Marchand, Octave (1881-après le 1er février 1963)

Octave Marchand est né à Saint-Péravy-la-Colombe, dans le Loiret. En août 1914, il est clerc de notaire à Montlhéry (Seine-et-Oise), marié, père de trois enfants. Il apprendra la naissance de son quatrième enfant en octobre 1914.
Le 3 août, il rejoint le 131e RI à Orléans, où il est affecté comme sergent fourrier à la 25e Cie de dépôt. Il assiste à l’arrivée des réservistes, des « déserteurs », des engagés volontaires (Alsaciens-Lorrains, Russes, Polonais, Italiens) et des premiers blessés à partir du 21 août.
Le 26 août, Octave part au front. Il rejoint le 131e RI en Argonne et devient sergent fourrier au 1er bataillon. Le régiment se déplace dans la région comprise entre Bar-le-Duc et Dun-sur-Meuse, en subissant de nombreuses pertes. Vient ensuite la vie des tranchées : en forêt d’Argonne, à Vauquois, à Boureuilles, à la cote 263.
Le 23 novembre, il assiste à l’exécution de deux soldats, l’un du 131e, l’autre du 113e, et note que « beaucoup de soldats murmurent et critiquent cette exécution ».
En janvier 1915, Octave Marchand est devenu le plus ancien sous-officier de sa Cie. Cet état lui vaut d’être nommé, deux mois plus tard, au Quartier Général du 5e Corps d’armée basé à Clermont-en-Argonne, où il échappe momentanément aux dangers du front.
Le 1er juin, il reprend sa fonction de sergent fourrier au 131e RI, combattant toujours en Argonne : cotes 263 et 285, ravin des Meurissons.
Le 1er juillet, il est désigné comme fourrier adjoint au Major du cantonnement, situé au Claon, en forêt d’Argonne. Il y restera un an, jusqu’en juillet 1916, étant chargé des travaux d’aménagement et de l’inhumation des soldats décédés à l’ambulance. En juillet et août 1915, il déplore l’attitude des 300 terrassiers civils envoyés par la Bourse du Travail de Paris, qui se plaignent d’être trop près du front, mal logés, mal nourris, et préfèrent rentrer à Paris.
Le 2 août 1916, Octave est affecté à la Cie Hors Rang du 131e RI. En août, il séjourne au camp de Mailly dans l’Aube, où les 3000 soldats russes lui font une excellente impression. De mi-septembre à mi-novembre, il est dans la Somme, aux alentours de Bray-sur-Somme. Il y côtoie les soldats Anglais, dont il juge l’uniforme kaki moins visible que la tenue bleu horizon ; il rencontre des soldats malgaches employés à l’extraction de la pierre, ainsi que des soldats noirs travaillant à la réfection des routes, qui lui font peine à voir ; il croise des groupes de prisonniers allemands exténués de fatigue.
En janvier 1917, Octave Marchand rejoint sa Cie Hors Rang dans l’Aisne, aux environs de Berry-au-Bac, où il est chargé du cantonnement. L’hiver est très froid, la nourriture gèle. Il remarque les travaux de camouflage effectués sur les routes en prévision de l’attaque du 16 avril entre Reims et Soissons, et compte l’arrivée de 150 tanks. Les jours suivants, il voit passer les prisonniers allemands en piteux état. Fin mai, il apprend les actes d’indiscipline survenus, entre autres, sur le front de l’Aisne et note que des troubles ont eu lieu aux 4e, 82e, 113e et 313e RI du 5e Corps d’Armée. Le 16 juillet, il conduit six soldats appartenant à l’arrière, condamnés par les Conseils de guerre à remonter au front.
Le 19 juillet, à la suite d’une circulaire concernant les pères de quatre enfants, il quitte le 131e RI pour intégrer le 5e bataillon du 66e RIT (Régiment d’infanterie territoriale) basé au sud de Fismes. Avant son départ, il est décoré de la croix de guerre. Il devient fourrier de la 23e Cie, dont les hommes travaillent dans des carrières, sur les routes ou dans les gares.
Le 7 octobre, il visite un camp de prisonniers allemands établi à Mont-sur-Courville et constate que les Alsaciens et les Polonais y sont séparés des Prussiens, « car l’entente est loin de régner entre eux ».

Le 1er novembre, il est affecté à la TM 112 (Transport de matériel) et doit régler la circulation des voitures sur la route de Soissons à Reims. Sur cette route très fréquentée, il voit pour la première fois des autos et ambulances américaines.
Le 11 janvier 1918, il est affecté au 126e RI, près de Château-Thierry. Il y effectue des travaux de secrétariat administratif. Le 24 janvier 1919, il est démobilisé à Vincennes.

Dès la fin de la guerre, Octave Marchand commence à recopier ses carnets de guerre en y ajoutant des remarques ; il ne terminera leur copie qu’en 1952. Il recevra la médaille militaire en 1960 et la médaille de l’Argonne en 1963. La date de son décès n’est pas indiquée.
Ses cahiers ont été transmis par sa petite-fille à Geneviève Lavigne-Robin et son mari, qui en ont effectué la transcription, tandis que Nicole Fioramonti a rédigé la préface et des introductions historiques.

Octave Marchand refuse le nom de « poilus » : « Nous ne sommes pas des mousquetaires de l’ancien temps, à la recherche d’aventures et de glorification » (11-15.02.1915), et n’utilise jamais le mot « Boches ». Dès le 18 septembre 1914, il relève son insensibilité : « Ces douleurs, ces plaintes, cette horrible vision du sang qui coule à flot des blessures, n’ont plus d’effet sur moi ; mon cœur, jadis si sensible, est devenu dur comme pierre. »
Pendant les huit premiers mois de la guerre vécus sur le front, le ton de ses carnets est plus vindicatif qu’il ne le sera ensuite, à l’arrière. « Messieurs les Officiers de l’état-major auraient dû venir s’assurer de la difficulté de l’entreprise avant d’ordonner l’attaque [de Vauquois] avec de si faibles effectifs. C’est sacrifier beaucoup d’hommes inutilement, car nos pertes sont lourdes, le terrain est couvert de morts et de blessés » (09.12.1914). Et le 3 janvier 1915, il écrit : « les pauvres condamnés à mort que nous sommes ! »
Au Quartier Général de Clermont-en-Argonne, il est surpris de l’attitude des officiers : « Chaque jour, nos avions font des reconnaissances au-dessus des lignes ennemies, je remarque que les officiers de l’état-major n’ont pas l’air d’attacher grande importance aux rapports des aviateurs, qu’ils lisent, le sourire aux lèvres, en faisant parfois des réflexions désobligeantes pour les aviateurs » (11.04.1915).
En mai 1917, il attribue les mutineries à cinq causes : retard dans les tours de départ en permission, exercices et corvées inutiles pendant les périodes de repos, maintien des mêmes troupes d’attaque dans des secteurs devenus mortifères, influence des grèves, événements de Russie. Il s’indigne : « A Orléans, des femmes grévistes sont assez insensées pour crier : « Vive les Allemands » et jeter des fleurs à des prisonniers qui sont, peut-être, l’auteur de la mort d’un frère, d’un père, d’un mari, ou fiancé. »
En novembre 1917, il voit travailler des Sénégalais, des Malgaches et des Annamites sur la route de Soissons à Reims, et note : « Tous ces pauvres bougres paraissent transis de froid, dans notre climat brumeux et froid. Ils doivent, sans doute, eux aussi, regretter le beau soleil de l’Afrique et de l’Asie. Et que doivent-ils penser de la civilisation que nous leur avons inculquée ! »
Dans les dernières pages, Octave Marchand se livre à un vigoureux réquisitoire de 40 lignes dénonçant les souffrances des fantassins : « Il paraît que ce n’était rien d’avoir quitté foyer, famille, affaires, pour venir défendre son pays. […] Ce n’était rien que d’avoir risqué sa vie des jours et des nuits, d’être resté là, stoïque dans un fossé nauséabond, à la merci des balles de fusil et de mitrailleuses, des grenades, des obus de tous calibres, des gaz, des lance-flammes et de tous les engins de mort, inventés par les hommes […] », et termine en dénonçant l’injuste distribution des médailles.

L’Enfer au quotidien. Carnets de route du Sergent fourrier Marchand, Paris, Editions Osmondes, 1999, 487 pages.

Isabelle Jeger, juin 2016

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Delcayre, Jean-Baptiste

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Jean-Baptiste Delcayre était cultivateur à Meyronne (Lot) avant la guerre. On a de lui 250 lettres adressées à sa famille. Parti au 131e RIT, il a été d’abord ordonnance d’un officier, puis affecté à diverses missions de transport. Avant même son départ, il a décrit la « grande animation » qui règne au chef-lieu, le 7 août 1914, la population cherchant à encourager les soldats : « Tous les régiments qui passent pour aller à la frontière sont salués par des bravos et Vive la France. C’est curieux à voir. Notre détachement est rentré à la caserne le jour de notre arrivée en chantant la Marseillaise et drapeaux en tête. Les officiers étaient joyeux, mon commandant nous a félicités. » En même temps, il se préoccupe du prix payé par la réquisition pour la jument de sa ferme. Et, peu après (30 septembre), il commence à donner des conseils pour les travaux agricoles : « Je vous recommande de laisser assez mûrir le tabac, vous verrez bien d’abord lorsque les autres le couperont et vous n’aurez qu’à leur montrer d’abord ; j’ai confiance avec Portal Gaubert car lui laisse assez mûrir, écoutez bien ses conseils. »
La séparation et les mauvaises conditions de vie sont pénibles à supporter, mais il y a de plus malheureux (3 décembre 1914) : « Pense aux habitants des pays ravagés où le mari est sur la ligne de feu, sa famille éparpillée à droite ou à gauche, sans correspondance dans des pays sans connaitre personne, souvent sans ressources, leurs récoltes ravagées, leurs maisons pillées ou incendiées ou écroulées à coups de canons. »
Le 29 mai 1917, il fait de manière un peu confuse une remarque de bon sens sur le rapport ambigu des soldats avec la presse : « Les communiqués, je ne les regarde plus mais les journaux viennent intéressants quand même si ce n’est que pour nous bourrer le crâne ; pardonnons-les quand même car en attendant ça nous relève le moral, car sans cela il commencerait à être bien bas et il y a de quoi. » Comment s’en sortir ? « Il n’y a pas d’autre cas de gale, mais d’abord c’est rien du tout que de la chance pour celui qui l’attrape. Celui qui n’a qu’un bras ou une jambe, on le réforme, il est content car il a la vie sauve mais cela ne veut pas dire que ça soit tout bonheur. Il faut être malade pour être réformé, il faut un cas sérieux mais en ce moment on est content de tout pour se sortir de cette tuerie » (17 septembre 1917).
Fin décembre 1917, « pour la quatrième fois », Jean-Baptiste est obligé d’envoyer ses vœux par lettre : « Tout de même, c’est bien triste de vivre ainsi de longues années séparés de ceux que l’on aime. Je vous souhaite une année avec une santé parfaite et que tous vos désirs surtout se réalisent car alors ça sera mon retour, j’en suis sûr. » En effet, l’année 1918 sera la dernière année de guerre, grâce aux tanks et aux Américains. Le 5 juillet, Jean-Baptiste écrit à son petit Marcel qui a bien grandi : « Tu me dis que tu penses à moi, crois-moi cher petit Marcel que moi aussi je pense à toi et à tous, il ne se passe guère de moment que je ne pense à vous tous et ainsi depuis 4 ans. Ceux qui prétendent qu’on s’y fait à la guerre ne doivent pas en avoir goûté. Cependant plus que jamais il faut le courage et la patience. Serait un lâche celui qui reculerait devant les sacrifices qu’il peut rendre [sacrifices ou services ?]. Aujourd’hui, mon cher petit Marcel, un millier de soldats américains sont à nos côtés. Ils ont couru de grands dangers pour venir sur notre sol. Ils sont curieux à voir. […] C’est frappant quand on voit ces hommes venir de si loin pour défendre notre cause. Ce sera dur encore quelques mois, mais le jour viendra où nous aurons la supériorité. Je voudrais bien t’avoir à côté de moi pour te montrer beaucoup de choses. Tu verrais ces avions français voler toute la journée au-dessus de nos têtes et en quantités. Ces régiments d’Américains avec leurs grands chapeaux, ces tanks que nous ramenons du combat et qui sont criblés de balles mais aucune ne peut traverser, pas même les éclats d’obus, ça ne fait que lui lever la peinture. »
Rémy Cazals, avril 2016

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Brusson, André (1893-1984)

Dans les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne, figurent des dossiers contenant une correspondance de 1914-18 : 137 lettres ou cartes adressées au patron par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres écrites à sa famille par André Brusson mobilisé ; 140 lettres écrites à André par son grand-père Jean-Marie, son père Antonin, sa mère Gabrielle Rous et ses sœurs Jeanne et Marie-Louise. Le fonds contient également 163 négatifs de photos prises par André. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions. Voir les autres notices Brusson et celle de Gabrielle Rous.
Un fils de famille
La guerre d’André Brusson n’est pas tout à fait la même que celle de la plupart des ouvriers de l’usine. Il est mobilisé dans la cavalerie, au 10e Dragons de Montauban où il devient brigadier. Montant vers le front en avril 1915, il fait d’abord un séjour agréable à Maisons-Laffitte, puis arrive en mai dans un secteur calme, en Champagne, où les travailleurs des deux camps aménagent leurs tranchées en pleine vue de l’ennemi, sans se tirer dessus. Il y connaît toutefois la boue, l’humidité et le froid aux pieds, et, dans le commandement, ce qu’il résume en « Insouciance, Incompétence, Désordre ». Contrairement à ce que croient ses parents, les soldats ne sont ni religieux, ni enthousiastes. Il reçoit de nombreux colis : 13 entre le 8 janvier et le 4 février 1916. Il ne rate pas une occasion de revenir à Villemur et suggère même à son père de lui faire obtenir une permission de vendanges en septembre 1916, tandis que ses parents l’en dissuadent : « Nous avons souvent pensé à toi et nous sommes au regret de n’avoir pas osé te faire obtenir cette permission tant désirée. Tout Villemur aurait jeté les hauts cris et nous aurait peut-être aussi plus tard lancé des pierres à toi et à nous. Il faut penser à l’avenir, aux révolutions futures qui pourraient arriver ou pourront arriver après cette affreuse guerre. »
En octobre 1916, pistonné par un général ami de la famille, André entre dans l’aviation. Il commence par un long séjour à Étampes où il apprend à piloter, période entrecoupée d’excursions en auto avec le fils Dubonnet, et de coûteuses virées à Paris. En décembre 1917, il est surpris deux fois de suite en permission irrégulière et, puni, il est envoyé au 81e d’artillerie lourde en février 1918. Il n’y reste que quelques jours car il se porte aussitôt volontaire pour les tanks, ce qui implique une nouvelle phase d’apprentissage, à Orléans cette fois. Il approche du front en septembre, nommé maréchal des logis, et participe à une attaque à la fin du mois. En octobre, de repos à Paris, il apprend l’armistice avant toute nouvelle attaque. Les besoins d’argent restent pressants, surtout en occupation d’une tête de pont sur la rive droite du Rhin. Mais il faut aussi songer aux choses sérieuses : « Que tu ailles dans le Palatinat ou ailleurs, lui écrit son père, il s’agira de glaner, soit en industrie, soit en agriculture, tout ce qui te paraîtra intéressant, sans oublier le perfectionnement de la langue, à toi d’en profiter. »
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Clermont, Théodore (1888-1973)

Fils de cultivateurs, il est né à Sabaillan (Gers) le 18 février 1888. Titulaire du certificat d’études primaires, il travaille sur l’exploitation familiale. Au cours du service militaire à Montauban, il devient ordonnance du colonel de la Ruelle, et il le suit dans sa retraite en Bretagne. C’est là que la mobilisation le trouve et il descend vers la caserne du 20e RI à Marmande. Il se marie après la guerre (deux enfants) et tient une ferme à Seysses-Savès (Gers). Pendant la guerre, il a pris des notes et les a mises au propre, visiblement de manière fidèle sur un gros cahier de 340 pages, format 18×23, qui débute ainsi : « Ces quelques lignes qui vont suivre ont été écrites au jour le jour pendant la Grande Guerre. Elles ne contiennent que l’emploi de mon temps, les impressions personnelles sur les faits de guerre qui m’ont le plus frappé. Vous ne trouverez donc pas ici le récit de grandes opérations, le but que j’ai poursuivi en écrivant mon carnet de route a été celui de vous renseigner au jour le jour dans le cas où la bonne fortune ne m’aurait pas favorisé ; dans le cas où comme tant de bons camarades que j’ai eus, j’aurais pu rester sur quelque champ de bataille. » Et se termine ainsi : « Tels sont les souvenirs que je garde du 2 août 1914 au 1er janvier 1920, temps pendant lequel l’humanité entière a été bouleversée par la plus terrible des guerres qu’un tyran à la tête d’une nation militarisée a enclenchée. Transcrit des carnets de route pendant l’hiver 1920 et l’hiver 1920-21. Terminé le 25 novembre 1921. » La copie au propre reste bien datée et localisée ; les notes de certains jours sont très brèves.
Fin juillet, en Bretagne, le colonel de la Ruelle est inquiet, et sa cuisinière aussi car elle a vu 1870. Il faut partir au milieu de Bretons que le cidre rend fort joyeux, puis très malades. Le 22 août, c’est le spectacle atroce des blessés lors de la bataille de Bertrix. Le régiment passe l’hiver en Champagne et le suivant en Artois. En décembre 1915, Théodore signale la pluie, mais pas de sortie des tranchées ou de fraternisation. En janvier 1916, il passe à la compagnie de mitrailleuses. En mai, il signale le travail intense des soldats pour assurer à un lieutenant un confort qui choque : « Ils [les officiers] ne sont en général que des égoïstes qui ne pensent qu’à leur bien-être propre et se soucient peu du bonheur de leurs subordonnés. » Lui-même devient ordonnance du sous-lieutenant Archinard. À Verdun, le 26 juillet, l’officier et l’ordonnance sont blessés, Théodore par un éclat d’obus. Courte convalo et le voici en septembre à la côte du Poivre où la vie est fort triste, le ravitaillement arrivant mal. Le 9 février 1917, il note, sachant de quoi il parle : « Les officiers, qui sont comme des petits seigneurs dans un secteur calme, exigent de leur subordonné une exactitude qui ne peut être possible que dans un intérieur où rien ne manque. Si ces messieurs trouvent des ordonnances, cuisiniers et autres employés, c’est que ceux-ci, uniquement pour leur bien-être et pour la sécurité, mais pas complète, de leur existence, préfèrent souffrir ces petits ennuis de tout moment que de monter la garde à la tranchée. »
Le 17 avril 1917, près de la ferme de Moscou, il aménage les tranchées allemandes de 1ère ligne tout juste prises. Après la relève, le 28, les soldats grognent parce qu’on parle de les faire remonter pour attaquer. Alors, situation insolite, « pour punir la compagnie, nous sommes privés de confitures ». Le lendemain, tandis que Théodore et les autres montent, il y a des mutins qui se défilent (la moitié de l’effectif, dit-il). Le 1er mai, tandis que quelques mutins reviennent, les autorités enquêtent pour identifier les meneurs. L’épisode du 20e RI est considéré comme le premier de la crise de 1917 ; il est assez grave pour que 6 condamnations à mort soient prononcées (mais non exécutées). Théodore n’en parle pas, mais signale que les mutins vont être dispersés dans d’autres unités. Lorsqu’il part et revient de permission, il ne dit rien des troubles dans les trains. Aurait-il supprimé quelques notes lors de la mise au propre de son texte ?
Le 23 juillet 1918, il est blessé au bras par un nouvel éclat, et pris en charge par « des gentilles Américaines » à Paris et il reçoit à l’hôpital la visite du colonel de la Ruelle. Retour à la compagnie fin septembre, où manquent beaucoup de camarades : « Que de vies que la dernière offensive y a volées ! » Sa demande pour servir dans les tanks est acceptée et il part pour le camp de Cercottes près d’Orléans, où l’instruction doit durer trois semaines. Au cours de la première : « nous n’avons rien fait. » Au cours de la seconde, les instructeurs donnent des explications très claires. L’armistice survient au cours de la troisième.
RC
*« Journal de guerre de Théodore Clermont », dans Savès-Patrimoine, 3e et 4e trimestres 2008, 207 p. format A4. Contient un tableau très détaillé des lieux et des dates.

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Cuvier, Georges (1894-1987)

Quelques mystères à éclaircir
Nous tenons, dans ce dictionnaire, à définir le témoin avant de résumer son témoignage. Ici, nous ignorons les dates de sa naissance (vraisemblablement vers 1894 ou 1895) et de son décès. D’après plusieurs indices, il semble originaire du Bordelais (Marmande ? Langon ?), d’une famille qui a pu lui donner une solide instruction (il fait des citations en latin ; il lit Pascal, Bossuet, Chateaubriand).

Compléments en janvier 2018 grâce aux informations venant de Janine Hubaut : il est né le 29 août 1894 à Langon, fils et petit-fils de pharmaciens.

Il avait commencé des études de médecine, mais n’en était qu’au tout début puisqu’il a servi comme téléphoniste au 162e RI et non dans le service de santé. Il a repris et terminé ses études après la guerre puisque, dans un avertissement, il remercie son confrère le docteur Henri Bernard, auteur des quelques dessins illustrant le livre, et que l’exemplaire entre mes mains porte une dédicace « à Monsieur le Docteur de Nabias, bien confraternel hommage et témoignage de vive gratitude pour l’appui précieux qu’il m’apporte dans cette nouvelle « guerre sans galon », entreprise contre le cancer, sur le terrain biologique ». On apprend encore que la mère de Georges Cuvier a été infirmière à l’ambulance 1/38 pendant la guerre. Cela suffirait à définir l’auteur, mais cette notice lance un appel à tous ses lecteurs : peut-on en savoir plus sur la biographie de Georges Cuvier ? pourrait-on découvrir une notice nécrologique le concernant ? Un mystère de plus tient à la date de publication du livre : La guerre sans galon, À l’aventure avec le Cent-Six-Deux : des Révoltes, à la Victoire, Paris (80, rue de Bondy), Éditions du Combattant, sans date, 281 p. Des bibliographies proposent 1920, mais plusieurs arguments laissent penser à une date plus tardive : d’abord, le fait que le livre est publié alors que l’auteur a terminé les longues études de médecine commencées vraiment en 1919 ; ensuite le prix du volume broché de petit format, 12 francs, ce qui paraît excessif en 1920. N’oublions pas que J. Norton Cru ne le cite dans aucun de ses deux livres, pas plus que Ducasse dans son anthologie de 1932. Dernière interrogation : il dit avoir fait la Champagne et la Somme, mais pourquoi son livre, dont le contenu est très intéressant, ne commence-t-il qu’avec l’offensive d’avril 1917 ?

1. L’Aisne (avril-mai 1917)
L’offensive se prépare, énormes tanks, coloniaux, troupes russes ; curieux sentiment « fait du désir d’en finir avec ce long cauchemar, fait de confiance aussi, dans une issue victorieuse. Le moral de toutes les troupes est très haut. D’ailleurs l’accumulation des moyens mis en œuvre permet bien des espoirs. » Le pilonnage par l’artillerie française est effrayant, mais sera-t-il suffisant ? Les cavaliers sont prêts pour la poursuite, mais, le soir, « mornes et détrempés », ils reviennent, en même temps que passent les autos sanitaires bondées de blessés. C’est l’échec. Une fois de plus, la piétaille a payé pour « les nobles élans des gens huppés aux sentiments élevés, restés, eux, bien à l’abri. (p. 16). L’auteur décrit alors le nouveau modèle de masque à gaz, le barda qui pèse 32 kg, le bled aux abords de la ferme du Choléra, la cagna des téléphonistes (p. 31) : « une simple niche perpendiculaire à la tranchée, de la longueur d’un homme couché, recouverte de quelques planches, camouflées par des pelletées de terre ». La relève conduit à une sorte de « paradis » où on attendrait bien la fin de la guerre.

2. En révolte (mai-juin 1917)
Les « causes » de la révolte sont, d’après Cuvier, l’échec de l’offensive, « cruelle déception » venant après bien d’autres, l’impression que des erreurs ont été commises, le manque de permissions, l’exaspération devant le bourrage de crâne… Certains se vantent d’avoir reçu des mots d’ordre de Paris. Les hommes du Nord et du Pas-de-Calais, en forte proportion dans le régiment, sont particulièrement sensibles à « un avenir assombri » par l’échec et par la défection des Russes. « Tout est âprement critiqué », les gradés, la nourriture, les promesses de repos non tenues… Le drame éclate un soir au Foyer du Soldat (date non précisée, mais le tableau dressé par Denis Rolland montre qu’il s’agit du 21 mai, à Coulonges), à la veille de la remontée en ligne : cris, menaces, « chasse aux renards », interminables palabres avec le colonel. « Il y a bien un millier de Poilus rassemblés » (300 d’après le tableau de D. Rolland). Cela dure plusieurs jours. Georges Cuvier dit comprendre ses camarades, avoir cessé d’être cocardier, n’aspirer qu’à une chose, la paix, mais il ne peut pas participer, pas plus que « s’opposer au débordement actuel ». Le refus du gouvernement d’accorder des passeports aux députés socialistes pour se rendre à Stockholm, « cette nouvelle tombe comme un coup de massue. Le rêve de paix entrevu par beaucoup s’écroule brusquement. […] Le Poilu est de nouveau rivé à sa lourde chaîne. » Permissions, améliorations diverses et période de repos ramènent le calme. Le colonel Bertrand ne dénonce personne (aucune condamnation d’après le tableau de D. Rolland). Parti en permission, Georges Cuvier décrit encore les cris et chants séditieux dans les gares, le matériel vandalisé.

3. Verdun rive droite (juillet-août 1917) et 3bis (septembre 1917)
Secteur dur à tenir : « Assez ! Assez de cette sauvagerie ! À quoi donc tout cela rime-t-il ? » Mais (p. 85), « le bassin de Briey continue sans inquiétude à façonner les obus dont nous serons arrosés. Par quel mystère troublant n’anéantit-on pas tout cela ? Nous en avons la rage au cœur ! »

4. En Lorraine avec les Sioux (octobre 1915-mai 1918)
Les Sioux sont évidemment les Américains, « fêtés partout, riches comme Crésus ». Mais la guerre continue (« il y a bien eu la guerre de cent ans ») : « Quelle monstrueuse responsabilité pèse sur ceux qui ont provoqué tant de souffrances et fait faucher les meilleurs, les plus utiles de notre génération ! »

5. En avant de Compiègne : la ferme Porte (juin 1918)
Une scène de pillage (p. 174) ; une attaque où les Allemands se sont enfuis avant le contact à l’arme blanche (p. 178) ; un poème de Cuvier en l’honneur du colonel Bertrand (p. 191) ; une définition du « vrai front » allant « du premier Fritz au premier gendarme (p. 200).

6. Reprise de Soissons (juillet-août 1918)
En permission, « le moral du Sud-Ouest n’est pas brillant », mais les prisonniers allemands sont gras et prospères : « En voilà pour qui la guerre est finie ! » Retour au front, il faut marcher « comme des bêtes de somme », retrouver les spectacles horribles (p. 216), souffrir à nouveau de la soif, se protéger des nappes de gaz. Mais on avance : « Quelle joie de conquérir tout cela ! »

7. Du plateau de Crouy aux abords de Laffaux (fin août-septembre 1918)
Les bleus arrivent en renfort ; il faut « se redresser » devant eux (p. 241). Les prisonniers allemands « sont squelettiques, sales, hébétés, affamés. On leur donne quelques vivres […]. Il n’y a aucune haine de la part des Poilus, c’est presque une fraternisation dans la douleur. Ces pauvres bougres sont conduits à force de « bourrage de crâne », aussi n’est-ce point tant après eux que nous en avons, mais contre la caste qui les mène. » Les tanks sont de la partie, mais tombent en panne (p. 261). L’élan des Poilus est désormais irrésistible.

8. Le chemin du retour
« Vive la vie ! », conclut Georges Cuvier.

Rémy Cazals, avril 2016

Janvier 2018 : Janine Hubaut nous signale qu’une courte biographie de Georges Cuvier se trouve dans la thèse de Marie Derrien, « La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français (1914-1980). Thèse de l’université de Lyon, en ligne : appeler « Marie Derrien – Cuvier ». Georges Cuvier s’est marié en 1922 ; il a monté à Bordeaux un laboratoire d’analyses, puis s’est beaucoup intéressé aux anciens combattants internés à l’asile de Cadillac, et, de là, au problème pour l’ensemble de la France. Il est mort à Paris en 1987.

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