Résumé de l’ouvrage :
Sur la ligne d’un front indéterminé, un simple sergent anonyme, dans un régiment non désigné, se mue en témoin de la vie et d’épisodes de quelques compagnies, aux personnages pittoresques, dont le soldat Baris, venant des « Joyeux » (soldats issus du 5e bataillon de chasseurs d’Afrique). Celui-ci gagne héroïquement ses galons noirs, les deux ficelles de laine qui marquent maintenant son grade de caporal. Hélas, à la suite d’une bagarre déclenchée dans un débit de boissons, un lieutenant, sur la fausse déclaration d’un soldat, entraîne la cassation du grade de Baris. Ces deux derniers disparaissent ensuite dans les tourbillons d’une attaque qui disloque le petit monde décrit par l’auteur, qui retrouve quelques survivants après la guerre.
Commentaires sur l’ouvrage :
Comme pour Jérôme et Jean Tharaud, c’est Jean-Norton Cru qui, par son enquête sur la véracité du témoignage et le parcours des auteurs des grands ouvrages sur la Grande Guerre, nous donne les éléments biographiques utiles à retracer le parcours militaire de Georges Gaudy, complété par sa fiche wikipédienne (Georges Gaudy – Wikipédia (wikipedia.org)) et dont le « grand œuvre » est un triptyque de souvenirs intitulé « Souvenirs d’un poilu du 57e régiment d’infanterie ». Comme les frères Tharaud, auxquels est dédié ce livre en incipit, Georges Gaudy est né à Saint-Junien, en Haute-Vienne (87), le 18 février 1895, d’un père comptable. Georges Gaudy décède le 9 février 1987 à Saint-Mandé (Val-de-Marne). Alors qu’il est encore étudiant en langue étrangère, il précède de quelques mois l’appel de sa classe et se porte volontaire. Il intègre alors le 57e RI à partir de septembre 1915, régiment dans lequel il fera toute la guerre. Il arrive au front le 19 février 1916, dans le secteur de Troyon (Aisne) puis fait Verdun (mai 1916) et attaque au Chemin des Dames en 1917. Le 25 mars 1918 il est engagé vers Noyon et participe au mois d’avril suivant à la défense du Mont-Renaud (Oise), en avant de Ribécourt. Il est nommé caporal en mai 1916 puis sergent en avril 1918, est blessé plusieurs fois, cité deux fois à l’ordre du régiment, bénéficiant d’excellentes notations. En février 1919, il est promu aspirant avant d’être démobilisé en septembre. Il sera plusieurs fois décoré. Il n’est donc pas étonnant de trouver ces trois grades dans cet ouvrage ; le narrateur anonyme qui se présente dès la première phrase est sergent (p. 7) ; le soldat Baris, dont le parcours donne le titre à cet ouvrage, est caporal (p. 90) et le dernier chapitre trouve le narrateur à Saint-Cyr, préparant le grade d’aspirant (p. 211). L’autre emprunt à l’œuvre des frères Tharaud vient de la construction de l’ouvrage, similaire dans sa composition à « Une relève », Tharaud, Jérôme (1874-1953) et Tharaud, Jean (1877-1952) – Témoignages de 1914-1918 (crid1418.org), suite de tableaux de courtes durées sur la période de la Grande Guerre. Toutefois, ces « Galons Noirs » n’en sont qu’une pâle copie sans réel intérêt de ce qui semble en effet basé sur les propres souvenirs de l’auteur, le livre étant écrit après 1925, et le parcours militaire de Gaudy. Aussi peu d’éléments sont à tirer de cet ouvrage imprécis, à l’apparence d’une pièce de théâtre, introduisant des tableaux mais traités de manière incomplète (le vol, la bagarre, l’attaque, la considération sur le soldat, le meurtre même) qui sont traités de manière incomplète et stylistiquement maladroite. De même, la vision d’une armée brutale (le premier chapitre est par exemple fortement teinté d’une frénésie de militarisme casernier) et martyrisante teinte le livre d’une couleur gauchement pacifiste. Dans Les galons noirs, Gaudy n’atteint donc pas la qualité des souvenirs composites qu’il a pu produire dans son œuvre précédente.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 46 : Sur la guerre révélant l’homme : « Dix jours de bataille dénudent mieux une âme que trente ans de vie commune dans une province morte »
53 : Sur la difficulté de comprendre la guerre : « Ceux qui n’ont pas vu la nuit descendre sur un champ de bataille ne peuvent me comprendre ».
57 : Hallucination collective du guetteur au créneau nocturne.
88 : Sur le devenir du héros après la guerre : « Dispersé par la paix, nous irions, chacun dans notre voie, poursuivre nos destinées. Les archives du régiment garderaient l’histoire des faits qui nous honorent plus que tout. Mais qui viendrait les feuilleter ? »
95 : Vue sommaire d’un artisan de tranchée
134 : Officier assassinant un soldat trouillard
Yann Prouillet, juin 2024
Calmel, Marinette (1896-1978)
Elisabeth Marie Claustre, dite Marinette, est née à Rimont (Ariège) le 31 août 1896. Ecole primaire jusqu’au certif. Sa famille s’étant installée à Carcassonne, elle a épousé Baptiste Calmel (1888-1935) en juin 1913. Elle a un frère ainé, Honoré Claustre (1893-1977). La collection de cartes postales conservées par la famille concerne principalement ces trois personnes. Les cartes font la matière du livre de Béatrice Delaurenti, Lettres de Marinette 1914-1915, préface de Clémentine Vidal-Naquet, Editions Orizons, 2017, 256 pages, nombreuses illustrations (malheureusement trop réduites).
La famille vivait d’un petit élevage laitier urbain et de la vente de lait aux particuliers. En 1914, Baptiste est mobilisé au 9e RAC, Honoré au 80e RI (régiment notamment du capitaine Hudelle), et un parent, Achille Vabre, au 143e RI (régiment de Fernand Tailhades et autres combattants cités dans notre dictionnaire).
La famille a su conserver 253 cartes postales des années 1914 et 1915 (+ 5 de 1916) ; tout le reste de la correspondance est perdu. Les cartes sont intéressantes par l’image et par le texte écrit au dos. En dehors de quelques photos des villages proches du front, les cartes colorées appartiennent à deux catégories : les patriotiques (portant des légendes « en vers » telles que : « Courage ! La victoire est là, belle et prochaine / L’Allemagne nous rendra l’Alsace et la Lorraine ») et les romantiques (« Cher absent, le jour et la nuit / Ma pensée en tous lieux te suit »).
Sur quelques cartes, une phrase personnelle manuscrite surcharge l’image ou la commente. Par exemple celle du 14 mai 1915, de Marinette à Baptiste, représentant le baiser d’un couple, est accompagnée de : « Si nous deux nous pouvions en faire autant, combien nous serions heureux. »
Ce livre apporte un nouveau témoignage de ce que notre dictionnaire a largement démontré : loin de la « brutalisation », la guerre a préservé, voire augmenté le ressenti de l’amour conjugal et en a permis l’expression par la correspondance.
Un regret : l’auteure du livre, qui a pourtant fréquenté les Archives de l’Aude, ignore l’important travail sur 14-18 réalisé dans le département.
Rémy Cazals, juin 2024.
Canoville, Henry (1898-1918)
C’est par hasard que le livre suivant m’est tombé entre les mains : Lettres d’un Bleuet, Henry Canoville, Aspirant d’Artillerie, Une année au front, 4 août 1917 – 29 août 1918, préface de Th. Mainage, O. P., professeur à l’Institut Catholique de Paris, Pierre Téqui, libraire-éditeur, Paris, 1922, XXXVI et 456 pages, 4 photos.
Un livre catholique
O. P. signifie ordinis praedicatorum et désigne un membre de l’ordre des frères prêcheurs (dominicains). Mon exemplaire du livre contient une carte de visite du Père de Condé, prêtre missionnaire de N. D. de Sion. Il a obtenu le nihil obstat et l’imprimatur. L’éditeur présente à la fin du volume un catalogue des auteurs par lui publiés : Mgr Dupanloup, Mgr Gibier, Mgr Tissier, Mgr Méric, chanoine Broussolle, révérend père Hugon, abbé Rimbault, etc. La longue préface (31 pages) du professeur à l’Institut catholique est une hagiographie du jeune soldat qui se destinait à devenir à son tour dominicain : « une âme, et quelle âme ! », « la vie d’un saint ». Un garçon qui savait « s’immoler » : « Tout petit, l’hiver, il promenait ses pieds dans les zones froides de sa couchette » [authentique : page XVII). La fin de la préface doit également être citée : « Les desseins de Dieu sont impénétrables. Mais, surtout, puissent les Français, par leur fidélité aux grâces de la Victoire, ne plus rendre nécessaire l’oblation de ces victimes innocentes qui, généreusement sans doute, mais douloureusement, ont payé de leur vie les déviations de la conscience nationale. »
Th. Mainage pourrait figurer comme témoin (involontaire) dans notre dictionnaire. Mais le vrai témoignage est constitué par les lettres adressées par Henry Canoville à sa famille.
Brève biographie de l’artilleur Canoville
Henry Jean Eugène Canoville est né le 2 octobre 1898 à Nogent-sur-Marne. Un indice dans le livre laisse penser que son père était médecin. La famille était à coup sûr bourgeoise et s’est installée à Cherbourg. Henry a fait sa scolarité au collège Saint-Paul de cette ville et a obtenu le bac en juillet 1916. Il avait trois sœurs dont deux sont devenues religieuses à Paris. Henry voulait entrer chez les dominicains, mais la guerre était là. En décembre 1916 il s’engage dans l’artillerie lourde et arrive sur le front de l’Aisne en août 1917 (110e RAL, canons de 155). Il vit « à sept kilomètres des boches » qu’il traite de canailles. Le séjour se passe principalement en corvées de pansage des chevaux, tâche fastidieuse qu’il n’aime pas.
En février 1918, il part à l’école de Fontainebleau pour devenir aspirant, et se réjouit à l’idée d’y passer quatre mois. De nombreuses courtes permissions sont passées à Paris auprès de ses sœurs. Il obtient le « grade » d’aspirant.
Fin juin, il repart pour le front comme aspirant au 130e RAL doté aussi de canons de 155 qu’il juge « terribles ». Et c’est au cours de cette période qu’il découvre vraiment la guerre : « Oui, j’ai vu aujourd’hui de près la grande détresse de la guerre » (28 juillet). Il décrit les destructions, les cadavres. Il a du mal à s’accoutumer « aux horreurs puantes de la guerre » (29 juillet). C’est la poursuite. À Dormans, le 19 août, il note : « Les murs crevés ont des déchirures toutes neuves ; les cendres semblent encore fumer dans le vent. On sent que toutes ces douleurs sont d’hier. »
Sa dernière lettre est datée du 28 août. Il est tué le lendemain, près d’Epagny.
Choses (bien) vues
Avant de découvrir les horreurs de la guerre, Henry Canoville avait envoyé à ses parents quelques informations, peu originales, mais toujours intéressantes :
– quelques descriptions de cagnas (p. 5, 39, 80, 99)
– le crépitement du « brave petit 75 » (p. 12, petit par rapport au 155)
– les combats aériens (p. 29)
– les rats dégoûtants et les « hideux totos » (p. 41, 45)
– l’arrivée du vaguemestre (p. 130)
– « les efforts crispés des chevaux sur la glace » (p.198)
– un entrainement pour résister aux gaz (p. 344)
– un tir de concentration (p. 397)
Un catholique forcené
Se considérant comme un dominicain avant l’heure, Henry Canoville va à la messe, se confesse, communie, prie, dit le chapelet, distribue des « médailles miraculeuses » (p. 231). Il fréquente de préférence prêtres et séminaristes ; il visite églises et chapelles. Il arbore l’insigne du Sacré-Cœur.
La plupart des lettres à sa famille sont précédées d’une « méditation », d’une « invocation », d’une « oraison ». Il s’adresse au Bon Dieu, au Christ, à l’Enfant-Jésus, à Jésus-Hostie, à Marie et à plusieurs saints. Le 14 décembre 1917, il parle directement au Christ ; le lendemain, il parle au Saint-Esprit : « J’ai dit à l’Esprit-Saint… » (p. 164 et 165). Tout en annonçant qu’il se pliera toujours aux volontés divines, sa pratique ressemble à du donnant-donnant. Les prières doivent être exaucées : « Je demande au Bon Dieu un petit coup de main » pour soulever un obus de 43 kilos (p. 128). « J’appelle à mon aide les saints du Paradis » (p. 197) et ça marche. Sa nomination du brigadier est due à l’intervention de l’Enfant-Jésus (p. 175).
Quelques pas de côté
En lisant attentivement le livre, on découvre cependant quelques contradictions. Le gamin, qui plaçait ses petits pieds à l’endroit le plus froid du lit, apprécie l’envoi de nombreux colis de nourriture ; de retour au régiment après une permission, il écrit : « Où sont donc vos bonnes gâteries ? » Pire, il profite du vol de volailles d’un de ses hommes pour améliorer l’ordinaire, et l’avoue ainsi à ses parents (le 31 décembre 1917) : « Gros cas de conscience ! Qu’auriez-vous fait ? Oui, qu’auriez-vous fait, consciences scrupuleuses… et repues ? »
Il signale (p. 269, 19 février 1918) que des prêtres en soutane se sont fait jeter des pierres par des ouvriers de la région parisienne. Le 12 juillet 1918, Henry rapporte cette phrase d’un téléphoniste : « Comment Dieu permet-il qu’on s’égorge avec tant de joie ? » (La réponse d’un vieux poilu, sur un autre registre, mérite aussi d’être citée : « Laisse faire à Dieu, c’est une personne d’âge. »)
Le 12 août 1918, l’aspirant d’artillerie lourde se moque d’une artillerie plus lourde encore : « l’ALGP (artillerie lourde grande puissance, que d’aucuns traduisent : Artillerie de luxe pour gens pistonnés) ».
Et nous voilà revenus à l’engagement d’Henry Canoville. Alors que sa classe allait être appelée par anticipation à cause des hécatombes et qu’il aurait vraisemblablement dû rejoindre un régiment d’infanterie, il a devancé l’appel ce qui lui a permis de choisir l’artillerie lourde où les risques de mort étaient bien moindres. Ensuite il a été candidat aspirant et a passé quatre mois à Fontainebleau. Oui, il a été tué lors de la contre-offensive alliée de l’été 1918, mais la stratégie d’évitement de la famille ne peut être niée. Les travaux de Jules Maurin sur les centres de recrutement de Béziers et de Mende avaient découvert cette réalité. Ceux de Philippe Boulanger au plan national l’ont confirmée. La connaissance du différentiel de risque entre les diverses armes a abouti à la statistique suivante : entre 1914 et 1916, le nombre d’engagés volontaires dans l’infanterie est passé de 5101 à 1119 ; dans l’artillerie, de 2298 à 6309 (et on ne précise pas s’il s’agit de la lourde ou de l’artillerie de campagne).
Conclusion
Si un tel livre était publié aujourd’hui, il passerait pour une caricature ou un pastiche réussi. Mais le livre est un bon exemple de ce que pouvait oser le milieu catholique il y a cent ans, précisément en 1922. J’ignore son audience ; elle fut vraisemblablement limitée ; Jean Norton Cru n’a pas connu ce témoin.
Rémy Cazals, mai 2024
Prévot, Jean 1890 – 1960
Soissonnais 14 – 18, Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel (éd.), Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien. (De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918), Paris, Éditions des Équateurs, 2007, 317 pages.
1. Le témoin
Jean Prévot est né à Montauban en 1890. Bachelier en 1908, la guerre le trouve à Bordeaux alors qu’il n’a pas encore terminé ses études de pharmacie. Incorporé au 108e RI de Bergerac, et passé dans une section d’infirmiers non endivisionnée en janvier 1915, il est transféré en avril 1915 à l’ambulance 4 de la 37ème DI, division composée de régiments de tirailleurs et de zouaves. Il est au front ou dans la zone des étapes d’avril 1915 à septembre 1918. Revenu à la vie civile, il exerce les fonctions de pharmacien à Toulouse, Carcassonne et Lautrec. Il décède à Orléans en 1960.
2. Le témoignage
Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien (« De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918») ont été publiés en 2007 par Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel, en association avec l’association « Soissonnais 14 – 18 » aux éditions des Équateurs (317 pages). C’est à Orléans, dans la maison où est décédé Jean Prévot (ne pas confondre avec Jean Prévost, écrivain et journaliste mort en 1944 au Maquis), « qu’en 1970 son petit-fils Marc retrouvera intacts dans une malle entreposée dans le grenier les carnets écrits par son grand-père. » (p. 11). L’introduction de G. Servettaz montre l’importance de la transmission mémorielle, avec un voyage fait par les transcripteurs de l’ouvrage sur les lieux évoqués par l’auteur, et notamment la ferme-ambulance 4/37. À noter une ambiguïté p. 11 « il est nommé 1re classe de réserve le 9 juillet 1919 », c’est bien-sûr aide-major (pharmacien) de 1ère classe, c’est-à-dire l’équivalent du grade de lieutenant.
3. Analyse
Février 1915 – mars 1916 – infirmier à l’ambulance
Il s’agit de la partie la plus intéressante des carnets, car c’est là que J. Prévôt est le plus disert quand il évoque avec précision ses fonctions d’infirmier dans une ambulance (hôpital de campagne). Jeune étudiant, il n’a pas été reconnu pharmacien dans cette spécialité car son cursus est incomplet, mais cet état lui permet d’échapper à son régiment en janvier 1915 (passage à la 12e section d’infirmier) puis d’intégrer l’ambulance 4/37. Il mentionne ses tentatives infructueuses pour se faire reconnaître comme pharmacien [avec autorisation de citation] (p. 29) « non, des pharmaciens, on en a, à ne savoir qu’en faire ! ». Pour lui cette affectation non enrégimentées est tout de même appréciable, en témoigne cette menace affichée à la 12e section d’infirmiers (avril 1915) : « Tout absent à deux appels : versé dans l’infanterie. » Les carnets décrivent le quotidien des gardes d’infirmier, dans une ambulance proche des lignes ; elle reçoit en 1915 des blessés du secteur de Quennevières (Offémont, Oise). La force de ces mentions, qui rappellent le Georges Duhamel de 1917, est faite d’un mélange de description des blessés, d’évocation de leurs souffrances, avec un ton détaché et neutre, sans empathie particulière, une sorte de froideur clinique qui renforce la dureté de la perception. Ainsi par exemple en avril 1915 (p.53) : « La salle 5 (12 lits) est à moitié pleine de types plus ou moins amochés. (…) On a amené trois Boches blessés. En voici un des plus amochés, pieds broyés, les fesses emportés par les obus. Il n’y a pas moyen de le prendre et après un pansement on le laisse sur son brancard et on le met tel quel sur le lit. La plupart sont blessés à la tête. On ne voit point de figure. On n’entend que des corps qui gémissent et se plaignent des cris du blessé : à boire. Le premier en entrant à droite est déjà mort, les traits calmes comme s’il dormait encore. Au fond un zouave râle, il a une fracture du crâne et ne va pas tarder lui non plus à entrer dans le grand sommeil. » L’auteur est souvent acerbe à propos des talents médicaux des majors, sans qu’il soit possible de savoir si c’est vraiment justifié (p. 58) « Le type à la fracture du crâne qui était dans la tente de la cour et qui râlait depuis hier est mort sur la table d’opération. Jocaveille en sortant de la salle était tout souriant. Ce matin Deveze a amputé le zouave d’hier soir arrivé avec l’hémorragie du bras, il va parfois un peu vite en besogne. » L’auteur évoque p. 73 « un sidi gratifié d’une balle dans la tête, on ne l’a guère regardé. Tout n’est certes pas pour le mieux, et que dire ? » Rien ne permet ici de dire que les blessés sont moins bien soignés parce qu’ils sont indigènes, il s’agit plutôt d’un doute sur les compétences professionnelles de certains majors, dont certains s’improvisent chirurgiens. L’auteur mentionne souvent le fait que lorsque c’est son tour de repos, il ne peut dormir et récupérer à cause des cris persistants des blessés. Ainsi p. 73 « On apporte un tirailleur gravement atteint d’un éclat dans le dos. Le major dit que l’on pourra lui donner à boire ce qu’il voudra, ce qui est sa condamnation sans plus de phrase. Il se voit perdu; d’ailleurs en arrivant dans la salle il se met à hurler et ne cesse guère ce qui m’ôte toute envie de dormir. (…) Bordes vient lui faire une injection de morphine, cela le calme un peu mais point complètement cependant. Quand à minuit Béneyssie vient me réveiller, je n’ai pas encore pu fermer l’œil. » Ces carnets restituent bien la lourde ambiance régnant à l’ambulance lorsque le front est actif, et que des blessés, souvent gravement atteints, sont amenés avant transfert, opération sur place, ou pour attendre le décès si on estime le cas sans espoir.
L’auteur signale plus loin la lecture d’un ordre général (27 avril 1915, p. 66) qui mentionne la citation octroyée à une autre ambulance, puis la liste de soldats qui ont été fusillés, la plupart pour abandon de poste, « quelques-uns pour mutilation volontaire, des tirailleurs surtout. »
J. Prévôt évoque ensuite la bataille de Quennevières (Moulin-sous-Touvent, juin 1915) telle qu’elle est perçue par une ambulance proche du front ; il mentionne les récits et bruits rapportés de la première ligne, par exemple le 1er juin, des affiches allemandes demandent si l’attaque « est pour aujourd’hui ? » (p. 95), ou des ordres de ne pas faire de prisonniers (p. 103), mention relativisée par la mention récurrente d’arrivées de prisonniers allemands. L’activité est éreintante, avec un bombardement qui n’épargne pas les abords de l’ambulance, des blessés nombreux, et des prisonniers allemands souvent blessés eux-aussi. A la fin de la bataille (recul français 15 et 16 juin 1915) il mentionne (p. 117) « Le nombre de blessés entrés est de 357 pour les trois derniers jours dont 195 pour aujourd’hui. »
L’évocation de l’offensive de Champagne (octobre 1915) est beaucoup moins précise, l’auteur est plus à l’arrière, et c’est davantage un témoignage d’ambiance, nous « aurions » attaqué, il y « aurait » déjà deux régiments boches de prisonniers, etc…
Mars 1916 – septembre 1916 – pharmacien auxiliaire – La Somme.
J. Prévot est nommé pharmacien auxiliaire, tout en restant simple soldat, il dépend alors du groupe de brancardiers de corps de la VIIIe Armée. À l’arrière du front, il s’occupe des médicaments, du chlore pour les exercices de gaz, et travaille aussi au laboratoire bactériologique. Sa localisation à Bar-le-Duc ne lui permet de décrire la bataille de Verdun que par ouï-dire. Il n’en est pas de même lorsqu’il arrive dans la bataille de la Somme (août 1916) : dans le secteur de Bouchavesnes, il fait sous le bombardement des liaisons avec les postes de santé avancés. Les progressions sont dangereuses et harassantes, il apporte des fournitures, des médicaments mais aussi du chlore pour des inhumations de fortune à faire sous le bombardement :
3 août 1916 (p. 229) « A 19 heures 30 ordre pour aller à Tatoï. Je pars avec 32 G.B.D., un pharmacien auxiliaire et du chlore. Arrivé au poste du 363e, le médecin-chef me remercie, il ne veut pas faire tuer des vivants pour enterrer des morts. »
19 août (p. 234) « Les Boches nous envoient pas mal de balles (…) Sur 100 mètres nous inhumons 51 cadavres, presque tous des Boches qui ont été tués et ensevelis par le tir des torpilles. »
20 août 1916 « Nous sommes de retour à Vaux, sans casse heureusement. Odeur épouvantable, cadavres vieux de 15 jours. Plusieurs rendent leur repas ! »
Octobre 1917 – juillet 1918 – pharmacien de régiment
Les carnets sont interrompus de septembre 1916 à octobre 1917, et on sait par sa F.M. que l’auteur a été promu pharmacien aide-major de 2e classe (sous-lieutenant) au 8e zouave (Division Marocaine). Les mentions deviennent plus rapides, indiquant déplacements, relations de blessures de connaissances, attaques aériennes, résultats de pêche, statistiques de pertes, etc…
L’engagement du 8e zouave pour tenter d’endiguer les offensives allemandes du printemps 1918, ranime la tension dans les notations. Son unité vient au secours des Anglais fin avril, dans le secteur de Villers-Bretonneux. (26 avril, p. 277) « À 4 heures, reçois l’ordre de rejoindre le poste de santé à Bois-Labbé. Très violente canonnade vers 5 heures. Pas mal de blessés par mitrailleuse. Nous sommes complètement assourdis par batterie anglaise voisine. Pas mal d’officiers touchés, Cadiot, Minard, Binder. Courtois arrive dans l’après-midi le cou traversé par une balle. Les tirailleurs auraient une grosse casse et ne tiennent pas le coup. Vu passer 2 tanks. L’un d’eux a déchargé deux blessés à la tête par balle ayant traversé les parois. »
L’auteur évoque ensuite les durs combats de la fin mai 1918, pour stopper l’avancée allemande du Chemin des Dames. Il participe aux combats de juillet 1918, mais les carnets s’arrêtent définitivement le 22 de ce mois. On sait qu’il est évacué gazé en septembre, mais pas s’il retourne en ligne avant l’Armistice : il sera plus tard pensionné (gazé) à 30%.
La partie la plus évocatrice de cet intéressant témoignage est donc celle qui concerne en 1915 la vie et la mort à l’intérieur d’une ambulance proche des lignes du Soissonais.
Vincent Suard, mai 2024
Delattre, André Lucien Maurice (1890 – 1945)
Ils ne sont pas passés !, Paris, Société des écrivains, 2013, 339 p.
1. Le témoin
André Delattre est né à Boulogne-sur-Mer en 1890. Il étudie le Droit à la Faculté de Lille puis est incorporé en 1912 au 72e RI d’Amiens. Malgré un niveau d’instruction 5 (licencié en Droit), il refuse à plusieurs reprises de devenir caporal et fait toute la guerre comme simple soldat, puis brancardier et infirmier. Il reste dans le même régiment du début à la fin des hostilités, avec deux évacuations pour maladie. Après la guerre, il est juge d’instruction en 1925 puis magistrat du siège ; il décède en 1945.
2. Le témoignage
Éric Lafourcade, érudit local à Soustons (Landes), a publié en 2013 « Ils ne sont pas passé ! » (André Delattre, Société des écrivains, 339 p.) à partir d’un texte dactylographié anonyme retrouvé dans une maison de Léon (Landes). Un patient travail d’enquête lui a permis d’authentifier l’auteur du témoignage ; en fait, le texte dormait à Léon dans la maison que le frère d’André, Fénelon-André Delattre, décédé en 1965, avait vendu en viager à des particuliers, et ceux-ci ont confié en 2011 le document à Éric Lafourcade, lui-même décédé en 2017. Sa démarche est bien décrite dans un article du quotidien Sud-Ouest (28.12.2013)
Par ailleurs, une vidéo (Landes TV), qu’on espère encore longtemps disponible, permet d’écouter les explications du découvreur et de voir le tapuscrit d’origine :
3. Analyse
C’est un témoignage d’une qualité exceptionnelle que nous a livré ce grenier des Landes en 2011, preuve que la « chasse au trésor » de textes inédits peut encore produire des trouvailles de choix.
1914 en rase campagne
On a d’abord une bonne évocation de septembre 1914, avec la description précise et prenante des combats d’infanterie le long de la Saulx ou dans le village de Maurupt. Le récit fait alterner le matin assaut inutile, compagnie décimée, fuite vers un talus, résistance obstinée… L’après-midi, c’est la description du pillage d’une ferme (p. 37) « Comme un gros tonneau est placé sur des chais, Engel, le gagnant du Tour de France, qui est à la 3e section, le défonce à coups de crosse et bientôt dans la cave, le vin atteint une hauteur d’au moins dix centimètres. ». À Maurupt à 2 heures dans la nuit du 10, sa compagnie doit se tenir prête (p. 41), on citera un extrait d’ambiance : « Nous avançons en tirailleur jusqu’à un petit fossé. « Couchez-vous à plat ventre ! » crie le capitaine Gendry. À ce moment la fanfare des chasseurs à pied sonne la charge à l’entrée du village. Les fifres et les « tamboureries » allemands leur répondent. On entend des cris « en avant ! » et une longue clameur suivie d’une vive fusillade. Le 9e et le 18e bataillon de chasseurs attaquent pour reprendre le village. Le combat se déroule dans la nuit, éclairé seulement par la lueur des incendies et nous restons là, anxieux, à attendre, pendant une heure peut-être. » Lorsqu’ils entrent dans le village au matin, ils sont arrêtés par des mitrailleuses et y laissent « une trentaine de camarades ». Ils réattaquent à midi et sont fusillés derrière une petite haie qui ne les protège pas. La description est pleine du bruit des balles et des cris, on sent que l’auteur revit le combat instant par instant au moment où il le met par écrit : (p. 43) « Les balles sifflent de tous côtés à mes oreilles. Près de moi, Engel et Morin, deux coureurs cyclistes du Tour de France, reçoivent chacun une balle dans le ventre. La fusillade redouble. » Les hommes rescapés finissent par se replier en désordre et (p. 44) « l’un de nous, par inadvertance, renverse une ruche et une nuée d’abeilles s’abat sur nous. Un malheureux chasseur à pied, blessé sans doute depuis le matin et qui est resté sur le terrain se tord en hurlant dans l’herbe. Il a la figure couverte d’abeilles. (…)» André Delattre évoque ensuite les nombreux cadavres français et allemands dans les jardins (p.45), l’hébétude des rescapés. Le 11 septembre l’auteur mentionne les pièces d’or (il en a lui-même), cousues dans des ceintures de flanelle, qui attisent des convoitises (p. 47) « ils ont dû éloigner des civils qui venaient rôder autour des cadavres pour les dévaliser. » La suite de la poursuite (Servon-Melzicourt) est de la même qualité descriptive
L’Argonne
La page 57, qui raconte la lente et pénible montée, dans la forêt, sous la pluie (« elle tombe bientôt à torrent. ») au-dessus du village de La Harazée, pour arriver au point qui sera celui de la fixation du front pendant toute la guerre en Argonne est dans sa sobriété d’une très grande qualité : « Ma compagnie s’arrête enfin près d’une clairière. Nous sommes à la Fille Morte. L’endroit est vraiment sinistre. » Il décrit la précaire installation dans ces bois touffus et humides, dans des positions dangereuses, tous les tués à cette période l’étant par balle. L’auteur fait le récit de l’attaque sanglante du 11 novembre, où ils réussissent à prendre péniblement pied dans une première ligne allemande, mais bombardés sans répit ils doivent se replier en abandonnant leurs blessés : (p. 86) « le 3e bataillon ne comprend plus qu’une centaine d’hommes. Nous avons eu, dans cette attaque, 400 tués et blessés. C’est un beau résultat.»
L’offensive de Champagne
L’auteur est évacué le 17 novembre pour jaunisse, et revient au front en janvier 1915, pour être transporté au Mesnil-les-Hurlus pour l’offensive de Champagne (p. 108) « On fait halte à l’entrée du village. Il ne comprend que quelques misérables masures. Je me demande comment en temps de paix des gens pouvaient vivre au milieu d’un pareil bled et ce qu’ils pouvaient bien y récolter. » Il décrit l’attaque du 5 février, son échec devant des barbelés intacts. Après repli, repos et reconstitution de leur effectif, ils remontent en ligne (22.02), sur le secteur du Bois-en-Pioche. La préparation est meilleure, ils prennent la 1ère ligne allemande. Après reprise du tir de préparation, c’est un nouvel assaut sur la 2e ligne (p. 129) « J’aperçois maintenant avec netteté les fils de fer allemands. Notre artillerie n’a rien démoli. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, je me ferais fusiller à bout portant et je resterais à pourrir dans les barbelés. Un joli petit trou d’obus se trouve près de moi et je m’y enfonce autant que je peux. ».
Deux exécutions
L’auteur mentionne deux exécutions pour abandon de poste (mars 1915, p. 136 et p. 139), il est positionné loin de la première (service d’ordre pour empêcher les civils d’approcher), et mentionne la désapprobation de ses camarades. Il voit mieux la seconde exécution, la décrit en détail, en témoignant de sa révolte muette, dégoût qu’il estime partagé par tous ceux qui ont participé à la parade ; il y ajoute son expérience de magistrat des années trente (p. 141) : « Par la suite, j’ai assisté à bien des exécutions capitales mais jamais je n’ai rien vu d’aussi écœurant que celle-là. »
Les Éparges
A. Delattre y décrit en avril 1915 une attaque avortée de son bataillon devant Riaville, et la destruction de sa compagnie par le bombardement allemand. Ils finissent quand-même par attaquer dans la nuit noire, et devant les barbelés intacts. C’est sa dernière attaque comme fantassin en 1ère ligne. (p. 151) « L’attaque a encore raté mais, comme cette fois il n’y a eu ni tué, ni blessé, peu importe le résultat. Il est probable que beaucoup ne sont pas sortis ou se sont cachés derrière les gabions ou se sont contentés de sortir, d’avancer quelques mètres et de se coucher devant notre ligne. » C’est probablement son affectation comme agent de liaison – brancardier qui lui permet de finir la guerre indemne.
La Somme
Il revient d’une évacuation pour typhoïde dans la fournaise de la 2ème partie de la bataille de la Somme (octobre et novembre 1916), et l’auteur produit une très bonne description, vers Bouchavesnes, du paysage lunaire sur lequel la progression se fait sous un bombardement constant et meurtrier (p. 225). Des 4 brancardiers de son équipe, deux sont tués par obus. Lui-même est enseveli et dégagé de justesse. Il ne fait pas les attaques en première ligne, mais dans son rôle de brancardier, il est constamment menacé (p. 233) : « Souvent, on dit qu’un obus ne tombe pas dans le même trou. Dans notre coin, cette règle ne s’applique pas. A tout instant, je vois des obus succéder à d’autres exactement au même endroit. »
L’Algérie
De décembre 1916 à mars 1917, le 72e RI est transféré en Algérie à la suite de mouvements de protestation indigène contre la conscription. C’est pour l’auteur et ses camarades un séjour très calme, pendant lequel des détachements se contentent de se montrer par des marches dans différents secteurs.
Chemin des Dames et fin du conflit
Nommé infirmier, et revenu au Chemin des Dames où il est positionné jusqu’en septembre 1917, il est en permission lors du 16 avril ; il y mentionne ensuite des affrontements sérieux, évoquant l’aviateur allemand Fantômas, qui mitraille les corvées à basse altitude. En ligne en février 1918 devant le Mont sans Nom, il fait ensuite plusieurs mouvements avec son unité à la suite des offensives allemandes, puis participe aux durs combats de juillet 1918. Après l’Armistice, il est commis défenseur au Conseil de guerre, d’abord en Allemagne occupée puis de retour dans la Somme.
J’ai été frappé par la qualité de ce témoignage : un propos factuel, précis, sans « phrases », une forme de modernité dans la rédaction, bref la perle rare, au point que j’ai un moment soupçonné un bidouillage, mais l’authenticité du texte ne fait pas de doute ; il faut aussi noter, et c’est paradoxal, que le document fourmille d’erreurs de détail, inversions de dates, un nom propre sur deux mal orthographié, des bruits évoqués comme des faits… Laurent Soyez, pointilleux spécialiste du 72e RI, a compilé dans un exemplaire toutes les erreurs et imprécisions du texte. Dans un entretien téléphonique avec É. Lafourcade, L. Soyez lui avait dit – et il me l’a répété [janvier 2024] – qu’une édition purgée de ses scories, ou pour le moins avec un chapitre correctif ajouté, aurait été préférable, même s’il admet lui aussi la valeur du témoignage ; É. Lafourcade lui a répondu n’avoir fait aucune modification dans le texte pour en préserver l’authenticité : c’est en définitive un choix heureux, trop de témoignages étant mutilés par des initiatives mal maîtrisées. Toutes ces erreurs s’expliquent par le fait qu’A. Delattre, qui indique, au début de son ouvrage, avoir voulu fixer ses souvenirs de guerre avant qu’ils ne soient effacés par le temps, n’a pas tenu de journal. Ces 330 pages ont été rédigées de mémoire 16 ans après l’Armistice, probablement d’un trait, avec une rédaction continue.
Alors pourquoi cette qualité ? On est d’abord agréablement surpris par la sobriété du récit, alors qu’un titre à la Jacques Péricard faisait craindre un pensum patriotique. Il est aussi certain que les fonctions de juge d’instruction de l’auteur, professionnel du constat, ont eu une influence heureuse sur la précision de l’écriture, donnant ainsi force aux descriptions. Autre qualité, c’est un clerc qualifié qui évoque de l’intérieur l’expérience du simple soldat, et non – occurrence plus fréquente – celle du sous-lieutenant officier de troupe. Enfin ce témoignage, non destiné à la publication, a une grande force car il ne s’autocensure pas, les noms propres sont conservés, ainsi que les indignations ; on vérifie une fois de plus que beaucoup des meilleurs témoignages sont ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une publication du vivant des contemporains, ainsi par exemple (p. 299) – arrivée à l’unité d’un nouveau médecin-major – le nom est cité – « Il nous vient d’un régiment d’artillerie. Nous le jugeons immédiatement, il est peureux, bête et ne connait pas un traître mot de médecine. »
Vincent Suard, mai 2024
Blanc, Léopold (1885 – 1917) et Blanc, Émile (1894 – 1917)
« Les lettres des frères Blanc » – Philip Hoyle (éd.)
1. Les témoins
Léopold et Émile Blanc, qui ont 29 et 19 ans au début de la guerre, travaillent la terre avec leurs parents à La Métairie-Haute, à Sauliac-sur Célé (Lot). Léopold commence la guerre au 207e RI puis passe ensuite dans le génie. Après une blessure légère, il sert au 7e RI jusqu’au 30 avril 1917, date à laquelle il est tué lors de l’attaque du Casque (Mont de Champagne). Émile, classe 14, d’abord mobilisé au 10e Dragon puis rapidement transféré au 88e RI, est souvent malade, et n’arrive durablement en ligne qu’à l’été 1915. Il est tué le 22 avril 1917 dans un assaut au Mont Cornillet.
2. Le témoignage
Les lettres des frères Blanc, Témoignages du Front 1914 – 1917 (2013, 90 pages) ont été retranscrites et publiées à compte d’auteur par Philip Hoyle. Celui-ci, ayant fait l’acquisition dans les années 1980 de la Métairie-Haute, ancienne ferme de la famille Blanc, avait reçu d’Anya Buys et Claude Aubin environ 250 de ces lettres. Dans son introduction, il rend hommage à Léopold et à Émile Blanc, qui à son sens ne se seraient pas opposés à une mise en lumière de leur témoignage (p. 3) : « il existe un tumulus sur les terres de la Métairie haute, vieux de 4 à 5000 ans que l’on nomme « Cayrou de la Justice » ; en faisant connaître ces lettres, je rends ainsi justice à Léopold et Emile. » Pour la rédaction de cette notice, j’ai contacté la Métairie-Haute, et les habitants actuels m’ont répondu que Philip Hoyle était décédé depuis « quelques années ». Ainsi, dans la même logique, mais avec un axe plus historique que mémoriel, je pense que celui-ci ne se serait pas opposé à la citation d’extraits des lettres. Il existe un exemplaire de ce recueil à la Société des Études du Lot. Merci à Patrice Foissac pour m’avoir fait connaître ce document.
3. Analyse
Les frères et leur père écrivent toujours en français, et P. Hoyle précise avoir corrigé certaines fautes d’orthographe pour favoriser la lisibilité, il a laissé des formules imagées ou des expressions même maladroites.
Les lettres donnent des nouvelles de la santé, en demandent, se renseignent sur les saisons, les travaux de la ferme. Les frères évoquent des connaissances, tués, blessés ou en permission. Ils mentionnent souvent le souci que leur cause la solitude des parents, obligés d’assumer seul l’exploitation de la ferme. Les deux frères se méfient de la censure postale, ne donnant que très peu d’indications géographiques et jamais de description de combat. En même temps, et de manière assez contradictoire, les échanges évoquent souvent des sujets mystérieux dont on a parlé, la question que tu sais, voire quittent toute prudence.
Léopold
Léopold écrit des lettres dont la tonalité est souvent sombre, il est mécontent d’être au front, se plaint beaucoup, et les seuls moments sereins sont ceux de l’hiver 1914, parce qu’il est versé dans le génie, ou en 1916, après une convalescence à la suite d’une blessure légère. Il condamne la guerre dès novembre 1914 (p. 15) « Nous commençons tous à en être dégoûtés et on se demande quand est-ce que viendra ce jour de paix que nous désirons tous d’un commun accord. » Les plaintes sont récurrentes, comme en janvier 1915, « enfin tout le monde en a assez de ces tortures. », ou dans cette formule d’au revoir en février 1916 : « Rien de plus à vous dire, sinon qu’on nous traite comme les criminels. Adieu je vous embrasse. ». La tonalité cyclothymique de ses lettres voit d’une part des reproches et des explosions de colère envers les parents (pas assez de lettres, de colis, d’argent…), puis des excuses, des regrets, comme en juin 1916 « vous m’excuserez de quelques lettres que je vous ai écrites, j’allais peut-être trop loin mais vu que je me trouvais dans ces conditions, là, j’étais fou de rage. » Son prêt ne lui permet pas d’acheter le vin qu’il consomme avec ses camarades en plus de l’allocation journalière. C’est sa seule dépense au front, et sa pauvreté est cruellement ressentie : les trois quarts de ses lettres contiennent des demandes d’argent. Le père accepte parfois d’aider son fils, mais souvent tarde aussi (p. 40) « plus le sou et c’est triste surtout pour un type comme moi qui a de l’argent à la caisse d’épargne me trouvant sans le sou par votre faute. » Il s’excuse à deux reprises d’avoir mis « quelques phrase pas recommandables » dans ses lettres car il avait bu avec les camarades. À la longue, les crises s’espacent, et les lettres sont plus courtes, toujours sombres mais plus calmes.
Émile
Le jeune frère de Léopold est d’humeur plus égale, souvent enjouée, même s’il critique aussi la guerre de manière récurrente. Au 10e dragon de Montauban, il se fait porter malade dès le 4e jour de caserne, et passe souvent à la visite. Rapidement versé dans l’infanterie (p. 55) « Cela ne me gêne pas beaucoup car dans les dragons il y a beaucoup de fourbi », il y continue à se faire porter malade, pour échapper aux marches (rhumatisme articulaire). À Montauban comme à Mirepoix, il a convaincu ses parents de lui envoyer un télégramme mensonger, – p. 85, « La mère est très malade. Elle désire te voir. » -, ce qui lui permet deux permissions indues. Il les chapitre lors de ces fausses déclarations « Couchez-vous ou restez aux alentours de la maison par prudence (p. 61) », la mère étant en effet censée être mourante… Beaucoup des lettres d’Émile de 1914 le montrent cherchant à carotter. Transféré en ligne à Suippes, il y est très vite légèrement blessé et retourne à La Rochelle puis à Auch au dépôt. Il y enchaîne une pneumonie et ne rejoint le front qu’en juillet 1915. Sans surprise il n’y est pas heureux (p. 66) « Je ne demande pas mieux que d’être blessé de nouveau car ici on crève de faim et si ce n’est pas le vin qu’on boit on mourrait d’inanition. » En novembre 1915, il évoque vers Roclincourt les dures conditions en ligne dans la boue «je me suis foutu 20 cm au-dessus des genoux, jamais de ma vie j’avais vu pareille chose. » et parle d’une fraternisation dans une lettre de décembre (p. 70) « On parle ces jours-ci il y a collaction (sic) entre boches et français. Il parait qu’une compagnie française est allé trinquer avec les boches à la santé de la paix tant souhaitée d’un côté comme de l’autre. » L’opinion sur la guerre d’Émile évolue vers une critique politisée ; dans un courrier, il parle de Léopold qui est bien « dégoûté de cette maudite guerre » (p. 73) et ajoute : « Ce ne sera pas trop tôt qu’on finisse de faire les imbéciles pour faire la fortune de quelques gros industriels qui se moquent de notre gueule par derrière. » Il dit devenir de plus en plus anarchiste (août 1916) et révolutionnaire (septembre 1916). À l’évocation d’une proposition de paix allemande en décembre 1916, il pense que la France devrait profiter de l’occasion, et il insiste en janvier (p. 81) : « il neige, il pleut alternativement, c’est affreux les tranchées pleines d’eau et ces voyous qui ne veulent pas signer la paix. »
Les combines
Il s’agit d’allusions à tout projet qui pourrait permettre de tomber malade, de faire monter sa fièvre, et d’échapper aux corvées ou au front. Ces divers moyens ne sont jamais clairement décrits, mais on peut les appréhender en croisant les lettres ; on devine qu’il y a des huiles, de la quinine, et d’autres potions mystérieuses ; ces projets ont été anticipés, Léopold écrit à Émile (p. 17, décembre 1914) « il se livre des grands combats d’un côté et de l’autre. Je te conseille de mettre vivement nos projets en exécution. J’arrête sur ce point à toi d’agir. » Les résultats ne sont pas très convaincants pour Léopold (août 1915) « Enfin j’ai essayé l’affaire et cela ne m’a pas produit un grand effet, peut-être qu’à force on pourra arriver à un but. » Avec Émile, cela a eu plus de succès (juillet 1915) « Je crois être arrivé au but que je me proposais, alors je suis content des effets je lui en ferai passer [à Léopold] mais n’ayez aucune crainte pour ma santé, cela ne me fait pas mal. » En janvier 1916, une véritable crise de désespoir secoue Léopold, et il supplie ses parents, perdant tout prudence, de se procurer chez Couderc (médecin) ou chez Vernet (pharmacien) (p. 34) « poudre ou drogue qui, en les utilisant procurent de la fièvre et ainsi, on finit par devenir malade. » En janvier 1916 (p. 35), il n’envoie pas moins de quatre lettres à ses parents parlant de la même chose. « A prix d’or ou d’argent je vous prie de nouveau de faire toutes les démarches possibles, de braver tous les obstacles qui peuvent se produire devant vos yeux en demandant ces choses-là devant médecins et pharmaciens. Je sais que cela existe et qu’il y a pas mal de camarades de ma connaissance qui ont agi avec les mêmes procédés. » Les parents désapprouvent les projets de Léopold : le père a cédé à Émile pour les télégrammes mensongers, mais il refuse ici et se met en colère (p. 85) :
« Cher fils,
Je suis bien dégoûté de toutes ces affaires, je n’ai pas le temps de me promener, si tu ne veux pas nous écouter, fais comme tu voudras et n’emmerdes plus les autres, ça vaut mieux. Je ne vois personne autre qui agisse comme toi. Ton père pour la vie Blanc
Plus, sûr, tu t’en plaindrais peut-être. »
À partir de 1916 et en 1917, les allusions et spéculations sur ces mystérieux moyens d’échapper au front se font plus rares.
La fin
Les deux frères n’arrivent à se rencontrer au front qu’une seule fois, en avril 1917, et ils seront tués tous les deux ce même mois. (11 avril 1917, p. 51) « On a passé quelques heures ensemble, on a bu un coup et puis il a fallu se quitter. » Léopold est tué le 30 avril et il est impossible de savoir s’il a eu connaissance de la mort de son frère tué le 22. Le recueil reprend aussi la lettre que le lieutenant d’Émile (G. Salgues) a envoyée à la Métairie-Haute le 27 avril. C’est un courrier classique pour l’annonce de la mort d’un soldat, avec des formules de consolations et des éloges pour les qualités militaires d’Emile (p. 83): « « Dans cette bataille que nous avons glorieusement menée il a été un héros ! Toujours à mes côtés, méprisant le danger, souriant et alerte, on voyait en lui le modèle du soldat, le plus beau des guerriers ! Un obus stupide devait terminer sa destinée. » Le lieutenant fait ce qu’il peut pour soulager la douleur de la famille, ce type d’éloge aide au deuil ultérieur, et peut-être Émile avait-il changé ? Toutefois, toutes ses lettres indiquent qu’il n’était pas le modèle décrit ici, comme ainsi, par exemple, en novembre 1915 (p. 69) « Enfin ne vous faites pas trop de mauvais sang pour moi, je me débrouille bien et comme à l’ordinaire je n’en fous pas lourd. »
Donc un document très intéressant, qui montre que ces deux paysans lotois ont subi la guerre en la condamnant du début à la fin, la faute reposant pour eux sur les profiteurs, les riches puis plus tard les « salauds de députés ». Ils ont essayé d’échapper au front, avec des résultats variables mais souvent décevants, en nous donnant un ici un témoignage rare sur ces stratégies d’évitement, procédés qui ne leur ont du reste pas permis d’éviter d’être broyés à leur tour.
Vincent Suard, février 2024
Guenot, Marcel (1893 – 1975)
« Le Sang de la Liberté » – Guillaume Moingeon, Peirre Guénot (éd.)
1. Le témoin
Né à Besançon, Marcel Guenot est déjà incorporé au 60 RI (classe 13) au moment de la mobilisation. Ce caporal entre en Alsace en août, puis est rapidement embarqué pour la Picardie (combat de Proyart). Il participe à la bataille de la Marne (Bouillancy) et est blessé le 8 septembre (sa F.M. indique le 18.09.14). Revenu au dépôt, où il passe l’année 1915, il revient en ligne en 1916 comme sergent au 44 RI. Il passe l’hiver à la Main de Massige, puis participe à l’attaque le 16 avril. Passé ensuite par Verdun, l’Alsace et la Flandre (avril 1918), où il est gazé sans séquelles graves, il est démobilisé en août 1919.
2. Le témoignage
Pierre Guenot a demandé à l’écrivain Guillaume Moingeon de retranscrire, d’adapter et de publier le récit de guerre de son père Marcel Guenot. Ce livre a paru en 2005 aux éditions Cheminements sous le titre Le sang de la Liberté (323 pages). J’étais perplexe sur la valeur de témoignage de ce livre adapté et réécrit, mais Guillaume Moingeon, contacté, m’a expliqué les principes qui avaient guidé sa rédaction (mai 2023), et aussi avec gentillesse m’a communiqué le document d’origine (manuscrit dactylographié). La comparaison des deux versions montre que le livre édité n’a modifié que certains détails (temps des verbes par exemple, choix du titre) pour permettre une lecture plus aisée, et qu’il ne trahit pas la version de départ : c’est le témoignage très vivant d’un poilu bisontin qui a fait toute la guerre. G. Moingeon m’a précisé aussi que Marcel Guenot avait pendant le conflit un gros carnet à reliure de cuir sur lequel il notait les faits à chaud, ou peu après. C’est ce carnet qui a été saisi au format Word, et donc ce témoignage est assimilable à un journal de guerre, non modifié par la suite. Quelques d’indices font toutefois penser à une reprise partielle ultérieure, les Allemands, par exemple, étant appelés une fois doryphores (p. 244).
3. Analyse
Récit formulé à hauteur d’homme, le Sang de la Liberté voit se succéder des récits de combat, de cantonnement, et de nombreuses anecdotes : ce sont ses « histoires de guerre » que nous raconte ici Marcel Guénot. Le récit de l’engagement d’août 14 en Alsace est précis, puis le passage sur la retraite avant la Marne est très vivant : de garde dans un petit poste en Picardie au tout début septembre, sa compagnie décroche sans le prévenir ; c’est alors une aventure de trois jours avec trois autres « lascars » pour essayer de retrouver leur unité, avec le passage de l’Oise sur les restes d’un pont détruit, abus de Dubonnet et altercation violente avec un capitaine (p. 61, avec autorisation de citation) :
– « Je fais un rapport et vous aurez de mes nouvelles ! »
Je lui rétorque, la fatigue et le Dubonnet m’obligeant :
– « Je vous emmerde. »
Les quatre hommes finissent par retrouver leur unité à Écouen. Le combat d’infanterie de Bouillancy est ensuite restitué, avec les mouvements collectifs d’avancée, de contact, de recul, de pause, puis à nouveau de reprise de contact, et ce plusieurs fois dans la journée, le tout avec peu d’artillerie française. Ainsi en fin d’après-midi le 7 (p. 68) « Un nouvel engagement a lieu, le contact est repris, le combat recommence, furieux. Le soleil va se coucher. De nouveau, l’ordre est rompu. Comme à l’exercice, chacun fait corps, dans la mesure du possible, avec son voisin de combat. Les blessés sont encore nombreux, les morts sont moins visibles. De tous côtés, on entend des commandements :
– En avant, tenez bon les enfants, ne lâchez pas, des renforts vont arriver !
Blessé le 8, il est évacué et soigné en Normandie. Après une longue convalescence, il revient au dépôt du 60 RI à Besançon. Nommé caporal d’ordinaire, il explique comment il se crée une réserve de vin de 250 litres pour parer aux imprévus, en mettant son pouce dans le quart à chaque distribution. Il se réjouit de devenir instructeur de la classe 16, car cela lui évite de devoir rejoindre le Labyrinthe en Artois. En manœuvre au camp du Valdahon, il fait une description pittoresque des cafés du village (p. 99) ; il y a chez «la Grande Nana » ou chez un autre « où trois sœurs servent en salle. Elles sont fortes, bien rondelettes, et, lorsqu’elles marchent, elles actionnent leur derrière proéminent. Cet établissement n’a de nom que le mot café. Les poilus lui en ont trouvé un : pour le désigner, on dit « aux six fesses ». Le vin a une grande importance pour eux, l’auteur signalant à la fin de 1916 (Main de Massige) que les hommes boivent en moyenne deux litres de vin par jour en plus de la ration réglementaire (p. 129) « En plus du ravitaillement officiel, chaque soir, à la tombée de la nuit, un homme dévoué part en corvée de vin. Sanglé d’une vingtaine de bidons de deux litres, (…) le pauvre gars se tape 14 km à l’aller et naturellement autant au retour [il revient souvent par le Decauvile]. (…) Du dévouement, il en a, mais, pendant son absence en ligne, il a la vie sauvée, d’autant plus que nous l’exemptons de tout service de jour. »
L’auteur évoque ensuite un curieux épisode en ligne à Massige (Hiver 1916, p. 136), celui des cagnas (abris dans la tranchée) qui sont condamnées par des planches : il est alors impossible de s’abriter ; de plus sur ces planches sont clouées des affiches qui disent : « Avant de demander un tir de barrage assurez-vous qu’il est indispensable. Voici ce que coûte un tir de barrage : un obus de 75 coûte 25 francs. Un obus de 120 coûte 75 francs. » Les poilus finissent par se révolter en arrachant les affiches et en détruisant les portes des cagnas, « il en résulte durant quelques temps une certaine grogne dans nos tranchées. »
Notre sergent essaie de faire obéir par les quelques apaches qu’il a dans sa section. Il décrit Mesnard, une brute alcoolique, qui a bu en une fois le bidon de deux litres de rhum destinés à vingt hommes ; le lieutenant lui demande d’attacher Mesnard pendant deux heures sur le parapet à un poteau proche des barbelés. M. Guénot note que le pieu aurait très bien pu devenir « piquet d’exécution si une rafale de mitrailleuse avait été distribuée et c’est ce que je craignais le plus pour moi. Cela reste envisageable pour lui, mais au moins il l’a cherché. »
Le narrateur fait ensuite un récit précis de l’attaque du 16 avril 1917, devant la ferme du Godat (p. 173) : «dans notre front d’attaque, la distance à franchir s’élève à environ cent cinquante mètres en certains points, le double en d’autres endroits. Nous devons au départ traverser une combe puis attaquer les premières lignes ennemies établies à flanc de coteau, donc monter avec tout notre chargement extraordinairement lourd. Une utopie ! Une pure folie plutôt.» Le colonel du 44e RI attaque en même temps que la troupe et la progression est réelle jusqu’au Bois en Potence, au point que le silence qui s’établit rassérène l’auteur et lui fait penser qu’effectivement, il atteindra Laon. Une contre-attaque le fait brusquement déchanter (p. 177) « Ah merde ! ils sont là ! » Les pertes se multiplient, les Français se battent sur la ligne conquise, mais le mouvement en avant a échoué, ils quittent « piteusement ces lieux de malheur » le 21 avril.
Il décrit ensuite (p. 192) l’exécution en arrière de Reims d’un jeune de la classe 1916, qui a fui lors de l’attaque du 16 avril. Tout le monde est convoqué pour une prise d’arme sans en connaître le motif. Après l’exécution, « les poilus rentrent de cette pénible scène sans livrer leur état d’âme, chacun conservant son jugement. C’était donc le motif de notre promenade ici…Beaucoup d’entre nous s’en seraient volontiers passé. » M. Guenot raconte ensuite qu’un dénommé Petit, de sa compagnie, porté disparu au soir du 16 avril, a été vu à la roulante. Son lieutenant le charge de lui ramener le déserteur. En revenant avec Petit, qui a accepté d’obtempérer, l’auteur pense que celui-ci n’a pas vu l’exécution du fuyard de la classe 16 : lui seul pourtant aurait eu besoin de ce spectacle (les autres ayant fait leur devoir), mais d’un autre côté, s’il avait vu l’exécution, il ne se serait pas laissé faire si facilement, « Petit est un couard et il veut échapper à son devoir. Mais je n’aimerais pas le voir face à un peloton d’exécution. Nous portons le même uniforme. Cette guerre est en plus dégueulasse que je ne pensais. » Arrivés au P.C., le lieutenant, avec son revolver, intime l’ordre à Petit de monter en première ligne ; celui-ci essaie de se saisir de l’arme, une échauffourée a lieu et le lieutenant l’abat de 5 balles. » M. Guenot, très secoué par la scène, termine son récit (p. 202) : « Jusqu’à la brigade, on félicite le lieutenant. Plus haut, il écope d’un blâme, on lui rappelle qu’il existe des conseils de guerre. »
Il évoque ensuite le secteur de la Cote au Poivre à Verdun en septembre 1917 (cote 344). C’est l’occasion d’évoquer de durs combats sur la rive droite, avec une attaque allemande brusquée repoussée par la tactique du « mur de grenades » (p. 256) : « Voilà les Boches, venez vite ! » « Vite, des grenades à main sont déposées tout au long de la tranchée, à hauteur d’homme. Nous n’avons qu’à les prendre, les percuter et les lancer. Sans distinction de leur catégorie, nous en saisissons une, la percutons, la lançons et passons à la suivante ; sans arrêt, nous percutons, nous lançons. Nous n’avons pas intérêt à mollir, ne disposant plus de fusées demandant le tir de barrage, puisqu’elles ont été épuisées la veille en vain (…) Les Allemands, comme les nôtres la veille, ont été stoppés net devant nos positions par notre mur de grenades. Paradoxe : ce bon résultat n’a été obtenu que parce que nous ne disposions d’aucun abri et que, de ce fait, tout le monde était instantanément au poste de combat dès les premières secondes, celles qui s’avèrent souvent décisives. »
En avril 1918 M. Guenot et son unité embarquent vers la Flandre et viennent relever les Anglais au Mont Kemmel. Il y est gazé et doit être évacué sur l’hôpital de Guingamp. Après sa convalescence, il rallie son régiment et la poursuite des Allemands les ramène sur les lieux de l’offensive de Champagne (p. 318) « Nous savons tous que devant Maisons-en-Champagne, en 1915, nos camarades ont livré des assauts particulièrement sanglants. Il en reste une trace effroyable qui nous glace le sang : nous passons devant une fosse commune où reposent mille cinq cents soldats du 44 RI. (…) Vivement notre victoire et la fin de ce cauchemar collectif. Tout cela n’a que trop duré. » Le 11 novembre l’auteur et ses camarades se trouvent dans une position avancée, la ferme des Vaches, « isolés de tout et de tous », et l’annonce de la bonne nouvelle les laisse presque « amorphes »: (p. 321) « Que de fois nous étions-nous promis de fêter l’événement ! Mais c’est dans un lieu totalement isolé, puant le souffre et la mort, et dans des conditions atmosphériques médiocres, et d’absence de ravitaillement surtout, que la formidable nouvelle nous parvient. C’est tout juste si nous disposons d’un peu d’eau potable pour lever notre verre ! Et encore devons-nous la chercher à un point d’eau éloigné. » Il n’empêche que Marcel Guenot conclut ses mémoires de guerre par cette ligne (p. 322) « Béni soit ce 11 novembre 1918 et que plus rien de tel ne se produise jamais. »
Vincent Suard, février 2024
Grivelet, Maurice (1888 – 1972)
« Mémoires d’un curé : Fantassin, Aviateur, Résistant ».
1. Le témoin
Maurice Grivelet, fils d’un vigneron bourguignon, est vicaire à Sélongey (Côte-d’Or) en août 1914 et sous-lieutenant de réserve. Mobilisé au 44e RI, il est blessé le 8 septembre 1914. Revenu en ligne en mars 1915, il est alors lieutenant au 104e RI jusqu’à août 1916, passant ensuite dans l’aviation. D’abord officier-observateur puis pilote, ce capitaine commande en 1918 l’escadrille So 252 (sur Sopwith). Démobilisé en août 1919, il reprend ses fonctions ecclésiastiques mais effectue aussi des périodes de réserve dans l’armée de l’air. Mobilisé en 1939, il échappe à la captivité ; résistant en Côte d’Or à partir de 1942, il rejoint ensuite la cure de Saulx-le-Duc en 1945.
2. Le témoignage
La Société d’Histoire Tille-Ignon a réédité en 2019 les Mémoires d’un Curé : Fantassin, Aviateur, Résistant (112 pages). Le site EGO 1939 – 1945 signale une première édition « chez l’auteur » en 1970. L’auteur signale que c’est à la demande de son neveu qu’il a écrit ses mémoires, la rédaction en a été faite pendant l’hiver 1964 – 1965. La partie qui concerne la Grande Guerre va de la page 15 à la page 68. Merci pour son aide à Serge Thozet, président de la Société d’Histoire Tille-Ignon.
3. Analyse
Un curé sac au dos et galon au bras
Jeune séminariste, Maurice Grivelet remplit ses obligations militaires de 1909 à 1911 et devient sous-lieutenant de réserve : la vie militaire ne lui déplaît pas. Il entre en Alsace en août 1914 avec le 44e RI de Besançon (entrée dans Altkirch puis Mulhouse), puis évacue la région ; rapidement transporté en Picardie, il évoque les combats des 6, 7 et 8 septembre auxquels il participe (bataille de l’Ourcq) ; revenu au front après blessure en 1915, il raconte les préparatifs de l’offensive de Champagne au 104e RI, avec le creusement des parallèles de départ à 300 mètres devant la première ligne française. Il est dans le bataillon de réserve le matin de l’offensive du 25 septembre, mais le soir, il doit rejoindre seul vers l’avant une compagnie d’attaque du matin qui n’a plus de cadres, et c’est l’occasion (p. 41) d’une description saisissante de l’état de ces hommes épars et épuisés, faite par un officier encore frais.
André Guéné
Le récit comprend auparavant un épisode d’enfant-soldat. Le 2 septembre, le sous-lieutenant Grivelet découvre dans sa section un enfant de douze ans qui a fui de chez lui et qui veut rester avec eux. L’auteur réussit à le confier à un aumônier dans une voiture d’ambulance, mais il faut l’y faire entrer de force, malgré ses pleurs et ses cris. Le soir venu, André qui s’est sauvé et a réussi à les rattraper (p. 22) « Je fus bien obligé d’adopter – provisoirement – ce pauvre gosse. Le moyen de faire autrement ? » Blessé le 8 septembre, l’auteur voit le jeune garçon lui ramener de l’aide sous le feu, ayant prévenu des soldats qui vont le transporter vers l’arrière. L’enfant reste avec lui lors de l’évacuation en train sanitaire, et ils sont logés ensemble à l’hôtel Riva Bella (Calvados) transformé en hôpital (p.31), «un petit lit fut installé pour André dans ma chambre. ». Un député du Calvados, Fernand Enguerrand, qui fait la tournée des blessés, lui demande qui est cet enfant, et deux jours après, l’histoire est dans « l’Écho de Paris » (p. 31) « et je lu, en caractères d’un centimètre, le titre d’un article de deux colonnes en première page : « Un enfant héroïque ». » L’auteur doit rédiger sans notes, puisque l’article (voir site BNF Rétronews), est sur une seule colonne (bas de la Une, 19 septembre 1914) et a comme titre « Un héros de douze ans » : l’essentiel correspond toutefois. Le plus intéressant de cette histoire réside dans ses suites (p. 32) « une énorme correspondance venue des quatre coins de la France : parents, amis, curés, instituteurs, etc… me demandaient des photos, des détails sur l’aventure d’André. « Je ferai ma première classe sur cet « Enfant héroïque » m’écrivait l’un de ces instituteurs. Des cartes postales furent mises en circulation, me représentant la tête bandée, appuyé sur l’épaule d’André, avec en arrière-plan, des obus qui éclataient, des cavaliers qui chargeaient… » Nulle part dans l’article, le député ne dit que M. Grivelet est prêtre. Celui-ci quitte André, dont on ne connaît pas le destin ultérieur, lorsqu’il part en convalescence.
Aviation
L’auteur a fait une première demande pour entrer dans l’aviation à l’automne 1914, sollicitant dans le même temps son autorité hiérarchique religieuse. L’évêché de Dijon lui a répondu (p. 33) « sans vous le défendre, suis d’avis de vous abstenir. » Il obéit, mais signale que « le démon de l’aviation n’était pas exorcisé en lui ». Il souffre de l’hiver en Champagne, « Ville-sur-Tourbe, ce nom dit tout » (p. 42), ne se sent pas d’atomes crochus avec les Normands du 104e RI puis refait une demande pour l’aviation, qui est acceptée en août 1916. « Aviateur! Le rêve de ma vie. » (p. 47). Passé capitaine, il est formé comme observateur au Plessis-Belleville, puis vole à la C 56 (sur Caudron). Il raconte ses missions photo, et évoque l’échec de l’aviation le 16 avril, à cause des mauvaises conditions météorologiques : « Nous ne servions à rien, il ne nous était pas possible d’être utiles à quelque chose, mais il fallait tout de même foncer dans la tempête de neige au ras des sapins, ou de ce qu’il en restait. » (p. 53). Il vole d’abord seulement comme observateur, puis il est formé au pilotage, notamment par Octave Lapize (p. 54), par ailleurs vainqueur du Tour de France cycliste 1910. Ce curé peu conventionnel semble goûter la coquetterie « pilote » (p. 48) « Mais pour être aviateur, il fallait être chaussé de grandes bottes lacées et porter de grands galons en trèfle qui montaient jusqu’au coude. Avec quelques nouveaux arrivants comme moi, nous allâmes donc à Paris acheter bottes et galons. » On sait par ailleurs (témoignage « Trémeau ») que ces bottes sont chères et que les sous-officiers pilotes n’ont souvent pas les moyens de s’en procurer, ce qui est source d’humiliation. Il prend ensuite le commandement de la So 252 sur Sopwith, narre quelques anecdotes dont une évoquant le mépris du général Schmidt (erreur sur la 163 DI, c’est plutôt la 167 DI, p. 57) : « Aviateur ! morphinomane, cocaïnomane, qui dans un accès de folie montez en avion pour faire des pitreries au-dessus des tranchées… » Il fait aussi une description intéressante de la pagaille qui règne lors de la percée des Allemands en mai 1918 au Chemin des Dames (p. 58), l’infanterie française ayant perdu les fanions qui permettaient de reconnaître les unités : « On demanda à l’aviation de situer les lignes d’après la couleur des uniformes, ce qui nous obligeait à descendre très bas. Cela nous coûte cher et le plus souvent, les renseignements obtenus de cette façon, étaient erronés. (…). Des avions signalèrent des troupes françaises en marche sur telle ou telle route, et en réalité, il s’agissait de convois de prisonniers… ». Il évoque enfin un 11 novembre qui (p. 67) « fut plutôt une déception ; nous avions l’impression que cet armistice était prématuré, et que l’armée allemande n’était pas assez vaincue (…). Notre pressentiment n’était que trop justifié. » Il faut s’interroger sur ce type de jugement écrit en 1965, longtemps après l’événement, les autres carnets n’évoquant que très rarement ce type de déception dans leur mention du jour de l’Armistice. Notre capitaine – aviateur – curé est démobilisé le 1er août 1919, et rejoint la cure du village de Saulx-le-Duc qu’il ne quittera plus.
Un curé peu banal
Curieux prêtre que ce truculent militaire, aviateur enthousiaste et par ailleurs grand chasseur de sanglier. Certes les membres du clergé en même temps officiers de réserve ne sont pas rares, et on connait d’autres religieux pilotes, comme le missionnaire Léon Bourjade, chasseur de Drachen en 1918, mais celui-ci se caractérise d’abord par sa réserve, ce qui n’est pas le cas de M. Grivelet, très à l’aise dans ses bottes d’aviateur. La suite des mémoires évoque l’Occupation, avec la résistance de l’auteur du côté gaulliste, et il a à la Libération le grade de Lieutenant-Colonel F.F.I., avec des responsabilités à l’E.M. de Dijon. On ne peut s’empêcher de s’interroger : pourquoi un sujet aussi brillant n’a-t-il desservi pendant toute sa carrière que la petite paroisse du village de Saulx-le-Duc, soit pendant près de 50 ans ? Sa mémoire y est restée populaire, mais ses relations avec son évêque n’étaient pas bonnes, et les renseignements fournis par l’association historique locale montrent que la raison pourrait en être une trop grande proximité, établie sur la durée, avec une paroissienne du lieu.
Vincent Suard, février 2024
Villa, Georges (1883 – 1965)
Au-dessus de la tranchée – Carnets de guerre d’un chef d’escadrille
1. Le témoin
Georges Villa est un peintre-dessinateur-illustrateur parisien qui publie dans la presse, travaille sur commande pour l’édition et fréquente le milieu artistique montmartrois. Surpris par la mobilisation en Russie, il rejoint le 132e RI où il est blessé en novembre 1914. Il réintègre ensuite son unité aux Éparges et est à nouveau blessé en avril 1915. Accepté dans l’aviation en juillet 1915, il débute une formation de pilote. Affecté à la MF 50 en janvier 1916 avec le grade de lieutenant, il passe ensuite dans un emploi d’état-major à Bar-le Duc pour former l’infanterie à la liaison avec l’aviation. Passé capitaine, et malade au printemps 1917, il est finalement affecté en école d’aviation : directeur-adjoint à Juvisy, chef du personnel à Étampes, il termine la guerre à Châteauroux. Il continue ensuite sa carrière de peintre-dessinateur, se spécialisant notamment dans le thème de l’aviation.
2. Le témoignage
Les carnets de G. Villa, découverts récemment, ont été publiés aux éditions Edhisto, sous la forme d’un texte retranscrit, préfacé et annoté par Christian Wagner (Au-dessus de la tranchée, 2022, 285 pages). Ce beau livre, édité en collaboration avec la Société historique et archéologique de Bourmont (Haute-Marne), contient, outre le texte des carnets, de nombreuses photographies et la reproduction de dessins, caricatures, projets… le tout en provenance du fonds Villa. Le début des écrits raconte le voyage en Russie avant août 1914, puis on passe directement à juillet 1915 en école de pilotage, la période « infanterie » est manquante. La présentation du livre par Christian Wagner, par ailleurs auteur d’une biographie de G. Villa, est très fouillée et nous aide à cerner notre témoin, c’est une mise en perspective biographique, historique et littéraire très stimulante. Le préfacier précise aussi que de nombreuses considérations sur les projets graphiques de l’auteur n’ont pas été reproduites dans ce volume.
3. Analyse
Les journaux de guerre sont en général destinés à la famille ou au public ; avec Georges Villa, il s’agit plutôt de carnets « pour soi-même. » En plus de ses expériences comme pilote et officier, ses écrits intègrent des notes sur son art, ses doutes, ainsi que ses résolutions comme artiste. Il se livre aussi sur sa vie sentimentale, sa relation avec sa marraine de guerre et les péripéties de cette relation tumultueuse. Enfin il évoque sans fard ses faiblesses, sa grave dépression du printemps 1917, et son sentiment de ne pas être reconnu à sa valeur. C’est donc un document à caractère intime, probablement pas destiné à être rendu public, et si cela entraîne pour nous un devoir de responsabilité, c’est bien ce caractère de totale franchise qui fait l’intérêt du document.
Pilote débutant
Les carnets regroupent les remarques d’un lieutenant élève-pilote appliqué, mais qui ne semble pas comme d’autres dévoré par la passion de l’aviation. Ses remarques montrent ses progrès réguliers ainsi que la conscience de ses limites, gage de survie sur ces appareils qui pardonnent peu les erreurs. Le 22 septembre il note : « ça vient. Je ne pense plus, sur l’appareil, au danger que je cours. » Dans l’aviation, l’esprit crâne est de rigueur et il est impossible d’avouer ses appréhensions. Lors de l’obtention de son brevet en novembre 1915, il fait encore preuve de lucidité (p. 72) : « Je suis breveté. Sincèrement, puis-je dire en moi que je sais voler ? Non ! (…) J’ai constaté d’autre part que maintenant, au fur et à mesure que j’apprends, je constate que j’ai encore beaucoup à savoir, et l’assurance de voici un mois fait place à une prudence et à une réflexion de meilleure utilité. » Ce n’est donc pas un pilote d’instinct, mais un pilote réfléchi qui sort de formation pour intégrer la MF 50 (pour avion Maurice Farman).
Pilote de guerre
Il réalise sa première mission au-dessus des lignes le 20 février 1916, et fait ensuite régulièrement du réglage, c’est-à-dire qu’il emmène un observateur qui règle les tirs de l’artillerie au sol. Ces observateurs sont en général de jeunes artilleurs sortant de grandes écoles scientifiques ou de formation d’ingénieur. Revenu au sol il dessine, entretient sa correspondance avec sa marraine, et rumine (p. 100, mars 1916) : « Quand donc irai-je au danger sans une telle appréhension ? Je devrais pourtant m’y habituer. » Il progresse aussi par ailleurs, se forme au vol de nuit, exécutant une mission de bombardement sur Laon. L’aviation en 1916 est encore un petit monde, et il réalise un réglage avec Jean Navarre en protection (mars) puis rencontre Nungesser (août). L’auteur mentionne ses missions, mais il entre peu dans le détail de ses vols.
À l’escadrille
Ses écrits montrent qu’en escadrille il est recherché pour ses dessins, illustrations de menus ou caricatures de camarades, mais aussi qu’il n’est pas complètement intégré (p. 116, juin 1916): « Je m’isole de plus en plus. Pourquoi le contact avec mes compagnons d’escadrille m’est-il si désagréable ? Les observateurs surtout.
1° Ils sont du Midi et vantards
2° Ils sont artilleurs.
3° Ils sont jeunes et de mentalité trop potache, sans discipline.
(…) Un pilote, près d’eux, paraît un vulgaire chauffeur de ces messieurs. »
À 33 ans, il ne se sent pas d’affinité avec ces étudiants attardés et indisciplinés, et alors qu’il a accumulé une importante expérience avant la guerre, il fait un complexe d’infériorité, ayant aussi conscience d’être trop réservé pour ce milieu bruyant. G. Villa vole en mission de guerre durant l’année 1916, puis va en octobre occuper des fonctions de liaison à Bar-le-Duc.
Dépression
Passé capitaine, il est satisfait de son affectation temporaire à Bar pour faire des conférences et des propositions sur la liaison infanterie-aviation. Il pense (p. 144) que c’est une bonne étape pour quitter la MF 50, aller vers une promotion et passer deux ou trois mois d’hiver « plus au confort ». Las, rien ne fonctionne comme il l’espérait : il attend en vain un commandement d’escadrille et finit par être renvoyé à la F 44 comme simple pilote. Arrivé sur place, c’est alors l’effondrement moral et physique rapide, il ne se sent plus capable de rien (p. 175) : « L’écœurement, l’usure, les déceptions et la fatigue physique autant que nerveuse m’ont complètement ôté l’énergie et l’idéal qu’il faut à un militaire actif. » Le médecin du groupe d’aviation de la 2e Armée lui diagnostique une « asthénie très forte, lassitude prononcée, volonté très affaiblie, impossibilité d’un effort physique ou moral soutenu.» Il se soigne, se repose, et sa nomination à Juvisy en juin 1917 comme commandant-adjoint de l’école de pilotage lui permet de reprendre le dessus. On notera que cette mutation, un embuscage qui n’est jamais formulé comme tel, est obtenue grâce à ses relations familiales : son père, décédé en 1903, était général de brigade et sa mère s’est mise en relation avec l’État-major (p. 184).
Juvisy, Étampes et Châteauroux
Dans ces postes administratifs, l’auteur donne satisfaction, et retrouve santé et énergie, tout en récupérant de l’autorité (p. 196) : « ici, c’est le collège où il faut être sévère, punir, faire peur car chacun veut tirer à la corde et ne cherche qu’à carotter. Il faut éviter d’être poire. C’est l’École des pistonnés, Juvisy. Pour y venir, il faut avoir des recommandations. Et les moniteurs ! Brousse, fils de député ; Zévaco, Dalbiez. » G. Villa évoque la vie de bureau, les relations avec les chefs, sa volonté de progresser (organisation du travail) et ses rencontres. Il rationalise et propose des innovations. Dans ses fonctions d’autorité, on peut aussi citer par exemple des incidents à Étampes (p. 233), peu courants en première ligne : « Il y a des drames avec les dames [serveuses-femmes de ménage]. On les pelote de tous côtés et cela, forcément, tourne mal et ce sont des histoires embêtantes. »
Les marraines
Georges Villa, au début de 1916, correspond avec sa marraine de guerre Valentine Brunet ; il déclare le 11 avril : « Je suis amoureux ! Amoureux de ma marraine que je ne connais pas sinon en photographie. » S’il se dit certain que cette relation n’aura aucune suite sérieuse, car elle a trente ans et deux petites filles, sa position évolue rapidement et en juillet, il incline vers le mariage avec « Chou », qui semble avoir un peu de bien. Le divorce n’est toutefois pas une affaire simple, d’autant que le mari mobilisé (« Attila ») ne reste pas passif. L’affaire est traversée d’incertitudes, liées à l’inconstance de Chou, et aux infidélités platoniques de Georges : un soir de spleen, il met une annonce dans la Vie Parisienne, et reçoit en réponse près de 200 lettres de marraines… (p. 160) : « je brûle presque tout. N’ai-je pas Chou mieux que tout cela ? Mais flirteur incorrigible, pour m’amuser, pour la psychologie, je réponds à une vingtaine afin de voir ce que c’est.» Malgré ce marivaudage « industriel », notre couple aviateur-marraine de guerre semble tenir jusqu’à l’Armistice, et, pour nous, il reste la précieuse liste des marraines de la page 161, que C. Wagner a eu la bonne idée de reproduire en fac-simile : si on évoque souvent ces correspondances, on a peu de traces matérielles des stratégies de séduction, et de plus ici, certaines marraines reçoivent une appréciation (2 TB, 6 B…), il y a aussi des zéros et des points d’interrogation. Un nom est rayé avec l’appréciation « sale caractère », et un autre avec « boniche ».
Un anti-héros ?
Christian Wagner suggère dans sa présentation des analogies prises avec Barrès, Huysmans et Radiguet, et compare le narrateur à un anti-héros houellebecquien. En effet, ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, c’est l’apparente contradiction entre les photographies d’un pilote paradant devant sa machine, et le secret, que nous découvrons, de ses prudences en vol ; les dessins hardis d’un caricaturiste corrosif et ses questionnements sur son art ; ses apparents succès féminins et sa fragilité intérieure… Décoré tardivement (9 mai 1916, p. 111), il témoigne : « Ouf ! Quel soulagement. J’ai enfin un signe de gloire à montrer. » Il reste que G. Villa, patriote constant, est redevenu un officier énergique, et il reçoit la légion d’honneur en janvier 1918.
Peu avant que le rideau ne tombe sur ces intéressants carnets, intervient un coup de théâtre : G. Villa tombe sur son dossier personnel (p. 256), « un hasard extraordinaire vient de me permettre de lire mes notes militaires.» Sous-lieutenant, il a été assassiné par son colonel au 132e RI en 1913 « D’après lui, je suis mou, incapable de commander, indifférent, etc. : il y en a presque 15 lignes ». Ses autres notes dans l’infanterie sont seulement un peu meilleures, et elles deviennent convenables dans l’aviation. On comprend alors que sa carrière a été freinée par les notes détestables de ses débuts. Pour lui il s’agit d’une vengeance froide : « souvenirs rappelés, je me souviens qu’il me parlait un jour de papa avec qui il avait été élève à Saint-Cyr ; j’aurais dû me douter, à son ton rageur et moqueur qu’il se vengerait sur le fils de la sévérité du Père. » On comprend ainsi pourquoi blessé deux fois, il quitte l’infanterie sans citation, et attend ensuite en vain un commandement d’escadrille. Alors, héros brimé ou costume d’aviateur trop large ? Certes G. Villa est un privilégié qui peut se mettre à l’abri, mais il est attachant en ce qu’ayant conscience du handicap que constitue son caractère réservé, il se bat pour en surmonter les effets. Combien d’autres pilotes dans ce cas au mess, où tout le monde n’est ni Guynemer, ni Nungesser?
« On comprend combien je me sens seul, ici, à l’escadrille où l’attitude de « je m’en foutisme » est presque de règle, étant donné que se déclarer prudent, c’est presque dire : « j’ai peur ». Je n’ai pour me soutenir, que ma force morale, ma mère et Chou. »
Vincent Suard, décembre 2023
Braud, Félix (1876 – 1951)
Carnets de guerre (1914 – 1917)
1. Le témoin
Félix Braud est né à Cholet et y réside au moment de la mobilisation. À 38 ans, marié, deux enfants, il est cadre dans une banque. Sergent au 72e RIT, et longtemps vaguemestre de son unité, il devient payeur en 1918 au 1er Corps d’Armée. Démobilisé en février 1919, il travaille alors comme directeur d’agence bancaire au Crédit de l’Ouest. Après sa retraite, il est fondé de pouvoir d’une propriétaire du textile choletais, et continue de travailler jusqu’à son décès en 1951.
2. Le témoignage
Les Carnets de guerre du sergent vaguemestre Félix Braud (1914 – 1917) ont été publiés en 2022 par Agnès Guillaume et Thierry Hardier, conjointement par les FSE Collège Éluard/Edhisto/CRID 14-18, avec une préface de Rémy Cazals. L’ouvrage de 191 pages est richement illustré avec des documents qui viennent de la famille Braud et par des cartes postales des riches collections de Thierry Hardier. Ce travail scientifique est aussi lié à un projet pédagogique avec des élèves du collège, certaines ont notamment réalisé des listes nominatives de soldats à la fin du volume.
3. Analyse
Les 11 carnets qui vont de la mobilisation à octobre 1917 sont rédigés lors de moments de repos et résument les événements de la journée. Ils décrivent la tournée du vaguemestre [celui qui envoie, reçoit, trie et redistribue le courrier], son itinéraire, les incidents ou événements rencontrés : bombardements, tués et blessés, mouvements d’unités, avions aperçus, anecdotes, etc.. L’auteur évoque aussi le temps qu’il fait, les paysages et panoramas rencontrés. Les notations très régulières et denses au début se font plus rapides à partir de l’été 1916. Les régions décrites, en suivant les emplacements successifs du 72e RIT, sont le nord de la Région Parisienne (1914), l’Oise au nord de Compiègne, les arrières de Verdun, l’Aisne (1915-1916), le Noyonnais, puis enfin les Flandres belges et françaises (1917). Ces carnets sont destinés à être lus « plus tard » par sa famille (p. 19), et on ignore pourquoi l’année 1918 est manquante : peut-être qu’étant passé payeur dans un emploi traditionnel de bureau, le mouvement, l’espace et la nature lui manquaient pour motiver la tenue d’un journal. Félix Braud est aussi, sauf à quelques moments, moins exposé au danger que ses camarades dans la tranchée, et son cantonnement à l’arrière de la deuxième ligne lui permet une sociabilité avec les civils restés sur place.
Un itinéraire de vaguemestre
L’homme décrit ses circuits de distribution (postes de secours, échelons, PC, etc…), avec les villages, hameaux, fermes, moulins et châteaux rencontrés ; on a ainsi, par exemple, une description très précise de la campagne picarde en 1915, non exempte d’émotion esthétique (p. 62) « J’attrape encore un grand chaud en gravissant la côte abrupte du moulin à vent, mais j’en suis récompensé par la vue du splendide panorama. » Il mentionne les bombardements, sporadiques ou plus soutenus, il n’est en général guère menacé par les obus, sauf s’il passe au mauvais moment, ainsi le 15 août 1915 vers Roye-sur-Matz p. 52 : « Dois-je m’arrêter ou continuer ma route ? (…) Je reste là une ½ heure accroupi dans le boyau. Nos batteries tirent de toute part, jamais je n’avais entendu semblable canonnade. Les Allemands répondent et sèment des obus un peu partout. (…) Je crois que je ne reverrai jamais Cholet. » Le reste de la tournée est partagé entre mises à l’abri et grosses accélérations en vélo lors des accalmies : « Je suis fatigué et trempé de sueur. Il ne faudrait pas beaucoup d’après-midi comme cela pour vieillir un homme. » Il décrit ses différents cantonnement, souvent chez des habitants non-évacués ; les relations sont cordiales et il est parfois invité dans les familles. À Dombasle (Verdun) en 1916, les descriptions de l’arrière sont beaucoup moins champêtres, avec passage dense de voitures, de trains d’artillerie, de blessés…, le tout sous un pilonnement constant d’artillerie lourde, beaucoup plus dangereux que dans l’Oise en 1915.
Iconographie
La publication a aussi un intérêt iconographique, avec des documents qui viennent de la famille Braud, et les apports fournis par les auteurs du livre. On peut citer par exemple une photographie de la troupe (72e RIT) au départ de la gare de Cholet le 9 août 1914 (coll. Famille Braud). L’intérêt du cliché, qui montre par ailleurs une troupe fort calme (pas de fleurs, pas de craie sur les wagons), est que l’on peut identifier Félix Braud assez nettement, ce qui donne un intérêt particulier pour ce type de photos, tant de fois reproduites, de troupiers anonymes embarquant dans une gare en août 1914. La carte- photographie est envoyée par l’auteur à son fils, et il lui en décrit l’origine (p. 21): « 2 octobre 1914, 1 heure, Mon cher petit Félix, regarde sur cette petite carte, tu y verras petit père non loin du wagon et de la prise d’eau, nous sommes deux debout. Nous avons été photographiés au départ de la gare de Cholet sans nous en apercevoir. C’est un camarade qui, en ayant reçu une ici, m’a reconnu et m’en a fait venir une. » Les lieux cités dans les carnets, lors des tournées, sont souvent illustrés par les cartes postales des collections Hardier, ainsi par exemple pour un monument aux morts précoce du hameau l’Écouvillon, hommage à des tués des 38, 86 et 92e RI en 1914, on a (p. 72 et 73):
– la mention du vaguemestre Braud (p. 71, « superbe monument élevé le long de la route (…) »)
– une photographie de 1915, collée sur une carte postale, qui montre le monument alors tout récent, avec reproduction des explications données par celui qui écrit la carte
– une photo contemporaine du monument dans son état d’aujourd’hui (2022).
Le soldat Ernest Dulong du 72e RIT a été tué le 22 janvier 1915, et F. Braud rapporte du bureau du colonel « un porte-monnaie et une mèche de cheveux de sa femme et de ses enfants. (…) Triste chose que la guerre» (p. 34 et 35). Une photographie récente de la croix de la tombe d’Ernest Dulong au cimetière de Thiescourt, en plan rapproché, apporte une paradoxale mais réelle présence du défunt, évoqué par la mention mélancolique du vaguemestre.
Parmi d’autres documents intéressants, on citera une carte postale (p. 48) intitulée « Rollot (Somme) – Le Départ des Journaux pour le front », mêlant des villageoises et des vaguemestres à bicyclette, probablement des territoriaux, tout le monde étant chargé des exemplaires de presse qui vont être distribués dans les lignes.
Éléments variés
N’étant ni le combattant de la première ligne, ni l’embusqué d’un lointain arrière, l’auteur, qui est un homme instruit (il dit avion et pas aéro), a l’œil pour signaler de petits événements ténus, plaisants, ou émouvants. Il fait par exemple une description précise de l’apparence pittoresque de troupes marocaines de passage, avec une brève remarque lors de leur départ (septembre 1915, p. 60) « Les deux bataillons de Marocains quittent Élincourt (Sainte-Marguerite). Les habitants n’en sont pas fâchés surtout les dames qu’ils poursuivaient de leurs galanteries. Il en reste du reste encore trois bataillons. ». Son hostilité aux Allemands est réelle mais pas univoque : dans une première occurrence, au cours d’une promenade, il écrit rencontrer une tombe « boche », puis raye le terme pour laisser « allemande » (p. 39). À cette occasion, les auteurs nous disent que les carnets contiennent 63 fois le terme « boche » contre 336 fois le terme « allemand » (subst. ou adj.). Dans ce même domaine, une des mentions les plus significatives du recueil concerne une visite du cimetière d’Élincourt, dont on citera un long extrait (3 octobre 1915, p. 67) : « À gauche de ce petit cimetière, tombes allemandes. Assez vaste emplacement entouré. Une croix est au milieu. Trente ou quarante Allemands, m’a-t-on dit, ont été enterrés-là, pêle-mêle. Sur la croix cette seule inscription « Boches ». Pourquoi ce mot ? N’aurait-on pas plutôt pu mettre « Allemands » ? Le respect à la mort, il me semble, est mal observé. La vieille chevalerie française n’aurait pas toléré cela. Quel effet peut produire sur des Neutres visitant ce champ de repos ce mot « Boches » ? Nos ennemis, je le sais, ne sont guère chevaleresques. » Il reste que l’auteur insiste sur la sauvagerie des Allemands dans leurs destructions systématiques, lors de leur retrait volontaire de 1917, et à l’occasion des bombardements aériens de 1918, aveugles à la distinction entre civils et militaires ; Ces mentions de bombardements par avion se multiplient à partir de 1917, ainsi (p. 176) : « Les avions allemands jettent des bombes sur Rosendaël près de Malo-les-Bains et Dunkerque. Il y a de nombreuses victimes dans la population civile. Les bombes atteignent un train de permissionnaires belges. 28 soldats sont tués et 150 blessés ainsi que trois petits enfants. »
À l’été 1916, notre territorial mentionne que le contrôle effectué sur le courrier des soldats a révélé un découragement et une crise de motivation; l’encadrement réagit, et c’est l’occasion d’une mention intéressante qui montre les préoccupations spécifiques de ces hommes « âgés » (19 août 1916, p. 127) : « Nous surtout, territoriaux qui avons abandonné depuis si longtemps femmes, enfants, situations que pour beaucoup nous avions mis de longues années pour les acquérir et qui aujourd’hui sont compromises ou perdues à tout jamais. (…).» Ce texte de Félix Braud, cantonné à Amblény (Aisne) à l’automne 1916, peut aussi par ailleurs être croisé avec profit avec celui d’Onézime Hénin, un habitant de cette localité, répertorié dans 500 témoins. Enfin, comme souvent dans les descriptions de poilus arrivant dans les Flandres, l’auteur souligne la propreté des lieux rencontrés, en tout cas lorsqu’ils sont intacts (p. 173) : « Tous ces coins sont charmants. Grand-Millebrugge et Petit-Millebrugge, deux petits pays construits à cheval sur le canal de la Colme qui relie Furnes à Saint-Omer sont d’une grande propreté. ».
Vincent Suard, décembre 2023