Bauchond, Maurice (1877-1941)

1. Le témoin
Maurice Bauchond est un notable valenciennois, un érudit passionné d’Histoire de l’Art qui exerce la profession d’avocat. Âgé de 37 ans à la mobilisation, il est exempté à cause d’une forte myopie mais sert en août 1914 comme infirmier civil de la Croix-Rouge. Habitant avec sa mère, il vit toute l’occupation au centre-ville de Valenciennes; Il ne se marie qu’en 1922 et est après la guerre un des principaux animateurs du cercle Archéologique et Historique de la ville.
2. Le témoignage
Les «Souvenirs de l’invasion » de Maurice Bauchond, un journal d’occupation qui tient à l’origine en 500 pages d’écriture serrée, ont été publiés sous le titre Vivre à Valenciennes sous l’occupation allemande 1914 – 1918, Journal de l’avocat Maurice Bauchond, 374 pages, parution au Cercle archéologique et historique de Valenciennes Tome XIV – Volume 1 – 2018. L’ouvrage est édité, annoté et présenté par Philippe Guignet, Professeur émérite de l’Université de Lille et spécialiste d’Histoire Moderne. La préface, qui situe ce témoignage par rapport à l’historiographie actuelle, est rédigée par Yves Le Maner. L’édition, supprimant redites et longueurs, ne reprend pas l’intégralité du manuscrit, qui lui-même est muet pour l’année 1915. La publication, soignée, est accompagnée de photographies et de reproductions de documents locaux d’époque, ainsi que de 700 notes érudites, très utiles pour la connaissance du valenciennois pendant la guerre.
3. Le témoin
Ce journal d’occupation décrit, du point de vue d’un bourgeois local, les grandes phases de l’occupation, qui vont de l’incrédulité à la fin de l’été 1914, à l’apprentissage des relations avec les envahisseurs (logement, règlementation, réquisitions, alimentation…) puis à l’aggravation de la situation en 1917 (pénuries, disettes, amendes répétées) et 1918 (bombardements aériens, rapprochement de la bataille). Le diariste évoque les nouvelles, les anecdotes de l’occupation et ses propres relations avec les Allemands. Il les fréquente d’abord comme infirmier civil, puis évoque surtout à partir de 1916 ses responsabilités d’interlocuteur français des occupants dans le domaine des beaux-arts et de la préservation du patrimoine.
Les rumeurs
Le journal reprend presque quotidiennement les nouvelles, qui sont basées sur les conversations avec les connaissances de l’hôpital, du Palais – où il semble plaider rarement -, du musée ou de la Caisse d’Epargne, où il exerce des responsabilités. L’auteur recueille aussi des informations dans les journaux français, que l’on trouve encore au début de l’occupation, puis dans la presse allemande et le communiqué officiel. L’auteur évoque nombre de bruits et de on-dit, souvent faux, à un degré plus ou moins étendu : c’est le règne de la rumeur, à laquelle on ne croit qu’à moitié, souvent précédée de « on raconte » ou « on dit que », caractéristique des journaux d’occupation, surtout quand le front est actif. Il évoque par exemple en octobre 1914 (p. 89) une victoire française à Cassel « des troupes françaises massées au Mont-Cassel auraient canardé presque au sortir des trains les troupes allemandes en marche vers la côte.» ou p. 97 « on raconte que le Kronprinz est mort, que son corps a été autopsié par deux médecins allemands et un médecin belge, on aurait découvert qu’il avait été frappé par une balle allemande. » En général, les éléments rapportés par l’auteur sont plus proches des faits réels, mais la vérité émerge toujours avec un retard important.
Les pénuries, les privations
M. Bauchond évoque les pénuries, les réquisitions et les privations, mais en bourgeois aisé, il n’en souffre pas lui-même. Curieusement, il a tendance à plusieurs reprises à minorer les souffrances alimentaires des populations civiles, comme en mars 1916 (p. 158), «depuis 18 mois, le conseil municipal annonce à la population qu’on va être affamé et depuis 18 mois, on ne manque de rien, du nécessaire pour le moins. » Certes le ravitaillement de Valenciennes est meilleur durant la guerre qu’à Lille ou Douai, mais l’auteur, qui fréquente surtout un « entre-soi » social et reste au centre-ville, est peu sensible aux lourdes difficultés de la vie quotidienne des couches populaires, notamment des femmes de mobilisés. Plus averti des privations en 1917, il évoque (p. 256) une « Affiche étrange du maire conseillant de bien mastiquer les aliments et de les tenir longtemps dans la bouche avant de les avaler. »: il n’y a rien là d’étrange quand on sait ce qu’est la faim, et on peut faire la même remarque avec le terme « curieux » en mars 1917 (p. 262) « On assiste parfois à des scènes curieuses. Lorsque les soldats rentrent du charbon dans les bureaux allemands, c’est une foule de malheureux, hommes, femmes, enfants qui viennent quémander quelques morceaux, ils ont des seaux ; les soldats les remplissent. Ces jours-ci, j’ai assisté plusieurs fois à ce spectacle. » On le voit, cette distance sociale n’exclut pas l’empathie.
La protection du patrimoine
L’auteur évoque à de nombreuses reprises en 1917 et 1918 ses fonctions de co-responsable du Musée des Beaux-Arts, il doit réceptionner une série d’œuvres, issues des abords du front, et qui sont envoyées à l’arrière par précaution. Il reçoit par exemple des toiles venant du château de Saint-Léger-les-Croisilles (front au sud d’Arras, p. 215), de Cambrai ou de Lille; il explique en juin 1917 (p. 283) que « La ville reçoit un avis de l’inspection des étapes, le musée recevra la garde des objets d’art du front. Des salles du musée devront être à la disposition de l’autorité allemande pour les exposer. » Expert local et interlocuteur des spécialistes allemands, il négocie la préservation de quelques cuivres artistiques et de ferronneries d’art lors des réquisitions de métaux (p. 289) : « Sur ma demande, M. Burg se rend encore dans plusieurs maisons pour déconsigner des cuivres artistiques. » Avocat, il plaide la cause d’un certain nombre de cloches de la ville, justifiant leur sauvegarde par leur caractère patrimonial original et précieux : la plupart de celles de l’agglomération sont saisies, mais, dans le cadre d’une négociation, il réussit à en sauver un certain nombre, (p. 305) « J’ai pu sauver la cloche de l’heure de l’hôtel de ville dont on avait commencé l’enlèvement ».
Une relation particulière avec les Allemands
Les officiers-experts qui s’occupent du Musée et des œuvres sont cultivés et francophones, et P. Guignet souligne dans sa présentation « l’évidente jubilation que M. Bauchond éprouve à s’entretenir avec eux d’histoire et d’histoire de l’art » (p. 22). On peut par exemple citer ce passage d’emploi du temps assez représentatif (août-septembre 1917, p. 300) : « Au musée, le baron von Adeln procède à un nouveau rangement de toutes les salles ; il est très correct et très aimable avec moi et me raconte volontiers des anecdotes de sa vie. (…) Quelques visites d’officiers importants au musée ; visite du professeur Goldschmidt de l’Université de Berlin, auquel je suis présenté. Il examine les primitifs et les manuscrits carolingiens. ». Si, cédant à un anachronisme tentant, Y. Le Maner évoque les situations d’accommodement décrite par P. Burrin pour 1940-1944, P. Guignet parle malicieusement d’une attitude bavarde, aux antipodes de celle des hôtes français du « Silence de la mer » de Vercors. Cédant à ce même anachronisme, il nous est difficile de ne pas penser aux ennuis – mesurés – que l’auteur aurait probablement eus en 1944. Reste qu’après la guerre – la Grande – on lui sait gré de son action en faveur du patrimoine valenciennois.
Un bourgeois pacifiste
M. Bauchond est un pacifiste, il déteste la guerre et le dit du début à la fin du conflit, par exemple le 13 septembre 1914 (p. 59) : «Comme nous désirons de tout cœur et ardemment la victoire des Français. Mais on ne peut souhaiter la mort de ces pauvres gens [les soldats allemands]. Oh non ! Le patriotisme bien entendu n’entraîne pas la haine. Que la guerre est donc odieuse ! » Il souligne à plusieurs reprises la correction des Allemands logés en ville, déclare qu’il a toujours vu le soldat allemand sans haine (janvier 1916), et qu’il déteste les jusqu’au-boutistes, « suppôts de l’Action française et autres journaux nationalistes » (p. 193), et « Maurice Barrès et sa bande ». Lors de ses conversations, il est souvent obligé de taire ses opinions modérées avec ceux qu’il rencontre, et si on ajoute la mention fréquente de valenciennois détestant l’occupant, l’auteur apparaît plutôt isolé. Il rapporte ainsi une rencontre avec un de ces « nationalistes», personne qui par ailleurs fait preuve d’une étonnante clairvoyance chronologique (11 novembre 1916, p. 224) : « Rencontre d’Albert Carlier : quel fougueux nationaliste et quel esprit dangereux ! Pour lui, la guerre durera encore deux ans au moins et ne peut se terminer que par l’écrasement total d’un des adversaires, dût-on tous périr de chagrin. […] Et dire que ces gens se croient des chrétiens. »
L’Alsace- Lorraine
Pour hâter la fin du conflit, et dans cette même logique d’apaisement international, l’auteur mentionne à plusieurs reprises son désintérêt pour la récupération de l’Alsace-Lorraine, et il évoque son hostilité avec ceux qui en font un préalable à toute paix ; il le dit en 1916 (p. 165) : «surtout que les Alsaciens-Lorrains ne désiraient pour la plupart rien moins que le retour à la France. » Il le reformule en 1917 (p. 303) à l’occasion d’ouvertures de l’Alliance «Va-t-on sacrifier quelques millions d’hommes pour récupérer une province qui n’est pas française et que l’on sait si peu désireuse de le redevenir que l’on craint de confier la décision au sort d’un plébiscite.». Le thème revient encore au début de 1918 (p. 311) : «L’Alsace-Lorraine toujours : ce brandon de discorde se dresse toujours bêtement pour continuer à faire tuer des gens qui s’en fichent pas mal. »
Les opérations autour de Valenciennes en 1918
La ville est de plus en plus frappée par les attaques aériennes anglaises en 1918, et le récit évoque les alertes, les quartiers frappés, les victimes. A l’automne, le front se rapproche, et l’auteur narre le déménagement par les Allemands de tous les objets du musée pour les mettre en sécurité à Bruxelles. En octobre la bataille de l’Escaut est violente, et – outre ceux qui ont été évacués de force – beaucoup d’habitant essaient de fuir vers la Belgique. Le diariste raconte que son départ à pied a été remis car la poussette chargée de ses bagages était beaucoup trop lourde. Il se claquemure chez lui en attendant les Anglais (15 octobre 1918, p. 343) : «Il revient énormément d’évacués. Tous sont d’accord pour décrire la misère terrible de la route : gens malades, ravitaillement impossible, logements difficiles, accidents, poussettes cassées, membres brisés, enfants égarés, plusieurs blessés et même quelques morts. ». C’est le samedi 2 novembre à 8 heures du matin qu’une clameur l’alerte : « Voilà les Anglais ! »
En définitive, comment replacer ce témoignage singulier, comment évaluer sa représentativité ? P. Guignet et Y. Le Maner soulignent les discordances avec une certaine « vulgate historiographique » de l’occupation, passée comme récente ; le pacifisme foncier de M. Bauchond, attitude rare au sein de la bourgeoisie, le rapprocherait plutôt de la gauche socialiste, mais on a vu qu’en fait il en est très loin, à la fois par son statut de notable traditionnel et par son manque d’intérêt pour les conditions de vie réelles de la majorité de la population. Par ailleurs, son insistance sur l’Alsace-Lorraine le singularise également ; ce n’est pas que les autres diaristes, occupés comme soldats du front originaires du Nord, soient pour ou contre son retour, mais ils n’en parlent en fait pratiquement jamais : pour eux, ce qui compte, c’est avant tout que les Allemands soient chassés des « Régions envahies», celles de 1914.
Vincent Suard, mars 2019

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Pommard, André (1888-1916)

1. Le témoin
André Pommard est né à Vanves en 1888. Exerçant la profession de typographe, il est exempté à la mobilisation pour « faiblesse générale ». Rappelé en février 1915 et versé au groupe cycliste de la 1ère Division de cavalerie, il est engagé en Artois à l’automne. Muté au 10ème Bataillon de chasseurs à pied en décembre 1915, A. Pommard est tué le 31 mars 1916 à Verdun dans le secteur du Fort de Vaux.
2. Le témoignage
Le texte, non publié, représente 138 pages manuscrites de petit format, et nous est parvenu – merci à Patrice Foissac, président de la Société des études du Lot – sous la forme d’une reproduction photocopiée. La fin du manuscrit se termine par : «ce sont les dernières lignes du carnet de route de notre père (…) » d’après une copie de René Pommard, le 4 décembre 1970. Une mention supplémentaire postérieure ajoute : « d’après une copie de René Pommard, à sa fille Michèle, copie intégrale du carnet de route de son grand-père André Pommard », signé Myrtille Remond, le 8 octobre 1997.
3. Analyse
Le journal de front d’André Pommard contient de nombreuses mentions, journalières et concises, et ressemble en cela à un carnet de guerre assez classique. Toutefois, les annotations prennent souvent un tour plus intime et donnent des éléments du vécu de la campagne par ce cycliste, rapidement devenu chasseur. Un exemple en novembre 1915 (p. 22) : « Et si je ne revenais pas ? A cette pensée, je souffre à l’idée de la douleur de ma chère petite femme. Allons, je ne dois pas me laisser amollir, j’ai au contraire besoin de tout mon courage, c’est le plus sûr garant de ma conservation. » Il évoque les tranchées d’Artois gorgées d’eau de l’hiver 1915, et avec les peaux de mouton touchées en novembre, il compare sa section à un village de sauvages du jardin d’acclimatation. Dans le secteur d’Aix-Noulette, vers la période de Noël 1915, le travail d’entretien des tranchées est très pénible, et aussi très déprimant, de par le spectacle offert par les boyaux inondés (p. 55) : « (…) la boue profonde de quelques mètres qui forme mare en certains endroits du boyau et que nous contournons pour ne pas être enlisés, des morceaux de capotes auxquelles tient un os, une main verdâtre dépassent de cette fange. Plus loin, dans la paroi un pied et une main dépassent d’un demi-mètre dans le boyau. Un cadavre de noir repose sous une claie posée sur le sol, la boue lui sert de linceul et seule l’odeur qu’il dégage décèle sa présence. Quelle horreur ! » Le cafard frappe souvent, et A. Pommard évoque sa femme et ses enfants pour se remonter le moral ; la lassitude générale, déjà forte à cette période, fait penser à celle de 1917, ainsi en novembre 1915 (p. 38) : « Aujourd’hui ferme ma vingt-septième année, je n’en suis pas plus fier pour cela. Je donnerais bien 10 ans de mon existence pour la fin de la guerre dont je ne prévois pas la fin, malgré que dans mes lettres j’assure le bon espoir que j’ai de la paix. » ou en janvier 1916 (p. 78): « Quand donc cela va finir, j’en ai par-dessus la tête, mais alors par-dessus !».
L’auteur évoque une messe célébrée par l’aumônier du bataillon, signalant que « bien entendu » la présence y est facultative. Il décrit aussi longuement une installation de douches, et produit une vivante – et rare – description du passage des soldats sous le mince filet (janvier 1916, p. 76) : « A 13 heures, douches, ah ! ces douches militaires ! Un appareil pour chauffer l’eau, quatre baguettes au- dessus desquels est monté un tuyau horizontal, le tout installé dans une grange dont les murs percés sont dissimulés par des toiles de tente. Comme il fait très sombre, une bougie révèle de sa lueur incertaine les anatomies crasseuses et couvertes de boutons, œuvre de poux voraces et indestructibles. Quatre poilus s’installent dans les quatre baquets vacillants et quatre maigres jets essaient en quatre minutes (temps accordé) de décrasser quatre corps auxquels un bain prolongé serait absolument nécessaire pour mener à bien l’œuvre de propreté que nos hygiénistes militaires se proposent. Evidemment c’est mieux que rien, mais ce n’est pas ça ! ». En février 1916, son unité est transférée dans la Somme, et alterne repos (qui pour les hommes n’en est pas un, souligne-t-il), et exercices. Il évoque les plaintes de sa femme sur sa paresse à envoyer des nouvelles, alors qu’il dit écrire tous les deux jours, sans rien mettre dans ses lettres qui puisse justifier les rigueurs de la censure : il pense qu’il s’agit tout de même de saisies (février 1916, p. 98) : « Quelle triste institution que cette censure ! »
Le 10ème BCP est alerté et rapidement transporté à Verdun à la fin février 1916, mais n’est pas engagé immédiatement et l’auteur cantonne d’abord sur une péniche sur la Meuse (6 mars). Il vit un premier engagement violent, fortement marmité, dans le Bois des Corbeaux vers la « redoute» de Vaux, du 11 au 17 mars. Alors qu’il est en deuxième ligne, sa section est prise dans un violent bombardement (12 mars 1916, p. 125) : « Un obus abat 6 camarades affreusement mutilés, il n’en reste que quatre, les autres sont en bouillie, des morceaux de chair pendent à toutes les branches, une cuisse tombe près de ma tente. Aucun n’a souffert, heureusement. Je fais partie de la corvée pour enterrer mes infortunés camarades. » Lors de la redescente vers l’arrière après ce premier contact avec le front de Verdun, il souligne que la joie n’est « pas mince » de se retrouver indemne après tant de dangers. Il a aussi une pensée pour ceux qui ont pris leur relève (17 mars 1916, p. 132) : «Il fait un temps superbe et j’ai le cœur serré pour les malheureux qui nous ont remplacés et qui tombent alors que la vie apparaît si belle dans le soleil printanier. »
Après la description d’un repos réparateur, apparaît une dernière mention à la page 135 : «Jeudi 30 mars. Départ à 7h45 pour aller au parc à fourrage à Bévaux. Après la soupe nous devons monter en ligne. » puis en rajout : «Ce sont les dernières lignes du carnet de route de notre père. Tué le lendemain à 17 heures dans les tranchées ouest du fort de Vaux. »
Vincent Suard, mars 2019

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Cadot, Roger (1885-1953)

1. Le témoin
Roger Cadot est un journaliste spécialisé dans le domaine boursier. Il commence sa carrière à la Cote Vidal puis est, entre les deux guerres, rédacteur en chef du Journal de la Bourse; il collabore aussi sur le tard au journal Le Monde. Marié en 1908, il est mobilisé en août 1914 comme sergent au 360 RI, régiment dans lequel il fait toute la guerre, étant démobilisé en 1919 avec le grade de capitaine. Mobilisé en 1940, il est fait prisonnier, puis est libéré de l’Oflag XII en 1941. De sympathie dreyfusarde, et en cela en opposition avec son frère plutôt royaliste, sa fréquentation des milieux boursiers fait de lui un libéral sur le plan économique, et c’est à la fois un humaniste et un conservateur sur le plan social. Son fils Michel aimait à évoquer le fait que ses articles avaient participé au dévoilement de l’affaire Stavisky.
2. Le témoignage
Les Souvenirs d’un combattant de Roger Cadot (671 pages) ont paru en 2010 chez Publibook. L’auteur signale en avant-propos que l’essentiel du volume a été rédigé entre 1940 et 1945, grâce à ses carnets, à sa correspondance, à des documents militaires et à «son excellente mémoire». En 1915, on lui avait confié la rédaction du journal de marche du bataillon et en 1918, c’est son colonel qui lui avait imposé d’écrire une partie du l’historique du 360 RI (p. 547) : «J’eus toutes les peines du monde pour rassembler la documentation voulue, personne ne s’intéressant à ce travail. Aussi étais-je obligé de rédiger « de chic », et ce bousillage me faisait horreur. » Ces travaux, dit-il, lui furent bien utiles pour la rédaction de ces souvenirs. L’auteur a aussi réalisé un grand nombre de dessins de guerre, ici absents du volume, mais sa petite-fille Elisabeth Cadot en a organisé une exposition à Hambourg puis à Bonn en 2018/2019. Au début de cette édition, réalisée par son fils Michel Cadot à partir de 2005, l’auteur dit aussi que ces souvenirs n’ont pas pour but d’être rendus publics (p. 11), « je n’ai eu à garder dans mes jugements, aucun des ménagements qui gênent les auteurs de mémoires et de souvenirs, tenus ou désireux de les faire connaître rapidement. » Cette franchise, originale, alliée à la qualité de l’écriture – l’auteur est aussi poète – donne un caractère incisif au propos.
3. Analyse
Sergent resté au dépôt, R. Cadot arrive à Notre-Dame de Lorette le 2 novembre 1914 avec le 360 RI. Il dit écrire aussi objectivement qu’il le peut, et lorsqu’il reconstitue des conversations, il explique essayer de « restituer l’atmosphère aussi fidèlement que possible. » Ce parti pris donne une prose naturaliste dont l’impact est renforcé par les noms véritables des protagonistes, comme par exemple p. 98, la description des mauvais éléments d’une escouade: « Seul faisait tache un groupe de la 15e, auquel donnaient le ton deux basses fripouilles, Malvaux et le coiffeur Orville, dont certains propos m’avaient déjà édifié sur leur compte. Leurs habitudes d’ivrognerie avaient séduit leur camarade Legouin, clerc de notaire aboulique et crasseux, qui ne les quittait pas. Un quatrième acolyte, le petit Cailly, rabougri, fielleux, avec un regard en dessous complétait ce peu sympathique ensemble. » Ce sont aussi de belles évocations des délices de l’arrière dans la famille Demailly à Petit-Servins, ou de la nuit en première ligne et de l’introspection qu’elle permet, lorsque le front est calme: dans ses réflexions et ses interrogations muettes, il témoigne du «profond désir de beauté et de pureté » qu’il sent en lui. On pense à Vigny quand il dit que pour lui, le seul moyen dont il dispose pour satisfaire ce désir «me semblait être de me guinder dans la volonté d’accomplir une tâche militaire avec tout le dévouement dont j’étais capable, et qui pourrait aller jusqu’au sacrifice de la vie. Je peux dire sans vantardise qu’aucun soldat n’a été animé à un plus profond degré que moi de la volonté de « servir » dans toute l’acception du terme. Il y avait, dans la notion du devoir militaire, une simplicité qui séduisait mon esprit épris de clarté, en même temps qu’un appel au sens de la grandeur, ou plus simplement à l’amour-propre, auquel je n’étais pas insensible (p. 133).»
Il décrit la dureté des combats de la fin de l’automne 1914, avec des assauts sur des réseaux de barbelés intacts (p. 107) : « je me souviens d’une de ces attaques, exécutées par une compagnie de chasseurs dans des conditions atroces. (…) ». Il évoque, dans sa description de l’offensive du 9 mai 1915, son commandant de bataillon qui le jour de l’attaque leur recommande de ne pas faire de prisonniers (p. 173), mais à qui ils désobéissent (p. 177). La description des combats de l’Artois se termine par celle du chemin d’Angres (6 juillet 1915, p. 229) « Cinq cents tués ou blessés [au 360 RI] pour avancer notre ligne de 150 mètres sur un front d’un demi-kilomètre à peine ! Tel était le bilan de ces attaques partielles en quoi se résolvait la grande attaque du 9 mai. La prise du chemin creux d’Angres à Souchez fut la dernière de ces attaques absurdes. » . Il est en permission au début des trêves de décembre 1915, provoquées par la pluie envahissant les tranchées et les boyaux, et il décrit précisément ce qu’il voit en arrivant de l’arrière (p. 332): « j’eus la stupéfaction, à un ressaut du terrain, d’apercevoir devant moi, se détachant sur la grisaille du ciel, délavées et floues comme celles d’une photo voilée, des silhouette humaines debout à quelques mètres les unes des autres, formant une longue ligne qui se perdait dans le brouillard. C’était notre première ligne. Un peu plus loin, par devant, on devinait une ligne parallèle qui était celle des autres. » L’auteur évoque une lettre (p. 333) saisie par la censure et renvoyée au colonel, dans laquelle un soldat racontait ses conversations avec les Allemands, et disait qu’ensemble ils avaient maudit la guerre. R. Cadot a une analyse très différente de celle de L. Barthas, car, hostile aux socialistes (p. 157), il ajoute que ces témoignages «montraient la nécessité de lutter contre certains ferments de dissolution. »
L’auteur passe adjudant après l’attaque du 9 mai et souligne les avantages de cet avancement, qui le dispense de recourir aux subsides de sa famille. Nommé sous-lieutenant le 25 juin suivant, il se réjouit pour sa femme «dont les charges seront allégées.» (p.214). Il évoque aussi l’impression de malaise que provoque chez lui le passage au grade d’officier, car l’idée de ne plus partager la misère de ses compagnons lui est pénible. A partir de 1916, dirigeant une section de génie hors-rang, il est souvent à l’EM du régiment ou aux PC de bataillons et il décrit les officiers d’active, montrant les qualités de certains et l’insuffisance de beaucoup. Il évoque leur ignorance des réalités politiques et diplomatiques de la guerre, qui favorisait « une paresse d’esprit à laquelle la vie de caserne ne les avait que trop inclinés, et entretenait leur goût marqué pour les occupations futiles, cartes, apéritifs, femmes, bavardages stériles, etc. Généralement dévoués à leur métier, consciencieux dans l’exécution des ordres (…) ils retrouvaient dans cette guerre immobile les mauvaises habitudes des villes de garnison. (p. 272) » Il reconstitue les conversations, et livre par exemple le récit tout à fait prenant – il a pris des notes aussitôt après -, fait par un capitaine de la Coloniale, de la dramatique mission Voulet-Chanoine en Afrique en 1900 (p. 432 – 437).
L’auteur raconte des permissions, et par exemple expose en détail une visite qu’il fait au journal de bourse pour lequel il écrivait à la mobilisation. Plein de sympathie pour les patrons juifs qui l’emploient, il en fait une description affectueuse, bien que reproduisant des stéréotypes physiques de l’époque. Apprécié de son colonel, il bénéficie de fréquentes escapades à l’arrière, mais en ressent une gêne, car le tour des permissions régulières des hommes était constamment en retard. Il montre aussi que ses supérieurs n’ont pas saisi l’importance de ces repos pour la troupe (p. 487): «beaucoup de chefs de corps en étaient restés à la notion de permission faveur, alors que la permission avait été promise comme un droit. »
En 1917, R. Cadot considère que ses hommes, sauf les Alsaciens-Lorrains et quelques Parisiens, n’ont pas la haine des Allemands et se résignent mal « aux côtés cruels de la guerre ». Pour lui, les soldats de sa section sont de braves gens, mais travaillés par un intense travail de propagande pacifiste auquel se livre la « tourbe politicienne » (p. 487). Déniant à ses hommes une opinion autonome, il les décrit comme circonvenus dans les gares, autour du zinc «où on leur glissait des paroles empoisonnées, on leur remettait des tracts (p. 489)». Lors de l’offensive du 16 avril, il décrit la mutinerie de sa section équipée (p.490) qui refuse de partir : « qu’on nous donne nos permissions, nous marcherons après ! » R. Cadot reproduit le discours qu’il leur adresse, jouant sur l’affectivité, en indiquant que les « gradés et quelques hommes iront se faire tuer seuls, à leur place ». Cet incident se clôt par le départ de la section («un se lève, les autres suivent.») et l’auteur signale que ses supérieurs ne surent jamais rien de l’événement. L’auteur a une vision paternaliste de ses subordonnés, soulignant les rapports confiants, souvent même affectueux, qui unissent les officiers de compagnie avec les hommes. En même temps il les comprend mal, et refuse le doute pour lui-même (p. 420, « la mélancolie n’est pas une attitude militaire. »). Sa réception du Feu de Barbusse témoigne bien de cet état d’esprit (été 1917, p. 511), ce livre lui a été recommandé par le commandant Crimail, et on a noté plus haut que R. Cadot n’était pas antisémite : « Je lus ce livre amer et sombre, où des pages criantes de vérité alternaient avec des tirades déclamatoires (…) où un réalisme désolé n’a pour correctif qu’un âpre aspect de révolte contre l’injustice du monde et la hiérarchie sociale qui le perpétue. (…) Quel que fût son mérite littéraire, un tel livre, paraissant en pleine bataille, ne pouvait être considéré par les officiers du front que comme une drogue pernicieuse pour l’esprit des troupes. Mais les rêveries anarchistes font toujours résonner des cordes profondes dans les âmes judaïques et l’ingénieur Crimail était juif… Heureusement que les poilus ne lisaient guère. »
En 1918, il évoque sa rencontre avec le jeune Henri de Montherlant, et l’impression déplaisante laissée (paresse et morgue, p. 587). Montherlant est blessé sur un pré d’exercice de l’arrière, pour la seule fois du séjour où « trois ou quatre obus vinrent exploser ». En 1919, il fait signer à R. Cadot démobilisé un certificat de blessure en « service volontaire», et se sert de ce papier pour obtenir la croix de guerre. L’auteur est choqué du procédé car, devenu secrétaire du Comité de l’ossuaire de Douaumont, Montherlant parlera des héros de la grande guerre comme à des pairs. « Si je l’avais su, j’aurais refusé de signer, par respect pour la mémoire de tant de combattants authentiques qui sont morts sans jamais avoir obtenu la moindre récompense. » Il s’agit d’une indignation des années vingt, car plus tard il change d’avis pour des raisons littéraires (p. 589) : « Aujourd’hui, après bien des années, je me dis que, tout bien considéré, c’eût été dommage, car nous n’aurions probablement pas le « chant funèbre pour les morts de Verdun », qui contient peut-être les plus belles pages qu’on ait écrites sur la guerre. »
Ecrit à mi-chemin entre la sensibilité d’un Maurice Genevoix et le ton tranchant du journal des frères Goncourt, qui dira, de plus, la part de la réflexion de l’homme mûr dans ce récit rédigé 25 ans après les faits ? En tout cas un témoignage de prix, en même temps qu’une œuvre véritable.
Vincent Suard, mars 2019

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Vernier, Alphonse (1897-1969)

Le livre de Bernard Vernier, La Guerre comme spectacle et comme réalité, est sous-titré Journal à deux voix de Magdeleine Lambin-Hassebroucq et de son fils Alphonse Vernier dans Comines occupée 1914-1917 (Paris, L’Harmattan, 2018, 642 p. + 16 p. d’illustrations quadri reproduisant des pages des carnets originaux). La petite ville de Comines (département du Nord) se trouve sur la Lys, juste à la frontière belge, très proche du front pendant la guerre (croquis p. 62-63). Passage incessant de troupes allemandes, de prisonniers français, anglais et même russes, à qui les habitants donnent quelque nourriture. Les témoins s’étonnent de passer des « soirées tranquilles » si près des combats (p. 133, 26 avril 1915). Les deux témoins étaient chacun au courant de l’existence du journal de l’autre ; les deux avaient commencé à écrire avant la guerre. La masse documentaire était trop importante pour être intégralement publiée ; un choix rationnel a été effectué. Cette brève notice ne peut donner qu’une idée très insuffisante de la richesse de ces deux témoignages. Ils débutent le samedi 1er août 1914 et vont jusqu’au 29 mai 1917, date de l’évacuation des habitants de Comines vers Waregem. Avant-propos long et précis de Bernard Vernier, fils d’Alphonse et petit-fils de Magdeleine.
Voir la notice Hassebroucq, Magdeleine (1874-1951).

Alphonse Vernier est né le 6 octobre 1897, après la mort de son père. Famille très catholique d’industriels. Etudes chez les jésuites. Ses propos pendant la guerre dénotent un garçon très conservateur, hostile aux dreyfusards, au général André, au nouveau ministère de mars 1917 : « Le dégoût nous prend à lire la liste des nouveaux ministres en France. Quel sale ministère ! » « Précocement politisé à droite », écrit Bernard Vernier dans son avant-propos. Il a beaucoup de goût pour le dessin et la peinture ; il deviendra artiste peintre. Ses carnets sont illustrés de dessins.
Pendant la guerre, il prend place souvent dans le grenier de la maison de sa grand-mère pour observer, pour contempler le spectacle extraordinaire qu’est la guerre. Il signale tous les bombardements, allant jusqu’à compter les obus qui tombent sur Comines. Surtout, il est passionné par l’apparition des avions et les combats aériens : « Je suis resté longuement au grenier à regarder évoluer les aéros » (2 novembre 1916). Il décrit les divers types d’appareils, leurs performances, les progrès réalisés. Il note les nouveaux modèles, les façons de combattre dans le ciel. Le 27 février 1917, par exemple, il admire les biplans Fokker qui sont un progrès « comme rayon d’action et ils tirent par devant ! Espérons que de notre côté les progrès n’ont pas été moindres sinon nous aurons un été funeste à notre aviation. »
Rémy Cazals, février 2019

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Hassebroucq, Magdeleine (1874-1951)

Le livre de Bernard Vernier, La Guerre comme spectacle et comme réalité, est sous-titré Journal à deux voix de Magdeleine Lambin-Hassebroucq et de son fils Alphonse Vernier dans Comines occupée 1914-1917 (Paris, L’Harmattan, 2018, 642 p. + 16 p. d’illustrations quadri reproduisant des pages des carnets originaux). La petite ville de Comines (département du Nord) se trouve sur la Lys, juste à la frontière belge, très proche du front pendant la guerre (croquis p. 62-63). Passage incessant de troupes allemandes, de prisonniers français, anglais et même russes, à qui les habitants donnent quelque nourriture. Les témoins s’étonnent de passer des « soirées tranquilles » si près des combats (p. 133, 26 avril 1915). Les deux témoins étaient chacun au courant de l’existence du journal de l’autre ; les deux avaient commencé à écrire avant la guerre. La masse documentaire était trop importante pour être intégralement publiée ; un choix rationnel a été effectué. Cette brève notice ne peut donner qu’une idée très insuffisante de la richesse de ces deux témoignages. Ils débutent le samedi 1er août 1914 et vont jusqu’au 29 mai 1917, date de l’évacuation des habitants de Comines vers Waregem. Avant-propos long et précis de Bernard Vernier, fils d’Alphonse et petit-fils de Magdeleine.
Voir la notice Vernier Alphonse (1897-1969).

Magdeleine Hassebroucq est née en 1874 dans une famille d’industriels du textile. Elle a fait ses études chez les Bernardines et est restée catholique très pratiquante. Pendant la guerre, elle exprime son horreur de voir que l’église devra être partagée entre offices catholiques et culte protestant. Elle critique la République anticléricale et souhaite que la France retrouve sa place de fille aînée de l’Église. Le maire, de gauche, est systématiquement critiqué et traité de  « canaille ».Certains propos de Magdeleine ont une dimension antisémite, caractéristique de la droite de l’époque. Membre de la Conférence de St Vincent de Paul, elle fait des études d’infirmière qui vont lui servir pendant la guerre. Amie de Louise de Bettignies, rencontrée à plusieurs reprises à Lourdes.
En 1896 elle a épousé Alphonse Vernier appartenant au même milieu et en a eu un fils également prénommé Alphonse. Son mari meurt en 1897. En 1907, elle se remarie avec Louis Lambin, d’une famille de notaires et de rentiers.

Très tôt, les troupes allemandes occupent Comines. On prie pour être protégé des bombardements, on distribue de l’eau de Lourdes aux blessés. Il faut se mettre à l’heure allemande et subir perquisitions et réquisitions. Celles-ci conduisent à la description des caves pleines de centaines de bouteilles de vin, ce qui rappelle le témoignage d’Albert Denisse (voir cette notice). On cache des pommes de terre et du grain. Parmi les occupants, il y a des barbares et des « gens convenables ». Certains sont odieux et atteignent « le dernier degré du sans-gêne » ; d’autres rendent des services. Alphonse offre une aquarelle à un Allemand sympathique ; certains viennent en « aimable visite ». On assiste à des disputes entre Saxons et Bavarois (20 juin 1915), à des jugements discourtois de Saxons sur les Prussiens (20 avril 1917). Un blessé allemand raconte la fraternisation de Noël 1914 (17 janvier 1915).

Les nouvelles parviennent assez rapidement : le torpillage du Lusitania ; les changements de ministère en France ; la révolution russe dès le 16 mars 1917. Celle-ci est plutôt mal perçue (p. 584) : « Mais ils élaborent aussi tout un programme de réformes à faire ! Ce n’est vraiment pas le moment. » L’offensive Nivelle du 16 avril 1917 est annoncée dès le 17. La présence des soldats allemands permet de suivre l’évolution de leur moral. Avec la durée de la guerre, leur confiance s’en va. On comprend que ça va mal en Allemagne car les occupants envoient toutes sortes de choses à leurs familles (p. 511). L’exaspération des occupés grandit aussi : « ils encombrent notre maison avec toute leur bocherie ! » (4 janvier 1917).

L’évacuation est un drame, d’abord une crainte, puis une réalité. Le lundi 28 mai 1917, Magdeleine écrit ce passage étonnant : « Puis ce sont les provisions dont nous avons encore tant ! Nous en garnissons tout un panier : riz, haricots, sucre, un peu de farine, cacao, chocolat, etc. Il en reste encore. Alphonse et Louis commencent à jeter dans les cabinets du riz, du sucre, de la crème de riz, etc. Nous en avons un vrai crève-cœur : « Jeter toutes ces provisions, tandis qu’une partie de l’Europe meurt de faim ! » Alors j’en entasse encore dans ma malle, dans les sacs, savons-nous ce que nous trouverons là où on nous enverra ! Mais l’idée fixe, c’est de ne rien laisser aux Allemands ! »
Rémy Cazals, février 2019

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Meunier, Henri (1869-1943)

1. Le témoin
Médecin pneumologue à Pau et père de famille, il a 45 ans à la mobilisation et est chargé de nombreuses responsabilités hospitalières. Il garde en même temps une activité de recherche et une petite clientèle privée. Il vient de perdre en janvier 1914 sa femme Geneviève, cette épouse disparue était une des sœurs d’Albert Deullin (voir cette notice).
2. Le témoignage
L’As et le Major, édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, éditions Encrage, Amiens, 2017, 148 pages, avec une préface de Jean Garrigues, continue l’ambitieuse entreprise éditoriale qui exploite l’important fonds d’archives d’une famille bourgeoise (voir notices des frères Résal), depuis le milieu du XIXème siècle et à travers la Grande Guerre. Etablie sur la base du prêt des archives des familles Goursaud et Meunier, cette publication associe deux corpus différents, d’une part (p. 31 à p. 83), les lettres envoyées par A. Deullin à sa sœur Elisabeth, et d’autre part (p. 85 à p. 143), celles envoyées par H. Meunier à son collègue et ami Henri Meige, un neurologue hospitalier réputé. La juxtaposition de ces deux correspondances est un peu artificielle, la seule vraie rencontre citée entre les acteurs ayant lieu en septembre 1916 lorsque A. Deullin emmène son beau-frère faire un vol au-dessus du front de Champagne.
3. Analyse
Le principal intérêt du témoignage du docteur Meunier réside dans la description de l’énorme labeur qui lui échoit en août et septembre 1914 en tant que responsable du dépôt de Pau, alors qu’il pensait faire partie, à la mobilisation, « d’une équipe de vieux médecins civils plus ou moins militarisés qui seraient chargés de surveiller quelques hommes laissés à la caserne » (p. 90) ; il raconte à son ami Henri Meige qu’il cumule la responsabilité du service médical du dépôt, de la surveillance des viandes (« j’ai dû en trois jours m’improviser vétérinaire »), de la surveillance de trois hôpitaux temporaires de la Croix-Rouge, du service de l’hôpital militaire proprement-dit, de la rédaction d’innombrables certificats et examens à produire, avec en plus l’inspection individuelle d’aptitude des 4800 hommes du dépôt. Il n’est aidé que par trois confrères civils, et parle de son épuisement devant cette tâche harassante. Il décrit en décembre 1914 (p.97) une intéressante journée-type « en attendant, voilà ma vie quotidienne depuis des semaines », et suivent, pour la journée, 18 rendez-vous/horaires, qui commencent à 8 heures – «c’est tard je le reconnais, mais attends la fin » – et se finissent à minuit (« rangement, tournée aux enfants, puis coucher et récréation en lisant le journal »). On peut simplement mentionner à titre d’exemple 14 h : « A l’infirmerie, incorporation de 160 à 180 hommes, c’est-à-dire défilé de ces hommes nus comme des vers que je dois apprécier le plus exactement possible au point de vue de l’aptitude à servir (…) Pendant 15 jours cela a été la classe 1892 (hommes de 42 ans), les 2/3 invoquant une raison de ne pas servir. Depuis une semaine, c’est la classe 1915 (hommes de 19 ans). C’est mieux et ça veut marcher. Mais quand j’arrive vers 17 h, je suis abruti, idiot et je commence à ne plus savoir ce que je fais. » Suivent encore des rendez-vous vous, tournées et contre-visites, et à 20 heures : « Dîner, fatigué, abruti, table silencieuse triste, les enfants n’osent parler. » Et il conclut par « voilà le cycle habituel. » Epuisé, il obtient un allègement partiel de ses fonctions en mars 1915.
Un autre intérêt des lettres réside dans l’évocation des préoccupations morales du docteur, lorsqu’il ausculte des individus pour des visites d’aptitude au front, et c’est un rare témoignage « de l’intérieur », où il montre qu’il a bien conscience de la portée de ses décisions (février 1915, p. 99) : « et cet examen, toujours grave, puisque, pour la plupart, il s’agit de la vie ou de la mort, je m’efforce de le faire avec toute mon intelligence et avec tout mon cœur. Que de psychologie, que de philosophie préside à cette tâche journalière ! » Il raconte à son ami le repérage de simulateurs (août 1915, p. 106) et les conséquences imprévues de ce signalement : « J’ai eu deux cas épatants pour lesquels j’ai mené une enquête digne de Sherlock Holmes (ictère picrique). » Il reprend son récit dans une lettre de novembre 1915 (p. 107) : « T’ai-je dit que j’avais été appelé à témoigner au tribunal et que j’avais passé là deux sales heures en entendant le commissaire du gouvernement réclamer pour mon bonhomme… le poteau !!! Je t’avoue que j’ai eu chaud et que, si jamais une pareille condamnation avait eu lieu, je n’aurais plus, ni aucun major de France, examiné un simulateur. Ma déposition, dans ces conditions, a été tout miel et, les avocats aidant, le bonhomme (…) s’en est tiré avec dix ans de travaux. » Sa générosité honore le médecin, mais le nombre important avéré d’exécutions après expertise médicale (« Crise des mutilations volontaires ») amène évidemment à relativiser la portée de son propos.
Disposant au printemps 1915 d’un emploi du temps plus raisonnable, il essaye de reprendre un peu de clientèle privée, « c’est que depuis neuf mois que j’ai fermé les guichets des recettes, je m’aperçois que le gouffre se creuse» (p. 103). Il évoque aussi plusieurs fois son sort privilégié, et son regret de ne pouvoir servir directement sur le front. Cette gêne morale est, dit-il, partagée par quelques-uns de ses amis, mais « pas Béarnais »: en effet, il est très critique vis-à-vis de l’esprit d’embuscade qu’il constate à Pau, et à la fin de la guerre, en avril 1918, s’il partage l’émotion des Parisiens touchés par les bombardements « gothiques et berthiques », il regrette de tout cœur que Bertha ne puisse lancer quelques obus à 1000 km, « ce serait une excellent chose pour l’équilibration de la mentalité territoriale. » (p. 126)
Vincent Suard , décembre 2018

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Deullin, Albert (1890-1923)

1. Le témoin
Maréchal des logis au 8e Régiment de Dragons à la mobilisation, il fait le début de la campagne (23 août) au 31e Dragons. Promu sous-lieutenant en décembre au 8e Dragons, il passe dans l’aviation en avril 1915, et vole sur Maurice Farman (MF 62, juillet 1915 – janvier 1916), puis sur Nieuport (N3, janvier 1916 – février 1917) ; nommé commandant de la Spa 73 à cette période, il rédige aussi des synthèses théoriques (emploi tactique de la chasse). Plusieurs fois blessé, il termine la guerre avec le grade de capitaine et vingt victoires homologuées. Resté pilote dans la vie civile, il se tue lors d’un essai de prototype en 1923.

2. Le témoignage
L’As et le Major, édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, éditions Encrage, Amiens, 2017, 148 pages, avec une préface de Jean Garrigues, continue l’ambitieuse entreprise éditoriale qui exploite l’important fonds d’archives d’une famille bourgeoise (voir notices des frères Résal), depuis le milieu du XIXème siècle et à travers la Grande Guerre. Etablie sur la base du prêt des archives des familles Goursaud et Meunier, cette publication associe deux corpus différents, d’une part (p. 31 à p. 83) les lettres envoyées par A. Deullin à sa sœur Elisabeth, et d’autre part (p. 85 à p. 143) celles envoyées par H. Meunier à son collègue et ami Henri Meige, un neurologue hospitalier réputé. La juxtaposition de ces deux correspondances est un peu artificielle, la seule vraie rencontre citée entre les acteurs ayant lieu en septembre 1916 lorsque A. Deullin emmène son beau-frère faire un vol au-dessus du front de Champagne ; ces deux témoignages n’en ont pas moins, l’un pour l’aviation et l’autre pour les hôpitaux de l’arrière, un réel intérêt (voir notice Meunier Henri).

3. Analyse
L’auteur utilise dans ses lettres à sa sœur un style enjoué, énergique et très oral, comme par exemple en décembre 1914 (p. 42): « nous avions combiné un coup épatant pour chiper une patrouille de uhlans ». Le ton est gouailleur, p. 35, après la Marne « Eh bien, que dis-tu de cette pile ? Est-ce soigné et appliqué à temps ? » ou en octobre 1914 (p. 40) « les Boches semblent avoir pris une bonne frottée sur l’Yser ! ». A sa sœur qui s’inquiète de le voir passer dans l’aviation, il répond qu’on n’y risque guère plus qu’ailleurs, et (p. 43) « Alors ? Et au moins, on doit s’amuser. » Un bon exemple du ton général des lettres peut-être pris dans un passage où, avant sa mutation dans l’aviation, il est observateur d’artillerie (mars 1915, p. 44) : « Et dix secondes plus tard…Bjii…ou…ou. Une bonne dégelée de mélinite me passe au-dessus de la tête et culbute mes Boches dans leur trou. La nuit, tandis que je pionce tranquillement dans mon gourbi, j’ai la volupté de les entendre réparer ce que nous venons de leur démolir. C’est très amusant et on recommence. »
L’auteur note que son sort de cavalier est plus enviable que celui de fantassin, mais la crainte d’être muté dans la « biffe » ne semble pas à la base de sa demande de mutation dans l’aviation (mai 1915, p. 47) : « J’y ai coupé la dernière fois et j’aurais été bon comme la romaine la prochaine. Remarque que je serais passé dans l’infanterie sans récriminations, mais je préfère auparavant choisir une arme bien dans mes cordes. » Il évoque ses combats, mais ne rentre dans aucun détail tactique ; son opinion sur les Allemands qu’il rencontre reste tout au long de la guerre méprisante, il les accuse de maladresse et de couardise, « c’est vraiment curieux de voir la sale mentalité de tous ces types-là. » (p. 53) ou en septembre 1915 (p.54) « (…) le Boche qui n’insiste pas dès qu’on lui court dessus, et nous sommes malades de rire, Colcomb et moi, de voir le vaillant guerrier piquer à mort vers le poulailler dès qu’il a reçu quelques balles… Immondes volailles ! » Il n’a pas de respect pour l’ennemi dans ses écrits (on pense au « couic » méprisant de Guynemer), et il n’évoque pas l’esprit chevaleresque, thème qui accompagne parfois la médiatisation de l’as dans les feuilles de l’époque ; c’est toujours un ton supérieur, sportif et détaché, qui accompagne les évocations de combat : (p. 70) mai 1916 Somme « Je ne sais pas s’ils ont [les Allemands] actuellement beaucoup de jeunes pilotes, mais la moyenne est lamentable au point de vue manœuvre, et on s’amuse de la plus charmante façon. »
Les lettres s’espacent à partir de l’été 1916 et deviennent plus concises, au moment où l’auteur fait « la chasse » à la N3 avec Brocard et Guynemer (« le gosse»), puis en 1917 où il prend le commandement de la N 73. C’est un chef énergique (4 mars 1917, p. 72) « je liquide deux pilotes qui ne me plaisent pas et je fais venir à leur place Charles de Guibert et Pandevan. Quelques jours de prison et de salle de police ont « rétabli l’ordre à Varsovie » et, somme toute, ça ne s’annonce pas trop mal. » Il est blessé en juillet 1917 après sa 17ème victoire (« boum, me voilà à l’hôpital ») et témoigne de la dépression qui touche son groupe à la nouvelle de la disparition de Guynemer (septembre 1917, p. 74) « tout le groupe est démonté depuis avant-hier par la disparition du gosse, qui n’est pas rentré de patrouille. » En 1917 et 1918, le ton est moins enjoué, et l’auteur informe souvent sa sœur des deuils de pilotes appréciés, il s’agit la plupart du temps de tués dans des combats, mais aussi à l’occasion d’imprudences caractérisées : (26 janvier 1918, p. 77) «Un Caudron de la C47 vient nous faire une visite (…). Vers 4 h nous les remettons dans leur aéro. Ils veulent nous épater par un décollage en chandelle. Perte de vitesse, vrille. Les deux types sont tués raides au milieu du terrain. On a beau être un peu cuirassé, c’est toujours très désagréable de voir de chics types se tuer bêtement. »
Pour l’exploitation historique du témoignage, il est difficile de savoir si le ton enjoué et hâbleur d’A. Deullin vise à rassurer sa sœur ou s’il est habituel et appartient au caractère énergique de son auteur; au vu de son palmarès (20 victoires) et en croisant avec d’autres lettres hors corpus, par exemple avec le capitaine Brocart des Cigognes, on optera pour le 1er degré : le pilote, issu des Dragons, adopte le style très « crâne » des jeunes cavaliers passés dans l’aviation, c’est une attitude souvent cultivée avec coquetterie, et dont l’exemple le plus célèbre est Roland Nungesser (courage, énergie et excentricité). C’est un habitus courant dans l’aviation, mais ce n’est pas le seul (voir Trémeau ou Vanier).
Vincent Suard, décembre 2018

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Prudhon, Joseph (1888-1952)

1. Le témoin
Joseph Prudhon, né dans le Jura, vit à la mobilisation à Saint-Denis (Seine) où, jeune marié, il exerce la profession de wattman. Après-guerre, il sera chauffeur de bus aux T.C.R.P. (R.A.T.P. depuis 1949). Ses différentes affectations ne sont pas établies avec certitude, mais il fait toute la guerre dans l’artillerie. Il semble qu’il serve au 104e RA jusqu’en mars 1915, au 9e d’Artillerie à pied ensuite, et il précise être passé au « 304e d’artillerie » en mars 1918. Pendant le conflit, il est successivement servant de batterie, téléphoniste puis ordonnance d’officier, chargé des soins aux chevaux. L’auteur appartient à une fratrie de quatre garçons et un de ses frères est tué en 1918 ; un frère de sa femme a été tué à l’ennemi à Ypres en 1914.
2. Le témoignage
Le Journal d’un soldat 1914-1918, sous-titré « Recueil des misères de la Grande Guerre », de Joseph Prudhon, a été publié en 2010 (L’Harmattan, Mémoires du XXe siècle, 308 pages). Eunice et Michel Vouillot, petits-enfants de l’auteur, ont retranscrit fidèlement des carnets qui tiennent dans cinq petits cahiers, rédigés avec une écriture serrée. L’ensemble est illustré de photographies diverses, étrangères au manuscrit d’origine. Les notations dans les carnets sont concises, et tiennent en général en quelques lignes chaque jour.
3. Analyse
La tonalité générale des carnets de J. Prudhon est sombre, le moral est souvent bas, et la récurrence des formules du type « je m’ennuie » ou « j’ai le cafard » est telle que l’on finit par se demander si le carnet ne joue pas un rôle thérapeutique, et si le sujet n’est pas réellement dépressif, c’est-à-dire ici plus que « la moyenne » dans des circonstances équivalentes. En effet, au début de la guerre, ce soldat est réellement exposé à la contre-batterie, puis, avec son poste de téléphoniste, il lui faut réparer les fils sous le feu ; pourtant, ensuite, ses fonctions d’ordonnance et de gardien des chevaux d’officier le préservent du danger commun aux fantassins, mais ce « filon » ne semble pas pour longtemps épargner son moral. J. Prudhon mentionne souvent son humeur noire, et les permissions appréciées auprès de sa jeune femme déclenchent logiquement, au retour, de très fortes crises de cafard.
En octobre 1914, en secteur à Amblény derrière Vingré, il signale que deux soldats du 104e d’artillerie ont été fusillés pour avoir déserté et s’être mis en civil (en fait des territoriaux du 238e RI, cf. Denis Rolland). Dès décembre, les mentions de découragement commencent (p. 53) « on s’ennuie pas mal, quelle triste vie » ; son passage à la fonction de téléphoniste est apprécié, mais les échecs français entre Trouy (pour Crouy) et Soissons en janvier 1915, ajoutés à la mort de son beau-frère, le minent:
– « 14 janvier 1915: cela devient long et n’avance guère
– 15 janvier : le cafard (…)
– 16 janvier : au téléphone à la batterie, je m’ennuie, je m’ennuie, je n’ai rien reçu de ma Finette [sa femme], quand donc finira ce cauchemar ? »
Arrivé au 9ème d’artillerie à pied de Belfort, il se plaint de manière récurrente de la nourriture : de mars à juillet 1915, il souligne que le pain est moisi, et la viande rare ou avariée. Il en rend responsable son officier, le capitaine F. Il explose le 24 mai (p. 73) « Nous sommes nourris comme des cochons. Les sous-offs ne peuvent plus nous commander, nous ne voulons plus rien faire tant que nous serons aussi mal nourris. Nous rouspétons comme des anarchistes, nous en avons marre, plus que marre. » La situation ne s’arrange pas en juin, il est exempté de service pour un furoncle, et il dit que ce sont des dartres qui « tournent au mal » à cause de la mauvaise eau infectée, et il attribue des malaises au pain moisi : « Pendant ce temps-là, nos officiers mangent bien et gagnent de l’argent, ils sont gras comme des cochons et nous regardent comme des bêtes, pires que des chiens.» La situation ne s’améliore qu’en juillet, grâce semble-t-il à la mutation de l’officier détesté (p.80) «Nous sommes mieux nourris depuis que nous avons réclamé (…) on voit que le lieutenant K. a pris le commandement de la batterie à la place de F., le bandit. ». Il décrit l’offensive de Champagne (25 septembre 1915) vue depuis les batteries d’artillerie, puis quitte son poste de téléphoniste en octobre : son travail jusqu’en 1918 sera essentiellement de soigner des chevaux d’officiers, de les accompagner, et de faire fonction de planton ou d’ordonnance.
Il insiste sur la joie qu’il a à partir pour sa première permission, qui arrive très tard (décembre 1915) « Quelle joie enfin, je pars voir ma chérie, après dix-sept mois de guerre ». A son retour, son sommeil est agité, il rêve « à sa Jolie » : « j’attrape le copain à grosse brassée, il se demande ce que je lui veux. » Après le retour de sa permission suivante, l’auteur restera sur ses gardes (p.189) : « Nous couchons les deux Adolphe Roucheaux, pourvu que je ne rêve pas à ma Finette, je tomberais sur un bec de gaz. » Le retour de chaque permission voit une nette aggravation des crises de cafard, et J. Prudhon explose de nouveau dans une longue mention le 26 janvier 1916 (p. 113) : « Je suis dégouté de la vie, si on savait que cela dure encore un an, on se ferait sauter le caisson (…) injustices sur injustices, les sous-off et officiers qui paient le vin à 0,65 et nous qui ne gagnons que 0,25, nous le payons 16 à 17 sous. C’est affreux, vivement la fin, vivement. (…) Tant que tous ces gros Messieurs [il vient d’évoquer les usines des profiteurs de la guerre] n’auront pas fait fortune, la guerre durera et ne cessera pas jusqu’à ce jour. C’est la ruine et le malheur du pauvre bougre.» Son unité est engagée à Verdun à l’été 1916 ; à partir de cette période, son propos mentionne de plus en plus des informations nationales et internationales prises dans les journaux, il est bien informé car c’est lui qui va à l’arrière chercher la presse pour son unité (parfois deux cents exemplaires). Il signale deux suicides le 10 juillet (p. 146) « encore un qui se suicide à notre batterie, cela en fait deux en huit jours, c’est pas mal. ». Au repos à côté de Château-Thierry en septembre 1917, il mentionnera encore trois suicides (19 septembre 1917, p. 233) : « un type de la première pièce se pend, et deux autres, dans un bâtiment à côté de nous. C’est la crise des pendaisons ! », joue-t-il sur une homologie avec la « Crise des permissions » ?
Avec la boue de l’automne 1916 dans la Somme, même si le danger est – en général – modéré à l’échelon, le service des écuries n’est pas de tout repos (14 décembre 1916, p. 180) : « j’ai du mal à nettoyer mes chevaux, ils sont tous les trois comme des blocs de boue. C’est épouvantable et je ne peux plus les approcher ; ils sont comme des lions. » Dans l’Aisne à partir de mars 1917, son secteur supporte, avant l’offensive d’avril, de vifs combats d’artillerie, qui s’ajoutent à la pluie mêlée de neige. Comme à Verdun, il raconte l’attaque du 16 avril vue de l’arrière, mais il n’a pas grande compréhension des événements ; l’échec global des opérations ne lui apparaît que le 23 avril. Et c’est le 26 qu’il note : « l’attaque n’a été qu’un terrible four. » Il évoque les interpellations dans la presse à propos du 16 avril : « Au bout de trois ans, c’est malheureux d’être conduits par des vaches pareilles [les généraux ? le gouvernement ?] qui empochent notre argent et nous font casser la figure. » Le 30 mai, il décrit à Fismes des poilus qui chantent la Carmagnole et l’Internationale à tue-tête et de tous les côtés. Il évoque aussi un front de l’Aisne très actif de juin à août 1917 (p. 226) : « Les Allemands déclenchent un tir d’artillerie terrible à une heure, sur la côte de Madagascar, jusqu’au plateau de Craonne. Toute la côte est en feu et noire de fumée. Quel enfer dans ce coin ! Vivement qu’on se barre. »
La tonalité sombre continue lors de la poursuite de 1918, elle est accentuée par la nouvelle de la mort de son frère en octobre. Le 9 novembre, il décrit des civils libérés dans les Ardennes, insiste sur leur pauvreté et leur maigreur. Si le 11 novembre est apprécié à sa juste valeur « Quel beau jour pour tout le monde, on est fou de joie », un naturel pessimiste revient rapidement lors de cheminements fatigants en Belgique puis avec le retour dans l’Aisne, J. Prudhon en a assez (26 novembre 1918, p. 296) : «Vivement la fuite de ce bandit de métier de fainéants, métier d’idiotie. C’est affreux, il y a de quoi devenir fou. ». Le 10 décembre 1918, la pluie qui tombe sur un village de l’Aisne ne l’inspire guère (p. 297) : « Il pleut : un temps à mourir d’ennui. C’est affreux. Les femmes du pays s’engueulent comme des femmes de maison publique, elles se traitent de ce qu’elles sont toutes : de restes de Boches ! Quel pays pourri ! » Le carnet se termine après quelques mentions plus neutres le 26 décembre 1918.
Dans les courtes citations proposées, on n’a pas insisté sur les passages neutres ou parfois optimistes – il y en a de nombreux – mais il reste que la tonalité globale est sombre : alors, caractère dépressif et introversion complaisante ou hostilité réfléchie à la guerre ? Certainement un peu des deux, mais la critique récurrente des officiers, l’allusion au fait que ceux-ci gagnent bien leur vie et l’idée que la guerre arrange des entités supérieures qui ont intérêt à sa poursuite donnent à ce témoignage l’aspect global d’une dénonciation formulée avec un caractère de classe récurrent : ce sont toujours ceux d’en haut qui oppriment ceux d’en bas. Il exprime cette révolte avec encore plus de force le 13 février 1918 (p. 256), avec il est vrai 39° de fièvre; il est, dit-il, malade sur la paille, à tous les vents : « Si, au moins, la terre se retournait avec tout ce qu’elle porte, la guerre et les misères, au moins, seraient finies pour les martyrs, et les plaisirs aussi pour nos bourreaux, nos assassins. »
Vincent Suard, décembre 2018

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Camondo (de), Nissim (1892-1917)

Né à Boulogne-sur-Seine le 23 août 1892. Puissante famille juive de Constantinople établie en France sous le Second Empire. Son père Moïse, riche banquier, fait construire un splendide hôtel particulier au parc Monceau, légué à la République pour devenir musée à la mémoire de Nissim, ce qu’il est aujourd’hui.
Études au lycée Janson-de-Sailly jusqu’au bac. Service militaire dans la cavalerie (3e hussard) de 1911 à 1913. Maréchal des logis. Après le service, ses études de Droit sont interrompues par la mobilisation. Il passe ensuite au 21e dragon comme mitrailleur et combat comme l’infanterie (« C’est un sale truc au fond que d’être fantassin », écrit-il en octobre 1915). Enfin il est transféré à l’escadrille MF33 d’abord comme observateur, puis comme pilote. Son avion est abattu par un Fokker le 5 septembre 1917 au-dessus de la Lorraine.
Le musée conserve les lettres envoyées principalement à son père, son journal de campagne, des coupures de presse et 1200 photos. Le courrier reçu par Nissim est perdu.
Le livre (Nissim de Camondo, Correspondance et Journal de campagne 1914-1917, aux éditions Les Arts décoratifs, 2017, nombreuses illustrations), après des pages de présentation générale de Sophie d’Aigneaux-Le Tarnec et Philippe Landau, est divisé en quatre chapitres :
– 1914 Un hussard patriote
– 1915 Les désillusions d’un dragon
– 1916 La cinquième arme
– 1917 Vie et mort d’un pilote aviateur
Un précieux index des noms de personnes termine l’ouvrage.

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Blunden, Edmund (1896-1974)

La Grande Guerre en demi-teintes. Mémoires d’un poète anglais. Artois, Somme, Flandres (1916-1918), par Edmund Blunden
Traduit de l’anglais par Francis Grembert
Editions Maurice Nadeau
Prix public : 25€

Le livre
Undertones of war est un classique anglais de la Grande Guerre. Salué comme le meilleur récit de son genre, ce texte a été publié à Londres en 1928. Le voici enfin traduit pour la première fois en français. Le poète Edmund Blunden y relate son expérience dévastatrice de la guerre de tranchées en France et en Belgique. Il prend part aux batailles meurtrières de la Somme, Ypres et Passchendaele, où il décrit cette dernière comme “le massacre, non seulement des soldats mais aussi de leur foi et de leurs espoirs”. Dans une écriture poétique mais sans emphase, il raconte la ténacité, l’héroïsme et le désespoir des hommes de son bataillon. Ce texte est enrichi de 31 poèmes de l’auteur composés sur le front. Edmund Blunden a été sélectionné six fois pour le prix Nobel de littérature.

À propos de l’auteur
Edmund Blunden (1896-1974) est un poète, auteur et critique anglais. Il a été professeur de poésie à l’Université d’Oxford. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été sous-lieutenant au Royal Sussex Regiment jusqu’à la fin de la guerre. Enrôlé à dix-neuf ans, il a participé à de lourdes offensives à Ypres et sur la Somme. Il a été décoré de la Military Cross.
Contact presse : Laure de Lestrange : 01 46 34 30 42 / editions.mauricenadeau@orange.fr

Extraits de critiques parues :

Aux idéologies figées de la Grande Guerre, le livre d’Edmund Blunden oppose une attention sidérante aux paysages dévastés et une empathie exemplaire pour toute forme de vie atteinte par la destruction.
(…)
Edmund Blunden ne généralise pas, n’explique rien. Le peu de vérité atteignable par sa remémoration ne semble susceptible d’apparaître qu’à travers l’exposition de singularités. Si elle comporte un enjeu référentiel direct, l’accumulation des détails concrets procure une émotion intense, déclenche la narration chez son auteur en même temps que le recueillement chez son lecteur.
(Pierre Benetti dans En Attendant Nadeau)

Il ose écrire dans la chute d’un chapitre :« Mais malgré tout, ce monde était beau » ; et cette pensée d’un survivant des combats de Beaumont-Hamel, d’un rescapé du piège de la Redoute des Souabes, d’un revenant de l’enfer de Thiepval, seul un poète pouvait oser l’écrire.
(Pierre Assouline dans La République des livres)

Ces mémoires sont d’une précision absolument démente, au taillis près, à la minute près parfois.
(Manou Farine – France-Culture – La compagnie des poètes)

Extraits de la préface (Francis Grembert) :

Inédit en français, La Grande Guerre en demi-teintes compte au rang des classiques du témoignage britannique de 14-18. Tout comme les ouvrages de Siegfried Sassoon, Robert Graves, Wilfred Owen et Vera Brittain, il n’a cessé d’être réédité depuis sa parution en 1928. Ces mémoires sont à bien des égards atypiques. La Grande Guerre en demi-teintes se démarque par son rejet du sensationnalisme et une démarche qui refuse tout didactisme. Dans cette chronique douce-amère, l’auteur a délibérément choisi l’euphémisme pour retracer son parcours de combattant. Qualifié de « long poème en prose » à sa sortie, l’ouvrage surprend par ses partis-pris, sur la forme comme sur le fond. La Grande Guerre en demi-teintes procède par la juxtaposition d’éléments disparates, reflets fidèles de la réalité. L’ironie qui s’en dégage n’est jamais complaisante. La première phrase du livre – « Je n’étais pas impatient d’y aller. » – résume bien le ton choisi pour évoquer la guerre.
La dénonciation de la guerre n’est pas son propos, du moins n’est-elle pas explicite. L’auteur préfère nous faire entrer sans commentaires superflus dans la routine de la vie des tranchées, avec ses codes, ses bizarreries et son quota de morts dans les duels d’artillerie quotidiens. Observateur scrupuleux des paysages, il s’imprègne des vergers, des marais et des maisons de Festubert et de Richebourg, des vallées dévastées de la Somme et du bourbier de Passchendaele pour les restituer avec une surprenante profusion de détails. L’art subtil d’Edmund Blunden consiste à allier les descriptions précises de villages et d’aménagements militaires à un détachement ironique permanent. Un des grands mérites de l’ouvrage est de nous montrer que le théâtre des opérations militaires n’est pas un vaste ensemble uniforme. Le combattant vit dans un secteur et non un autre. Il évolue dans des configurations de tranchées, de boyaux et d’abris à chaque fois différentes. Ce paysage temporaire est la référence unique du combattant, dont la survie dépend de sa capacité à s’adapter à un environnement hostile.
La Grande Guerre en demi-teintes est aussi, et peut-être avant tout, un livre d’une écriture dont la richesse n’est que rarement attestée dans les mémoires de combattants. On y goûte une langue généreuse, inventive, à la syntaxe méandreuse et hardie, qui n’hésite pas à puiser sans vergogne dans le riche passé des lettres britanniques. Shakespeare, Byron, Tennyson, Keats sont convoqués parmi d’autres. La réponse à la guerre est la littérature, semble nous dire Edmund Blunden. En recourant à un style complexe, nourri d’échos anciens, il affirme la persistance d’un héritage littéraire que la barbarie des tranchées n’a pas réussi à balayer.
(…) Cette volonté quasi obsessionnelle du mot juste pour dire l’indicible est ce qui fait l’originalité de ces mémoires, mélange subtil de topographie militaire, d’instants de camaraderie, de combats sauvages, d’absurdités administratives et d’érudition. L’objectif est clairement de rendre compte de la complexité de la réalité combattante et de dire la résilience des troupes. On se perd parfois dans ses longues phrases, agrémentées de chausse-trappes, de bizarreries et de ruptures en tous genres, mais cet égarement est porteur de sens : la guerre est multiple et tentaculaire, elle glisse entre les mains, mais il faut tenter de la dire.
La Grande Guerre en demi-teintes regorge de noms de camarades, qui associés aux lieux, personnalisent le récit. Les Doogan, Penruddock, Kapp, Cassels et autres Clifford ponctuent le récit et donnent lieu, au détour d’une phrase, à de petites notations qui en disent autant qu’un long portrait. Quand l’un d’eux meurt, Blunden ne s’attarde pas, par pudeur, par volonté aussi de ne pas tomber dans un pathos facile. Les « excellents compagnons » et les « parfaits amis » suffisent amplement à dire la force du lien, et le cas échéant la douleur de la perte. (…)
Tout au long de sa vie, Edmund Blunden, reviendra régulièrement sur la guerre, dans ses poèmes comme dans ses essais. Il sera nommé au poste de conseiller littéraire auprès de la Commission des Sépultures de Guerre et publiera des « poètes de tranchées » tels que Wilfred Owen et Ivor Gurney. Siegfried Sassoon affirmait que de tous les écrivains-combattants, il était sans conteste celui que son expérience combattante avait le plus obsédé. Il n’a jamais caché que la guerre le hantait et que le passage du temps n’y faisait rien. Peut-être n’a-t-il jamais vraiment compris pourquoi il avait survécu. Son jeune âge explique aussi la force de l’impact qu’a exercé la guerre sur lui. Il a tout juste 19 ans quand il arrive en France. Surnommé Le Lapin par ses camarades, en raison de sa vivacité, il possède une force intérieure que ne laisse pas supposer ce sobriquet. La Médaille Militaire obtenue pour bravoure dans la Somme sera d’ailleurs passée sous silence dans La guerre en demi-teintes. Blunden n’est jamais sorti de la guerre. Les fantômes du passé l’ont accompagné jusqu’à sa mort. La culpabilité de s’en être sorti tandis que bon nombre de ses camarades avaient laissé leur vie dans la boue continentale est une constante dans sa vie et son œuvre.
Auteur typiquement britannique, grand amateur de soirées au pub et de matchs de cricket, Edmund Blunden a bâti une œuvre de premier plan, essentiellement axée sur la poésie, la critique littéraire et les biographies. Professeur à l’université de Tokyo pendant les années 20 et à Hong Kong pendant les années 50, chroniqueur au Times Literary Supplement, ce Britannique si attaché à la culture de son pays a toujours fait preuve d’un grand souci d’universalité. Quand en 1958, il publie une anthologie de poètes de la Grande Guerre, ce n’est pas pour exploiter un filon mais bien pour dire que quarante ans après l’Armistice, avec une autre guerre mondiale venue s’intercaler au passage, ce qui s’est passé entre 1914 et 1918 reste la matrice, mystérieuse et incontournable, à partir de laquelle s’est construite sa vie d’homme et d’écrivain.

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