Blanc Léopold (1885 – 1917) et Blanc Émile (1894 – 1917)

« Les lettres des frères Blanc » – Philip Hoyle (éd.)

1. Les témoins

Léopold et Émile Blanc, qui ont 29 et 19 ans au début de la guerre, travaillent la terre avec leurs parents à La Métairie-Haute, à Sauliac-sur Célé (Lot). Léopold commence la guerre au 207e RI puis passe ensuite dans le génie. Après une blessure légère, il sert au 7e RI jusqu’au 30 avril 1917, date à laquelle il est tué lors de l’attaque du Casque (Mont de Champagne). Émile, classe 14, d’abord mobilisé au 10e Dragon puis rapidement transféré au 88e RI, est souvent malade, et n’arrive durablement en ligne qu’à l’été 1915. Il est tué le 22 avril 1917 dans un assaut au Mont Cornillet.

2. Le témoignage

Les lettres des frères Blanc, Témoignages du Front 1914 – 1917 (2013, 90 pages) ont été retranscrites et publiées à compte d’auteur par Philip Hoyle. Celui-ci, ayant fait l’acquisition dans les années 1980 de la Métairie-Haute, ancienne ferme de la famille Blanc, avait reçu d’Anya Buys et Claude Aubin environ 250 de ces lettres. Dans son introduction, il rend hommage à Léopold et à Émile Blanc, qui à son sens ne se seraient pas opposés à une mise en lumière de leur témoignage (p. 3) : « il existe un tumulus sur les terres de la Métairie haute, vieux de 4 à 5000 ans que l’on nomme « Cayrou de la Justice » ; en faisant connaître ces lettres, je rends ainsi justice à Léopold et Emile. » Pour la rédaction de cette notice, j’ai contacté la Métairie-Haute, et les habitants actuels m’ont répondu que Philip Hoyle était décédé depuis « quelques années ». Ainsi, dans la même logique, mais avec un axe plus historique que mémoriel, je pense que celui-ci ne se serait pas opposé à la citation d’extraits des lettres. Il existe un exemplaire de ce recueil à la Société des Études du Lot. Merci à Patrice Foissac pour m’avoir fait connaître ce document.

3. Analyse

Les frères et leur père écrivent toujours en français, et P. Hoyle précise avoir corrigé certaines fautes d’orthographe pour favoriser la lisibilité, il a laissé des formules imagées ou des expressions même maladroites.

Les lettres donnent des nouvelles de la santé, en demandent, se renseignent sur les saisons, les travaux de la ferme. Les frères évoquent des connaissances, tués, blessés ou en permission. Ils mentionnent souvent le souci que leur cause la solitude des parents, obligés d’assumer seul l’exploitation de la ferme. Les deux frères se méfient de la censure postale, ne donnant que très peu d’indications géographiques et jamais de description de combat. En même temps, et de manière assez contradictoire, les échanges évoquent souvent des sujets mystérieux dont on a parlé, la question que tu sais, voire quittent toute prudence.

Léopold

Léopold écrit des lettres dont la tonalité est souvent sombre, il est mécontent d’être au front, se plaint beaucoup, et les seuls moments sereins sont ceux de l’hiver 1914, parce qu’il est versé dans le génie, ou en 1916, après une convalescence à la suite d’une blessure légère. Il condamne la guerre dès novembre 1914 (p. 15) « Nous commençons tous à en être dégoûtés et on se demande quand est-ce que viendra ce jour de paix que nous désirons tous d’un commun accord. » Les plaintes sont récurrentes, comme en janvier 1915, « enfin tout le monde en a assez de ces tortures. », ou dans cette formule d’au revoir en février 1916 : « Rien de plus à vous dire, sinon qu’on nous traite comme les criminels. Adieu je vous embrasse. ». La tonalité cyclothymique de ses lettres voit d’une part des reproches et des explosions de colère envers les parents (pas assez de lettres, de colis, d’argent…), puis des excuses, des regrets, comme en juin 1916 « vous m’excuserez de quelques lettres que je vous ai écrites, j’allais peut-être trop loin mais vu que je me trouvais dans ces conditions, là, j’étais fou de rage. » Son prêt ne lui permet pas d’acheter le vin qu’il consomme avec ses camarades en plus de l’allocation journalière. C’est sa seule dépense au front, et sa pauvreté est cruellement ressentie : les trois quarts de ses lettres contiennent des demandes d’argent. Le père accepte parfois d’aider son fils, mais souvent tarde aussi (p. 40) « plus le sou et c’est triste surtout pour un type comme moi qui a de l’argent à la caisse d’épargne me trouvant sans le sou par votre faute. » Il s’excuse à deux reprises d’avoir mis « quelques phrase pas recommandables » dans ses lettres car il avait bu avec les camarades. À la longue, les crises s’espacent, et les lettres sont plus courtes, toujours sombres mais plus calmes.

Émile

Le jeune frère de Léopold est d’humeur plus égale, souvent enjouée, même s’il critique aussi la guerre de manière récurrente. Au 10e dragon de Montauban, il se fait porter malade dès le 4e jour de caserne, et passe souvent à la visite. Rapidement versé dans l’infanterie (p. 55) « Cela ne me gêne pas beaucoup car dans les dragons il y a beaucoup de fourbi », il y continue à se faire porter malade, pour échapper aux marches (rhumatisme articulaire). À Montauban comme à Mirepoix, il a convaincu ses parents de lui envoyer un télégramme mensonger, – p. 85, « La mère est très malade. Elle désire te voir. » -, ce qui lui permet deux permissions indues. Il les chapitre lors de ces fausses déclarations « Couchez-vous ou restez aux alentours de la maison par prudence (p. 61) », la mère étant en effet censée être mourante… Beaucoup des lettres d’Émile de 1914 le montrent cherchant à carotter. Transféré en ligne à Suippes, il y est très vite légèrement blessé et retourne à La Rochelle puis à Auch au dépôt. Il y enchaîne une pneumonie et ne rejoint le front qu’en juillet 1915. Sans surprise il n’y est pas heureux (p. 66) « Je ne demande pas mieux que d’être blessé de nouveau car ici on crève de faim et si ce n’est pas le vin qu’on boit on mourrait d’inanition. » En novembre 1915, il évoque vers Roclincourt les dures conditions en ligne dans la boue «je me suis foutu 20 cm au-dessus des genoux, jamais de ma vie j’avais vu pareille chose. » et parle d’une fraternisation dans une lettre de décembre (p. 70) « On parle ces jours-ci il y a collaction (sic) entre boches et français. Il parait qu’une compagnie française est allé trinquer avec les boches à la santé de la paix tant souhaitée d’un côté comme de l’autre. » L’opinion sur la guerre d’Émile évolue vers une critique politisée ; dans un courrier, il parle de Léopold qui est bien « dégoûté de cette maudite guerre » (p. 73) et ajoute : « Ce ne sera pas trop tôt qu’on finisse de faire les imbéciles pour faire la fortune de quelques gros industriels qui se moquent de notre gueule par derrière. » Il dit devenir de plus en plus anarchiste (août 1916) et révolutionnaire (septembre 1916). À l’évocation d’une proposition de paix allemande en décembre 1916, il pense que la France devrait profiter de l’occasion, et il insiste en janvier (p. 81) : « il neige, il pleut alternativement, c’est affreux les tranchées pleines d’eau et ces voyous qui ne veulent pas signer la paix. » 

Les combines

Il s’agit d’allusions à tout projet qui pourrait permettre de tomber malade, de faire monter sa fièvre, et d’échapper aux corvées ou au front. Ces divers moyens ne sont jamais clairement décrits, mais on peut les appréhender en croisant les lettres ; on devine qu’il y a des huiles, de la quinine, et d’autres potions mystérieuses ; ces projets ont été anticipés, Léopold écrit à Émile (p. 17, décembre 1914) « il se livre des grands combats d’un côté et de l’autre. Je te conseille de mettre vivement nos projets en exécution. J’arrête sur ce point à toi d’agir. » Les résultats ne sont pas très convaincants pour Léopold (août 1915) « Enfin j’ai essayé l’affaire et cela ne m’a pas produit un grand effet, peut-être qu’à force on pourra arriver à un but. » Avec Émile, cela a eu plus de succès (juillet 1915) « Je crois être arrivé au but que je me proposais, alors je suis content des effets je lui en ferai passer [à Léopold] mais n’ayez aucune crainte pour ma santé, cela ne me fait pas mal. » En janvier 1916, une véritable crise de désespoir secoue Léopold, et il supplie ses parents, perdant tout prudence, de se procurer chez Couderc (médecin) ou chez Vernet (pharmacien) (p. 34) « poudre ou drogue qui, en les utilisant procurent de la fièvre et ainsi, on finit par devenir malade. » En janvier 1916 (p. 35), il n’envoie pas moins de quatre lettres à ses parents parlant de la même chose. « A prix d’or ou d’argent je vous prie de nouveau de faire toutes les démarches possibles, de braver tous les obstacles qui peuvent se produire devant vos yeux en demandant ces choses-là devant médecins et pharmaciens. Je sais que cela existe et qu’il y a pas mal de camarades de ma connaissance qui ont agi avec les mêmes procédés. » Les parents désapprouvent les projets de Léopold : le père a cédé à Émile pour les télégrammes mensongers, mais il refuse ici et se met en colère (p. 85) : 

« Cher fils,

Je suis bien dégoûté de toutes ces affaires, je n’ai pas le temps de me promener, si tu ne veux pas nous écouter, fais comme tu voudras et n’emmerdes plus les autres, ça vaut mieux. Je ne vois personne autre qui agisse comme toi. Ton père pour la vie        Blanc

Plus, sûr, tu t’en plaindrais peut-être. »

À partir de 1916 et en 1917, les allusions et spéculations sur ces mystérieux moyens d’échapper au front se font plus rares.

La fin

Les deux frères n’arrivent à se rencontrer au front qu’une seule fois, en avril 1917, et ils seront tués tous les deux ce même mois. (11 avril 1917, p. 51) « On a passé quelques heures ensemble, on a bu un coup et puis il a fallu se quitter. » Léopold est tué le 30 avril et il est impossible de savoir s’il a eu connaissance de la mort de son frère tué le 22. Le recueil reprend aussi la lettre que le lieutenant d’Émile (G. Salgues) a envoyée à la Métairie-Haute le 27 avril. C’est un courrier classique pour l’annonce de la mort d’un soldat, avec des formules de consolations et des éloges pour les qualités militaires d’Emile (p. 83): « « Dans cette bataille que nous avons glorieusement menée il a été un héros ! Toujours à mes côtés, méprisant le danger, souriant et alerte, on voyait en lui le modèle du soldat, le plus beau des guerriers ! Un obus stupide devait terminer sa destinée. » Le lieutenant fait ce qu’il peut pour soulager la douleur de la famille, ce type d’éloge aide au deuil ultérieur, et peut-être Émile avait-il changé ? Toutefois, toutes ses lettres indiquent qu’il n’était pas le modèle décrit ici, comme ainsi, par exemple, en novembre 1915 (p. 69) « Enfin ne vous faites pas trop de mauvais sang pour moi, je me débrouille bien et comme à l’ordinaire je n’en fous pas lourd. »

Donc un document très intéressant, qui montre que ces deux paysans lotois ont subi la guerre en la condamnant du début à la fin, la faute reposant pour eux sur les profiteurs, les riches puis plus tard les « salauds de députés ». Ils ont essayé d’échapper au front, avec des résultats variables mais souvent décevants, en nous donnant un ici un témoignage rare sur ces stratégies d’évitement, procédés qui ne leur ont du reste pas permis d’éviter d’être broyés à leur tour.

Vincent Suard (février 2024)

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Guenot Marcel (1893 – 1975)

« Le Sang de la Liberté » – Guillaume Moingeon, Peirre Guénot (éd.)

1. Le témoin

Né à Besançon, Marcel Guenot est déjà incorporé au 60 RI (classe 13) au moment de la mobilisation. Ce caporal entre en Alsace en août, puis est rapidement embarqué pour la Picardie (combat de Proyart). Il participe à la bataille de la Marne (Bouillancy) et est blessé le 8 septembre (sa F.M. indique le 18.09.14). Revenu au dépôt, où il passe l’année 1915, il revient en ligne en 1916 comme sergent au 44 RI. Il passe l’hiver à la Main de Massige, puis participe à l’attaque le 16 avril. Passé ensuite par Verdun,  l’Alsace et la Flandre (avril 1918), où il est gazé sans séquelles graves, il est démobilisé en août 1919.

2. Le témoignage

Pierre Guenot a demandé à l’écrivain Guillaume Moingeon de retranscrire, d’adapter et de publier le récit de guerre de son père Marcel Guenot. Ce livre a paru en 2005 aux éditions Cheminements sous le titre Le sang de la Liberté (323 pages). J’étais perplexe sur la valeur de témoignage de ce livre adapté et réécrit, mais Guillaume Moingeon, contacté, m’a expliqué les principes qui avaient guidé sa rédaction (mai 2023), et aussi avec gentillesse m’a communiqué le document d’origine (manuscrit dactylographié). La comparaison des deux versions montre que le livre édité n’a modifié que certains détails (temps des verbes par exemple, choix du titre) pour permettre une lecture plus aisée, et qu’il ne trahit pas la version de départ : c’est le témoignage très vivant d’un poilu bisontin qui a fait toute la guerre. G. Moingeon m’a précisé aussi que Marcel Guenot avait pendant le conflit un gros carnet à reliure de cuir sur lequel il notait les faits à chaud, ou peu après. C’est ce carnet qui a été saisi au format Word, et donc ce témoignage est assimilable à un journal de guerre, non modifié par la suite. Quelques d’indices font toutefois penser à une reprise partielle ultérieure, les Allemands, par exemple, étant appelés une fois doryphores (p. 244).

3. Analyse

Récit formulé à hauteur d’homme, le Sang de la Liberté voit se succéder des récits de combat, de cantonnement, et de nombreuses anecdotes : ce sont ses « histoires de guerre » que nous raconte ici Marcel Guénot. Le récit de l’engagement d’août 14 en Alsace est précis, puis le passage sur la retraite avant la Marne est très vivant : de garde dans un petit poste en Picardie au tout début septembre, sa compagnie décroche sans le prévenir ; c’est alors une aventure de trois jours avec trois autres « lascars » pour essayer de retrouver leur unité, avec le passage de l’Oise sur les restes d’un pont détruit, abus de Dubonnet et altercation violente avec un capitaine (p. 61, avec autorisation de citation) :

– « Je fais un rapport et vous aurez de mes nouvelles ! »

Je lui rétorque, la fatigue et le Dubonnet m’obligeant :

– « Je vous emmerde. »

Les quatre hommes finissent par retrouver leur unité à Écouen. Le combat d’infanterie de Bouillancy est ensuite restitué, avec les mouvements collectifs d’avancée, de contact, de recul, de pause, puis à nouveau de reprise de contact, et ce plusieurs fois dans la journée, le tout avec peu d’artillerie française. Ainsi en fin d’après-midi le 7 (p. 68) « Un nouvel engagement a lieu, le contact est repris, le combat recommence, furieux. Le soleil va se coucher. De nouveau, l’ordre est rompu. Comme à l’exercice, chacun fait corps, dans la mesure du possible, avec son voisin de combat. Les blessés sont encore nombreux, les morts sont moins visibles. De tous côtés, on entend des commandements :

– En avant, tenez bon les enfants, ne lâchez pas, des renforts vont arriver !

Blessé le 8, il est évacué et soigné en Normandie. Après une longue convalescence, il revient au dépôt du 60 RI à Besançon. Nommé caporal d’ordinaire, il explique comment il se crée une réserve de vin de 250 litres pour parer aux imprévus, en mettant son pouce dans le quart à chaque distribution. Il se réjouit de devenir instructeur de la classe 16, car cela lui évite de devoir rejoindre le Labyrinthe en Artois. En manœuvre au camp du Valdahon, il fait une description pittoresque des cafés du village (p. 99) ; il y a chez «la Grande Nana » ou chez un autre « où trois sœurs servent en salle. Elles sont fortes, bien rondelettes, et, lorsqu’elles marchent, elles actionnent leur derrière proéminent. Cet établissement n’a de nom que le mot café. Les poilus lui en ont trouvé un : pour le désigner, on dit « aux six fesses ». Le vin a une grande importance pour eux, l’auteur signalant à la fin de 1916 (Main de Massige) que les hommes boivent en moyenne deux litres de vin par jour en plus de la ration réglementaire (p. 129) « En plus du ravitaillement officiel, chaque soir, à la tombée de la nuit, un homme dévoué part en corvée de vin.  Sanglé d’une vingtaine de bidons de deux litres, (…) le pauvre gars se tape 14 km à l’aller et naturellement autant au retour [il revient souvent par le Decauvile]. (…) Du dévouement, il en a, mais, pendant son absence en ligne, il a la vie sauvée, d’autant plus que nous l’exemptons de tout service de jour. » 

L’auteur évoque ensuite un curieux épisode en ligne à Massige (Hiver 1916, p. 136), celui des cagnas (abris dans la tranchée) qui sont condamnées par des planches : il est alors impossible de s’abriter ; de plus sur ces planches sont clouées des affiches qui disent : « Avant de demander un tir de barrage assurez-vous qu’il est indispensable. Voici ce que coûte un tir de barrage : un obus de 75 coûte 25 francs. Un obus de 120 coûte 75 francs. » Les poilus finissent par se révolter en arrachant les affiches et en détruisant les portes des cagnas, « il en résulte durant quelques temps une certaine grogne dans nos tranchées. »

Notre sergent essaie de faire obéir par les quelques apaches qu’il a dans sa section. Il décrit Mesnard, une brute alcoolique, qui a bu en une fois le bidon de deux litres de rhum destinés à vingt hommes ; le lieutenant lui demande d’attacher Mesnard pendant deux heures sur le parapet à un poteau proche des barbelés. M. Guénot note que le pieu aurait très bien pu devenir « piquet d’exécution si une rafale de mitrailleuse avait été distribuée et c’est ce que je craignais le plus pour moi. Cela reste envisageable pour lui, mais au moins il l’a cherché. »

Le narrateur fait ensuite un récit précis de l’attaque du 16 avril 1917, devant la ferme du Godat (p. 173) : «dans notre front d’attaque, la distance à franchir s’élève à environ cent cinquante mètres en certains points, le double en d’autres endroits. Nous devons au départ traverser une combe puis attaquer les premières lignes ennemies établies à flanc de coteau, donc monter avec tout notre chargement extraordinairement lourd. Une utopie ! Une pure folie plutôt.» Le colonel du 44e RI attaque en même temps que la troupe et la progression est réelle jusqu’au Bois en Potence, au point que le silence qui s’établit rassérène l’auteur et lui fait penser qu’effectivement, il atteindra Laon. Une contre-attaque le fait brusquement déchanter (p. 177) « Ah merde ! ils sont là ! » Les pertes se multiplient, les Français se battent sur la ligne conquise, mais le mouvement en avant a échoué, ils quittent « piteusement ces lieux de malheur » le 21 avril.

Il décrit ensuite (p. 192) l’exécution en arrière de Reims d’un jeune de la classe 1916, qui a fui lors de l’attaque du 16 avril. Tout le monde est convoqué pour une prise d’arme sans en connaître le motif. Après l’exécution, « les poilus rentrent de cette pénible scène sans livrer leur état d’âme, chacun conservant son jugement. C’était donc le motif de notre promenade ici…Beaucoup d’entre nous s’en seraient volontiers passé. » M. Guenot raconte ensuite qu’un dénommé Petit, de sa compagnie, porté disparu au soir du 16 avril, a été vu à la roulante. Son lieutenant le charge de lui ramener le déserteur. En revenant avec Petit, qui a accepté d’obtempérer, l’auteur pense que celui-ci n’a pas vu l’exécution du fuyard de la classe 16 : lui seul pourtant aurait eu besoin de ce spectacle (les autres ayant fait leur devoir), mais d’un autre côté, s’il avait vu l’exécution, il ne se serait pas laissé faire si facilement, « Petit est un couard et il veut échapper à son devoir. Mais je n’aimerais pas le voir face à un peloton d’exécution. Nous portons le même uniforme. Cette guerre est en plus dégueulasse que je ne pensais. » Arrivés au P.C., le lieutenant, avec son revolver, intime l’ordre à Petit de monter en première ligne ; celui-ci essaie de se saisir de l’arme, une échauffourée a lieu et le lieutenant l’abat de 5 balles. » M. Guenot, très secoué par la scène, termine son récit (p. 202) : « Jusqu’à la brigade, on félicite le lieutenant. Plus haut, il écope d’un blâme, on lui rappelle qu’il existe des conseils de guerre. »

Il évoque ensuite le secteur de la Cote au Poivre à Verdun en septembre 1917 (cote 344). C’est l’occasion d’évoquer de durs combats sur la rive droite, avec une attaque allemande brusquée repoussée par la tactique du « mur de grenades » (p. 256) : « Voilà les Boches, venez vite ! » « Vite, des grenades à main sont déposées tout au long de la tranchée, à hauteur d’homme. Nous n’avons qu’à les prendre, les percuter et les lancer. Sans distinction de leur catégorie, nous en saisissons une, la percutons, la lançons et passons à la suivante ; sans arrêt, nous percutons, nous lançons. Nous n’avons pas intérêt à mollir, ne disposant plus de fusées demandant le tir de barrage, puisqu’elles ont été épuisées la veille en vain (…) Les Allemands, comme les nôtres la veille, ont été stoppés net devant nos positions par notre mur de grenades. Paradoxe : ce bon résultat n’a été obtenu que parce que nous ne disposions d’aucun abri et que, de ce fait, tout le monde était instantanément au poste de combat dès les premières secondes, celles qui s’avèrent souvent décisives. » 

En avril 1918 M. Guenot et son unité embarquent vers la Flandre et viennent relever les Anglais au Mont Kemmel. Il y est gazé et doit être évacué sur l’hôpital de Guingamp. Après sa convalescence, il rallie son régiment et la poursuite des Allemands les ramène sur les lieux de l’offensive de Champagne (p. 318) « Nous savons tous que devant Maisons-en-Champagne, en 1915, nos camarades ont livré des assauts particulièrement sanglants. Il en reste une trace effroyable qui nous glace le sang : nous passons devant une fosse commune où reposent mille cinq cents soldats du 44 RI. (…) Vivement notre victoire et la fin de ce cauchemar collectif. Tout cela n’a que trop duré. » Le 11 novembre l’auteur et ses camarades se trouvent dans une position avancée, la ferme des Vaches, « isolés de tout et de tous », et l’annonce de la bonne nouvelle les laisse presque « amorphes »: (p. 321) « Que de fois nous étions-nous promis de fêter l’événement ! Mais c’est dans un lieu totalement isolé, puant le souffre et la mort, et dans des conditions atmosphériques médiocres, et d’absence de ravitaillement surtout, que la formidable nouvelle nous parvient. C’est tout juste si nous disposons d’un peu d’eau potable pour lever notre verre ! Et encore devons-nous la chercher à un point d’eau éloigné. » Il n’empêche que Marcel Guenot conclut ses mémoires de guerre par cette ligne (p. 322) « Béni soit ce 11 novembre 1918 et que plus rien de tel ne se produise jamais. »

Vincent Suard (février 2024)

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Grivelet Maurice (1888 – 1972)

« Mémoires d’un curé : Fantassin, Aviateur, Résistant ».

1. Le témoin

Maurice Grivelet, fils d’un vigneron bourguignon, est vicaire à Sélongey (Côte-d’Or) en août 1914 et sous-lieutenant de réserve. Mobilisé au 44e RI, il est blessé le 8 septembre 1914. Revenu en ligne en mars 1915, il est alors lieutenant au 104e RI jusqu’à août 1916, passant ensuite dans l’aviation. D’abord officier-observateur puis pilote, ce capitaine commande en 1918 l’escadrille So 252 (sur Sopwith). Démobilisé en août 1919, il reprend ses fonctions ecclésiastiques mais effectue aussi des périodes de réserve dans l’armée de l’air. Mobilisé en 1939, il échappe à la captivité ; résistant en Côte d’Or à partir de 1942, il rejoint ensuite la cure de Saulx-le-Duc en 1945.

2. Le témoignage

La Société d’Histoire Tille-Ignon a réédité en 2019 les Mémoires d’un Curé : Fantassin, Aviateur, Résistant (112 pages). Le site EGO 1939 – 1945 signale une première édition « chez l’auteur » en 1970. L’auteur signale que c’est à la demande de son neveu qu’il a écrit ses mémoires, la rédaction en a été faite pendant l’hiver 1964 – 1965. La partie qui concerne la Grande Guerre va de la page 15 à la page 68. Merci pour son aide à Serge Thozet, président de la Société d’Histoire Tille-Ignon.

3. Analyse

Un curé sac au dos et galon au bras

Jeune séminariste, Maurice Grivelet remplit ses obligations militaires de 1909 à 1911 et devient sous-lieutenant de réserve : la vie militaire ne lui déplaît pas. Il entre en Alsace en août 1914 avec le 44e RI de Besançon (entrée dans Altkirch puis Mulhouse), puis évacue la région ; rapidement transporté en Picardie, il évoque les combats des 6, 7 et 8 septembre auxquels il participe (bataille de l’Ourcq) ; revenu au front après blessure en 1915, il raconte les préparatifs de l’offensive de Champagne au 104e RI, avec le creusement des parallèles de départ à 300 mètres devant la première ligne française. Il est dans le bataillon de réserve le matin de l’offensive du 25 septembre, mais le soir, il doit rejoindre seul vers l’avant une compagnie d’attaque du matin qui n’a plus de cadres, et c’est l’occasion (p. 41) d’une description saisissante de l’état de ces hommes épars et épuisés, faite par un officier encore frais.

André Guéné

Le récit comprend auparavant un épisode d’enfant-soldat. Le 2 septembre, le sous-lieutenant Grivelet découvre dans sa section un enfant de douze ans qui a fui de chez lui et qui veut rester avec eux. L’auteur réussit à le confier à un aumônier dans une voiture d’ambulance, mais il faut l’y faire entrer de force, malgré ses pleurs et ses cris. Le soir venu, André qui s’est sauvé et a réussi à les rattraper (p. 22) « Je fus bien obligé d’adopter – provisoirement – ce pauvre gosse. Le moyen de faire autrement ? » Blessé le 8 septembre, l’auteur voit le jeune garçon lui ramener de l’aide sous le feu, ayant prévenu des soldats qui vont le transporter vers l’arrière. L’enfant reste avec lui lors de l’évacuation en train sanitaire, et ils sont logés ensemble à l’hôtel Riva Bella (Calvados) transformé en hôpital (p.31), «un petit lit fut installé pour André dans ma chambre. ». Un député du Calvados, Fernand Enguerrand, qui fait la tournée des blessés, lui demande qui est cet enfant, et deux jours après, l’histoire est dans « l’Écho de Paris » (p. 31) « et je lu, en caractères d’un centimètre, le titre d’un article de deux colonnes en première page : « Un enfant héroïque ». » L’auteur doit rédiger sans notes, puisque l’article (voir site BNF Rétronews), est sur une seule colonne (bas de la Une, 19 septembre 1914) et a comme titre « Un héros de douze ans » : l’essentiel correspond toutefois. Le plus intéressant de cette histoire réside dans ses suites (p. 32) « une énorme correspondance venue des quatre coins de la France : parents, amis, curés, instituteurs, etc… me demandaient des photos, des détails sur l’aventure d’André. « Je ferai ma première classe sur cet « Enfant héroïque » m’écrivait l’un de ces instituteurs. Des cartes postales furent mises en circulation, me représentant la tête bandée, appuyé sur l’épaule d’André, avec en arrière-plan, des obus qui éclataient, des cavaliers qui chargeaient… » Nulle part dans l’article, le député ne dit que M. Grivelet est prêtre. Celui-ci quitte André, dont on ne connaît pas le destin ultérieur, lorsqu’il part en convalescence.

Aviation

L’auteur a fait une première demande pour entrer dans l’aviation à l’automne 1914, sollicitant dans le même temps son autorité hiérarchique religieuse. L’évêché de Dijon lui a répondu (p. 33) « sans vous le défendre, suis d’avis de vous abstenir. » Il obéit, mais signale que « le démon de l’aviation n’était pas exorcisé en lui ». Il souffre de l’hiver en Champagne, « Ville-sur-Tourbe, ce nom dit tout » (p. 42), ne se sent pas d’atomes crochus avec les Normands du 104e RI puis refait une demande pour l’aviation, qui est acceptée en août 1916. « Aviateur! Le rêve de ma vie. » (p. 47). Passé capitaine, il est formé comme observateur au Plessis-Belleville, puis vole à la C 56 (sur Caudron). Il raconte ses missions photo, et évoque l’échec de l’aviation le 16 avril, à cause des mauvaises conditions météorologiques : « Nous ne servions à rien, il ne nous était pas possible d’être utiles à quelque chose, mais il fallait tout de même foncer dans la tempête de neige au ras des sapins, ou de ce qu’il en restait. » (p. 53). Il vole d’abord seulement comme observateur, puis il est formé au pilotage, notamment par Octave Lapize (p. 54), par ailleurs vainqueur du Tour de France cycliste 1910. Ce curé peu conventionnel semble goûter la coquetterie « pilote » (p. 48) « Mais pour être aviateur, il fallait être chaussé de grandes bottes lacées et porter de grands galons en trèfle qui montaient jusqu’au coude. Avec quelques nouveaux arrivants comme moi, nous allâmes donc à Paris acheter bottes et galons. » On sait par ailleurs (témoignage « Trémeau ») que ces bottes sont chères et que les sous-officiers pilotes n’ont souvent pas les moyens de s’en procurer, ce qui est source d’humiliation. Il prend ensuite le commandement de la So 252 sur Sopwith, narre quelques anecdotes dont une évoquant le mépris du général Schmidt (erreur sur la 163 DI, c’est plutôt la 167 DI, p. 57) : « Aviateur ! morphinomane, cocaïnomane, qui dans un accès de folie montez en avion pour faire des pitreries au-dessus des tranchées… » Il fait aussi une description intéressante de la pagaille qui règne lors de la percée des Allemands en mai 1918 au Chemin des Dames (p. 58), l’infanterie française ayant perdu les fanions qui permettaient de reconnaître les unités : « On demanda à l’aviation de situer les lignes d’après la couleur des uniformes, ce qui nous obligeait à descendre très bas. Cela nous coûte cher et le plus souvent, les renseignements obtenus de cette façon, étaient erronés. (…). Des avions signalèrent des troupes françaises en marche sur telle ou telle route, et en réalité, il s’agissait de convois de prisonniers… ». Il évoque enfin un 11 novembre qui (p. 67) « fut plutôt une déception ; nous avions l’impression que cet armistice était prématuré, et que l’armée allemande n’était pas assez vaincue (…). Notre pressentiment n’était que trop justifié. » Il faut s’interroger sur ce type de jugement écrit en 1965, longtemps après l’événement, les autres carnets n’évoquant que très rarement ce type de déception dans leur mention du jour de l’Armistice. Notre capitaine – aviateur – curé est démobilisé le 1er août 1919, et rejoint la cure du village de Saulx-le-Duc qu’il ne quittera plus.

Un curé peu banal

Curieux prêtre que ce truculent militaire, aviateur enthousiaste et par ailleurs grand chasseur de sanglier. Certes les membres du clergé en même temps officiers de réserve ne sont pas rares, et on connait d’autres religieux pilotes, comme le missionnaire Léon Bourjade, chasseur de Drachen en 1918, mais celui-ci se caractérise d’abord par sa réserve, ce qui n’est pas le cas de M. Grivelet, très à l’aise dans ses bottes d’aviateur. La suite des mémoires évoque l’Occupation, avec la résistance de l’auteur du côté gaulliste, et il a à la Libération le grade de Lieutenant-Colonel F.F.I., avec des responsabilités à l’E.M. de Dijon. On ne peut s’empêcher de s’interroger : pourquoi un sujet aussi brillant n’a-t-il desservi pendant toute sa carrière que la petite paroisse du village de Saulx-le-Duc, soit pendant près de 50 ans ? Sa mémoire y est restée populaire, mais ses relations avec son évêque n’étaient pas bonnes, et les renseignements fournis par l’association historique locale montrent que la raison pourrait en être une trop grande proximité, établie sur la durée, avec une paroissienne du lieu.

Vincent Suard (février 2024)

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Villa, Georges (1883 – 1965)

Au-dessus de la tranchée – Carnets de guerre d’un chef d’escadrille

1. Le témoin

Georges Villa est un peintre-dessinateur-illustrateur parisien qui publie dans la presse, travaille sur commande pour l’édition et fréquente le milieu artistique montmartrois. Surpris par la mobilisation en Russie, il rejoint le 132e RI où il est blessé en novembre 1914. Il réintègre ensuite son unité aux Éparges et est à nouveau blessé en avril 1915. Accepté dans l’aviation en juillet 1915, il débute une formation de pilote. Affecté à la MF 50 en janvier 1916 avec le grade de lieutenant, il passe ensuite dans un emploi d’état-major à Bar-le Duc pour former l’infanterie à la liaison avec l’aviation. Passé capitaine, et malade au printemps 1917, il est finalement affecté en école d’aviation : directeur-adjoint à Juvisy, chef du personnel à Étampes, il termine la guerre à Châteauroux. Il continue ensuite sa carrière de peintre-dessinateur, se spécialisant notamment dans le thème de l’aviation.

2. Le témoignage

Les carnets de G. Villa, découverts récemment, ont été publiés aux éditions Edhisto, sous la forme d’un texte retranscrit, préfacé et annoté par Christian Wagner (Au-dessus de la tranchée, 2022, 285 pages). Ce beau livre, édité en collaboration avec la Société historique et archéologique de Bourmont (Haute-Marne), contient, outre le texte des carnets, de nombreuses photographies et la reproduction de dessins, caricatures, projets… le tout en provenance du fonds Villa. Le début des écrits raconte le voyage en Russie avant août 1914, puis on passe directement à juillet 1915 en école de pilotage, la période « infanterie » est manquante. La présentation du livre par Christian Wagner, par ailleurs auteur d’une biographie de G. Villa, est très fouillée et nous aide à cerner notre témoin, c’est une mise en perspective biographique, historique et littéraire très stimulante. Le préfacier précise aussi que de nombreuses considérations sur les projets graphiques de l’auteur n’ont pas été reproduites dans ce volume.

3. Analyse

Les journaux de guerre sont en général destinés à la famille ou au public ; avec Georges Villa, il s’agit plutôt de carnets « pour soi-même. » En plus de ses expériences comme pilote et officier, ses écrits intègrent des notes sur son art, ses doutes, ainsi que ses résolutions comme artiste. Il se livre aussi sur sa vie sentimentale, sa relation avec sa marraine de guerre et les péripéties de cette relation tumultueuse. Enfin il évoque sans fard ses faiblesses, sa grave dépression du printemps 1917, et son sentiment de ne pas être reconnu à sa valeur. C’est donc un document à caractère intime, probablement pas destiné à être rendu public, et si cela entraîne pour nous un devoir de responsabilité, c’est bien ce caractère de totale franchise qui fait l’intérêt du document.

Pilote débutant

Les carnets regroupent les remarques d’un lieutenant élève-pilote appliqué, mais qui ne semble pas comme d’autres dévoré par la passion de l’aviation. Ses remarques montrent ses progrès réguliers ainsi que la conscience de ses limites, gage de survie sur ces appareils qui pardonnent peu les erreurs. Le 22 septembre il note : « ça vient. Je ne pense plus, sur l’appareil, au danger que je cours. » Dans l’aviation, l’esprit crâne est de rigueur et il est impossible d’avouer ses appréhensions. Lors de l’obtention de son brevet en novembre 1915, il fait encore preuve de lucidité (p. 72) : « Je suis breveté. Sincèrement, puis-je dire en moi que je sais voler ? Non ! (…) J’ai constaté d’autre part que maintenant, au fur et à mesure que j’apprends, je constate que j’ai encore beaucoup à savoir, et l’assurance de voici un mois fait place à une prudence et à une réflexion de meilleure utilité. » Ce n’est donc pas un pilote d’instinct, mais un pilote réfléchi qui sort de formation pour intégrer la MF 50 (pour avion Maurice Farman).

Pilote de guerre

Il réalise sa première mission au-dessus des lignes le 20 février 1916, et fait ensuite régulièrement du réglage, c’est-à-dire qu’il emmène un observateur qui règle les tirs de l’artillerie au sol. Ces observateurs sont en général de jeunes artilleurs sortant de grandes écoles scientifiques ou de formation d’ingénieur. Revenu au sol il dessine, entretient sa correspondance avec sa marraine, et rumine (p. 100, mars 1916) : « Quand donc irai-je au danger sans une telle appréhension ? Je devrais pourtant m’y habituer. » Il progresse aussi par ailleurs, se forme au vol de nuit, exécutant une mission de bombardement sur Laon. L’aviation en 1916 est encore un petit monde, et il réalise un réglage avec Jean Navarre en protection (mars) puis rencontre Nungesser (août). L’auteur mentionne ses missions, mais il entre peu dans le détail de ses vols.

À l’escadrille

Ses écrits montrent qu’en escadrille il est recherché pour ses dessins, illustrations de menus ou caricatures de camarades, mais aussi qu’il n’est pas complètement intégré (p. 116, juin 1916): « Je m’isole de plus en plus. Pourquoi le contact avec mes compagnons d’escadrille m’est-il si désagréable ? Les observateurs surtout.

1° Ils sont du Midi et vantards

2° Ils sont artilleurs.

3° Ils sont jeunes et de mentalité trop potache, sans discipline.

(…) Un pilote, près d’eux, paraît un vulgaire chauffeur de ces messieurs. »

À 33 ans, il ne se sent pas d’affinité avec ces étudiants attardés et indisciplinés, et alors qu’il a accumulé une importante expérience avant la guerre, il fait un complexe d’infériorité, ayant aussi conscience d’être trop réservé pour ce milieu bruyant. G. Villa vole en mission de guerre durant l’année 1916, puis va en octobre occuper des fonctions de liaison à Bar-le-Duc.

Dépression

Passé capitaine, il est satisfait de son affectation temporaire à Bar pour faire des conférences et des propositions sur la liaison infanterie-aviation. Il pense (p. 144) que c’est une bonne étape pour quitter la MF 50, aller vers une promotion et passer deux ou trois mois d’hiver « plus au confort ». Las, rien ne fonctionne comme il l’espérait : il attend en vain un commandement d’escadrille et finit par être renvoyé à la F 44 comme simple pilote. Arrivé sur place, c’est alors l’effondrement moral et physique rapide, il ne se sent plus capable de rien (p. 175) : « L’écœurement, l’usure, les déceptions et la fatigue physique autant que nerveuse m’ont complètement ôté l’énergie et l’idéal qu’il faut à un militaire actif. » Le médecin du groupe d’aviation de la 2e Armée lui diagnostique une « asthénie très forte, lassitude prononcée, volonté très affaiblie, impossibilité d’un effort physique ou moral soutenu.» Il se soigne, se repose, et sa nomination à Juvisy en juin 1917 comme commandant-adjoint de l’école de pilotage lui permet de reprendre le dessus. On notera que cette mutation, un embuscage qui n’est jamais formulé comme tel, est obtenue grâce à ses relations familiales : son père, décédé en 1903, était général de brigade et sa mère s’est mise en relation avec l’État-major (p. 184).

Juvisy, Étampes et Châteauroux

Dans ces postes administratifs, l’auteur donne satisfaction, et retrouve santé et énergie, tout en récupérant de l’autorité (p. 196) : « ici, c’est le collège où il faut être sévère, punir, faire peur car chacun veut tirer à la corde et ne cherche qu’à carotter. Il faut éviter d’être poire. C’est l’École des pistonnés, Juvisy. Pour y venir, il faut avoir des recommandations. Et les moniteurs ! Brousse, fils de député ; Zévaco, Dalbiez. » G. Villa évoque la vie de bureau, les relations avec les chefs, sa volonté de progresser (organisation du travail) et ses rencontres. Il rationalise et propose des innovations. Dans ses fonctions d’autorité, on peut aussi citer par exemple des incidents à Étampes (p. 233), peu courants en première ligne : « Il y a des drames avec les dames [serveuses-femmes de ménage]. On les pelote de tous côtés et cela, forcément, tourne mal et ce sont des histoires embêtantes. »

Les marraines

Georges Villa, au début de 1916, correspond avec sa marraine de guerre Valentine Brunet ; il déclare le 11 avril : « Je suis amoureux ! Amoureux de ma marraine que je ne connais pas sinon en photographie. » S’il se dit certain que cette relation n’aura aucune suite sérieuse, car elle a trente ans et deux petites filles, sa position évolue rapidement et en juillet, il incline vers le mariage avec « Chou », qui semble avoir un peu de bien. Le divorce n’est toutefois pas une affaire simple, d’autant que le mari mobilisé (« Attila ») ne reste pas passif. L’affaire est traversée d’incertitudes, liées à l’inconstance de Chou, et aux infidélités platoniques de Georges : un soir de spleen, il met une annonce dans la Vie Parisienne, et reçoit en réponse près de 200 lettres de marraines… (p. 160) : « je brûle presque tout. N’ai-je pas Chou mieux que tout cela ? Mais flirteur incorrigible, pour m’amuser, pour la psychologie, je réponds à une vingtaine afin de voir ce que c’est.» Malgré ce marivaudage « industriel », notre couple aviateur-marraine de guerre semble tenir jusqu’à l’Armistice, et, pour nous, il reste la précieuse liste des marraines de la page 161, que C. Wagner a eu la bonne idée de reproduire en fac-simile : si on évoque souvent ces correspondances, on a peu de traces matérielles des stratégies de séduction, et de plus ici, certaines marraines reçoivent une appréciation (2 TB, 6 B…), il y a aussi des zéros et des points d’interrogation. Un nom est rayé avec l’appréciation « sale caractère », et un autre avec « boniche ».

Un anti-héros ?

Christian Wagner suggère dans sa présentation des analogies prises avec Barrès, Huysmans et Radiguet, et compare le narrateur à un anti-héros houellebecquien. En effet, ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, c’est l’apparente contradiction entre les photographies d’un pilote paradant devant sa machine, et le secret, que nous découvrons, de ses prudences en vol ; les dessins hardis d’un caricaturiste corrosif et ses questionnements sur son art ; ses apparents succès féminins et sa fragilité intérieure… Décoré tardivement (9 mai 1916, p. 111), il témoigne : « Ouf ! Quel soulagement. J’ai enfin un signe de gloire à montrer. » Il reste que G. Villa, patriote constant, est redevenu un officier énergique, et il reçoit la légion d’honneur en janvier 1918.

Peu avant que le rideau ne tombe sur ces intéressants carnets, intervient un coup de théâtre : G. Villa tombe sur son dossier personnel (p. 256), « un hasard extraordinaire vient de me permettre de lire mes notes militaires.» Sous-lieutenant, il a été assassiné par son colonel au 132e RI en 1913 « D’après lui, je suis mou, incapable de commander, indifférent, etc. : il y en a presque 15 lignes ». Ses autres notes dans l’infanterie sont seulement un peu meilleures, et elles deviennent convenables dans l’aviation. On comprend alors que sa carrière a été freinée par les notes détestables de ses débuts. Pour lui il s’agit d’une vengeance froide : « souvenirs rappelés, je me souviens qu’il me parlait un jour de papa avec qui il avait été élève à Saint-Cyr ; j’aurais dû me douter, à son ton rageur et moqueur qu’il se vengerait sur le fils de la sévérité du Père. » On comprend ainsi pourquoi blessé deux fois, il quitte l’infanterie sans citation, et attend ensuite en vain un commandement d’escadrille. Alors, héros brimé ou costume d’aviateur trop large ? Certes G. Villa est un privilégié qui peut se mettre à l’abri, mais il est attachant en ce qu’ayant conscience du handicap que constitue son caractère réservé, il se bat pour en surmonter les effets. Combien d’autres pilotes dans ce cas au mess, où tout le monde n’est ni Guynemer, ni Nungesser?

« On comprend combien je me sens seul, ici, à l’escadrille où l’attitude de « je m’en foutisme » est presque de règle, étant donné que se déclarer prudent, c’est presque dire : « j’ai peur ». Je n’ai pour me soutenir, que ma force morale, ma mère et Chou. »

Vincent Suard, décembre 2023

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Braud, Félix (1876 – 1951)

Carnets de guerre (1914 – 1917)

1. Le témoin

Félix Braud est né à Cholet et y réside au moment de la mobilisation. À 38 ans, marié, deux enfants, il est cadre dans une banque. Sergent au 72e RIT, et longtemps vaguemestre de son unité, il devient payeur en 1918 au 1er Corps d’Armée. Démobilisé en février 1919, il travaille alors comme directeur d’agence bancaire au Crédit de l’Ouest. Après sa retraite, il est fondé de pouvoir d’une propriétaire du textile choletais, et continue de travailler jusqu’à son décès en 1951.

2. Le témoignage

Les Carnets de guerre du sergent vaguemestre Félix Braud (1914 – 1917) ont été publiés en 2022 par Agnès Guillaume et Thierry Hardier, conjointement par les FSE Collège Éluard/Edhisto/CRID 14-18, avec une préface de Rémy Cazals. L’ouvrage de 191 pages est richement illustré avec des documents qui viennent de la famille Braud et par des cartes postales des riches collections de Thierry Hardier. Ce travail scientifique est aussi lié à un projet pédagogique avec des élèves du collège, certaines ont notamment réalisé des listes nominatives de soldats à la fin du volume.

3. Analyse

Les 11 carnets qui vont de la mobilisation à octobre 1917 sont rédigés lors de moments de repos et résument les événements de la journée. Ils décrivent la tournée du vaguemestre [celui qui envoie, reçoit, trie et redistribue le courrier], son itinéraire, les incidents ou événements rencontrés : bombardements, tués et blessés, mouvements d’unités, avions aperçus, anecdotes, etc.. L’auteur évoque aussi le temps qu’il fait, les paysages et panoramas rencontrés. Les notations très régulières et denses au début se font plus rapides à partir de l’été 1916. Les régions décrites, en suivant les emplacements successifs du 72e RIT, sont le nord de la Région Parisienne (1914), l’Oise au nord de Compiègne, les arrières de Verdun, l’Aisne (1915-1916), le Noyonnais, puis enfin les Flandres belges et françaises (1917). Ces carnets sont destinés à être lus « plus tard » par sa famille (p. 19), et on ignore pourquoi l’année 1918 est manquante : peut-être qu’étant passé payeur dans un emploi traditionnel de bureau, le mouvement, l’espace et la nature lui manquaient pour motiver la tenue d’un journal. Félix Braud est aussi, sauf à quelques moments, moins exposé au danger que ses camarades dans la tranchée, et son cantonnement à l’arrière de la deuxième ligne lui permet une sociabilité avec les civils restés sur place.

Un itinéraire de vaguemestre

L’homme décrit ses circuits de distribution (postes de secours, échelons, PC, etc…), avec les villages, hameaux, fermes, moulins et châteaux rencontrés ; on a ainsi, par exemple, une description très précise de la campagne picarde en 1915, non exempte d’émotion esthétique (p. 62) « J’attrape encore un grand chaud en gravissant la côte abrupte du moulin à vent, mais j’en suis récompensé par la vue du splendide panorama. » Il mentionne les bombardements, sporadiques ou plus soutenus, il n’est en général guère menacé par les obus, sauf s’il passe au mauvais moment, ainsi le 15 août 1915 vers Roye-sur-Matz p. 52 : « Dois-je m’arrêter ou continuer ma route ? (…) Je reste là une ½ heure accroupi dans le boyau. Nos batteries tirent de toute part, jamais je n’avais entendu semblable canonnade. Les Allemands répondent et sèment des obus un peu partout. (…) Je crois que je ne reverrai jamais Cholet. » Le reste de la tournée est partagé entre mises à l’abri et grosses accélérations en vélo lors des accalmies : « Je suis fatigué et trempé de sueur. Il ne faudrait pas beaucoup d’après-midi comme cela pour vieillir un homme. » Il décrit ses différents cantonnement, souvent chez des habitants non-évacués ; les relations sont cordiales et il est parfois invité dans les familles. À Dombasle (Verdun) en 1916, les descriptions de l’arrière sont beaucoup moins champêtres, avec passage dense de voitures, de trains d’artillerie, de blessés…, le tout sous un pilonnement constant d’artillerie lourde, beaucoup plus dangereux que dans l’Oise en 1915.

Iconographie

La publication a aussi un intérêt iconographique, avec des documents qui viennent de la famille Braud, et les apports fournis par les auteurs du livre. On peut citer par exemple une photographie de la troupe (72e RIT) au départ de la gare de Cholet le 9 août 1914 (coll. Famille Braud). L’intérêt du cliché, qui montre par ailleurs une troupe fort calme (pas de fleurs, pas de craie sur les wagons), est que l’on peut identifier Félix Braud assez nettement, ce qui donne un intérêt particulier pour ce type de photos, tant de fois reproduites, de troupiers anonymes embarquant dans une gare en août 1914. La carte- photographie est envoyée par l’auteur à son fils, et il lui en décrit l’origine (p. 21): « 2 octobre 1914, 1 heure, Mon cher petit Félix, regarde sur cette petite carte, tu y verras petit père non loin du wagon et de la prise d’eau, nous sommes deux debout. Nous avons été photographiés au départ de la gare de Cholet sans nous en apercevoir. C’est un camarade qui, en ayant reçu une ici, m’a reconnu et m’en a fait venir une. » Les lieux cités dans les carnets, lors des tournées, sont souvent illustrés par les cartes postales des collections Hardier, ainsi par exemple pour un monument aux morts précoce du hameau l’Écouvillon, hommage à des tués des 38, 86 et 92e RI en 1914, on a (p. 72 et 73):

– la mention du vaguemestre Braud (p. 71, « superbe monument élevé le long de la route (…) »)

– une photographie de 1915, collée sur une carte postale, qui montre le monument alors tout récent, avec reproduction des explications données par celui qui écrit la carte

– une photo contemporaine du monument dans son état d’aujourd’hui (2022).

Le soldat Ernest Dulong du 72e RIT a été tué le 22 janvier 1915, et F. Braud rapporte du bureau du colonel « un porte-monnaie et une mèche de cheveux de sa femme et de ses enfants. (…) Triste chose que la guerre» (p. 34 et 35). Une photographie récente de la croix de la tombe d’Ernest Dulong au cimetière de Thiescourt, en plan rapproché, apporte une paradoxale mais réelle présence du défunt, évoqué par la mention mélancolique du vaguemestre.

Parmi d’autres documents intéressants, on citera une carte postale (p. 48) intitulée « Rollot (Somme) – Le Départ des Journaux pour le front », mêlant des villageoises et des vaguemestres à bicyclette, probablement des territoriaux, tout le monde étant chargé des exemplaires de presse qui vont être distribués dans les lignes.

Éléments variés

N’étant ni le combattant de la première ligne, ni l’embusqué d’un lointain arrière, l’auteur, qui est un homme instruit (il dit avion et pas aéro), a l’œil pour signaler de petits événements ténus, plaisants, ou émouvants. Il fait par exemple une description précise de l’apparence pittoresque de troupes marocaines de passage, avec une brève remarque lors de leur départ (septembre 1915, p. 60) « Les deux bataillons de Marocains quittent Élincourt (Sainte-Marguerite). Les habitants n’en sont pas fâchés surtout les dames qu’ils poursuivaient de leurs galanteries. Il en reste du reste encore trois bataillons. ». Son hostilité aux Allemands est réelle mais pas univoque : dans une première occurrence, au cours d’une promenade, il écrit rencontrer une tombe « boche », puis raye le terme pour laisser « allemande » (p. 39). À cette occasion, les auteurs nous disent que les carnets contiennent 63 fois le terme « boche » contre 336 fois le terme « allemand » (subst. ou adj.). Dans ce même domaine, une des mentions les plus significatives du recueil concerne une visite du cimetière d’Élincourt, dont on citera un long extrait (3 octobre 1915, p. 67) : « À gauche de ce petit cimetière, tombes allemandes. Assez vaste emplacement entouré. Une croix est au milieu. Trente ou quarante Allemands, m’a-t-on dit, ont été enterrés-là, pêle-mêle. Sur la croix cette seule inscription « Boches ». Pourquoi ce mot ? N’aurait-on pas plutôt pu mettre « Allemands » ? Le respect à la mort, il me semble, est mal observé. La vieille chevalerie française n’aurait pas toléré cela. Quel effet peut produire sur des Neutres visitant ce champ de repos ce mot « Boches » ? Nos ennemis, je le sais, ne sont guère chevaleresques. » Il reste que l’auteur insiste sur la sauvagerie des Allemands dans leurs destructions systématiques, lors de leur retrait volontaire de 1917, et à l’occasion des bombardements aériens de 1918, aveugles à la distinction entre civils et militaires ; Ces mentions de bombardements par avion se multiplient à partir de 1917, ainsi (p. 176) : « Les avions allemands jettent des bombes sur Rosendaël près de Malo-les-Bains et Dunkerque. Il y a de nombreuses victimes dans la population civile. Les bombes atteignent un train de permissionnaires belges. 28 soldats sont tués et 150 blessés ainsi que trois petits enfants. »

À l’été 1916, notre territorial mentionne que le contrôle effectué sur le courrier des soldats a révélé un découragement et une crise de motivation; l’encadrement réagit, et c’est l’occasion d’une mention intéressante qui montre les préoccupations spécifiques de ces hommes « âgés » (19 août 1916, p. 127) : « Nous surtout, territoriaux qui avons abandonné depuis si longtemps femmes, enfants, situations que pour beaucoup nous avions mis de longues années pour les acquérir et qui aujourd’hui sont compromises ou perdues à tout jamais. (…).»  Ce texte de Félix Braud, cantonné à Amblény (Aisne) à l’automne 1916, peut aussi par ailleurs être croisé avec profit avec celui d’Onézime Hénin, un habitant de cette localité, répertorié dans 500 témoins. Enfin, comme souvent dans les descriptions de poilus arrivant dans les Flandres, l’auteur souligne la propreté des lieux rencontrés, en tout cas lorsqu’ils sont intacts (p. 173) : « Tous ces coins sont charmants. Grand-Millebrugge et Petit-Millebrugge, deux petits pays construits à cheval sur le canal de la Colme qui relie Furnes à Saint-Omer sont d’une grande propreté. ».

Vincent Suard, décembre 2023

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Pireaud, Paul (1890 – 1970) et Pireaud, Marie (1892 – 1978)

Martha Hanna Ta mort serait la mienne

1. Les témoins

Paul Pireaud, agriculteur à Nanteuil-de-Bourzac (Dordogne), est marié à Marie Pireaud, née Andrieux, en février 1914. Il quitte son foyer à 24 ans le 3 août 1914, et sert d’abord au 12e escadron du Train [des équipages militaires] puis devient en 1915 canonnier au 112e régiment d’artillerie lourde, qui vient d’être créé. Il reste dans cette unité toute la guerre, passant notamment par Verdun et l’Italie. Marie accouche de leur fils unique Serge en juillet 1916. Paul, démobilisé en juillet 1919, reprend alors son activité agricole à Nanteuil.

2. Le témoignage

Matha Hanna, professeure émérite à l’université du Colorado (Boulder), a publié en anglais en 2006 « Your Death Would Bee Mine ». La traduction française a paru en 2008 avec le titre « Ta mort serait la mienne » (Éd. Anatolia, 428 pages). Ce travail est construit à partir des lettres échangées par les époux Pireaud, cette correspondance étant conservée au Service historique de la Défense à Vincennes (cote 1Kt T 458, correspondance entre le soldat Pireaud et son épouse, 1910 – 1927). L’autrice propose une histoire de ces paysans et de ce village dans la guerre, en expliquant, contextualisant et illustrant cette correspondance : à partir du dialogue échangé par ce jeune couple très épris, elle met en valeur des thèmes d’histoire sociale et des mentalités, en relation avec l’irruption du conflit dans cette Dordogne rurale, qui est aussi une irruption de la modernité. M. Hanna choisit d’approfondir certains aspects, sans négliger l’histoire militaire, et elle convoque beaucoup d’outils extérieurs (carnets, recensements, rapports administratifs, contrôle postal, etc…). Ces approfondissements s’accompagnent de nombreux extraits de lettres qui justifient tout à fait la présence de « Ta mort serait la mienne » dans notre corpus de témoignages.

3. Analyse

Le couple, qui n’est marié que depuis quelques mois en août 1914, a déjà un bon entraînement à la correspondance, car Paul a servi un an au Maroc (1912), alors qu’il était déjà fiancé. Les deux correspondants maîtrisent suffisamment l’écrit pour mener des conversations épistolaires, même si persistent des fautes d’orthographe ou de syntaxe, mais qui ne gênent pas la compréhension.

Se voir à l’arrière

Au début du conflit, l’affectation protégée de Paul (train des équipages) atténue l’angoisse de la séparation. Il fait partie d’une équipe mobile de boulangers et Marie est bien consciente de la situation privilégiée du couple : (octobre 1914, p. 78, avec autorisation de citation) « pour m’encourager je me dis que les autres sont toutes pareilles et que bien mieux je suis un peu favoriser puisque tu ne risque pas trop et que tant d’autres sont a la mort ou la vie. Si tu pouvais toujours y rester avec ces boulangers que je serais contente. » Le père de Paul est maire du village, et curieusement, lui et son fils sont d’accord pour que Marie ne demande pas l’allocation de femme de mobilisé ; d’après M. Hanna, ils sont persuadés que la guerre sera courte et surtout ils ne veulent pas prêter le flanc à l’accusation de favoritisme dans l’attribution des aides ; Marie doit s’y résoudre mais elle est furieuse, signalant (p. 88) qu’une femme au village, elle, «mange tranquillement ses 25 sous par jour. » Jusqu’à l’affectation de Paul en février 1915 au 112e RAL, une grande partie des échanges est consacrée à échafauder des stratégies pour se retrouver à l’arrière du front. C’est pour lui assez facile mais les problèmes viennent plutôt des familles, qui ne veulent pas laisser Marie voyager seule. En septembre 1914 son père lui interdit d’aller à Melun (p. 106) « Je ne suis poin contente j’aurais voulu y aller seule jamais je n’ai pu etre maitresse ni des miens ni des tiens jamais ils n’ont voulu disant qu’il y avait trop de danger (…) Je me maudit d’avoir était faible de ne pas avoir partit malgré tout. ». En octobre le père de Paul cède, mais à condition d’accompagner sa bru dans la Nièvre. Et c’est seulement à la fin de 1914 que les époux peuvent se retrouver seuls quelques jours. On constate donc ici que le processus de prise d’autonomie de la jeune femme, réel, n’en demeure pas moins particulièrement balisé.

L’artillerie lourde

Paul doit quitter son « filon » en 1915 pour une batterie d’artillerie lourde. Cette affectation, si elle est moins dangereuse que l’infanterie, n’en demeure pas moins une exposition ponctuelle au danger. Marie pose beaucoup de questions, sur son rôle, sur le danger, sur les gaz. Paul souligne la dureté des engagements ; à Verdun, par exemple, le combat est très pénible et conduit rapidement à l’épuisement physique et nerveux (mai 1916, p. 152) : « Ici c’est l’extermination sur place sans voir l’ennemi. » et « Je me demande comment je reste debout après tout cela on est hébété. Les hommes se regardent avec des yeux effarés. Il faut faire un effort considérable pour tenir une conversation. » On le voit, Paul fait peu d’autocensure, et donne à sa femme les éléments du combat tels qu’il les vit. Cette description restitue très bien le bombardement allemand, avec une précision qui ici peut rassurer Marie, quoique… (p. 153) « Je profite non pas d’un moment d’accalmie pour t’écrire au contraire ça tombe tellement fort et si près que nous sommes obligés de rester à plat ventre donc j’en profite pour t’écrire couché entre deux rondins ils tombent quelques uns a 15 mètres ça nous couvre de terre et de fumée mais là ils ne peuvent pas nous attraper car il y a un petit talus devant étant plus haut nous nous risquons rien. S’ils dépassent avec la pente du talus ils sont obligés de tomber entre 12 et 20 mètres de nous donc couchés nous risquons rien mais c’est bien terrible nul être qui ne l’a pas vu ne peut se l’imaginer

Puériculture à la ferme

Lorsque Marie tombe enceinte, elle fait l’acquisition d’un livre de puériculture, fait à part à Paul de l’évolution de sa santé, de ses interrogations ; lui suit de près, autant qu’il le peut, l’évolution de la grossesse, donne des conseils médicaux ou diététiques. M. Hanna développe avec bonheur ce chapitre très réussi : comment nos témoins vivent la grossesse et les premiers jours du nourrisson dans une situation de guerre et d’éloignement, mais aussi en quoi ces acteurs, par leurs préoccupations médicales et hygiénistes, sont en décalage avec la famille et le reste du village. Paul croit aux bienfaits de la science et de la médecine et prend son rôle de futur père très à cœur : il insiste pour que Marie boive beaucoup de lait pendant la grossesse, revenant sans cesse à la charge, et finissant par faire céder les deux pères qui achètent une vache laitière ; de même, il insiste pour que Marie consulte un médecin en visite prénatale, ce qui ne se fait pas au village ; enfin il lui répète de ne pas aller aux champs, de s’économiser, conseils à contre-courant dans cette société rurale traditionnelle. L’autrice montre que les Pireaud profitent de leur éducation pour tenter d’accéder aux progrès médicaux dans lesquels ils ont foi : à cet égard, le « j’ai vu sur le livre… » (p. 206) de Marie est emblématique.

L’accouchement est difficile (13 juillet 1916, et elle le décrira plus tard en détail par écrit, ce qui est aussi une rareté) : le petit Serge est chétif, souvent malade, et Marie tait ses inquiétudes à son mari. Ce sont des lettres ultérieures qui raconteront les coliques convulsives, les dangers de l’allaitement au lait de vache, et les recours au médecin contre l’avis de la famille (mère et belle-mère, pourtant ni « hostiles ni indifférentes »). Atypique aussi est la décision de faire peser le bébé, ou la demande à Paul (p. 226) « de se renseigner sur les enfants des camarades de sa batterie, pour savoir s’ils étaient allaités par leur mère, ou s’ils prenaient des biberons ». Sur le moment elle lui cache la gravité de la situation, et contre l’avis des siens dépense de l’argent en consultations médicales et en médicaments, qui finissent par mettre enfin l’enfant hors de danger. C’est dans ce combat contre les habitudes séculaires, dans la confiance dans la médecine et dans cette complicité de couple que réside la véritable modernité, avec la prise d’autonomie de cette femme contre son milieu (juillet 1916, p. 231 ) : « Et dire qu’on ose me dire que s’etait rien que sa serait tres bien passer sans soin que tous ceux qui ont des enfants malades n’ont pas vite medecin est sage femme, aussi je t’assure que je ne repond pas tout ce que je pense, quoique quelque fois il s’echape quelques mots je ne veux plus penser a sa je le soignerer comme bon me semblera (…) » et en août 1916 p. 232 « si sa me plait d’appeler encore le medecin je le ferais et je parie que tu me blamera pas au contraire. » Avec la guerre qui durait, le mari et le père ont accepté que Marie touche l’allocation, et ce n’est pas en « colifichets et rubans » – critique commune des envieux – que l’argent est dépensé, mais en sage-femme, médecin, médicaments et nourrice. L’autrice montre qu’avec cet argent venu de l’extérieur « des services considérés comme trop coûteux pour la plupart des budgets étaient désormais à portée », l’allocation représentant ici une ébauche de protection sociale.

Un non-conformisme atypique

La question de la représentativité de ce couple paysan dans la guerre se pose évidemment et le prénom Serge, totalement absent au village ou chez les grands-pères, ainsi que le refus du baptême, lui aussi assez minoritaire, plaident pour l’exception. Paul est socialiste et incroyant, et c’est lui qui refuse le baptême pour son fils, contre l’avis de Marie, qui pense que cela peut protéger la santé de l’enfant (septembre 1916, p. 237) : «Quand à la question de baptiser tu dois savoir mon idée ce n’est nullement ça qui peut l’empêcher d’être malade. Je ne te demande qu’une chose c’est de ne pas le faire baptiser tant que je serais en vie Si je viens à passer de l’autre monde fais comme tu voudras. Toutefois si à sa majorité il fait partie des croyants il sera pour lui toujours temps de se faire baptiser. »

Divers

Paul souffre de son éloignement en Italie, du manque de permissions, de l’attente interminable de la démobilisation (p.406 « c’est une sorte d’esclavage ignoble. »). En témoignent aussi les choix de titres de chapitre, extraits de passages de lettres : ch. 4, « Nul n’est heureux à la guerre », ou ch. 5 « Nous sommes les martyrs du siècle ». Intéressant est aussi le fait qu’il signale non pas se mettre à boire, mais avoir découvert le vin (p. 295) « je me suis bien habitué au « pinard ». Il doit rassurer Marie, consternée car elle pense qu’il va revenir alcoolique (p. 307) « J’ai appris à boire j’aime bien boire en mangeant tu te rappelles que je ne pouvais pas boire 1 litre à un repas et maintenant j’en boirais bien deux mais j’ai appris à boire je n’ai pas appris à me saouler et sois tranquille je ne ferais jamais cet apprentissage.»

On notera en conclusion que beaucoup de correspondances entre couples au village sont moins denses, plus convenues, parfois moins complices que dans ce corpus. Il manque aussi souvent les lettres des femmes, non ramenées du front. Pour Martha Hanna, nos témoins montrent ici l’importance de la révolution cognitive entraînée par l’acquisition de la lecture et de l’écriture, elle-même liée à l’obligation scolaire de la fin du XIXe siècle. C’est la richesse et l’originalité de cette source épistolaire qui lui permet, autour de ces paysans de Dordogne, de construire cet intéressant travail d’anthropologie.

Vincent Suard, décembre 2023

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Cooren, Henri (1894 – 1987)

Souvenirs

1. Le témoin

Henri Cooren, originaire de Calais, travaille dès l’âge de 14 ans comme dessinateur en dentelle. Classe 14, il est incorporé au dépôt du 8e RI déplacé à Bergerac en Dordogne et « apprend le métier » au Camp de la Courtine. Il participe à l’offensive de Champagne de février – mars 1915 et aux combats des Éparges en avril. Fait prisonnier au combat du Bois d’Ailly en mai 1915, il passe le reste de la guerre en détention, essentiellement au camp de Würzburg (Randersacker). Après sa démobilisation en 1919 il reprend son activité de dessinateur sur tulle à Calais, et se marie en 1929.

2. Le témoignage

Paule Cooren – Delmas, pédiatre retraitée lilloise, m’a contacté pour me demander si je pouvais « tirer quelque chose » de souvenirs de la Grande Guerre d’Henri Cooren (1894 – 1987), père de son mari Jean Cooren, décédé en 2017. Il s’agit d’une part d’un album regroupant différents documents personnels, des articles de presse, collés et commentés, et de petits documents (cartes, papiers, faire parts) ayant en grande partie trait à la guerre. Le deuxième document est un album de photographies, qui viennent essentiellement de la période de captivité en Allemagne. Il s’agit donc de sources brèves et disparates, mais les annotations nombreuses sur ces documents (explications, accentuations, interrogations…) montrent une volonté constante de clarifier et de transmettre, et finissent ainsi par former un témoignage.

3. Analyse

Pas de récit linéaire donc ici, mais plutôt des objets un peu épars, le corpus évoquant ces ensembles parfois hétéroclites rassemblés lors de la Grande Collecte et versés dans les différents dépôts d’Archives départementales. Les annotations et rajouts d’Henri Cooren ont été écrits à des périodes différentes : certaines mentions à la graphie tremblante ont été faites à 92 ans. On prendra ici quelques exemples.

Objets personnels

– son insigne du Sacré-Cœur « qu’il n’a jamais quitté », dit-il : H. Cooren fait partie du pieu catholicisme septentrional; le Sacré-cœur apparaît dans le blanc du drapeau tricolore, avec les mentions : « par ce signe tu vaincras » et « Arrête ! Le cœur de Jésus est là ! » Il écrit l’avoir eu toute la guerre avec la photo de sa mère dans son portefeuille.

– un brevet d’apprentissage militaire. Il explique en marge qu’il l’a passé au début de 1914, pour pouvoir choisir un régiment proche de chez lui (8e RI avec bataillon à Saint-Omer, Boulogne et Calais) et ne pas partir dans un régiment de l’Est, mais il dit aussi que ce brevet ne lui a pas été bénéfique par la suite, car il a été cause de sa désignation comme premier renfort pour le front le 6 décembre 1914.

– quelques lettres, cartes ou télégrammes Un exemple de petite lettre significative, datée du 13 mars 1915 après l’attaque devant le Mesnil-les-Hurlus :

« chère bonne Mère

Sauvé !! suis pour le moment dans les environs de Sommes-Tourbe et retournons en arrière définitivement Oui, sauvé de la boucherie humaine

Quelle hécatombe Détails plus tard

Bons baisers

Leopold peu blessé, presque rien moi en très bonne santé mais esquinté et le moral usé

Tu peux m’envoyer un peu d’argent par lettre ou colis Henri Cooren »

Comme on le voit, désobéissance aux consignes en citant un lieu et pas d’autocensure pour l’évocation de la violence du combat.

– quatre cartes postales ramassées sur des tués allemands

Elles viennent d’une tranchée conquise devant le Mesnil-les-Hurlus. Le 8e RI est resté, dit l’auteur, 44 jours dans ce secteur, dont 20 jours d’offensive. L’auteur a renvoyé chez lui ces cartes qu’il a faites traduire ; deux ont été reçues et deux autres étaient rédigées pour envoi ; elles concernent la famille, un frère et une amie (promise ?). Il semblerait qu’en fait trois de ces quatre cartes concernent le même tué « Heini » (diminutif de Heinrich), et que les deux cartes en partance sont des cartes d’édition française, de type « sentimental » courant (« Je voudrais pouvoir lire en votre cœur / si le charme de vos yeux n’est pas menteur. »)

– plusieurs mentions de ce que lui apporte sa retraite de combattant

Il dit (mention manuscrite) toucher 971 francs pour une demi-année en 1986 (soit 161 francs par mois), « mon argent de poche ».

– un tract révolutionnaire allemand de novembre 1918

Ce tract en français, à destination des prisonniers, est issu de la cellule de communication du Conseil des ouvriers et des soldats de Francfort sur le Main. C’est la reproduction du discours qu’un député social-démocrate, Hermann Wandel (en réalité Wendel), a prononcé au camp de prisonniers de Darmstadt le 12 novembre. H. Cooren dit l’avoir reçu fin-novembre. Il y a ajouté de sa main : « c’était l’armistice j’ai vu la guerre civile à Würzburg et en Allemagne. » Le discours célèbre la France et la nouvelle Allemagne, avec par exemple : « Oui soldats français, c’est la fin de Guillaume (…) du militarisme prussien (…) de toute cette caste hautaine et brutale qui a déchaîné contre notre peuple la haine acharnée et justifiée du monde entier. Justifiée ? C’est-à-dire justifiée en ce qui regarde les responsables, et non le peuple allemand. (…) »

Photographies

– un groupe de prisonniers français après leur capture le 5 mai 1915, conduits vers l’arrière

Il s’agit du cliché d’un groupe de prisonniers convoyés par des soldats allemands, avec une flèche « moi » désignant un des marcheurs. Photographie allemande, mais d’origine militaire ou journalistique ? Comment H. Cooren a-t-il eu connaissance du cliché ? Comment se l’est-il procuré ? Un type de photo courant (presse allemande), mais dont la possession individualisée avec un tirage type carte-postale en est très rare. La mention au dos dit : « Triste cortège ! Sur la route de Saint-Mihiel à Vigneulles, 7 mai 1915. »

– une photo dédicacée d’un camarade

Les prisonniers du camp se font tirer le portrait, ces photographies étant tirées sous forme carte postale (prestataires allemands) ; chacun donne à ses meilleurs camarades une photo dédicacée, l’auteur en possède une quinzaine dans son album. Une est particulièrement intéressante, puisqu’elle contient au dos la dédicace «d’un camarade d’infortune, cordial souvenir », et qu’H. Cooren a surchargé (deux graphies deux époques différentes), en expliquant que ce sergent s’était mutilé volontairement, et que cassé, en attente de conseil de guerre, il s’était caché, et avait été fait prisonnier en même temps qu’eux le 5 mai 1915. Il avait repris de lui-même son grade au camp et l’auteur et ses camarades ne l’avaient pas dénoncé.

– une photo des latrines du camp

Ce cliché rare montre l’intérieur des latrines, avec des prisonniers en train « d’opérer », et on ne sait pas si la scène est mimée ou réelle, les hommes n’ont pas l’air de protester, mais le pouvaient-ils en cas de désaccord ? Le photographe est-il français ou est-ce un gardien ? Cette photo est intéressante en ce qu’elle montre l’importance en profondeur du bâtiment, souvent évoqué mais rarement montré, et évidemment sa totale absence d’intimité. Un des privilèges des sergents était d’être dispensé de la corvée de tinettes, récipients dont il fallait régulièrement aller répandre le contenu dans un champ extérieur (mention de l’auteur).

– un avis mortuaire bilingue

L’avis mortuaire du sergent Jean Gabriel Serre, un camarade de l’auteur originaire de Dordogne et mort de maladie le 24 octobre 1918, est rédigé en allemand « Zum Frommen Errinerung im Gebete… » et en français « Souvenez-vous dans vos prières… ». Ces mots en allemand étaient-ils obligatoires ?  (imprimeur local)  H. Cooren a ajouté la mention « je l’ai vu mourir en face de mon lit, tous deux avions la même grippe. » et rajout autre encre « dite espagnole ».

Vincent Suard septembre 2024

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Urvoas, Michel (1895 – 1915)

Le Fantassin de Kerbruc Jacques Thomé

1. Le témoin

Michel Urvoas est né en 1895 à Plonevez-du-Faou (Finistère). Il appartient à une famille de cultivateurs pauvres du centre Finistère et vient du hameau de Kerbruc, sis à 3 km de la commune de La Feuillée. Au début du conflit il est journalier dans la Beauce. Classe 15, il rejoint en décembre 1914 le 89e RI de Sens à Soligny, et y reste jusqu’en juin 1915, époque à laquelle il passe chez les zouaves à Sathonay. En septembre 1915, il arrive à Souain en Champagne avec le 8e Zouave, et participe à l’offensive au cours de laquelle il est tué.

2. Le témoignage

Jacques Thomé a fait paraître « Le fantassin de Kerbruc », dans la collection Faits et Gestes, en 1992 (Ivan Davy éditeur, 138 pages, avec illustrations et photographies). L’auteur de cette publication commentée des lettres du soldat Michel Urvoas a été inspecteur départemental de l’éducation et est un spécialiste de l’histoire de la région angevine. Si le nom du soldat n’apparaît pas sur la couverture, la page intérieure mentionne : « Lettres d’un paysan breton mort au combat en 1915 ». La fiche matricule de M. Urvoas mentionne qu’il sait un peu lire et écrire, et J. Thomé signale qu’il a réécrit les lettres pour les rendre compréhensibles, tout en gardant «le souci d’en respecter la lettre et l’esprit » (p. 22). Une reproduction en fac-simile nous éclaire sur ce choix (p. 34, juin 1914) :

«(…) javai oblier de dire que jesui Bien Nouri Par œuf et de la soupe traibon

Avoir Cher Per Je vou tanbrase de toute mon ceur. »

Si la réécriture gêne la démarche historienne, il est des fois où elle est inévitable, si l’on souhaite une publication lisible, voire une publication tout court. Le transcripteur signale que le niveau de syntaxe et de lexique de l’auteur s’est nettement amélioré pendant la durée de la correspondance.

3. Analyse

Le témoignage de Michel Urvoas est constitué d’une cinquantaine de lettres assez courtes adressées sa famille. Jacques Thomé les a découvertes et présentées dans ce petit livre soigné : c’est une véritable enquête sur ce jeune soldat breton de la classe 15, sur sa famille paysanne et son environnement dans la campagne isolée des Monts d’Arrée. Le livre est organisé en sept petits chapitres chronologiques, avec à chaque fois quelques pages de présentation et quelques extraits des courriers. L’enquête présente d’abord (« Toile de fond d’un témoignage ») l’offensive de Champagne en septembre 1915 et précise les circonstances de la mort de Michel Urvoas, tué le 10 octobre à l’un des endroits les plus avancés de l’offensive.

J. Thomé évoque aussi Anne-Marie Urvoas, la dernière sœur de Michel, qui est née quelques mois avant la mort de son frère en 1915 : c’est elle qui a été la dépositaire et la gardienne des lettres ; principal témoin encore vivant en 1991, elle a aidé J. Thomé pour la confection de son ouvrage, elle avait alors 76 ans. Le livre est donc aussi un témoignage d’histoire sociale, il évoque la Bretagne pauvre des années 20, avec la migration d’Anne-Marie vers l’Anjou en 1934, pour travailler aux ardoisières de Trélazé ou dans les usines du textile. Cette famille bretonne, qui par ailleurs a été spoliée par un remariage du grand-père, est représentative de cette « existence de prolétaire » des bretons de l’exode rural. Ainsi A. M. Urvoas témoigne (p. 33, situation de 1918 ou 1919) : « On a tué la dernière poule pour le repas de mon baptême. Quand j’ai pu me débrouiller, vers 3 ans, j’allais tendre mon tablier chez les riches pour avoir quelques croûtons de pain dur, comme on donne aux lapins. C’était pour tremper dans la soupe. ».

En revenant au frère aîné, J. Thomé présente ses lettres chronologiquement. Recruté après un conseil de révision en octobre 1914 à Huelgoat, Michel écrit à sa famille que tout va bien, depuis Sens, où il a été incorporé au 89e RI (p. 45, 25.12.14) (…) « J’ai reçu votre lettre et en même temps celle de Marie-Anne. J’en ai eu du plaisir ! Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance. ». Le transcripteur signale la bonne humeur constante du soldat dans ses courriers, la formule « on a du plaisir » revient souvent, c’est ici un bretonisme (« plijadur »), soit « j’ai été content, j’ai passé un bon moment … ». Il apparaît qu’il ne se plaint pas de son sort, celui-ci lui paraissant probablement moins dur que celui de sa condition ordinaire d’ouvrier agricole. Dans ses courriers, il parle de la terre, du village, de la famille (p. 47, 14.01.15) « Chers Père et Mère (…) Mon père, quel métier fait-il ? Si vous voulez mettre un peu de légumes, il est temps de retourner la terre. Car vous savez, quand la terre est pourrie, on a de meilleures choses. Et les filles de la Feuillée, sont-elles mariées ?

Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance.

Vive la France, vive l’armée, bravo à ses soldats. »

Michel se fait photographier en mars 1915. Ce portrait réussi est agrandi et repris pour la couverture du livre. On constate qu’il tarde à partir au front, et qu’il s’en réjouit à de nombreuses reprises : « comme cela la guerre s’avance toujours ». C’est exprimé plus clairement fin avril 1915 : (…) « Plus de la moitié de ceux de la classe 14 sont morts mais je m’en fous si je peux rester. De la classe 15, beaucoup sont partis comme volontaires et presque tous ont été tués. Je ne demanderai pas à l’être, comme cela je resterai ici un bon moment encore. » Il a perdu son insouciance de 1914, et s’il n’est pas malheureux au régiment, il redit à chaque fois qu’il souhaite monter au front le plus tard possible. Arrivé chez les zouaves à Sathonay, il s’y trouve bien et pense peut-être « partir en Turquie » (p. 83) : « Je vous assure quand j’irai avec mon grand jupon et mon chapeau d’évêque vous aurez du plaisir car je suis joli. (…) Ici on est bien (…) Je suis avec un de Bolazec. Nous sommes comme des frères. Vive les zouzous ! » Il est transféré au 8e Zouave comme renfort à l’été 1915, alors que cette unité est au repos après les durs engagements de l’Artois, et l’auteur témoigne dans ses lettres de sa satisfaction, il est bien nourri, il a du vin tous les jours, et autour du 14 juillet, il signale (p. 98) : « Je suis content d’être ici. » Dans ses lettres de l’été, il redit aussi son manque d’enthousiasme pour monter en ligne :

15 août 1915 « J’espère rester quelques semaines ici. Comme cela la guerre s’avance toujours.»

20 août 1915 « [secteur calme] On est en train de faire des tranchées à un kilomètre des boches. Nous sommes comme des frères. On ne se tire pas dessus.»

1er septembre 1915 « Voilà neuf mois que j’ai quitté la maison et jamais je n’ai été aussi heureux. Je n’ai pas vu de boches encore. J’espère rester ici encore un moment avant d’aller les voir. Comme cela je passerai bien la guerre car elle ne durera plus longtemps… »

En présentant l’offensive de Champagne et le secteur devant Souain, avec des cartes de qualité, J. Thomé évoque la toponymie des tranchées allemandes, avec une typologie des appellations données par les Français : appellations orientalistes (tranchées du Harem, des Fatmas, des Eunuques), virilistes (tranchées des Tantes, des Homosexuels d’un côté, puis des Viennoises, des Gretchen ou des Teutonnes de l’autre), mais aussi des victoires napoléoniennes (tranchée d’Austerlitz, etc…). Lors de la grande attaque, l’unité de l’auteur progresse d’abord conséquemment, mais elle est arrêtée en position de pointe sur la 2e ligne de défense allemande. Les combats avancés sont violents autour de la tranchée des Tantes (6-10 octobre), Michel Urvoas y est tué le 10 à 23 heures. Il n’a pas de sépulture connue.

Sa dernière lettre, adressée à sa sœur, à la veille de sa mort, est détachée de la violence environnante des combats (p. 122):

9 octobre 1915 Chère sœur

Je viens de recevoir votre lettre avec beaucoup de plaisir. Chère sœur, pouvez-vous m’envoyer du papier à lettres car je n’en ai plus. C’est la dernière feuille que j’utilise. Envoyez moi aussi les chaussettes si vous les avez finies car il commence à faire froid la nuit. Je ne sais quand je pourrai aller en permission.

Ton frère Michel qui pense à toi.

Ainsi à partir d’un matériau relativement laconique, Jacques Thomé a su rendre compte de l’environnement social et du témoignage de guerre de Michel Urvoas, un jeune homme simple qui – dans ses lettres, en tout cas – a toujours fait preuve de bonne humeur mais a rapidement et constamment témoigné d’un manque d’enthousiasme pour la guerre réelle, à partir du moment où il a compris ce qu’elle représentait.

Vincent Suard, septembre 2023

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Lehmann, Othon (1896 – 1968)

Le témoin

Othon Lehmann (1er janvier 1896 – Froeschwiller (Bas-Rhin) – 11 décembre 1968 – Epinal (Vosges)) est un jeune mosellan de 18 ans dont le père, de souche alsacienne, habitait Landau, quand la guerre se déclenche. Les premiers jours mêlent impressions militaires, ignorance de la situation et conscience du drame. Un mélange d’effervescence et d’inquiétude comme en témoigne ce tir sur un espion imaginaire (?) en gare de Landau mais aussi de doute déjà. Ainsi le maire de Landau doutant d’une grande victoire en constatant la prise de … 10 canons. Othon, qui a peur que la guerre se termine victorieuse sans lui, intègre enfin, fin août 1914, le 23e RI bavarois de Landau. Il démarre à Landau puis à Kaiserslautern une vie de caserne et de formation, dont les exercices sont difficiles sous les ordres d’un Kompagnie-Exerzieren, modèle de « véritable vieux soldat ». Il dit : « Je ne me souviens pas d’avoir vu un officier pendant mon séjour à Landau », (il refait d’ailleurs la même réflexion après plusieurs jours de première ligne). En effet, il précise que c’est au sous-officier qu’est confiée l’instruction du soldat brossant quelques tableaux divers de personnages représentatifs. Jeune, il est parti inconscient, confiant espérant avec sa mère « qu’on ne mettrait jamais de si jeunes gens en première ligne, qu’on nous emploierait plutôt pour transporter des munitions, du matériel, des malades… ». Après un mois d’instruction, il est feldmarschbereit, prêt à entrer en campagne. Le 6 novembre 1914, il est enfin dirigé sur le front et dit : « Nous ne chantions pas. (…) Au fond de nos cœurs, nous étions restés optimistes, ne croyant pas au triste sort qui planait au-dessus de nos têtes ». Le train qui l’emporte dépose le soldat à Comines (Belgique) puis, affecté à la 4e compagnie, il est dirigé dans un secteur « formant une chaîne de protection, véritable bastion avançant dans la ligne ennemie » en avant de la ferme du Eickhof (ferme des Trois-Chênes), à l’ouest de la ville. Au créneau, à la défense de la ferme, il prend corps avec le front et en découvre les dangers. Mais il dit : « Je n’avais pas peur ; je crois que je ne me rendais même pas compte de la situation. C’était peut-être très dangereux, peut-être rien du tout ! Pas un coup de fusil, aucune trace d’ennemi. En face de nous, il y avait probablement les mêmes « héros » qu’ici, c’est-à-dire de pauvres gamins sans expérience, déguisés en soldats ». La guerre commence toutefois de l’impressionner. A la vue d’un mort, il dit : « Jamais de ma vie, je n’oublierai la vision de ce beau mort ». Mais le créneau de nuit est fantasmagorique et il déclenche des fusillades, voyant des français dans des troncs de saule, et tuant probablement… une vache. Il se forme toutefois à la guerre, apprend à utiliser se pelle de tranchée « trop petite » (page 15) et expérimente la pitance immangeable et sans pain. Mais rapidement il commence à en éprouver la douleur sous l’omniprésence d’une déprimante artillerie, augmentée du froid et de la pluie. Il dit : « Mais nous étions déprimés et pas assez aguerris pour supporter de telles épreuves » (page 16). Il n’a à ce moment connu que 4 jours de première ligne pourtant. Il avoue avoir abattu un français ayant agi par imprudence (et pour lui manque d’expérience) mais avoir manqué d‘être tué en retour pour le même motif. Très en pointe, il semble oublié, sans ravitaillement, et souffre de la faim. Mais c’est bientôt l’attaque devant son front, impressionnante, terrible et meurtrière, à son avantage. Il dit : « La situation des assiégés était devenue intenable. Les Français sortirent sans arme, se rendirent et furent conduits vers l’arrière. Aucune violence sur eux. C’était la guerre sincère entre braves soldats de première ligne » (p. 21). Atteint d’une balle, il n’ose plus utiliser son fusil et tente de récupérer sans succès celui d’un mort qu’un soldat enterre. Le 14 novembre, pris dans un bombardement, il est blessé au dos par plusieurs éclats d’obus en protégeant un camarade, tous deux blottis dans le parapet d’une tranchée. Se sentant en sureté avec ses camarades et ne voulant pas les exposer au feu, il refuse d’abord son évacuation. Il dit : « Dans le danger de mort, dans les situations sombres de la bataille, les camarades sont toute notre vie, ce sont seulement eux qui comptent. Et si au commencement d’une bataille, on hésite, pour des raisons humaines, de tirer sur des hommes d’en face, tout sentiment de pitié ou de générosité nous abandonne dès qu’un camarade tombe ou est blessé à côté de nous » (p. 25). Il est finalement évacué à la nuit mais dois menacer de son revolver des « infirmiers froussards » qui se trompent de direction et partent vers l’ennemi. Doté d’un revolver civil acheté pour le front avant d’y arriver, ils le prennent pour un officier ! Arrivé à l’ambulance, il est hissé dans un fourgon sanitaire, veut encore aider un français en pantalon rouge, lui rappelant les images d’Epinal de son adolescence (évoquant ici la francophilie de sa famille, précisant « Du roi de Prusse, nous ne parlions jamais ») et la guerre de 1870. Evacué par trains, dans un desquels, par imprudence il manque de retourner au front, il échoue dans un hôpital où il souffre atrocement. Au printemps de 1915, il est dirigé sur le dépôt de son régiment, à Kaiserslautern et jugé « apte seulement pour le service de garnison » (p. 32) et employé au bureau de la Ersatzkompagnie. « Jamais je n’ai vu un seul de mes camarades du front. Peu à peu, j’ai appris que tous étaient morts dans les combats devant Ypres. Parmi mes camarades de chambre, 13 avaient subi l’examen du service militaire d’un an. De ces 13, je suis le seul survivant. Pendant mon temps de service au bureau de la compagnie, j’ai obtenu de temps en temps quelques renseignements sur la mort de mes camarades et les communiquer à leurs parents. C’est le seul service que j’ai pu rendre à ces malheureux » (p. 32). Il cite d’ailleurs parfois le nom de quelques-uns de ses camarades (cf. p. 19). 35 ans après sa blessure, des médecins ont découvert qu’un éclat d’obus se trouvait encore dans le dos d’Othon Lehmann.
Othon Lehmann, 1914 dans l’infanterie allemande, Epinal, chez l’auteur, 1963, 33 p.

Le témoignage
Ce court ouvrage, souvenirs écrits par l’auteur en 1962 « sans jamais avoir rien noté » (p. 27), est simple et superficiel tout en étant relativement descriptif de sa place dans son minuscule morceau de front devant sa femme belge cominoise et des états psychologiques d’un jeune soldat sous l’uniforme feldgrau blessé après seulement 8 jours de front. Il renseigne peu sur sa position sociale mais semble indiquer en note finale avoir un équivalent de brevet supérieur. Il fait aussi montre d’une certaine francophilie qui pourrait s’expliquer en sa qualité de mosellan du nord, d’une commune, Reichshoffen, fortement marquée par la guerre de 1870. Sa narration se veut pédagogique, Lehmann traduisant systématiquement en français les termes militaires, uniformologiques ou techniques dont il a conservé voire expliqué en note la signification.
L’ouvrage n’est pas iconographié mais comporte un croquis et une carte de la ferme Eickhof, seul champ de bataille qu’il aie jamais connu. Se reporter à l’ouvrage pour son usage de terminologie allemande « de guerre » (organisation civile et militaire, uniformologie, usages, expressions, etc.).

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Parcours suivi par l’auteur : Landau – Kaiserslautern – frontière belge à Herbesthal – Liège – Lille – Comines (Belgique) – Eickhof / ferme des Trois-Chênes – Bruxelles – Dillingen an der Donau – Kaiserslautern.

Page 5 : Tableau d’une mobilisation à Landau qui l’impressionne (« Landau était le siège de deux régiments d’artillerie (n°5 et n°12), d’un régiment d’infanterie (n°18), du premier bataillon du 23ème RI, d’une formation de mitrailleuses et d’un dépôt de cavalerie (chevaux-légers) » (sic)).
6 : Voit les premiers blessés français dont certains portent des chaussures civiles vernies !
: Tir surréaliste sur espion sur un toit proche de la garde Landau, espionnite
7 : Couleur des uniformes, il touche le felgrau plus tard
8 : Liste des unités de Landau
9 : Poursuit sa formation à Kaiserslautern
18 : Pain surnommé Pumpernickel, dû à Napoléon qui l’avait donné à son cheval en disant « Bon pour Nickel » !
24 : A acheté avant de partir en guerre un revolver Hammerless
30 : Vue d’une dysenterie dans un train, expédients divers (bottes, casques puis « marche du train hors de la porte, retenus aux mains par des camarades ») pour déféquer
31 : Solution de Sublimé pour traiter sa blessure

Yann Prouillet, juillet 2023

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Pichot-Duclos, René (1874-1968)

Le témoignage

Le général René Agis Pichot-Duclos (9 mai 1874 – Fort d’Aubervillers (93) – 18 janvier 1968 – Biviers (38)), d’un père officier, présente dans ce fort volume les souvenirs des deux grands temps forts de sa vie militaire, de sa formation (enfance, écoles, premier régiment, Ecole de Guerre, états-majors et temps de commandements) à son affectation au 3e Bureau du GQG de Joffre, ce jusqu’à la fin de l’année 1915. Il y rapporte et dépeint son action comme les dessous du commandement des grandes unités au cours des différentes phases de la guerre jusqu’à son affectation, à la toute fin de 1915, au commandement du 11e BCA (qu’il commandera effectivement du 10 février au 26 octobre 1916). Par ses yeux et son esprit incisif, on entre dans l’intimité des états-majors et il n’élude rien des personnalités, innombrables, qu’il côtoie, parfois juge et critique ou encense avec une liberté de ton indéniable et directe. Très en lien avec les états-majors des grandes unités qui combattent à l’Est sur la ligne de feu, il renseigne très largement sur les actions de commandement et d’organisation des secteurs dirigés par le général Dubail et ses subordonnés dont on retrouve la liste dans une imposante table des noms cités (près de 700 noms) qui témoigne à elle seule de l’intérêt documentaire des souvenirs de ce lien entre le haut commandement et la guerre appliquée sur les différents théâtres d’opérations. L’ouvrage regorge ainsi d’anecdotes ou de chapitres qui partent dans une infinité de directions tant sur la formation militaire que sur différents aspects qu’il touche au fur et à mesure des activités d’analyse et de lien avec l’état-major de Joffre, fournissant ainsi un regard précieux du début de la guerre à toute l’année 1915. Ainsi, il évoque pêlemêle sa genèse d’une vocation aéronautique, les analyses des offensives de 1914 (La Marne et ensuite), l’adaptation à une guerre longue après le rétablissement de septembre, le GAE et les grandes attaques sur les Vosges, les études, recherches, travaux et réalisations, comme ses réflexions, sur de nombreux sujets divers, y compris sur certains fronts extérieurs.
Général Pichot-Duclos, Réflexions sur ma vie militaire. Au G.Q.G. de Joffre. Souvenirs, Paris, Arthaud, 1947, 399 pages.

Commentaires sur l’ouvrage :
Très autocentré bien entendu et donnant le plus souvent la part analytique la plus profonde et effective à ses actions et analyses, ce témoignage, qui allie en effet souvenirs (dont il dit, page 99 « les présents souvenirs sont écrits sans consultation d’une seule note pour l’excellente raison que je n’en ai pris au cours de ma vie que pendant les dix-huit mois vécus au GQG. ») et réflexions, en forme d’autobiographie sur le temps long de sa formation, écrit après la 2e Guerre mondiale, dont il fait parfois, voire souvent référence, est précieux car profond et précis. Eludant peu de noms, y compris sur l’ensemble de sa période très observatrice et rédactionnelle au GQG, il s’érige en témoignage incontournable pour toute étude concernant le haut commandement, son fonctionnement, les hommes qui le composent, concourant à la petite comme à la grande Histoire. Ce fort volume est un livre de souvenirs très documenté et le plus souvent très opportun pour qui veut connaître le « dessous des cartes » de l’Etat-Major de Joffre pour toute la période 1914 et 1915, surtout à l’Est. Il est en effet plus spécialement affecté à la liaison avec la 1ère armée de Dubail, abondamment cité, et dont on peut facilement dégager un portrait. Il y démontre l’extraordinaire complexité de la gestion d’une guerre moderne, avec son infinité d’hommes et de paramètres à prendre en compte. Le livre est également référentiel sur le haut commandement du front des Vosges pour la période du 6 septembre 1914 à décembre 1915. Il l’est aussi en filigrane sur l’aviation de la période 1913-1915, l’auteur ayant occupé une position en lien avec l’organisation de l’arme aérienne militaire et ayant profité de sa fonction à l’entrée de guerre pour tenter de passer le brevet de pilote. Il serait intéressant d’en dégager l’ensemble des passages et de les comparer avec son ouvrage.

L’ouvrage n’est pas iconographié mais comporte quelques cartes, contient très peu d’erreurs et est agrémenté d’une table patronymique et toponymique.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Plusieurs tableaux intéressants dans de nombreux emplois divers dans lequel l’auteur a eu une action, soit en formation, soit comme « observateur », soit dans les prises de décision de commandement ou de critique de celui-ci.

Extrait utile de la table des matières :
Formation : Enfance et écoles, mon premier régiment : Sous-lieutenant (76e RI) à Paris, lieutenant à Orléans, l’Ecole de guerre : chefs, professeurs, choix d’un Etat-major, Etats-majors et temps de commandement : Lyon, ; Grenoble, crises et troubles (dont vinicole), commandant de compagnie alpine (5e Cie du 158e à Lyon), grandes manœuvres (1909).
La Grande Guerre vue du GQG : Avant-guerre et début de l’aviation militaire, à Nancy (garnisons de Nancy et Toul), Genèse d’une vocation aérienne et section d’aéronautique du ministère, direction, organisation à la veille de la guerre
Entrée en campagne : certitude et préparatifs, couverture, appel du 3e bureau et ses conséquences, son rôle avant et après La Marne, exécution du Plan XVII à la 1re Armée, réhabilitation de l’offensive, Dubail et son Etat-major, contrôle parlementaire, l’épreuve de la 2e armée, plans consécutifs à La Marne.
Stabilisation progressive du Groupes des armées de l’Est
Front de Woëvre, officiers de liaison, coup d’œil sur la 4e armée, front mouvant des Vosges en 1914, déplacement présidentiel, front de Lorraine, Rocques et Dubail ; reconstitution et emploi des réserves, opérations sous bois, note du 16 avril 1915 et ses applications, second déplacement présidentiel, offensives des Vosges, Maud’huy, assauts du Linge, Hartmannswillerkopf, mort de Serret, « les cas » Sarrail et Schérer, mutations des grands chefs.
Pendant la stabilisation, études, recherches, travaux et réalisations : unités au repos, reconstitution et instruction, utilisation des ressources et places, recherche et expérimentation de matériels nouveaux, guerre des mines et des gaz, questions de 2e Bureau, rédaction de règlements et codification des enseignements tactiques, enseignements et réflexions tirés de la bataille de Champagne, mesures prises en vue de l’hiver, nuages sur Verdun, conduite progressive de la guerre, un match au sujet d’Alexandrette, l’intervention bulgare, les Dardanelles et Salonique et ses difficulté de commandement, velléités roumaines et plan d’opérations, mainmise de Joffre sur le théâtre balkanique, conférences interalliées et leur préparation, choix d’un adjoint, les distractions de Chantilly et Départ.
Annexe : Voyage dans les Vosges les 10 (Gérardmer), 11 (Epinal, Saint-Amarin, Moosch) et 12 février (Belfort) 1915.

Notes de lecture
Page 14 : Général (non cité) enterré avec son épée
32 : Galon d’Anspessoir (1re classe) donné aux 75 premiers au classement fait à Pâques
33 : Chien vert : dans l’argot de Saint-Cyr, nom donné au Sergent-major
56 : Les premiers 75 distribués en unités circulant en ville recouvert d’une housse sombre pour dissimuler son frein et sa hausse indépendante
83 : Vue des Gros Frères, les Cuirassiers
89 : Sur le système de fortification d’Epinal, réponse à la question
106 : Sur la guerre en montagne
122 : Bruit de la balle, « méthode de calcul des distances basée sur le phénomène de claquement que produisent les balles pendant qu’elles parcourent certaines parties de leur trajectoire »
140 : Sur Andlauer (vap 318)
: Réquisition des véhicules
141 : Lit du général Bailloud placé face à l’Est à Nancy
: Plan des mots de passe à Nancy
153 : Mort d’Edouard de Niéport, dit Nieuport par accident d’avion à Verdun
154 : Ecrit (en 1912 alors qu’il était capitaine) Les Reconnaissances en aéroplane, publié par Imhaus et Chapelot, éléments et chiffres de tirage et de ventes.
173 : Epuration du commandement (vap 206 et 334)
177 : Nombre d’escadrilles en août 14 ; 22 + 3 récupérables
178 : GQG restreint : Pichot-Duclos, Lt-col Buat, Brecard, col Paquette
181 : Habite 7 rue Valentin Haüy le 4 août 14
: Sur le retrait des 10 km
: Foch, 20e Corps (Nancy), Legrand-Girarde, 21e Corps (Rambervillers), leur personnalité dans leur bureau, trajet, temps et conducteurs (Boileau et Rigal, pilotes de course Paris-Belfort)
183 : Sur la rumeur de tranchées allemandes creuses dès le temps de paix en Lorraine
184 : Joffre dit : « J’aime mieux faire commander des divisions par des capitaines que de les laisser aux mains de gens incapables de les conduire ».
: Les stratèges sont les officiers qui ont fait une troisième année à l’Ecole de Guerre
: Veut profiter de sa position pour passer le brevet de pilote ; il dit « le mauvais départ de notre organisation d’aviation, la peine qu’elle avait à se militariser ».
187 : De Goÿs, chargé d’organiser l’aviation turque (en fait avril 1914 par Hirschauer, inspecteur de l’aéronautique militaire)
: Il précise son poste et sa réaffectation après La Marne
189 : Comment l’EM fonctionne à Vitry-le-François
190 : Opinion de Joffre le 6 septembre 1914 dans une école de Bar-sur-Aube : « … dans huit jours nous serons à genoux ! »
: Colonel Pont, chef du 3e Bureau
: Recul prévu un temps jusqu’au… Morvan, opiné par le Général Belin
194 : La Woëvre est censée envahie par la boue (colonel Poindron), mais les Allemands arrivent jusqu’à Saint-Mihiel
196 : (Note) Sur les inconvénients de la carte au 200 000e en deux couleurs, sans nivellement ni zone boisée
199 : Général Bastidon a fait une étude sur la bataille de Sarrebourg à Domptail
201 : Sur le rôle majeur mais sous-évalué de la forêt de Haye (vap 202)
202 : Dubail amputé (d’un pied en mars 1896 à la suite d’une chute de cheval)
203 : Son action sur les conseils de guerre spéciaux (vap 206 son Etat-major) et leur devenir
207 : Sur Saconney qui adapte le Drachen, de meilleure stabilité
22 : Raison du débarquement de Messimy (affaire du 15ème Corps) et devenir (fin 213)
216 : Renseignement récupéré à Coinches sur le moral allemand
226 : Nombre de coups par pièces et par calibres (155 et 120)
: Incident d’Apremont
228 : Sur les officiers de liaison, rôle, contact avec Joffre
233 : Général Gérard menteur, enquête de Pichot-Duclos (mais résultat non dit)
238 : « Le goût de la pioche n’était pas assez répandu dans l’infanterie qui avait en général trop compté sur le génie pour faire les travaux ; seul le colonel Barrard du 91ème s’était constitué une section de pionniers ; exemple à suivre ».
: Organisation du front d’Argonne chiffrée par compagnies d’une division
239 : Garibaldiens, valeur
241 : Front des Vosges
242 : Général Bolgert insuffisant pour « une région où le commandement à la fois compartimenté et distendu par le terrain devait être entre les mains de chefs susceptibles d’autonomie »
243 : Secteur du HWK et Serret
245 : Description du front des Vosges par Dubail : « Les Vosges ne sont pas un pays de montagne, mais un pays coupé et couverte. Sauf exceptions motivées par des vues particulièrement étendues ou intéressantes, les postes n’y sont pas faits pour garder du terrain, mais pour garder des gros »
: Belfort et le Général Thévenet
246 : Voyage de Poincaré dans les Vosges et en Alsace (vap annexe p. 376 à 380)
247 : Tardieu puis de Pierrefeu historiographes officiels des 3 premiers mois de guerre
249 : Poincaré ostensiblement non reconnu par une infirmière alsacienne
: Comment on choisit une infirmière religieuse alsacienne à décorer
251 : Front de Lorraine
258 : Utilise Minenwerfer au lieu de crapouillot
264 : « La crainte de Limoges » influe sur les chefs, et le pourquoi
: Observatoires dans les arbres
268 : Difficulté du combat sous bois et le pourquoi
: Sur les formules creuses des jusqu’auboutistes et qui ils sont
271 : Visite de Poincaré, donner l’illusion de la 1ère ligne et visite dans les Vosges, organisation en partie par Pichot-Duclos
273 : Sur la bataille des Hautes-Vosges de Pouydraguin
274 : Sur l’intervention du pouvoir civil
275 : Sur la mystique
286 : Sur ce qu’est la guerre dans les Vosges, concept de la guerre de montagne
: Sur la mort de Serret, utilisée de manière propagandiste par les Allemands
292 : Sur les chicanes dans les réseaux de fils de fer barbelés
297 : Territoriaux tarés
298 : « On gaspille les projectiles allongés de 90 et de 155 qui sont très précieux pour l’artillerie, en les faisant jeter par les avions ; les aviateurs ne veulent pas les lâcher parce qu’ils se sont entraînés au tir avec ces projectiles ».
: Sur les fusées
: Sur les sections de réparation auto de Lunéville « mal dirigée »
304 : « Je n’admet pas qu’un chef considère que son supérieur n’a pas le droit de lui faire une observation » dit le général Dubail
: Liquidation des places fortes, décret du 5 août 1915
306 : 730 infirmiers à Verdun
307 : Sur le Chauchat, l’histoire de sa mise au point et signification de CSRG (page 309) : Chauchat (colonel d’artillerie), Sutter (officier d’artillerie), Rybeyrol (ingénieur civil), Gladiator (du nom d’une fabrique de bicyclette).
310 : La boue et les armes
: Obus D, portée
313 : Sur le carnet d’explosion de la guerre des mines
314 : Klaksons + clairon + feux puis sirènes électriques pour l’alerte aux gaz et inconvénients divers de son audition
316 : Sur la méconnaissance de l’anglais chez les officiers
318 : Sur les Alsaciens, leur mentalité, leur surveillance
323 : Bruit du canon et compétence des troupes à les identifier
330 : Attaque et calendrier, l’amiral Amet dit : « Avant de fixer la date de vos attaques, que vous faites tomber aux équinoxes, regardez donc que diable votre calendrier ».
331 : Batterie de catapultes vosgiennes à deux pièces et description
332 : Bombes Save utilisée en forêt d’Apremont, à la « Tête de vache », à raison de 175 par jour, arrêtant des travaux de mines allemands (photo existante par aiilleurs)
333 : Charbon de bois fabriqué en forêt de Commercy par les Morvandiaux, utilisé en 1re ligne
: Mort du général Benzino, attribué aux renseignements des Services Spéciaux écoutant les communications allemands
334 : « Nettoyage des cadres »
: Sur les aménagements de tranchées et cantonnements par les généraux (cf. Lebocq pour le Bois-le-Prêtre)
336 : Eléments recueillis sur la préparation de Verdun par les Allemands d’après un renseignement fourni par des … religieuses + destructions de clochers
337 : 2 000 F. donnés pour monter une fanfare par le général Renouard
: Sur l’abus de vin distribué… aux habitants ; 720 litres par familles, qui les revendent aux militaires « pour le plus grand dam de l’hygiène ; de la discipline et de la bourse de ces derniers »
345 : Sur l’échec du débarquement en baie de Suwla (Dardanelles) « qui n’échoua que par l’inconscience tactique absolue des exécutants » (par des troupes) « plus sportives que militaires (qui) prirent d’abord des bains de mer et ne se mirent en marche pour occuper les hauteurs dominantes qu’après avoir laissé aux Turcs le temps de s’y incruster, de recevoir de l’aide et enfin d’ouvrir un feu suffisamment ajusté pour nécessiter l’organisation d’une attaque en règle, de sorte que l’insuccès de cette dernière entraîna l’échec définitif de l’opération »
346 : Sur l’enseigne de Vaisseau Simon, rescapé du Bouvet (coulé par une mine le 18 mars 1915) et qui échappa à Mers-el-Kébir comme capitaine de Frégate, commandant en Second du Dunkerque en 1940
351 : Atlas Stieler et Vidal-Lablache
362 : Idée de déposer par avion des troupes derrières les lignes ennemies
: Sur Saconney et cerfs-volants
: Sur la même invasion en cheminant par les mines s’étendant sous les lignes allemandes, « plan de termites » abandonné car jugé impossible à réaliser
: Sur un débarquement par les côtes par les canaux par bateaux à fond plat
363 : Sur l’invasion par la Suisse (dossier H) et troupes concentrées à Belfort en lien avec ce plan
372 : Comment on décide d’une décoration belge
373 : Sur l’idée d’instaurer la polygamie pour pallier au manque d’hommes
374 : Il passe au 11e BCP (en fait BCA) (il commandera aussi le 363ème RI (cité p. 255)
376 : Vue de Gérardmer, la Schlucht, l’Altenberg avec Poincaré, échanges sur la prospérité des Vosges et plans pour elles, l’Alsace et la Lorraine après la guerre le 10 février 1915
377 : Visite d’Epinal
378 : Hansi présenté au général Mauger
: Vue de Bussang (11 février 1915)
379 : Méthode Berlitz à l’école alsacienne
: Enfants allemands invités à garder leur langue aussi après la guerre
380 : Pains K et KK

Yann Prouillet, juillet 2023







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