :
L’ouvrage s’ouvre sur une notice biographique des éditeurs qui indique que le révérend Owen Spencer Watkins est né le 28 février 1873 à Southsea, un quartier du sud de Portsmouth (Angleterre). Son père, Owen Watkins, est lui-même révérend, pionnier du champ missionnaire de l’Afrique centrale. Il fait ses études à l’école de Kingswood et au Richmond college. En 1896, à l’âge de 23 ans, il est aumônier wesleyen auprès de la garnison militaire de Londres. Il sert également ailleurs qu’en Angleterre, dans le corps d’occupation en Crète (1897-1899), fait partie de l’expédition du Nil et prend part à la bataille d’Omdurman, qui se déroule le 2 septembre 1898 au Soudan, pendant la guerre des mahdistes. Il fut un des quatre aumôniers qui célébrèrent le service commémoratif du général Gordon, mort le 26 janvier 1885 à Khartoum. En 1899-1900, il se rend dans le sud africain et prend part aux batailles de Lombard’s Kop, de Nicholson’s Neck, au siège de Ladysmith, de Majuba, etc. Ces quatre années de campagnes lui apportent plusieurs citations à l’ordre du jour de l’Armée, la médaille de la Reine et la médaille de l’Egypte, avec plusieurs agrafes. Il attrape manifestement en Afrique une malaria qui le rattrape sur le front. Il parvient toutefois, par ses relations, à éviter l’hôpital de la Base, disant : « Une ambulance n’est pas faite pour s’encombrer de malades » ! Nommé honorary chaplain de 3ème classe le 19 août 1910, il est délégué à la conférence œcuménique de Toronto et aumônier du corps expéditionnaire britannique en 1914, promu à la second classe, ayant rang de lieutenant-colonel. Bien qu’il n’en parle pas dans sa lettre du chapitre V, de l’Aisne au nord de la France, correspondant à la période du 1er au 17 octobre 1914, il est cité à l’ordre du jour par le maréchal sir John French lui-même le 8 octobre. Grand amateur de golf, il a publié avant la guerre plusieurs ouvrages sur son expérience et sa mission africaines. Il réside à la publication du livre, qu’il dédie à sa femme, à Londres, dans le quartier de West Ealing. O.-S. Watkins sera une figure importante dans le développement de l’aumônerie méthodiste et poursuivra sa carrière d’aumônier général. Il quitte l’armée en 1928 et décède en 1957.

Commentaires sur l’ouvrage :
Cet ouvrage est de définition composite, ayant l’apparence d’un carnet de guerre, dument daté, aux noms restitués et au suivi géographique précis, facile à suivre, mais qui indique une suite de tableaux de guerre formés de 9 lettres écrites du 16 août au 31 décembre 1914. L’auteur rejoint l’ambulance de campagne n°14, formée à Dublin, le 16 août 1914, formation sanitaire du Corps Expéditionnaire Britannique (CEB). Embarqué sur le City of Benares, le navire transporte les éléments sanitaires de la Division (entre autres l’hôpital de la Base et son ambulance), il côtoie quatre aumôniers de l’Eglise anglicane et un catholique. Le 22, l’ambulance embarque dans un train à destination de Valenciennes alors que la bataille de Mons est déjà commencée. Mais les marches épuisantes successives vers le nord se heurtent au gros des troupes allemandes qui foncent vers le sud ; c’est la retraite, les premiers secours de l’ambulance à peine déclenchés. La marche vers le sud, par Cambrai, à partir du 26 août, lui fait côtoyer des hommes de toutes armes, agissant au secours des blessés en retraite de Mons ou du Cateau, ce jusqu’au revirement de La Marne, qu’il vit, le 6 septembre, au sud de la rivière, à Saacy. La retraite changeant de camp, la bataille de l’Aisne s’engage suivie d’une remontée effrénée en direction du nord, jusqu’à la Belgique, engagé dans la terrible bataille d’Ypres où le front va finir par se cristalliser à l’entrée de l’hiver. L’ouvrage permet d’entrer dans l’organisation du C.E.B., des différents régiments qui le composent, issu des villes ou des comtés, et des grandes unités qui prennent le nom de leur commandant. Il permet également de toucher du doigt l’action du témoin, sanitaire, médicale mais aussi sacerdotale, même si la diversité des obédiences religieuses anglaises apparaît clairement en filigrane. Mais paradoxalement il exerce peu son ministère, avouant même que la première messe qu’il peut donner au front survient seulement un dimanche de la fin de septembre (p. 47), un mois environ après son départ d’Angleterre. Il s’en ouvre (p. 74) disant : « Quant à l’œuvre d’aumônier, qu’importe ? (…) Peu d’occasions de réunir les hommes en un office solennel ». Peu d’erreurs sont décelées et les épisodes d’espionnite, réelle ou supposée, sont le reflet de la période d’écriture. Il ne sont pas totalement absents toutefois, avec une concentration de multiples cas rapportés (allemands déguisés, signaux lumineux, nuages de fumée ; ailes de moulins, trahison des habitants) (page 81). Existent aussi de rares exagérations (comme ce soldat blessé d’une balle « pénétrant dans la nuque (..) (et) ressorti[e] par la bouche » qui s’exprime aussi héroïquement que sans séquelle !) (page 69) ou ces tireurs allemands embusqués dans les lignes anglaises (p. 86), ne gêne pas fondamentalement le témoignage globalement crédible et opportun. L’ouvrage est titré « avec les français » mais ceux-ci sont relativement peu présents dans le récit qui n’est pas non plus teinté de francophobie exacerbée. Il n’aligne pas non plus les outrances de la « bochophobie », également courante dans les ouvrages ayant cette date d’écriture (1914) ou de publication (1915). Certes le livre met en avant sa « communauté », il dit : « Il n’y a vraiment pas dans l’armée anglaise d’hommes plus braves et plus remplis d’abnégation que les infirmiers et les brancardiers du corps médical » (p. 42). Pendant la bataille de l’Aisne, Owen Spencer Watkins aligne le chiffre des pertes des quatre premières journées de la bataille de l’Aisne : « 13 officiers et 450 blessés passèrent par l’ambulance n°14 ; les aumôniers enterrèrent 2 officiers et 230 hommes. Combien furent accueilli par d’autres ambulances ou inhumés par d’autres aumôniers, il est impossible de le savoir » (p. 46), y revenant quelques jours plus tard, disant, dans le chapitre Béthune – Arras – La Bassée : « Pendant les trois jours de notre présence au front, il ne passa pas moins de 100 officiers et de 3 000 soldats par la 14ème ambulance de campagne, à destination de l’Angleterre ou des hôpitaux de la Base » (page 74 ». Précis sur les lieux cités, le parcours de l’ambulance d’O.S. Watkins (p. 42) est aisé à suivre. Il contient aussi, par son long périple entre Paris et la Belgique, des éléments anthropologiques à noter. Par exemple, il décrit, dans les environs de Villers-Cotterêts : « En beaucoup d’endroits, les villageois veillèrent toute la nuit ; devant leurs maisonnettes, ils dressèrent des tables couvertes de rafraîchissements qu’ils distribuèrent aux troupes qui passaient d’heure en heure – café, thé, pain et beurre, tablettes de chocolat, fruits, cigarettes, gâteaux ; il est probable que tout ce qui pouvait se manger, se boire et se fumer fut consommé longtemps avant le passage de la queue de la colonne » (page 55). L’ouvrage est également intéressant sur le contraste entre l’armée anglaise, non basée sur la conscription universelle, et qui révèle, après la bataille de la Marne, l’absence de renforts due à une armée régulière exsangue dès les premières semaines de guerre (voir pages 89 et 90). Owen Spencer Watkins rend hommage à cette armée et aux sacrifices des soldats du CEB Il dit : « Point de renforts, pas de réserves, rien qu’une mince ligne khaki tenant opiniâtrement en respect des armées allemandes écrasantes » (p. 90) en plein cœur de la bataille d’Ypres en octobre.

L’ouvrage est enrichi d’une carte, d’un portrait de l’auteur et de 6 intéressantes illustrations montrant officiers et personnels de l’ambulance, malades et blessés dans l’église de Dranoutre ou l’ambulance dans un hameau proche du village.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 14 : Respect du drapeau de la Croix Rouge planté sur un tertre près de la gare d’Honnechy (Belgique). Horreur de l’ambulance
15 : Evoque des tranchées dès le 26 août
: Français en retard ou ayant battu en retraite
19 : Voiture hippomobile filtre pour la potabilité de l’eau
25 : Voitures anglaises portant des inscriptions des maisons de commerce
26 : Inscription sur les maisons pour éviter le pillage, parfois respectées par l’ennemi
27 : Bravoure des éclaireurs à moto, étudiants d’Oxford ou de Cambridge
28 : Vision émouvante d’un enterrement et de la participation de la population au traitement du corps en amont (vap 45)
34 : Assainissement du champ de bataille et enterrement des « braves allemands »
37 : Explication du surnom de Tommy : « À une certaine époque, les soldats anglais reçurent un calepin sur lequel ils devaient inscrire leur nom, le numéro de leur régiment et certains détails les concernant personnellement. Une formule imprimée fut jointe au calepin comme modèle à suivre. Thomas Atkins fut le nom hypothétique choisi par l’autorité militaire. Ce nom s’étendit au calepin, puis au soldat lui-même ».
59 : Sur la couleur de l’uniforme anglais : « Notre khaki est sans doute plus pratique, mais paraissait bien terne et bien sale à côté » de celui des cuirassiers
61 : Sur les apports inestimables des véhicules transformés en ambulances par des particuliers
63 : Saccages allemands, consommation des bouteilles et corvée de nettoyage (fin 64)
66 : Croix de Victoria, décoration instituée en 1856, décernée pour haut fait de guerre, avec rente annuelle de 250 francs
80 : Note sur la ceinture Sam Browne, large ceinture de cuir portée par les officiers anglais et imaginée par le général Sam Browne, qui se fit connaître particulièrement à l’époque de la révolte des Cipayes en 1857
80 : Espionnite multiple : allemand déguisé, signaux lumineux, nuage de fumée ; ailes de moulin, trahison des habitants
83 : Autobus londoniens transportant les troupes
86 : Tireurs embusqués dans les lignages anglaises, débusqué pas des gendarmes
88 : Note sur la chanson, sur la route de Tipperary, composée dans les premiers mois de la guerre par Harry Williams et Jack Judge
: Général von Kluck surnommé « Vieux five o’clock », vap 103 « Têtes carrées »
89 : Plaisanterie : « Il y a probablement une armée de Kitchener, mais pas un des pauvres diables qui sont ici ne vivra assez longtemps pour la voir arriver ! »
90 : Premiers froids dans la bataille d’Ypres
92 : Eloignement de l’ambulance (16 kilomètres aller-retour), trajet
96 : On entend le son du canon depuis Folkestone (première permission, 7 jours, du 23 novembre au 1er décembre)
: Visite du roi et du Prince de Galles, remise de décorations
101 : Être « fricassé », être cuit, avoir « du chien », du courage
106 : Foot au front et note sur la différence entre foot-ball Rugby et foot-ball Association
107 : Docteurs soignant gratuitement les nécessiteux, réfugiés et paysans ruinés par la guerre, état sanitaire des hommes
109 : Vue de Noël 1914 anglais

Yann Prouillet, 12 mai 2025

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Leddet, Jean (1878 – 1958)

Lignes de tir

Un artilleur sans complaisance, carnets de guerre 1914 – 1918

1. Le témoin

Jean Leddet est un militaire de carrière, artilleur passé par Polytechnique (1899). Passionné d’équitation, ce capitaine commande une batterie du 7e RA (Rennes), et il combat avec « ses Bretons » dans la guerre de mouvement, en Artois, en Champagne, à Verdun, et devant Reims en 1917. Au début de 1918, il est nommé à sa demande instructeur à Fontainebleau. Il poursuit après la guerre sa carrière d’artilleur et prend sa retraite comme colonel en 1937.

2. Le témoignage

À l’initiative de sa petite-fille Caroline Leddet, et avec une présentation scientifique de Max Schiavon, les éditions Anovi ont publié « Lignes de tir, Un artilleur sans complaisance, carnets de guerre 1914 – 1918 » (2012, 286 pages). Max Schiavon signale que Jean Leddet a repris en 1925 des notes écrites durant la guerre pour en composer un ensemble cohérent, et que seules d’infimes modifications ont été apportées après 1945. C’est donc un texte rédigé à fois à proximité des événements, mais aussi avec une certaine distance de « décantation ». La dactylographie du manuscrit précède de peu l’édition de 2012.

3. Analyse

Jean Leddet, qui indique en introduction vouloir s’en tenir à un récit factuel, produit ici un texte à la fois technique et vivant des opérations vécues au 7e RA : c’est cette volonté documentaire, presque didactique, alliée à un ton acerbe et à un talent de conteur, qui rend ce document exceptionnel.

L’encadrement rhabillé pour l’hiver

L’auteur procède d’abord à une présentation des cadres de son unité, avec une ambiance « Hécatombe des généraux » (P. Rocolle) avant l’heure : c’est à la fois méchant, drôle et bien documenté ; ce type d’inventaire critique, avec les noms des officiers, est évidemment impubliable en l’état au XXe siècle, et pour l’historien, c’est bien plus qu’un simple dézingage, car ce sont les motivations techniques qui font l’intérêt de ces jugements de valeur. Ainsi (avec autorisation de citation) du général Bonnier, commandant la 19e DI (p. 34) « C’eût été peut-être un bon chef de bataillon, [mais] ne connaissant rien à l’emploi de l’infanterie et de l’artillerie (…) », et du Colonel Haffner, chef du 7e RA (p. 34 et 35) « Le rapport, auquel j’ai assisté quelquefois, était une vraie comédie. Il assassinait de questions son major, le commandant Perrin, un brave débris, bon pied-de-bouc, sourd comme une trappe, qui, à une question sur les ordinaires, répondait que le temps était assez incertain. À eux deux, c’était du bon Courteline. » Pour le Commandant Grosset, commandant le 1er groupe : « Ce n’était pas un mauvais homme, mais quelle chiffe ! » ; 2e groupe (le sien), commandant Dautriche « C’était un bon cavalier, il avait été aux volants, mais comme artilleur, il était en dessous du médiocre : physiquement, il était très fatigué. » ; 3e groupe, le commandant « était un certain Marcotte, complètement gâteux. » et il conclut (p. 37) « bref, le régiment n’était pas commandé. » Après des débuts très peu concluants, tous ses supérieurs ont été changés en octobre 1914 (p. 39) « En résumé, nous avons laissé au dépôt, en partant, un lieutenant-colonel et un chef d’escadron et, au bout de deux mois de campagne, le général commandant le 10e corps, le général commandant la 19e division, le colonel et trois chefs d’escadron étaient limogés. »

La guerre de mouvement

Jean Leddet sait raconter, et son récit des engagements d’août et septembre 1914, tout en étant très vivant, est d’une grande précision documentaire, ainsi du premier contact avec l’artillerie ennemie (21 août, Sambre, p. 50) « vers deux heures de l’après-midi nous entendîmes un sifflement prolongé et un obus vint s’abattre à un kilomètre sur notre gauche, dans une plaine où se trouvait le groupe Grosset : l’éclatement produisit une fumée noire et un bruit effroyable : c’étaient les premiers 15 que nous voyons tomber. On se regarda. Ça, ça n’était plus du jeu. On nous avait ressassé les oreilles que l’explosif de 75 était supérieur à tout ce qui existait dans le genre, que le 15 allemand n’éclatait que rarement… C’est que celui-ci éclatait joliment bien ! » Il est à la fois sobre et critique pour décrire l’engagement de Fosse (22 août) et les hésitations de son chef de groupe. La participation à la bataille de Guise se passe mieux, mais défilés, ses 75 tirent au-delà d’une butte, sans contact visuel ni possibilité de régler ; les Allemands se rapprochent, il le constate aux ordres de diminution progressive de portée, et au bruit métallique que font les balles sur son bouclier, au sommet de son échelle de chef de batterie. Plus de munitions au moment où les Allemands émergent et qu’arrive l’ordre d’amener les avant-trains sous les balles et les shrapnels, « À ce moment, je vis nettement les Allemands se profiler sur la crête, à 1400 mètres devant moi. Jamais je n’ai autant regretté de ne pas avoir un ou deux caissons pleins de cartouches à leur vider dessus. »

Autour de la Marne

Il attribue les piètres résultats de sa 19e DI aux maigres possibilités laissées, pour l’entraînement, par le terrain de Coëtquidan. Ainsi, (p. 71) « contre une infanterie aussi manœuvrière, nos troupes du 10e corps, que le terrain couvert de Bretagne réduisait à des évolutions de compagnie, n’étaient pas de taille. » Il s’élève aussi contre les journaux qui prétendent que les régiments de réserve ont sauvé la mise au moment de la Marne (p. 71) « Je ne sais pas ce que valaient les régiments de réserve des autres corps d’armée, mais ceux du 10° corps n’étaient bons qu’à foutre le camp. C’était forcé, aussi, avec leur organisation. » La journée du 6 septembre est bien décrite, mais avec un bilan décevant pour l’auteur, à cause de l’inefficacité de l’infanterie devant lui (p. 81) « Salauds de fantassins…manœuvrent comme des crétins… pour une fois qu’on pouvait avoir la victoire, ils loupent la commande…». Il décrit une intéressante tentative empirique de réglage de tir improvisée avec l’aviateur Vuillemin, à son avis couronnée de succès (p. 83). Certains tirs de concentration donnent de bons résultats, mais au final (p. 91) « Le fantassin breton était un brave type, mais les échecs de la Sambre et de l’Oise l’avaient découragé et il n’avait pas surmonté la passivité naturelle de son caractère. Quant à l’artillerie, on peut juger, d’après ce que j’ai dit, de la nullité de son rôle. Aucune liaison, aucune pratique du tir à grande distance et sur la carte. Nous nous bornons à faire des évolutions et à changer de position de batterie. » Le 7e RA est arrêté devant Reims et il y est légèrement blessé.

Guerre de position et offensive d’Artois

Sa batterie est en position au sud puis au nord d’Arras en octobre 1914, et les tirs sont peu fournis à l’automne, à cause du manque de munitions. Il décrit une tranchée allemande du secteur d’Écurie-Roclincourt (p. 128-129), qu’il a pu visiter après les avancées de mai 1915 «(…) les Allemands avaient fait leurs abris à l’épreuve du 155, alors que nous n’avions que du 75. C’était toute la différence d’organisation de deux peuples : après cela, on jugera des bobards des journaux français, qui prétendaient que les Allemands ne s’occupaient pas de leurs hommes, tandis que c’était tout juste si les nôtres n’étaient pas bordés chaque soir dans leur lit, par un de leurs officiers ! » Il décrit le 9 mai, à Roclincourt, l’attaque qui est tout de suite manquée, les hommes établis sur le parapet déclenchant en retour un « terrible feu de mousqueterie (…) il y avait au moins 15 mitrailleuses en action ! » (p. 132). Le récit des attaques d’Arras en juin et juillet 1915 est aussi de bonne qualité.

Verdun 1916

Le groupe de l’auteur est engagé d’abord dans le secteur de la forêt de Hesse, puis en juillet à Montzéville, derrière la côte 304, mais tirant sur le Mort-Homme. Au repos début août en Haute-Marne, il y rencontre le célèbre dessinateur Georges Scott (p. 199), « dit l’Alpin Scott car il était en vague tenue de caporal d’alpins. C’était un petit gros, rond comme une boule. Sainte-Beuve qui était un poussah regrettait de ne pas avoir été lieutenant de hussards. Scott compensait la rondeur en ne dessinant que des militaires hauts sur pattes. Au demeurant, brave type et très occupé de ses fonctions de directeur de Théâtre du front [note de J. Leddet: « encore une de ces fumisteries pour embusqués qui donnaient des représentations à d’autres embusqués. »]. Il évoque ensuite ses tirs à Verdun (rive droite), en août 1916 (p. 204) « Nous tirions sur une tranchée du bois Nawé, qu’on ne pouvait voir que du saillant d’Hardaumont. Six kilomètres à vol d’oiseau et douze kilomètres de fil ! [haché en permanence] On avait la communication un quart d’heure par semaine, autant dire jamais. On a essayé de vérifier nos tirs de toutes les façons possibles, par observateur terrestre, par avion : on n’a jamais pu y arriver. C’est une situation odieuse pour un commandant de batterie, et malheureusement il n’y a pas grand-chose à faire. » »

Secteur du Cornillet (du 24 avril au 1er juin 1917)

La 19e DI participe aux assauts du Mont Cornillet, mais c’est un échec le 30 avril, et le 4 mai « ce fut bien pire » (p. 240). Il évoque les problèmes de réglage, de demandes de barrage et de coups courts liés à la malfaçon des obus, mais il a son explication (p. 241) : « Quoi qu’il en soit, j’ai constaté une chose : quand la 48e division, une vraie division d’attaque, celle-là, [formée de tirailleurs et de zouaves] a relayé la nôtre, vers le 15 mai, nous n’avons plus jamais entendu parler de coups courts… et nous avons pris le Cornillet ! » Malgré ce succès tardif, le général commandant la 19 DI est menacé de sanction, et réussit à s’en sortir grâce à ses appuis politiques (p. 246) « il avait employé le procédé classique : il avait débarqué son artillerie. C’est la faute à l’artillerie ! » J. Leddet fait partie de la charrette, et est rayé du tableau d’avancement.

1918

Il se fait nommer instructeur à Fontainebleau en février 1918, puis la création d’une subdivision de l’école l’emmène à Sézanne puis à Joigny, où il passe l’été à instruire des sous-officiers d’artillerie « c’était la vie de garnison. » (p. 273). Il fait venir sa femme, et enchaîne avec l’organisation d’un nouveau cours : « On n’en voyait pas la fin (juillet 1918) et je me dis que trois mois de plus de tranquillité, avec Jeanne, seraient toujours les bienvenus. ». Il est surpris par l’Armistice alors qu’il se préparait à reprendre un commandement sur le front.

« Lignes de tir » est un des meilleurs textes produit sur la guerre pour l’artillerie : précis et didactique, on ressort de sa lecture plus savant, comme breveté après un stage à Fontainebleau. Le ton Leddet, acerbe et cynique, par sa méchanceté envers les Bretons, les Méridionaux, les Parisiens ou les brancardiers, amuse souvent mais lasse aussi : notre capitaine a dû exaspérer plus d’un supérieur, et sa morgue lui a certainement coûté beaucoup pour son avancement. Avec ce texte, on constate de nouveau qu’on trouve les meilleurs témoignages dans des corpus tardifs, correspondances ou textes personnels, non destinés à la publication, et donc dégraissés du poids énorme de l’autocensure. Il suffit de reprendre en comparaison un témoignage d’artilleur, même de bonne qualité, publié au début des années vingt : ce n’est pas la même guerre, on a l’impression que ces témoins, même honnêtes, ne disent à peu près rien. Ainsi le temps long, qui se retire comme la marée sur la grève, libère l’estran : excellente perspective, qui nous fait déjà saliver sur de futures pépites.

Vincent Suard, mai 2025

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Lebesgue, René (1893 – 1973)

Classe 13, journal d’un sapeur du génie

1. Le témoin

René Lebesgue, né à Valdampierre (Oise), est mécanicien lorsqu’il est incorporé à Versailles au 1er régiment du génie. Sa classe est appelée en novembre 1913, un mois après la classe 12, c’est la première à devoir effectuer trois ans de service militaire. Affecté successivement dans différentes unités du génie, il combat à Massiges en 1914 et 1915, y est blessé, et après sa convalescence part pour l’armée d’Orient (Dardanelles puis Salonique). Rapatrié malade à Toulon, il revient en ligne en mai 1917 (Aisne) jusqu’à la fin du conflit.

2. Le témoignage

Classe 13, journal d’un sapeur du génie, a été publié à compte d’auteur à La Pensée Universelle (1988, 217 pages). Le livre n’a ni préface ni présentation, on sait seulement par la 4e de couverture que « C’est par hasard que Robert Lebesgue a retrouvé le journal de guerre de son père, René. » Il s’agit de carnets journaliers qui mentionnent jour après jour les différentes activités et missions du soldat. Ces carnets ont probablement été recopiés, car on a une mention des « boches » dès le 3 septembre 1914.

3. Analyse

Presque aucune mention intime dans ces carnets de René Lebesgue, c’est un document un peu austère, mais précis pour l’indication les missions et occupations, pour tous les jours du conflit. L’auteur est souvent à l’arrière à faire des travaux d’aménagement, de réparation ou de d’entretien, mais il est aussi parfois très exposé. Ainsi à Massiges en décembre 1914, il aménage des abris, fait de l’instruction aux marsouins pour le creusement de tranchée (« école de sape »), confectionne des réseaux, mais il fait aussi une attaque avec son peloton : (p.31) « c’est affreux, la bataille : morts, blessés, les balles sifflent de tous côtés. Vingt-deux de chez nous sont disparus, morts, blessés ou prisonniers. » Il est ensuite occupé au percement d’une mine, et il signale l’avoir échappé belle (9 janvier 1915, p. 32) « Vers 6h30 ce matin, les boches font sauter notre mine. C’est une chance pour nous que nous n’avons plus de bougie pour nous éclairer dans la mine, nous étions retournés aux abris, sans ce manque d’éclairage nous aurions été dans la mine et sautions avec. ». En mars 1915, il monte avec son peloton au fortin de Beauséjour (p. 39) : « Spectacle affreux : boyaux remplis de morts, boches et français ; nous marchons sur les morts étendus au fond des boyaux à moitié recouverts de terre. Plus loin dans la tranchée, ici un bras qui dépasse, plus loin une main, plus loin un pied. Les cadavres ayant été recouvert, nous rapprofondissons les boyaux démolis par les obus. » Il est blessé légèrement par éclats aux bras et à la tête le 9 avril 1915 dans sa deuxième attaque à Beauséjour.

Après soins et convalescence, il revient à Versailles (Satory) en juillet 1915, où il est versé dans une unité de projecteurs. Parti pour l’Orient en septembre 1915, il est responsable du fonctionnement d’un projecteur oxyacétylénique : il éclaire la tranchée turque (Dardanelles) sur demande de l’infanterie. Il passe ensuite à Salonique en janvier 1916, fait des travaux d’aménagement de camps, construction de cabanes, terrassement… Un temps convoyeur de chemin de fer, il se spécialise ensuite dans la mécanique automobile. Au camp de Karassouli en juin 1916, il devient chauffeur pour son lieutenant, tout en réparant les moteurs des automobiles du secteur.

Malade du paludisme, il est hospitalisé trois mois puis est rapatrié en janvier 1917, il ne réintègre une compagnie du génie au front qu’en mai 1917 à Pontavert. Il se partage alors entre l’entretien des projecteurs, une permanence d’observatoire (système optique de nature non précisée) et divers travaux de camps (terrassement). Il mentionne aussi ses travaux personnels d’artisanat: un briquet en forme de bidon de soldat, un autre en forme de livre, confection d’un avion puis d’un sous-marin. Après son 24e anniversaire (11 novembre 1917, « quelle triste fête ») il est versé à la compagnie télégraphique de l’Armée (Aisne). Il y apprend le morse, dresse des poteaux, tire des lignes… Il participe à la construction et à l’entretien de centraux téléphoniques, puis passe à l’entretien des groupes électrogènes. Il insiste depuis 1917 jusqu’à l’Armistice sur la fréquence et la dangerosité des bombardements aériens allemands. Le 24 décembre 1918, « Le soir à minuit je vais assister à la messe de minuit à l’église du pays pour la première fois de ma vie. », puis il « traîne son ennui » jusqu’à l’été 1919 : quelques corvées, beaucoup de « rien à signaler », et après avoir avec son groupe électrogène éclairé le bal de 14 juillet à Villers-Cotterêts, il est démobilisé en août 1919.

Donc ici un homme débrouillard, habile de ses mains, qui se forme en permanence à de nouvelles missions, et que nous pouvons suivre dans ses activités multiples. Il est peu bavard sur ce qu’il pense du conflit, mais ses écrits illustrent bien, de manière factuelle, ce qu’a pu être une guerre vécue dans l’arme du génie à l’échelle du simple soldat.

Vincent Suard, mai 2025

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Walch, Achille (1899 – 1973)

1914, un destin alsacien

1. Le témoin

Achille Walch, qui a presque 15 ans au début de la guerre, habite le village de Carspach, en Haute-Alsace (Sundgau, proche d’Altkirch). Travaillant comme jardinier, il voit l’arrivée puis le recul des Français en août 1914, le front se stabilisant à 400 mètres de son village, resté dans les lignes allemandes. Les habitants, régulièrement bombardés, sont évacués en 1915. Mobilisé dans l’armée impériale en mars 1918, il est entraîné mais ne monte pas en ligne. Après la guerre, il effectue quatre mois du service militaire français (classe 19), se marie en 1924, puis devient jardinier aux Mines domaniales de Potasse d’Alsace ; il prendra sa retraite en 1961.

2. Le témoignage

Le témoignage d’Achille Walch a été publié en 2016 aux éditions Atlande (« 1914, un destin alsacien », sous-titré « Mes mémoires ou les aventures variées du fils d’un pauvre homme. », 252 pages, rééd. 2023). L’auteur parvenu à la retraite a composé ses mémoires à partir de carnets rédigés en 1928 et aujourd’hui disparus. Le texte, nous précise la présentation (Carmen Jung, Marie-Claire Vitoux et Raymond Woessner), est écrit dans un allemand marqué par le dialecte alsacien, et des éclaircissements sur les choix de traduction et la saveur de la langue d’A. Walch sont proposés, comme par exemple : « Verklemmmi, wir hatten hunger wie russische Wölfe !», (« Sapristi, nous étions affamés comme des loups russes ! »).

3. Analyse

Le récit autobiographique évoque d’abord le temps de l’enfance, qui n’est pas malheureux, mais qui n’a rien de bien joyeux non plus, les corrections étant fréquentes de la part du curé (catéchisme), de l’instituteur ou de sa mère, [avec autorisation de citation] « – Bienheureux temps de l’enfance – (…) je ne parvenais pas à comprendre cet aphorisme » (p. 42).

La guerre en Alsace du Sud

Le récit décrit le passage des Français vers Mulhouse, puis leur retrait, et il oppose le désordre des pantalons rouges à l’organisation méthodique de la défense allemande. Lorsque les « libérateurs » demandent à boire, il précise que sa sœur est une des rares personnes du village à comprendre cette demande, car elle parle le français. Son grand-père est favorable aux Français, et l’auteur décrit le clivage dans son village qui partage les « vieux », en général pro-Français, et les jeunes, passés par l’école allemande, qui sont pour l’Empereur. Il insiste sur l’ivresse fréquente des Français, et les villageois ne sont pas bien considérés par leurs libérateurs qui se méfient d’eux. Son père, 44 ans en 1914, passe les lignes pour éviter la conscription allemande, et il est d’abord traité sans ménagement comme interné civil d’un pays ennemi ; déportés en Corse dans des conditions difficiles, ces Alsaciens sont ensuite « libérés » et le père d’A. Walch travaillera dans la région parisienne pendant toute la guerre.

Réfugiés en Basse-Alsace

L’auteur raconte les bombardements réguliers du village, la présence des soldats surtout Badois, puis les civils de Caspach, trop exposés, sont évacués en décembre 1915. La première destination devait être le Pays de Bade, mais l’intervention du docteur Ricklin, député au Reichstag, a obtenu que ces réfugiés alsaciens soient hébergés en Alsace du Nord, ce qui ne s’avèrera pas positif pour la famille.

Sa mère a choisi le village d’Uberach à côté d’Haguenau, car l’épouse de son frère y habitait, et cela s’avère un choix malheureux, car ils sont fort mal accueillis (p. 98), « Celui qui a confiance en sa famille construit sa vie sur des fondations fragiles. » Le jeune homme est menacé et conspué par les enfants du village (p. 98) « Espèces de métèques ! Bande de mendiants ! Fils de Tsiganes ! » criaient-ils, bien à l’abri depuis leurs cachettes. ». Il essaie d’établir des relations pacifiées, mais c’est un échec (p. 100) « Les plus arrogants, ne trouvaient rien de plus intelligent à faire que de répondre en imitant notre dialecte de Haute-Alsace avec des grimaces de singe. » Sa mère est également confrontée à l’hostilité et l’avarice des paysannes du village, et avec les restrictions alimentaires qui s’aggravent, la vie quotidienne est très difficile. Il insiste sur les décès des plus fragiles en 1917 (« C’est le typhus de la faim qui les a emportés, disait-on couramment. »). Paradoxalement, sa mère finit par trouver de la compréhension dans le village luthérien de Niedermodern, ce qui la surprend beaucoup (p. 107) « Pour nous, seuls les fidèles de l’Église catholique romaine pouvaient entrer au paradis. » A. Walch précise aussi que la sympathie de ces protestants allait en général vers l’Allemagne, « le portrait de l’empereur manquait rarement dans le séjour de leurs maisons. »

Soldat de l’Empereur

Appelé sous l’uniforme à 18 ans en mars 1918, dans une caserne de Wiesbaden, il évoque une expérience difficile. Très mal nourris, avec un encadrement brutal et borné, il parle d’une mise au pas aussi prussienne qu’idiote (p. 131), et suppose que leurs sous-officiers venaient du monde « des vanniers et des rémouleurs. On en restait sidéré. » Les recrues ne sont pas battues, mais facilement insultées et souvent punies, avec des exercices supplémentaires qu’on peut assimiler à des maltraitances corporelles. C’est sur la faim que l’auteur insiste le plus dans sa formation de treize semaines où « sans une once de bienveillance, un rebut de l’humanité nous soumettait à la violence impériale de Germania et nous traitaient comme si nous étions des bœufs stupides. (p. 132) ». Il mentionne les interrogations des recrues alsaciennes entre elles sur le serment obligatoire de fidélité à l’Empereur, indispensable pour pouvoir sortir de la caserne. Certains pensaient que le serment « les livreraient corps et âme aux Prussiens. » ; d’autres, dont il partage l’avis, relativisent cette prestation de serment (p. 133) : « Tu n’as qu’à l’ouvrir et puis tu penses : que le diable vous emporte. »

La seconde partie de la formation militaire les transporte dans le nord-est de la France, et la phase d’endurcissement est bien plus dure que ce qu’ils ont vécu en caserne. Un camarade allemand originaire de Worms leur explique que leur nouveau sergent, une brute particulièrement primaire, est proxénète dans cette même ville. A. Walch décrit ce drill comme une longue séance de torture, et évidemment la sous-alimentation n’arrange pas son sort, les colis de sa mère restant bloqués à Strasbourg. La formation se termine avec des tirs à balles et obus réels, qui se soldent par 4 morts au total (p. 158 – 159). Lors d’un tir à la mitrailleuse avec une vieille arme de rebut, A. Walch oublie la présence du sergent dans son dos et estime (p. 157) : « les Français peuvent dormir sur leurs deux oreilles si on va au front avec ce truc de merde » ; le sergent l’incendie en retour : « Là-bas, vous toucherez du meilleur matériel. Comme cela, vous pourrez abattre vos copains, vous, les espèces de sales têtes de français. » C’est ensuite une errance en Belgique à la fin de l’été 1918, il évoque des civils belges hostiles (p. 163, une altercation avec la foule « on entendait prononcer des sales Boches. »), une rencontre avec des prisonniers français squelettiques, et les changements d’attitude des soldats allemands, annonciateurs de la désagrégation finale. Avec des camarades, il participe à de fréquentes tentatives de vol de pommes de terre ou de volailles, mais surtout de betteraves. Au tout début novembre, les jeunes recrues se dispersent, non sans avoir revu leur sergent qu’ils ne saluent plus : « Espèces de sales porcs, qu’est-ce que vous vous imaginez donc ! N’allez pas croire que les bolcheviques sont déjà là. » Cela les laisse indifférents, mais l’auteur pense que personne autour de lui ne savait ce qu’étaient les bolcheviks. Il arrive à Liège, cherche l’hôpital, mais une cuisine roulante rencontrée à la gare, gérée par les soldats des comités, lui permet de trouver l’énergie de rentrer en Allemagne sur le marchepied d’un wagon. Il est intéressant de noter qu’il tient à garder son fusil jusqu’en Alsace, car les temps sont incertains. Il apprend l’Armistice en arrivant à Francfort, et sa description des soldats à la gare de Kehl (p. 188) montre qu’il se considère comme privilégié : « Il régnait entre les soldats la même ambiance oppressante. On pouvait comprendre ce que ressentaient les pères de famille. Ce qui les attendait chez eux, où on était à bout et où on manquait de tout après quatre années de guerre. Cela ne me touchait guère car l’Alsace allait bientôt redevenir française, et faire partie de la mère patrie. Cela ne pouvait que me réjouir en tant que soldat prussien involontaire. »

L’après-guerre

Revenu en Alsace, l’enthousiasme pour les Français est d’abord motivé par le pain blanc qu’ils amènent après des années de disette… Il évoque ensuite l’expulsion des Allemands, le pillage de leurs biens (Saverne), et le retour de son père, effondré par la destruction de la maison familiale de Carspach. La fin du volume aborde des thèmes d’après-guerre, avec une reconstruction critiquée car faite avec des devis trop bas et des matériaux de mauvaise qualité. Le service militaire français de l’auteur, d’une durée de 4 mois conclut ces souvenirs : à Châlons-sur-Saône, les recrues ne comprennent pas les ordres, montrent beaucoup de mauvaise volonté, et déclenchent un scandale dans la presse locale à cause de la mauvaise qualité de la nourriture. Lorsqu’ils veulent bien obéir, Achille Walch estime que les exercices et les manœuvres représentaient (p. 225) « un jeu d’enfant par rapport à ce que nous avaient fait subir les Prussiens. »

Dans ce propos très vivant, écrit dix ans après la guerre, l’auteur raconte une souffrance continue, liée à la faim et à son enrôlement par « les Prussiens », alors que trop jeune il n’a pas connu le front. Cela laisse rêveur si l’on imagine le sort de jeunes Alsaciens d’une ou deux années plus âgés, bringuebalés de la Russie aux offensives de la dernière chance à l’Ouest… Un témoignage très instructif.

Vincent Suard, mai 2025

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Cubaynes, Jules (1894 – 1975)

Camins de guèrra 1914 – 1919

1. Le témoin

Jules Cubaynes est en 1914 un jeune séminariste originaire de la région de Lalbenque (Lot). Classe 14, versé dans l’auxiliaire pour des problèmes de vue, il est d’abord affecté à diverses missions dans l’Aveyron et le Lot, puis il finit par se porter volontaire pour la zone des armées. Devenu secrétaire de bataillon avec le 124e RIT, il y fait toute la guerre, essentiellement en Lorraine, jusqu’en 1919. Sans reprendre le séminaire, il est ordonné prêtre en 1923 et dessert la commune de Concot de 1938 à sa mort en 1975.

2. Le témoignage

Roger Lassaque a publié le journal de guerre écrit en occitan de Jules Cubaynes « Camins de guèrra » aux éditions de l’IEO d’Ôlt (2017 et 2020, 365 pages). Il s’agit d’une édition bilingue qu’il a traduite et préfacée. R. Lassaque précise qu’il a normalisé la graphie de l’occitan de J. Cubaynes, mais pas le vocabulaire car « sa richesse procède de sa diversité ». Le but de sa traduction est double : livrer l’œuvre aux non-occitanistes (et donc pour nous, aux amateurs de témoignages « Grande Guerre »), mais aussi permettre à ceux qui étudient la langue d’enrichir leur vocabulaire.

3. Analyse

Auxiliaire multi-missions

Le jeune séminariste est incorporé à Bédarieux en décembre 1914 ; il y effectue sa formation militaire initiale, mais en mars 1915, avec un œil est presque complètement défaillant, il est classé dans l’auxiliaire. Il remplit alors diverses tâches : surveillance de prisonniers civils à Millau (camp de concentration) ou travail dans un bureau de la Sous-Préfecture de Saint-Affrique. Il apprécie beaucoup la région (p. 18) : [avec autorisation de citation] « Mon premier séjour à Saint-Affrique fut comme un éblouissement : petite ville tout à fait méridionale, campagnes attrayantes, promenades délicieuses, en rivière (la Sorgue) et parfois par les collines et les talus (…) », on est ici loin de la sombre Argonne ou de l’humide Artois. Il part ensuite à Decazeville surveiller des P.G. allemands, trimardeurs à la gare pour les usines métallurgiques ; se disant usé par le bruit et le manque de repos (les usines ne s’arrêtent jamais), il demande et obtient son affectation pour la zone des armées.

Affecté au 124e RIT, il part en Lorraine en juillet 1916 pour occuper un poste de secrétaire. À Noviant, derrière Flirey, il reçoit le baptême du feu, mais les obus restent rares, et ces postes de l’arrière ne commencent à être réellement exposés qu’à la fin de 1917 avec le développement du bombardement aérien.

Bénaménil (Meurthe-et-Moselle)

Le centre du récit de Jules Cubaynes se situe autour de ce petit village-rue lorrain, où sa compagnie territoriale arrive le 9 septembre 1916, pour former, avec son commandant, un bureau de cantonnement. Il va y rester plus d’un an.

Le bureau du commandant, avec ses six employés (3 RAT et 3 auxiliaires), est d’abord abrité dans une tente Adrian. Après travaux, tout le personnel déménage dans une maison plus pratique (p. 94) : « Nous traversâmes comme des gens expropriés ou des métayers changeant de ferme, tout le village. » L’auteur a une activité composée de beaucoup d’écritures (p. 82) « fastidieuses, étant donné qu’elles étaient la plupart du temps difficiles. J’avais, heureusement, pour raison de service, à faire de longues et fréquentes sorties ; et l’un faisait passer l’autre. » Ses fonctions l’obligent à de fréquents déplacements, aller au courrier, transmettre des messages, missions répétées aux extrémités de ce village tout en longueur. Il raconte que les officiers (p. 152) « se faisaient de fausses permissions exceptionnelles et venaient fureter dans les tiroirs du commandant, à la recherche de sa « griffe », dont je me gardais d’indiquer la cachette ». Il occupe ses loisirs en fréquentant les offices à l’église, et en promenades et travaux littéraires : il traduit en occitan une partie des Géorgiques, ainsi que le Quatrième Évangile (p. 168) « ce travail m’avait permis de vivre quelques bonnes heures de plaisir. » Séminariste, il apprécie la Lorraine catholique, et la proximité d’esprit qu’il retrouve avec les inconnus rassemblés dans la petite église. Il rencontre l’hostilité d’un lieutenant qui veut débarrasser le bureau de la « curetaille », mais le conflit est aplani, et s’il n’est pas prosélyte, notre auteur se réjouit avec malice de voir son bon copain protestant aller à la messe avec lui, faute de service évangélique. Un des hommes du secrétariat est désigné comme mécréant et blasphémateur, mais c’est d’abord comme alcoolique sans limites qu’il est détesté par toute l’équipe. Du reste, l’auteur n’est pas bégueule, puisqu’il pratique la traditionnelle fraude à la permission (décalage d’un jour au départ et à l’arrivée) et qu’il lève le coude avec les autres : par exemple, le 14 juillet 1917 : champagne pour tout le monde, et après cela (p. 138) : «un fotral de cigare, que fumèri, ieu que fumi pas, « a la santat de la Marianna » (un foutu cigare, que je fumai, moi qui ne fume pas, « à la santé de la Marianne. »)

Une famille d’adoption

Les six hommes du secrétariat doivent aller manger la soupe debout, dans un préau, à l’autre bout du village, et avec le vent glacial, la maîtresse de maison de la ferme adjacente au bureau, choquée par cet inconfort, invite d’elle-même l’équipe à prendre ses repas dans sa cuisine. On leur désigne dans la grande pièce « pavée comme une église », une petite armoire pour y ranger leurs ustensiles, et on agrandit la table avec des tréteaux. L’auteur décrit alors la bienfaisante chaleur du foyer, en cet hiver 1917, qui réunit tous les soirs la famille Antoine (Prosper le patron, Maman Céline, la fillette Mathilde et le petit Charles) et l’équipe du secrétariat. La complicité s’établit, et l’ambiance est enjouée (p. 110) « nous retrouver dans cette douce intimité, en sortant de notre vie militaire pesante, était pour tous une chose précieuse et de grand prix. » Comme il est le plus jeune, les enfants ont tôt fait de fraterniser, et il bavarde et se promène avec eux, avec une grande complicité.

Le départ de Bénaménil est difficile, au bout de quatorze mois, comme en témoigne cet extrait assez long mais significatif (p.190) « je passe un accord spécial avec Mathilde : je lui écrirai comme j’écris à son amie lointaine, Odette, ma nièce ; nous nous serrons les mains avec ces braves gens, en donnant à nos voix un ton ferme et assuré et, dans nos paroles, un semblant d’indifférence à tout ce qui arrive. « Il fallait bien s’y attendre ! ». Les enfants, eux, nous les embrassons tous les deux et il y a de grosses larmes dans le bleu de ces petits yeux. Nous, nous faisons le nécessaire pour cacher les nôtres parce qu’il ne convient pas que pleurent les soldats… Mais c’est comme amis qu’en ce matin froid et nimbé de brouillard, nous passons le seuil de cette maison bénie qui, un si long moment, nous avait recueillis et qui nous avait été si douce, un peu comme si elle avait été notre maison. » Certes sa situation d’auxiliaire est atypique, et notre auteur ne dit presque rien de la première ligne ou des combats, mais non, décidément, on chercherait vainement ici des traces d’une « brutalisation », un temps à la mode dans les analyses historiques.

Mouvements en 1918

J. Cubaynes est plus mobile ensuite, passant par Lunéville et Nancy, jusqu’aux offensives allemandes du printemps 1918. Il fait à cette époque connaissance avec les bombardements aériens (Étrée, Francière) qui font souvent des victimes, mais le danger est aussi ailleurs (juin 1918, p. 262), quand toute sa compagnie est logée dans une unique grange à Chevrière (Oise) ; il y a 30 vaches en dessous, et on ne peut y monter à l’échelle que par deux ou trois ouvertures étroites : « Et nous voilà, deux cents hommes, dont beaucoup étaient à moitié soûls, et tout cela dans la paille avec leurs briquets, allumettes, pipes, cigarettes et chandelles pendus aux voliges de la toiture, de quoi nous brûler tous, tout vifs. Notre Seigneur, pour sûr, nous protégeait… ». Il reste à Meaux jusqu’à l’Armistice, puis arrive à Dieuze. Il décrit de nouvelles activités de secrétariat, non sans mentionner une visite éclair entre deux trains à Bénaménil chez les Antoine (p. 344), rencontre surprise pleine de chaleur et d’évocation de bons souvenirs.

Durant l’été 1919, il parcourt les fermes de la région de Castel-Salins, pour inventorier et régulariser les saisies paysannes de matériel militaire allemand (génie), en attendant sa démobilisation en septembre.

Donc un témoignage en occitan édité et traduit pour son intérêt linguistique, mais aussi un bon éclairage sur la vie à l’arrière du front, au service des étapes, avec un jeune homme aimant les gens, les enfants et la nature. Lorsque je l’ai contacté (mai 2024), le traducteur Roger Lassaque m’a précisé avoir rencontré plusieurs des neveux et nièces de Jules Cubaynes, lesquels avaient tous évoqué «sa gentillesse et son humanité ».

Vincent Suard, mai 2025

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Vonderheyden, Auguste (1849-1927)

Auguste Vonderheyden, Cahiers de guerre (1914-1918), l’Harmattan, 2016, 411 p .

Résumé de l’ouvrage :

Auguste Vonderheyden, alsacien de 65 ans, marié, est professeur d’allemand dans un lycée de Troyes (Aube), où il habite rue Vanderbach. Père de quatre filles (Suzanne, née en 1886, Charlotte, née en 1888, Madeleine, née en 1891, et Lucie, née en 1895), et deux garçons, Henri, surnommé Bé, né le 9 octobre 1885, et Maurice, surnommé Bouit, né en 1898, encore adolescent quand la guerre se déclenche. Le 22 août 1914, le jour du décès de son ainé, lieutenant au 62e RI à Maissain, en Belgique, et sans être informé de cette tragédie, il débute le premier de 45 cahiers qu’il va rédiger jusqu’en novembre 1920. Quasi journellement, sauf pour certaines périodes exclues soit par l’auteur lui-même, qui n’écrit rien entre janvier et juin 1915, soit par choix des présentateurs (pendant la bataille de Verdun), l’auteur commente, disserte, analyse, critique et donne son avis dans tous les domaines de l’actualité, qu’elle soit politique ou militaire, en se basant sur les journaux et les communiqués. Il y glisse quelquef. (p. 80). Il décrit aussi celle de son lycée de garçon, « qui était à l’époque un des plus grands lycées de France » (p. 139), glosant sur son proviseur et ses collègues, qu’il ne ménage pas (page 104). Il a conscience du milieu bourgeois, cossu et riche (page 139) dans lequel il évolue, et qu’il jalouse quelque peu. Il dit constater, le 1er mars 1917 : « Il n’y a plus en ce moment un seul fils de bourgeois de Troyes au feu » (p. 251). Il fustige tout, principalement les embusqués, les bureaucrates, les fonctionnaires, les politiques et les militaire, mettant constamment en avant son statut d’ancien combattant de la guerre de 1870. Il est membre du bureau de l’association des Alsaciens-Lorrains de sa ville. Pendant toute la guerre, et jusqu’au pèlerinage à Maissain, qu’il parvient à faire enfin après l’Armistice, il cherche, le plus souvent suspicieux (voir p. 49), à comprendre les circonstances de la mort d’Henri, son fils, parfois fustigeant les responsables, militaires comme millionnaires. Il parvient à « désigner la place où est tombé [s]on fils », lequel est enterré à la nécropole de Maissain, tombe n°52.

Eléments biographiques

Auguste Vonderheyden est né le 4 septembre 1849 à Weyer, dans le Bas-Rhin, de Chrétien Auguste, garde forestier, et de Caroline, née Juncker, sans profession. Après avoir obtenu deux baccalauréats, il fait Saint-Cyr, promotion « La Tour d’Auvergne », de 1903 à 1905, et rêve d’une carrière militaire. Il s’engage à 21 ans dans la guerre franco-prussienne et intègre comme volontaire le 13e bataillon de chasseurs à pied, le 28 juillet 1870, à Strasbourg. Fait prisonnier, il parvient à s’échapper par la Suisse puis, blessé, est localisé en avril 1871 à Versailles. Il est fait chevalier de la Légion d’honneur le 3 mars 1906 à l’âge de 57 ans. Il fait état de son parcours dans une guerre perdue, à plusieurs reprises tant dans son témoignage que comme analyste militaire d’une guerre qui n’a pas voulu de lui, malgré 7 demandes d’être remobilisé. Bien que d’un âge avancé, il essaye de trouver une place, au moins comme interprète de 2e classe de réserve. Il fait ainsi partie, à Troyes, d’une commission d’acceptation de candidats interprètes pour l’armée et prépare même à l’Ecole de guerre les officiers de la garnison de la ville, en allemand, en tactique militaire et en géographie (p. 238). Il dit, le 4 décembre 1915 : « Le plus grand nombre des élèves de mon ancienne section de préparation militaire sont heureusement décidés à suivre tranquillement leur voie » (p. 126), par opposition aux embusqués, qu’il fustige tout au long de l’ouvrage, tout en étant fort imprécis quand il dit avoir écrit au général Crespy lors de l’engagement de son second fils. En effet, dès qu’il le peut, Maurice, ne souhaite pas être embusqué, choisissant les chasseurs à pied contre l’avis même de son père, alors que celui-ci est prêt quant à lui à faire ce qu’il dénonce à toutes les pages (voir p. 251, 291, 315, 333, 348, 354 et 382 les parcours et affectations successives de Maurice). Toujours traumatisé par la mort de son aîné et superstitieux (voir le 27 octobre 1918, p. 360), Auguste Vonderheyden craint pour lui et dit : « Quand on a donné un fils pour la défense de la Belgique, qu’un autre aide à délivrer la Serbie, on enrage… » (p. 360). Il fait d’ailleurs un lien direct entre son établissement et le recrutement dans l’artillerie lourde, objectif d’embusquage pour les jeunes bourgeois troyens. Il rédige 45 cahiers dont 38 concernent la Grande Guerre, entre le 22 août 1914 et novembre 1920. Il remplit ainsi 10 cahiers d’écolier de 60 à 100 pages par années de guerre et 10 rien que pendant la bataille de Verdun (du 18 février 1916 au 1er janvier 1917, qui n’ont pas été retranscrits dans cet ouvrage, les présentateurs mentionnant une publication ultérieure, p. 219). Se livrant quelques fois, il reconnaît ne pas bénéficier d’un niveau de vie suffisant et évoque ses problèmes de santé, rhumatismes et insomnies au fil de ses pages et dit avoir même attrapé la grippe espagnole (le 24 octobre 1918). Il est admis à la retraite le 31 décembre 1918 à l’âge de 69 ans et décède le 23 octobre 1927 à l’âge de 78 ans.

Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage d’Auguste Vonderheyden est majoritairement constitué d’une analyse continue de la presse et de ses communiqués, délayés par la mise en contexte de ses propres souvenirs de l’autre guerre, et de ses idées de ce que devrait être la conduite politique et militaire de la Grande Guerre. Ses motivations sont prolongatives de celle, autobiographique, de son parcours dans la guerre précédente. Il est singulier que le début de ses cahiers soit concomitants avec la mort de son fils, Henri, qu’il n’apprendra que bien plus tard. Les présentateurs indiquent alors (note 54 page 44) qu’Auguste Vonderheyden « a des pressentiments qui s’avèrent parfois justes ». Le passage par lequel il relate vider l’appartement parisien de son fils, début novembre 1914, est émouvant, rendant sensible la douleur d’un père. Il dit plus loin : « … si la mort de mon fils devait être inutile, la douleur en serait terriblement aggravée… » (p. 250). Mais sa relation, par procuration des journaux, des livres (de témoignages comme militaires) et des communiqués qu’il rapporte, lui permet surtout de critiquer universellement ce qu’il pense de la guerre, de ceux qui la font comme de ses contemporains. Il a conscience d’être un « grognard » ; « Tu grognes toujours » dit-il (p. 172 ou p. 205) et est lucide sur ce comportement. Le 22 août 1915, il avoue : « Je ne sais pas, je ne suis pas compétent dans ces matières mais je sens vaguement qu’il y des choses qui ne sont pas normales » (p. 66) ou « je ne suis pas dans le secret des dieux » (p.124). Il y revient après-guerre (18 décembre 1918) en disant : « Quand je relirai plus tard ces deux pages, je serai bien ahuri de voir qu’un jour, j’ai défendu le bolchévisme comme un simple Longuet ou un râleur » (p. 371). Aussi, il aligne une impressionnante infinité de questions auxquelles il ne peut répondre, faute d’information ou de savoir. Indulgents, les présentateurs, qui ont quelque peu décelé les limites du personnage, complètent en disant : « L’auteur se passionne pour la stratégie et la tactique militaire. Il imagine, à partir de données réelles, ce qui pourrait se passer sur les différents fronts et a l’habitude, visiblement, de faire des exercices de simulation concernant la possibilité de défendre certaines positions ». Décidément laudateurs, ils avancent plus loin : « Auguste Vonderheyden a une vision très précise de la situation en Europe et nous pouvons affirmer qu’il anticipe très largement ce que seront les prochains points litigieux entre les alliés à la fin de la guerre » (p. 176). Mais il se trompe toutefois souvent, par exemple, quand il dit, péremptoire, le 8 mars 1917 : « … jamais les Etats-Unis ne feront la guerre à l’Allemagne » ! (p. 262), insistant même le 3 avril : « Les gens qui croient que les Etats-Unis vont se mettre immédiatement en guerre sont des naïfs » ! (. 285). En fait, ses pseudo dissections ressortent plus du stratège de salon que de l’analyste militaire tant, ne sachant rien, il multiplie les conjectures ou aligne les suppositions, quand ce ne sont pas plus simplement de pures inepties. Il imagine par exemple des brigades cuirassées munies de boucliers matelassés perçant le front comme à la parade (p. 208). Il dit aussi : « On a trop attaqué en 1914, août, et on n’attaque pas assez en 1915-1916 » (p. 172). Certes, parfois, il fait état de réflexions plus profondes, s’interrogeant sur « Qu’est-ce que la gloire militaire ? » (p. 124) ou, plus loin, sur la perdurance de la mémoire des vrais héros : « Mais qui saura dans dix ans les noms des officiers et des soldats qui ont donné héroïquement leur vie, tout ce qu’ils pouvaient donner ? Les uns ont donné à la patrie leur jeunesse, leurs espérances, leur avenir entier ; les autres ont sacrifié sur l’autel du patriotisme leur famille, leurs enfants qui, par leur mort, sont restés sans soutien et souvent sans ressources. De ceux-ci, personne ne parlera jamais » (p. 125). Il pense plus loin à l’après-guerre et augure : « De tout cela, il résultera de la mauvaise humeur, des rancunes, de nouvelles convoitises et de nouveaux germes de guerre » (p. 176, le 10 janvier 1916). Mais le plus souvent, sa violence verbale est acerbe, (cf. les « avocats émasculés » p. 249), continuant tout au long de son commentaire de fustiger les embusqués : « Pas un embusqué renommé et les pères de famille de 42 ans continuent à se faire tuer pour défendre le repos de ces centaines de mille de jeunes porcs qui paradent sans vergogne très loin en arrière du danger dans de beaux costumes de fantassins quand les veuves des pauvres soldats tués là-bas en laissant des nichées d’enfants arracheront-elles les yeux à ces lâches immondes » (p. 67). Pour ceux de la classe 17, il en établit même une typologie : « Il y a les embusqués sans vergogne et les embusqués honteux. Les premiers se subdivisent à leur tour en deux classes suivant la puissance de leurs embusqueurs. Les privilégiés se font ajourner ou réformer carrément. Les autres se font verser dans les infirmeries, les secrétariats d’état-major, l’intendance et autre dépotoir de tâches. Les plus malins se font d’abord verser dans un corps combattant au dépôt puis, au bout de quelques semaines, ils attrapent miraculeusement quelque bonne maladie bien cachée, bien mystérieuse et repassent dans non-combattants » (p. 125). Plus loin (p. 150), il évoque bien entendu les certificats médicaux de complaisance et, dans un courrier sans retenue à son député, multiplie les dénonciations des embusqués, terminant sa lettre incendiaire sur ces mots : « Veuillez, citoyen député, recevoir l’expression de mon profond mépris » (p.185). À la veille de Verdun, il catégorise la population de la France et définit : les soldats du front, que l’on doit aimer et admirer, les civils de l’arrière que l’on doit respecter, les hommes de l’arrière habillés en soldats (et les bureaucrates), que l’on doit honnir et mépriser, et enfin, les gouvernants, qu’il faut supporter puisqu’on ne peut pas les remplacer (p. 210). Au fil des pages il parle très peu de son épouse, et pas beaucoup plus de ses filles. Cette constatation effectuée, dès lors, les parties intéressantes de l’ouvrage peuvent toutefois être dégagées concernant la ville de Troyes pendant la Grande Guerre et la psychologie d’un témoin âgé de 65 à 70 ans. Si Troyes fut un temps menacée pendant la bataille de la Marne, la ville n’a jamais été vraiment en risque si loin du front, même si il en entend le canon. Il dit, le 6 septembre : « Les trois chats ne nous quittent plus d’un pas, on dirait qu’ils comprennent qu’il se passe quelque chose » (p.27). Le 21 octobre 1918, il revient même sur des inquiétudes infondées, avouant : « Il y a trois mois, les ennemis étaient près de Troyes, on craignait l’arrivée de leur cavalerie, toutes les nuits, des alertes d’avions ennemis » alors que la ville se révèle bien exempte de toute menace terrestre à cette date. Dès lors, au début, sa femme et ses enfants se réfugient à Angers, ou à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, alors que lui reste à son poste d’enseignant, son lycée accueillant même un temps une ambulance (la salle de physique étant transformée en salle de radiographie, p. 80). Certes Auguste Vonderheyden est cultivé, a eu une carrière dans l’autre guerre, mais a une omniscience par procuration qui se matérialise principalement en critique dans tous les domaines dont il s’empare dans ses analyses, faisant le plus souvent la guerre avec des si. Le premier janvier 1917, ne dit-il pas, pour débuter l’année : « Il serait temps cependant, après deux ans et demi de guerre ; d’être prêts et d’entrer avec armes et bagages complets dans le sanctuaire, sans cela comment obtenir la victoire décisive ? » (p. 244). S’il fustige principalement les embusqués, c’est un contempteur général et systématique des fonctionnaires, des politiques, des militaires, voire même de ses propres collègues, qu’il n’épargne pas non plus, parfois nommément. Il démontre même des germes complotistes quand il se demande : « tout l’or que l’on a versé est-il bien dans les caves de la Banque de Paris ? » (p. 217). Il n’aime pas les italiens, qu’il appelle macaronis, (il dit le 1er avril 1917 (p. 284) : « La sœur latine est une fameuse rosse ! ») ou les anglais, hâbleurs, (qu’il accuse par exemple de ravager les forêts françaises pour protéger les leur, p. 248). Jamais lassé, il s’abandonne toutefois, la maladie s’aggravant, a quelque langueur et convient, le 14 mai 1917 : « Autrefois, je me distinguais un peu en écrivant des notes mais cela me manque aussi maintenant » (p. 319). Il est admis à la retraite le 31 décembre 1918 mais là encore, c’est un objet de son mécontentement, n’estimant pas toucher assez (voir aussi p. 374, disant qu’il reçoit seulement 290 francs de retraite mensuel). Mais en dehors de la vision critique universelle et réactionnaire de l’auteur, l’ouvrage, par son caractère de commentaire par procuration de la presse vue à l’arrière n’est pas sans rappeler le journal de guerre de l’adolescente Marcelle Lerouge. Il est en ce sens une excellente et délayée exemplification de ce qu’était tout l’arrière, des salons bourgeois aux estaminets pendant la Grande Guerre. Au final, nombre d’informations utiles sont délayées, comme la présentation de l’auteur-même par les présentateurs. À ce sujet enfin, la publication est entachée de centaines d’erreurs typographiques, rendant la lecture pénible, doublées de très nombreuses fautes patronymiques, toponymiques, d’erreurs de retranscription du ces carnets originaux ou pire encore de paratextes erronés. Certains, noms sont caviardés, puis mentionnés (cas des collègues du lycée), y compris jusqu’au nom de poètes. Les erreurs relevées sont innombrables, obligeant l’analyste à effectuer des recherches restitutives, faisant douter de l’exactitude de la transcription des carnets originaux. Par exemple, est-ce une erreur de ce type quand l’auteur dit le 2 février 1916, que des « tanks lançaient des bombes sur Troyes » pendant la bataille de La Marne en 1914 (page 203) ou quand il situe Craonne en Argonne (p. 298) ? Ces réserves formulées, ce fort volume conserve un intérêt typologique certain.

Renseignements utiles sur l’ouvrage :
Page 17 : Sur « l’affaire » du XVe corps : « Tout le monde sait que les Provençaux ne sont pas des soldats », vap 21 où il dit l’inverse
22 : Constate que les militaires ne saluent pas un général (Fournery)
23 : Vue du 1er BCP défilant, bourrage de crâne
30 : Sur le courrier
34 : Description touchante d’un enterrement
50 : Fustige la bureaucratie (vap 50)
178 : Vue de bluets de la classe 17, apparence et contraste avec les embusqués (vap 250)
184 : Sur la mort de Serret
178 : Cite un courageux soldat de Saint-Dié, Olivier
204 : Ce qu’il faut faire à Troyes en cas de raid de zeppelin (vap 218, il se plaint d’une absence de DCA)
215 : Sur une assemblée de professeurs surréaliste pour former une Œuvre des Pupilles de guerre (vap 234 sur son rôle pour collecter l’argent après des élèves)
217 : Sur les fils à papa impropres à combattre mais qui peuvent postuler pour Saint-Cyr (vap 220)
222 : Charge contre le lieutenant-colonel Bédaton ; squelette macabre gris et titubant
223 : Sa déception de n’avoir pas été rengagé
: Sur Gaspard, de René Benjamin
359 : Sur la grippe espagnole, cette maladie « très étrange »
364 : Vue de l’Armistice à Troyes
: Il met un drapeau sur le portait de son fils décédé
366 : Sur la paix revenue, il dit : « Maintenant nous allons assister, de loin, à une nouvelle guerre, aussi âpre et aussi acharnée que l’autre, la guerre du tapis vert » (vap 370)
368 : Troyes, ville sale
369 : « Il n’y aura plus jamais de Noël joyeux, c’est fini »
373 : Restrictions au 20 décembre 1918 (vin, tabac, œuf, fromage)
374 : Sur des avorteuses acquittées

Yann Prouillet, avril 2025


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Morse, Katharine Duncan (1888-1975)

Résumé de l’ouvrage :
Les villages aux toits rouges. Bourmont et ses environs vus par des Américains (1917-1919). Les lettres non censurées d’une cantinière. J.-M.G.H. Pierre, 2021, 175 p.

Katharine Morse est cantinière, attachée à la compagnie A du 23e RIUS du corps expéditionnaire américain basé à Saint-Thiébault, près de Bourmont (Haute-Marne) à la fin de 1917. Elle débute, à son arrivée dans le village, le 24 novembre, une auto-correspondance qui raconte son action pour la distraction et le bien-être, dont alimentaire, des Doughboys. Mais elle évoque aussi le lien, parfois surréaliste, avec la population et le quotidien de la présence américaine, en nombre, dans le secteur, ce jusqu’au 10 mars 1918, date du départ du régiment pour le front, en Meuse.

Eléments biographiques :
Selon la biographie reconstituée par J.-M.G.H. Pierre, le présentateur de l’ouvrage, Katharine Duncan Morse est née le 19 juin 1888 à Amherst, dans le Massachusetts (Etats-Unis), dans une famille aisée et cultivée de 7 enfants. Son père, Anson Daniel Morse est un historien et universitaire de renom qui eut parmi ses étudiants le 30e Président des Etats-Unis, Calvin Coolidge. Il meurt en 1916. L’une de ses sœurs, Margaret Morse Nice deviendra une ornithologue réputée. A 16 ans, Katharine voyage en Europe et à 18 ans, elle entre aux prestigieux Smith College, la plus grande université pour femme des Etats-Unis. Elle ne termine toutefois pas son cursus dans cet établissement. Lettrée, elle publie régulièrement des poèmes dans le magazine de l’université. Elle reprend pourtant ses études à l’Université de Californie (l’UCLA) en 1912-1913. La guerre déclarée, elle se met au service de la Y.M.C.A. et part pour la France fin octobre 1917. Elle est basée à Bourmont, (depuis 2018 Bourmont-entre-Meuse-et-Mouzon) du 23 novembre 1917 au 8 février 1918 puis à Goncourt, la commune voisine, du 9 février au 11 mars 1918. Son parcours est ensuite meusien, avec des séjours de durées variables, à Dieue-sur-Meuse, Gondrecourt, Abainville ou Mauvages mais elle relate également des déplacements à Paris, ou en permission à Etretat, Aix-les-Bains, Saint-Malo ou Cauterets. Le 10 janvier 1919, alors qu’elle a déjà dépassé son contrat d’engagement de 8 mois, elle quitte Mauvages, pense repartir au pays puis se ravise et arrive à Paris le 7 février, pensant qu’elle peut être encore utile. Elle dit : « Si je repartais au pays maintenant, j’aurais l’impression d’être une dégonflée et je ne pourrais plus me regarder en face pendant tout le reste de ma vie ». Elle poursuit donc son travail de cantinière pour l’armée dans l’Est (Bar-le-Duc, Verdun, Conflans-Jarny) et le 15 mai 1919 ; elle quitte la France sur le paquebot Imperator. En août 1920, elle publie the Uncensored letters of a canteen girl (consultable en ligne) puis elle publiera divers autres ouvrages de poésie, des pièces de théâtre ou des livres pour enfants. La Deuxième Guerre mondiale la retrouve volontaire au Seamen’s Church Institute à New-York où elle retrouve, comme dans la guerre précédente, un monde d’hommes, soldats et marins. Elle continue à publier des poèmes, parfois nourris de son expérience aux services des militaires, puis s’établit sur Staten Island dans les années 1950, se consacrant au jardinage et à l’observation des oiseaux. Entrée en maison de retraite au début des années 1970, K.D. Morse s’éteint le 12 juillet 1975. Elle repose aujourd’hui à côté de son frère, Harold, qui s’est noyé accidentellement à l’âge de 11 ans, en 1896, au Wildwood Cemetery de Amherst.

Commentaires sur l’ouvrage :
Publié aux Etats-Unis en 1920, les lettres non censurées d’une cantinière sont présentées par Jean-Marie G.-H. Pierre, qui expose, dans une préface introductive, ses recherches sur les Américains dans leur concours à la France à partir de 1917. C’est à la suite de la découverte de la version américaine de cet ouvrage qu’il décide d’en effectuer une traduction. En effet, natif de Bourmont, il lit dans ces pages une véritable « appropriation » de son village par Katharine Morse. Ayant découvert des descendants de ce témoin, il en reconstitue le parcours et publie les pages consacrées à sa présence à Bourmont et Goncourt. Le présentateur explique également le pourquoi d’un titre si énigmatique, évoquant des « lettres non censurées ». En fait, « non censurées » car « non envoyées » « il s’agit [en fait de lettres], d’avantage d’une sorte de « journal de bord » tenu presque quotidiennement du 24 novembre 1917 au 21 avril 1919 avec pour point de départ des notes jetées sur « des bouts de papier, lors de rares moments de répit, à la cantine, ou la nuit, à la lueur d’une bougie dans (son) cantonnement ou le matin devant l’âtre de Madame, les pieds sur une chaufferette » (page 11). Dès lors, cette initiative de traduction et de réintroduction dans l’histoire locale de ce petit village de l’est haut-marnais, aux portes des Vosges, permet en filigrane une excellente illustration anthropologique du lien entre les soldats américains et la population rurale bourmontaise. Elle qui révèle également la différence des mondes entre France et Etats-Unis du début du vingtième siècle, ce qui fait d’ailleurs dire aux soldats : « Ce pays a mille ans de retard ! » (pages 43 et 107). L’autre apport appréciable est que Katharine Morse nous connecte également à de nombreuses reprises à l’état d’esprit des Doughboys. Un très bon témoignage d’une jeune femme à hauteur d’homme. L’ouvrage est bien présenté, sauf l’appareil de notes, rejeté en fin d’ouvrage, et un peu compliqué à retrouver.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 01 ; Cantonne dans la famille Chaput
3 : Description de l’intérieur, M. Chaput couche dans un lit à alcôve
5 : Leçon de lessive « à la française »
: Ambiance d’après pécule
7 : Phrases des anciens combattants pour « remettre les jeunots à leur place »
8 : Sur l’argent, les billets et leur durée de conservation par les américains, surnom
9 : Sur les pièces de monnaie, surnoms, tromperie d’argent mexicain sans valeur
10 : Sur les 8 langues utilisées dans une escouade
13 : Nègre
15 : Problème de langue entre français et américains
19 : Sombre intérieur des maisons
20 : « On se sentira bien seules quand les Américains partiront »
21 : Espionnite (vap 61 sur une empoisonneuse, et p. 68)
25 : Tabac gratuit envoyé par le Fonds du Tabac Sun
26 : Coutume de la buche de Noël
28 : Sur le gui
31 : Vue d’un enterrement d’un soldat US
38 : Froid, encre qui gèle
: Sur le vol de couverture, considéré au rang de crime
42 : Chop suey, plat chinois
: Ennui à Bourmont ; les hommes demandent à monter au front
43 : « Frénésie » de l’apparition de la moustache chez les soldats US qui se font prendre en photo avec pour l’envoyer à leur petite amie (vap 106)
: Fusil (Springfield US M17 ?) surnommé « Betsy, l’embroche-crapauds », Betsy était le surnom du fusil de Davy Crocket
: Patriotisme émoussé à la confrontation de la guerre et du séjour en France
: « Depuis mon arrivée, j’ai vu le soleil deux fois » « et encore on aurait dit qu’il était un peu moisi »
45 : Cour martiale
49 : Mangeurs de grenouilles
: Puni pour avoir utilisé son casque comme bouilloire, condamné à une amende de 20 dollars
50 : Hospitalisée à Paris pour rougeole
64 : « Depuis l’arrivée des Américains, toutes les femmes ont quitté l’usine pour laver les vêtements des américains »
69 : Vue de l’hôpital de Goncourt (16 malades)
71 : Bataillon MILK car il est composé des compagnies I, K, L et M
: Vitex, ersatz de verre
72 : Maisons consignées à cause de l’alcool (vap 74) et rumeur d’utilisation « particulière » pour les officiers ? Elle dit : « … les officiers veulent avoir le champ libre avec les demoiselles du village »
76 : Problèmes d’indiscipline et de violence, raison : « Prenez un échantillon moyen de deux mille cinq cents garçons, soustrayez les à toute bonne influence capable de les restreindre, faites les marcher toute la journée dans la boue et sous la pluie jusqu’à ce qu’ils tombent d’épuisement au bord de la route, ramenez les le soir vers des greniers ou des granges sombres, endroits froids, humides, crasseux et infestés de vermines, ajoutez à cela la tension provoquée par la perspective de monter au front pour la première fois, fermez leur toutes portes sauf celles du café et donnez leur de l’argent – et dites moi quel résultat on peut attendre de tout ceci ? »
78 : Auto-blessure de la main pour échapper au front
80 : Martin surnom français d’une mule, Maud chez les américains
: Batiste, toile noire
83 : Prix de la cantine et ce qu’on y trouve
: Visite de Pershing
85 : Etonnée de la grossièreté des hommes : « Avant, j’ignorais combien le Corps Expéditionnaire Américain pouvait être aussi régulièrement et continuellement grossier une fois livré à lui-même. Ce qui est étonnant – car ceci semble être leur manière normale de s’exprimer – c’est comment ils arrivent à se débarrasser de toute grossièreté quand on les entend parler de manière un peu affectée dans les cantines. »
86 : Ordre de raser les crânes avant de monter au front
: Conseil à K.D. Morse : « Restez à l’écart de tout ceci. C’est pas pour les fillettes ce qui se passe là-bas » et « Vous envoyer au front sans vous avoir fait subir les exercices avec des masques n’est rien d’autre qu’un meurtre de sang-froid »
107 : Sur les tas de fumier
116 : Leave Areas, zones de permission

Yann Prouillet, 21 avril 2025

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Baudlot, Camille (1903-1994)

Résumé de l’ouvrage :

J’avais dix ans en 1913, slnd, 22 p.

Né en 1903, Camille Baudlot, fils de pâtissier dans la commune de Nurlu, à une dizaine de kilomètres au nord de Péronne dans la Somme, se souvient, à l’aube de ses 80 ans, de son adolescence dans la Grande Guerre. Dès la déclaration, il se rappelle du départ de son père, au 13ème jour de la mobilisation, puis de son retour, 15 jours plus tard, sans qu’il s’explique cette « libération ». Le 17 août, il voit passer des réfugiés belges, bientôt suivis par l’armée française en déroute. Le canon se rapprochant, les parents de Camille mettent ce qu’ils peuvent sur une charrette et prennent eux-aussi la route de l’exil. Hébergé quelques jours chez une lointaine cousine, la famille est « rattrapée » par les Uhlans ; elle rentre alors à Nurlu. Vers le 6 septembre, le village est libéré après la bataille de La Marne mais les Allemands reviennent, manquant de fusiller son père. Et le village de s’enfoncer dans l’occupation. Le 10 octobre, les Allemands embarquent son père comme prisonnier civil ; il ne rentrera dans ses foyers que le 17 janvier 1916. Il se souvent également (page 9) d’un espion français, apparemment déposé par un avion (?), muni de pigeons voyageurs, logé pendant 12 jours chez un voisin, et renseigné par des résistants de sa famille. Il évoque également un trafic de viande. Vers le 25 juillet 1916, « étant la première maison du village » en direction de Péronne (p. 11), la famille est expulsée. Il se souvient encore de la mort en combat aérien du sous-lieutenant Henri Desnos le 24 septembre 1916 – un monument marquant cet évènement est toujours visible au centre de Nurlu. Quatre jours plus tard, les Allemands décident d’évacuer le village. Par Beauvois-en-Cambraisis (où il se souvient avoir fait se première communion, le 13 novembre), puis Caudry, dans le Nord, la famille échoue à Revin dans les Ardennes. Elle se retrouve dans la loge de concierge d’une usine ; elle va y passer le reste de la guerre. À 14 ans, l’adolescent est réquisitionné au travail obligatoire et est affecté comme jardinier, se considérant comme « un peu moins malheureux » (p. 15). En 1918, son père et son frère (âgé de 17 ans), sont à nouveau prisonniers civils. Son père sera gravement blessé et évacué en Allemagne ; il ne rentrera qu’en mars 1919 mais gardera toujours des séquelles de ses blessures mal soignées. Resté seul avec sa mère, les troupes ennemies se retirant de la ville, Camille est évacué à Rocroi, se souvenant d’une des nuits les plus terribles qu’il ait vécue, celle du 10 au 11 novembre 1918. A 9 heures, des Italiens, accompagnés de dragons français, arrivent et annoncent la fin de la guerre. Camille et sa mère restent à Rocroi jusqu’en mars 1919, rejoint par les deux frères puis par leur père. Nurlu étant entièrement rasé, la famille échoue dans un premier temps dans une ferme de Brétigny-sur-Orge, ce jusqu’en 1920, quand ils retournent enfin dans leur village dont ils ne retrouvent l’emplacement de leur maison que par quelques tessons de la vaisselle familiale ! Avec des briques récupérées et grattées, ils reconstruisent une baraque provisoire, puis participent à la renaissance du village, en 1921. Le 13 novembre, il fait son service militaire au 5e régiment de Chasseurs à Cheval avant de fonder enfin lui-même une famille. Il termine son récit par cette affirmation, que le lecteur ne saurait remette en cause : « Tout ce que j’ai raconté est rigoureusement exact » !

Eléments biographiques :

Camille Georges Henri Baudlot est né le 14 août 1903 à Nurlu dans la Somme. Il est le fils d’un pâtissier, décédé le 11 septembre 1926, et de son épouse, mère au foyer. Camille est la cadet de la fratrie, ayant deux frères, Edmond, né en 1895, et Maurice, né en 1900. Il se marie le 21 septembre 1931 et de son union naîtront deux filles. Son épouse, qu’il qualifie de « compagne idéale » (p. 22), décède en 1968. Il est un temps recensé comme gérant, domicilié à Amiens, rue Béranger, en 1936. Il dit avoir fait la Deuxième Guerre mondiale et « un peu de résistance » (p. 22). Il décède le 25 janvier 1994 à Chatenay-Malabry (Hauts-de-Seine) à l’âge de 90 ans.

Commentaires sur l’ouvrage :

Peu d’erreurs, peut-être chronologiques, sont relevées dans ce petit livret de 22 pages, auto-édité, en forme de rapide autobiographie de guerre d’un adolescent, de 11 à 15 ans, balloté de son village de Nurlu, dans la Somme, aux Ardennes occupées, où toute la famille a été déportée, avant de ne rentrer dans un foyer arasé à reconstruire qu’en 1920. Un récit dense et intéressant malgré sa brièveté et son absence de profondeur, à classer dans les souvenirs de guerre d’adolescent.

Yann Prouillet, 20 avril 2025

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Guillot, Gaston (1889-1960)

Résumé de l’ouvrage :

La nuit Casquée, Spès, 1931, 227 p.

Douze années après la guerre, des poilus d’un régiment non dénommé, possiblement le 1er BCP, en garnison avant l’été 1913 à la caserne Beurnonville de Troyes (Aube), puis à Senones (Vosges), survivants de la Grande Guerre, se retrouvent dans une taverne de Montmartre avec leurs épouses. Chacun d’entre eux se rappelle tour à tour les vivants et les morts dans des petits récits anecdotiques truculents ou tragi-comiques, certains trouvant leur siège dans l’Aube, ou pour la plupart en Lorraine, en Meurthe-et-Moselle ou dans les Vosges, à divers moments de la Grande Guerre.

Eléments biographiques sur l’auteur

Gaston Guillot est un né à Paris le 27 novembre 1889. Il indique en exergue-hommage de son livre avoir un frère de 22 ans « qui laissas dans une ambulance allemande ton pauvre corps ». Il parle d’Aimable Guillot, 2e classe au 156e RI, né 6 janvier 1893 à Paris, tué à l’ennemi à Morhange le 20 août 1914. Il évoque également un frère aîné, Georges, mort à 37 ans d’un éclat d’obus à la poitrine au Fort de La Pompelle (Marne). Mais une incertitude demeure ; s’agit-il en fait de ce soldat du 30e RI né le 12 décembre 1879 à Paris, mort de ses blessures à l’ambulance 1/44 de Dugny dans la Meuse ? Journaliste, traducteur et romancier, il publie une quarantaine d’œuvres de fiction entre 1906 et 1957. Ancien combattant dont la carrière militaire n’est toutefois pas connue, Gaston Guillot est signalé membre du Service Médical du Bureau de l’Association des Ecrivains Combattants pour l’exercice 1933. Gaston Guillot meurt à Paris le 8 janvier 1860.


Commentaires sur l’ouvrage :

Cet ouvrage, à classer dans l’imposante cohorte des contes de guerre, modèles des récits rocambolesque et invraisemblables nés de 1914-1918. Suite d’anecdotes, pour certaines basées sur un fond de vérité (les quelques patronymes ou toponymes cités existent), les situations exposées sont toutefois improbables et, à l’étude, comportent des erreurs parfois grotesques qui font douter que l’auteur fut lui-même un combattant. Par exemple, il voit une Bourguignotte aux combats de Bru (Vosges) début septembre 1914 (p. 67), situe La Chapelote (sic) à 20 km du premier village (p. 83), évoque un no man’s land de 10 km en octobre 1914 dans les Vosges (p. 120) ou attribut à Blâmont le statut de hameau (p. 127). Il fait également des erreurs terminologiques qui dénotent l’absence de maitrise du vocabulaire combattant ; il fixe une bougie au bocquillon (sic) d’une baïonnette (p. 193) ou trouve la lame de la Rosalie triangulaire ! (page 200). Cette suite carnavalesque, livre-cliché inutile de récits de guerre, ne saurait en aucune façon constituer un témoignage et est à ranger dans les curiosités locales ; nombre de récits siégeant leur « développement » dans les secteurs de Baccarat, La Chipotte, La Chapelotte ou Senones, dans les Vosges.

Yann Prouillet,18 avril 2025

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