Tichadou, Lucia (1885-1961)

1. Le témoin
Lucia Tichadou, née Bernard, est originaire de la Haute-Marne. Ses parents tenaient le « Café-restaurant du chemin de fer » à Valentigny (Aube). Reçue au concours de l’Ecole normale supérieure d’institutrices de Fontenay-aux-Roses en 1907, elle est, au moment de la mobilisation, en poste à Perpignan et en attente d’une mutation pour l’Ecole normale d’Aix-en-Provence. Elle sert comme infirmière volontaire à l’hôpital mixte de Brienne-le-Château du 9 août au début octobre 1914, et rejoint ensuite son poste à Aix. Elle adhère au PCF en 1934, est révoquée par Vichy puis participe à la résistance en Haute-Ariège. Adjointe au maire de Marseille de 1945 à 1947, puis conseillère municipale dans l’opposition (PCF) jusqu’à 1959, de tendance stalinienne, elle laisse une réputation d’engagement et d’intégrité (notice H. Echinard).
2. Le témoignage
Infirmière en 1914, journal d’une volontaire, 31 juillet – 14 octobre 1914, (éditions Gaussen, 2014, 110 p.) a été publié par Hélène Echinard, historienne spécialiste de l’histoire des femmes de la région marseillaise. L’ouvrage, richement illustré et accompagné d’une présentation biographique fouillée, est la retranscription des notes journalières que prend l’auteure L. Tichadou depuis le 31 juillet 1914 jusqu’à son départ de l’hôpital de Brienne en octobre 1914.
3. Analyse
Energie et enthousiasme patriotique à la mobilisation
Elle arrive dans sa famille dans l’Aube le 3 août, avant le départ de son frère qui lui confie avant de partir « toutes les femmes ». « Ainsi je ne suis pas une femme ! C’est bien ainsi toujours, et l’on a toujours attendu de moi dans ma famille de la force et du réconfort. Je pense malgré moi à celui qui, il y a quelques jours,[son fiancé], me trouvait « trop peu féminine ». J’en ai eu moi-même le regret, mais aujourd’hui, ah non ! Il fait bon être forte.» (p. 31). Elle vit avec enthousiasme les premiers jours de la mobilisation en Haute-Marne, et souligne les qualités de « sa race »; ainsi, à propos d’une bouchère énergique, obligée de travailler seule, et qui le fait efficacement : « Ah ! Les femmes de chez nous ont une autre trempe que ces mièvres Méridionales [elle vient de quitter son poste de Perpignan] qu’un rien abat et met en larmes. Je suis fière de ma race, je l’aime, je me sens de là.» (p. 33). Cette énergie, cette résolution à la mobilisation se traduit aussi chez elle par un double refus, d’abord celui de l’intelligence à laquelle elle oppose l’efficacité de l’instinct (p. 36) « Allons donc ! La force obscure de l’instinct, du bienfaisant instinct, entraîne sans une erreur, à l’heure voulue, des millions de volontés.» L’autre refus est celui de la sentimentalité, ici à propos d’un espion fusillé (p. 41) : «Horreur, allons, pas d’attendrissement, pas de sentimentalité, ils ont raison, il faut mettre des œillères, renverser tout. La victoire, la liberté sont à ce prix. » Ces éléments, qui datent de la première quinzaine d’août, témoignent d’une mentalité patriotique sans nuances, très réceptive aux informations plus ou moins exactes (souvent fausses, en fait) des tout-débuts du conflit. Ces annotations sont utiles pour l’historien, car elles témoignent, sur l’instant, de la réceptivité au bourrage de crâne de la part d’une Normalienne, c’est-à-dire d’une jeune femme au bagage scolaire exceptionnel à l’époque (16 août, p. 53) : « On lit avidement, on commente les lettres de nos pioupious à leurs parents, que publient les journaux. Quelle simplicité et quelle ardeur ! Le Français de Marignan est là tout entier, avec son courage gouailleur et chevaleresque. Des lettres effarantes de soldats prussiens, d’officiers même. (…) Ils ont faim, sont harassés, se rendent prisonniers, presque sans combat pour avoir à manger, semblent démoralisés. » L’affaire du XVème Corps est évoquée à travers son retentissement dans l’hôpital, et le « racisme» anti-méridional de l’auteure se trouve reformulé (24 août, p. 57) : « On se dispute toute la journée, de lit à lit, à l’hôpital et les Parisiens et les Bourguignons font passer un mauvais quart d’heure aux gars d’Auch, de Mirande et de Bordeaux, qui ne peuvent mais de la caponerie des Marseillais », mais elle défend aussi la Provence contre des accusateurs plus sévères qu’elle.
Evolution des sentiments à partir du 25 août 1914
Le témoignage, au contact des blessés graves qu’elle a à soigner, et face à la prise de conscience de la réalité des combats, subit à la fin août une nette inflexion, qui se traduit par des interrogations intérieures et des sentiments de pitié qui la surprennent et la troublent. La vue de trophées, tenus par des blessés français dans un train sanitaire, traduit ce changement d’état d’esprit (p.59) : «Je hais la sauvage patrie des Teutons. Je me réjouis d’entendre dire qu’on en a démoli des milliers. Et le premier casque de uhlan me donne un soubresaut d’horreur et de pitié. » Lorsqu’elle visite un train de prisonniers allemands, sa haine se transforme en commisération (p. 63) « ceux-là n’ont pu martyriser nos petits, c’est impossible. » Parlant l’allemand et ayant fait un séjour dans le Palatinat, elle converse avec des blessés, et la complexité de ses sentiments augmente lorsque ce train repart: les chasseurs français, qui gardent le quai, insultent bruyamment les prisonniers. Elle écrit qu’elle n’aurait pas le courage de leur en vouloir, s’ils devenaient « brutes devant elle », mais qu’elle-même ne pourrait « donner le moindre coup, ni même dire une insulte à l’un de ces pauvres bougres. » (p.64)
Les soins hospitaliers
L. Tichadou décrit en septembre son dur travail d’infirmière auprès de blessés graves, elle raconte son épuisement après les nuits de garde, ses relations parfois difficiles, au vu de son caractère entier, avec les médecins qui la commandent. Elle note le 9 septembre (p. 73) : « Je panse chaque jour des plaies dont la seule vue m’aurait fait m’évanouir il y a un an. » et le 9 (p. 75) : « J’ai eu la même nuit 6 morts dans ma salle. » L’auteure prend aussi le temps de noter le détail de cas individuels, avec leurs noms et leurs blessures, et la description de leur évolution, souvent fatale (p. 85) : « Quelques malades. Je veux les fixer. J’en vois tellement, tout cela va se mêler dans dix ans, sans notes, je n’aurai plus que des images confuses. » Elle évoque la gangrène gazeuse, le tétanos, les péritonites des blessés au ventre, avec l’emploi du pronom possessif qui témoigne de son implication (p. 75) : « On m’a évacué mes plaies de visage, ce qui est folie ! Comment les désinfecter dans le train qui les emmène à Orléans ? » Après le 15 septembre, l’hôpital passe ambulance de deuxième zone, et les blessés amenés ont des pronostics moins graves que leurs prédécesseurs, lorsque le front n’était qu’à trente kilomètres.
Un cas de conscience
L’auteure reçoit sa nomination pour l’Ecole normale d’Aix-en-Provence le 30 août, mais considère que sa place est près du front, à l’hôpital avec ses blessés (« Voilà bien la tuile. » p. 67). Elle n’informe Aix que le 18 septembre de son acceptation du poste, tout en prévenant qu’elle ne le rejoindra qu’une fois la guerre finie. Après plusieurs tentatives pour proroger son activité de soignante (demande de congé sans solde de deux mois, par exemple), un courrier du Ministère (6 octobre) la somme de gagner immédiatement son poste à Aix, sous peine de mise en congé d’office, c’est-à-dire perte de poste et de traitement. Ces démêlés administratifs représentent pour elle un cas de conscience : « Où est le devoir ? » (p. 95). Elle finit par céder à sa hiérarchie, et outre le fait qu’elle visitera par la suite des blessés hébergés à l’Ecole normale d’Aix (Hôpital bénévole 146 bis), elle a bien conscience de l’importance de l’expérience qu’elle vient de vivre (p. 98) : « Enfin je quitterai samedi soir cet hôpital (…) où j’ai vécu d’une vie que je ne revivrai jamais, où se sont passés les moments les plus pleins de mon existence. »
Donc en définitive, une édition de qualité (appareil critique et iconographie), pour le témoignage d’une femme qui, de par sa profession et son milieu d’origine, est le produit de la méritocratie républicaine de l’époque. L’intérêt de ce texte est d’abord de proposer la vision d’une infirmière volontaire à proximité du front, au plus fort des combats du début du conflit, alors que ceux des autres soignantes concernent souvent des hôpitaux de l’arrière, avec des durées de témoignage moins ramassées. Le texte de Lucia Tichadou est aussi précieux en ce que, comparable en cela aux carnets des combattants d’août et septembre 1914, il témoigne du dessillement rapide par rapport à la réalité des faits, du passage de la guerre glorieuse imaginée à la guerre cruelle réelle : (28 août 1914, p. 62) « Nous tenons pied, mais perdu l’espoir, un peu sot quand on y réfléchit, de prendre une offensive irrésistible, d’entrer à Berlin. »
Vincent Suard novembre 2019

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Laffray, Jean (1897- ?)

1. Le témoin
Jean Laffray, né à Beaugency (Loiret) en 1897, se présente comme publiciste au moment de son engagement volontaire en 1916. Artilleur au 82e RA en janvier 1916, il sert ensuite au 282e RAL à Verdun. Après avoir obtenu son transfert comme élève pilote à Chartres en août 1917, il se forme à la chasse à Pau puis intègre la Spa 103, une des 4 escadrilles du groupe de chasse Les Cigognes, en décembre 1917. Maréchal des Logis en juillet 1918, il est démobilisé en janvier 1919. Fondateur de la revue et des éditions La Griffe, Jean Laffray mène une carrière de journaliste dans l’entre-deux guerres. En 1941 et 1942, il est critique cinématographique à la publication collaborationniste « l’Œuvre ». Après-guerre, il évoque les réunions festives (banquets de l’Aéro-Club de France) qui réunissent les anciens de toutes les escadrilles de chasse.
2. Le témoignage
Pilote de chasse aux Cigognes (Fayard, 1968, 209 pages) est le récit de la guerre de Jean Laffray, centré sur son expérience dans l’aviation à partir de 1917, mais l’ouvrage comprend aussi une longue introduction faite de diverses considérations sur l’aviation française en 1940. L’ouvrage est illustré de 8 pages de reproductions photographiques, avec en fin de volume des annexes de type documentaire.
3. Analyse
Ce témoignage est inscrit dans son temps, la fin des années soixante, et l’auteur écrit probablement ce qu’il croit que les amateurs d’aviation ont envie de lire. Au lieu de se cantonner à ce qu’il a vu comme jeune pilote, il évoque beaucoup l’aviation en général, celle popularisée par J. Mortane, avec des anecdotes sur J. Védrine, C. Guynemer R. Garros et surtout R. Fonck, avec qui il a volé en formation. Avoir appartenu aux Cigognes passe avant tout semble-t-il, mais le livre produit un témoignage intéressant quand l’auteur s’en tient à sa propre expérience.
Les premiers chapitres racontent le cursus de sélection et de formation des pilotes, ils insistent sur le danger de la formation pour la chasse, à Pau. Ces périls sont illustrés par la première semaine de stage, en général occupée par la corvée d’enterrement, il faut accompagner à la gare de Pau la famille d’un camarade disparu, et rendre un dernier hommage officiel à sa dépouille (p. 44). L’auteur souligne que ces émotions leur étaient imposées de propos délibéré par leurs chefs, pour éprouver leur moral. Du reste, le jour de sa « première vrille en solo », l’élève qui le précède n’arrive pas à rattraper et se tue devant lui. Il indique aussi qu’il était loisible à tout moment de se « dégonfler » et de demander à passer dans une école de bombardement ou d’observation, où l’acrobatie n’était pas exigée.
Le chapitre « un geste chevaleresque » (p. 96) évoque un paquet lancé en 1918 par un Allemand au-dessus du terrain de la Spa 103, envoi qui contient les papiers personnels du sergent Baux, tombé la veille chez l’ennemi. Dans ce paquet il y a son portefeuille, ses papiers, sa médaille militaire, son insigne de pilote… Le pilote français Drouilh va alors à son tour lancer une couronne sur la tombe de son camarade, repérable par un tumulus qu’il peut apercevoir et viser car les ennemis au sol n’ont pas tiré. L’escadre de chasse allemande qui s’honorait par ce geste avait pour commandant Hermann Goering. L’anecdote laisse dubitatif, puisqu’il est dit aussi que Goering était le successeur de von Richtofen, qui « venait d’être descendu par Fonck », ce qui est faux. On a par ailleurs du mal à imaginer, connaissant la soif de trophées des aviateurs, un pilote prendre des risques de ce type en juin 1918, pour rendre une médaille ou un insigne: peut-être est-ce ce type d’histoire que goûte particulièrement le public.
Plus mystérieux encore est le chapitre « Le grand Cirque » (p. 116), qui évoque une trêve dans le ciel au-dessus de Montdidier. La période, non précisée, peut se situer de mars à août 1918, dans ce secteur très disputé du front occidental. A la fin d’un jour épuisant de bataille, toutes les escadrilles des Cigognes (103, 3, 26, et 73) sont encore en vol. Montdidier en feu se consume, une longue colonne de fumée monte au-dessus de la ville « droite, immense. » Quelques-uns des avions français se mettent alors à tournoyer, en larges spirales, autour de ce gigantesque obélisque de fumée, bientôt rejoints par tous les autres (p. 117) «Ailes dans ailes, inclinés à la verticale. Au passage des gestes amicaux s’échangent entre les pilotes. C’est un ballet de grand cirque. » Puis des avions allemands arrivent, des fokkers à damiers, et les rangs s’augmentent par l’arrivée de l’adversaire « qui veut entrer dans le cercle et prendre part à ce divertissement pacifique et sportif. » L’auteur décrit l’évolution côte à côte des Spads et des Fokkers, dans une même sarabande « sans qu’aucune mitrailleuse ne crépite», puis chacun se sépare et rentre de son côté, sans rompre la trêve. Quelques jours plus tard, sur le terrain d’Héromesnil, un groupe de sous-officiers d’un régiment d’infanterie voisin vient leur rendre visite, et ces fantassins témoignent de leur saisissement : «Au sol, tout s’arrêta subitement devant ce spectacle. Nous, nous n’oublierons jamais. C’était si beau dans les feux du couchant ! » L’auteur conclut que ce soir-là, un souffle de fraternité passa. L’aspect « Conte moderne de la guerre » interroge, la prudence est ici requise, comme du reste dans un certain nombre de pages de ce récit, mais cet épisode de trêve aérienne spontanée n’est pas forcément imaginaire, espérons que la mise en lumière future d’autres sources permettra de confirmer cet épisode.

Vincent Suard novembre 2019

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Fürnkranz, Helene (1868-1936)

Née à Vienne en 1868 et morte en 1936 à Mutters, non loin d’Innsbruck, Helene Fürnkranz est une Austro-Irlandaise aisée et instruite, à qui la France tient lieu de patrie d’élection. Son père est issu d’une famille de notables viennois et vit en rentier, sa mère est la fille d’un pasteur irlandais, le couple s’est marié à Paris en 1867. Élevée entre l’Autriche, l’Irlande et la France, trilingue, Helene Fürnkranz se sent très tôt citoyenne d’Europe. Ses écrits témoignent tout à la fois de son cosmopolitisme et de la formation artistique dont elle a bénéficié, à l’instar de sa sœur chanteuse d’opéra.
Selon les souvenirs rapportés par sa petite-fille, Linde Rachel, Helene Fürnkranz s’unit à son cousin germain Wilhelm dans le sud du Tyrol au tournant du siècle. Elle part ensuite s’installer à Bois-Colombes en 1907, avec son époux, son fils Wilson né hors-mariage à Trieste en 1897, et Irène, leur fille, née à Merano dans le Haut-Trentin en 1904, Wilhelm Fürnkranz ayant quitté l’armée austro-hongroise pour embrasser une carrière d’ingénieur chez Westinghouse (société internationale dont le siège se situe en banlieue parisienne). Une deuxième fille, Ève, naît à Bois-Colombes en 1907, une troisième, Mireille, à Aarau en Suisse en 1908. Chargé de la planification pour les usines du groupe, leur père sillonne l’Europe, ses absences sont fréquentes. Helene Fürnkranz assume la direction du ménage avec l’aide de son propre père veuf qui l’a suivie en France, celle d’une bonne originaire du Tyrol et celle d’une nourrice bretonne.
Les renseignements les plus précis – factuels –, dont on dispose au sujet de l’auteure, sa vie et son environnement, sont relatifs à la période où elle est emprisonnée à Garaison, pour laquelle il est possible de croiser les documents conservés aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées (dossier 9_R_88) et les notes de son journal, In französischer Kriegsgefangenschaft. Momentaufnahmen aus dem Leben einer Austro-Boche-Familie in Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrenäen) [Prisonnière de guerre en France. Instantanés de la vie d’une famille austro-boche à Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrénées)]. Ce journal donne l’image d’une famille bien intégrée en France, au moment où éclate la guerre, ce qui ne la soustrait pas au destin partagé par nombre de ressortissants des puissances ennemies : arrêtée, la famille est conduite au camp de Garaison en septembre 1914. Âgé de 72 ans, le père d’Helene Fürnkranz est rapatrié rapidement, le 3 novembre 1914. Helene Fürnkranz, qui aurait pu être rapatriée elle aussi avec ses filles, choisit de rester auprès de son mari et de son fils. Elle et ses filles seront rapatriées dix mois après leur arrestation, le 9 juin 1915. Son époux et son fils, mobilisables, doivent demeurer à Garaison, le père jusqu’au 9 juin 1917 – pour le fils, la date exacte n’est pas connue.
À Aarau, après sa libération, on suit encore quelque temps la trace d’Helene Fürnkranz par le biais des requêtes qu’elle adresse à la Croix Rouge, aux autorités suisses, françaises et autrichiennes. On a connaissance de démarches qu’elle entreprend à Berne et à Zurich pour diverses formalités, d’une convocation au consulat d’Allemagne de Bâle sur ordre de Berlin, mais le restant de sa biographie demeure lacunaire. Elle pourvoit à la subsistance de sa famille en donnant des cours de peinture et en jouant du piano, notamment lors de projections de films muets. On n’en sait pas plus sur ses activités artistiques, et le recueil de contes irlandais qu’évoque sa petite-fille s’est perdu.
Internée au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées, du 7 septembre 1914 au 9 juin 1915, Helene Fürnkranz est une figure exemplaire de ces « écritures du quotidien » qui sont, à partir du XIXe siècle, « bien souvent affaire de femmes » (I. Lacoue-Labarthe, S. Mouysset, Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 35, Toulouse, PUM, 2012). Or, la voix d’Helene Fürnkranz est d’autant plus remarquable qu’outre son journal relevant des écrits du for privé, elle lègue le texte d’une opérette publiée à Aarau en 1917 à compte d’auteur : Im Konzentrationslager – Operette in 3 Akten [Au camp de concentration – Opérette en 3 actes]. Le titre renvoie à la dénomination officielle des camps d’internement administratif durant la Première Guerre mondiale. Même si le terme de « concentration » doit y être entendu au sens originel de regroupement, sans rapport avec les projets d’extermination nazie, la réalité que décrit l’opérette est grave et dément l’idée qu’il s’agirait d’un genre exclusivement léger. Sous couvert de fiction et de divertissement, Helene Fürnkranz s’y autorise une critique plus acerbe que dans son journal. La raison en est sans doute qu’elle fait paraître son texte depuis la Suisse à une date où son mari, et probablement son fils aussi, viennent de la rejoindre : l’auteure n’a plus à craindre de représailles contre eux ; en rend compte sa liberté de pensée, de ton et d’action qui ne faisait qu’affleurer dans les images, prises sur le vif, de 1915.
Il nous manque malheureusement la partition pour appréhender plus finement la filiation dans laquelle Helene Fürnkranz a placé son œuvre, mais la lecture du livret fournit des éléments significatifs. Le principal tient à la légèreté assumée du genre dont la fonction première demeure le divertissement. Si le cadre de l’action est grave (début de la guerre et internement des civils austro-allemands, évocation réaliste des conditions de cet internement, rappelant celle qu’on trouve dans le journal de l’auteure), la pièce est éminemment comique et l’argument fait la part belle aux intrigues amoureuses, juxtaposant à l’histoire des deux protagonistes Heidi et Victor, celle de l’idylle entre le jeune Rolf et la pimpante Parisienne Lolotte, ainsi que les assauts séducteurs du commandant en charge du camp, tour à tour à l’encontre de Lolotte et de Heidi.
Le jeu avec les éléments du Zauberstück, pièce constellée de merveilleux dont le chef d’œuvre de Mozart et Schikaneder, La Flûte enchantée, demeure la quintessence, laisse affleurer la dimension satirique, voire politique du texte d’Helene Fürnkranz. Bien plus que le journal de captivité, l’opérette permet de décocher quelques flèches qui sont autant d’expressions d’un patriotisme revendiqué comme boche. La beauté des Boches est ainsi louée (II, 7), de même que la vertu du combat patriotique (III, 1) ; l’ennemi français est caricaturé en la personne du commandant séducteur qui abuse de son pouvoir et qui est lâche : de manière symbolique, il fait régulièrement son entrée sur scène « par l’arrière » (II, 7 et II, 9), etc.
Tout en misant sur le divertissement et une grande légèreté, l’opérette d’Hélène Fürnkranz n’occulte nullement les problématiques sérieuses, que l’expérience d’une guerre longue de trois ans au moment où le texte est publié, ne permet plus de taire. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteure, en dépit de son parti pris féministe, laisse le dernier mot de la pièce au jeune Rolf qui exprime son désespoir : « Si jeune ― amoureux ― et interné ! ».

Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc
(Tiré de « La Vie parisienne à Garaison », avant-propos, dans Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, texte traduit et présenté par H. Inderwildi & H. Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019)

Finale
Heidi : Liberté, liberté dorée !
Liberté, sois saluée !
Seul qui te perdit
Sait quel est ton prix.
Liberté, liberté dorée !
De tous mes vœux, je t’ai appelée
Quiconque a perdu son cœur pourtant,
Plus jamais ne sera libre vraiment.
Le commandant : Liberté, liberté dorée !
Puissé-je de nouveau être libre !
Libre d’agir, libre d’aimer !
Libre comme l’oiseau de mai !
Lolotte : Liberté, liberté dorée !
Si la mienne pouvait se terminer.
D’être enchaînée je me languis
Je ne rêve que d’un mari.
Rolf : Liberté, liberté dorée !
Moi, tu m’as oublié.
Pourtant, moi seul connais ta portée,
Si jeune ― amoureux ― et interné !

Le rideau tombe.
FIN

(Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019, p. 63-64)

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Talmard, Jean-Louis (1895-ap.1971)

1. Le témoin
Jean Louis Talmard est cultivateur à la Chapelle-sous-Brancion (Saône-et-Loire) lorsqu’il part faire ses classes à Novillard (Doubs) de décembre 14 à mars 15. Versé au 121e BCP, il tombe malade et est évacué en avril 1915. Il ne rejoint le front de l’Artois qu’en septembre 1915 et c’est ce même mois qu’il passe au 3e BCP, où il reste jusqu’à sa blessure à la tête, reçue à Verdun en avril 1916. Trépané puis passé au service auxiliaire, il reprend après 1919 son métier de cultivateur.
2. Le témoignage
L’exemplaire de Pages de guerre d’un paysan de Jean-Louis Talmard (Lyon, auto-édition, Imprimerie E. Vitte, 1971, 176 pages) utilisé pour cette notice est un tirage papier de la société theBookEdition qui possède ce titre sur son catalogue numérique. Cette édition « à la demande » présente l’inconvénient d’être en partie buggée (nombreux mots collés entre eux à partir de la moitié de l’ouvrage). Ce procédé permet en revanche de disposer aisément d’un ouvrage sinon introuvable. Dans le Canard Enchaîné (1971), Roger Semet présente l’auteur comme un paysan solitaire mais accueillant: « Et là, sur le coin d’une table de cuisine envahie de paperasse jaunies, de vaisselle à torcher et de patates à éplucher, il vient de terminer l’un des meilleurs livres écrits sur la Grande Guerre. (…). S’il m’avait écouté, je lui aurais déniché un éditeur. Mais il appartient à cette race qui « ne veut rien devoir à personne ». Il a donc fait imprimer son bouquin. Dont il est le seul éditeur. » Cet extrait, disponible sur le site theBookEdition, mais pas sur l’exemplaire reproduit, est probablement issu de la quatrième de couverture. On trouve aussi trace de cette édition dans une lettre de R. Semet à Louis Calas (A.D. Tarn, cote 123 j 98) où il évoque pour les Pages de guerre un tirage de 300 exemplaires pour un coût de « 800 000 francs environ »[anciens évidemment].
3. Analyse
Le témoignage de J.-L. Talmard est intéressant en ce qu’il décrit en détail l’itinéraire d’un jeune paysan de la classe 15, avec sa désillusion progressive sur le fait militaire, sans pour autant diminuer sa conscience patriotique. En racontant son départ, le jeune soldat évoque sa peine à quitter sa mère, veuve encore chargée d’enfants jeunes, car il s’était promis de seconder celle-ci pour élever la famille. On pense au départ d’un conscrit de 1810 lorsqu’il cite le dernier tournant de la route (p. 9) « où je pouvais encore entrevoir ce petit pays de mon enfance, un long regard mêlé de larmes fut l’adieu que je lui fis. » Il décrit les conditions très dures de ses trois mois de classes, ils sont à plusieurs centaines dans un hangar d’usine fabriquant du papier. Le froid et la saleté sont omniprésents et il mentionne le très grand nombre de malades qui sont quotidiennement évacués sur Besançon ; de plus, son sergent (p. 15) « sait se servir du bâton, et du pied ; nous sommes ravalés un peu plus bas que la bête de somme.» Malgré cela, il dit qu’à cette époque, il est content d’être soldat.
Parti en ligne le 6 avril 1915, il tombe malade et est évacué à Châlon-sur-Marne, puis à Riom. Passant une visite de réforme, il s’insurge lorsque l’on insinue qu’il n’a pas attrapé sa maladie au régiment « J’étais solide 6 mois auparavant. Il est vrai que pendant les trois mois de classe que j’avais passés à Novillars, les gens à qui étaient confiées ma jeunesse, ma santé, n’avaient qu’un but : nous faire mourir au plus tôt. » (p. 29). Il ajoute qu’à cette époque, il voit l’armée sous un jour beaucoup moins favorable, à cause de «tout le cortège de stupidités que l’on m’a fait faire, et qui n’ont aucun rapport avec la défense du pays, mais qui froissent la dignité de l’homme et le rabaissent. »
Une fois remis, il décrit l’épisode de son départ en train comme renfort vers l’Artois (Langres, septembre 1915, p. 33). Parmi ses camarades, beaucoup retournent au front pour la deuxième et même la troisième fois : « Aussi, chez eux, de sourds grondements de révolte se font entendre [contre les embusqués du dépôt] car ils ont la sensation que c’est toujours les mêmes qui retournent au front. » La fanfare du dépôt joue la « Sidi-Brahim » et en réponse, de son wagon, s’élève l’Internationale. « « Voulez-vous vous taire ! » crient des officiers, mais alors on répond de tous côtés à l’adresse des officiers : « Viens donc avec nous, salaud, fainéant, t’as peur d’en avoir une dans la peau… » Les deux sous-officiers et l’adjudant de mon détachement crient aussi fort que les hommes ; c’est un beau tumulte. » La mauvaise réputation de ce détachement le précède et il est serré de près par l’encadrement à son arrivée au front. L’auteur est engagé avec le 3e BCP à la hauteur du Bois en Hache, lors de l’offensive du 25 septembre 1915. Il participe à une attaque à minuit mais la lune et les fusées éclairantes les font décimer par des mitrailleuses qui n’avaient pas été repérées. Il se terre quelques heures dans un trou d’obus, et suit alors la description hélas classique des cris des blessés qu’on ne peut secourir (p. 49) : «A moi ! au secours ! Je meurs ! » – « Par pitié, venez me chercher ! Ne me laissez pas… » J’entends des noms de femmes dans la nuit ; plusieurs fois j’ai compris ce mot : « Maman… ». Oh ! Ces plaintes, ces râles, ces cris déchirants qui me brisent le cœur. » Il décrit ensuite la dureté des conditions de l’automne et du début de l’hiver 1915, avec des moments en première ligne où, (p. 56) sans avoir à boire, au milieu des cadavres, il se décrit à posteriori : « nous étions des bêtes cherchant leur vie dans un carnage, inféodés que nous étions à un idéal plus ou moins juste, inculqué depuis 1870. » Les repos sont aussi très occupés avec une succession de revues et d’exercices (p. 73) : « vraiment on se paye notre tête. Mais aucune récrimination parmi ces hommes de 17 à 40 ans ; nous sommes des esclaves. »
Alertés le 23 février 1916 à Abbeville, ils montent en ligne à Verdun le 10 mars, sous des bombardements intenses. Il raconte une attaque de nuit, la panique en résultant, et sa réaction hésitante « soudain le tac tac des mitrailleuses françaises se fait entendre, tout près de nous, une vingtaine à la fois ; les 75 tirent à toute vitesse ; les Allemands allongent et dispersent leur tir. Un homme passe en courant en criant « sauve qui peut ». C’est la panique générale, il voit les ombres de ses camarades s’éloigner, et « le lieutenant Champagne, répétant lui aussi « Sauve qui peut ! ». (…) je crus que la guerre était finie, je vis la France envahie, vaincue. Néanmoins, après quelques mètres de course aussi, je revins à mon trou où je pris mon fusil et mes musettes. » Il fait partie des soldats hésitants, une minorité, regardant les fuyards partir dans la nuit. Finalement l’attaque ennemie ne se concrétise pas. La suite du récit, précise et organisée par demi-journées, est une description de la bataille de Verdun à hauteur d’homme, ici autour du fort de Vaux. J.-L. Talmart et son unité alternent des positions d’attente, le jour, dans le fort ou serrés dans de petites redoutes, et la nuit, dehors en première ligne, le tout sous un constant bombardement. Il décrit le travail à la pioche dans la tranchée (p. 130), «péniblement, cherchant avec les doigts les joints entre les pierres, j’enlève un peu de ce sol aride. » En ligne, avec son petit groupe, ils sont isolés, sans consignes, sans savoir où sont les autres, mais il signale que malgré leur ignorance, « en gens simples, nous nous serions défendus âprement. »
On citera ensuite volontairement un extrait assez long pour illustrer la qualité du récit ; Le jour venu, seuls restent dehors quelques guetteurs, et c’est pour l’auteur « encore une journée de cachot ». C’est à ce moment (p. 132) qu’il apprend qu’à côté d’eux se trouvent des Allemands blessés. Par un couloir boisé semblable à celui d’une mine, il arrive à une deuxième redoute plongée dans l’obscurité, « de chaque côté, deux rangées de claies superposées, sur lesquelles des soldats sont allongés, sans mouvement, les yeux hagards, dans des visages de démons (…) A la lueur d’un bout de bougie, je fais le tour de ce cachot sans lumière ; aucun homme valide, aucun infirmier, rien !…. et je compte tous ces malheureux dont les blessures sont si graves qu’ils ne peuvent se retourner : cinquante-cinq, dont dix Allemands. Certains rendent leur dernier soupir, ou peu s’en faut, dans cette obscurité complète, cette odeur, ces plaintes, ces divagations, auxquelles s’ajoute le bruit sourd des obus labourant la terre, le béton ; tout cela me saisit l’imagination, je ne peux y croire, et pourtant c’est réel. » Il partage son bidon d’eau, retourne à l’autre redoute en rechercher, mais certains soldats valides refusent de partager ; il revient avec des camarades, et continue son récit, qu’on dirait sorti de « Civilisation » d’A. Duhamel, mais à Verdun, et en première ligne. « Un Allemand, la cuisse fracassée, fumait une grosse pipe, c’était le seul sans fièvre, et quand je lui avait offert à boire, ce Prussien me fit comprendre d’un geste que les blessés français étaient plus à plaindre que lui, et nous crûmes que celui-ci ne ressemblait pas aux autres. » L’auteur commence alors une conversation avec un blessé qui se trouve être un jeune de son pays. Le soldat raconte qu’ils étaient deux frères du 408e, lui fut touché aux reins, son frère voulut l’emporter, mais un obus tua « celui qui n’avait aucun mal », et il fut apporté là. « Il sait ce qu’il dit, ne délire pas, mais sent ses forces dépérir. Huit jours bientôt dans ce souterrain. (…) Avant de partir il me pria aussi de lui venir en aide : ne pouvant bouger, il avait fait sous lui tous ses besoins. Le changer n’était pas possible, car au moindre mouvement il criait. Je lui coupai donc sa chemise avec mon couteau et je lui passe une vieille veste sous lui. Je partais, mais avant, dans un élan du cœur, il voulut m’embrasser. Cette émouvante scène prit fin par ces mots : « Tu reviendras me voir », me dit-il, ce que je promis. Mais je pensais que mieux valait le laisser espérer encore !…»
Après une relève, son unité remonte dans le même secteur le 28 mars et l’auteur évoque le discours du capitaine Giabicani, leur commandant de compagnie, avant de remonter en ligne (p. 153) : «Nous les tenons, ils ne passeront pas, ils se briseront contre notre opiniâtreté. (…) Beaucoup d’entre nous auront les tripes au soleil, mais courage, au mois d’octobre nous serons dans les plaines du Rhin en train de « b…er » toutes les Allemandes ! ». Il est blessé le 8 avril d’un éclat à la tête et après deux jours d’errance vers l’arrière, il est finalement hospitalisé. L’auteur signale à la fin de son récit qu’il a fini la guerre cuistot à la Caserne de la Vierge à Epinal, et que ces pages de guerre y furent écrites en 1918.
Ce témoignage a été donc rédigé a posteriori, mais avec une double temporalité, puisqu’à la première étape (1918), les faits étaient suffisamment rapprochés et le souvenir encore frais, et qu’à la deuxième étape, dans les années soixante, la reprise du manuscrit permettait, sur une base fiable, de laisser aussi transparaître l’évolution du sentiment de l’homme âgé : c’est ce mélange qui fait la qualité historique et humaine de ce témoignage.
Vincent Suard octobre 2019

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Hippolyte, Georges (1880-1953)

1. Le témoin
Georges Hippolyte, ingénieur de formation, travaille avant 1914 à la Compagnie des mines de Douchy (Nord). Lieutenant de réserve dans l’artillerie, marié avec Marie-Thérèse, un enfant, il habite Lourches (Nord). A la mobilisation il sert au groupe territorial du 15e RA puis à partir de novembre 1914 au 38e RA. Trop myope pour prendre le commandement d’une batterie, il est officier d’approvisionnement de son unité jusqu’en septembre 1917, date à laquelle, sur sa demande, il est détaché comme adjoint au délégué des charbons à Boulogne-sur-Mer. Il est nommé capitaine en 1918.
2. Le témoignage
Les mémoires de guerre de Georges Hippolyte et sa correspondance pendant le conflit ont été découvertes en 1992. Le corpus « Ma chère Marie-Thérèse » regroupe les pages dactylographiées des carnets et 617 lettres conservées. La publication associe journal et correspondance, en suivant un ordre chronologique. La rédaction a été assurée par Sylvie Hippolyte, épouse d’un petit-fils de Georges, et le livre a été publié en auto-édition en 2018 (« Autres-talents », 437 p.).
3. Analyse
La femme et l’enfant de Georges Hippolyte étant restés en zone occupée, les années 1914 et 1915 sont surtout représentées par des annotations liées aux faits de campagne, tirs de batteries, déplacements. A partir de novembre 1914 l’auteur est en Artois, et il y passe l’année 1915, participant à l’offensive du 9 mai. Il en fait un bilan d’artilleur, et décrit les opérations et le champ de bataille. Dans une des premières lettres qu’il envoie à son épouse qui vient d’être rapatriée par la Suisse (janvier 1916), il lui indique qu’il a refusé le commandement d’une batterie et avec lui, les galons de capitaine, « pour t’obéir selon ma promesse de ne pas m’exposer exagérément et parce que ce poste est assez dangereux. Mais je fais et ferai mon devoir en bon Français dans ma petite sphère. » En fait, en 1916 et 1917, comme officier d’approvisionnement de son groupe, il est surtout occupé à l’arrière, depuis les gares jusqu’aux échelons, et assure de nombreux déplacements.
Le contenu des lettres nous plonge dans l’intimité d’un couple, et conjugue marques d’affection, nouvelles des progrès scolaires de Loulou, le fils, et préoccupations quotidiennes, matérielles ou liées au sort des proches restés en zone envahie. Les contenus allient considérations tendres, conseils ou mesures pratiques (p. 130) : « Je t’ai envoyé par le vaguemestre 3 paires de chaussettes à raccommoder. » Le ton de l’auteur avec sa femme est affectueux mais directif, et il lui arrive parfois de s’irriter ; il reproche ainsi à Marie-Thérèse sa nervosité (février 1916, p. 102) : « Je suis navré de constater qu’à ton âge, après 18 mois de guerre, après avoir vécu seule en Bochie, tu ne parviens pas à dompter tes nerfs lorsqu’une lettre traîne quand tu l’escomptes. Ce comportement se nomme de l’enfantillage. »
Le thème des évacuations de civils par la Suisse traverse le corpus, et celles-ci réunissent à deux reprises la famille, en 1916 et 1917. On a d’abord des nouvelles de Lourches par les premiers arrivants en 1915, ainsi une femme déclare (avril 1915) : « Nos ennemis sont assez convenables avec les habitants, sauf quelques exceptions. Ils n’ont pas manqué de respect aux femmes. » Lorsque Marie-Thérèse et Loulou arrivent en France non-occupée en janvier 1916, ils sont à leur tour assaillis de demandes d’informations par des voisins ou des connaissances. Un cas poignant est par exemple (p. 92) celui d’un père mobilisé, qui sait seulement qu’un de ses enfants est mort de maladie de l’autre côté, mais qui n’a aucune autre information, et dont la lettre traduit la souffrance aggravée par l’incertitude sur le sort du reste de sa famille. Si les parents de Marie-Thérèse vivent dans la région occupée de Saint-Quentin (février 1917), Germaine, belle-sœur de Georges, rapatriée à son tour avec ses deux enfants (janvier 1917), rapporte à leur sujet : « Quant à quitter leur maison, il n’y a pas eu moyen de les décider. Ils veulent tenir jusqu’au bout, sauver leur mobilier et leurs objets précieux. » Avec le recul allemand opéré en mars 1917, ce couple âgé est retrouvé hospitalisé à Noyon libérée, puis ils rejoignent le reste de la famille, qui serait donc reconstituée bien avant l’armistice, si Fernand, frère de Georges et mari de Germaine, n’avait été tué en 1916.
On peut glaner dans les lettres des allusions à Verdun, au front de la Somme ou au thème des embusqués. Ainsi Fernand décrit dans une lettre du 2 mars 1916 l’état de la région fortifiée de Verdun, où il vient avec le 273e RI de réaliser en janvier des travaux de consolidation du secteur: «j’ai réussi à sortir de la fournaise. Il ne m’est pas permis de te raconter ce que j’ai vu… trop de choses lamentables. C’est triste à dire mais la progression des Boches ne m’étonne pas. Il y a des… mettons des individus qui ont une terrible responsabilité et méritent qu’on les flanque contre un mur sans autre forme de procès.» Georges évoque plus loin les bruits selon lesquels des Français abattent des Allemands qui veulent se rendre pendant la bataille de la Somme (p. 225) « Lequette, hier, m’a relaté à ce sujet des choses effroyables. Je n’excuse pas nos fantassins qui se livrent à des excès, mais je les comprends et je ne leur reprocherai pas d’avoir mal agi, car en fin de compte, les Boches sont pires que nous. » Le thème des embusqués, mêlé ici à des imprécations contre les socialistes, est évoqué en mars 1917 (p. 355): « Mardi, j’ai discuté avec un de mes anciens camarades de promo mobilisé à Puteaux. Il est estomaqué de recevoir une solde réduite de lieutenant, loin d’équivaloir ses capacités, alors que de jeunes vauriens pratiquent la semaine anglaise et gagnent facilement 600 francs par mois ! Après la guerre, il y aura une crise sociale et socialiste redoutable, grâce aux inepties des Sembat, Thomas, Brizon et consorts. »
Le plus grand intérêt du recueil réside probablement dans l’expérience de la mort de Fernand. Grâce à un riche échange de lettres, on peut cerner l’apprentissage du deuil, vécu depuis l’arrière, avec la brutalité de son annonce, très souvent atténuée, quand c’est possible, par le mensonge pieux progressif « inquiet – blessé – mort ». Fernand Hippolyte, le frère cadet de Georges, caporal au 273e RI, est tué dans la Somme le 20 juillet 1916 à Soyécourt au Bois-Etoilé.
Il a envoyé de ses nouvelles à son frère la veille, décrivant un front très actif (19 juillet, p. 222) « depuis 24 heures, nous avons été pas mal éprouvés : notre lieutenant, mon collègue chef de pièce, deux pourvoyeurs (deux frères tués par le même obus). (…) Je te pris de croire que les Boches en face ont reçu quelque chose sur le coin de la figure. » Dans une lettre ultérieure, Georges se reprochera de n’avoir pas réalisé sur le moment quel était l’univers dangereux décrit par son frère. Pas ici de maire d’une commune rurale qui vient annoncer la mauvaise nouvelle, l’originalité de la situation est que Marie-Thérèse habite à Mers-sur-Mer (Somme), et qu’elle y rencontre par hasard des blessés de l’unité de Fernand (25 juillet) : « Je t’assure que je suis tourmentée. Dimanche, à 3 heures du soir, j’ai croisé des blessés du 273ème, de la compagnie de Fernand, qui m’ont dit qu’il était disparu le 20, et le 22 quand ces soldats ont été blessés, il n’était pas encore retrouvé. Tu devines dans quel état d’angoisse je suis depuis. » On suit les courriers de Marie-Thérèse, très inquiète alors que son mari ne sait rien encore (27 juillet) «Mon cher Georges, voici le deuxième anniversaire de Loulou passé sans toi, assombri par l’inquiétude au sujet de Fernand et le pressentiment d’un danger imminent. Nous ne savons rien de plus. Loulou guette la sortie du facteur à la poste. » C’est le 28 juillet que Léon (à Amiens), le père de Georges et Fernand, reçoit une lettre d’Eugène Defurne du 273e RI « mon meilleur camarade, mon cher Fernand, n’est plus. Il a été tué le 20 juillet en montant à l’adversaire. » Léon Hippolyte recopie immédiatement cette lettre et l’envoie à Georges le 29. Ce même jour, c’est la femme du même E. Defurne, qui est aussi dans la région d’Amiens, qui revient voir le père : « Samedi, 8 heures soir Mon cher Georges Hier, la femme du camarade de Fernand est venue nous dire que l’on ne savait pas ce que Fernand était devenu à la bataille de Soyécourt le 20 juillet, mais elle n’osait pas nous révéler la vérité. Aujourd’hui, elle est revenue et la vérité a éclaté, impitoyable : il a été tué et enterré dans le cimetière de Foucaucourt.»
C’est le 30 juillet que Georges prend connaissance de la nouvelle, et sa femme lui écrit le 31 : « notre Fernand est tué. Quel grand malheur, je ne peux me l’imaginer. Que vont devenir Germaine et ses enfants. Notre devoir est de ne pas les abandonner. Mon chéri, je t’en supplie, prends des précautions pour nous soulager tous les cinq. » Elle lui réécrit le 1er août : « Comment vas-tu, mon chéri, quel dommage que je ne sois pas à côté de toi pour adoucir ton chagrin. (…). Ce matin, la modiste m’a apporté mon deuil et j’ai donné mes robes à teindre. »
Les courriers évoquent presque tous des versions différentes pour les causes de la mort, et la tombe est localisée à trois endroits différents; après plusieurs échecs, c’est finalement un camarade de Georges qui identifie précisément le lieu en mai 1917 : comme Louis, le père de Georges et Fernand, habite à proximité et semble disposer de relations et d’un certain poids social, il réussit à faire procéder à une exhumation clandestine de son fils dès juillet 1917, sans les autorisations nécessaires. Il décrit l’état du corps, la confection artisanale d’un cercueil, et la réinhumation à la même place ; (lettre de Louis, datée par erreur 16 janvier 1917 p. 324, en réalité 16 juillet 1917) : «Il me suffit de vous dire que j’ai pu accomplir ce travail uniquement grâce aux prisonniers boches. (…) Je tremble encore d’émotion d’avoir sous les yeux mon fils que j’en conserverai l’image toute ma vie. » C’est en général une triste tâche que certaines familles concernées ne vivent pas avant 1919.
Fernand avait spécifié qu’il ne voulait pas que l’on prévienne Germaine, en territoire occupé, s’il lui arrivait quelque chose mais les siens annoncent – très progressivement – la mauvaise nouvelle par deux cartes interzone:
Août 1916 « Tous trois excellente santé. Envoyons baisers. Ayez courage, confiance. Fernand grièvement blessé. »
Octobre 1916 « Sommes toujours excellente santé. Fernand grièvement blessé inspire grosses inquiétudes. Heureux savoir que vous avez notre photo. Courage, espoir, santé. »
Lors de son évacuation par la Suisse, une lettre de Germaine, envoyée de Thonon en février 1917 montre sa prise de conscience progressive: «monsieur et madame Debeugny ont été prévenu que Fernand était malade, je conservais un espoir de sa guérison. A Evian, j’ai été péniblement impressionnée qu’il ne me réclame pas. J’ai envoyé un télégramme à Amiens pour demander des nouvelles en annonçant notre arrivée. La réponse de papa Hippolyte gardant le silence sur le nom de Fernand, il était évident que mes enfants n’avaient plus de papa.»
Voilà donc un corpus familial dont l’intérêt, outre d’insister sur l’importance des évacuations dans le vécu familial de certaines familles septentrionales, relativisant ainsi fortement le concept de « guerre totale », est surtout de restituer de manière très détaillée, à l’échelle de la cellule familiale, l’expérience la plus commune, celle du deuil d’un proche mobilisé.

Vincent Suard octobre 2019

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Cellier, Aimée (1854-1927)

Journal d’une habitante de Valenciennes pendant la Première Guerre mondiale
« Tous ces Balkans ne me disent rien qui vaille » (septembre 1916)
1. Le témoin
Aimée Cellier, veuve de Fénelon Saint-Quentin, appartient à une famille de la bourgeoisie de Valenciennes, son mari était avocat et conseiller municipal. Elle a trois enfants et ses deux fils Jean et Louis sont aussi avocats. Elle reste seule avec sa mère à Valenciennes durant l’occupation, Jean est bloqué à Lille, Louis est lieutenant puis capitaine d’infanterie sur le front et ses petits-enfants sont en France non occupée. Elle passe la guerre dans sa grande maison, et doit loger des officiers allemands de passage. Elle est déportée comme notable au camp d’Holzminden de novembre 1916 à avril 1917 (représailles allemandes dans le conflit sur le sort des fonctionnaires impériaux alsaciens internés par la France). Revenue chez elle, elle est finalement évacuée en octobre 1918 dans la région bruxelloise.
2. Le témoignage
Le journal d’Aimée Cellier est disponible en version numérique sur le site Calaméo, il a été rendu consultable par la bibliothèque de Valenciennes en 2018. La retranscription dactylographiée (244 pages) est accompagnée d’un appareil explicatif et de notes de qualité, réalisées par trois arrière-petits-enfants d’A. Cellier, Christian Chauliac, Alain Cosson et Jacques Warin. Le manuscrit, redécouvert par la famille en 2010, se présente sous la forme de notes, souvent écrites le dimanche, et mêle relation des événements, de conversations ou considérations personnelles. Le journal hélas s’interrompt pendant la déportation à Holzminden.
3. Analyse
Nouvelles et on-dit
Une grande place est accordée aux nouvelles, dans une ville occupée précocement et dans laquelle on est privé d’informations fiables. Ainsi, par exemple le 22 octobre 1914 est annoncée la présence des Français à Baden, le 26 une victoire à Metz, ou en décembre une grande bataille entre Saint-Amand et Courtrai. Dès septembre, A. Cellier note combien il faut se défendre des on-dit, elle fait preuve de jugement critique, recoupe les faits, mais la tâche est ardue (avril 1915, p. 53) : « Je ne sais plus que dire et qu’écrire. Ce qu’on apprend un jour devrait être contredit le lendemain. » Elle est informée par le communiqué allemand, mais c’est surtout la presse en français, contrôlée par l’occupant, qui lui donne des nouvelles (Bruxellois, Gazette des Ardennes). La lecture en est ardue (« le Bruxellois est atrocement rédigé (…) on deviendrait enragé si on le lisait tous les jours. » p. 102), mais on n’a pas le choix si on veut essayer de savoir (p. 194) : « Je viens de m’abonner à la Gazette des Ardennes. Mauvais journal que je lis en pensant le contraire de ce qu’il énonce. »
Les Allemands
Valenciennes est occupée très tôt (25 août), et A. Cellier attribue à la prudence du maire le calme relatif de la ville; elle n’a rien vu « de toutes les atrocités que l’on raconte », elle résume la situation en décrivant les Allemands comme cruels là où on tire pour les accueillir et « ailleurs, ils sont polis (p. 9). » Obligée de côtoyer de près les officiers et leurs ordonnances, elle les supporte sans les apprécier. Indemnisée par le montant de ce qu’elle nomme « une journée d’Allemand », elle note en septembre 1915 qu’elle en est à son trentième Allemand et une remarque de février 1916 résume bien, semble-t-il, son attitude par rapport à l’occupant (p. 123) : «Un de mes Allemands trouve qu’on ne me voit pas, que je ne cause pas. Est-ce qu’ils s’imaginent que ce serait un plaisir pour moi d’entendre leurs menteries : non, je suis correcte, rien de plus. »
Le patriotisme
A. Cellier se réjouit lorsque les nouvelles du front sont mauvaises pour les Allemands, se désolant ailleurs de son immobilité et du retard de leur délivrance ; à certains moments, elle est découragée par la perspective d’être annexée comme les Alsaciens en 1871 (juin 1915, p.65) : « Mauvaise journée pour moi. (…) elle se termine avec la perspective de devenir allemand et de manquer de pain. Malgré ce qu’il y a de pénible à avoir faim, je préfère cela à devenir allemand. Quelle horreur, quel cauchemar. » Sa seule consolation si elle est devient allemande sera l’autorisation d’écrire à sa famille, «une consolation mais quelle déchéance. ». Lors de la crise du travail forcé de juillet 1915, celle de l’obligation de la confection de sacs destinés à protéger les tranchées allemandes, elle n’évoque pas la résistance contrainte par la brutalité (Lille), même si elle juge au début avec des nuances (« comment résister à ces brigands ? »). Elle méprise celles qu’elle appelle les « femmes à sac», et à son comité d’entraide, elle refuse d’abord de les aider (septembre 1915) : « On ne leur donnera rien. Elles ont gagné de l’argent à profusion, aussi ne donnera-t-on qu’aux miséreux. » Cette attitude rigide toutefois n’est pas respectée dans les faits à Noël 1915 (p. 114) : « Malgré les précautions prises, les femmes à sac reçoivent un paquet. Ayons les idées larges. Un peu tout le monde travaille ici pour les ennemis qui, bien nourris, iront tuer les nôtres.» Elle est également assez critique avec certaines notabilités valenciennoises. Ainsi René Delame, par ailleurs diariste de l’occupation, incarcéré un temps par les occupants, est jugé sévèrement (p. 202) : « Je ne le plains pas trop car je sais quelques petites choses ; sues par beaucoup de monde, je crois. » Il s’agit peut-être de soupçons d’enrichissement personnel sur des ventes de mouchoirs de batistes, dentelles goûtées par les officiers allemands comme cadeaux pour leurs proches. De même, elle condamne « un certain B. ami des Allemands », il s’agit avec une quasi-certitude de Maurice Bauchon (cf sa notice CRID), elle le décrit comme outrepassant ses droits et conclut (p. 191) : « Je crois que tout le monde comprend le patriotisme à sa manière.» Elle ne décrit pas son séjour en Allemagne, mais son moral est altéré par la mort de sa mère pendant son absence ; ce séjour en camp semble avoir été sévère mais supportable, elle en parle ensuite avec distance (été 1917, p. 184) « chaque fois que je rencontre un otage on échange des souvenirs. Que c’est bizarre, ils n’ont jamais rien de triste. Pourtant nous n’étions pas heureux. »
Solitude et besoin des petits-enfants
Aimée Cellier, 59 ans au début de la guerre, souffre pendant toute l’occupation de la séparation des siens. Son journal est scandé des témoignages de sa souffrance morale devant sa solitude (Noël, anniversaires) et l’impossibilité de câliner ses petites-filles, Odette et Janine. Le début du conflit est aussi le plus terrible pour elle car il n’y a pas de correspondance, ainsi à Noël 1914, le « fond de son cœur est broyé », ou en avril 1915 « Ne vivre que pour ses enfants et ne plus les voir, ni connaître ce qu’ils font, est ce qu’il y a de plus déchirant». Vers la fin du conflit la plaie reste ouverte (janvier 1918) : « Odette a eu 6 ans le 15, ne pouvoir l’embrasser, l’admirer, en jouir comme cela devrait être me rend fort triste. Combien je regrette ces 3 années passées loin des miens. Jamais elles ne reviendront, à mon âge, c’est perdu pour toujours. » Ce manque maternel, lié à la frontière infranchissable avec la France non-occupée, est rarement montré de cette manière par les sources. Le journal a une fonction thérapeutique, l’auteure y inscrit ses plaintes, ses inquiétudes, et souvent se redresse et reprend courage en fin de paragraphe, ainsi, en août 1916 : «c’est un soulagement. Il me semble que je vous cause, mes enfants, et la séparation me paraît moins énorme. », et plus loin : « Il faut lutter, lutter toujours, se remonter et garder son grand courage. Je suis restée pour tout conserver aux enfants. Donc pas d’abattement. »
Evacuer ?
Dès le printemps 1915, des évacuations vers la France non-occupée sont organisées par les Allemands ; elles concernent d’abord les nécessiteux, vieillards, femmes avec jeunes enfants, ou femmes seules et à la réputation douteuse ; mais en consignant le départ de 159 familles en mars, A. Cellier parle de mesures incompréhensibles (p. 45) : « ceux qui vont partir ne sont pas des indigents, ce sont des familles aisées qui vont rejoindre les pères. » Il semble qu’elle ait la possibilité de partir à plusieurs reprises, et elle invoque comme raison l’obligation de rester avec sa mère (Noël 1915, p. 113), « je n’ai pu évacuer à cause de maman », puis après le décès de celle-ci, la maison à garder pour la préserver ; a contrario, elle dit qu’en 1917 les notables ne sont pas évacuables. L’aspect matériel est important, pour elle, sauver ce qui peut l’être de sa maison est un devoir à affronter avec courage pour les siens (juin 1917, p. 177) : « A Berne, une dame Isler me réclamait de la part des enfants. J’étais ravie de leur idée, mais après réflexion, j’ai donné une réponse négative (…) une partie de ma maison sera mise au pillage par les occupants. Je préfère prendre encore patience puisque voilà trois ans que ça dure, ce n’est pas quelques mois qui me font peur. Malgré ses efforts, elle est chassée de son logement en avril 1918, doit se réinstaller dans une autre maison et s’en désole « Avoir tout fait pour leur sauver des souvenirs [à ses enfants] et arriver à un pareil résultat ! Je ne sais plus que penser. Ce que c’est qu’une veuve. ». Mais plus tard, elle trouve encore des raisons de se féliciter de n’avoir pas évacué via la Suisse (p. 218) «J’ai encore sauvé beaucoup de choses que les bonnes n’auraient pu emporter si on les avait chassées en mon absence. » Dernière disgrâce: avec l’augmentation des bombardements aériens et surtout l’arrivée du front en octobre 1918, elle est évacuée vers la Belgique; en terminant son journal le 15 novembre à Zuen, elle en conçoit une dernière amertume (p. 229): « je n’ai qu’un désir : rentrer dans ma ville d’où je n’aurais pas dû partir. J’ai revu des amis, tous furieux après le conseil municipal qui est resté et qui a pu soigner ses maisons.»
Mémoire familiale du témoignage
Ce manuscrit est longtemps resté inexploité car sa petite-fille Janine Saint-Quentin, (1914 – 2010), qui en avait la possession, était déçue par sa teneur. Aimée avait laissé le souvenir d’une personne énergique et enjouée, et Janine, qui l’aimait beaucoup, était déçue par le journal dans lequel elle ne voyait qu’une longue lamentation. Ce n’est pas aujourd’hui l’avis des arrières-petits enfants, ni le nôtre; l’écriture ici joue un rôle d’exutoire, elle sert à conforter le courage ; si la forme peut amener à ce contresens (avril 1918 p. 220 « Quand donc ce supplice se terminera-t-il ? Je n’ai plus que des lamentations à transcrire. »), le fonds est celui d’un outil de résistance intime (août 1916, p. 155 « mon cahier, mon cher cahier, seul témoin de mes tristesses »), il lui permet de s’épancher, pas de se complaire. La rigueur du jugement de sa petite-fille s’explique aussi par d’autres raisons, biographiques et sociales : le mari de Janine a été tué en 1940, et elle s’est retrouvée jeune veuve, avec un bébé de 3 mois, obligée de pourvoir à leur existence. De ce fait, elle trouvait que sa grand-mère, une bourgeoise aisée, avait exagéré ses souffrances, en regard des siennes-propres. On peut à cet égard mentionner une tradition familiale fiable, qui souligne qu’Aimée était accompagnée par sa petite bonne Juliette pendant son internement à Holzminden. Aucune source, autre que familiale, ne confirme ce fait, mais sa permanence indique une forme de relativisation de la souffrance d’Aimée. C’est en tout cas un document riche, et original en ce qu’à travers – entre autres – cette formulation du manque charnel des petits-enfants, il incarne bien une des formes de souffrances possibles liées à l’occupation.

Vincent Suard juin 2019

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Ghys, Albert (1889-1964)

1. Le témoin
Albert Ghys, né en 1889, est originaire de la région de Saint-Amand (Nord). Il est mobilisé en août 1914 au 127e RI de Valenciennes où il fait presque toute la guerre. Il est de ces nordistes qui, du 23 août au 4 septembre 1914, rejoignent l’arrière en embarquant au Havre (transport « Le Tamatave », débarquement La Rochelle). Il reste au Camp de La Courtine (Creuse) de septembre à mars 1915. En ligne dans la Woëvre, la Marne et à Verdun (mars 1916), il est dans la Somme en septembre 1916. Blessé lors de l’offensive du 16 avril 1917, il semble (fiche matricule manquante, il est probablement sergent) qu’il rejoint en août et qu’il finit le conflit au 260e RI. Lorsqu’il était vaguemestre à La Courtine en 1915, il avait fait la connaissance de Marie-Louise Jolly, demoiselle des Postes: ils se marient en 1918.
2. Le témoignage
Le journal de marche d’Albert Ghys, non publié, est un document de trente pages A 4, recopiées et commentées par son fils Jean Ghys, c’est la retranscription de feuillets de carnets déchirés, le plus souvent écrits au crayon. La version définitive a été complétée par un petit-fils. L’exemplaire, relié et plastifié, contient aussi (p.32) la lettre d’une institutrice débutante à Beuvrages (Nord). Les trois dernières pages reproduisent des clichés d’illustration, il s’agit de photographies extérieures aux carnets, (album Yves Troadec, clichés exposés aux A. D. des Côtes d’Armor en 1998 et 2014). Le journal est aussi disponible sur le site Chtimiste (n° 113), sans les annexes.
3. Analyse
Les mentions sur le journal sont brèves, elles racontent le quotidien de la tranchée, les nouvelles d’un frère prisonnier, des anecdotes sur un front relativement calme pour lui en 1915 (bon ou mauvais dîner, une patrouille, un aéro…), comme par exemple dans le secteur de Berry-au-Bac le 6 juillet 1915 (p.11): «Avons un déserteur boche. Il paraît que beaucoup voudraient se rendre, mais ont peur qu’on leur tire dessus. Leur avons porté des journaux français et une lettre leur expliquant, en français et en allemand, qu’ils peuvent se rendre sans danger.» Légèrement blessé à Verdun, il peut rester en arrière, mais est plus exposé dans la Somme. Il décrit l’attaque du 25 septembre 1916 devant Combles (p. 21) «Nous avançons par vague (…) Nous faisons pas mal de prisonniers et avançons de 1500 mètres. Un prisonnier me montre toutes ses photos les yeux hagards. Je prends pitié, mais R. Faokent prend son révolver et l’abat au moment où ce prisonnier allait peut-être encore nous donner le coup de grâce.» En octobre 1916, dans la Marne, il raconte qu’au moment de partir en permission, il prépare quelques souvenirs ramassés à l’occasion des dernières attaques, mais (p.21) « pan, dès que j’ai le dos tourné, on me chipe une belle carabine. » On sait que les officiers pouvaient ramener des trophées dans leurs cantines, mais on se demande comment des soldats pouvaient faire passer des armes si voyantes, notamment au passage aux gares régulatrices de permissionnaires. D’autre part, la passion de l’artisanat de tranchée a des conséquences harassantes dans les marches (p. 22): « Et moi qui ai Azor qui ressemble à un ballot de plomb, mes culots d’obus et bagues, c’est du lourd ! J’aurais bien envie de tout plaquer. »
Pour 1917 et 1918, il n’y a plus qu’une suite de dates et de lieux, soit A. Ghys a mis fin à ses notations, soit son copiste a, lui aussi, résumé à l’extrême le journal. L’élément intéressant de cette année 1917 réside dans la retranscription de quatre lettres qui terminent le document, et qui racontent en détail sa participation à l’attaque du 16 avril, sa blessure et son évacuation, il semble que pour lui ce soit « la bonne blessure » (p. 25, lettre du 19 avril 1917) : « Me voilà content, heureux, tranquille. »
En annexe, une lettre d’une jeune institutrice, signée H. ( ?) Delaporte, sans rapport avec le journal précédent, raconte ses deux ans à Beuvrages (Nord) en zone occupée. Elle relate ses conditions d’enseignement difficiles, l’autorité allemande décidant d’occuper l’école pour en faire un lazaret pour chevaux : ils sont relogés dans un ancien débit de boisson vétuste, glacial, et sans cour de récréation ni de cabinets ; (p. 33) « Pas d’abri les jours de pluie. On reste dans la classe. Des passants, des soldats s’arrêtent pour regarder comment fonctionne une école française. Nous continuons à leur faire voir que nous savons attendre d’être délivrés. »

Vincent Suard juin 2019

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Agard, Alban (1876-1942)

1. Le témoin
Alban Agard, originaire de Cestas (Gironde), exerce le métier d’instituteur à Bordeaux au moment de sa mobilisation au 140e RIT. Il rejoint en décembre 1914 le 360e RI et sert en Artois toute l’année 1915. Passé caporal en février 1916, il combat à Verdun du 20 au 30 mars, date à laquelle il est blessé et évacué. Après 6 mois d’hospitalisation, il est réformé et reprend ses fonctions d’instituteur. Il finit sa carrière à l’école de garçons de la rue Paul Bert à Bordeaux en 1936.
2. Le témoignage
Le journal de guerre d’Alban Agard se présente sous la forme d’un recueil dactylographié de 50 pages, avec 6 pages d’annexes. Le document est accompagné d’une note explicative (p. 47) rédigée par le fils d’Alban, André Agard, « en vue d’expliciter quelques indications fournies par le journal. » Un ajout de Jean-Louis Agard, petit-fils d’Alban, signale que l’original se présente sous la forme de deux carnets toilés mesurant 9×14 cm. En annexe sont reproduites en fac simile les pages du carnet qui concernent l’attaque du 9 mai 1915.
3. Analyse
L’intérêt du document réside dans la description des conditions d’existence des soldats dans les tranchées de différents secteurs de l’Artois, pendant l’année 1915 : c’est l’évocation récurrente de boyaux sommaires, de tranchées exposées au danger (tirs, marmites, mines…) avec une humidité omniprésente. En décembre 1914, par exemple, les tranchées sont (p. 4) : « de véritables mares, les pieds sont toujours mouillés, c’est d’une tristesse profonde, (…) nous n’avons pas la force de manger, on ne ferait que boire de l’alcool, si on en avait suffisamment. ». En février 1915, il évoque à titre d’exemple une prétendue position de réserve, mais qui consiste à aller à « 40 mètres des boches » (p.8) : « Tranchée sans abri. La nuit la pluie commence à tomber. Je dors sur le côté de la tranchée, sous la pluie. Jamais nous n’avons été si mal. Les balles pleuvent et l’endroit est assez dangereux. » Il décrit aussi le repos à l’arrière, la vie à Barlin ou Hersin-Coupigny, les corons de mineurs; il fait des remarques « ethnographiques », ainsi il loge dans un coron où se trouve une famille de réfugiés, avec quatre enfants dont l’un, à huit ans, fume une cigarette devant sa mère (p. 13) : « Il paraît que c’est la mode chez les mineurs. Jolie mode ! » La description de sa participation à l’offensive du 9 mai 1915 (p. 18) est précise, lui et ses camarades étant d’abord déçus que leur compagnie (17e) doive attaquer la première, mais le sang-froid revient ensuite car «notre rôle sera peut-être moins rude que celui des autres compagnies qui doivent continuer l’offensive sur les tranchées de 2ème et 3ème ligne. » Son récit peut être mis en relation avec celui de R. Cadot (18e Cie – cf sa notice CRID). La poursuite des combats à Carency au début de juin provoque chez lui une immense fatigue physique et psychologique, ces combats le laissent « très abattu » (p. 24). A cet égard, la cérémonie de remise de la médaille militaire à Marcel Dambrine, le 8 juin, ne lui remonte guère le moral. L’adjudant Dambrine est un chansonnier, engagé volontaire, célèbre au régiment pour avoir composé la chanson du 360e Les vieux poilus. L’encadrement encourage la diffusion de ce chant entraînant et viril, qui popularise le « patriotisme du numéro» (R. Cadot). Déjà avant l’attaque, A. Agard note (7 mai) qu’ «à 6h30 Dambrine vient nous chanter la chanson du 360e ». Blessé fin mai, le chansonnier est décoré le 8 juin sur sa civière en présence du régiment (dossier photographique Gallica « chanson du 360 »). La description qu’en restitue notre auteur est intéressante (p.24) : « Véritable parade de comédie, étant donné surtout le tempérament du décoré. Les photographes ne manquent pas ; aussi, cette cérémonie ajoute encore à mon découragement. Les motifs invoqués disent que blessé, il a continué à chanter. Il a bien chanté, mais c’était par l’autre bouche et dans ses pantalons. » En juillet, l’auteur réussit à trouver une place de cuisinier (p. 28) et s’il estime que la tâche sera plus dure au cantonnement, celle-ci sera beaucoup moins périlleuse pour les tranchées.
A. Agard évoque précisément les fraternisations de décembre 1915 (bien décrites par le caporal Barthas), ici dans le secteur de Mont-Saint-Eloi. Ces trêves sont d’abord provoquées par la pluie continue qui transforme les tranchées en véritables mares (p. 38) : « Vu l’état des tranchées, Boches et Français fraternisent. Ils montent sur le parapet et échangent leurs impressions. Les uns comme les autres ont assez de la guerre et déclarent ne plus vouloir tirer sur des fantassins. (…) au rapport on a condamné ces gestes de fraternité (…) les relèves se font en plein jour et à découvert sans que des coups de feu ne soient tirés. Si ces faits sont seulement une conséquence de l’obstruction des boyaux, je souhaite qu’ils restent pleins de boue jusqu’à la fin de la guerre, mais je crois qu’il y a aussi de part et d’autre une lassitude générale. »
En février 1916, l’auteur perd sa place de cuisinier et est nommé caporal, contre son gré (p. 41) : « tout embuscage m’est donc interdit maintenant.» Il attribue cette brimade au lieutenant Jasson, qui commande la compagnie, lui reprochant de s’acharner après lui «Je vois là-dessous une conséquence de ses idées politiques car je ne suis pas le seul visé comme instituteur. » Le journal se clôt enfin par l’épisode de Verdun ; ils passent d’abord quelques jours en ville où ils attendent anxieusement l’ordre de monter en première ligne. C’est le 25 mars 1916 qu’ils se mettent en route, mais le rassemblement des hommes lui suggère une description bien amère (p. 45) : « Nos officiers sont brillants, commandant en tête. Ils sont ivres à tomber, surtout Jasson. C’est un spectacle écoeurant. » Ils tiennent ensuite une position en face du Fort de Douaumont, il en estime la distance à 150 mètres environ, et le 30 mars il est touché: « Vers 11 heures, je reçois un éclat qui traverse mon genou gauche. Abandonnant tout, je cours vers le poste de secours. » (p. 46). Il raconte ensuite sa difficile évacuation, les voitures médicales ayant été démolies par les obus. Lui et des blessés doivent attendre 24 heures de plus, et malgré leurs protestations le deuxième soir la situation se reproduit « nous sommes là de nombreux blessés qui souffrons de ce service. Nous avons beau protester, rien n’y fait.» Pour lui, il y aura 48 heures de délai entre sa blessure, de moyenne gravité, et son arrivée dans une caserne-hôpital à Verdun. C’est avec cette arrivée sur le lit 17, salle 8, que se termine cet intéressant document.

Vincent Suard juin 2019

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Lefebvre, Jeanne (1876-1924)

1. Le témoin
Jeanne Lefebvre, née Choquet en 1876, fait partie d’une famille de la bourgeoisie de Saint-André (Nord), un faubourg de la ville de Lille. Elle est l’épouse de Charles Lefebvre, (1869-1953), artiste possédant un prospère atelier de typographie sis rue de Béthune à Lille. De leur mariage en 1898 sont nés André (1899), Charles (1901) et Denise (1903). Isolée avec ses trois grands enfants en août 1914 après le départ de son mari, dont elle reste longtemps sans nouvelles, elle vit les quatre années d’occupation à Saint-André, refusant d’envisager l’évacuation en France libre via la Suisse, à cause de sa chère maison, mais surtout de ses deux garçons, consignés par l’occupant. La famille est à nouveau réunie en décembre 1918, mais Jeanne meurt prématurément d’une rupture d’anévrisme à 48 ans le 25 décembre 1924.
2. Le témoignage
Moi, Jeanne, mon journal intime sous l’occupation a paru aux éditions Jourdan (2016, 351 pages). Monique Marissal, la petite-fille de Jeanne Lefebvre, a montré à l’écrivain Francis Arnould ces cahiers écrits pendant la Grande Guerre, et celui-ci les a mis en forme avec un grand souci de fidélité. Il s’agit de 4 cahiers d’écolier de différents formats, avec une écriture et une orthographe de qualité. F. Arnoult nous a appris (mai 2018) qu’il « s’était contenté de recopier et de mettre en page sans modifier quoi que ce soit au texte », démarche précieuse pour l’historien. L’ouvrage commence par une évocation de la famille à la Belle Epoque (p. 7 à 16), suivent le journal proprement dit (p. 17 à 338), un épilogue fort utile (p. 339) et enfin des reproductions de dessins et croquis de Charles Lefebvre.
3. Analyse
Le journal commence le 15 janvier 1915, c’est-à-dire à partir du moment où pour l’auteure, il était devenu vain d’espérer communiquer avec son mari de l’autre côté du front. En effet, et c’est la grande originalité de ce journal d’occupation, il se présente comme une longue communication à son mari, c’est une adresse « à ce cher Charles », tutoyant l’absent et lui décrivant la situation au jour le jour. Ce parti pris de rédaction rend très attachant le ton de l’ensemble, les remarques de la diariste étant aussi par ailleurs riches de faits. Jeanne Lefebvre est une représentante de la petite-moyenne bourgeoisie, maîtresse de maison fière de son intérieur, mais elle se retrouve rapidement en difficulté matérielle du fait de l’absence de son mari, et se transforme en ménagère inquiète qui doit constamment « compter ».
Ici quatre thèmes, pris parmi d’autres possibles ;
Communiquer
L’absence de nouvelles de son mari mine J. Lefebvre, les plaintes liées à cette incertitude sont récurrentes et douloureuses. Elle est jalouse des Allemands qu’elle doit loger (mai 1915) : « je me morfonds en les observant lire des lettres de quatre pages alors que je reste sans la moindre nouvelle » (p. 58). Les fêtes, les anniversaires, sont rendus lugubres par l’absence, « Il n’y a pas de fête sans toi, les jours normalement joyeux deviennent des jours de tristesse » (p. 88). Elle reçoit seulement en mai 1916 un signe indirect de vie de son mari, transmis par une connaissance. Mais si elle sait seulement qu’il vit « de l’autre côté », elle continue de se ronger les sangs : (décembre 1916) « et s’il nous avait oubliés, et qu’il en aimait une autre ; oh, mon Dieu, ne permettez pas cela, ce serait terrible ! » (p. 162). L’année 1917 est meilleure, si l’on peut dire, avec la mention d’une carte de vingt mots de la Croix rouge de Francfort et des nouvelles indirectes reçues par des connaissances. Tous les moyens sont mobilisés, ainsi en mai 1918, « j’ai commencé une neuvaine hier à Saint-Gérard avec Cécile et Denise, pendant neuf lundis, nous devrons dire 9 Pater et 9 Ave pour avoir des nouvelles de notre Charlot. » Cela semble fonctionner puisqu’en juillet ils reçoivent des nouvelles de Charles qui dit avoir été libéré (il était territorial) et bien gagner sa vie. Bien auparavant en 1915, une de ses amies avait appris que son mari se portait bien, son nom figurant dans une liste « tombée d’un aéroplane anglais ou français ». En février 1915, une voisine lui donne à lire des fragments du Petit Parisien et du Matin, mais on ignore comment ils arrivent en zone occupée (peut-être aussi « par aéro »). A l’autre extrémité du conflit, on apprend avec surprise en juillet 1918 que «Mme Berthoux a reçu un mandat de son mari, elle a été toucher 100 francs à la kommandantur. Son mari est à Billancourt, au parc d’aviation, il doit bien gagner sa vie pour pouvoir lui envoyer de l’argent » (p. 306). A la même époque, Roger Staquet-Fourné, qui a des relations bien placées dans la grande bourgeoisie industrielle de Lille, s’avère incapable malgré ses nombreuses tentatives, de faire passer de l’argent à sa mère.
S’alimenter
Le journal de cette ménagère est centré sur les préoccupations de ravitaillement, et ce souci devient obsessionnel, avec l’aggravation des réquisitions et des pénuries au cours de l’occupation. Avec sa situation matérielle fragilisée, ce témoignage illustre bien des conditions alimentaires maintenant bien étudiées dans une bibliographie récente (S. Lembré, par exemple). Le journal montre à cet égard l’importance de ce que l’auteure appelle le ravitaillement américain, après les pénuries du début de 1915 : (septembre 1915) « Nous sommes toujours bien approvisionnés par l’Amérique, outre le pain, nous avons du très bon café, du beau riz pas cher (…) ». Les magasins continuent en général à avoir des denrées librement achetables, mais celles-ci deviennent rapidement hors de prix pour la majorité de la population, ainsi en mars 1916 : « Heureusement que nous disposons de ce ravitaillement [celui du comité américain], tout pauvre qu’il soit, et dirigé par des gens très peu aimables, mais enfin, c’est toujours cela de pris et à un prix encore raisonnable. Dans les magasins, ils spéculent à qui mieux mieux, c’est dégoûtant de tromper et de voler ainsi les pauvres gens(…). » En 1915, le logement de soldats chez elle pouvait présenter un intérêt alimentaire, car ceux-ci faisaient souvent partager à la famille leur ravitaillement « ils nous donnaient tellement d’ouvrage [dérangent les habitudes domestiques], mais d’un autre côté nous procuraient notre propre nourriture et nous pouvions faire plaisir autour de nous » (p. 54). Ce n’est plus du tout le cas en 1917, le ravitaillement des Allemands est lui aussi insuffisant, et si les vols dans les jardins, vols de lapins par exemple, se multiplient, certains occupants s’en rendent aussi coupables. En 1918, on instaure des gardes civiques la nuit dans les jardins, pour tenter d’empêcher les vols, mais avec peu de succès. Une remarque de juillet 1917 de J. Lefevre peut résumer son vécu familial de l’occupation, sur le plan alimentaire: « Quelle tristesse de tout le temps s’entendre dire : « j’ai faim ! » On ne pourra jamais se faire une idée de ce que j’ai souffert de les entendre se plaindre de la faim et de ne pouvoir les rassasier. Ils sont tous les trois en pleine croissance, c’est l’âge où ils ont besoin de forces et de nourriture saine et abondante, tout ce que je n’ai pas » (p. 301).
Déportation et travail forcé des jeunes femmes
Lors de la «rafle de la semaine sainte» (Pâques 1916), des milliers d’habitants de l’agglomération, femmes comme hommes, sont réquisitionnés pour le travail forcé, essentiellement agricole. Ce qui l’inquiète dans cette nouveauté n’est pas tant la cruauté du travail forcé pour les filles (elle a déjà un fils « brassard rouge »), que les préoccupations morales que cela entraîne « c’est malheureux pour des jeunes filles bien de se faire emmener en compagnie de gens grossiers » (p. 109). Sa description, par ouï-dire, de la réquisition des femmes dans un quartier ouvrier le 27 avril, renforce cette inquiétude liée à la promiscuité sociale: « Aujourd’hui, c’était Wazemmes, mais par-là, c’est du bas peuple, les femmes étaient grises, elles chantaient et voulaient prendre les fusils aux soldats en échange de leur paquet, quand il faut être mélangé avec du monde pareil, quel désespoir. » La pression retombe à la fin de 1916 et les réquisitions de jeunes filles ne reprennent que ponctuellement, pour des tâches limitées, ainsi en mai 1917 : « Les demoiselles Grignez ont reçu leur convocation; elles qui étudiaient la sténo et l’anglais entre autres, vont plonger leurs belles mains dans la terre et aussi se retrouver au contact de toutes sortes de filles qui ne choisissent pas leurs expressions, c’est ça le plus grave, ce mélange entre la bonne éducation et la vulgarité. » (p. 193)
La perception des occupants
Les Allemands que J. Lefebvre doit loger font en général preuve de correction, elle ne s’en plaint pas au début de l’occupation. Progressivement, la multiplication des réquisitions et des humiliations finit par les lui faire détester; ce basculement se réalise lorsque l’occupant réquisitionne des lapins que les habitants élèvent pour compléter leur maigre régime (juillet 1916) : « Nous sommes devenus non des Allemands, comme ils veulent nous le faire croire, mais leurs esclaves, ni plus, ni moins» (p. 122). En août 1917, la saisie chez elle de ses cuivres (garnitures de cheminée, bougeoirs de piano, appliques…) la bouleverse littéralement, et impuissante elle décrit sa rage intérieure contre l’ennemi maintenant haï : «Heureusement, j’ai réussi à ne pas pleurer devant eux, je n’ai pas voulu donner satisfaction à leur cruauté diabolique » (p. 214). Hôtesse forcée à de nombreuses reprises, elle fait toutefois la part des choses, reconnaissant l’amabilité de certains soldats, et surtout ayant bien conscience que certains des combattants du camp d’en face subissent une guerre à laquelle ils sont forcés de participer : cela ne l’empêche pas de continuer à les détester collectivement, ainsi en novembre 1917 «J’ai eu un peu de sympathie pour certains gentils jeunes soldats qui ont logé un temps chez nous, ils ne souhaitent pas se battre et étaient envoyés à la boucherie contre leur volonté, mais maintenant, je les déteste tous sans exception. » Auparavant en août 1916, les échanges avec des soldats logés avaient pu être d’une grande franchise, voire teintés de politique, ainsi avec deux Allemands qui reviennent de Verdun : « ils disent que la guerre, c’est la faute aux capitalistes, ils ont sûrement raison, tout cela nous échappe (…) quand on les prend individuellement, ils sont comme nous, ils en ont marre et veulent la paix, mais s’ils le disent à leur chef, on les fusille, alors ils continuent à tuer des Français pour survivre, quelle atrocité (p. 127). Jusqu’à la fin, sa haine des occupants sera constante mais toujours questionnée, notamment avec cet exemple d’avril 1918, où elle reçoit la visite de deux soldat qu’elle avait logés trois ans auparavant « Ils venaient nous dire bonjour et qu’ils gardaient un bon souvenir de nous, même si maintenant je les déteste tous, je dois reconnaître qu’il reste encore quelques gentils qui haïssent la guerre autant que nous, mais sont obligés d’accomplir leur devoir. »
En octobre 1918, les garçons sont emmenés en Belgique, Jeanne et sa fille doivent se réfugier dans Lille intra-muros. A Saint-André, vidée de ses habitants par les Allemands, la maison est pillée, et toute la famille ne s’y retrouve au complet avec le retour de Charles qu’au début de décembre.
Vincent Suard mars 2019

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Platel, Anne-Marie (1897-1998)

Tout témoignage, même très conformiste et soumis sans esprit critique à une intense propagande conservatrice, patriotique et catholique, doit être pris en considération à condition d’en connaître le contexte. Celui des carnets d’Anne-Marie Platel est donné dans la présentation générale de Magali Domain au livre Mes années de guerre 1914-1919, aux éditions du Camp du Drap d’Or, Balinghem, 2018, 317 p., encart de 8 pages de photos. Cette présentation, sur 18 pages, très complète, rend possible une lecture en survol du témoignage lui-même.
Anne-Marie est née à Lille en 1897, fille aînée d’un industriel de Calais. Etudes chez les Ursulines. Elle demeure pendant la guerre à Calais (bombardée par avions et zeppelins) ou dans la résidence secondaire de Polincove, puis à Rennes à partir de l’automne 1917. Elle écrit sur de petits carnets dont le contenu n’était pas destiné à la publication, même s’ils ne contiennent rien d’intime. Elle restitue les informations données par L’Echo de Paris et La Croix ; elle en reçoit des officiers belges qui logent à Calais ; elle suit la marche des drapeaux sur une carte du front affichée par son père. L’épisode qu’elle décrit précisément est le bombardement du dépôt de munitions des Anglais à Audruicq dans la nuit du 20 au 21 juillet 1916. Du début à la fin, elle reste convaincue que la guerre menée par les Français, une juste guerre, sera victorieuse. Le 8 janvier 1917, s’interrogeant sur l’avenir, qui n’appartient qu’à Dieu, elle écrit : « Nous avons grand espoir que ce sera l’année de la victoire décisive de la Justice et du Droit sur la Barbarie et le Mensonge. » Et le 11 novembre 1918 est « le jour de Gloire ».
Les notations sur le début de la guerre évoquent la panique vers les banques et les épiceries. Les réclames de Kub et de Maggi sont des signaux placés par l’espionnage allemand. Avec cette note complémentaire (20 août 1914) : « La ruse du bouillon Kub et des potages Maggi était connue de l’état-major depuis 2 ans. Ils ont toujours fermé les yeux, laissant les Allemands compter dessus. Ceux-ci auraient pu, se voyant découverts, inventer autre chose qui nous aurait peut-être échappé. Ils ont donc fait semblant de rien et aussitôt la déclaration de guerre tout s’est trouvé arraché. A trompeur, trompeur et demi. » De plus, les Français possèdent cette poudre miracle qu’est la turpinite. Les Allemands ne tiendront pas car ils meurent de faim ; les Russes vont de victoire en victoire. Mais (26 août 1914), la France anticléricale avait besoin d’une punition. Elle l’a eue.
Par la suite, Anne-Marie signale le début de la bataille de Verdun (25 février 1916), les troubles en Irlande provoqués par les Boches (28 avril 1916), l’abdication du tsar (17 mars 1917), le recul des Allemands ce même mois, signe de déroute, l’offensive du 16 avril, la nomination des très catholiques généraux Foch et Pétain, le « monstrueux canon » qui bombarde Paris (30 mars 1918). Le 12 novembre 1917, Anne-Marie écrit que la victoire des maximalistes est ce qui peut arriver de pire à la Russie. Et le 2 décembre : « Les chefs du parti maximaliste sont Lénine et Trotski – de purs Boches dont la véritable identité est « von » quelque chose. » Malvy et Caillaux sont des traîtres. Un passage du 12 décembre 1917 mérite d’être largement cité : « Il [Caillaux] projetait de décider l’Italie à signer une paix séparée, puis, pensant arriver promptement au pouvoir, entraîner notre France dans cette déchéance et former une alliance avec l’Italie et l’Allemagne contre l’Angleterre et la Russie ! Il avait déjà conçu ces plans avant la guerre, et pour empêcher le perspicace et énergique Calmette qui avait vu clair dans son jeu, d’en signaler le danger, sa femme ne recula pas devant le crime monstrueux dont le retentissement fut étouffé par la grande catastrophe qui fondait sur le monde. Dernièrement, il fit une criminelle propagande en Italie, qui contribua en grande partie aux douloureuses défaites de ses armées. Enfin le voilà pris, il a beau se défendre en discours et en tirades, le « Tigre » Clemenceau est là pour faire la justice de ce traître qui, pendant que nos soldats se battaient généreusement, leur tirait dans le dos ! »
Rémy Cazals, avril 2019

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