Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

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Hustach, Jean (1891-1947)

1 – Le témoin
Né en 1891 dans une famille de paysans pauvres, Jean Hustach passe ses premières années à Abitain, dans les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques). De 1906 à 1909, il réside à Constantine, en Algérie française, pour suivre les cours de l’Ecole normale d’instituteurs, dont le concours d’entrée était réputé plus facile qu’en France. Il devient instituteur à Hippone, en Algérie, près de Bône (Annaba), et apprend l’arabe. En octobre 1913, il est appelé pour le service militaire au 58e RI. Il choisit l’exil, part en Allemagne et enseigne le français dans un lycée de Düsseldorf. En janvier 1914, il est déclaré déserteur.
Début juillet 1914, il revient en France et rejoint le 58e RI à Avignon. Jugé en Conseil de guerre, il est condamné à la prison, puis amnistié au début du conflit et intégré au 58e RI comme brancardier. En octobre 1915, il reçoit la Croix de guerre pour son dévouement. De juin à août 1916, il est à Verdun ; c’est là qu’il rédige son journal. Son dévouement lui vaut une deuxième citation. En décembre 1916, il épouse sa « marraine de guerre », une institutrice. En janvier 1917, il part avec le 58e RI sur le front d’Orient et débarque en Grèce. En juin 1918, il est rapatrié pour cause de paludisme.
Démobilisé en août 1919, il continue sa carrière d’instituteur en France, devient inspecteur du primaire, puis directeur d’Ecole normale, assumant cette fonction en France, en Afrique du Nord, en Martinique. En mai 1946, il est nommé directeur de l’Ecole normale de Pau, dans son département natal. Il meurt l’année suivante à 56 ans.

2 – Le témoignage
Le journal manuscrit de Jean Hustach est constitué de feuillets détachés d’un carnet et de feuilles volantes. Le 1er juillet 1916, il note : « Mon journal est parti, je suis bien content, j’ai joué un bon tour à la censure en le faisant partir par un permissionnaire. » Grâce à cet ami, il put expédier vers l’arrière, en toute sécurité, les pages écrites en juin.
En décembre 1918, le texte de son journal fut dactylographié. L’année suivante, Jean Hustach, qui militait pour la défense de l’occitan, fit paraître en langue béarnaise quelques extraits de son journal dans la revue Reclams de Biarn e Gascougne, aux numéros de janvier et juillet 1919.
En décembre 2015, Françoise Appel a transmis le témoignage de son père à Jean-Noël Jeanneney après avoir écouté à la radio l’une de ses émissions, Concordance des temps, sur France Culture. Convaincu de l’intérêt du document, Jean-Noël Jeanneney s’est chargé de le faire publier et de rédiger l’introduction. L’édition comprend un dossier historique réalisé par Arnaud Carobbi, deux plans cartographiques et plusieurs photographies, dont l’une reproduit une page du journal.

3 – Analyse
Pour Jean-Noël Jeanneney, Jean Hustach est l’un de ces nombreux instituteurs pacifistes et antimilitaristes d’avant-guerre. Il est également franc-maçon, comme le révèlent les trois points placés en triangle sur la dernière page de son journal.
Celui-ci commence le 8 juin 1916 et finit le 19 août suivant. Après un cantonnement dans les bois de Nixéville (près de Verdun) et un séjour à la citadelle de Verdun, Jean Hustach rejoint le bois d’Haudromont (près de Thiaumont et Douaumont), face au « Ravin de la mort », où il reste du 5 au 22 juillet. Il passe quelques jours de réserve dans la tranchée de Lens (au sud de Bras), puis remonte dans le bois de Nawé, du 31 juillet au 16 août.
En tant que brancardier, il doit aller chercher les blessés, souvent de nuit, et les transporter vers un poste de secours tout en risquant de se faire tuer. Il doit ramener des morts et les enterrer, creuser des tranchées ou des latrines. Bien que sa compagnie n’ait pas eu à livrer de combat, il lui faut supporter les bombardements incessants, la mort omniprésente, la faim, la soif, la crasse, l’épuisement physique et moral, et attendre l’heure de la relève.

Le 19 août 1916, après avoir lu le journal de Jean Hustach, un ami soldat lui reproche de s’être « trop attaché au détail et d’avoir fait un journal comme pourrait en faire le premier venu. » (p. 81). Il répond : « Mais, premièrement, pour moi, ce journal, compris de cette manière, a beaucoup plus de valeur comme souvenir. Deuxièmement j’aurais été incapable d’analyser pendant ces mois. J’ai très mal noté même, et très incomplètement ; il m’aurait aussi fallu un appareil photographique. » (p. 81).
Cent ans plus tard, ce qui ressort de ce bref journal, c’est l’expression d’une voix « originale et forte » (cf. J.-N. Jeanneney, p. 11), c’est le témoignage sobre et intense d’un pacifiste ayant vécu en Allemagne. Il faudrait citer de nombreux passages ; en voici quelques-uns.

– Le 24 juin : « Je n’écris plus de lettres, car tout est censuré. […] Je rage, jamais je m’étais senti une colère aussi forte ; et jamais je n’avais éprouvé une haine plus puissante contre la guerre, contre ceux qui la font faire et contre ceux qui l’acceptent. »

– Le 29 juin : « Les débris du 106e sont donc revenus, couverts de boue des pieds à la tête ; il reste encore de l’énergie dans certains regards ; la plupart, cependant, sont complètement abrutis ; ils étaient 1 300 ou 1 400 et sont revenus 3 ou 400, en comptant les embusqués (chasseurs alpins) […]. »

– Le 4 juillet : « Nous montons donc au bois d’Haudromont, près de Thiaumont ; ça barde par là ; on ne peut pas se rendre compte de ce que contient d’euphémisme « ça chauffe » ; c’est toute l’horreur de la guerre exprimée de façon à ne pas effrayer ces messieurs et ces dames qui sont bien décidés à nous faire aller jusqu’au bout. »

– Le 12 juillet : « Hier encore toute la ligne a été bombardée, on n’entendait parler que de morts, de blessés, de cagnas démolies. Et, depuis ce matin, les 305 nous pleuvent à côté ; nous n’avons pas encore pu sortir de la section. J’ai une soif qui me dévore ; Testu est à dix mètres, mais je ne peux pas y aller ; c’est une pluie continuelle de pierres, d’éclats ; les cadavres sont déterrés, le terrain bouleversé. Ma tête résonne douloureusement, mes oreilles tintent ; j’ai risqué un coup d’oeil en dehors du trou : j’ai vu un cadavre déterré. […] Pas de mots pour exprimer ces horreurs. »

– Le 15 juillet : Je viens de lire un article de fou signé général Percin ; c’est toute la théorie de Jaurès qu’il reprend et qu’il fait sienne. […] Non, il ne faut pas de nation armée, il ne faut pas d’armée, pas plus qu’il ne faut confier le pouvoir à un seul homme si on veut conserver la liberté individuelle. […] Il ne faut pas d’armée, si faible soit-elle, puisque nous ne voulons plus de guerre. »

– Le 26 juillet : « Félicitations du général de division à notre compagnie (je reste perplexe et me pose dix-huit points d’interrogation) ! On tâchera de dédommager les survivants de leurs émotions par une bonne distribution de médailles. Je n’y vois pas d’inconvénients, pourvu qu’on ne revienne pas, bon Dieu, pourvu qu’on s’en aille de cet enfer. L’opinion générale est que les divisions de Verdun doivent avoir perdu la moitié de leurs effectifs avant d’être relevées. Je ne l’ai pas entendu dire cent fois, mais mille fois, et d’ailleurs les faits sont là. Ne vaudrait-il pas mieux mourir dès lors une bonne fois que de souffrir un pareil martyre ? »

– Le 2 août : « Nous avons enterré les six morts sur place. Ce n’était qu’une bouillie informe de morceaux de chair, de vêtements, de terre et d’obus. Tous de braves gens, tous des paysans. »

– Le 12 août : « Une section du 48e est avec nous ; ils ont touché des vivres de réserve pour six jours ; six jours à crever de faim. Trente biscuits à cinq pour un jour ; ça et un peu d’eau, c’est merveilleux ! Ils sont là pour les attaques ; ils se forment ; c’est la troisième fois qu’ils viennent ici. Il y a de quoi perdre la tête ; s’ils s’en sauvent une fois, quand le régiment est reformé, ils vont de nouveau dans l’enfer. Bref, c’est le sacrifice devant lequel on ne peut reculer, auquel on n’échappe pas. […] Je me suis terré dans mon abri comme un chien malade à l’idée de voir partir ces pauvres gens de Bretagne et, si j’avais osé, je les aurais embrassés tous ; et j’avais une envie de pleurer ! […] Je comprends maintenant pourquoi on les a fait monter avec des vivres de réserve et sans sac. C’est trop ! Voilà des gars qui ont fait la Cote 304 et autres et qui vont claquer demain matin devant Fleury. […] Nous sommes menés par une bande d’assassins. […] Après-demain le communiqué dira : « Nous avons légèrement progressé en avant de Fleury » … Je ne sais pas ce qui me retient de passer chez les Boches, à cet instant même […]. »

Jean Hustach, Brancardier à Verdun. Journal inédit / juin-août 1916, Présenté et établi par Jean-Noël Jeanneney, Dossier Arnaud Carobbi, Editions Portaparole, Arles, Collection I venticinque, 2016, 115 pages.

Isabelle Jeger, mai 2018

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George, Henry (1890-1976)

Henry George en août 1965

1. Le témoin

Né en 1890, il est encore étudiant ecclésiastique à Nice, à l’école Vianney, quand se déclenche la Grande Guerre. Usant de sa qualité d’ancien aide-pharmacien, il est nommé brancardier régimentaire et est affecté à la 6e compagnie du 58e RI. Après la guerre, dans les années soixante, il sera président de l’amicale de ce régiment. Auteur de nombreux ouvrages de prose et de poésie en français et en occitan, il meurt en 1976.

2. Le témoignage

Henry GEORGE, Quand ça bardait. Visions et souvenirs de guerre. 1914-1918, Avignon, édition de la Méditerranée, 1968, 156 pages.

Henry George est nommé brancardier régimentaire quand s’ébranle de sa caserne d’Avignon la 6e compagnie du 2e bataillon du 58e RI du XVe corps d’armée en direction du front de Lorraine. C’est à Coincourt qu’il passe la frontière allemande le 10 août 1914 et c’est sur la route qui mène à Xures qu’il reçoit le baptême du feu, par l’obus et la fusillade. Ce 11 août se grave alors dans ses souvenirs en de multiples tableaux indélébiles, images tragiques d’une guerre déjà terrible laissant un régiment exsangue à la veille de la retraite. Blainville et Mont-sur-Meurthe en seront les stations elles aussi sanglantes, mêlant l’horreur d’une boucherie aux scènes familières des tableaux à la Détaille.

On retrouve l’abbé brancardier devant Saint-Mihiel le 30 septembre, où la tranchée favorise le repli sur soi, prélude au cafard puis à Ville-sur-Tourbe le 17 juin 1915 et à Saint-Vaast le 4 septembre 1916 pour de courts tableaux, icônes de souffrances militaires et civiles, images d’impiétés au milieu des sacrifices. Le 16 juillet 1916, il est devant Thiaumont, sous Verdun, humble devant la mort de l’abbé Gautier.

Sa seconde partie de souvenirs plus déployés montre, dès les premiers jours de 1917, l’embarquement pour l’Orient. Salonique, Athènes, Monastir offrent de nouveaux tableaux dépaysants avant qu’une note lui parvienne au « Ravin des Italiens », près de Monastir, le 12 mai 1917. Il fait partie des rapatriables et rentre alors en France pour ne plus décrire le front.

Le 4 août 1918, alors qu’il est affecté au 136e RI de Saint-Lô, il image un dernier tableau, dans l’Yonne, souffrant de la désaffectation en la foi catholique.

Le reste de l’ouvrage est ponctué de nombreuses poésies écrites devant l’ennemi.

3. Résumé et analyse

Brossant de trop rares tableaux, les souvenirs catholiques du soldat George sont trop dilués pour retenir l’intérêt de l’Historien. Relativement datés et localisés pourtant, les scènes de guerre de ce soldat prêtre-brancardier au 58e RI mélangent tableaux à la Détaille, spleen sur la déperdition de la foi en guerre et tragiques scènes de baptêmes du feu. Arrivé en garde d’Avignon le 4 août 1914, il ne note rien de bien saillant à l’ambiance vue dans la ville depuis le lycée de la caserne Chabran, « si ce n’est l’arrachement violent par la foule des plaques en émail, réclames du bouillon KUB, produit soi-disant allemand » (page 13). Le lendemain, il décrit le départ du 58ème et l’état d’esprit des soldats : « Chacun se figurait d’aller à la gloire. L’on concevait la guerre encore en paix ! » (page 14) mais éprouve « les premières souffrances physiques de l’état de guerre » (page 20), avant même ma frontière franchie. Il décrit un tir ami (page 25), la violence multiforme de la guerre des premiers combats en Lorraine, dans le secteur de Coincourt, jusqu’au 11 août, où l’état des pertes du régiment résonne ainsi : « A partir de ces jours de malheur, nous primes le deuil, c’est-à-dire qu’il n’y eut plus, chez nous, de gaîté folle ni d’exclamations bruyantes » (page 38). Le ton change en effet à l’épreuve de la guerre : il évoque « un soldat, nouveau venu, [qui] eut le triste courage de se faire sauter deux doigts de la main gauche, en feignant un accident involontaire » (page 56).

De fait, ce ne sont que les mois d’août et de septembre 1914 en Lorraine qui trouvent l’intérêt descriptif et narratif de cet ouvrage. Certes le prêtre ne déroge pas à l’espionnite (page 60) et aux rumeurs, rapportant que la garnison du camp des Romains, devant Saint-Mihiel, n’a fait montre d’aucune résistance, « le commandant du fort ayant un beau-frère, et son avenir, dans l’armée allemande » (page 84). Mâtiné de poésies limitant encore l’attrait testimonial, la seconde partie de l’ouvrage perd son caractère descriptif pour brosser une guerre plus introvertie et plus anecdotique. Sans comparaison avec Duhamel, il évoque parfois son rôle de brancardier, notamment à l’infirmerie du 2e bataillon alors à Ville-sur-Tourbe en Champagne. Ce moment lui permet d’évoquer un tableau plus rarement rapporté par les témoins : « Je déblayai toujours, et une pénible découverte vint encore m’attrister : c’était des revues pornographiques, des numéros de « La Vie Parisienne ». Et je me dis : « Comme préparation à la mort, c’est épouvantable ! Un jour, il faudra le dire. Ce jour est arrivé. Que les auteurs de ces saletés font du mal ! Ils sont plus redoutables que les torpilles, car ils tuent les âmes ». (page 89).

L’expérience balkanique de l’abbé George ne se limite plus en fin d’ouvrage qu’en un banal carnet touristique. On note une singulière « ode au brodequin » quand « Suau prononça une élégie sur les brodequins béants qui avaient foulé le sol de Lorraine, qui avaient parcouru tant de kilomètres et qui avaient été les témoins discrets de tant d’aventures » (page 86).

L’intérêt de ces « visions et souvenirs de guerre » est donc ténu, limité aux scènes de bataille du 58e RI dans les secteurs de Lagarde – Dieuze en Lorraine annexée. Il alimente toutefois les témoignages sur la guerre en Lorraine. Il est également une pièce au dossier du XVème Corps, dont l’abbé a bien sûr connaissance, qu’il évoque peu mais qui transparaît jusqu’en Grèce, où, devant Monastir, un coup de main monté par le commandement « de l’avis de tous, parfaitement inutile » et ayant occasionné « cent hommes hors de combat » avait été monté : « Dans quel but ? Il paraît que la calomnie du XVe Corps avait franchi les mers, et que le Haut Commandement voulait se rendre compte « si l’on marchait ! » (page 137).

Le livre, entaché de quelques coquilles et d’une typographie moyenne, est complété de documents iconographiques de moindre d’intérêt.

Parcours géographique suivi par l’auteur (date) (page) :

1914 : Nice, Vaison, Avignon (1-5 août) (11-16), Crèvechamps, Ville-sur-Moselle, Ferrières (8-10 août) (19-22), Coincourt, Xures (10-11 août) (23-38), Saint-Médard, (19 août) (39-41), Bures (15-16 août) (42-44), Dieuze (20 août) (45-47), Blainville-sur-l’Eau (25 août) (48), Mont-sur-Meurthe (26 août) (49-54), Adhoménil, Vitrimont (30 août) (55-56), Blainville (2 septembre) (57-57), Rehainvillers (4 septembre) (59-61), Montfaucon (23 septembre) (62), Avocourt (24 septembre) (65-68), Bois des Quatre Enfants (30 septembre) (75-77), Saint-Mihiel (1er-14 novembre) (79-87).

1915 : Ville-sur-Tourbe (17 juin) (88-89)

1916 : Saint Waast (4 septembre) (110-112), Thiaumont (16 juillet) (119-121)

1917 : Verdun, Toulouse, Toulon, camp de Zeitenlik, Salonique, Athènes, Monastir (17 janvier – 14 mai) (121-140).

Yann Prouillet, CRID 14-18, décembre 2011

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Goudareau, Emile (1880-1961)

1. Le témoin

Né à Avignon le 4 juillet 1880 dans une famille de notables catholiques légitimistes. Son grand-oncle Albin Goudareau (1800-1889) avait correspondu avec Montalembert. Son père, Jules, était compositeur et critique musical. Emile fit son noviciat à Aix-en-Provence, puis poursuivit ses études en Angleterre pour devenir jésuite. Il fut ordonné prêtre à Hastings en 1913. A la mobilisation, il était brancardier au 58e RI d’Avignon. Il se blessa en février 1915 en allant ramasser des blessés (voir plus bas). En juillet, il passa mitrailleur au 111e RI, puis à nouveau au service de santé (voir plus bas), et fut fait prisonnier avec une partie du régiment près d’Avocourt, à l’ouest de Verdun, en mars 1916. Interné dans divers camps, dont celui de Darmstadt. Rapatrié en mars 1918, démobilisé en mars 1919. Après la guerre, il passa près de trente ans au Caire, notamment comme professeur de philosophie et de théologie au collège de la Sainte-Trinité. Il mourut à Bastia le 20 janvier 1961.

2. Le témoignage

La base du témoignage est constituée par les lettres adressées à sa famille ; elle est complétée par d’autres lettres adressées à des jésuites, conservées aux Archives de la Compagnie de Jésus à Vanves. Son petit-neveu Jacques Félix les a éditées et commentées dans un mémoire de Master 2 soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en 2006 : Edition critique de la correspondance de la Grande Guerre d’Emile Goudareau s. j. à sa famille et à d’autres pères jésuites entre 1914 et 1917, tome 1 Mémoire et corpus, 183 p., tome 2 Annexes. La transcription des 60 lettres de guerre (du 19 septembre 1914 au 18 mars 1916) occupe les pages 35 à 82 du tome 1 ; celle des 33 lettres de prisonnier (du 10 avril 1916 au 5 septembre 1917), les pages 87 à 105. L’index des noms propres figure dans ce même tome 1, p. 177-178.

3. Analyse

– Une longue lettre, adressée à son frère Joseph le 17 novembre 1915, est riche d’enseignements divers. Il décrit d’abord ce qu’il appelle « le milieu » : « Il est médiocre : recrutement du Var ou de Corse. Beaucoup de Corses. Classes jeunes, très bruyantes, et qui ne valent pas comme rapports les bons pères de famille ardéchois de l’an dernier. Esprit religieux nul ou à peu près ; esprit de sacrifice à l’avenant. Poincaré est un bandit, et vivement la paix ! Car Poincaré, je ne sais pourquoi, est tenu pour l’auteur responsable de la guerre. Pour le reste, pas trop mauvais garçons. J’ai fait connaissance avec un avocat de Grenoble, très religieux, très bien élevé, et qui est venu à moi comme s’il me connaissait depuis longtemps. Il m’a introduit chez une famille de braves paysans du cru [à Montzéville, près de Verdun] qui m’ont dit et répété que j’étais chez moi chez eux, et que j’y pouvais venir écrire, me chauffer, causer, etc., prendre une tasse de café, car ils font comme tous les gens du pays le petit commerce. » Il décrit ensuite la tranchée, à l’aune d’une propriété familiale dans le Gard : « Imagine-toi une vraie petite ville, avec ruelles et maisons, et une ligne continue de remparts crénelés. Dans chaque créneau, un fusil. Suppose que le village souterrain soit bâti dans les marronniers de Trois-Fontaines. Les Boches sont à Bagatelle, Bagatelle étant ici une hauteur boisée. Seulement ils ont jeté en avant dans le plantier, en l’espèce dans le terrain herbeux en pente douce qui descend jusqu’à nous, un grand boyau perpendiculaire qui aboutit à une tranchée recourbée aux deux bouts. De sorte qu’à 100 m environ de mon blockhaus, sur ma droite, nos poilus sont nez à nez avec eux, à moins de 10 m : suppose que tu sois au mur des marronniers regardant vers Jonquières, et que les Boches soient au jardin de Pierre ou même plus près. » Il évoque ensuite les torpilles qui font beaucoup de bruit et de mauvaises blessures. « Mais dans ce dédale de boyaux et d’abris, c’est assez difficile de toucher, et il ne peut y avoir de mal sérieux qu’avec un bombardement prolongé. » « La majeure partie du temps se passe en corvées », ajoute-t-il.

– En effet, une grande partie de la correspondance évoque les divers travaux : transport de matériaux, construction et réparation des boyaux et des abris, corvées de soupe… « La guerre que l’on fait ici n’est plus qu’un service de caserne, à 2 ou 300 m de l’ennemi, avec de temps en temps quelques épisodes sanglants, et chaque jour quelques petits risques. Ce qui absorbe le temps et les forces, ce sont les corvées, les revues, les appels, au cantonnement des exercices avec maniement d’armes et pas de gymnastique. » Décembre 1915 : « Nous menons en ce moment une vie éreintante, et qui nous laisse à peine le soir une heure ou deux. Les pluies effrayantes qui tombent depuis six jours ont bouleversé et à demi détruit le travail de six mois : les abris s’effondrent, les boyaux sont remplis d’eau et de boue, les tranchées s’éboulent. Il faut réparer tout cela et nos réparations s’effritent sous la pluie de la journée. Nous en avons pour longtemps. On fait main basse sur tout homme disponible. De sorte que mon nouveau travail est un travail de terrassier. Nous nous levons à 4 h, nous partons à 5 h et nous ne revenons le soir que vers 6 h. Sauf le temps de dîner, tout le reste du temps se passe la pelle à la main. Ces jours-ci, j’ai vraiment passé les jours les plus durs que j’ai encore eus. Pluie torrentielle ininterrompue ; nous étions dans des fossés, les pieds dans l’eau, avec une terre à creuser argileuse et visqueuse qui collait à la pelle ; pour qui ne regarderait que l’extérieur des choses, c’est un bagne, il n’y manque pas même l’accompagnement obligé du blasphème à jet continu. A certains moments, la détresse morale est grande. Si la pensée de Dieu pour qui on souffre, et qui nous en tiendra compte, n’était pas loin on se laisserait aller au découragement. Mais heureusement il est là, et on tiendra bien le temps qu’il faudra avec son aide. »

– En fait, il avait connu pareils travaux et pareille lassitude dans son premier régiment, ainsi que le montre la lettre du 3 janvier 1915 adressée à son frère Albin : « Depuis quelques jours nous avons pluie continuelle ; nous pataugeons avec résignation dans une boue liquide : nos souliers sont durs comme du fer, et nos chaussettes toujours mouillées. Quand cela finira-t-il ? » Albin étant mobilisé malgré une santé fragile, Emile lui souhaite de trouver une place dans un bureau, évoquant même l’éventualité d’un piston par un homme influent de la famille (1er septembre 1915). Lui-même, car « on a besoin ici de se remonter le moral », a recours à ce qu’il nomme « belle littérature », les journaux, avec notamment « les articles de Barrès, Bazin et autres du même genre ». C’était le 3 janvier 1915 ; les deux auteurs cités appartiennent à la même ligne de pensée que celle de la tradition familiale ; on ne sait pas si Emile Goudareau a évolué sur ce point. La lettre du 12 janvier 1916 (voir plus bas) laisse apercevoir un certain éloignement des positions de la « belle littérature ».

– De l’hôpital d’Agen, le 21 mars 1915, à un autre père jésuite, à propos de sa blessure : « Vous savez peut-être qu’il y a aujourd’hui juste un mois, je me suis troué la moins noble partie de ma personne à une baïonnette en rampant sur le terrain pour ramasser des blessés. Blessure inélégante. On m’a donné la médaille militaire pour ça. Je suis ainsi entre deux excès d’ignominie et d’honneur. Je souffre beaucoup ; il s’est formé une série d’abcès qu’on a largement ouverts, et on a placé un drain dans la plaie. Voilà un mois que cela dure. Je ne sais guère souffrir en douceur, et j’ai bien besoin de vos prières. »

– On a remarqué l’importance des allusions à Dieu, aux prières. Emile Goudareau est un prêtre sur le front ; il pense et il agit comme tel. Il relate des conversations avec des protestants, avec des incroyants. Un de ceux-ci, sous-lieutenant, sort bravement de la tranchée au moment de l’attaque : « Je lui avais promis d’aller le chercher dès qu’il tomberait. J’y allai, en effet, en rampant ; je me couchai près de lui, espérant qu’à ce moment-là la confession ne serait pas refusée. Mais il était déjà si certainement mort que je ne pus même essayer l’absolution sous condition. Je vous assure qu’en ramenant son corps j’avais envie de pleurer. Cet incroyant avait été magnifique. L’était-il bien, il est vrai, incroyant ? Et que s’est-il passé entre Dieu et lui à ces derniers moments ? » (lettre au père Dauchez, 24 avril 1915). Emile Goudareau confesse les croyants avant l’attaque. Il dit la messe, regrettant que l’assistance comprenne plus d’officiers que d’hommes de troupe (19 octobre 1915). Un paragraphe d’une lettre à son père, le 29 novembre 1915, contient une intéressante remarque sur l’autorité que donne à la parole du prêtre sa proximité du danger : « Je suis retombé dans le service de santé ; voilà pour répondre à Albin qui m’écrivait : « Un prêtre mitrailleur, quel renversement des choses ! » Il faut croire que la providence a été de son avis, car cette nomination de brancardier m’est arrivée sans la moindre démarche de ma part, uniquement sur le désir de l’aumônier divisionnaire qui est allé demander pour moi un peu de temps afin que je puisse m’occuper un peu plus activement du service de la chapelle. On lui a répondu par cette nomination. Je ne pouvais pas refuser ; c’eût été être vraiment dans l’erreur que de vouloir faire le soldat alors qu’on nous demandait de rester dans le rôle que l’Eglise désire pour nous, et qui est de faire le prêtre auprès des soldats. Pourtant, je regrette la vie plus dangereuse du blockhaus qui me donnait le droit de parler avec plus d’autorité aux poilus, mes auditeurs du soir dans mon grenier. »

– Une évolution ? Peut-être apparait-elle dans cet extrait de la lettre du 12 janvier 1916 à son père : « Vous me dites que Paul avait à Avignon la nostalgie du front. C’est qu’il est un peu de ceux que la guerre a campés et établis dans la vie, avec ordonnance, solde, et sport de grand seigneur [l’aviation]. Pour le pauvre diable qui fait métier de corvéable, et bien souvent de domestique, la guerre apparaît de plus en plus ce qu’elle est en réalité, le fléau des fléaux. Peut-être ne se doute-t-on pas assez de la jalousie et de la haine qui s’accumule dans le cœur du plus grand nombre, et Dieu veuille qu’après la guerre il n’y ait pas à se régler de terribles comptes. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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Constantin-Weyer, Maurice (1881-1964)

1. Le témoin

Né le 24 avril 1881 à Bourbonne-les-Bains ; décédé à Vichy le 18 octobre 1964.

A émigré au Canada en 1904 dans le Manitoba ; installé comme agriculteur, il fait faillite puis survit difficilement en tant que journalier jusqu’au déclenchement de la guerre.

Les renseignements rapportés ci-dessous sont ceux distillés par l’auteur tout au long de son ouvrage : « J’étais venu d’Amérique (Canada), abandonnant là-bas tout ce que je possédais. J’avais gagné ma médaille militaire, la première de la division, devant Saint-Mihiel et Chauvoncourt, le commandement d’une section d’infanterie… » (p. 67-68).

« Fils et petit-fils d’officier, j’avais été élevé dans le culte de l’armée » (p. 67).

Sous-lieutenant en février 1915. Lieutenant en 1916. Capitaine, commandant la 9e compagnie du 58e R.I. le 31 janvier 1917 (p. 53).

1915 : Champagne

Eté 1916 : Verdun ; « du 22 juin au 16 août 1915 » (en fait, 1916), p. 48.

Novembre 1916 : secteur du Chemin des Dames ; 58e R.I., 30e Division, 15e Corps.

Envoi du régiment en Orient, Salonique : « 17 décembre 1916. Oulchy-Breny. Ordres et contre-ordres. Méconnaissance totale de l’âme de la troupe. Trop peu de permission » (retranscription du carnet, p 29).

Embarquement à Marseille le 16 janvier 1917. Débarquement à Salonique le 25 janvier.

Séjour de 3 semaines à la prison de Salonique après une altercation avec des soldats ivres. Affecté le 19 février 1917 au 284e R.I.

10 mai 1917, attaque au Srka di Legen à la tête de sa compagnie ; blessé grièvement ; après dix mois d’hôpital, à sa demande, est affecté au 19e bataillon de chars.

Devenu journaliste et écrivain à succès après la guerre, auteur de 9 livres au moment où paraît P.C. de Compagnie. Prix Goncourt 1928 pour Un homme se penche sur son passé, Ed. Rieder.

Une biographie : Roger Motut, Maurice Constantin-Weyer, Saint-Boniface, Manitoba, Canada, Ed. des Plaines, 1982.

2. Le témoignage

P.C. de compagnie, Paris, Les Editions Rieder, 1930, 231 pages.

Le livre est dédié à Joseph Jolinon, l’auteur du Valet de gloire.

« Voici des pages sur la guerre. Elles sont extraites de mon carnet de route », indique l’auteur p. 11. L’objet du livre est explicité par l’auteur : celui-ci estime que le livre de Jolinon « est incomplet. Il partage, avec la plupart des livres qui ont été écrits sur la guerre, cette méconnaissance du rôle de l’officier qui atteint son maximum dans le Feu de Barbusse… » (p.15); « j’ai feuilleté mon vieux carnet de route, devenu presque illisible. J’y ai choisi, justement, ce qui a trait au commandement d’une compagnie d’infanterie. Un Dorgelès, un Duhamel, un Jolinon ont apporté sur l’homme d’extraordinaires et émouvants documents. Mais on ignore encore ce que pouvait souffrir un officier » (p. 16).

3. Analyse

L’auteur revient sur les « légendes » qui ont couru sur le 15e Corps à l’entrée de la campagne en Lorraine (p. 20-26). Constantin-Weyer attribue la défaillance du début de la guerre à la politique de recrutement régional : « la 15e région fait partie de celles où l’instruction militaire est la moins poussée. […] Le niveau moyen des officiers, au début de la guerre, était certainement moins élevé au 15e corps qu’au 20e ou qu’au 21e corps. Et me voici revenu à l’un des points principaux que je prétends prouver ici : c’est qu’on ne démocratise pas l’armée. L’officier doit toujours être un homme de l’élite. Un aristocrate. J’emploie le mot dans son sens étymologique le plus large, me rappelant la fière devise que Glaucos, fils d’Hippolochos, reçut de son père : « Toujours exceller et s’élever au dessus des autres ». Favoriser l’avènement des médiocres, c’est, de tout temps, préparer de terribles destinées à ceux dont ils seront les chefs » (p. 25-26).

Embarquement à Marseille, destination Salonique : « Il y eut, à l’embarquement […], le nombre habituel de déserteurs. Un ou deux par compagnie, je crois. J’appris que ce déchet était largement prévu par les services d’Etat-major » (p. 32).

25 janvier 1917 : Salonique, camp de Zeitenlick. Troupes françaises, britanniques, italiennes, russes et serbes.

Armée et religion :

L’armée française en Orient était commandée par le général Sarrail : « Dès les premiers jours qui suivirent notre arrivée, je remarquai de curieuses évolutions dans la façon d’agir de certains de nos camarades ou de nos chefs. A la 5e armée, d’où nous venions, du front français), il était, paraît-il, bien porté d’aller à la messe. Ces mêmes, exactement, qui, il y avait un mois à peine, nous faisaient à M. et à moi, reproche de notre tiédeur, et qui affectaient de mal comprendre que nous profitassions de la liberté des dimanches matin au cantonnement pour tenter de gagner quelques heures de sommeil, cessèrent d’afficher leur zèle religieux. Nous eûmes même la surprise, dès le premier dimanche, de recevoir un tableau d’exercices pour la matinée, combiné de telle façon qu’il devenait impossible d’entendre le moindre office. C’est que nous étions à l’armée Sarrail. […] Quoi qu’il en soit, à l’égard de mes hommes, même aussi peu religieux que fussent la plupart d’entre eux, la chose prenait la proportion d’une brimade… »

Constantin-Weyer effectue un séjour à la prison de Salonique. Deux femmes sont alors en cellule, « une espionne serbe et une Française. L’histoire de la Française était singulière. Cette femme, toute jeune, s’était éprise d’un aspirant du 61e de ligne au moment où la division avait cantonné à Marseille. Elle avait obtenu, je ne sais comment, des effets de soldat, un sac, un fusil. Ainsi équipée, elle s’était jointe à la compagnie de son amant, et avait embarqué en fraude sur le navire. Au débarquement, le pot-aux-roses fut découvert, l’aspirant avait été cassé, la jeune femme mise en prison, en attendant d’être rapatriée en France… » (p. 76).

La vie nocturne à Salonique : p. 129-133.

25 février 17 : En secteur à Lioumnitza, la « Montagne Rouge » : « Au sud, son pied trempait dans la branche droite de la Lioumnitza, maigre affluent du Vardar. […] Sur le versant nord, entre nous et la branche gauche de la Lioumnitza, les tranchées bulgares, à 400 mètres de nous, environ. » (p. 153). Nombreux hommes malades du paludisme.

Considérations sur le métier de « commandant de compagnie » (p. 198-200).

L’attaque, le 10 mai 1917, des positions bulgares du Srka di Legen (p. 208-216): échec ; tirs trop courts de l’infanterie française ; pertes chez les assaillants ; contre-attaque bulgare ; débandade et une exécution sommaire pour mettre un terme à la panique : « Je m’avance vers le premier fuyard : « Demi-tour et au combat. » Une bouche hagarde me crie une injure. L’homme cherche à passer. Tirer sur lui… Un Français… Dieu ! que mon bras est lourd ! J’arrache d’un coup sec le poids de mon browning. Coup de fouet. Le pauvre diable se tord sur un genévrier… Instantanément, dix, vingt, trente fuyards s’arrêtent. Ils ont vu. Et c’est de moi seul, maintenant, qu’ils ont peur. Plus que les balles et les schrapnells, je domine le champ de bataille. Toujours escorté de Maguin, je les place méthodiquement. Je colmate le front, entre Cussac et moi. Et, dès les premiers coups de feu de cette ligne improvisée, la chaîne des tirailleurs ennemis tourbillonne et flotte… Partie gagnée. Ce n’est pas le moment, pour moi, qui viens d’exercer l’acte le plus terrible de commandement, de demeurer coi. A vingt pas en avant des hommes, droit sur un sol de marbre, je m’expose à la vue de mes hommes Je n’ai plus qu’une chose à faire : servir d’exemple » (p. 215-216) ; Constantin-Weyer est alors atteint d’un projectile. Sauvé par ses hommes ; rapatrié à l’arrière avec un trajet de 5 heures, « ficelé sur un mulet » torturé par ses blessures (p. 226-229).

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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