Dantoine, Roger (1896- )

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels (malheureusement pas toujours assez précis) publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Roger Dantoine fait partie de ces témoins par son cahier de souvenirs. Né à Chalabre le 8 mars 1896, il fut mobilisé en 1916 dans l’infanterie. Il participa à l’offensive Nivelle du 16 avril 1917, sur laquelle il a écrit une très belle page (Années cruelles, p. 120 qui fait penser à Victorin Bès (voir ce nom) :
« Des coups de sifflet, des hurlements, « En avant ! » Et c’est l’escalade des parapets, disciplinés, lentement, masque pendant. Nous avançons sous un rideau d’obus, on marche, on tombe, on marche… Devant nous, des formes humaines sans armes, hagards, fous : l’ennemi est sorti de terre, les bras en l’air. On le néglige, il part vers l’arrière de nos lignes, s’il réussit à passer. Pour lui, la guerre sera finie. Nous marchons toujours sous le rideau d’obus. Le tir s’allonge à mesure que nous avançons. On tombe dans des tranchées. On piétine des morts et des blessés, et ceux qui restent en vie, les bras en l’air, vont vers nos arrières. On marche comme des ivrognes. Mais soudain, le front allemand réagit. Croisement d’artillerie, explosions, la fin du monde, cris, râles, la terre se soulève, il pleut du sang, je me retrouve dans un fossé, glisse dans un trou de sape, il fait noir, j’étouffe, ne sens plus rien. C’est le néant, tout s’efface…
« Combien de temps suis-je resté ainsi ? Je repris connaissance. J’ai froid, odeur de cadavre, contact glacé. Mes yeux s’habituent, je réalise, je suis couché sur des morts. »
Roger Dantoine se retrouve ensuite à Verdun, front qui conserve sa réputation de « mangeur d’hommes ». Afin de lui échapper, il se porte volontaire pour l’armée d’Orient au début de 1918. Il est en Roumanie, en mars 1919 lorsque son unité est envoyée combattre les bolcheviks : « Arrivée à Odessa le 14 mars par la Bessarabie. Moral très bas. Ce qui nous intéresse, c’est de rentrer en France. Sympathie avec la Révolution. Nous partons d’Odessa le 5 avril. Ce fut une retraite. Le commandement n’avait plus confiance en nous. Nous regardons vers la France. Laisser les Russes à leurs affaires. »

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Colson, Joseph (1875- ?)

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Joseph Colson fait partie de ces témoins (texte confié aux auteurs du livre par sa fille, Mme Paré). Lieutenant de réserve, il partit pour le front dès août 1914. Il a rédigé le récit des combats de Verdun au début de l’offensive allemande, son régiment subissant de plein fouet les terribles effets de l’artillerie lourde sur la côte du Poivre puis la cote 240. De larges extraits de ce témoignage sont publiés dans Années cruelles, p. 95-108. Ils concernent la courte période du 21 au 26 février 1916. Lorsque le lieutenant Colson est évacué, le 26, blessé par un éclat d’obus, il ne reste que 18 hommes sur les 48 que comptait sa section.

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Marquié, Camille (1906-1994)

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Camille Marquié fait partie de ces témoins. Il avait 8 ans en 1914 (né à Pexiora) et vivait à Sainte-Valière où son père tenait l’exploitation d’un propriétaire viticole, par ailleurs érudit audois, le docteur Paul Cayla ; son frère aîné partit au front. Le témoignage de Camille, enregistré par son fils Claude, professeur d’histoire et de géographie, porte sur la vie à l’arrière et sur les situations inoubliables pour un enfant : la réquisition des chevaux ; la participation aux travaux agricoles ; les restrictions alimentaires. Le jeudi, il allait avec des camarades aider le boulanger du village à pétrir la farine. Il a dû abandonner l’école à 11 ans pour « aider au bêchage, au soufrage et à tous les autres travaux de la vigne ». Il put cependant obtenir le certificat d’études primaires.

Après le service militaire, il resta dans l’armée où il monta jusqu’au grade d’adjudant-chef. L’armée étant en partie dissoute après l’armistice, il entra dans la police à Carcassonne, sous les ordres d’Aimé Ramond qu’il accompagna dans la Résistance.

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Fau, Pierre (1878-1949)

Né à Castres le 26 juin 1878 dans une famille de la bourgeoisie protestante de l’industrie textile. Séjour en Allemagne (Leipzig, Berlin) de 1899 à 1901. Marié en 1907 à Mazamet dans le même milieu ; travaille alors dans l’entreprise de son beau-père. Pas d’enfants. Sa mauvaise vue le fait classer dans le service auxiliaire, mais il est repris dans le service armé le 12 novembre 1914. Après un séjour au dépôt du 143e RI à Carcassonne, il est envoyé en avril 1915 au 346e RI qui a eu de lourdes pertes.
Il a rédigé son témoignage le 1er mai 1922 afin de fixer ses souvenirs. Il ajoute qu’il s’est efforcé « de passer sous silence les heures trop pénibles de cette partie » de sa vie : « Pour celles-là je n’ai pas besoin d’aide-mémoire, je ne les oublierai pas. » Mais le lecteur de son témoignage ne les connaitra pas. Le texte n’était destiné qu’à lui-même. Ses héritiers l’ont conservé et l’ont confié pour édition à la Société culturelle de sa ville natale : Pierre Fau, Pour me souvenir, Mémoire de guerre 1914-1918 d’un bourgeois castrais, Cahiers de la Société culturelle du pays castrais, 2014, format A4, 48 p. Le fascicule contient un tableau généalogique, une liste des secteurs évoqués, avec les croquis correspondants, et des photos de l’album de Pierre Fau. Parmi les secteurs : le Bois-le-Prêtre, le tunnel de Tavannes, le Bois-le-Comte près de Baccarat, le sud de l’Alsace et Pfetterhausen.
Il reconnait que sa nomination d’agent de liaison cycliste en octobre 1915 a été pour lui un événement capital et il fait tout pour conserver un poste, certes quelquefois dangereux, mais qui le fait échapper aux attaques (p. 17) et lui permet assez souvent de bénéficier de meilleures conditions de vie que les hommes en ligne. Il ne veut surtout pas de « l’honneur vague et dangereux d’un grade quelconque » qui risquerait de modifier une « situation de 1er ordre pour ce qui était des troupes du front ».
Les moyens financiers dont il dispose rendent assez souvent possible d’échapper à la condition commune. En août 1915 (p. 12) : « Je vais prendre mes repas non à la roulante mais dans un café où l’on me fait la cuisine. » Même date (p. 13) : « Excellent vin des Vosges. » Septembre 1916 (p. 18-19) : « Le Bois-le-Comte est pour nous un vrai paradis. […] On ne se croirait pas à la guerre. Je vais tous les jours à Baccarat où j’ai pris une chambre à l’hôtel, où je déjeune tous les jours. » Et encore en janvier 1917 (p. 20) : « Je vais tous les jours à Lunéville où j’ai une chambre à l’hôtel des Vosges. Je déjeune aussi à l’hôtel où la cuisine est excellente. »
Il critique les mercantis. À Dugny en août 1916 (p. 15) : « C’est du reste là, la dernière étape avant la mort pour tant de jeunes gens, que l’on rencontre le plus de mercantis de la race la plus abjecte. » En septembre 1917, à Dannemarie (p. 26), il a affaire à « une Alsacienne qui, avec des sentiments très francophiles, exploite de son mieux les soldats ».
On trouve encore des notations intéressantes :
– p. 10 : le 75 qui tire trop court
– p. 12 : la proximité avec Fritz qui fait que, toutes les nuits, on travaille côte à côte
– p. 28 : un coup de main qui échoue à cause de l’artillerie amie qui « fait des victimes parmi les nôtres »
– p. 33 : « le Caporetto français » lors de l’offensive allemande de mai 1918, la débâcle des artilleurs et des civils, tous mêlés sur les routes
– p. 44 : un projet d’attaque criminel alors que l’armistice va être signé.
En tant qu’agent de liaison, il peut témoigner de certains faits spécifiques :
– p. 16 : apporter « le résultat de combats imaginaires, ceci étant destiné dans l’esprit du lieutenant à se faire valoir auprès du colonel »
– p. 18 : un agent de liaison « couché avec 40° de fièvre » sommé d’aller à la ville voisine envoyer un télégramme à la femme d’un capitaine pour annoncer qu’il va venir en permission
– p. 32 : l’expérience lui ayant fait comprendre l’inutilité de certaines missions, il ne les fait pas.
Ajoutons encore ce colonel en fuite, passé en conseil de guerre, mis à pied puis à qui on a rendu un commandement. Conclusion de Pierre Fau (qui n’est pas un esprit particulièrement subversif) : « Un simple soldat aurait naturellement été fusillé. »
Pierre Fau est démobilisé le 19 février 1919, cinq jours après Louis Barthas.
Rémy Cazals, janvier 2016

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Peschet, Albert (1884-1934 ?)

Claude Le Roy, poète, auteur de plusieurs ouvrages sur les Chouans, le bocage, la Normandie, signe le petit livre intitulé La guerre de mon grand-père d’après sa correspondance 1914-1918, Condé-sur-Noireau, Éditions Charles Corlet, 2014, 79 p. Dans sa présentation, il avertit le lecteur que ces quarante cartes postales apportent beaucoup de banalités, renseignements météo, nouvelles de la santé, souci du travail à effectuer à la ferme. Par exemple (page 64) : « Tu me dis que le cochon va bien, tant mieux. J’espère que tu vas avoir beau temps pour le sarrasin, car il fait chaud ici. » Ou (p. 72) : « Tu me dis que tu coupes le blé. Aie soin de bien ramasser tout le foin. Ne laisse pas la faucheuse longtemps dans le champ sans la démonter et mets-la sous les pommiers. »
Ce paysan d’Athis-de-l’Orne était né le 28 juillet 1884 ; père de quatre fillettes en 1914, il tenait la ferme de La Masure appartenant an châtelain local. Territorial, au 32e RIT, Albert Peschet n’est pas allé sur le front ; il a passé toute la guerre dans des affectations autour de Paris à garder des gares et autres points névralgiques (carte p. 15). Par erreur Claude Le Roy écrit (p. 20) qu’Albert appartenait à « l’armée de réserve » et que pour cette raison il n’avait pas à monter en première ligne.
Son service lui laisse du temps pour des activités qui lui rapportent quelque argent : il confectionne des paniers de vannerie, il jardine pour des particuliers. Il troque un panier contre des photographies. Il obtient plusieurs permissions agricoles et participe aux travaux sur sa ferme. Il s’ennuie beaucoup (p. 43, 11 janvier 1916) : « Je m’embête encore plus que d’habitude. Vivement la fin de tout ce fourbi-là ! » Une cousine, dont le frère est sur le front, écrit, de son côté (p. 60) : « Quand donc cette maudite guerre finira-t-elle ? »
Fallait-il publier ce petit livre ? Il aura peut-être peu de lecteurs, mais il rappelle aux historiens que l’expérience d’Albert Peschet est aussi une facette de la Grande Guerre. Voir aussi les notices Banquet, Blayac, etc.
Rémy Cazals, janvier 2016

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Roussillat, Louis (1897-1978)

Voici un livre curieux : Louis Masgelier, Carnets d’un Creusois dans la Grande Guerre 1916-1918, présentés par Jacques Roussillat, Neuvic-Entier, Éditions de la Veytizou, 1996. Curieux parce qu’on apprend à la dernière page de l’épilogue et du livre que le nom de Masgelier cache celui de Louis Roussillat, le père du médecin auteur de la présentation. Celle-ci est le résultat d’une recherche généalogique et livre des informations sur une famille de souche paysanne. Louis est né en septembre 1897 à Saint-Vaury, près de Guéret. Son père exerçait la profession de tailleur d’habits. Bon élève, poussé par son instituteur, Louis entre à l’École primaire supérieure puis à l’École normale en 1913. Pendant la guerre, il recherche la compagnie de ses collègues et surtout des Creusois. Il pense que les instituteurs occupent une bonne place dans la hiérarchie intellectuelle et sont supérieurs à certains gradés incultes. Il écrit aussi (p. 93) : « J’ai envié quelquefois l’instruction secondaire, j’aurais voulu recommencer ma jeunesse pour suivre les cours d’un lycée, jugeant sur quelques brillants sujets, je vous enviais un brin. Mais je vois bien par ton exemple que je m’abusais quelque peu, que toi, brillant lycéen, bachelier depuis longtemps, tu ne nous vaux peut-être pas comme caractère, comme jugement. »
Louis Roussillat a pris des notes sur trois carnets, de novembre 1916 à janvier 1919 ; il n’en a jamais parlé à son entourage et, d’une façon générale, il évoquait rarement la guerre. De novembre 1916 à octobre 1917, il reste assez loin des lignes, d’abord dans une unité non précisée, puis au 338e RI à partir de juillet 1917. Durant cette période, il décrit exercices et corvées, cours d’élèves caporaux et stage de maniement du fusil mitrailleur. Il voit tomber les premiers obus en octobre 1917 et il découvre les tranchées en novembre. Mais il n’entre dans une phase de combats que fin mars 1918, lors de l’offensive allemande.
Durant la première période, quelques notations :
– à l’annonce de la mort d’un camarade à Verdun, la douleur, puis « la colère contre ces bandits à qui nous devons cette guerre infâme » et la volonté de le venger (p. 51) ;
– le froid de janvier 1917 (p. 75) ;
– le suicide d’un officier (p. 78) ;
– le spectacle des destructions à Ollencourt et Tracy-le-Val (p. 84) ;
– la gêne du jeune gradé qui doit commander de vieux soldats (p. 90) et la remarque que des hommes en groupe se conduisent comme des gamins (p. 98) ;
– l’accoutumance : « Lorsqu’une oreille se tend pour un ordre, l’autre est prête à enregistrer le contraire » (p. 115) ;
– une corvée de barbelés dans la neige en décembre 1917 (p. 117).
Le récit des combats du printemps 1918 va de la page 124 à la page 140. On assiste d’abord à l’affreux exode des civils, puis à l’affrontement du 29 mars avec une charge à la baïonnette conforme à ce qu’en dit Jean Norton Cru. Lorsque l’ordre est donné : « La ligne hésite, oscille un instant. C’est dur de partir à la mort dans cette plaine battue de tous côtés. Puis tous partent, s’élancent, les baïonnettes se fixent au fusil et on tire à la course : la compagnie se précipite sur Fritz. Surpris par cette riposte, les Boches font demi-tour et à toutes jambes redescendent vers la vallée d’où ils montaient. » Il décrit ensuite la joie de retrouver les copains vivants (p. 130), les honteux pillages des maisons par les soldats français (p. 135). En avril, il est nommé caporal, puis sergent et adjudant.
Son fils n’a pas donné le texte du troisième carnet, contenant une dizaine de feuillets laconiques, ajoutant : « La pudeur, la lassitude, peut-être un certain dégoût ont alors arrêté sa main. » Dégoût ? Le poilu aurait-il évolué au contact de la vraie guerre ? Lui qui, sans aucune expérience, écrivait au tout début, assistant au retour des tranchées d’éléments du 202e RI (p. 41) : « On sent la confiance sous ces figures viriles que le danger a quelque peu durcies. C’est la nation en armes où les âges, les métiers les plus divers voisinent dans une même vie, dans un seul et même but : l’aspiration au repos par la victoire sur le Boche. » En décembre 1917, au cours d’une corvée désespérante, il écrit le mot « indignation », mais sans développer sa pensée. Et plus tard encore ? On ne sait.
Rémy Cazals, janvier 2016

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Herbert, Alan Patrick (1890-1971)

1) Le témoin

Né le 24 septembre 1890, d’un père irlandais catholique et d’une mère anglaise protestante, Alan Herbert grandit à Leatherhead et perd sa mère quand il a huit ans. Admiratif de l’œuvre de Robert Nichols, il s’essaie à l’écriture poétique et publie ses premiers vers en 1910 dans la revue Punch. La même année, il entre à Oxford pour y poursuivre des études de lettres classiques puis de droit.

Le 5 septembre 1914, Alan Herbert s’engage dans la Royal Naval Volunteer Reserve en qualité de marin de seconde classe. Un mois plus tard, il apprend que son frère cadet, Owen, est porté disparu au cours de la retraite de Mons. Il épouse Gwen Quilter en janvier 1915 et suit la formation pour devenir officier. Le 10 mars, il est promu sous-lieutenant et part deux mois plus tard pour les Dardanelles. Après avoir pris part à la 3e bataille de Krithia, particulièrement meurtrière, Herbert est hospitalisé pour entérite puis affecté aux services secrets de la marine à Whitehall. Au cours de l’été 1916, il est jugé apte à réintégrer le front et rejoint son bataillon à Abbeville. Après avoir été affecté au secteur de Souchez, en juillet, le bataillon retrouve la Somme et subit des pertes sévères au cours de la bataille de l’Ancre. Herbert est un des deux seuls officiers à s’en sortir indemne. Le poème qu’il écrit pour rendre compte de ces combats laisse poindre une colère à peine contenue. De retour au front, à Pozières, en février 1917, Herbert obtient le grade d’adjudant. Blessé par un éclat d’obus à Gravelle, en avril, il est rapatrié en Grande-Bretagne. Sa blessure à la fesse gauche est de celles qu’espèrent tous les combattants : suffisamment sérieuse pour justifier un traitement long mais sans séquelle permanente. Au cours de sa convalescence, il commence la rédaction de The Secret Battle et continue à publier régulièrement des poèmes dans Punch. Le recueil édité en 1918, The Bomber Gypsy, est dédié à son épouse et à toutes les épouses qui ont attendu dans l’anxiété le retour de leur mari. Un des thèmes récurrents du recueil est la force du lien qui unit ceux qui ont combattu côte à côte. Herbert évoque à ce sujet la camaraderie qui se rit de la peur.

Tout au long de son parcours de combattant, Herbert a écrit des poèmes, dont certains ont été publiés dans Punch, ce qui lui a valu une certaine renommée auprès des hommes dont il avait la charge. Il acquiert aussi une réputation de farceur et se permet régulièrement des entorses à la discipline. Il faut dire que la Royal Naval Division a un statut particulier qui favorise les comportements non-conformistes. Créée le 3 septembre 1914, cette division est composée d’hommes au fort tempérament, dont Rupert Brooke et John Asquith, le fils du Premier ministre. En juillet 1916, l’unité est incorporée à l’armée de terre. Quand le général Shute essaie d’imposer à la division la discipline qui prévaut dans l’armée de terre, souhaitant notamment interdire le port de la barbe, les officiers de la division, dont Herbert, ne s’en laissent pas conter et s’y opposent. Dans ses poèmes, Herbert s’amuse des épisodes de ce genre, mais il sait aussi être amer et évoquer avec sensibilité des conséquences des combats.

En octobre 1918, il embarque pour l’Égypte. Les deux derniers mois de la guerre seront particulièrement mouvementés pour son unité. Un des navires du convoi est coulé par les sous-marins allemands. Les tempêtes font rage en cette saison au large des côtes méditerranéennes. A cela s’ajoute l’épidémie de grippe espagnole qui sévit au sein de l’équipage. Malgré ces aléas, il débarque sain et sauf à Port Saïd pour apprendre quelques jours plus tard que l’armistice a été signé.

La production littéraire de Herbert a été abondante et diversifiée, avec toujours un talent aiguisé pour la satire. Après la publication de The Secret Battle, en 1919, il publie The House by the river, roman qui met en scène un poète des tranchées ayant commis un meurtre. Il a également exercé le métier d’avocat et a été élu député du Parti Indépendant. Comme la plupart des combattants, il continuera régulièrement à faire des cauchemars de la guerre. Dans The War Dream, il écrit : « Je voudrais tant ne pas rêver de la France / Obligé de passer mes nuits dans un état de terreur mortelle. » Il s’éteint le 11 novembre 1971.

2) Le témoignage

Publié en 1919, The Secret Battle est un des premiers témoignages de combattants publiés sous forme de roman. Le choix de la fiction s’explique en partie par le sujet traité : l’exécution d’un officier pour un simple moment de faiblesse. La condamnation du système disciplinaire de l’armée britannique et l’analyse des effets psychologiques de la guerre sur les combattants sont des sujets rarement évoqués au lendemain de l’armistice. Si le roman ne connaît pas le succès commercial, il est néanmoins encensé par de nombreux critiques et retiendra notamment l’attention de Lloyd George, qui en conseille la lecture à Winston Churchill, lequel écrira une préface pour l’édition de 1928. Le futur Premier ministre britannique évoque un cri arraché aux troupes combattantes… qui doit être lu par la nouvelle génération afin que personne ne se baigne d’illusions sur ce qu’est la guerre.

3) Analyse

Les faits relatés dans The Secret Battle sont directement inspirés de l’expérience d’Alan Herbert sur les fronts occidentaux et orientaux. Des Dardanelles, en 1915, à la bataille de la Somme en 1916, le roman suit l’itinéraire personnel de l’auteur et propose une description réaliste de la guerre du point de vue d’un sous-lieutenant. Le récit de la campagne de Gallipoli est particulièrement documenté. Oscillant entre gravité et humour, le roman possède un style typiquement britannique, qui reflète une vision ironique et désabusée de la guerre.
Jeune officier s’étant engagé dès 1914, le personnage d’Harry Penrose rêve d’héroïsme et se coule sans difficulté dans le moule militaire, mais petit à petit le doute prend le dessus. Ayant remarqué certaines faiblesses chez le jeune officier, son colonel l’assigne à des corvées répétitives et dangereuses pour le mettre à l’épreuve. Blessé à Arras, Penrose est envoyé en Angleterre, où on lui propose un poste dans les services secrets mais il préfère repartir en France. Dès son retour sur le front, à Beaucourt, le colonel lui donne l’ordre de rejoindre la tranchée de tir à la tête d’un détachement. Le bombardement nourri oblige les hommes à prendre régulièrement abri dans les fossés. Penrose décide de se replier le temps que la canonnade cesse. Il est immédiatement arrêté. Une cour martiale le condamne au peloton d’exécution pour lâcheté face à l’ennemi. La sentence sera exécutée une semaine plus tard.
Le personnage de Harry Penrose repose essentiellement sur les états de service de l’auteur mais toute la partie consacrée au procès se nourrit de l’expérience du sous-lieutenant Edwyn Dyett, l’un des trois seuls officiers à avoir été exécutés pendant la guerre, sur un total de 343 exécutions. La mort d’Edwyn Dyett, le 5 janvier 1917 a fortement marqué Herbert, même si les deux hommes appartenaient à des bataillons différents. The Secret Battle est en partie une réaction de colère au traitement injuste subi par Dyett. Des détracteurs du roman ont avancé que Herbert aurait refusé de témoigner au procès puis aurait écrit ce roman pour exorciser sa culpabilité, mais cette théorie n’a jamais pu être validée.

The Secret Battle a ouvert la voie à une nouvelle forme de littérature de guerre, où les protagonistes sont plus des victimes que des héros. Pris dans les rouages de la machine militaire, l’individu ne dispose plus que d’une marge de manoeuvre très réduite. En fait, il doit se contenter d’endurer et de souffrir.

Le style d’Alan Patrick Herbert est pour beaucoup dans l’impact du livre. Sa description ironique, voire acerbe, du procès de Penrose, en rend parfaitement compte :

« Le conseil, composé d’un général de division et de quatre autres officiers, me fit une impression plutôt favorable. Le général, qui remplissait les fonctions de Président, était un homme trapu, d’aspect bienveillant, le visage agrémenté d’une belle moustache et d’un regard d’acier bleu. Les rangées de décorations qu’il arborait étaient si nombreuses qu’en les regardant du coin sombre où j’étais placé elles me firent penser aux compagnies d’un régiment de scarabées paradant en colonnes serrées. Tous ces hommes étaient impeccablement lustrés : ce mot est le bon, car ils faisaient réellement penser à des chevaux bien nourris; leur peau étincelante, le cuir de leurs ceinturons et de leurs bottes, leurs éperons cliquetants, et l’ensemble de leur harnais, tout cela avait belle allure et scintillait à la lueur du feu de cheminée. Ces créatures lustrées qui se dirigeaient lourdement vers leur table en faisant cliqueter leur ferraille me firent penser au jour où je m’étais rendu aux écuries royales de Madrid. Ils s’assirent et piaffèrent de leurs sabots vernis, pestant intérieurement d’avoir fait un si long chemin pour « un de ces satanés conseils de guerre. » Mais tous les visages disaient aussi : « Dieu merci, j’ai au moins eu mon avoine aujourd’hui ».
C’était des hommes justes, selon leurs critères. Ils accompliraient la chose avec conscience et je ne pouvais espérer meilleure cour. Mais en tant que juges ils s’en tenaient à cette fatale hérésie militaire selon laquelle les formes et les procédures de la Loi des Armées constituent le meilleur mécanisme possible pour découvrir la vérité. Ce n’était pas de leur faute; ils avaient toujours pensé ainsi. Et leur vanité poussait l’hérésie jusqu’à se proclamer les meilleurs agents possibles dans le dévoilement de la vérité, car ils étaient des hommes honnêtes, francs et directs, n’ayant besoin d’aucune aide. N’importe lequel d’entre eux vous aurait dit : « Mais, mon bon Monsieur, rien n’est plus impartial pour le prisonnier qu’un conseil de guerre », et si vous consultez les registres ou assistez au procès d’un soldat pour un simple « délit », vous en conviendrez. Mais si le cas est complexe, avec des témoignages douteux, des interférences et des animosités cachées, alors là, les hommes « honnêtes et directs » semblent quelque peu perdus. »

Francis Grembert, janvier 2016

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Redmond, Willie (1861-1917)

1. Le témoin
Décédé le 7 juin 1917 dans une salle de soins du couvent Saint-Antoine de Locre (Belgique), Willie Redmond a été enterré dans les jardins de l’établissement, à proximité du cimetière où reposent la plupart des hommes de sa brigade. En 1919, sa veuve, venue se recueillir sur la sépulture, se déclare particulièrement satisfaite de cet emplacement. Elle s’oppose à la Commission des Sépultures de Guerre, qui au début des années 20 transfère les tombes isolées dans des cimetières de regroupement. La croix qui se dresse encore aujourd’hui au milieu d’un carré d’herbe, à quelques mètres du cimetière, honore un des nationalistes irlandais les plus éminents du début du XXe siècle.
Issu d’une famille catholique irlandaise, William Hoey Kearney Redmond suit les traces de son père et de son oncle, qui avaient tous deux lutté pour la cause irlandaise à la fin du XIXe siècle. Son frère aîné, John, deviendra quant à lui le leader du Parti Parlementaire Irlandais.
Ayant rejoint les rangs de Charles Parnell au sein de l’Irish National Land League, il est arrêté en 1882 et emprisonné trois mois à Dublin pour possession de littérature séditieuse. Sitôt libéré, il se rend aux États-Unis et en Australie pour lever des fonds en soutien de la cause nationaliste. Il est ensuite élu député pour le comté de Wexford et siégera pendant 34 ans à la Chambre des Communes de Londres.
Fervent défenseur de l’autonomie irlandaise, il n’hésite pas à prononcer des discours radicaux, qui lui valent un nouveau séjour en prison en 1902. Visitant régulièrement les communautés irlandaises outremer, il s’inspire du statut de dominion du Canada et de l’Australie pour forger un concept d’autodétermination propre à l’Irlande.
En août 1914, son frère John incite les Volontaires Irlandais à rejoindre les rangs de l’armée britannique, considérant d’une part que l’Allemagne est l’ennemie commune de la Grande-Bretagne et de l’Irlande et d’autre part que l’implication dans l’effort de guerre favorisera ultérieurement l’autonomie irlandaise. Willie est un des premiers à organiser des campagnes de recrutement. Il décide également de s’engager dans l’armée, malgré ses 55 ans. Quatre autres députés irlandais serviront dans des unités britanniques.
Devenu capitaine au sein du Royal Irish Regiment, il arrive au front au cours de l’hiver 1915-16. Il se distingue d’emblée par son esprit combatif et sa proximité avec la troupe, marchant notamment avec ses hommes au lieu de les accompagner à cheval, comme le faisaient de nombreux officiers. En juillet 1916, il doit revenir en Irlande pour raisons de santé. En mars 1917, il prononce son dernier discours parlementaire.
De retour au front, Willie Redmond participe à la bataille de la crête de Messines. Il est l’un des premiers à sortir de la tranchée. Immédiatement blessé au poignet, puis peu après à la jambe, il est évacué à l’unité de soins du couvent de Locre, et y meurt quelques heures plus tard. Son décès est probablement davantage dû à un état de choc qu’aux blessures en elles-mêmes. La nouvelle de sa mort est annoncée dans tous les journaux britanniques. Du monde entier, des messages de condoléances parviennent à sa famille et le gouvernement français lui attribue la légion d’honneur à titre posthume.
Sa tombe isolée a entraîné de nombreux commentaires. D’aucuns ont prétendu qu’il avait lui-même choisi cet emplacement pour protester contre l’exécution des rebelles de Dublin par l’armée britannique au printemps 1916. Mais rien n’est moins sûr. L’isolement de sa tombe n’a peut-être aucune signification politique, même si, symboliquement, le fait qu’un nationaliste irlandais soit enterré à part ne peut que nous interpeller. En décembre 2013, les Premiers Ministres britannique et irlandais, David Cameron et Enda Kenny, se sont rendus ensemble sur les champs de bataille de Flandre et se sont recueillis côte à côte sur la tombe de Willie Redmond. Le député nationaliste aurait certainement apprécié cet hommage, lui qui espérait qu’après la guerre les soldats du Nord et ceux du Sud ayant combattu côte à côte puissent faire pencher la balance en faveur d’une autonomie sans violence. Il n’en a rien été. La guerre d’indépendance irlandaise et la guerre civile qui a suivi immédiatement, ont déchiré le pays de 1918 à 1922. John Redmond, son frère, est décédé le 6 mars 1918. William Archer Redmond, le fils de John, a également combattu en France et en Belgique. Nationaliste comme son père et son oncle, il siégera au parlement irlandais dans les années 20.

La lettre qui suit est adressée à son ami Sir Arthur Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes. Datant du printemps 1917, elle résume l’attitude de Willie Redmond face à la question irlandaise et à l’engagement des nationalistes dans la guerre.

« De nombreux Irlandais estiment aujourd’hui que cette guerre doit nous donner l’occasion de bâtir une nouvelle Irlande. Mais les hommes sont en général réticents à faire la moitié du chemin pour se rencontrer. Ce serait un splendide mémorial pour ceux qui ont donné si courageusement leur vie si nous pouvions, au-dessus de leurs tombes, construire un pont entre le Nord et le Sud.
J’ai beaucoup réfléchi à ces choses depuis que je suis en France, et comment ne pas y songer quand le Nord et le Sud de l’Irlande occupent les mêmes tranchées ! Les mots sont impuissants à rendre justice aux actions splendides des volontaires irlandais. Ils n’ont jamais flanché, ils se comportent toujours avec discipline et savent rester sobres. On peut compter sur eux à tout moment. »

2. Le témoignage
Trench pictures from France, publié en 1917, se distingue tout d’abord par sa forme. Il ne s’agit pas du compte rendu habituel de la vie d’un officier sur le front. Composé d’articles publiés anonymement dans le Daily Chronicle, l’ouvrage s’attache à donner au public de l’époque des informations sur la guerre qui ne se résument pas à un récit d’actions militaires et de « vie quotidienne » dans la tranchée et les cantonnements. À la manière d’un journaliste soucieux d’explorer une série restreinte de thèmes, Willie Redmond traite de la place de la religion dans le quotidien des combattants irlandais, du no man’s land, de la bataille de Ginchy, de l’histoire d’un chien égaré devenu la mascotte d’une unité, des services médicaux et de l’importance de la nature en temps de guerre. Ce dernier thème est un de ceux qui sont traités avec le plus de bonheur. La présence de fleurs le long des tranchées ou sur les tombes ne se réduit pas à l’anecdote. Elle indique la force du lien avec la nature, qui dans le monde déshumanisé de la guerre donne un peu d’espoir aux combattants.

« En hiver, la tranchée est sombre, humide, inhospitalière et lugubre. Un véritable sentier de douleur et de martyre où trébuchent des pieds fatigués et où aucune lueur ne vient rompre la morosité ambiante. Mais l’été, la tranchée se transforme. Le long du parapet, de chaque côté, on peut observer de longues plates-bandes de fleurs qui ne connaissent presque pas d’interruption. Ce ne sont pas des parterres plantés par des jardiniers, ils sont bien plus beaux que tout ce qui peut naître des mains de l’homme. C’est la Nature elle-même qui leur a donné naissance.
Les coquelicots et les bleuets s’étalent avec une merveilleuse luxuriance. Des pâquerettes blanches et jaunes, de longues et gracieuses tiges de graminées, avec ici et là quelques pousses de blé ondulant, ayant germé à partir d’anciens semis datant des époques où les champs n’étaient pas labourés par les obus. Ces épis de blé se mêlent aux coquelicots rouges avec une harmonie que le plus talentueux des fleuristes ne pourrait obtenir.
Cette tranchée-jardin, comme il me plaît de l’appeler, s’étire au milieu d’une plaine nue, dénuée de tout relief ; et le vent qui la balaie emmène au loin les semences de fleurs sauvages pour les déposer sur le sol retourné qui longe les tranchées. Il est difficile d’imaginer contraste plus saisissant que celui offert par la fantastique profusion florale qui s’étale au-dessus des profondeurs obscures.
(extrait du premier chapitre, « A Garden Trench »)

Persuadé que le sort de l’Irlande est lié à la guerre contre l’Allemagne, Redmond se sent investi d’une mission. Le sacrifice auquel il a librement consenti ne peut selon lui que servir la cause de l’unité irlandaise. L’ouvrage est écrit sous cet angle. Si cela lui donne une certaine originalité, sa portée n’en demeure pas moins limitée en raison de la volonté – quasi obsessionnelle – de l’auteur de mettre en avant les vertus irlandaises. Un enterrement où officient un prêtre catholique à côté d’un pasteur protestant devient ainsi le symbole d’une cause commune : l’unité du futur État indépendant. Pendant l’attaque de Ginchy, les troupes irlandaises entonnent des chants patriotiques. La population locale apprécie le comportement et la dévotion des troupes catholiques irlandaises, qui se rassemblent en nombre le dimanche dans les églises flamandes ou picardes, obligeant les curés français à multiplier les offices.
Au-delà de cet aspect, le témoignage de Willie Redmond est d’un intérêt certain. L’introduction biographique écrite par Eleanor Mary Smith-Dampier n’échappe pas au panégyrique caractéristique des publications d’écrits de combattants tombés au front mais a le mérite de brosser le portrait d’une des grandes figures du nationalisme irlandais du début du siècle.
Francis Grembert, janvier 2016

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Hobey, Louis (1892-1960)

Les éditions Plein Chant à Bassac (www.pleinchant.fr) viennent de rééditer le livre de Louis Hobey, La Guerre ? C’est ça ! …, Collection « Voix d’en bas », 2015, 350 p. Le texte proprement dit (302 pages) est suivi d’une « Documentation » très utile pour connaître et comprendre l’auteur. Cette partie se réfère à Témoins de Jean Norton Cru, à 500 Témoins de la Grande Guerre, à Louis Barthas, Jacques Meyer, Pierre Paraf, Joseph Jolinon.

L’auteur
Louis Hobey est né au Havre le 10 mai 1892. Son père était chaudronnier. Des malheurs familiaux conduisent Louis et sa sœur à l’Assistance publique qui les place chez des paysans du Pays de Caux. Bon élève du primaire, il est orienté vers l’école normale et devient instituteur. Il se marie et enseigne pendant deux ans avant de faire le service militaire. Il est classé « service auxiliaire », puis il est « récupéré » pour faire la guerre dans l’infanterie. Fait prisonnier le 16 juillet 1918. Après la guerre, il reprend son métier et devient adepte de la pédagogie Freinet (celui-ci lui-même témoin de la Grande Guerre, voir ce nom dans notre dictionnaire). Louis Hobey milite dans le syndicalisme ; en 1936, il figure parmi les « Amis de l’école émancipée » avec Robert Jospin, Félicien Challaye, Sébastien Faure, etc. Son pacifisme lui vaut des ennuis en 1939 et la révocation par Vichy en 1940. Il meurt le 15 février 1960 à Étoile-sur-Rhône.
Il a écrit des brochures de La Libre Pensée dans les années 1950 ; le récit de sa jeunesse parait un an après sa mort (Un d’en bas, Amitié par le Livre, 1961). Le livre sur la Grande Guerre est publié en 1937 à la Librairie du Travail de Marcel Hasfeld qui annonce un tirage de trois mille exemplaires (note ci-dessous). La réédition de 2015 donne le texte de la recension du livre par Maurice Dommanget dans L’école émancipée, 14 novembre 1937.

Roman ou témoignage ?
Ce livre appartient à la catégorie des romans autobiographiques. Le héros, Louis Moreau, n’est autre que Louis Hobey. On sait que ce dernier a combattu dans les rangs des 113e et 131e RI, mais le roman se refuse à donner des numéros d’unités. On ignore si l’auteur a tenu pendant la guerre des carnets de notes. Voici un passage qui n’est évidemment pas un témoignage visuel à propos d’un camarade (p. 22) : « Blessé une deuxième fois, resté sur le champ de bataille, il tira sur le premier Allemand qui vint pour le panser (on vit de ces exemples stupides et décevants) puis se fit sauter le cervelle, prévenant ainsi le coup de baïonnette vengeur. » Malgré l’hostilité à la guerre de Hobey, Moreau est présenté comme un véritable héros qui remplit avec succès les missions les plus périlleuses, qui reçoit quatre citations, devient caporal puis sergent, un vieux briscard à qui l’aspirant obéit. En même temps, le livre se présente clairement comme un pamphlet contre la guerre, « pour que CELA ne soit plus ». « On ne tue pas la guerre avec des fusils, des canons, des gaz. C’est dans l’esprit qu’il faut tuer la guerre. FAIRE PENSER ! Tout le but de ce livre est là », écrit-il dans l’Avertissement. Dans le cours du texte (p. 240), il souligne « la nécessité d’un enseignement que donneraient, en plein accord, à l’humanité entière, les instituteurs du monde ». Dans le mot « les salauds », « il englobait tous les hommes qui, de près comme de loin, sur tous les points de l’Europe, avaient voulu la guerre, toutes les puissances, les politiciens et leurs maîtres : le Capital, l’Industrie, rouages de la machine monstrueuse qui ne marchait qu’avec du sang, qui ne se graissait qu’avec des larmes. »

Un authentique poilu
Le pamphlet de Louis Hobey s’appuie sur les descriptions bien connues, rencontrées dans les témoignages des fantassins. Bombardements, attaques, coups de main, mines, cadavres, horreurs, destructions. Bourrage de crâne, critique des profiteurs et des embusqués, mais souhait de trouver soi-même un filon. Refus des couteaux à la veille du 25 septembre 1915 (p. 42) : « Sommes-nous des bouchers ? Sommes-nous des apaches ? » L’hôpital où on a intérêt à aller à la messe. L’Argonne, la Somme, le 16 avril 1917, le « cimetière des tanks » au pied du Chemin des Dames. Le camp de prisonniers en Allemagne et la faim intolérable jusqu’à l’arrivée des colis familiaux.
Lors de la mobilisation, Louis Hobey décrit le « coup douloureux » de l’assassinat de Jaurès : « La grande figure n’était plus. Avec elle disparaissait l’espoir de ces humbles qui avaient foi en elle, qui sentaient l’immensité de la perte qu’ils venaient de faire, et à qui il ne restait plus que le souvenir et le regret. » Il épingle Barrès et Jouhaux qui avaient annoncé leur engagement et qui sont restés à l’arrière. Il montre ceux qui sont prêts à toutes les combines pour ne pas partir ou pour retarder leur départ, et les soldats qui s’en prennent aux femmes (p. 74) : « Elles pouvaient nous empêcher de partir… »
J’ai encore noté une belle formulation au 24 septembre 1915 (p. 43) : « Le colonel, devant le bataillon rassemblé, lut des phrases choisies pour l’oreille, et non pour le cerveau : l’ordre du jour du général en chef. »
Curieusement, à part la mention qu’en 1917 les soldats souhaitaient « faire comme les Russes » (p. 167), le livre ne décrit pas les mutineries, pas plus que les fraternisations ou les exécutions de soldats français par leurs camarades. Il serait intéressant de creuser le pourquoi de ces lacunes.
Rémy Cazals, janvier 2016

Note : Voir Marie-Christine Bardouillet, La Librairie du Travail, Collection du Centre d’histoire du syndicalisme, Paris, Maspero, 1977. Dans une lettre du 8 avril 1979, adressée à Rémy Cazals, Marcel Hasfeld écrivait : « Quant au livre de Barthas, je l’ai déjà lu avec beaucoup d’intérêt car c’est la guerre qu’il décrit qui est à l’origine de la Bibliothèque du Travail, puis de la Librairie et enfin des éditions. »

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Brittain, Vera (1893-1971)

1. Le témoin

Vera Brittain naît le 29 décembre 1893 à Newcastle-under-Lyme dans une famille d’industriels où la foi dans le progrès, alliée au conservatisme victorien, entraîne un style de vie austère, que la future auteure ne manquera pas de dénoncer dans son récit autobiographique, Testament of Youth, paru en 1933. Arthur Brittain, le père de Vera, est allergique à la littérature et à la culture en général, ne se préoccupe que de politique locale et proclame avec fierté qu’aucun de ses ouvriers n’est syndicaliste. Vera est bonne élève et peut envisager des études supérieures. L’université d’Oxford ayant ouvert ses portes aux étudiantes en 1875, elle espère pouvoir s’y inscrire, mais pour cela il lui faut combattre les conventions de son époque. Son père considère que les études ne sont d’aucune utilité pour les filles. C’est Edward, le jeune frère, qui ira à Oxford. Vera est scandalisée par cette inégalité de traitement et devient féministe. Cette revendication de l’égalité entre hommes et femmes n’est pas seulement une réponse à une situation personnelle. Elle deviendra le combat de toute une vie. Dotée d’un fort tempérament, Vera ne baisse pas les bras et finit par obtenir de son père l’autorisation d’étudier à Oxford.
Vera entre à l’université à l’automne 1914 et se consacre aux études sans se soucier de ce qui se passe de l’autre côté de la Manche. Mais quand son frère Edward et son ami Roland Leighton décident de s’engager, elle commence à ressentir un décalage entre l’univers académique d’Oxford et le monde sanglant où les êtres proches risquent leur vie à tout instant. La correspondance avec celui qu’elle refuse d’appeler son fiancé, par principe féministe, l’amène à s’intéresser de plus en plus à la guerre et à regretter que les femmes en soient écartées. Au printemps 1915, elle décide d’arrêter ses études pour devenir infirmière bénévole.
Vera Brittain commence son parcours hospitalier dans un établissement du Devonshire avant de le poursuivre à Londres. Elle trouve une certaine sérénité dans cette vie de soins hospitaliers, qui lui permet de s’impliquer dans la réalité de la guerre et de se sentir ainsi plus proche de Roland. Les deux permissions de ce dernier affermissent leur lien. Vera et Roland sont deux jeunes intellectuels pétris d’ambition qui échangent leurs vues sur la littérature, la religion et la politique. Mais les lettres, si précieuses, produisent aussi de l’insatisfaction. Vera s’aperçoit que la guerre a changé Roland. Il est devenu distant et énigmatique. Elle attend avec impatience sa prochaine permission pour Noël. Mais Roland est tué le 23 décembre 1915 à Hébuterne.
Après la mort de Roland, Vera Brittain veut partir soigner les blessés à l’étranger. Affectée à Malte, où stationne la base arrière des troupes britanniques du front d’Orient, elle peut pendant quelques mois retrouver une certaine stabilité émotionnelle. De retour en Angleterre, elle reprend du service dans un hôpital londonien puis est affectée à Etaples. La mort de son frère Edward, en 1918, est suivie d’une nouvelle période de deuil, qui la déstabilise encore plus qu’en 1916. Après l’Armistice, elle reprend ses études à Oxford mais n’arrive pas à réintégrer le cours normal de la vie. Vera ne comprend pas cette faculté qu’a la société à oublier. Si les morts de la guerre sont officiellement commémorés et ont droit à leurs cérémonies standardisées, dans la vie quotidienne il n’est pas de bon ton de vivre le deuil de façon trop marquée.
Après Oxford, Vera s’attelle à l’écriture. Elle publie deux romans dans les années 20 et travaille pour la section britannique de la S.D.N., née du traité de Versailles. Convaincue que l’amitié et la coopération entre les peuples peuvent empêcher une nouvelle guerre, elle veut agir politiquement et se rapproche du parti travailliste. Ces activités l’aident à reprendre petit à petit confiance en elle. Mais c’est surtout l’amitié de Winifred Holtby, étudiante rencontrée à Oxford, qui la sauve. Les deux femmes deviennent inséparables. Toutes deux sont militantes féministes et ont l’intention de mener de front une carrière de journaliste et d’écrivain.
A trente ans, Vera épouse George Catlin, un professeur spécialiste de science politique. Deux enfants, John et Shirley, naissent en 1927 et 1930. George enseigne dans une université américaine mais Vera ne souhaite pas vivre aux États-Unis. Le couple vit une sorte de mariage à mi-temps. A Londres, Vera et Winifred font vie commune. Et quand George revient s’installer en Angleterre, Winifred habite sous le même toit que le couple. Cette situation génère des commentaires ironiques dans le milieu littéraire. Aujourd’hui, les milieux lesbiens font de Vera et Winifred des icônes de leur cause, mais les deux femmes de lettres ont toujours démenti une relation homosexuelle.
A la fin des années 20, Vera entreprend d’écrire son autobiographie centrée sur la Grande Guerre. Souhaitant profiter du regain d’intérêt qu’a le public pour la littérature de guerre, elle rédige Testament of Youth, qui se veut à la fois un récit personnel et une étude de la société britannique des années 1910-1925 vue sous l’angle de la femme. Le succès dépasse toutes ses espérances. Elle devient du jour au lendemain un nom qui compte sur la scène littéraire britannique. Les ventes du livre aux États-Unis lui permettent de franchir régulièrement l’Atlantique pour donner des conférences dans les grandes villes américaines. Mais au milieu des années 30, le malheur la frappe à nouveau. Winifred Holtby meurt à l’âge de 37 ans. En qualité d’exécutrice littéraire, Vera fait publier le dernier roman de son amie : South Riding, qui connaîtra le succès en librairie et sera adapté au cinéma.
A partir de 1936, le contexte international pousse Vera Brittain à épouser la cause du pacifisme. Comme un certain nombre de combattants de la Grande Guerre, elle veut agir pour empêcher une nouvelle guerre mondiale. Elle milite au sein de mouvements pacifistes, notamment quakers, et écrit plusieurs essais sur le sujet. Ses romans des années 30 et 40 traitent également des conséquences de la Première Guerre mondiale et sont autant de portraits d’une génération meurtrie qui refuse que l’on commette les mêmes erreurs que par le passé. Quand la guerre éclate, elle ne renonce pas au pacifisme, et intensifie même son action. Celle-ci prend d’autres formes : la lutte contre le blocus allié qui affame les populations européennes et la dénonciation des bombardements de masse sur l’Allemagne. Avec courage, elle s’oppose à la stratégie alliée et se retrouve mise à l’index.
Après la guerre, la notoriété de Vera Brittain décline, surtout aux États-Unis, où ses prises de position contre les bombardements dits stratégiques ont laissé des traces. Sa carrière littéraire suit également une pente descendante. Elle continue malgré tout de publier régulièrement des essais, des romans et des ouvrages autobiographiques mais sans jamais renouer avec le succès. A sa demande, ses cendres seront dispersées dans le cimetière italien où repose Edward.

2. Le témoignage

En 1933, Vera Brittain publie Testament of Youth, témoignage de guerre qui rencontrera un large public et établira durablement la renommée littéraire de son auteure. Une adaptation pour la télévision est diffusée sur la BBC en 1979 et un film sort en salles en 2015 sous le titre Mémoires de Jeunesse. Dans les années 80 et 90, le journal de guerre de Vera Brittain, Chronicle of Youth, est publié, ainsi que sa correspondance. Ces trois ouvrages constituent une documentation précise et ample sur la façon dont les jeunes Britanniques des classes moyennes ont vécu la guerre, et dresse un tableau particulièrement émouvant de la génération perdue.

3. Analyse

Testament of Youth, récit autobiographie centré sur la Grande Guerre, a séduit le public au début des années trente parce qu’il comblait un vide dans la littérature de témoignage. Le point de vue féminin avait déjà donné lieu à des mémoires intéressants, émanant essentiellement d’infirmières ayant soigné les blessés dans les hôpitaux du front, mais aucune œuvre majeure n’avait émergé sur ce thème. De par son ampleur et son parti pris de mêler une histoire personnelle à une étude sur le rôle de la femme pendant la guerre, cet ouvrage apporte un éclairage nouveau sur les années sombres qu’a connues la société britannique entre 1914 et 1918. Vera Brittain y dresse le tableau d’une nation confrontée à la mort de masse. Sa relation avec son fiancé Roland Leighton a duré à peine plus d’un an et n’a donné lieu qu’à un nombre restreint de rencontres mais la guerre lui donne une intensité singulière. Les lettres que les deux jeunes gens s’échangent, très analytiques, les autorisent à s’exprimer avec une liberté que n’auraient pas permise des circonstances ordinaires. Vera demande à Roland de ne faire aucune rétention d’informations. Elle veut connaître la réalité combattante dans ses moindres détails.
« Ta lettre écrite les 7, 8 et 9 avril est arrivée ce matin. Tu ne peux pas savoir à quel point elle m’a touchée. Je tremble à l’idée qu’au moment où je te lis tu es peut-être exposé au terrible danger de ces canons que tu as entendu tonner au loin, et malgré cela toutes mes peurs s’effacent devant l’espoir que je place dans ton avenir. Si seulement je pouvais les partager avec toi ! Je donnerais tout pour être un homme le temps que dure la guerre, et redevenir une femme, naturellement, au moment où elle se terminera. Si je pouvais voir avec toi le feu de l’artillerie et les fusées lumineuses qui s’élèvent des tranchées allemandes au lieu de me contenter de savoir que tu vois et entends ces choses, je crois que mon exultation bannirait toute peur. Il peut paraître facile de parler ainsi, mais je souhaiterais tant éprouver les contraintes physiques, les longues marches et même les nuits de corvées après des journées déjà beaucoup trop chargées. »
Chaque lettre reçue ou envoyée devient ce qui compte le plus au monde. Rarement, l’importance du courrier n’aura été aussi évidente à la lecture de Testament of Youth et de la correspondance publiée dans les années 80.
« Rien dans les journaux, pas même les descriptions les plus réalistes, ne m’a donné une idée de la guerre comme le font tes lettres.
Les tireurs embusqués, les balles, les tranchées allemandes à 80 mètres, l’imminence d’une attaque, avec tous ces dangers il semble presque impossible que quiconque puisse en réchapper. Si jamais tu es tenté d’accorder peu de prix à ta vie, n’oublie pas que tu as laissé derrière toi deux personnes qui lui accordent, elles, le prix le plus élevé. Comment peux-tu dire : « Ne vous inquiétez pas pour moi » ?
L’idée de Kingsley selon laquelle « les hommes doivent travailler et les femmes pleurer », même si elle est fausse, me semble valable pour le temps présent. Je m’acquitte autant que possible de la première action et ne me sens que très rarement encline à la seconde, mais j’avoue que celle-ci devient possible quand tu me dis que tu embrasses ma photo. »

Vera ne supporte pas d’être mise à l’écart. Son féminisme exige la vérité. A la fin des années 20, quand elle écrit son récit autobiographique, c’est le même souci de vérité qui l’anime. Elle cherche notamment à comprendre les raisons qui ont poussé Roland à s’engager et explore la notion d’héroïsme qu’il a toujours mis en avant. Les jeunes Britanniques issus des public schools sont imprégnés de cet « héroïsme abstrait » qu’ils ne parviennent pas toujours à définir mais qui n’en reste pas moins une des motivations premières à leur engagement.

Les étapes du deuil sont nommées et analysées, notamment le processus d’idéalisation du soldat tué au combat. Affectée dans un hôpital à Malte, Vera entreprend une correspondance assidue avec son frère et deux amis de celui-ci, Victor et Geoffrey, lesquels étaient également des amis de Roland. Pendant quelques mois, elle ne vit plus que par les liens qui se sont forgés au sein de cette petite communauté d’amitié. Quand elle apprend que Victor a été blessé et qu’il est devenu aveugle, elle décide de démissionner de son poste d’infirmière bénévole et de revenir en Angleterre pour l’épouser, estimant que c’est la seule façon pour elle d’être fidèle à ses amis et à la mémoire de Roland. Mais Victor meurt quelques semaines plus tard, tout comme Geoffrey, dont le corps ne sera jamais retrouvé. Vera réintègre le circuit du bénévolat hospitalier et se retrouve à Étaples, dans un des nombreux hôpitaux de la Côte d’Opale. Les conditions y sont particulièrement difficiles, surtout à l’approche de la grande offensive allemande du printemps 1918. C’est à ce moment-là que son père lui écrit pour lui demander de revenir soigner sa mère, tombée malade. Malgré l’indépendance qu’elle a acquise au cours des trois dernières années, le poids de son éducation la contraint à revenir au pays. Le télégramme annonçant la mort de son frère Edward sur le front italien arrive en juin.
Vera connaît à nouveau le deuil et sombre dans la dépression. Comme elle l’avait fait pour Roland, elle cherche à connaître les circonstances exactes de la mort d’Edward. Cette quête quasi obsessionnelle n’aboutit qu’à de maigres résultats, le colonel commandant l’unité d’Edward se contentant du discours stéréotypé qu’on tient en pareil cas à la famille. L’état de prostration dans lequel est plongée Vera continuera bien après l’Armistice. Cette réalité de la perte, dont des centaines de milliers de famille ont fait l’expérience, n’a que rarement eu le droit de cité dans la littérature de témoignage. Vera Brittain choisit de briser le silence et de dire précisément la douleur. Le succès de Testament of Youth s’explique en grande partie par cette parole dévoilée, qui a rarement pu être exprimée.

Le témoignage de guerre de Vera Brittain n’est pas seulement axé sur le deuil. Son expérience d’infirmière bénévole (V.A.D., Voluntary Aid Detachment) est largement documentée. Ayant travaillé dans plusieurs hôpitaux sur le sol britannique, à Malte et à Étaples, elle a une pratique diversifiée des soins hospitaliers militaires et peut dresser un tableau assez complet des conditions dans lesquelles les jeunes filles britanniques ont exercé leur mission pendant la Grande Guerre.

La lecture de Testament of Youth, du journal écrit pendant la guerre (Chronicle of Youth) et de la correspondance avec Roland, Edward, Victor et Geoffrey, permet de comparer différents niveaux d’écriture testimoniale et de dégager les problématiques associées à chacun d’entre eux. En 1939, elle comparait Testament of Youth « à une forêt dont on ne distingue pas les arbres, tandis que le journal permettait au contraire de voir les arbres un par un, sans perspective certes, mais avec davantage d’immédiateté. »

Francis Grembert, octobre 2015

4. Extrait traduit (Testament of Youth) : Les prisonniers allemands de l’hôpital 24 d’Etaples

« L’hôpital était d’un cosmopolitisme assez inhabituel, abritant entre autres des prisonniers allemands et des officiers portugais. De ces derniers, je ne me souviens de rien sauf de leur habitude de sauter en marche du tram qui rejoignait le Touquet pour aller se soulager la vessie à la vue de tous. La plupart des prisonniers étaient logés – si l’on peut utiliser ce mot – dans de grandes tentes, mais un marabout était réservé aux grands blessés. En août 1917, ses occupants – que l’on devait à Messines et à l’Yser – virent arriver de nouveaux venus, blessés pendant les récentes batailles du Saillant d’Ypres, au cours desquelles la Route de Menin et la Crête de Passchendaele avaient tristement gagné le droit à la postérité.
Bien qu’aujourd’hui encore nous nous targuions, il me semble, d’avoir traité les prisonniers en toute impartialité, il faut tout de même admettre que les tentes de ces derniers étaient souvent humides et que le personnel devenait rare dans le pavillon à chaque fois qu’il y avait une offensive, ce qui était presque toujours le cas. Une des choses de la guerre dont je me souviens avec le plus de plaisir est la disponibilité des infirmières et des bénévoles du pavillon des Allemands, qui préféraient subir une surcharge de travail plutôt que de négliger les prisonniers. A l’époque de mon arrivée, l’équipe du pavillon avait passé une consigne visant à supprimer les demi-journées libres, le personnel ne s’octroyant plus qu’une heure ou deux de repos quand se présentait une accalmie dans les soins à dispenser.
Avant la guerre, je n’étais jamais allée en Allemagne, et je n’avais quasiment jamais rencontré d’Allemands, à part deux-trois enseignantes à Sainte-Monica, que la petite provinciale que j’étais détestait sans réserve pour la simple raison qu’elles étaient étrangères. Il était donc un peu déconcertant de se retrouver lâchée, seule – les bénévoles commençaient une heure avant les infirmières – au milieu d’une trentaine de représentants de la nation qui, comme je l’avais entendu si souvent, avait crucifié des Canadiens, coupé des mains aux bébés et fait subir des « atrocités » innommables à de pauvres femmes vertueuses. Quand j’avais entendu ces récits, je n’y avais pas cru, du moins me semblait-il, mais finalement je n’en étais plus tout à fait sûre. En fait, je n’étais pas loin de m’attendre à ce qu’un ou deux patients sautent de leur lit pour essayer de me violer, mais je me suis vite aperçu qu’aucun d’entre eux n’était en mesure de violer qui que ce soit, l’effort démesuré qu’ils faisaient pour s’accrocher à une vie où la balance penchait déjà fortement du mauvais côté suffisait amplement à les occuper.
Au moins un tiers des hommes étaient en train de mourir ; les soins quotidiens ne consistaient pas à changer des bandes de gaze souillées mais à stopper des hémorragies, replacer des sondes intestinales et vider puis réinsérer d’innombrables tubes de caoutchouc. Attenant au pavillon, il y avait un petit bloc où tout au long de la journée un major opérait les cas difficiles. Basané de peau, il possédait des yeux bruns houleux et savait parler allemand. D’après ce qu’on m’a dit, il avait dirigé avant la guerre un hôpital allemand dans une quelconque région tropicale d’Amérique du Sud. Les deux premières semaines, j’ai travaillé sous ses ordres en compagnie d’une infirmière-en-chef au caractère accommodant. Notre entente était parfaite. Je me demande encore souvent comment nous pouvions boire du thé et manger des gâteaux dans la salle d’opération, ce que nous faisions régulièrement. La puanteur y était extrême, la température avoisinait les 35° et nous étions entourés de tas de pansements souillés et de restes humains. Après les « cas légers » que j’avais soignés à Malte, le pavillon des Allemands fut pour moi un véritable baptême de sang et de pus. »

Sources :
Testament of Youth, 1933
Chronicle of Youth (War diary 1913-1917),1981
Letters from a Lost Generation, Vera Brittain and four friends, 1998
Vera Brittain, a life, Paul Berry et Mark Bostridge, 1995

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