Jeanneret, Charles-Edouard (dit Le Corbusier) (1887-1965)

1. Le témoin

Charles-Edouard Jeanneret est né le 6 octobre 1887 à La Chaux-de-Fonds en Suisse. Son père, Georges-Edouard, est graveur et émailleur de montres et sa mère Marie-Charlotte-Amélie Perret, est musicienne. Il est donc issu d’une famille d’artisans protestants émigrés du Sud-Ouest de la France par son père et d’industriels horlogers suisses par sa mère. D’éducation bourgeoise, il a 14 ans et demi lorsqu’il entre à l’école d’art de La Chaux-de-Fonds pour y suivre d’abord un apprentissage de graveur-ciseleur. Mais, sous l’impulsion de son maître Charles L’Eplattenier, il s’oriente vers l’architecture et réalise, à 18 ans, les plans de sa première construction, la villa Fallet. A partir de 1907, il entreprend des voyages d’études en Italie, en Autriche, Grèce, Turquie, et en Allemagne mais ne parvient pas à s’introduire dans le milieu des architectes de ces pays. Il poursuit son apprentissage entre La Chaux-de-Fonds et Paris, ville dans laquelle il souhaite s’installer et investir pour assouvir sa passion de l’architecture. En 1913, il enseigne à l’Ecole d’Art de la Chaux et s’installe comme architecte. La guerre déclarée le pousse à se rapprocher de la cause française et des milieux culturels parisiens. Le 14 février 1917, il fustige la position suisse en ces termes : « Nous sommes de sales neutres uniquement occupés à des affaires. Nous sommes les eunuques de la situation » (page 410). Pour les présentateurs, n’a-t-il pas écrit dans une correspondance à Auguste Perret, non reproduite, le 20 novembre 1914 : « Je pense que si j’avais été à Paris, je serais parti au feu » (page 409) ? Il s’installe durablement dans la capitale en février 1917. Il y vit les affres de la vie parisienne pendant la Grande Guerre en entamant une carrière d’architecte et d’industriel dans la Société d’Entreprises Industrielles et d’Etudes et la Société d’Applications du Béton Armé. Il estime y parvenir malgré la guerre en écrivant, le 14 mars 1918 : « Si vous saviez comme, objectivement, je suis heureux, comme je réalise au mieux, au cent fois mieux de mes espérances. Est-ce que j’aurais rêvé me faire en pleine guerre, à Paris, une situation financière, morale et sociale ; exister ? C’est fait » (page 443). Parallèlement, il participe ardemment à la vie artistique et s’engage dans les milieux littéraires (il fonde l’Esprit Nouveau mais publie également plusieurs ouvrages d’architecture), esthétiques et picturaux (il fonde le purisme avec Amédée Ozenfant). Touche à tout, il multiplie les expériences dans tous les domaines : ainsi, le 9 janvier 1919, « on [l]e consulte ces jours pour une grosse affaire d’eaux minérales dans les Vosges (boutique avenue de l’Opéra, usine d’embouteillage là-bas, programme de ville d’eau, hôtels, casino, jeux etc.). Il faut faire face à tout ». Le 25 janvier 1919, Jeanneret indique que, par le biais de l’Association Renaissance des Cités, il a été « prié de faire une communication sur le dégagement de la cathédrale de Reims » (page 516). Le 9 mai 1919, il indique dans une lettre à ses parents : « J’ai fondé dans ma société une section des Industries de l’Alimentation et j’ai comme collaborateur l’ingénieur frigoriste peut-être le plus capable de France, celui qui a fait les gaz asphyxiants, l’assèchement de la poudre B et d’autres travaux considérables. C’est un Danois (…) » (page 536). La suite de ses correspondances ne dira rien toutefois sur ce projet et cette collaboration. De fait, il n’est pas à proprement parler un reconstructeur de la Grande Guerre. Début 1921, son entreprise de briqueterie d’Alfortville fait faillite mais il poursuit en architecture et il va dès lors multiplier les projets et les réalisations qui vont faire de lui Le Corbusier, pseudonyme choisi en 1920 en référence au père Le Corbusier, un aïeul cité dans une lettre de décembre 1908. C’est ainsi le 13 février 1921 qu’il l’utilise dans ses correspondances. Le 8 novembre 1925, il apprend de sa mère le cancer incurable de son père, qui mourra le 11 avril 1926, alors que sa mère mourra le 15 février 1960 à l’âge de 101 ans. Lui-même décède le 27 août 1965 à Cap Martin.

Nous avons volontairement limité la biographie de Charles-Edouard Jeanneret à la période considérée. Pour toute information complémentaire, il convient de consulter sa fondation http://www.fondationlecorbusier.fr/ .

2. Le témoignage

Baudouï, Rémi – Dercelles, Arnaud (prés.), Le Corbusier. Correspondances. Lettres à la famille, 1900-1925. Tome I. Gollion (Suisse), Infolio, 2011, 765 pages.

L’ouvrage publie dans un premier volume les correspondances échangées avec sa famille par Charles-Edouard Jeanneret entre le 6 mars 1900, alors qu’il a 13 ans et demi, et le 31 décembre 1925. Nous n’avons pour la présenté étude pris en compte que les courriers reproduits pour la période allant de 1913 à 1925. En effet, Charles-Edouard Jeanneret étant revenu au domicile familial de la Chaux-de-Fonds, l’ouvrage ne reproduit que deux lettres pour 1913, deux pour 1914, quatre pour 1915 et aucune pour 1916. Par contre, son installation à Paris en février 1917 initie une abondante correspondance avec la Suisse, présentant des éléments susceptibles d’être utiles à l’étude de son positionnement en tant que citoyen suisse et de son témoignage pendant la Grande Guerre. Toutefois, ses écrits, publiés semble-t-il exhaustivement, sont la reproduction d’une correspondances épistolière presque uniquement familiale, donc le plus souvent intime voire domestique. De fait, l’étude de cette volumineuse correspondance apporte peu à l’analyse du parcours ou d’un éventuel témoignage de Charles-Edouard Jeanneret en lien avec la Grande Guerre. A peine donne-t-elle quelques éléments sur la psychologie de ce personnage complexe qui fut indéniablement l’un des génies de son temps.

3. Résumé et analyse

Sa première mention de la guerre est assez tardive. L’année 1917 n’est concernée que par 6 lettres, certes assez longues, et c’est seulement le 17 février 1918 que Charles-Edouard Jeanneret évoque les bombardements de Paris et les raids de Gothas : « Il est tombé une bombe tout près de mon bureau et aussi tout près de mon domicile » (page 436). Cet évènement sera pour lui, et de manière récurrente, y compris pour les soldats en ligne, l’occasion d’un spectacle « saisissant » (page 436) vu en bravant l’alerte sur le Pont des Arts. Il y revient à plusieurs reprises, décrivant la nuit totale de la ville lumière (12 mars 1918 – pages 442-443) et il dit agir quasiment par bravade devant cette menace : « Or donc on a des bombes par-dessus la tête, c’est-à-dire que les femmes n’ont pas la tête solide. Ce qu’elles s’en font ! Moi, je suis inconscient. Pourtant j’ai décidé de zigzaguer nuitamment du côté des caves, après les évènements de ces jours qui furent plus démonstratifs que d’autres. Je le répète il y a chez moi l’inconscience du danger et cela dans tout, dans les affaires aussi ; je ferai un fort bon troupier » (16 mars 1918 – page 444). Loin du danger, en effet, il estime : « La mort ne m’effraye pas, la mienne ou celle des autres » (16 mars 1918 – page 444). Il semble trahir ici le comportement général des Parisiens, souvent rapporté, et qui n’est pas uniquement l’image d’Epinal d’une littérature patriotique. Ainsi, évoque-t-il les tirs du Pariser Kanon, le 24 mars 1918 : « Les Boches ont cru nous embêter avec leur nouvel ustensile à rallonge. S’ils avaient pu voir les Parigots pendant tout ce dimanche de printemps alors que tous les quarts d’heure ils crachaient un pruneau, ils auraient écarquillé les yeux. En tous cas, ces cochons-là ont de l’ingéniosité, mais nous autres, on a du cran » (page 451). En effet, répondant aux lettres angoissées venant du pays, il relativise l’effet du « Kâânon » comme il l’appelle dans une lettre 11 avril 1918 (page 452) : « Le canon ! Le canon a fait parler les commères et les journalistes, ces salauds. Alors vous avez cru, que Paris était bombardé comme les tranchées, estimant que la ville prenait jour après jour l’aspect d’Arras, d’Ypres, de Reims. Cent obus de réussis, c’est probablement le total. Une moyenne de cinq à six victimes par jour. Vous êtes-vous jamais alarmé à l’idée que cinq incendies avaient éclaté en Suisse, chaque jour, et que cinq personnes étaient mortes. Et avez-vous eu la vision d’un pays dévasté, et de gens « aux nuits agitées », « au corps brisé », « à la pauvre tête fatiguée » ? Je vous défie, débarquant à Paris, et sans guide, après dix jours de recherches, de trouver, de dénicher un seul trou d’obus. Vous n’avez pas vu Paris faire la nique au Kaanon, et s’en foutre, mais s’en foutre jusqu’à la gauche ! Voilà pour le canon qui n’existe plus » (14 mai 1918 – page 462). Certes Paris n’est pas tout de crânerie, où l’« on compte beaucoup de gens assommés par la guerre » (17 février 1918 – page 439) mais globalement, Jeanneret comme Paris ne subissent pas la guerre. Le 8 novembre 1918, il écrit à se parents : « Victoire, ici drapeaux, canons, la fin, Boches bouclés. C’est fabuleux ; ville calme archi calme » (page 498) et le 18 : « Et la Victoire hein ? Il y a eu des jours d’enthousiasme. Enfin Paris s’est réjoui et a pavoisé. Paris est une gerbe de drapeaux. Par-dessus tout une dignité impressionnante, la même que sous les godasses. Paris a du cran » (page 499). Il communique le 18 novembre à toute sa famille la liesse de la victoire, y compris fêtée par les citoyens helvétiques de Paris (page 500). La guerre terminée, Jeanneret ne l’évoque plus que comme d’autres préoccupations ; la grippe espagnole (page 499), « le prix de la vie [qui] devient fabuleux, la question ouvrière insoluble » (5 novembre 1919 – pages 564), et les problèmes économiques de l’après-guerre : « Vous n’imaginez pas ce qu’est l’époque actuelle et quel ressort elle exige. Sans un courage invincible et un optimisme inaltérable, on est foulé, roulé, écrasé » (13 juillet 1920 – page 593). Car son après-guerre parisien est économiquement terrible : « Vous n’imaginez pas ce qu’est la lutte à Paris. Il faut y avoir posé sa candidature pour s’en apercevoir » (10 novembre 1920 – page 603). « L’industrie est donc à peu près tuée ici, pour laisser bien des cadavres et des mois ou des années de lutte » (15 décembre 1920 – page 604). Sa participation à la reconstruction du pays est gênée par sa nationalité suisse ; le 30 janvier 1921, il rapporte : « Plusieurs, à la Renaissance des Cités, m’avaient désigné pour établir les plans du village modèle qui va être construit dans le Nord à Pinon, mais on s’est aperçu que j’étais étranger et çà n’a pu coller » (page 612). De fait, il fait rechercher par son père ses origines françaises afin de parer à « un mouvement « ultra », de droite, royaliste, etc., nationaliste par-dessus tout [car on] projette des lois coercitives contre les étrangers, celle par exemple d’interdire à un étranger de posséder une affaire en France » (4 avril 1923 – page 650). Est-ce à cette date qu’il faut rechercher la volonté d’être naturalisé français, ce qu’il parviendra à obtenir en 1930 ? Toujours est-il qu’il se sent profondément parisien : « (…) Paris est le seul endroit où puissent s’affiner, s’aiguiser, cette esthétique, cet esprit qui sont ma préoccupation. Je serais effroyablement déraciné s’il fallait partir » (4 avril 1923 – page 650). Mais c’est l’autre guerre qui va ériger Charles-Edouard Jeanneret en un Le Corbusier à la renommée mondiale.

Yann Prouillet, avril 2012.

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Pergaud, Louis (1882-1915)

« Ça continue, je lâche le crayon et vive la France ! » (8 octobre 1914). Ce passage illustre à lui seul l’état d’esprit dans lequel l’écrivain Louis Pergaud, prix Goncourt 1910 avec La Guerre des boutons, a rédigé son carnet de guerre. Ce dernier  témoigne en tout cas, à travers une écriture directe, et grâce à la présentation critique de son édition par Françoise Maury, de l’expérience d’un homme de lettres appelé par la conscription au combat, soucieux de noter fidèlement sur son petit carnet marron ce qu’il vit, avec un certain talent de narrateur. Mobilisé dès l’entrée en guerre d’août 1914 au 166e RI cantonné à Verdun, il restera avec son unité dans le secteur au Sud-Est de cette ville jusqu’à sa disparition en avril 1915.

Pergaud retient d’abord l’incorporation et l’intégration au groupe des camarades de l’escouade du peloton des futurs sous-officiers, et à celles encore plus restreintes des camarades choisis (« la vie à trois s’organise ») à la caserne, mais qui partent à tour de rôle dans des directions différentes. Stéréotypes énoncés envers les Méridionaux, échos des « atrocités allemandes » et des « batailles » se succèdent dans les notes de l’écrivain jusqu’au départ au front en octobre 1914 après une courte formation. D’emblée, les « mots » de guerre de Louis Pergaud montrent un soldat investi dans son rôle de cadre combattant et une adaptation vitale aux conditions de vie et de combat. Il nous rappelle la violence des engagements de l’automne, ici autour de Verdun, chacun des deux armées ayant encore la perspective de prendre rapidement l’avantage.

L’intellectuel entre en contact avec toutes les composantes sociales et régionales de la société, intégrant l’argot de caserne et des tranchées qui s’installent avec la fixation de la ligne de front et en parallèle, le brassage et de la mobilité des hommes de secteurs en secteurs. Arrivé dans les tranchées, Louis Pergaud conserve son « métier » d’écrivain et rédige la préface du journal de son capitaine de compagnie, tout en s’incorporant au groupe des sous-officiers dont il narre le quotidien. Le rôle du sous-officier d’infanterie paraît difficile puisqu’il s’agit de régler en guerre la vie en communauté, sous les ordres d’officiers parfois peu altruistes : distribuer équitablement abris, postes et nourriture, surveiller et punir, régler les litiges entre les hommes et avec les civils, et sermonner les « poilus » qui « pissent » littéralement sur leurs camarades endormis (9 novembre). La guerre racontée par Pergaud est donc celle « au ras du sol », qui évite les grandes tirades et les réflexions panoramiques, pour s’attacher aux détails signifiants. Il trouve dans son nouveau « métier » à la fois une communauté, celle des sous-officiers « dans la tranchée » avec qui il partage les tâches, les corvées, les colis. C’est pour lui le cadre de la camaraderie masculine construite aussi par l’autorité militaire (appel des morts de la compagnie – 31 décembre 1914) qui ne va pas d’ailleurs toujours de soi, tant le camarade militaire peut être un « puant individu », ou porteur d’une identité de « caste » (p. 70).

La sanction positive devient un des horizons d’attente : devenir adjudant et coudre l’écusson du grade ou acheter après cette nomination sa gaine de revolver ; être proposé sous-lieutenant, autant de perspectives notées avec régularité dans le carnet de Pergaud qui témoigne de la force d’attraction de la hiérarchie : il s’agit aussi de briller et se rapprocher du monde des décideurs.

En février 1915, Pergaud n’a pas perdu son coup de plume et témoigne des échos de la bataille des Eparges. Les 18 et 19 mars, il connaît la violence décuplée des assauts devant Marchéville-en-Woëvre qui monte d’un cran, avec l’écrasement des hommes présentés comme spectateurs. L’écrivain n’hésite pas à noter l’horreur de la situation : « Le soir, la 1ère compagnie seule doit recommencer l’opération. C’est ridicule et odieux ! Et le 75 nous a tapé dessus achevant les blessés de P3 » ; « Danvin manque de se noyer dans un trou plein de boue, de sang, de pissat et de merde. » Il semble que Louis Pergaud ait été blessé dans la nuit du 7 au 8 avril 1915, pulvérisé ensuite sur le champ de bataille par les mêmes tirs des canons français.

Bibliographie :

. Pergaud Louis, Carnet de Guerre, Paris, Mercure de France, 2011, 158 p.

. Les Tranchées de Louis Pergaud, Connaissance de la Meuse, 2006.

Alexandre Lafon, février 2012

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Schlund, Pierre (1890–1984)

1. Le témoin

Pierre Schlund est né le 8 février 1890 à Buhl dans le Haut-Rhin, de parents, industriels alsaciens d’origine bretonne, ayant une usine à Guebwiller et farouchement francophiles. D’un milieu bourgeois – il fréquente Bartholdi, des militaires français et de grands industriels – il fait ses études primaires au collège de la ville, ainsi qu’à Metz afin de préparer un avenir destiné à « l’industrie textile et plus particulièrement à la construction de machines pour cette industrie » (page 17). Etudiant, il poursuit ses études en Angleterre mais doit avant cela accomplir son service militaire. Il choisit de se porter volontaire dans l’armée du Kayser afin de n’accomplir qu’un an, au lieu de trois, et, bachelier dispose du choix de son unité ; il intègre le 113e régiment d’infanterie badois de Fribourg et est inscrit d’office au peloton des officiers de réserve. Bon soldat, il est même gratifié du titre de tireur d’élite de sa compagnie mais, Alsacien, fiché, il ne peut dépasser le grade de sergent. Son temps effectué, il est renvoyé à la vie civile à l’automne 1912. Ayant achevé des stages dans l’industrie alsacienne, il poursuit son cursus à Bradford en Angleterre et obtient son diplôme d’ingénieur. En juillet 1914, après un voyage d’études auprès des industries linières d’Ulster, dans une Irlande du Nord elle-même en pleine tourmente, il revient en Alsace alors que les bruits de guerre se font plus précis.

Après-guerre, Pierre Schlund épouse à Aubenas Marie-Louise Gendre, le 8 septembre 1921, avec laquelle il aura cinq enfants. Il décède en mars 1984 à Morschwiller-le-Bas où il s’était retiré après une vie militaire et industrielle particulièrement bien remplie.

2. Le témoignage

Schlund, Pierre, Souvenirs d’un Alsacien, 1914-18 – 1939-45, Montréal, Mille-et-une-vies, 2011, 257 pages.

Mandé par son père de ne pas rentrer en Alsace et de se constituer « prisonnier des Français » avant même la déclaration de guerre, il décide à la mobilisation de rejoindre sa caserne allemande pour y faire ce qu’il qualifie être « son devoir ». Le 28 juillet 1914, il est incorporé au 170e IR d’Offenburg et entre en guerre en Alsace, à Mulhouse. Là, le 10 août, au premier engagement avec les troupes françaises, près d’Illzach, il met son plan à exécution et déserte à la première occasion. Il se rend alors aux premiers soldats français rencontrés qui ne sont autres que ceux du 35ème R.I., le régiment commandé par son cousin, le chef d’escadrons Leyrault. Débute alors l’incroyable parcours de guerre d’un Alsacien, déserteur assumé qui va successivement au cours de la campagne occuper les fonction d’infirmier à Roanne, participer à la mise sur pied du camp d’Alsaciens-Lorrains de Saint-Rambert-sur-Loire, être interprète, intégrer le dépôt du 6e RAC puis enfin pouvoir se porter volontaire dans l’armée française, au 1er zouaves d’Alger. Il y apprend à être un soldat français mais, grâce à un piston au 2e bureau, il parvient à être affecté, au printemps 1918, à une unité spéciale appelée le « Centre d’Interrogatoire Spécial des prisonniers de guerre (C.I.S.). Par l’infiltration des groupes de prisonniers, dans les hôpitaux ou les camps au plus près du front, en uniformes allemands, que ce centre improvise, il parvient à collecter de multiples renseignements auprès des prisonniers de guerre allemands, gagnant leur confiance en se faisant passer pour un des leurs. Obtenant ainsi des renseignements de première importance, il y gagne ses galons de sous-lieutenant et une citation, et collabore ainsi de manière singulière à la victoire. L’Armistice survenu, après une courte mission d’interrogatoire des prisonniers français de retour d’Allemagne, il se voit confier une mission au Service Industriel d’Alsace, avec la mission notamment de faire rapatrier le matériel industriel volé par l’ancien occupant en France. A la fin de 1919, il quitte enfin l’uniforme et se voit confier la direction de la cuivrerie Vogt &.Cie, à Niederbruck, dans la vallée de Masevaux.

La suite de ses souvenirs rapporte cet entre-deux-guerres industriel, les affres de l’autre guerre, sous le joug nazi, dans laquelle Pierre Schlund parvient à conserver une activité manufacturière continue en pays annexé puis, après la victoire, son action prépondérante dans la reprise industrielle et l’occupation économique d’une Allemagne vaincue, divisée par les quatre grands vainqueurs.

3. Résumé et analyse

Les souvenirs de Pierre Schlund sont ceux, plus rares, d’un alsacien issu d’une famille industrielle francophile, voire française : « mon père, désireux d’annihiler chez moi l’influence allemande, ne cessa de m’inculquer la nostalgie de la patrie perdue » (pages 15-16). Il fait toutefois son service militaire allemand avec le souhait assumé de s’ « instruire au mieux dans l’art militaire avec la secrète arrière-pensée que cet acquis pourrait bien, qui sait ?, (…) servir plus tard du bon côté » (page 23). C’est le 6 août 1914, lors d’une revue par le général Deimling, qui ordonne « Chargez vos fusils ! Nous entrons en pays ennemi » qu’il confirme son dessein d’avant-guerre : « Je compris ce qu’il me restait à faire ! » (page 31). Il prend donc la décision, mûrement réfléchie malgré des risques multiples, de déserter, ce qu’il fait au premier engagement.

Le témoignage de Pierre Schlund est ainsi en cela le contre témoignage de Dominique Richert (in Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. Strasbourg, La Nuée Bleue, 1994) qui ne parvint à ce même dessein qu’en juillet 1918, après avoir passé la quasi-totalité de sa campagne sur le front russe et ayant subi cet exil du fait d’un trop grand nombre de désertion des soldats alsaciens, dont Schlund, au début de la campagne. Hélas le témoignage de Pierre Schlund, bien que d’un parcours de guerre considérablement plus riche et diversifié que Richert, ne s’érige pas au niveau du plébéien dans l’intérêt narratif et descriptif. En effet, à plusieurs reprises, Schlund, qui regroupe ses souvenirs sur une période allant de 1896 à 1947, occulte les phases d’intérêt de son parcours de guerre par de trop nombreux et inappropriés « il serait trop long de s’étendre ici sur… » (page 70) ou telles situations « mériteraient d’être relaté[e]s » (page 90). Dès lors, son rôle en captivité à Saint-Ramber, son apprentissage d’ancien sous-officier allemand comme soldat français, ses informations sur le Service industriel de récupération économique et surtout son emploi singulier au sein d’une C.I.S. sur laquelle peu de choses ont été écrites par ailleurs ne sont pas malheureusement pas décrits au-delà de l’anecdote. Ses souvenirs sont également peu datés, nuisant ainsi à la précision du suivi du parcours du témoin.

Plusieurs éléments d’intérêt sont toutefois présents dans l’ouvrage tels : les conditions de réalisation du service militaire allemand pour un Alsacien (page 21), l’implantation et l’usage de la TSF avant-guerre (page 25), la séparation obligatoire des prisonniers allemands et alsaciens en camp (page 40) et le fait qu’ils aient été vêtus d’uniformes bleus de la police anglaise (page 48), l’affaire des graves altercations avec les prisonniers chinois à Fraisses (près de Saint-Ramber) faisant de nombreux morts dont 17 Chinois (page 49), la répartition des 12 000 prisonniers alsaciens à Saint-Ramber : la moitié « était répartie dans divers détachements dans toute la métropole et l’autre moitié servait au front et dans les colonies d’Extrême-Orient – sans oublier tous les mobilisés dans les usines de guerre » (page 51), le « Centre d’Interrogatoire Spécial des prisonniers de guerre » (C.I.S.), son étendue et ses méthodes (pages 70, 74 et 75) et le fait que les prisonniers allemands ne discutent pas près des clôtures barbelées, réputées être munies de micros (page 79).

Ecrits en 1974, ces souvenirs sont rédigés pour le lecteur (page 73) et agrémentés pour la partie deuxième guerre mondiale, du carnet de la sœur du témoin, Marie-Odile Schlund. Quelques très rares erreurs de retranscription (Saint-Blaise-la-Roche (Bas-Rhin) est confondu avec Saint-Blaise, hameau de Moyenmoutier, (Vosges), page 44) sont compensées de notes opportunes rendant la présentation de qualité. L’ouvrage est illustré de nombreuses photographies de famille d’une qualité de reproduction hélas très médiocre.

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

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Ferroul, Edouard (1889-1976)

Né à Saint-Sulpice (Tarn), le 15 septembre 1889, dans une famille d’ouvriers agricoles. De sa scolarité primaire il retire sinon une bonne orthographe, du moins une ouverture d’esprit et un goût de l’écriture qui lui fait acheter, avant le départ en 1914, un crayon et un carnet pour noter ses impressions. Il a fait le service militaire au 122e RI de Rodez d’octobre 1910 à septembre 1912 et en est sorti caporal. En août 1914, jeune marié, il a 25 ans. Sur sa fiche matricule, il est noté comme plâtrier. Il part le 3 août ; il est blessé au combat de Loudrefing en Lorraine le 18 août et évacué vers le sud. En convalescence, il recopie ses notes au propre sur deux cahiers : 181 pages pour décrire moins d’un mois, c’est dire que le témoin nous donne bien des détails. Il repart en janvier 1915 au 80e RI ; blessé le 19 mars en Champagne, à Beauséjour, il rédige un troisième cahier, de 56 pages. Il a ensuite combattu de décembre 1915 à septembre 1917 au 116e RI, puis du 10 août au 11 novembre 1918, l’interruption étant due à une maladie non précisée sur sa fiche matricule (à remarquer que celle-ci ne mentionne pas sa première blessure ; les documents officiels ont parfois leurs limites). Démobilisé, et devenu père d’une fillette, il entre comme homme d’équipe à la compagnie ferroviaire du Paris-Orléans en 1920. Ses petits-enfants ont conservé les trois cahiers mentionnés ci-dessus. On ne sait pas s’il a écrit la suite, mais, sur le début de la guerre, le témoignage est remarquable.

Nous avons d’abord une fine description de l’atmosphère lors de l’annonce de la mobilisation : l’incertitude, les rumeurs, le manque subit de numéraire, la consternation, les pleurs, le souci de faire bonne figure (après avoir avoué que lui-même a pleuré). Puis c’est l’effet de groupe lors du départ et du passage du train de gare en gare. On retrouve les camarades et les gradés du temps du service ; on accepte sans rechigner de vivre à la dure ; on part vers l’est, la fleur au fusil. Là, du côté de Lunéville, on entre rapidement en contact avec les réalités de la guerre. Les premiers morts, des uhlans, qui ont sans doute le même âge que lui, inspirent de la compassion, de même que les habitants du village de Xousse incendié par l’artillerie allemande. La frontière est franchie. Certains habitants se comportent en vrais Allemands ; d’autres leur annoncent le piège vers lequel se précipitent les régiments français. C’est là, au débouché du bois de Loudrefing, que les Allemands les attendent dans des tranchées cimentées préparées à l’avance et protégées par des rideaux de barbelés et le tir des mitrailleuses et des canons. Le 122e et le 142e sont fauchés. Édouard Ferroul est blessé par ce qu’il croit être une balle de fusil ou de mitrailleuse, qu’il sent dans son pied, et il doit battre en retraite en rampant sous les balles et les obus, au milieu des morts et des blessés. Il a la chance d’atteindre le bois, puis d’être soigné par les Français et évacué vers Lunéville où un étudiant en médecine le charcute « comme un boucher » pour extraire la balle qui se révèle un schrapnel. Il lui faudra subir encore 80 heures de cahots dans un wagon à bestiaux pour arriver dans un centre de soins à Pau.

En janvier 1915, il note que le retour de blessés guéris vers le front manque d’entrain. En Flandre, il découvre la guerre des tranchées et les incessants travaux de consolidation. Son régiment est ensuite envoyé en Champagne, du côté de Mesnil-les-Hurlus, où les combats ont été acharnés : « Nous marchons dans ce boyau pendant demi-heure et des soldats, qui dorment dans des trous creusés dans la terre et sont éveillés par nous, nous disent que ce boyau conduit au fortin que l’on a pris aux Boches il y a une quinzaine de jours. En effet, nous arrivons à un endroit où nous commençons à voir des tranchées abandonnées et, devant, des fils de fer tout embrouillés, des sacs, des képis, des fusils, du linge, tout dénote qu’il y a eu lutte acharnée. Nous commençons à trouver des morts, mais il y a longtemps qu’ils y sont. On les a poussés au bord du boyau. Tout le monde trouve étonnant que l’on ne les ait pas fait enlever. Un peu plus loin, ils sont au milieu de la tranchée, et la tranchée est tellement étroite que l’on est obligé d’y marcher dessus. Tout cela n’est pas fait pour nous donner du courage. Mais nous n’avons rien vu. Ceux que nous trouvons maintenant, il n’y a pas longtemps qu’ils ont été tués. À un endroit, un obus était tombé sur le bord de la tranchée. Il y a un malheureux qui a été enterré, et il traverse la tranchée à hauteur de ceinture, les jambes enterrées, le corps traverse la tranchée, et il n’y a que la moitié de la tête. C’est horrible à voir. Plus loin, la tranchée est plus basse et il faut marcher plié en deux. Là les morts sont plus nombreux et comme ils encombraient trop la tranchée, on les a balancés par dessus. Il y a des zouaves, des chasseurs alpins, des fantassins, des tirailleurs algériens, des Marocains. Et de tous en grand nombre. Au milieu de la tranchée il y a une jambe, et le corps à qui elle appartient, tout pantelant encore, est sur le bord de la tranchée. » (Encore une fois, au risque de se répéter, il faut demander que s’expliquent ceux qui ont lancé le thème de l’aseptisation de la guerre dans les récits des témoins.) Les horreurs continuent : un obus énorme, tombé en plein dans une tranchée, tue 36 hommes ; les Marocains pillent « tous les cadavres, autant français qu’allemands ; s’il y avait des Allemands blessés, ils leur coupaient la tête. »

Blessé une fois de plus, le 19 mars 1915, Édouard va être évacué : « Au moins, je pourrai aller voir ma famille. Et ma petite fille dont on m’avait annoncé il y avait 8 jours la naissance. »

RC

*Les deux premiers cahiers seront publiés dans la Revue du Tarn en 2012.

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Marquand, Albert (1895-1938)

1. Le témoin

Albert Marquand est né le 13 décembre 1895 à Troyes où son père était directeur de la fabrique de papier Montgolfier. Il a 3 ans lorsque la famille s’installe à Aubenas (Ardèche) pour gérer une librairie-papeterie. Il aura deux frères plus jeunes, Georges et Henri, à qui il donnera, pendant la guerre, le conseil de choisir l’artillerie en devançant l’appel de leur classe. La famille, de moyenne bourgeoisie, est cultivée et pratique la musique ; les jeunes sont membres actifs d’une association de gymnastique. Au front, Albert se fait envoyer de la lecture, en particulier la presse d’Aubenas qu’il critique, et Le Canard enchaîné, ce qui est peu banal.

Pendant la guerre, au 55e RI, puis au 149e, il connaît quatre courtes périodes infernales : au Bois de la Gruerie en Argonne en juin 1915 ; à Verdun en avril 1916 ; à Laffaux et à la Malmaison en juin et octobre 1917. Entre temps, il a été évacué pour blessure en juin 1915, et pour maladie en octobre ; il a connu des secteurs calmes, des périodes de stage ou de cantonnement en réserve. Devenu sergent, il préfère abandonner ses galons pour entrer dans un groupe de radio-télégraphie, au 8e Génie, en février 1918. Après le 11 novembre, il fait partie des troupes d’occupation en Rhénanie, puis devient élève interprète auprès de l’armée américaine.

Libéré, il rentre à Aubenas, puis il va tenir une librairie-papeterie à Sedan où il meurt en 1938. Il semble qu’il soit resté célibataire.

2. Le témoignage

Il est publié sous le titre « Et le temps, à nous, est compté », Lettres de guerre (1914-1919), présentation de Francis Barbe, postface du général André Bach, aux éditions C’est-à-dire, Forcalquier, 2011, 416 p., nombreuses notes, annexes, illustrations. Le fonds, conservé par la nièce d’Albert Marquand, est constitué de 459 lettres, de quelques rares pages de carnet personnel, du récit de la bataille de la Malmaison, repris au repos, et de photos. Les lettres sont adressées à différentes personnes de la famille, son père, sa mère et ses deux frères, l’auteur sachant bien qu’il en serait fait une lecture collective. Il lui fallait donc tenir compte des sentiments conformistes des parents. Albert Marquand évoque le désir de son père de le voir gagner du galon (p. 31), et il promet « de faire honneur à la famille » (p. 49). Mais l’expérience de la guerre réelle le conduit d’une part à pratiquer une stratégie d’évitement systématique (voir ci-dessous), d’autre part à ne pas accepter les remarques moralisatrices sur le désir des soldats en permission de « profiter du restant qui nous reste à vivre » (p. 153). Accusé littéralement de mener « une vie d’orgie », Albert répond à son père que celui-ci n’a pas l’expérience de l’enfer des tranchées et ne peut donc parler en connaissance de cause. Les quelques moments d’incompréhension et d’opposition n’interrompent cependant pas une correspondance suivie et les sentiments d’affection au sein de la famille, marqués aussi par l’envoi de nombreux colis.

Quelques coupures ont été effectuées par l’éditeur qui n’en dit pas la raison.

3. Analyse

On peut résumer l’apport de ce témoignage en trois points.

a) Des notations émanant d’un vrai combattant :

– Le départ plein d’illusions (21/05/15 : « dans la guerre de tranchées il y a un nombre infime de victimes »), puis la découverte des réalités (4/07/15 : « ce n’est plus une guerre, c’est une boucherie »), la condamnation du bourrage de crâne par les journaux (18/05/16 : « ne tablez pas sur les journaux pour les communiqués ; c’est des bourdes ! »), par le conférencier Marc Sangnier qui délivre « le bourrage de crâne officiel » (15/07/18), par Botrel, « ce triste Monsieur qui porte la croix de guerre avec ostentation » (30/11/18). Parmi les autres embusqués, figurent « la prêtraille » et « les rupins » (8/11/15). Si les poilus en ont assez, il en est de même des Boches, aux dires des prisonniers (18/09/15). Son régiment est touché en 1917 par le mouvement des mutineries, mais c’est un sujet qu’il ne veut pas aborder dans son courrier du fait de la censure (11/06/17).

– Et encore : les ravages de l’artillerie amie et les détrousseurs de cadavres (récit de la bataille de la Malmaison, p. 384), les rats (22/05/15), les simples satisfactions de pouvoir se laver, se raser (30/05/16), la pêche à la grenade et la chasse au Lebel (3/04/17), les mercantis et leurs prix exorbitants (4/07/17), la lecture du Feu de Barbusse, livre sur lequel il émet quelques réserves, mais qu’il considère comme « le seul bouquin qu’on ait fait de potable sur les Poilus » (16 et 19/09/17).

– Deux remarques plus rares : le général Sarrail, ayant constaté que « beaucoup d’hommes portent au képi des insignes religieux », interdit cette pratique (19/06/15) ; la rencontre dans les rues de Metz, après l’armistice, de soldats lorrains en uniforme allemand (20/11/18).

b) Une stratégie d’évitement systématique :

– Mobilisé avec la classe 15, en caserne à Digne, il remplit les fonctions d’instructeur qui lui permettent de retarder son départ pour le front (mars-avril 1915).

– Blessé, soigné à l’hôpital de Chaumont, il souhaite ne pas remonter là-haut de sitôt, essayant de persuader les médecins qu’il n’est pas rétabli (juillet 1915).

– Lors de toutes ses permissions, il prend plusieurs jours de « rabiot ».

– En septembre 1915, il essaie de se faire réclamer par son oncle comme ouvrier métallurgiste ou dessinateur dans son usine. Il revient à l’assaut à plusieurs reprises : « cela ferait mon affaire car j’en ai assez de cette vie et tous sont comme moi » (4/09/15). Il sollicite l’appui de son frère : « Parle de ma demande de métallurgie au Papa » (7/09/15) ; de sa mère : « Encore aujourd’hui, il en part un de mon escouade pour la métallurgie, il était cultivateur ! Tu vois d’ici les résultats du piston ! » (13/09/15).

– La tentative métallurgique ayant échoué, Albert joue la carte de l’agriculture. Il demande à son père de lui procurer un certificat de viticulteur afin d’obtenir une permission agricole (6/01/16). Il reçoit le certificat, mais craint de ne pas obtenir la permission car, sur les 480 hommes de la compagnie, « il y en a au moins la moitié qui demandent » (12/01/16).

– Immédiatement après, selon son expression : « j’ai bondi me faire inscrire » pour devenir moniteur d’éducation physique de la classe 17, mais le « filon de moniteur a échoué » (janvier 1916). Et encore, il paraît qu’on accorde une permission à ceux qui s’engagent à aller chez eux pour en rapporter de l’or pour la Défense nationale (27/01/16)…

– Chance ou piston, le voilà en juillet 1916 affecté au dépôt divisionnaire : « Je ne sais combien de temps je vais passer là mais c’est toujours autant de pris. » Il y est encore en octobre : « Tout de même je m’estime plus heureux que les camarades du régiment qui vont attaquer. »

– En juin 1917, il va faire un stage de mitrailleur à l’arrière : « ça me fera toujours louper une période de tranchées. »

– Enfin, en février 1918, ayant intégré une équipe de radio-télégraphie, il constate que « le temps s’écoule avec une monotonie désespérante », mais qui ne lui « fait pas regretter les heures tragiques d’autrefois ». Il éprouve « la satisfaction du voyageur arrivant au port après une affreuse tempête » (8/06/18). Avec un certain cynisme, il ajoute, le 31 août : « Mon ancien régiment, le 149, a sa 4e citation à l’Armée et attend la fourragère verte et jaune. Grand bien lui fasse !! »

– Le 12 novembre 1918, il écrit : « Pour moi, je considère une chose : c’est que je suis arrivé à traverser la tourmente, les membres à peu près intacts. »

c) Le problème soulevé par les textes : a-t-il tué ?

– Un soldat, à la guerre, est là pour tuer l’ennemi, et il est armé pour cela. Cependant, le fantassin, avec son fusil et sa baïonnette, est plutôt la victime de l’artillerie. Lors de la bataille de la Malmaison, Albert Marquand note le « peu de frayeur qu’inspirent les balles » : « Leur musique est une simple sensation désagréable pour des hommes accoutumés aux plus violentes commotions, aux bombardements prolongés qui vident les organismes et transforment les plus courageux en loques humaines. » Il a aussi décrit les effets terribles d’un obus lorsqu’il tombe au milieu d’un groupe d’hommes (p. 63 et p. 384).

– Lors d’une avancée aux dépens de l’ennemi, les abris, qui pourraient servir de « repaires » aux défenseurs, sont nettoyés à la grenade, et Albert trouve cela normal (p. 381). Par contre, les prisonniers ne sont pas abattus, mais envoyés à l’arrière ; les blessés ennemis sont parfois réconfortés (p. 382).

– Mais voilà le problème. Dans sa lettre du 6 novembre 1917, écrite au lendemain de l’attaque de la Malmaison, après avoir montré comment la mort l’avait « frôlé de son aile macabre », comment un obus avait tué devant lui le camarade avec qui il parlait, tandis que lui-même ne recevait qu’un éclat minuscule dans le nez, comment sa compagnie avait eu 40 % de pertes, il termine ainsi : « Mais il y avait des cochons dans le tas ; ils n’ont pas été épargnés ; pour ma part j’en ai abattu 2 comme au tir au lapin : ces salauds, en se débinant, tiraient sur nous en passant leur arme sous le bras ! Ça n’a pas traîné. Ah, mais non ! Donc, je termine là, mes bien chers. Je vous embrasse de tout cœur. PS Admirez le papier boche ! Excusez le décousu de mon style, j’écris les idées comme elles arrivent. » Or, dans son récit structuré de la bataille de la Malmaison, qui occupe les pages 368 à 385 du livre, il n’est plus question de ces deux Allemands tués. Par contre, on trouve le passage suivant, après la fin des combats (p. 383) : « Décidément, le bois se peuple, car, peu après, deux silhouettes viennent à ma rencontre… Ce sont des Boches ; je tâte la crosse de mon pistolet automatique, bien décidé à tirer au moindre geste, mais je n’ai pas à en faire usage… Ils portent le brassard à croix rouge. Arrivés à ma hauteur, ils s’écartent presque avec crainte ; l’un d’eux est affublé de grosses lunettes rouges ; ils me lancent un regard atone et continuent leur marche sans un mot. »

On peut envisager deux hypothèses : ou bien Albert Marquand a dit à chaud la vérité à ses parents, puis, pris de remords et dans un souci « d’aseptisation », a voulu « refouler » ce geste dans son récit écrit à froid ; ou bien, dans l’excitation du lendemain de bataille, il a inventé un acte viril, exagération abandonnée par la suite. Les arguments en faveur de cette deuxième hypothèse sont qu’il n’hésite pas à signaler la violence du nettoyage des abris, et que, si les Allemands avaient eu le comportement de se débiner en tirant, on comprend mal pourquoi il n’en aurait pas fait état dans son récit. Mais aucune preuve décisive n’emporte l’adhésion en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse. Il faut donc mentionner les deux.

– Au-delà, les descriptions de la violence et des horreurs montrent que les théories farfelues sur « l’aseptisation » de la guerre dans les récits de combattants ne résistent pas à un examen bien simple : lire les récits des combattants.

Rémy Cazals, avril 2011

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