Brusson, André (1893-1984)

Dans les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne, figurent des dossiers contenant une correspondance de 1914-18 : 137 lettres ou cartes adressées au patron par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres écrites à sa famille par André Brusson mobilisé ; 140 lettres écrites à André par son grand-père Jean-Marie, son père Antonin, sa mère Gabrielle Rous et ses sœurs Jeanne et Marie-Louise. Le fonds contient également 163 négatifs de photos prises par André. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions. Voir les autres notices Brusson et celle de Gabrielle Rous.
Un fils de famille
La guerre d’André Brusson n’est pas tout à fait la même que celle de la plupart des ouvriers de l’usine. Il est mobilisé dans la cavalerie, au 10e Dragons de Montauban où il devient brigadier. Montant vers le front en avril 1915, il fait d’abord un séjour agréable à Maisons-Laffitte, puis arrive en mai dans un secteur calme, en Champagne, où les travailleurs des deux camps aménagent leurs tranchées en pleine vue de l’ennemi, sans se tirer dessus. Il y connaît toutefois la boue, l’humidité et le froid aux pieds, et, dans le commandement, ce qu’il résume en « Insouciance, Incompétence, Désordre ». Contrairement à ce que croient ses parents, les soldats ne sont ni religieux, ni enthousiastes. Il reçoit de nombreux colis : 13 entre le 8 janvier et le 4 février 1916. Il ne rate pas une occasion de revenir à Villemur et suggère même à son père de lui faire obtenir une permission de vendanges en septembre 1916, tandis que ses parents l’en dissuadent : « Nous avons souvent pensé à toi et nous sommes au regret de n’avoir pas osé te faire obtenir cette permission tant désirée. Tout Villemur aurait jeté les hauts cris et nous aurait peut-être aussi plus tard lancé des pierres à toi et à nous. Il faut penser à l’avenir, aux révolutions futures qui pourraient arriver ou pourront arriver après cette affreuse guerre. »
En octobre 1916, pistonné par un général ami de la famille, André entre dans l’aviation. Il commence par un long séjour à Étampes où il apprend à piloter, période entrecoupée d’excursions en auto avec le fils Dubonnet, et de coûteuses virées à Paris. En décembre 1917, il est surpris deux fois de suite en permission irrégulière et, puni, il est envoyé au 81e d’artillerie lourde en février 1918. Il n’y reste que quelques jours car il se porte aussitôt volontaire pour les tanks, ce qui implique une nouvelle phase d’apprentissage, à Orléans cette fois. Il approche du front en septembre, nommé maréchal des logis, et participe à une attaque à la fin du mois. En octobre, de repos à Paris, il apprend l’armistice avant toute nouvelle attaque. Les besoins d’argent restent pressants, surtout en occupation d’une tête de pont sur la rive droite du Rhin. Mais il faut aussi songer aux choses sérieuses : « Que tu ailles dans le Palatinat ou ailleurs, lui écrit son père, il s’agira de glaner, soit en industrie, soit en agriculture, tout ce qui te paraîtra intéressant, sans oublier le perfectionnement de la langue, à toi d’en profiter. »
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Peschet, Albert (1884-1934 ?)

Claude Le Roy, poète, auteur de plusieurs ouvrages sur les Chouans, le bocage, la Normandie, signe le petit livre intitulé La guerre de mon grand-père d’après sa correspondance 1914-1918, Condé-sur-Noireau, Éditions Charles Corlet, 2014, 79 p. Dans sa présentation, il avertit le lecteur que ces quarante cartes postales apportent beaucoup de banalités, renseignements météo, nouvelles de la santé, souci du travail à effectuer à la ferme. Par exemple (page 64) : « Tu me dis que le cochon va bien, tant mieux. J’espère que tu vas avoir beau temps pour le sarrasin, car il fait chaud ici. » Ou (p. 72) : « Tu me dis que tu coupes le blé. Aie soin de bien ramasser tout le foin. Ne laisse pas la faucheuse longtemps dans le champ sans la démonter et mets-la sous les pommiers. »
Ce paysan d’Athis-de-l’Orne était né le 28 juillet 1884 ; père de quatre fillettes en 1914, il tenait la ferme de La Masure appartenant an châtelain local. Territorial, au 32e RIT, Albert Peschet n’est pas allé sur le front ; il a passé toute la guerre dans des affectations autour de Paris à garder des gares et autres points névralgiques (carte p. 15). Par erreur Claude Le Roy écrit (p. 20) qu’Albert appartenait à « l’armée de réserve » et que pour cette raison il n’avait pas à monter en première ligne.
Son service lui laisse du temps pour des activités qui lui rapportent quelque argent : il confectionne des paniers de vannerie, il jardine pour des particuliers. Il troque un panier contre des photographies. Il obtient plusieurs permissions agricoles et participe aux travaux sur sa ferme. Il s’ennuie beaucoup (p. 43, 11 janvier 1916) : « Je m’embête encore plus que d’habitude. Vivement la fin de tout ce fourbi-là ! » Une cousine, dont le frère est sur le front, écrit, de son côté (p. 60) : « Quand donc cette maudite guerre finira-t-elle ? »
Fallait-il publier ce petit livre ? Il aura peut-être peu de lecteurs, mais il rappelle aux historiens que l’expérience d’Albert Peschet est aussi une facette de la Grande Guerre. Voir aussi les notices Banquet, Blayac, etc.
Rémy Cazals, janvier 2016

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Joly, Emile (1863-1918)

Né à Toulon le 17 mai 1863, cet avocat, radical-socialiste, s’est installé à Mende (Lozère) où il s’est marié en 1887 et où il a eu un fils unique, Paul, né en 1889. Émile Joly est élu maire de Mende en 1908 et réélu en 1912. Il va donc gérer les affaires communales pendant la difficile période de la guerre, tandis que Paul est sous-lieutenant au 81e RI. Du 30 avril 1916 au 14 décembre 1918, Émile Joly tient les 943 pages de son journal. Il y décrit la vie quotidienne, la forte hausse des prix, les foires perturbées, les réquisitions, les mesures contre la prostitution, les envois de colis aux prisonniers mendois en Allemagne, le remplacement des enseignants par des demoiselles, les paysans qui monopolisent les pièces et refusent les billets de banque, la taxe du prix des pommes de terre qui vide les marchés, la récupération du cuivre alors qu’on s’était moqué des Allemands lorsqu’ils l’avaient instituée… Il note qu’en 1916 le communiqué officiel n’intéresse plus la population, que les emblèmes nationaux marqués du cœur de Jésus, abondants au début, ont à peu près disparu, que les établissements d’enseignement sont transformés en hôpitaux, tandis que les cours sont dispensés dans des locaux de fortune dispersés à travers la ville. Le 10 mai 1916, un individu est condamné « pour avoir vendu et tenté de vendre à des militaires un liquide ayant la propriété de provoquer une éruption de boutons d’apparence assez sérieuse pour retarder le départ au front ». Le 20 novembre 1916 et les jours suivants, le maire patriote s’étonne et s’attriste de voir des permissionnaires « découragés, pessimistes et haineux contre les députés, les ministres et le gouvernement ». « Ils en ont assez. La campagne d’hiver, dans la neige, sous la pluie, dans la boue et la vermine, fait d’eux des révoltés. On les plaint, mais on n’a pas le courage de les contredire. » [Sur la vie à Mende pendant la guerre, voir aussi la notice Jurquet Albert.]
Dès le début, le maire de Mende souligne sa situation peu enviable quand il s’agit d’aller annoncer le décès d’un soldat dans une famille. Le 16 juin 1916, il précise : « Verdun nous aura coûté bien cher. Le nombre des Mendois tombés dans cette formidable bataille est déjà grand, et tout fait prévoir qu’il va s’accroître encore, car dix familles sont sans nouvelles depuis près d’un mois. […] Depuis quelques jours, je vis des heures bien pénibles. Je ne sais rien et ces pères désolés, ces mères en larmes, ces sœurs désespérées, ces épouses affolées croient que je sais quelque chose et que, par pitié pour eux, je ne veux rien dire. En ce moment les fonctions de maire sont cruelles à remplir. Il faut consoler ceux dont la douleur est inconsolable. Il faut donner de l’espoir quand on est convaincu que tout espoir est perdu. » Et, le 16 novembre 1916 : « Ces jours-ci, les morts vont vite. La Somme nous coûtera autant, sinon plus que Verdun. » Un an plus tard, jour pour jour, Émile Joly pousse un cri de souffrance : il vient d’apprendre la mort de son fils ; il déborde de haine contre les Allemands et veut se venger. Il entreprend des démarches pour s’assurer que Paul a eu une tombe décente. On lui répond qu’on ne pouvait sacrifier des vivants pour récupérer un mort et qu’on a fait ce qu’on a pu. Le père le concède et s’enferme dans sa douleur. Il meurt le 29 décembre 1918, quinze jours après avoir cessé de tenir son journal.
Rémy Cazals
*Des extraits du journal d’Émile Joly sont publiés par Yves Pourcher dans Les jours de guerre, La vie des Français au jour le jour 1914-1918, Paris, Plon, 1994. Merci à Yves Pourcher et à Samuel Caldier pour les renseignements biographiques.

* L’ensemble du texte sera publié par Jules Maurin en 2018.

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Jacques, Antoine (1877-1973)

1. Le témoin
Antoine Jacques naît le 29 juin 1877 à Halstroff, petite commune de la Lorraine annexée à proximité de la frontière sarroise, où ses parents tiennent une auberge. Il effectue son service militaire à Cologne comme ordonnance d’un officier. Menuisier-ébéniste dans son village, il s’investit aussi dans sa paroisse en tant qu’organiste et chantre. Le 7 janvier 1907, il se marie avec Catherine Mathis. Le couple a déjà six enfants au moment de la déclaration de guerre. En août 1914, lors de la mobilisation générale, il est temporairement affecté comme garde au bureau de recrutement pendant la mobilisation des réservistes. Dès le 10 août il peut rentrer chez lui, où il reste jusqu’au 6 septembre. Il est alors affecté comme caporal dans la 5e compagnie d’un régiment du Génie (son régiment est ensuite dissout pour former le 52e bataillon du Génie, dont le nombre de compagnies est lui aussi bientôt réduit à trois au début de 1915 : il se retrouve alors dans la 3e compagnie). Elle est cantonnée au fort de Guentrange et y est employée à des travaux de consolidation ainsi qu’à l’abattage d’arbres dans la forêt de Thionville. Antoine Jacques devient ordonnance et garçon de cuisine dans les bureaux de la compagnie situés dans une villa voisine, avant de passer le mois de décembre dans un détachement chargé de la mesure du bois abattu. Après avoir fêté la nouvelle année en famille, il est employé au service de l’approvisionnement de la compagnie pour toute l’année 1915. En septembre 1915, sa compagnie déménage dans un quartier de Thionville jusqu’au 8 avril 1916, date à laquelle elle prend route en direction du front, à Etain dans la Meuse. Promu sergent, il s’occupe bientôt d’encadrer une équipe chargée d’entretenir la chaussée dans le bois de Tilly, régulièrement endommagée par des tirs d’artillerie. En mars 1917, il est rattaché au parc des Pionniers. En mai, il est décoré de la croix de fer 2e catégorie. Fin juin, sa compagnie part pour l’Argonne, à nouveau sur la zone de front, où son travail consiste à creuser des mines. Antoine Jacques échappe rapidement à cette tâche dangereuse car il est nommé sergent de cuisine le 4 juillet. Puis il obtient en octobre son transfert dans les Ardennes et intègre la 6e compagnie du 60e bataillon de Génie qui s’occupe de travaux d’abattage d’arbres. En juin 1918, on lui accorde son affectation au parc hippomobile de Thionville. A l’automne de la même année, à la faveur de la déroute de l’armée allemande, il peut enfin prendre congé définitivement de ses obligations militaires. Il rejoint sa famille dès le 13 novembre et reprend rapidement ses activités d’avant-guerre. Il est élu maire de Halstroff en 1922, un mandat renouvelé jusqu’en 1959 avec une seule interruption, au cours de la Seconde Guerre mondiale : en 1939, sa famille est évacuée dans la Vienne et ne peut revenir qu’en octobre 1940, dans une Lorraine désormais administrée par l’Allemagne nazie. Pour opposition à ce régime, il est déporté avec sa famille dans les Sudètes de janvier à août 1943, puis interdit de séjour dans sa commune jusqu’à la fin de la guerre. En 1953, il est élevé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage
Antoine Jacques, Carnets de guerre d’un Lorrain 1914-1918, Colmar, Do Bentzinger, 2007, 221p.
L’édition de ces carnets est bilingue : la traduction française est présente en vis-à-vis du texte original en allemand. Il en est de même pour les cartes postales ajoutées en annexe. A l’origine, les deux carnets ont été rédigés par Antoine Jacques pendant la guerre, pas quotidiennement mais plutôt avec quelques semaines voire mois de décalage. Depuis, ils ont été conservés dans la famille ; sa petite-fille, Chantal Kontzler, est à l’origine de leur publication (elle signe un avant-propos riche en informations complémentaires). Préfacée par Jean-Noël Grandhomme, maître de conférence à l’Université de Strasbourg, l’édition comprend en outre un appareil de notes, deux poèmes (d’auteurs inconnus), des cartes permettant de situer les lieux cités dans le témoignage, un tableau d’équivalence des grades entre l’armée allemande et l’armée française, et surtout l’ensemble de la correspondance de guerre sauvegardée dans la famille de l’auteur (25 cartes postales) ainsi qu’un « album souvenir » compilant photographies familiales et dates importantes.

3. Analyse
Antoine Jacques a 37 ans au moment de la déclaration de guerre. Père de famille nombreuse, il est mobilisé dans une unité non combattante du Génie, et pourra bénéficier d’affectations le préservant en théorie des postes les plus exposés aux dangers de la guerre. Il exerce ainsi diverses activités au cours des quatre années de conflit, qu’il s’agisse de travaux forestiers (abattage d’arbres et mesure du bois), de travaux de fortification, de voirie, d’aménagement de baraquements, de creusement de mines, ou encore du service d’approvisionnement de sa compagnie. Ses conditions de vie sont donc plus favorables que celles des soldats des tranchées, et varient en fonction des lieux de cantonnement (il préfère être logé chez l’habitant que de vivre dans des baraquements moins confortables). N’étant pas directement en première ligne, il offre néanmoins une description lointaine des batailles autour de Verdun (p. 48-60), en insistant sur le grondement continu des tirs d’artillerie (p. 55), les éclairs et la fumée provoqués dans le ciel (p. 62). Il est surtout un observateur privilégié de l’occupation allemande en Meuse et dans les Ardennes, attentif aux difficultés des populations locales victimes autant des réquisitions et des pillages que des destructions (p. 104, 121-126, 130, 135). Il note également la grande misère des prisonniers de guerre russes et des prisonniers civils belges (p. 97, 102).
Sa principale préoccupation est ailleurs : il s’agit de sa famille. Antoine Jacques vit très mal la séparation imposée par la guerre. Aussi, il demande et obtient de nombreuses permissions qui lui permettent de passer du temps avec les siens aussi souvent que possible (il en est question à maintes reprises, voir p. 27, 33, 40, 45, 65, 75, 106, 114, 128 et 136). Certains de ces moments revêtent une importance particulière, qu’ils soient heureux (la naissance de son fils ou certaines fêtes religieuses) ou douloureux (assister son épouse souffrante). Les conditions de vie en Lorraine annexée, et plus particulièrement à Halstroff, le préoccupent beaucoup, si bien que l’on trouve de nombreux renseignements sur la vie du village. Les réquisitions (p. 21, 36, 48), la main d’œuvre fournie par les prisonniers russes pour les travaux agricoles (p. 35), l’état des récoltes (p. 35, 37, 117) et surtout le prix des denrées alimentaires (p. 36, 38, 46, 66, 75, 107) occupent une place conséquente dans ses carnets, notamment à chaque permission. Il se montre très tôt impatient de voir la guerre s’achever afin de pouvoir rejoindre sa famille. C’est sans doute pour cette raison qu’il suit avec attention les évènements révolutionnaires en Russie (p. 99, 101, 112, 125, 127, 129), comme beaucoup de soldats allemands qui y entrevoient un nouveau tournant dans la guerre, avec un reflux possible des troupes de l’Est à l’Ouest. Cependant, chaque espoir déçu renforce son amertume face au conflit et à ses responsables désignés : les grands officiers. Face à cette guerre qui dure et qui en plus l’éloigne progressivement de sa région natale, au gré des déplacements de sa compagnie, il entreprend de se rapprocher par ses propres moyens de la Lorraine en demandant plusieurs fois son transfert. C’est donc avec une grande satisfaction qu’il se voit affecté au parc hippomobile de Thionville en été 1918.
La religion tenant une place importante dans la vie d’Antoine Jacques, il n’est pas surprenant d’en trouver de nombreuses allusions dans ses carnets. Il prie souvent (par exemple p. 55, 63, 71), assiste à la messe dès que possible (p. 60, 64, 65, 68, 100, 106, 132) et, à l’occasion, invoque Dieu pour qu’il fasse cesser la guerre (p. 64). Empli de morale chrétienne, il s’élève autant contre le relâchement des mœurs de certain(e)s civil(e)s (p. 30, 50) que contre les profanations de lieux sacrés (p. 57, 60, 96, 131) commises par les troupes allemande. Fort de ses valeurs, et à mesure que s’éloignent les perspectives de paix, Antoine Jacques se montre de plus en plus critique à l’encontre du militarisme prussien (p. 76) et surtout de ses représentants : « ces égoïstes ambitieux qui massacrent les gens heureux par leurs desseins maléfiques » (p. 50), « ces massacres menés par quelques meurtriers présomptueux » (p. 64). Il s’élève aussi contre les injustices engendrées par la guerre, dénonçant les embusqués (p. 39) et surtout les profiteurs et les privilégiés : les officiers aux revenus très conséquents qui non seulement font porter la pression des emprunts de guerre sur les simples soldats (p. 117), mais en plus peuvent manger à leur faim en période de disette (p. 72, 94, 105), sont à nouveau visés. Plus globalement, l’Allemagne tout entière semble le décevoir, tant par la dictature militaire imposée en Alsace-Lorraine (« on ne croirait pas que nous sommes citoyens allemands », p.48), que par l’occupation dans les Ardennes (« l’Allemagne sème ici les graines d’une haine inextinguible », p. 125).
En dépit de ces critiques, pourtant, Antoine Jacques semble exécuter son devoir de soldat jusqu’au bout, sans le contester. Il est d’ailleurs élevé au grade de sergent (p. 64) et décoré de la croix de fer pour avoir mené avec courage certaines missions sous le feu de l’artillerie (p. 103). Bien intégré dans l’armée allemande, il éprouve un profond respect à l’égard de certains de ses supérieurs (p. 69), et une grande amitié pour ses camarades (p. 119). Son origine lorraine ne semble pas lui causer de tort ; au contraire, ses maigres connaissances en français lui facilitent parfois ses rapports avec la population locale (p. 120). Une seule fois dans son récit il fait référence à la suspicion d’un de ses supérieurs à son égard, qui lui reproche d’être pro-français (p. 132). Pourtant, il ne lui échappe pas que les soldats alsaciens-lorrains attisent souvent la méfiance des autorités militaires allemandes (p. 33, 59-60), ni que l’Alsace-Lorraine est au cœur des tractations de paix dès 1917 (p. 118, 128). On se trouve ainsi face à cette identité particulière des soldats alsaciens-lorrains, engagés sous uniforme allemand mais dont les liens avec la France sont à la fois omniprésents et en perpétuelle redéfinition. Dès l’été 1917, Antoine Jacques dévoile un certain pessimisme à l’idée d’une victoire allemande (« la majorité ne croit plus en une victoire allemande », p. 115). Un peu plus d’un an plus tard, fin novembre 1918, il semble accueillir avec enthousiasme les soldats français dans sa Lorraine natale : « vive les bienvenus ! » (p. 140).

GEORGES Raphaël, janvier 2013

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Michel, Henri (1907-1986)

Henri Michel est bien connu comme historien de la Résistance et de la guerre de 1939-1945 (plusieurs ouvrages, création du Comité et de la Revue de la Deuxième Guerre mondiale). Il est né à Vidauban (Var) dans une famille provençale typique de paysans, artisans et petits commerçants. « À plus de soixante années de distance », il a voulu rédiger ses souvenirs d’enfance sur 1914-18, retrouvant « des images, des odeurs, des émotions, des sensations, d’une extrême netteté », et les enrichissant de toute une culture, les mettant en valeur par le travail de l’historien. La vie du jeune garçon, liée à celle de son village natal, se trouve raccrochée à l’histoire générale de la période, selon le plan : 1) Mon village à la veille de la guerre ; 2) Dix ans en 1914 (en fait : sept ans) ; 3) Du collège à l’armistice ; 4) Un autre village ?
La mobilisation et les débuts de la guerre sont vécus à Vidauban dans l’exaltation patriotique particulièrement visible chez les enfants qui jouent à la guerre, qui prient le Bon Dieu pour la victoire et qui « traquent » les espions. Plus tard, vers la fin de 1915, arrivent les premiers permissionnaires : « Ce qu’ils décrivaient n’avait pas grand-chose à voir avec ce que les journaux racontaient. » Alors, les gens de l’arrière leur expliquaient « la vérité des choses de la guerre » qu’ils connaissaient mieux, et Henri Michel de noter : « À nous revoir leur faire la leçon, je suis étonné aujourd’hui encore qu’aucun permissionnaire ne nous ait jeté au visage son mépris et sa colère. » Avant 1914, le conseil de révision était un rite de passage, et l’ajournement « une injure grave » qui provoquait le dédain des filles et les quolibets des camarades. Vers la fin, quand arrive le tour du frère aîné d’Henri, « ne pas être jugé bon pour le service signifiait qu’on demeurait apte à vivre. Les parents voyaient avec appréhension partir leurs enfants pour l’examen fatal et certains des appelés n’avaient pas hésité à s’affaiblir systématiquement pour garder une chance d’être refusés. » Une fois jugés bons, les conscrits refusent de travailler, se mettent à boire, à provoquer et scandaliser le village. Henri Michel en a parfaitement compris les raisons : « Ils s’étourdissaient, ils s’abrutissaient, pour ne pas penser. » Et le 11 novembre 1918, ces jeunes qui allaient partir ont « l’impression de renaître à la vie ».
Pendant toute la guerre, un grand problème pour les activités du village fut celui de la main-d’œuvre. Les femmes redoublèrent d’efforts, les retraités reprirent du service, on continua à employer des travailleurs italiens, puis des prisonniers allemands. Le retour des hommes remit les choses à leur ancienne place, mais pas tout à fait. Les veuves continuèrent à diriger leur commerce ou leur exploitation agricole. Un début d’émancipation se produisit et le village eut sa garçonne, sa divorcée, sa veuve joyeuse… Une certaine ouverture aussi car le développement de l’automobile raccourcissait les distances, et parce que les combattants avaient vu du pays et côtoyé toutes sortes de peuples. La mort avait laissé son empreinte : le village avait eu 91 tués, 1 pour 33 habitants, mais 1 combattant du front sur 4 ; les trois quarts avaient entre 20 et 30 ans ; sans compter les blessés, les amputés, les gazés. Les survivants n’aimaient pas parler de leur expérience traumatisante, mais ce sont des anciens combattants qui ont créé la section locale du parti communiste. Le 11 novembre 1920, à l’issue de la cérémonie au monument aux morts, un groupe d’anciens combattants se mit à crier : « Plus jamais ça ! Plus jamais ça ! »
Rémy Cazals
*Henri Michel, Une enfance provençale au temps de la Première Guerre mondiale, Vidauban dans la mémoire d’un historien, présenté par Jean-Marie Guillon et Alain Droguet, Forcalquier, C’est-à-dire éditions, 2012, 416 p., nombreuses illustrations.

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Monti, Olivier (1894-1964)

D’une famille corse, Olivier Charles André Monti est né à Paris le 26 décembre 1894. Mobilisé avec sa classe, il tient un journal de guerre sous la forme de six carnets de petit format, qu’il a réunis dans un étui en cuir. Ses enfants les ont retrouvés et retranscrits en rencontrant des problèmes qu’ils n’ont pas toujours surmontés : taupe pour Taube, Knipp pour Krupp, par exemple. Les notes d’Olivier Monti sont parfois laconiques, ainsi en décembre 1917 et janvier 1918 où l’information quotidienne est presque limitée à l’expression : « Il gèle. » La dernière page montre sa fierté d’avoir été assidu : « Beaucoup de mes camarades l’avaient commencé mais presque tous n’ont pu le continuer. » Deux phrases en latin témoignent d’une certaine culture que les transcripteurs ne précisent pas, pas plus que sa profession.
Olivier Monti est mobilisé en septembre 1914. Il arrive sur le front en Champagne et découvre les tranchées le 25 février 1915, avec la pluie, la boue, le quart de jus froid destiné à « réchauffer » les guetteurs. Malade, il est évacué en avril et ne revient sur le front qu’en octobre. En avril 1916, il est agent de liaison. Il connaît les durs moments de Verdun en juillet : lors de la relève, il ne reste que « 21 sur 99 que nous sommes montés ». En avril 1917, il participe aux attaques sur le Mont Téton près de Reims. Le 11 mai, apprenant que son régiment va être dissout (le 207e RI ?), il remarque : « Je voudrais être à la place du drapeau. » Il est affecté à une compagnie de mitrailleuses du 20e RI. Le 28 août, il fait sa demande pour l’aviation et il est accepté en janvier 1918. Il passe alors des examens de santé, il apprend à piloter, fait des essais et accomplit son premier vol en solo le 5 mai. Le 9 mai, en atterrissant, il « casse deux zincs », le sien et un autre qu’il vient emboutir. Cela lui vaut d’être renvoyé au 20eRI, mais en passant par des périodes confuses de fausses permissions et de peines de prison. Notons que les Parisiens étaient avantagés par la proximité de leur domicile des lignes. Notons aussi que la prison peut présenter quelques avantages : « Nous sommes très bien couchés, mieux qu’à la compagnie, de la paille bien propre, mais assez de mouches. Le grand avantage c’est que le matin on fait la grasse matinée tandis que dans les Cies ils vont à l’exercice. Rien à faire, pas de corvées. On nous porte à manger en quantité et l’on touche notre vin. C’est épatant. On fume, on boit et l’on chante. »
Fin août 1918, Olivier Monti décrit le passage de l’Ailette. Le 27 octobre, il note que les avions allemands lâchent peu de bombes et des proclamations contre la continuation de la guerre. Le 30, il s’agit d’une attaque de tanks vers Guise, et Monti bivouaque dans l’usine Godin. Le 7 novembre, il signale le passage des parlementaires allemands, puis l’armistice qui déclenche une joie « générale mais non bruyante ». Suit une période de discipline relâchée, « de cafard et de soûlographie ». En juillet 1919, à Paris, il fait son possible « pour ne pas être désigné pour défiler le 14 courant » et il réussit. Démobilisé le 11 septembre 1919, il note : « Voilà, c’est fini, je suis civil. »
Au cours de ces années de militaire, Olivier Monti a eu l’occasion de signaler plusieurs cas d’officiers pris de boisson, d’autres incapables de lire une carte. La grande originalité de ses carnets est de décrire aussi ses activités en permission à Paris, ses virées avec les copains (autres permissionnaires ? affectés spéciaux ? on ne sait) et les nuits passées avec telle ou telle jeune femme. Sa fille commentait ainsi le témoignage : « Que de tristesse, d’épuisement, le désespoir n’étant jamais exprimé. Au contraire ressurgit la possibilité d’apprécier la moindre bouteille de vin, une nuit passée auprès d’une gentille fille, un match de foot ou quelques notes de musique. »
RC

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Lesage, Joseph (1884-1918)

1. Le témoin
Orfèvre parisien, Georges Lesage s’est déplacé à Moret-sur-Loing (Seine-et-Marne) où son fils Joseph est né le 24 juin 1884, deuxième enfant d’une famille nombreuse. Ses talents vite constatés, il entre à l’école des Arts décoratifs, puis fait des relevés en Egypte pour une mission archéologique. Il expose et commence à être connu. Marié, il s’installe à Mazargues, pays de son épouse (d’où les allusions, dans ses lettres, à la protection de Notre-Dame de la Garde). Trois filles naissent avant son départ en 1914, d’abord au 353e RI avec lequel il participe aux combats de septembre 1914. Il obtient rapidement « le poste rêvé », celui de sapeur téléphoniste au 8e Génie, refusant de devenir caporal pour ne pas se charger de responsabilités. Dans ses lettres revient souvent la satisfaction d’être relativement à l’abri et sa compassion pour les hommes des premières lignes qu’il a su dessiner pour le « journal de tranchées » de la 73e DI, Le Mouchoir. Il est mort de la grippe espagnole le 19 octobre 1918.
2. Le témoignage
Les dessins de Joseph Lesage constituent la partie principale du livre Un journal de tranchées, Le Mouchoir, 1915-1918, paru en 2009 aux éditions Bernard Giovanangeli, réalisation qui doit à la piété familiale, à un mémoire de maîtrise en ethnologie et à un soutien associatif. Des extraits de lettres de Joseph à ses parents viennent en complément des dessins. Elles sont classées par thèmes, ce qui empêche de constater nettement l’évolution du soldat au cours de la guerre. Les lettres adressées à sa femme ont, par contre, été détruites, tardivement, par celle-ci. Quelques photos de Joseph Lesage sont reproduites, ainsi que des extraits d’autres « journaux de tranchées » qui encadrent le témoignage mais n’en font pas partie.
3. Analyse
Le Mouchoir, dont Joseph Lesage était un fondateur (1er numéro le 14 novembre 1915), est typique de ces « journaux de tranchées » qui veulent encourager ténacité et discipline en jouant sur la gaieté et la caricature des ennemis. Un prêtre faisant partie de sa direction, le sexe n’y a pas droit de cité. La critique y est feutrée ; elle vise surtout les embusqués. Les lettres de Joseph sont parfois beaucoup plus dures. Elles évoquent les conditions de vie, la prolifération des rats, le « cauchemar qui nous accable », le bourrage de crâne, les permissions qui sont « sacrées », certains chefs durs et bornés « qui ne veulent voir dans les hommes que des bêtes de somme, tout juste bons pour la mitraille » (7 mars 1917). Le 31 mai suivant, en pleine période des « mutineries », il écrit : « Moi, ça me dégoûte de faire la guerre depuis trois ans pour les gens si peu intéressants qui nous gouvernent et qui nous combattent à l’intérieur ! car c’est bien de leur faute si on est là et dans quelle situation ! » Faute de la totalité de sa correspondance, on ne peut en savoir plus.
Le 11 octobre 1916, évoquant les sommes gagnées en vendant des dessins à des journaux parisiens, il avait écrit : « Je suis très content aussi de ce petit débouché. Cela évite de faire appel à la bourse de Mimy [sa femme] de sorte que petit à petit elle peut réaliser quelques économies que nous retrouverons avec plaisir après la guerre. Après la guerre ! que ce mot est étrange ! Croyez-vous que cela puisse finir un jour ? »
Rémy Cazals

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Laby, Lucien (1892-1982)

1. Le témoin
Lucien Laby avait 22 ans en 1914, et 90 ans quand il est mort en 1982. Les présentateurs de son livre n’en disent pas plus. Son père était pharmacien à Reims et très nationaliste : il lui écrit en souhaitant l’extermination du peuple infect que sont les Allemands (p. 45). Lucien appartient à la même mouvance. Il est en train de faire ses études de médecine lorsque la guerre éclate. Belliqueux et patriote, il est « content de partir » et écrit qu’il serait « vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien au moins ». Affecté au groupe de brancardiers divisionnaires de la 56e DR avec le grade d’aspirant, il est fait prisonnier le 26 août 1914 et reconduit aux avant-postes français deux ou trois jours après. Il témoigne d’une crédulité certaine lorsqu’il note, en septembre 14 que l’espionnage boche avait stocké des projectiles dans les carrières de l’Aisne avant la guerre. Tout en critiquant les décisions hiérarchiques, il souhaite être reconnu et décoré, ce qui ne l’empêche pas de rabioter très fortement sur son temps de permission et de prendre des permissions illicites pour aller à Paris aux Folies Bergère. Il est réaffecté à sa demande en juillet 1915 comme médecin auxiliaire de bataillon au 294e régiment d’infanterie, fonction décrite par lui comme celle de « brancardier de première classe (métier qui consiste à savoir ramper sous les balles et à coller des pansements sales dans l’obscurité avec des doigts pleins de boue) ». En mai de l’année suivante, il est à Verdun, dans la fournaise et le sang, qu’il quitte fin juin pour la Champagne, secteur de la Pompelle. Il décrit à plusieurs reprises la sanglante boucherie. En février 1916, il souhaite la bonne blessure ; en mai, il passe un marché avec Dieu : la messe tous les dimanches contre la vie sauve. L’année suivante, après avoir encore fait preuve de crédulité en pensant que la retraite allemande de mars 17 signifie la victoire, il craque devant la perspective de nouvelles horreurs sur le Chemin des Dames (3 mai 1917) : « Quelle boucherie encore on va voir !! C’est bien fait pour moi et je n’ai pas le droit de me plaindre : je suis l’un des nombreux imbéciles qui ont poussé le chauvinisme jusqu’à souhaiter la guerre. Eh bien, je suis servi ! Je dois boire le calice jusqu’à la lie, sans me plaindre. »
En octobre 17, il saisit la chance d’une affectation dans une ambulance chirurgicale automobile : « C’est l’embusquage de première classe, évidemment, mais j’ai la conscience tranquille et, puisque j’ai fait mon Devoir, c’est bien un peu mon tour de me reposer. » Il a même l’impression d’être « gracié », d’avoir « la vie assurée ». Et il le redit en janvier 1919, conscient de bénéficier d’un « véritable rabiot de vie inespéré ». Il a accueilli l’armistice avec enthousiasme. En Alsace, ce ne sont que cuites, fêtes avec les petites Alsaciennes, défilés, huées pour « ces cochons de députés ». Le 14 juillet 1919, il défile sous l’Arc de Triomphe et, sur ces heures mémorables, s’arrête son carnet.
Après la guerre, il termine ses études médicales à l’Ecole de santé militaire de Lyon, et s’installe en 1920 à Marle (Aisne) où il se marie. Il est officier de la Légion d’Honneur en 1952.

2. Le témoignage
Son carnet de guerre a été retrouvé par sa petite-fille et publié en 2001 : Les carnets de l’aspirant Laby, médecin dans les tranchées (28 juillet 1914 – 14 juillet 1919), Paris, Bayard, 349 p., texte préparé et annoté par Sophie Delaporte. Une longue préface de Stéphane Audoin-Rouzeau expose le caractère exceptionnel de ce témoignage (on a peut-être un peu abusé du terme). Laby a tenu un journal « rédigé dans l’instant, souvent au jour le jour », sans soin particulier, en termes familiers ; il l’a recopié et complété après guerre mais non retouché.
Il n’omet rien d’horrible, rien des gestes les plus répugnants (saigner les ennemis, piétiner les cadavres). Le préfacier commet à notre avis une erreur lorsqu’il affirme que « les médecins ont subi au cours du conflit une très profonde crise d’identité » car « il est entendu que toute identité virile ne peut alors passer que par une participation au combat ». La situation aurait paru « intolérable à beaucoup d’hommes du Service de santé, coincés entre l’éthique médicale en temps de guerre et l’obligation patriotique du combat pour tout homme en âge de porter les armes ». Le Lucien Laby du début de la guerre semble illustrer cette théorie, mais il faut se méfier de la tendance à la généralisation.
Concernant l’édition, on note le report de l’année de récit en haut de page, très pratique. Outre de nombreuses vignettes en marge tout au long de l’ouvrage, le livre est illustré d’un cahier central de 6 pages. Dessinateur, Laby a vendu ses oeuvres au Rire et à La Baïonnette. Illustrer le texte d’août 1914 par un dessin de poilus portant le casque Adrian n’est pas une bonne idée (p. 40). Il faut signaler encore quelques erreurs de commentaire (p. 110 sur les torpilles), de toponymie, et des inexactitudes (« maréchal » Joffre le 6 septembre 1914, « signaux obliques » pour optiques p. 199, « pulvérisateur Vennorel » p. 166).

3. Analyse
Lucien Laby, tout au long de l’ouvrage, côtoie la mort, omniprésente autour de lui. Son texte décrit les conditions dans lesquelles sont donnés les premiers soins, l’impuissance devant le grand nombre de blessés et la gravité des blessures, parfois causées par les tirs du 75, ce qui entraîne des bagarres avec les artilleurs (mai 1916), les accidents en manipulant les grenades (p. 111), et les cas particuliers : automutilation (p. 83), folie (p. 176), suicide (p. 140). Il assiste à deux exécutions (p. 84). Familier des premières lignes, il peut décrire les effets des bombardements (p. 119, 154, etc.), l’usage de douilles d’obus comme cloche d’alerte au gaz (p. 139), les « seaux à charbon » (p. 271), le bruit de « métro qui entre en gare » des 380 et des 420 (p. 166), mais aussi un secteur pépère (p. 184) et les loisirs, chasse, pêche à la grenade, sport, concert, sans oublier l’importance du vin et des alcools.
L’épisode de tentative de tuer  un Allemand se situe le 9 novembre 1914 (p. 78-81). L’intention de Laby est parfaitement claire : il s’agit d’aller « faire un carton ». Le déroulement est plus problématique : de la tranchée, on voit les Boches ? on les voit disparaître sous les coups de fusil ? Comme sur un stand de tir à la foire ? C’est bien curieux. Le résultat est incertain : Laby espère avoir tué un ou plusieurs Boches, et boit le champagne dans la cagna du capitaine.
Allemands et Français, de tranchées situées à trente mètres l’une de l’autre, s’envoient « des betteraves et des boîtes de conserve sur la figure. La grande distraction consiste à s’engueuler avec eux » (p. 79). Les Allemands envoient des tracts (p. 166). ; ils narguent les Français (p. 187). Le 23 juin 1916, lors d’une marche entre Epernay et Reims : « Le colonel commandant la brigade passe en auto. Les poilus qui en bavent des rondelles l’engueulent un peu au passage. Gros malaise. » Le 18 mai 1917 : « Billy. On parle déjà de nous envoyer aux tranchées. Quel drôle de repos alors qu’on nous avait promis 45 jours à l’arrière !! » Aussi, le lendemain : « Le 49e bataillon de chasseurs manifeste très bruyamment devant le colonel Garçon : ils sont un peu pleins et rouspètent parce qu’on les fait remonter en ligne. » Le 29 mai, Laby mentionne un « salaud  » qui fait de la « propagande pour la révolte qui sévit dans des régiments voisins », et le 13 juin, les mitrailleuses installées pour interdire Vauxcastille à des troupes qui se seraient révoltées.
Enfin, pour nos amis méridionaux : un type du Midi qui se pend (p. 140) ; un agent de liaison courageux, « du Midi pourtant » (p. 162).

Yann Prouillet et Rémy Cazals, juin 2011

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Cocho, Paul (1879-1951)

1. Le témoin
Fils d’épicier, Paul Toussaint Marie Cocho est né à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord) le 9 janvier 1879. La famille est très catholique. Paul va à l’école chrétienne de garçons et obtient le Certificat d’études primaires. Marié en 1906, il reprend l’épicerie paternelle. Il a quatre enfants, le dernier en 1914. Il adhère à diverses associations chrétiennes. Il poursuit ses pratiques pendant la guerre (messe, prières) et affirme sa soumission à la volonté de Dieu (p. 36). Cependant, au moins au début, il négocie à plusieurs reprises par l’intermédiaire de Notre Dame du Perpétuel Secours : prières contre avantages divers. Une décision favorable d’un médecin est attribuée à son intervention (p. 37) ; le fait de rester au chaud dans l’abri, pendant que les camarades vont travailler en première ligne, doit aussi à ce que la Vierge lui a encore « accordé sa protection ». Curieusement, cette pratique cesse en octobre 1915. Paul Cocho continue d’aller à la messe quand c’est possible, mais il n’est plus question de Notre Dame du Perpétuel Secours, et ses considérations sur la fragilité de la destinée humaine, sur la mort des camarades (p. 168, 177, 187, 216) ne sont accompagnées d’aucune référence explicite à Dieu ou à son entourage. Après la guerre, il continuera à s’occuper d’associations catholiques et sera nommé chevalier de l’ordre de Saint Grégoire le Grand par le pape sur proposition de l’évêque de Saint-Brieuc.
Paul Cocho, caporal en 1914, a un certain goût des grades et des décorations. Sergent en 1915, il devient officier, sous-lieutenant en 1916, lieutenant en 1918. Il obtient quatre citations et en est très fier, après avoir, cependant, critiqué l’incohérence et l’injustice qui président à leur distribution (p. 55, 94). Il est heureux de recevoir la Croix de guerre juste avant de partir en permission afin de pouvoir la montrer (15/11/15). Le 29 avril 1917, il écrit qu’il a « le secret espoir de décrocher d’autres citations et peut-être le ruban rouge » ; il obtient celui-ci le 12 juillet 1919.
Sur le plan politique, il estime que la République vaut mieux que l’absolutisme (p. 179) et il admire la démocratie telle qu’elle se pratique au Danemark, y compris le rôle politique des femmes (p. 215). Mais il souhaite pour la France « que dans l’avenir elle ait un gouvernement plus digne d’elle » (p. 83) et qu’on y reconnaisse « l’importance de la famille nombreuse » (p. 154). Il condamne « les honteuses fiches » du général André, ministre de la Guerre (p. 178) et craint le danger de la contagion bolchevique (p. 181).

2. Le témoignage
Paul Cocho a rédigé son témoignage de guerre sur 9 petits carnets conservés par la famille qui a participé à la publication du livre : Mes carnets de guerre et de prisonnier 1914-1919, Presses universitaires de Rennes, 2010, 225 p. Le livre est préfacé par Fabienne Bock. Il est illustré de quelques photos et complété par des extraits de l’Historique du 74e régiment d’infanterie territoriale. La guerre occupe 107 pages, datées du 31 octobre 1914 au 27 mai 1918, avec des lacunes, notamment de juillet 1917 à mars 1918. Les quelques jours précédant sa capture sont décrits sur un carnet acheté en Allemagne, et il enchaîne sur sa captivité. Cette période, du 27 mai 1918 au 16 janvier 1919 occupe 96 p. Sans doute disposait-il de plus de temps pour écrire, mais il faut voir aussi dans ces longs développements la volonté de raconter une histoire devenue strictement personnelle, celle de l’individu blessé, capturé, soigné (voir des cas semblables dans les notices Bieisse et Tailhades).
Paul Cocho écrit bien ; il fait peu de fautes d’orthographe. Son récit nous apprend qu’il « cause un peu littérature » avec un lieutenant (p. 75) ; prisonnier, il lit ce qui lui tombe sous la main, et fait une longue digression sur Renan dont il connaît deux ouvrages (p. 175).
Les carnets ressemblent parfois à de la correspondance, car il s’adresse à sa femme. Quelques passages ont été rendus illisibles sur l’original, vraisemblablement par l’auteur lui-même. L’un, de 16 lignes, pourrait correspondre à une évocation des mutineries (mai-juin 1917) ; d’autres suivent des considérations sur les femmes allemandes (p. 148, 198).

3. Analyse
– En octobre et novembre 1914, c’est la guerre en Belgique. Paul Cocho décrit des spectacles épouvantables de corps déchiquetés (p. 22), les longues périodes où on attend la mort, presque sans boire ni manger, ni dormir (p. 25). Il est évacué, épuisé, et avoue : « J’ai été témoin de choses qui ont refroidi mon ardeur du début. Je n’imaginais pas la guerre de cette façon ! Ce n’est pas que j’ai peur et je ferai mon devoir si je retourne au feu, mais enfin, je crois qu’après ce que j’ai fait, je puis légitimement essayer d’échapper à la fournaise. » D’autant qu’il existe des embusqués : « On souhaite les tranchées à tous ces gens si tranquilles et si paisibles. » « D’une façon générale, je crois que tout le monde en a assez. L’enthousiasme du début a fait place chez les uns à une sorte de résignation, chez les autres à un profond découragement. » Ce même jour, 22 novembre 1914, il note que beaucoup voient la guerre terminée à Noël ; lui pense qu’elle va « durer longtemps encore, jusqu’à Pâques au moins ». Et le lendemain : « La conversation à peu près unique a roulé, comme d’habitude, sur la durée de la guerre. L’on sent que tout le monde, à quelques exceptions près, commence à en avoir assez. » Toutefois, les Alliés ayant la maîtrise de la mer et pouvant se ravitailler, ils finiront par l’emporter.
– 1915 et 1916 : Paul Cocho se trouve dans les tranchées, toujours en Belgique, menant une guerre étrange (p. 43) : « Qui aurait cru qu’elle aurait consisté à se tenir tapis, au fond des trous, guettant l’ennemi en première ligne, allongés au fond de la tranchée, et attendant les événements en deuxième ou troisième ! » Une guerre différente selon que l’on est artilleur ou fantassin (p. 72), ou bien encore embusqué, sans oublier la catégorie des « embusqués du front » (p. 78), décrite aussi par Louis Barthas. Il présente un capitaine nouveau venu qui a contre lui de devoir commander « à une majorité d’hommes qui font campagne depuis dix mois » ; un autre officier, heureux de prendre en ligne « un commandement vraiment actif et amusant », et Cocho de commenter : « Il se pourrait bien qu’il le trouvât rapidement un peu trop amusant ! » et il ajoute : « Il a encore tous les enthousiasmes et toutes les naïvetés de ceux qui n’ont pas vu vraiment le feu ! » (p. 89). Le 23 septembre 1915, notre Breton décrit l’exécution d’un soldat français. Le 30 juillet 1916, il visite l’ambulance américaine de Mrs Depew.
– Sous-lieutenant affecté aux communications, il se sent lui-même devenir un peu un embusqué (p. 98). De fait, il bénéficie d’un nombre incroyable de permissions entre décembre 1916 et avril 1917, et en prend même une illégale (p. 107). Il fait partie des auteurs de carnets qui ne notent rien pendant les périodes de permissions, en dehors du cafard au moment de repartir (p. 80, 99). Au front, il signale le plaisir de pouvoir parler de la famille et du « pays » avec d’autres Bretons. Il considère les soldats bretons comme des troupes d’élite (p. 40), et les printemps bretons comme les plus jolis (p. 113). Au début de 1917, il décrit les préparatifs de l’offensive, puis son échec en mai attesté par « le remue-ménage qui se fait dans le haut commandement ». Rappelons que 16 lignes rendues illisibles concernaient peut-être les mutineries.
– Blessé et capturé lors de l’offensive Ludendorff sur le Chemin des Dames, le 27 mai 1918, il est soigné, bien traité (p. 126), regardé avec pitié par la population (p. 131). Au lazaret de Mayence, puis au camp de Czersk en Pologne, on ne peut mener qu’une vie végétative dans laquelle l’alimentation joue le rôle principal : rations insuffisantes, compensées par les colis envoyés par sa femme. Si le premier colis ne lui parvient que le 8 septembre, celui du 22 novembre est le 27e. C’est alors l’abondance, et le prisonnier, en promenade, peut distribuer du chocolat aux gamins allemands ravis. En septembre, les Russes donnent des concerts qui ont pour auditeurs Français, Anglais, Italiens, Roumains, Américains et Allemands. Autre spectacle : voir passer les civils, avec un intérêt particulier pour les femmes allemandes, qui portent souvent des toilettes élégantes, mais qui ont toujours « une très forte cheville » (p. 158). Paul Cocho suit l’évolution de la guerre dans la presse berlinoise, la marche en avant des Alliés, les négociations pour l’armistice, la révolution allemande. Curieusement, alors que tant de soldats français éprouvent une forte rancune pour l’empereur Guillaume (et aussi pour Poincaré), Paul Cocho pense que le Kaiser « n’a fait que réaliser les aspirations de son peuple » (p. 182). Reste que, le 16 novembre 1918, le drapeau rouge flotte au-dessus du camp. La période qui suit, au cours de laquelle Paul et ses camarades sont à la fois des prisonniers de guerre et des vainqueurs, est très complexe. Les Allemands, heureux de la fin de la guerre (p. 185), s’amusent (p. 193), et les anciens prisonniers font de même, tout en souhaitant un retour rapide au pays.

Rémy Cazals, 18 mai 2011

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Grappe, Etienne (1877-1958)

Grappe Etienne (sous-lieutenant), Carnets de guerre 1914-1919, 52 mois sur le front, Paris, l’Harmattan, 2002, 207 p.

1. Le témoin.

L’avant-propos du livre.

Ce livre débute par un avant-propos rédigé par Daniel Wingerter qui est le petit-fils d’Etienne Grappe. Il précise que les textes qui suivent sont la retranscription de deux carnets que son grand-père avait tenu quasiment quotidiennement pendant la Grande Guerre. Le témoignage de ce diariste, qui n’a pas subi de réécriture a été publié in extenso (« style, expression et l’orthographe ») à l’exception de la ponctuation qui a été ajoutée pour rendre plus facile sa lecture. Il s’agit donc d’un document de première main.

Deux raisons semble-t-il liées poussèrent Daniel Wingerter à publier les carnets de son grand-père : d’une part le décès et sa mère et d’autre part son arrivée à la retraite (« mon 60e anniversaire ».) Vraisemblablement dégagé de ses obligations professionnelles, il se replongea dans son histoire familiale et voulut rendre hommage à ce grand-père maternel qui l’avait fortement marqué d’autant qu’il remplaça son père disparu peu après sa naissance.

La biographie d’Etienne Grappe en dehors de la guerre de 1914-1918.

La publication des carnets d’Etienne Grappe est précédée d’une biographie (p. 9) de l’auteur extrêmement utile et bienvenue pour nous renseigner sur ses origines géographiques, socio-professionnelles, ainsi que sur son âge. Son père est «légiste » à Vizille, puis petit notaire de campagne à Oris. Il se retire au Perier (canton du Valbonnais). Il devient conseiller général, mais la biographie ne donne aucun renseignement sur ses orientations politiques. La biographie nous apprend que son père meurt dans la pauvreté et qu’il avait 5 enfants. Mais nous ne connaissons pas l’âge d’Etienne Grappe à la mort de son père. A priori, il devait être jeune puisque les 5 enfants à cause du décès de leur père ne poursuivent pas leur scolarité au-delà du Certificat d’Etudes. Le biographe (vraisemblablement son petit-fils) précise cependant que les 5 enfants « jouissent d’un niveau culturel bien supérieur à celui de leur condition sociale ».

Etienne Grappe : né le 14 avril 1877 à Oris-en-Rattier, près de La Mure, en Isère. Après avoir obtenu à 12 ans son certificat d’Etudes, Etienne Grappe débute dans la vie active en cultivant le petit « domaine montagneux du Sert de la Croix » au Perier. Il devient ensuite apprenti boulanger puis s’installe à Lyon où il travaille comme employé à l’arsenal de Lyon-Perrache.Il effectue son service militaire entre novembre 1898 et septembre 1901 au 22ème régiment d’infanterie de Gap.

Après la Grande Guerre, Etienne Grappe retrouve son emploi à l’arsenal de Perrache. Il décède en 1958.

Présentation des carnets d’Etienne Grappe.

Dans le livre des éditions l’Harmattan, les carnets sont entrecoupés de quelques notes historiques qui relient le parcours d’Etienne Grappe à des informations de portée plus générale sur le contexte militaire : p. 11 : du 3 août 1914 à février 1915 ;p. 53 : l’année 1915 ; p. 93 : le secteur de Verdun (février à septembre 1916) ;p. 121 : offensive de la Somme à mai 1917 ;P. 141 : août 1917 à mai 1918 ;p. 171 : juillet à novembre 1918.

La fin de l’ouvrage comprend deux index très utiles mais malheureusement sans renvois aux carnets : un index des lieux et un index des noms de personnes (des camarades, des gradés et des membres de la famille principalement).

A la fin de l’ouvrage, 5 pages des carnets d’Etienne Grappe sont reproduites de même que 3 photographies sur lesquelles l’auteur figure. Sur la page de couverture et sur la page de quatrième de couverture on trouve aussi deux photographies d’Etienne Grappe

2. Le témoignage.

A situation exceptionnelle (la guerre), pratique exceptionnelle (la tenue de carnets). Ainsi en a-t-il été pour des milliers d’hommes, qui conscients de vivre des moments inhabituels dans leur existence et dans leur siècle, voulurent conserver et entretenir pour eux, leurs proches ou pour un plus large public la mémoire de leur guerre. Les carnets d’Etienne Grappe se terminent ainsi : « Si plus tard, mes enfants, vous relisez ces lignes, rappelez-vous ce que les héros de la Grange Guerre ont souffert et ne souhaitez jamais que ces maux se renouvellent. » L’auteur donne ainsi à ses enfants une justification pédagogique à ces carnets : faire en sorte qu’une telle guerre ne renouvelle pas.

La prise de note débute le 6 août 1914 et se termine le 3 février 1919. Les notes sont prises au jour le jour ou regroupées par période de plusieurs jours (exemple : mardi 12 décembre à dimanche 17 décembre 1916). Les 52 mois de la guerre de l’auteur sont ainsi intégralement couverts y compris ses périodes de permission. Etienne Grappe ne fut jamais évacué ni pour maladie ni pour blessure.

Le parcours militaire de l’auteur est plutôt atypique puisqu’il servit d’abord dans un régiment d’infanterie territoriale (R.I.T.), le 105e R.I.T. jusqu’au 1er juillet 1916, puis dans un régiment d’active à partir du 11 octobre 1916 (le 103e R.I.), avant de retrouver deux autres R.I.T. (le 104e R.I.T. le 14 janvier 1918, puis après la dissolution de ce dernier, le 34e R.I.T).

Les différents grades occupés. Etienne Grappe est mobilisé comme caporal le 6 août 1914 au 105e R.I.T. Le 10 décembre 1914, il est nommé sergent. Le 17 juin 1916, il note dans son carnet : « Au sujet d’une note parue sur le rapport provenant du G.Q.G. : à défaut de volontaires, je suis désigné d’office comme candidat officier pour passer, après un cours de trois mois, dans un régiment d’active. Je suis le seul désigné de la compagnie. Cela ne m’enchante pas, mais je suis mon sort. Je suis désigné, peut-être est-ce mon bonheur. » Il part donc à l’arrière pour le peloton des élèves officiers. Après cette période d’instruction, il est nommé sous-lieutenant au 103e R.I.

La guerre d’Etienne Grappe.

Au 105e R.I.T.

Du 18 septembre 1914 jusqu’au 22 septembre 1915 : en Argonne (bois de la Croix-Gentin, Moiremont, Vienne-le-Château, puis entre le 5 juin et le 21 septembre 1915 dans la région de Villers-en-Argonne, en forêt à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front.

Du 22 septembre 1915 au 12 mai 1916 : En Champagne (Courtemont, Massiges, Virginy).

Du 13 mai au 30 juin 1916, dans le secteur de Verdun, ravitaillement de la cote 304 en munitions.

Période d’instruction.

Du 1er juillet au 10 octobre 1916 : à l’instruction dans le peloton des élèves-officiers qui fonctionne à Cousances-aux-Forges et dont le cantonnement est à Savonnières-en-Perthois

Au 103e R.I.

Du 11 octobre au 25 octobre 1916 : il arrive au 103e R.I. (le 11 octobre, il apprend sa nomination) qui stationne à Contrisson.

Du 26 octobre au 19 novembre 1916 : en permission, puis pendant 9 jours, il suit les cours du chef de section.

Du 20 novembre au 15 décembre 1916 : secteur de Verdun (ouvrage de Thiaumont, carrières d’Hautremont).

Du 19 décembre 1916 au 24 juin 1917 : en Meurthe-et-Moselle, secteur d’Ageviller, puis Saint-Martin.

Du 26 juin au 2 novembre 1917 : secteur de Verdun : côte du Poivre, Talou et Damloup. Il participe à l’attaque du 20 août 1917 : reconquête du ravin de Villevre, de Champneuville et de Samogneux (il est cité à l’ordre de la D.I.)

Du 20 novembre 1917 au 13 janvier 1918 : en Champagne (Auberive, le Mont Cornillet).

Au 104e R.I.T.

Il apprend son affectation le 14 janvier 1918.

Du 14 janvier au 10 juillet 1918, secteur de Sept-Sault dans la Marne.

A la suite de l’attaque allemande du 15 juillet 1918 en Champagne, il tient la ligne de résistance le 16 juillet, puis du 18 au 23 juillet 1918.

Le 25 juillet 1918, le régiment est dissous à Mourmelon-le-Petit.

Au 34e R.I.T.

Le 4 août 1918, il passe au bataillon de mitrailleuses du 34e.

Du 5 au 18 août 1918 : période de repos.

En août et septembre 1918 : travaux agricoles notamment (moissons à la ferme d’Alger).

Il suit également des cours concernant l’emploi de la mitrailleuse Hotchkiss.

En octobre 1918, au mont Cornillet (pour boucher les trous de mine sur la route).

Le 29 octobre 1918, à Rethel.

Après l’armistice.

Du 12 novembre au 23 novembre 1918 à Charleville (construction d’une passerelle).

Du 24 novembre au 11 décembre 1918 : à Mézières.

Du 12 décembre 1918 à la fin janvier 1919,  il est adjudant de garnison à la Place de Sedan.

Démobilisé, il arrive à Lyon le 2 février 1919

Remarque sur les secteurs occupés par Etienne Grappe : ce combattant fit toute sa guerre en Champagne, en Argonne, dans la Meuse et en Lorraine. Il n’occupa aucun secteur à l’ouest ou au nord-ouest de Reims.

3. Analyse.

Les notes prises pratiquement au jour le jour par Etienne Grappe sont essentiellement descriptives. Il mentionne avec précision ses mouvements, les secteurs qu’il occupe, les localités où il cantonne. Ainsi, il est très facile de recouper son témoignage dans le temps et dans l’espace avec d’autres documents tels que les Journaux des Marches et Opérations.

Il décrit de façon souvent concise ses activités. Dans ce domaine, le parcours de l’auteur est très intéressant puisqu’il servit dans un régiment d’infanterie territoriale, avant d’être affecté dans un régiment d’active pour enfin intégrer successivement deux autres régiments d’infanterie territoriale. Dans l’infanterie territoriale, les activités de l’auteur se localisent le plus souvent sur l’arrière front. Son unité construit des tranchées en seconde position, transporte du matériel et des munitions vers les premières lignes, empierre les routes. De juin à septembre 1915, l’auteur se trouve même à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front où il exploite la forêt en Argonne. Les taches ingrates et obscures des unités territoriales sont décrites. Mais lorsque le front s’anime, ces hommes d’une quarantaine d’années, généralement pères de famille, peuvent aussi se trouver très exposés. Ainsi en juin 1916, son unité ravitaille la cote 304 sous des bombardements quasiment constants : un camarade est tué, d’autres sont blessés.

Après son affectation au 103e R.I., il découvre la première ligne le 23 novembre 1916 dans le secteur de Verdun. En décembre 1916, à la suite d’un bombardement français, il décrit des scènes d’horreur : des corps déchiquetés, des membres qui sortent des tranchées etc.

Des informations laconiques de nature météorologique reviennent dans la plupart des prises de note journalières : « Mercredi 5 mai 1915. Je vais à la route, il fait beau temps, rien d’anormal » ; « Jeudi 6 mai 1915. Je surveille une corvée de cantonnement, il fait une forte pluie qui ne dure pas. » etc. Le temps qu’il fait prend toute son importance pour des hommes qui vivent désormais à l’extérieur et qui sont directement confrontés aux éléments, mais remarquons aussi que d’autres diaristes n’y font que très rarement allusion. La météorologie est donc bien un centre d’intérêt pour l‘auteur.

La prise de notes ininterrompue pendant la guerre permet d’étudier le parcours complet de ce combattant au cours du conflit et jusqu’à sa démobilisation. Un exemple, parmi d’autres, celui du rythme de ses permissions :

1ère permission : 12 au 21 octobre 1915

2de permission : 5 au 17 février 1916

3e permission (exceptionnelle) : 24 mars au 3 avril 1916 : son fils de 3 ans, très gravement malade, décède le 28 mars)

4e permission : 1er au 10 octobre 1916.

5e permission : 26 octobre au 8 novembre 1916 : « Je pars en permission le 26 au soir, chose que je n’attendais pas. »

6e permission : 25 février au 7 mars 1917.

7e permission : 11 au 24 juin 1917.

8e permission (exceptionnelle) : 11 au 24 juillet 1917 : permission de 3 jours pour la naissance de a fille et il obtient une prolongation.

9e permission : 7 au 29 octobre 1917.

10e permission : 30 janvier au 13 février 1918

11e permission : 24 juin au 7 juillet 1918

12e permission : 10 au 24 octobre 1918.

Les événements plus inhabituels auxquels participe ou assiste Etienne Grappe sont rapportés. Ils sont de différents types (la liste n’est pas exhaustive) :

Visites de personnalités à proximité du front :

– le 27 novembre 1914, le président de la République, Raymond Poincaré, suivi de Viviani, Dubost et Deschanel, entre dans sa « cahute ». Etienne Grappe échange quelques mots avec le président (p. 20).

– Le 4 décembre 1914 : visite d’un groupe de journalistes au bivouac : « Ce sont presque tous des hommes plus ou moins éclopés, bossus, malingres, boiteux. Un grand vêtu de brun a photographié notre cahute, c’est un correspondant le l’Illustration. » (p. 21).

Conseils de guerre et exécutions :

– 26 avril 1915 : 3 exécutions (les condamnés appartiennent au 82e, 113e et 131e de ligne). « C’est une bien triste corvée. Il y avait un père de trois enfants. Ils sont morts courageusement. » (p. 44-45).

– 4 mai 1915 : exécution d’un soldat du 113e R.I., avec description du cérémonial que l’auteur désapprouve en partie (p. 46).

– 23 octobre 1915 : «  siège du conseil de guerre jusqu’à midi, j’assiste aux débats, rien d’intéressant : 2 acquittements, 2 à 5 ans de réclusion et une peine de mort. » (p. 76).

Soûlerie et chant de l’Internationale :

– 18 au 22 janvier 1916 : le chanteur intempestif écope de 4 jours de consigne et il est changé de peloton.

Description d’un village détruit dans un « nota » : il s’agit du village d’Esnes (à proximité de la cote 304).

Description de visions d’horreur dans le secteur de Verdun (cadavres, etc.), p. 125, du 7 au 9 décembre 1916.

Dans son carnet de notes, Etienne Grappe a rédigé deux paragraphes qui portent le titre « Anecdotes sur Vauquois » et « Anecdotes ». Dans le premier paragraphe (p. 37, 13 mars 1915), il rapporte des propos qu’il a recueillis auprès de combattants venant des premières lignes : « […] Les Boches sortent de derrière les murs et lèvent les mains en criant « kamarades ». Puis les mitrailleuses tuent les leurs et les nôtres. On trouve des mitrailleurs boches enchaînés à leurs mitrailleuses. » […] Dans le second paragraphe, rédigé quelques jours plus tard, le 18 mars 1915, il retranscrit des paroles échangées avec un sous-officier qui lui indique avoir lancé  800 grenades, lors d’une contre-attaque. La précaution d’usage d’Etienne Grappe, par l’emploi du mot « anecdote » est incontestablement un révélateur de la véracité des faits décrits dans son carnet. N’ayant pas été un témoin direct des actions qu’il décrit dans ses « anecdotes », l’auteur reste prudent.

Le carnet de notes donne aussi des renseignements sur certaines pratiques des combattants. Ainsi, on constate qu’Etienne Grappe se trouve généralement assez rapidement informé des évolutions de la situation militaire ou diplomatique. Par exemple, il écrit pour la période du 16 au 21 mars 1917, alors que les événements viennent juste de se produire : « Le secteur est toujours calme. Il en est pas de même pour la Somme, où depuis le 17 les boches se retirent en détruisant tout sur leur passage. Chez les Russes des événements formidables se déroulent […] La bureaucratie est balayée par le souffle de liberté qui sort du peuple russe. Un parti se forme, comme nous en 93, pour bouter hors du territoire les boches. Ce peuple qui pourrissait d’avoir deux siècles en retard a fait un bon formidable et passe du règne du bon vouloir à un régime démocratique, presque sans effusion de sang. »

L’auteur, qui est marié, ne fait par ailleurs pratiquement jamais allusion à sa femme, sauf lors de quelques permissions et lorsqu’il perd son fils. Mais au moment où il suit la formation des élèves officiers, à l’arrière du front, sa femme et sa petite fille le rejoignent discrètement et ils ne sont pas les seuls dans ce cas : « On déjeune au café de la gare avec l’adjudant Bard et sa femme. » ( p. 116, 19 août 1916) ; « Je passe ces jours avec ma famille. Le temps marche vite. Berthe [sa fille] est très contente, mais on est obligés de se cacher pour ne pas contrarier l’autorité militaire ». En juillet 1917, il obtient une permission de 3 jours, pour la naissance de sa seconde fille qui fut conçue lors de sa 4e permission (1er au 10 octobre 1916). L’absence de la femme transparaît à une reprise dans le carnet : « Je regretterai mon séjour à Bertrichamp où j’ai passé de bonnes soirées avec mon ami Guillin. Bonnes soirées passées en famille avec Mlle Gabrielle et Mlle Veber. On a dansé quelques fois et flirté un peu avec ces gentilles demoiselles. Mlle Veber surtout m’est sympathique pour sa douceur et sa gentillesse. Je n’oublierai pas ses beaux yeux et sa jolie bouche où j ‘ai cueilli quelques baisers bien doux et bien tendres ». (p. 130, 7 au 17 février 1917).

Si les notes d’Etienne Grappe sont essentiellement descriptives, l’auteur dévoile néanmoins ses pensées, son état d’esprit ou ses réflexions autour de trois sujets.

Le premier concerne la guerre elle même avec son cortège de destructions et de tués :

– p. 108 (1er juin 1916): note sur la destruction d’Esnes (encore essentiellement descriptive) mais avec l’expression « l’horreur de cette guerre ».

– p. 106 (l’auteur est à 4 km de la cote 304, le 21 et 22 mai 1916) : « (Quelle tristesse et quelle folie, vraiment l’Europe est en train de se suicider) ». L’usage des parenthèses dans le texte est encore une fois révélateur : l’auteur fait, par cette utilisation, une distinction entre ses observations et sa pensée.

–  p. 125 (7 au 9 décembre 1916) : « Que Verdun aura donc coûté de vies humaines, de gâchis, d’affreux drames. »

– p. 176 ( il rencontre des hommes de son ancienne unité le 103e R.I. le 24 août 1918 et il apprend la mort de presque tous ses anciens camarades) : « Quand donc finiront ces massacres et que va-t-il rester des Français ? »

Les deux autres sujets alimentant les réflexions de l’auteur sont directement en rapport avec sa situation personnelle. Tout d’abord, le 21 mars 1916, il apprend que son fils de 3 ans est malade. Le lendemain, il reçoit une lettre encore plus inquiétante et le 24 mars, il obtient du colonel une permission exceptionnelle pour se rendre au chevet de son enfant. Ce dernier meurt le 28 et il apprend la nouvelle à sa femme. Etienne Grappe exprime alors sa souffrance et dans son carnet, il s’adresse à son fils qu’il n’a pu voir grandir : « Je vais repartir sur le front, donne-moi la force de supporter cette cruelle séparation, toi que je n’ai pu aimer suffisamment, que je n’ai pas pu voir tes premiers pas ni tes premiers appels. J’emporte de toi seulement une mèche de cheveux que je baiserai de temps à autre, dans mon deuil et mon isolement. » […].

Ensuite, et de façon récurrente après son arrivée dans un régiment d’active, Etienne Grappe décrit généralement très négativement les officiers de carrière. Sa critique est évidemment alimentée au regard de sa situation personnelle : en juin 1916, alors qu’âgé de 39 ans et servant dans un régiment d’infanterie territoriale, il est désigné d’office comme candidat d’élève officier. Après sa nouvelle affectation, il côtoie  ou croise des officiers de carrière qui font tout pour « s’embusquer » et s’éloigner des zones de combat.

– p. 106 (27 mai 1916), au sujet de son lieutenant qui change de compagnie : « (on ne le regrette pas, c’est un pédant) c’est l’ancien juteux devenu officier, service et règlement, mais rien de guerrier. »

– p. 145 (24 et 25 août 1917), à propos de son capitaine : « Quelle homme ! Fait de surface, aucun sentiment profond. Mauvais esprit de préjugé et se figurant d’une caste bien plus élevée que le commun des mortels parce qu’il a une particule devant. Rejeton dégénéré d’une caste qui se rattache encore à des vieilleries et qui voudrait encore revenir à deux cents ans en arrière. Mauvais patriote comme ils sont tous et qui font toutes sortes de démarches pour se faire mettre à l’arrière, alors que c’est leur métier de se battre. »

– p. 151 (14 au 19 novembre 1917), à propos du même capitaine : « De Grossouvre s’en va à Dijon au 11e Dragon. Il ne tient plus de joie. Voilà le patriotisme de ceux qui devraient donner l’exemple ! Officiers de métier à l’arrière, pendant que les vieux civils combattent.[Parmi « les vieux civils », l’auteur] Il est vrai qu’on n’y perd pas bien, il est plutôt lâche que brave. Les boches lui font peur de près. »

– p. 153 (13 décembre 1917) : « Je demande à partir du 103e parce que je suis écoeuré  des injustices qui se passent dans ce régiment. On ne met dans les postes de mitrailleurs, ou autres, que de jeunes officiers qui sont protégés ; au Dépôt divisionnaire, ce sont toujours les mêmes qui y sont et principalement des officiers de l’active qui devraient être en ligne. […] Voilà la justice. »

– p. 154 (22 au 27 décembre 1917), à propos du commandant Tabusse qui « continue ses excentricités criminelles ».

– p. 177 (28 au 31 août 1918). « Je vais me présenter au nouveau commandant du bataillon (Lardet) officier d’active. Cela paraît bizarre que cet homme de métier âgé de quarante ans soit versé dans la territoriale. »

L’injustice que ressent Etienne Grappe réside aussi dans le fait que tous ces officiers, selon lui, ont fait jouer leurs relations plus importantes du fait de leur rang social ou de leurs origines socio-culturelles et familiales, tandis que ses propres efforts n’ont pas abouti. Ainsi dès le 13 juin 1915, il précise dans ses notes : « J’écris des lettres [il ne dit pas à qui] et fais ma demande pour l’arsenal. » [il demande une affectation pour l’arsenal de Lyon-Perrache dans lequel il travaillait avant la guerre]. Plus tard, lorsqu’il veut quitter le 103e R.I. pour retourner dans une unité territoriale, il use à nouveau de sa plume : « J’écris à M. Rognon pour lui demander mon passage dans un régiment de territoriale. » (13 novembre 1917). Le carnet ne précise pas qui est Monsieur  Rognon, mais il est assez vraisemblable qu’il s’agisse d’Etienne Rognon qui était conseiller municipal de Lyon et qui deviendra par la suite député. Cette fois-ci, il est nettement plus confiant : « Je fais aujourd’hui une demande pour passer dans la territoriale. Avec l’appui de M. Rognon, je pense réussir. » (20 au 26 novembre 1917). Son vœu est exaucé le 14 janvier 1918, mais le carnet ne dit pas si l’intervention de M. Rognon a été déterminante.

En conclusion, les carnets d’Etienne Grappe sont d’une grande fiabilité concernant les événements rapportés. Ils nous donnent des informations précises et continues sur la vie des combattants ainsi que sur certaines de leurs pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives. Il s’agit donc d’une bonne source documentaire émanant d’un homme qui connut à la fois l’arrière front (dans les unités territoriales) et les premières lignes (dans un régiment d’active). L’auteur ne laisse pratiquement pas transparaître ses opinions politiques. Ce n’est manifestement pas quelqu’un qui combat pour « le droit et la civilisation ». Bien qu’il emploie le mot boche, il ne montre aucune haine particulière envers l’ennemi qu’il évoque d’ailleurs rarement. Un blessé allemand a même retenu son attention et l’a sans doute marqué durablement : «  Au dessus des carrières d’Hautremont, il y avait un boche pris sous un éboulement, les deux jambes entre deux roches. On lui a donné à manger pendant 6 jours, et finalement il est mort sans qu’on puisse le dégager. Il faisait pitié et pleurait. Quelle horrible chose ! » (7 au 9 décembre 1916). Son carnet ne fait pas non plus référence à la patrie ainsi qu’à la religion. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il n’apprécie pas vraiment la religion catholique, car en décrivant à deux reprises des pratiques assez déroutantes d’officiers, il emploie le terme de « jésuite ».

Thierry Hardier

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