Suberviolle, Pierre (1896-1964),

Les 300 lettres du soldat puis combattant Pierre Suberviolle, publiées en grande partie dans une belle publication de La Louve éditions à Cahors en 2011, témoignent, s’il le faut encore, de la variété des parcours de guerre qui ne se résument pas à la seule expérience combattante, et encore moins à une seule expérience qui serait valable pour un homme et pour tout le conflit.

L’auteur de cette correspondance, âgé de moins de 18 ans en août 1914 et issu d’une famille bourgeoise de Montauban,  est titulaire du permis de conduire depuis 1913. Il s’engage alors dans l’armée comme chauffeur-mécanicien affecté au 20e escadron du Train. S’il brûle de servir la Patrie au combat, Pierre Suberviolle vit d’abord la guerre dans le va-et-vient du transport de matériel entre les différents secteurs de l’arrière-front. Il y rencontre certes parfois les éclatements de gros calibres, une activité intense entre conduite de tracteurs et ravitaillement, mais sans vivre, comme les fantassins qu’il croise parfois, le feu des premières lignes. Il n’en reste pas moins qu’il expérimente la camaraderie avec des hommes de tous âges et de toutes conditions qui se trouvent comme lui sous l’uniforme: avocat, sous-préfet, secrétaire ministériel dans le civil ou garagiste. Derrière le patriotisme cocardier affiché dans des courriers où le ton est au récit d’une guerre en dentelle, le « gosse de la bande » exprime aussi son « cafard » de ne pouvoir être avec les siens et attend la permission salvatrice. D’abord dans la Meuse puis vers la mer du Nord, le jeune homme part pour l’Armée d’Orient en mars 1916 jusqu’en septembre 1917 toujours comme chauffeur, avant de revenir en France dans les Vosges pour  intégrer l’école d’officier de réserve. Comme brigadier puis maréchal des logis, il choisit finalement l’artillerie d’assaut en février 1918. Il est finalement engagé dans les combats à partir de juillet de la même année pour finalement perdre l’œil gauche alors qu’il se trouve dans son char en octobre. Ainsi, Pierre termine sa guerre comme grand invalide à l’âge de 21 ans, alors même qu’il l’avait commencée comme il le dit lui-même en « embusqué », assez loin des réalités du combat.

Ce corpus épistolaire met en fait davantage en lumière le dialogue à distance d’un « grand enfant » avec la figure omniprésente de la mère, tantôt possessive, tantôt figure de grande sœur, que de la guerre qui se déroule. Et Pierre raconte à travers son odyssée l’apprentissage de l’autonomie et de la virilité : fumer, partager les colis, s’intégrer à la camaraderie militaire, multiplier les conquêtes féminines parfois tarifées dans les villes de l’arrière. Il écrit ainsi le 26 mars 1916 avant de s’embarquer pour Salonique : «  C’est mon éducation que je fais en ce moment et je suis heureux que la guerre m’ait fourni cette occasion » (p.110). Il s’adonne ensuite dans les Balkans à une pratique photographie quasi ethnographique et demande toujours plus de matériel, d’argent (un thème récurrent dans sa correspondance), de nourriture de la France afin de combler l’ennui et le dépaysement. La mort de son père lui aussi mobilisé à l’arrière, et la perspective d’un mariage d’amour autant que de raison l’obligent à se projeter peu-à-peu, au-delà de la guerre, dans un futur construit.

En cela, cette correspondance agrémentée de quelques clichés pris par l’auteur (avec quelques erreurs de datation) et de quelques annexes montre qu’il s’est joué souvent dans la guerre autre chose que la seule confrontation des hommes au feu et à la violence du combat.

Source : LABAUME-HOWARD Catherine, Lettres de la « der des der ». Les lettres à Mérotte : correspondance de Pierre Suberviolle (1914-1918), Cahors, La Louve éditions, 2011, 271 p.

Alexandre Lafon, novembre 2012

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Julien, Romain (1898-1984)

1. Le témoin
Il est né le 28 décembre 1898 à Murat (sur Vèbre), Tarn, dans une famille de cultivateurs. Lui-même poursuivra sur l’exploitation familiale. De la classe 18, célibataire, il est mobilisé au 3e RAC à Carcassonne en 1917. La période d’instruction lui paraît « un des plus heureux temps » de sa vie. Il arrive sur le front en janvier 1918 à Arras, dans la boue. Il passe au 208e RAC et considère que les servants de la pièce forment « une véritable famille ». Il combat lors des attaques allemandes du printemps, puis lors de la contre-offensive, jusqu’au 24 octobre 1918, jour de son départ en permission. Le 11 novembre, en route pour un retour au front, il note sa satisfaction de n’avoir plus à « tirer la ficelle ». Il fait alors un séjour en Belgique puis à Aix-la-Chapelle avant d’être envoyé en Orient. De retour chez lui en juin 1920, il constate : « J’étais civil et pour de bon. »
2. Le témoignage
C’est alors, et jusqu’au 24 février 1921, qu’il a rédigé ses souvenirs, conservés par la famille, retranscrits dans Cahiers de Rieumontagné, n° 42, août 1999.
3. Analyse
Lors des combats de 1918, fin juin, l’artilleur écrit : « On n’arrêta pas de tirer pendant deux heures trente, les pièces étaient rouges, on refroidissait les tubes avec de l’eau qui en sortait bouillante. Dans la matinée, on avait tiré 600 obus par pièce, ce qui commençait à compter. » En août, il voit les chars Renault à l’attaque. En septembre, au moment de la prise de Noyon, les prisonniers allemands disent « qu’il ne faisait pas bon être face à notre artillerie ». En octobre, sa pièce explose, tuant deux hommes et en blessant deux autres : « Voir tomber mes meilleurs amis, je ne pus accepter cette vision, et je restais comme fou un moment. »
La suite est intitulée « Deuxième phase de mes campagnes, ou Campagne d’Orient et du Levant ». Passant à Naples, Romain Julien constate : « Sur la droite, dominant la ville, le Vésuve jetait, de temps en temps, une fumée noire ressemblant à l’éclatement d’un obus de gros calibre. » Dans les Dardanelles, le bateau avance lentement « avec la crainte de rencontrer quelque mine à la dérive ». À Constantinople, il visite « une bonne partie de Stamboul, Sainte-Sophie, d’autres mosquées et tout un tas de choses intéressantes, ainsi que le pont de Galata et le quartier environnant. On se payait quelques bonnes parties de rire avec leur religion musulmane et les femmes voilées. » Devant Odessa, des navires de guerre de toutes les puissances alliées ont leurs canons braqués sur la ville ; on débarque et : « Les civils miséreux nous regardaient défiler d’un œil éteint. »
Il faut cependant évacuer, à l’approche de l’Armée rouge. Les bolchevistes accordent 48 heures. Les Français obtempèrent après avoir défoncé des tonneaux de gnole « à coups de hache ». « Aussi, dans cette belle armée, ce jour-là, ce n’étaient pas les hommes qui conduisaient les mulets mais tout le contraire, sans compter ceux qu’on avait montés ivres morts dans les voitures ! » Les soldats en ont assez ; des sentiments de révolte apparaissent. Des quantités de matériel militaire sont abandonnées. Le retour se fait par la Bessarabie et la Bulgarie, puis a lieu un transfert vers la Syrie où il faut lutter contre les Turcs. Le groupe, qui aspire à « la classe », est enfin rapatrié, de Beyrouth à Marseille.
Rémy Cazals

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Bobier Louis (1893-1960)

1. Le témoin

Louis Bobier naît le 24 juin 1893 à Bourbon-l’Archambault de Henri Bobier, (1848-1921) et de Jeanne Aubouard (1861-1911), famille de fermiers auvergnats exploitant un domaine de six hectares à La Prieuse, tout proche de Bourbon. Louis obtient son certificat d’études à douze ans puis entreprend d’apprendre le métier de boucher. C’est alors qu’il est commis chez un patron de Boulogne-Billancourt que, le 29 novembre 1913, il reçoit sa feuille de route pour se rendre au 11ème chasseurs alpins à Annecy. Il a 20 ans et il doit faire ses trois ans. Arrivé à Annecy, il prend la mesure de la vie de caserne mais s’intéresse à tout, aux longues courses en montagne et aux manœuvres de l’été 1914. Pourtant, lorsqu’à l’issue de cette « fausse guerre » sont distribuées 120 cartouches, il prend alors conscience que « tout cela n’était pas bon signe ». Son parcours de guerre s’achève le 8 octobre 1918 devant Saint-Quentin. Evacué, il est réformé le 28 avril 1919 et en épilogue, conclut : « je réussis tout de même à me faire amputer le bras le 21 août 1920. (…) C’était donc, en la circonstance, ce que je pouvais espérer de mieux » (page 443).

2. Le témoignage :

Jacques Debeaud, petit-fils de l’auteur, introduit ce récit par la piété filiale qui décrit son grand-père, mutilé, mort trop tôt alors qu’il avait dix ans. C’est aussi par devoir de mémoire qu’il convainc sa famille de l’extraordinaire richesse du cahier relié de Louis Bobier.

Après l’émotion d’un départ mêlant pleurs et gaieté générale, il entre en guerre en passant le col du Bonhomme, dans les Vosges, dès le 9 août 1914. Il participe aux terribles combats du Bonhomme au Lac Blanc puis à la retraite qui l’amène à défendre tout aussi ardemment le massif du Haut-Jacques, au nord de Saint-Dié. Au reflux allemand, il se bat encore pour le verrouillage du col des Raids, entre Saint-Dié et Saint-Jean-d’Ormont, avant la cristallisation du front dans ce secteur et son départ sur la Somme.

A la fin de septembre, il arrive devant Harbonnières – Fontaine-lès-Cappy où il participe à une course à la mer qui le mène également en Belgique, à Hazebrouck jusqu’à la fin de 1914. Il descend sur Carency et, après avoir quatre mois durant frôlé la mort en maintes occasions, vient en repos dans les Vosges. Là, il a l’opportunité de quitter le front et, parce que du métier, parvient à répondre à une « candidature » de renfort à l’abattoir d’arrière front à Gérardmer, lequel alimente l’ensemble des troupes de montagne. Il quitte le bataillon la veille de son départ en ligne. Le garçon boucher va conserver pendant près d’un an et demi le filon vosgien, loin du danger et des attaques meurtrières de 1915, loin aussi de la boucherie de Verdun qui les remplace. Las, le 10 juin 1916, à la veille de la Somme, il est rattrapé par sa division et rejoint le sort terrible de ses compagnons de misère. Il arrive devant Curlu le 18 juillet et y vit un enfer de sang et de boue : « Nous étions sales au point de ne pas nous reconnaître » (page 198). Il reste trois mois dans cet enfer : « En guenilles puisqu’il me manquait une manche de capote, les pans en loques, j’étais répugnant. »

Pour repos à cette hécatombe, c’est à nouveau les Vosges, dans le secteur d’arrière front de Rambervillers. Il reprend les lignes sur la cote 607 à Lesseux puis sur la cote 766 [Wisembach]. Le 20 janvier 1917, le bataillon est relevé et descend en Alsace à Béthoncourt, sous les murs de la forteresse de Belfort. La date de l’offensive prévue sur le Chemin des Dames étant arrêtée, le 11ème Bataillon de Chasseurs Alpins débarque le 2 au matin à Courboin au sud du massif où il reste en renfort arrière, attendant la percée promise. Elle n’aura pas lieu, il soutient alors la ligne à Corbény, non loin de Craonne la mangeuse d’hommes. Après l’Aisne, c’est la Champagne pouilleuse où il participe à l’organisation perpétuelle de ce front.

Début novembre, de retour d’une permission, il apprend que le 11ème B.C.A. part pour l’Italie combler le désastre de Caporetto. Là encore, les chasseurs doivent colmater les brèches et commence alors une autre guerre ; celle de montagne, terrible de froid et d’immobilisme sur le Piave, face aux Autrichiens. C’est la garde en altitude, soumise aux coups de l’artillerie, parfois amie d’ailleurs, morne et inutile tâche qui s’achève au début d’avril 1918. Le retour en France l’amène devant Villers-Cotterêts en pleine bataille d’artillerie. La vie sous la menace permanente lui pèse et lui aussi, comme tant d’autre, a la tentation de la mort après une relève particulièrement éprouvante, « tellement anéanti qu’il m’arrivait de souhaiter mourir, de ne plus souffrir encore et encore » (page 338). Sentiment passager mais hélas, sa guerre n’est pas finie. L’été 1918 lui donne un sentiment nouveau ; il semble que l’Allemand souffre et meurt plus que le Français. Pour Louis Bobier, c’est une nuit de relève de son bataillon qui va augurer le retour des armes ; une attaque massive allemande, éventée, échoue en Champagne avec de lourdes pertes. « Ce fut le commencement du succès. Dans les jours qui suivirent, et jusqu’à l’armistice, une suite ininterrompue de succès – petits ou grands – menèrent à la victoire ». C’est donc une guerre nouvelle que vit le chasseur Bobier ; celle des attaques de libération du territoire dans laquelle l’ennemi recule âprement et meurt en petits paquets, opiniâtres ; sous l’obus, la balle ou le char. Il est à nouveau dans la Somme, sur l’Avre, puis sur la ligne Hindenbourg en avant de Saint-Quentin. La folie s’ajoute à la folie, on ne fait plus de prisonniers, la mort amoncelle les hommes en rase campagne et il se surprend à dire encore, le 4 octobre « Oh la guerre ! Quelle atrocité ! ». Il ne croit pas augurer, lui, le miraculé de tant de combats, sa propre blessure. C’était pourtant le dernier jour en ligne du bataillon. Un coup de fusil claque dans une tranchée alors qu’il reconnaît l’emplacement d’une section qui n’est pas la sienne ; Bobier gît sur la terre : « j’avais maintenant pleinement conscience de mon sors et je me vis perdu… ». Il est ramassé par miracle au milieu du charnier, une balle lui a ravagé la poitrine et il ne retrouvera jamais l’usage de son bras. Le 8 octobre 1918, au seuil de la victoire s’arrête la Grande Guerre de Louis Bobier. Il était le dernier de ceux d’août 14 dans son bataillon.

3. Analyse

Ce témoignage est assurément l’un des monuments de la littérature de témoignage sur la Grande Guerre. Rarement un ouvrage de souvenirs n’avait atteint un tel degré de précision sur une période aussi longue pour un chasseur à pied. Si l’on excepte la période géromoise de Bobier, l’ensemble de la Grande Guerre occidentale (Verdun non compris et pour cause) est représentée. Les souvenirs de Louis Bobier sont entiers, précis, denses, de peu de souci littéraire mais d’une limpidité, d’une charge émotive et d’une continuité remarquables. Bien que plébéien et sans aucune arrière pensée éditoriale, Louis Bobier a sans effet de style, par simple mais vrai talent narratif, fourni un récit intense, vivant et particulièrement poignant de la Grande Guerre d’un sans grade (Louis Bobier n’a jamais été cité). La description de la Somme et les impressions qu’elle contient, les pages consacrées à l’année 1918, à la psychologie du soldat (il décrit son cafard et son profond découragement page 338 et nous éclaire sur le soldat de 1918 page 340), et celles, physiques et psychiques, de sa blessure et de son traitement (entre autres nombreux tableaux saisissants – cf. la bataille de chars page 352 ou le retour ferroviaire d’Italie pages 319-320) sont d’une profondeur remarquable et empruntes d’un réalisme prenant.

Ainsi, le chasseur Bobier n’autocensure pas les scènes auxquels il assiste : civil fusillé (page 43), tir ami (pages 45 et 288), folie (page 102), dotation du revolver, du fusil de chasse et du poignard pour le nettoyage des tranchées (juillet 1916) (page 134), ce dernier jeté pour éviter les représailles allemandes (page 144). Il évoque également cet officier (le commandant du bataillon Pichot-Duclos) tuant froidement un de ses hommes (Mathieu Vocanson) sans jugement, accusé de vol (pages 151-152). De même, il rapporte un ordre français donné par son commandant de tuer les prisonniers allemands et même les Français faits prisonniers par l’ennemi, rappelant celui du général allemand Stenger en août 1914 dans les Vosges. Par contre, sa vue des mutineries du 14 juin 1917 est relatée par procuration (pages 241 et 245). Dans son bataillon, la résistance devant un capitaine idiot est une inertie à l’échelle de la compagnie (pages 322-323). Ainsi, la relation avec le grade, souvent décrite, évolue avec la durée de la guerre. Au front de 1918, le grade de sous-officier ne compte plus (page 333) ; « seul le galon d’officier impose le respect et l’obéissance » (page 394), surtout lorsqu’il refuse un ordre d’attaque (page 393). Par contre, un général de division est quant à lui sifflé et non salué (page 396). Le soldat de 1918 n’est plus le même ; même le « déserteur » est couvert et non inquiété après son retour en ligne (pages 346 et 393). Sa vision de la mort elle-même est modifiée ; ainsi, il décrit ce cadavre français (chasseur du 70ème B.C.A.) écrasé par les convois sans respect de la dépouille (page 363), fait à nouveau constaté pour des cadavres anglais (page 404). Plus loin, un homme mourra sans soins, exemplifiant une certaine banalisation de l’agonie et l’accoutumance à la mort, même évitable (page 413). Pourtant, la vue du cadavre inspire à Bobier une projection de sa propre mort (page 403). La fraternisation est également présente, un soldat échangeant son adresse avec « celui d’en face » le 20 août 1918. Lui-même aide un blessé allemand, un « pauvre bougre qui, comme moi, maudissait la guerre » et le gratifie d’une généreuse poignée de main (page 412).

La préface, introduisant quelque peu sur le devoir filial de transmission et bien qu’achevée par l’épilogue de la main même de Louis Bobier, ne renseigne pas sur son ressort d’écriture et la transmission de cette extraordinaire mémoire. A-t-il tenu un carnet de guerre cartographié pour coucher sur le papier d’un cahier d’écolier, dans une continuité parfaite, une telle masse de souvenirs ? Le présentateur, Jacques Debeaud, indique sur ce point : « J’ai demandé à maman si son père avait pris des notes : elle m’a assuré que jamais il n’avait fait allusion à des notes écrites du temps de la guerre, il a commencé à écrire (et maintes fois amélioré son récit avant la version finale) pendant ses séjours dans les hôpitaux quand il a pu à nouveau se mouvoir. » (Correspondance privée avec Jacques Debeaud – 26 janvier 2006). Cela semble indiquer, malgré la postface qui évoque l’année 1941, que ce récit a été reconstruit au cours des années 1919 et 1920.

Dès lors, ce remarquable ouvrage peut être sans conteste classé parmi les tout meilleurs livres de souvenirs écrits sur la Grande Guerre et être placé à la hauteur de l’ouvrage allemand de Dominique Richert « Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. » On y retrouve les concordances parallèles d’un soldat peu belliqueux, cherchant à survivre, échappant par miracle à tous les dangers, sur tous les fronts et ne terminant pas la guerre en combattant.

Quelques observations viennent tempérer cette analyse, qui ne minorent en rien l’intérêt signalé de ce témoignage. L’ouvrage aurait mérité en effet un enrichissement plus conséquent pour éclairer les non-dits – notamment l’autocensure nominative effectuée par Louis Bobier – et préciser le parcours et la datation – quelques très rares erreurs toponymiques (tel Ribeauvillé pour Rambervillers page 70) sont constatables. L’ajout d’une cartographie eut été également plus opportun qu’une iconographie de « remplissage ». Enfin, l’édition par trop confidentielle (l’ouvrage n’a été édité qu’à 300 exemplaires) de ce monument testimonial n’est pas à la hauteur de la large diffusion que ce document mérite. Un glossaire des noms de lieux cités trouverait également opportunément sa place dans un tel ouvrage.

Autres témoignages rattachables à de cette unité :

COUDRAY, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11ème B.C.A. Bordeaux, Coudray A., 1986, 228 pages.

ALLIER, Roger, Roger Allier. 13 juillet – 30 août 1914. Cahors, Imprimerie Coueslant, 1916, 319 pages.

BELMONT, Ferdinand (Cpt), Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915). Paris, Plon, 1916, 309 pages.

JOLINON, Joseph, Les revenants dans la boutique. Paris, Rieder F., 1930, 286 pages (roman).

Yann Prouillet, février 2009

Complément : deux photos de Louis Bobier dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 82.

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Bion, Wilfred (1897- 1979)

1. Le témoin

Né aux Indes, Wilfred Bion est revenu en Angleterre à l’âge de 8 ans pour y suivre sa scolarité. Il s’engage à l’âge de 18 ans au sortir d’une public school (école privée). Durant la Première Guerre mondiale, W. Bion sert dans les chars (5e bataillon de blindés) comme sous-lieutenant, lieutenant puis capitaine et reçoit pour ses actions la Distinguished Service Order ainsi que la Légion d’honneur. Après la guerre, il effectue des études de médecine à Londres. Au début des années trente, il débute sa formation de psychanalyste avec notamment John Rickman et plus tard Mémanie Klein.

Batailles : 3e bataille d’Ypres (31 juillet-novembre 1917) ; offensive allemande du printemps 1918 (avril) ; bataille d’Amiens (août 1918)

2. Le témoignage

L’ouvrage Mémoires de guerre. 26 juin 1917-10 janvier 1919 est une traduction de Wilfred Bion : War Memoirs, 1917-19, London, H. Karnac Books, 1997. L’édition française (Larmor-Plage, Editions du Hublot, 1999) a été dirigée par Francesca Bion, son épouse. Cet ouvrage se compose de plusieurs pièces : d’une part le « journal » qui est en réalité une somme de souvenirs mis en récit en 1919 au Queen’s College à Oxford (p. 209). Le récit débute par cet avertissement : « je ne suis pas absolument sûr de l’exactitude de certaines choses car j’ai perdu mon journal. » (p. 17).

Dans son introduction Francesca Bion précise : « Voici le rapport de Bion sur ses états de service en France dans le Royal Tank Regiment de juin 1917 à janvier 1919. Il le rédigea peu de temps après son arrivée au Queen’s College à Oxford suivant la démobilisation et l’offrit à ses parents, sous la forme de trois cahiers cartonnés et manuscrits, en compensation de n’avoir pas écrit durant la guerre [In place of letters I should have written ! écrit W. Bion] » (p. 13)

L’ouvrage reproduit un certain nombre de croquis et photographies.

Wilfred Bion relut son « journal » cinquante-trois ans plus tard, en 1972, au moment où sa femme décide de transcrire le « journal » afin d’en faciliter la lecture et de prévenir la perte de l’original. Il a alors 75 ans et une solide expérience en tant que psychanalyste. Cette transcription et relecture donna à Bion l’idée de commenter son « journal » ; Francesca publie donc les « commentaires » à la suite du « journal » proprement dit. Cependant, Bion et son épouse avaient également effectué un voyage en France en 1958 et visité les champs de bataille où Bion avait combattu près d’Amiens. Le texte inachevé issu de ce voyage dans le passé est également publié.

Ces témoignages successifs se complètent de manière très attachante et stimulante. Ils ne constituent pas seulement un témoignage de plus sur la guerre, mais aussi un document de première main pour tous les chercheurs travaillant sur le fonctionnement de la mémoire.

3. L’analyse

Stratégie d’évitement : un certain nombre d’officiers « avaient connu bien des combats et qui pour s’y soustraire s’étaient engagés dans les blindés » (p 20).

Chars : description du char Mark IV (p. 25-26) : « Un des grands inconvénients de ce char était que quand on voulait tourner, il fallait s’arrêter pour le faire […]. Cela vous transformait en cible et parfois quand on mettait du temps pour réenclencher la vitesse, c’était extrêmement dangereux » (p. 28) ; le char Mark V Ricardo : plus facile à manoeuvrer ; mais gaz toxiques émanant du moteur qui asphyxient les hommes (p. 123 et 127).

La mauvaise réputation des chars : 7 novembre 1917, retour au camp de Wailly ; « au cours de notre séjour, la 51e division des Highlands vint s’entraîner avec nous. […] Ypres avait détruit leur foi dans les chars et ils n’avaient que mépris pour nous » (p. 50-51).

12 avril 1918 : « L’ennemi avait percé et n’avait pas été refoulé. Le corps des blindés avait été rappelé en renfort, mais cette fois en tant que troupes d’infanterie – pas assez de chars n’étaient prêts et de toute façon le lieu de l’action ne prédisposait pas à leur déploiement […] Notre mission serait de tenir de petits postes isolés et d’y rester même si l’ennemi perçait. » (p. 89) ; « Nous avancions en file qui n’en finissait plus, trébuchant et jurant, quand l’aube commença à poindre. On ne savait pas dans quoi on allait se retrouver et on s’en moquait – de toute façon, « grâce à dieu, nous n’avions pas nos « f…s » chars » » (p. 91)

Août 1918 : « Le corps des blindés avait grand besoin de nouvelles recrues, mais nos pertes au combat faisaient mauvaise impression auprès des troupes. […] Deux batailles surtout y contribuaient en plus de la bataille du 8 août. L’une était le désastre du 10, l’autre la bataille effroyable à laquelle avait participé le 1er bataillon. […] Il n’y eut aucun survivant en dessous de grade de major. Malheureusement tous ces chars détruits étaient visibles de la route. Le manque de main d’œuvre ne permit pas d’enterrer les morts et pendant des jours, ces chars restèrent là où ils avaient été frappés – un spectacle effroyable pour chaque soldat qui empruntait cette route pour monter au front. Le résultat fut que tout le monde était convaincu que les chars étaient des pièges mortels. » (p. 149)

Les devoirs des chefs :

30 juillet 1917, départ pour Hazebrouk ; la troisième bataille d’Ypres et Passchendaele est déclenchée le 31 juillet. Débarqués à 6 km du front, en pleine nuit ; la négligence et l’incompétence des chefs révoltent officiers et soldats (p. 33) ; (p. 51) ; (p. 52)

Avril 1918 : remonter le moral des hommes : « […] Plaisanter bêtement au mess, afficher sa peur, tout ça contribuait à détruire le moral et comme vous allez le voir, le mien était déjà bien bas » (p. 101) ; enrayer une panique par l’exhibition de leurs revolvers (p. 117) ; un officier méprisé : (p. 120).

Esprit de compétition entre unités: p. 33 ; p. 51, idem. Décorations : « La plupart d’entre nous se firent tuer alors qu’ils tentaient de mériter une décoration » (p. 214).

3e bataille d’Ypres :

Préparation de l’assaut sur Zonnebeke, 23-25 septembre 1917 (p. 33-39) : « Dans l’après-midi nos pigeons arrivèrent… » (p. 38-39)

Départ pour la bataille : « A 19 heures 30 on monta dans des camions qui nous amenèrent au canal. La tension diminuait – les hommes étaient très gais et chantaient. La traversée d’Ypres les fit taire cependant. On nous arrêta et il nous fallut mettre nos casques et préparer nos masques à gaz. La désolation s’empara alors de nous et à partir de là, il y en eut très peu qui continuèrent à parler. On s’arrêta au canal car il était dangereux de continuer en camion. […] On nous donna notre ration de rhum par char. Au contraire de l’infanterie, nous ne pouvions la consommer avant le combat, car le rhum avait tendance à endormir les hommes dans la chaleur du char. Au mess, on avait déjà surnommé le rhum le « passeur de canal », car il était supposé donner suffisamment de courage pour franchir le canal d’Ypres. Le nom lui resta. » (p. 39)

Attaque de chars : (p. 40-47) ; l’enlisement dans la boue, sous les obus et la mitraille ; les chars doivent être abandonnés ; deux chars seulement ont atteints leurs objectifs ; un mort, plusieurs blessés ; mais le lendemain, il faut tenter de récupérer les chars enlisés (p. 48)…

Accès de folie : p. 49 ; folie meurtrière : p. 294 ; Shell-shock : p. 76-77 ; perte croissante de sang froid : p. 168 ; p. 236-237 ; p. 245 ; p. 296-297

Doutes et réflexions sur le bien-fondé de la guerre : septembre 1917 : (p. 40) ; août 1918 : (p. 137) ; paix : (p. 203) ; démobilisation (11 janvier 1919): « On débarqua à Folkestone où l’organisation était excellente. On nous donna à tous, officiers et hommes de troupe, des biscuits et une grande tasse de thé. On marcha ensuite jusqu’au camp de Shorncliffe. Je crois que d’une certaine façon nous étions déprimés par le manque d’accueil. Personne ne nous prêta attention, personne ne semblait savoir que nous revenions du front et que nous étions contents de rentrer » (p. 205)

Démoralisation :

Noël 1917, une grande beuverie signe d’une profonde démoralisation ; sentiment d’abandon : « Une équipe d’officiers incompétents en France, et chez nous un pays qui ne se rendait compte de rien – tel semblait être notre soutien. Quant à la religion, sûr qu’elle n’avait rien à voir avec la guerre. » (p. 79-81) ; l‘offensive allemande du printemps 1918 : Bion apprend la nouvelle de l’offensive allemande pendant sa permission à Londres (début mars 1918) ; une curieuse ambiance à la gare Victoria : « Tout le monde était terriblement enjoué. Tous étaient convaincus que c’était la fin et faisaient des plaisanteries sur le retour aux camps et aux tranchées maintenant à des kilomètres derrière les liges allemandes » (p. 87) ; de retour sur le front : « […] Je me surpris souhaiter être tué car au moins alors je me serais débarrassé de cette intolérable détresse… » (p. 105-106) ;

Les ravages de la guerre sur les corps (p. 137.) [Bion revient sur un épisode particulièrement traumatisant dans le texte Amiens, p. 262-263. Voir plus bas.]

Photographie 39 : « Les effets d’un obus britannique sur un groupe de soldats allemands aux avant-postes. La photo a été prise sur un chemin donnant sur la route Amiens-Roye » (p. 139) ; au premier plan, un corps auquel manquent la tête et une jambe..

Combattre dans les chars : (p. 138-137) ; la photographie 41 montre un « Char frappé de plein fouet. Cette photo dépeint en fait l’engagement de Zonnebeke, le 26 septembre 1917. C’est là que ce char fut touché par un obus d’un calibre plus gros que d’habitude. C’est une scène qui m’est familière et qui continue à me remplir d’horreur. Bien entendu, après un tel coup au but, il n’est pas imaginable que l’équipage en réchappe. Même avec un obus de 18 livres, les chances de survie étaient limitées – surtout si le char était touché au niveau du siège du conducteur ou de celui du chef de char. Mais cet obus devait être un 150. C’est à ce genre de spectacle que l’infanterie canadienne fut confrontée au cours de la bataille du 8 août. La peur d’être ainsi touché rendait le travail des blindés déplaisant. Chaque fois que je partais au combat dans un char, je craignais que l’un de ces obus ne pénètre à tout instant, et le siège de l’officier n’en devenait que plus solitaire et plus exposé de minute en minute » (p. 143) ; Photographie 48 : « Une photo d’un char du 5e bataillon progressant dans la brume du 29 septembre au petit matin. Remarquez l’officier et le soldat qui suivent le char. C’était la technique employée pour autant qu’il s’agissait d’une situation du genre suivez-le-guide : on ne laissait dans le char que le nombre d’hommes nécessaire à son fonctionnement ; les autres suivaient, les mains dans les poches et les épaules courbées » (p. 163)

Soldats paralysés par la peur : p. 147 ; découverte d’un soldat allemand terrifié : p. 271 ; effet terrifiant des chars sur les fantassins allemands : (p. 274)

Les soldats des services de l’arrière sont raillés : p. 186-187 ; p. 189-191

Enfant de l’ennemi : p. 202 (Cf. S. Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi, Paris, Aubier, 1995)

53 ans plus tard, les Commentaires insistent sur la peur et la solitude ressenties (p. 213). Bion éprouve ce que l’on appelle le syndrome du survivant, mélange de dépression et de sentiment de culpabilité d’avoir survécu : « […] je ne me suis jamais remis d’avoir survécu à la bataille d’Amiens » (p. 219)

Amiens est un texte rédigé à la suite d’un voyage effectué à Amiens le 3 août 1958 ; dans le Prélude Bion émet cette réflexion qui peut sembler contredire la teneur essentielle du « Journal »: « […] pourra-t-on jamais de nouveau rassembler un aussi grand nombre d’hommes à l’esprit et au physique aussi splendides ? Est-il possible, s’ils se rassemblaient de nouveau, qu’ils soient imprégnés d’une telle dévotion pour la guerre, d’une foi si mystique et si totale en sa capacité à guérir les maux du monde […] ? Les merveilleuses expériences du temps de paix n’étaient vraiment rien à côté ou plutôt elles détenaient en elles les germes d’une sorte de malaise qui ne serait purgé que par le processus de la guerre. » (p. 226)

Le texte de souvenirs qui suit est rédigé à la troisième personne. A nouveau, Bion revient sur la peur éprouvée lors d’une reconnaissance la veille de l’attaque (p. 233-234) ; « Il se ressentait des activités d la matinée et il était en particulier en proie à la crainte anxieuse que sa détérioration [nerveuse], dont il était maintenant persuadé, ne se révèle de manière spectaculaire dans la bataille à venir. En fait, sa crainte était plutôt que ce ne soit pas quelque chose de spectaculaire, mais simplement cette sorte de terrible déclin qu’il avait vu si souvent chez d’autres… », p. 236-237 ; p. 248 ;

Nettoyage d’un village [Berle aux Bois, 8 août 1918]: « Au bout d’un moment, les troupes françaises de tête […] pénétrèrent dans le village qui tombait entre leurs mains en un quart d’heure. Elles procédèrent à l’opération de nettoyage qui consistait à passer de maison en maison en lançant des grenades dans les escaliers menant aux caves pour s’assurer de ne pas être tracassé de ce côté-là non plus » (p. 270).

Allusion à la plume blanche que certaines femmes anglaises tendaient aux garçons pour les incliner à s’engager en leur faisant honte : p. 302. (Cf. Nicoletta F. Gullace, The Blood of our sons, Men, Women, and the Renegociation of British Citizenship During the Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002, p. 73 et ss.)

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Sittler, Bertrand (1891-1983)

1. Le témoin

Né à Montbéliard le 22 avril 1891. Parents négociants en vins et liqueurs. Il effectue son service militaire au 21e BCP, il est nommé sergent en 1913. Il est sous-lieutenant en septembre 1918. Survivant, Bertrand Sittler reprend le commerce de ses parents. Il est mort en 1983.

2. Le témoignage

Il a été rédigé au propre après la guerre. La précision des dates, lieux, descriptions, montre que l’auteur avait des notes très élaborées. Rien ne permet de dire qu’il en ait modifié l’esprit. Je pense qu’elles ont été, dans l’ensemble, recopiées. Deux indices de cela :

– la description des premiers tanks en octobre 1916, p. 67 : « Ce sont paraît-il des autos blindées rampant comme des vers de terre, armées de mitrailleuses et de canon, pouvant franchir des tranchées de trois mètres » ;

– fin août 18 : « L’ennemi recule de plus en plus. On entrevoit comme une mince lueur d’espoir la fin de la guerre. »

Dans son Bulletin n° 128 (2005, paru en 2006), p. 8-124, la Société d’Emulation de Montbéliard publie le texte intégral de « Mon journal de guerre avec les Chasseurs (1914-1918) », de Bertrand Sittler, précédé d’une brève présentation par Michel Turlotte.

3. Analyse

Chronologie :

Il part avec le 15e groupe de chasseurs cyclistes, 8e DC ; Alsace, Lorraine, Artois.

1915 : Champagne. Attaque de septembre (passages intéressants sur la préparation, p. 44 ; sur la prise du Trou Bricot, p. 48)

Fin 15 et plus grande partie de 16 en Lorraine.

Octobre 16 à Verdun au 107e BCP (reprise de Douaumont p. 69-75 ; attaque de décembre p. 79-85).

Avril 17 au Chemin des Dames, récit assez bref (17 avril : l’attaque se présente mal ; 28 avril : attaque de la sucrerie de Cerny ; mauvais ravitaillement, murmures ; infanterie victime de l’artillerie française, menaces contre artilleurs ; 1er-2 mai : tomber sur les cadavres des attaques précédentes).

Mai à novembre 17 en Flandres.

1918 au 116e BCA, chef de section, promu sous-lieutenant en septembre.

Des descriptions confirmant ce que l’on sait déjà, mais toujours intéressantes :

Tranchées, no man’s land, bombardements, montée en ligne, corvées, convois de bourricots algériens, attaques, attaque ennemie brisée par les mitrailleuses, la boue (le poids de la boue sur les capotes, p. 69 ; se nettoyer, p. 75), le sauvetage d’un camarade enseveli, un poste de secours très encombré…

Le repos, jeux des soldats, corbeau apprivoisé, braconnage pour améliorer l’ordinaire, à quoi sert la calotte métallique distribuée en avril 15, à quoi sert la graisse distribuée comme anti-gel pour les pieds…

Le « pays », les gars du pays, on parle du pays, chansons du pays, mesure à l’aune des réalités du pays…

Une fraternisation (p. 24, Artois, dès octobre 14) ; une exécution (p. 25, octobre 14, le chasseur Richter) ; une condamnation légère (p. 96, mai 17).

Plus original :

p. 54, Lorraine, novembre 15, une batterie de fusils : « pointés sur des objectifs boches, ponts, chemins, etc. Tous ceux qui passent par là doivent tirer sur le manche actionnant cette batterie, puis les recharger pour que les suivants fassent de même. »

p. 70, Verdun, octobre 16, un avertisseur sonore : « un drôle d’engin porté par deux hommes : il s’agit d’une espèce de pompe qui émet deux sons dans le genre de la trompe des autos de pompiers. C’est, disent-ils, pour signaler en morse par le son. Dans le vacarme ambiant, cela paraît hallucinant ! »

p. 98, Flandres, août 17, le chien sentinelle : « Son gardien m’appelle un jour pour aller le voir. Lorsque nous arrivâmes,le chien était couché en rond et ronflait on ne peut mieux. J’en rendis compte au capitaine qui le fit renvoyer à l’arrière. »

Des remarques intéressantes révélant des situations concrètes :

p. 12, Alsace, août 14 : des Français prennent d’autres Français pour des ennemis

p. 21, Artois, octobre 14 : des dragons, sabre au clair, font repartir en avant des territoriaux en retraite

p. 45, Champagne, août 15 : chasseurs accusés de venir « embêter » les Boches, puis de partir en laissant l’infanterie subir les représailles

p. 49, Champagne, septembre 15 : un chef refuse de lancer l’attaque car les barbelés ne sont pas détruits

p. 70, Verdun, octobre 16 : « Nous restons ainsi toute la journée du 23, ainsi que la nuit suivante, tout en souhaitant recevoir l’ordre d’attaquer pour soulager nos misères. »

p. 95, après le Chemin des Dames, période de repos près de Dunkerque, mai 17 : « On tiendrait bien ainsi jusqu’à la fin de la guerre. »

p. 116, septembre 18 : malgré les injonctions du lieutenant, les hommes refusent de chanter la Madelon.

p. 119, septembre 18 : officier sort son revolver et menace les chasseurs qui ne veulent pas attaquer.

Des éléments pour discuter sur l’ensauvagement :

voir ci-dessus : le « pays »

p. 45, popote chez une brave femme, comme en famille ; p. 63, amende à ceux qui prononcent des jurons

p. 51 : « attention, ne marchez pas sur le corps de nos camarades »

Situations concrètes quand on a pris une tranchée : tuer ceux qui résistent, lancer des grenades dans les abris d’où pourraient sortir des ennemis pour tirer dans le dos, envoyer ceux qui se rendent à l’arrière.

Un passage, p. 113 : « Dans la tranchée boche, nous avons trouvé un blessé allemand auprès de son chien attaché ; le blessé a été emmené alors qu’il jetait un regard de pitié vers ce chien qui nous montrait les dents et que nous avons été obligés d’abattre hors de la vue de son maître. » [note : rien ne les obligeait à abattre l’animal hors de la vue de son maître].

Au total, un récit intéressant, que chacun pourra utiliser en fonction de ses centres d’intérêt. L’auteur n’expose pas de position patriotique ou pacifiste. Il porte des jugements critiques sur la conduite de la guerre. Il aime le fanion de son unité ; son moral est remonté par la musique militaire ; il apprécie que l’on bombarde les Allemands avec leurs propres obus. Il ne dit jamais s’il est pour ou contre la guerre. Fin décembre, en 14 et en 15, ses vœux sont que la nouvelle année apporte la fin de l’épreuve ; de même lorsqu’on parle des tanks : Bertrand Sittler fait part de son espoir, ils vont peut-être hâter la fin de la guerre…

Rémy Cazals, 11/2007

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Chaïla, Xavier (1886-1961)

1. Le témoin

Né le 7 mai 1886 à Brousses (Aude), fils d’Auguste Chaïla et de Marie Sagnes. Sorti de l’école primaire avec un bon niveau, mais sans le certificat d’études. Travaille au moulin à carton de son père. Célibataire en 1914. Son frère cadet Louis est tué le 25 juin 1917 à Hurtebise sur le Chemin des Dames. Xavier Chaïla a obtenu une citation à l’ordre de la Division, portée sur sa fiche matricule : « Brancardier très courageux et dévoué, s’est distingué dans la période du 16 au 28 avril 1917 en soignant et en transportant un grand nombre de blessés sous un violent feu d’artillerie. Croix de guerre et droit au port de la fourragère. » Après la guerre, il se marie et reprend le moulin à carton jusqu’à sa retraite en 1948. Il meurt à Brousses le 8 octobre 1961. Son petit-fils a relancé au moulin la fabrication de papier à l’ancienne.

 

2. Le témoignage

C’est à Craonne, sur le plateau… Journal de route 1914-15-16-17-18-19 de Xavier Chaïla, présenté par Sandrine Laspalles, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1997, 112 p., illustrations.

Simple soldat, non professionnel de l’écriture, Xavier Chaïla eut un grand souci de préserver ses notes, puis de les recopier au propre pour en faire un récit continu. Sa famille a conservé trois versions successives du texte : sans qu’il y ait de différence fondamentale entre elles, on peut cependant en étudier les variantes et les inflexions.

 

3. Analyse

Xavier Chaïla part dans le 1er Hussards, puis passe au 8e Cuirassiers (mai 1916), régiments qui doivent abandonner les chevaux pour combattre dans les tranchées dans les Vosges et en Lorraine. L’expérience la plus largement décrite est l’offensive du 16 avril 1917, sa préparation, les effets de « la bataille de Craonne ». Xavier Chaïla se trouve précisément à l’est du plateau ; il cite abondamment Berry-au-Bac (en décrivant les tanks incendiés), la ferme du Choléra, la montagne de Reims, puis le mont Cornillet. Il est alors brancardier. En 1918, le voici en Champagne et dans la Somme. Evacué en avril pour maladie, il revient en mai (bataille de Villers-Cotterêts) ; en juillet il est à Verdun puis participe à la poursuite. Le 11 novembre, à Mézières, il décrit des « exécutions » : « La population faisait justice de ceux qui avaient fraternisé avec les Boches pendant l’occupation ou qui avaient servi d’espions. » Les dernières pages concernent l’installation sur la rive droite du Rhin. L’auteur livre un récit très simple, contenant peu de prises de position, qui contribue à la connaissance de la guerre vécue par les simples soldats. Il se termine ainsi (21 mars 1919) : « Le cauchemar est fini. Une vie nouvelle qui va recommencer, et le plus beau pour les survivants de l’hécatombe : La Liberté. »

 

4. Autres informations

– Registre matricule, Archives de l’Aude, RW520.

– Sandrine Laspalles, Un cartonnier sur le plateau de Craonne. Journal de Xavier Chaïla (1914-1918), mémoire de maîtrise, Université de Toulouse II, 1997.

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