Cellier, Aimée (1854-1927)

Journal d’une habitante de Valenciennes pendant la Première Guerre mondiale
« Tous ces Balkans ne me disent rien qui vaille » (septembre 1916)
1. Le témoin
Aimée Cellier, veuve de Fénelon Saint-Quentin, appartient à une famille de la bourgeoisie de Valenciennes, son mari était avocat et conseiller municipal. Elle a trois enfants et ses deux fils Jean et Louis sont aussi avocats. Elle reste seule avec sa mère à Valenciennes durant l’occupation, Jean est bloqué à Lille, Louis est lieutenant puis capitaine d’infanterie sur le front et ses petits-enfants sont en France non occupée. Elle passe la guerre dans sa grande maison, et doit loger des officiers allemands de passage. Elle est déportée comme notable au camp d’Holzminden de novembre 1916 à avril 1917 (représailles allemandes dans le conflit sur le sort des fonctionnaires impériaux alsaciens internés par la France). Revenue chez elle, elle est finalement évacuée en octobre 1918 dans la région bruxelloise.
2. Le témoignage
Le journal d’Aimée Cellier est disponible en version numérique sur le site Calaméo, il a été rendu consultable par la bibliothèque de Valenciennes en 2018. La retranscription dactylographiée (244 pages) est accompagnée d’un appareil explicatif et de notes de qualité, réalisées par trois arrière-petits-enfants d’A. Cellier, Christian Chauliac, Alain Cosson et Jacques Warin. Le manuscrit, redécouvert par la famille en 2010, se présente sous la forme de notes, souvent écrites le dimanche, et mêle relation des événements, de conversations ou considérations personnelles. Le journal hélas s’interrompt pendant la déportation à Holzminden.
3. Analyse
Nouvelles et on-dit
Une grande place est accordée aux nouvelles, dans une ville occupée précocement et dans laquelle on est privé d’informations fiables. Ainsi, par exemple le 22 octobre 1914 est annoncée la présence des Français à Baden, le 26 une victoire à Metz, ou en décembre une grande bataille entre Saint-Amand et Courtrai. Dès septembre, A. Cellier note combien il faut se défendre des on-dit, elle fait preuve de jugement critique, recoupe les faits, mais la tâche est ardue (avril 1915, p. 53) : « Je ne sais plus que dire et qu’écrire. Ce qu’on apprend un jour devrait être contredit le lendemain. » Elle est informée par le communiqué allemand, mais c’est surtout la presse en français, contrôlée par l’occupant, qui lui donne des nouvelles (Bruxellois, Gazette des Ardennes). La lecture en est ardue (« le Bruxellois est atrocement rédigé (…) on deviendrait enragé si on le lisait tous les jours. » p. 102), mais on n’a pas le choix si on veut essayer de savoir (p. 194) : « Je viens de m’abonner à la Gazette des Ardennes. Mauvais journal que je lis en pensant le contraire de ce qu’il énonce. »
Les Allemands
Valenciennes est occupée très tôt (25 août), et A. Cellier attribue à la prudence du maire le calme relatif de la ville; elle n’a rien vu « de toutes les atrocités que l’on raconte », elle résume la situation en décrivant les Allemands comme cruels là où on tire pour les accueillir et « ailleurs, ils sont polis (p. 9). » Obligée de côtoyer de près les officiers et leurs ordonnances, elle les supporte sans les apprécier. Indemnisée par le montant de ce qu’elle nomme « une journée d’Allemand », elle note en septembre 1915 qu’elle en est à son trentième Allemand et une remarque de février 1916 résume bien, semble-t-il, son attitude par rapport à l’occupant (p. 123) : «Un de mes Allemands trouve qu’on ne me voit pas, que je ne cause pas. Est-ce qu’ils s’imaginent que ce serait un plaisir pour moi d’entendre leurs menteries : non, je suis correcte, rien de plus. »
Le patriotisme
A. Cellier se réjouit lorsque les nouvelles du front sont mauvaises pour les Allemands, se désolant ailleurs de son immobilité et du retard de leur délivrance ; à certains moments, elle est découragée par la perspective d’être annexée comme les Alsaciens en 1871 (juin 1915, p.65) : « Mauvaise journée pour moi. (…) elle se termine avec la perspective de devenir allemand et de manquer de pain. Malgré ce qu’il y a de pénible à avoir faim, je préfère cela à devenir allemand. Quelle horreur, quel cauchemar. » Sa seule consolation si elle est devient allemande sera l’autorisation d’écrire à sa famille, «une consolation mais quelle déchéance. ». Lors de la crise du travail forcé de juillet 1915, celle de l’obligation de la confection de sacs destinés à protéger les tranchées allemandes, elle n’évoque pas la résistance contrainte par la brutalité (Lille), même si elle juge au début avec des nuances (« comment résister à ces brigands ? »). Elle méprise celles qu’elle appelle les « femmes à sac», et à son comité d’entraide, elle refuse d’abord de les aider (septembre 1915) : « On ne leur donnera rien. Elles ont gagné de l’argent à profusion, aussi ne donnera-t-on qu’aux miséreux. » Cette attitude rigide toutefois n’est pas respectée dans les faits à Noël 1915 (p. 114) : « Malgré les précautions prises, les femmes à sac reçoivent un paquet. Ayons les idées larges. Un peu tout le monde travaille ici pour les ennemis qui, bien nourris, iront tuer les nôtres.» Elle est également assez critique avec certaines notabilités valenciennoises. Ainsi René Delame, par ailleurs diariste de l’occupation, incarcéré un temps par les occupants, est jugé sévèrement (p. 202) : « Je ne le plains pas trop car je sais quelques petites choses ; sues par beaucoup de monde, je crois. » Il s’agit peut-être de soupçons d’enrichissement personnel sur des ventes de mouchoirs de batistes, dentelles goûtées par les officiers allemands comme cadeaux pour leurs proches. De même, elle condamne « un certain B. ami des Allemands », il s’agit avec une quasi-certitude de Maurice Bauchon (cf sa notice CRID), elle le décrit comme outrepassant ses droits et conclut (p. 191) : « Je crois que tout le monde comprend le patriotisme à sa manière.» Elle ne décrit pas son séjour en Allemagne, mais son moral est altéré par la mort de sa mère pendant son absence ; ce séjour en camp semble avoir été sévère mais supportable, elle en parle ensuite avec distance (été 1917, p. 184) « chaque fois que je rencontre un otage on échange des souvenirs. Que c’est bizarre, ils n’ont jamais rien de triste. Pourtant nous n’étions pas heureux. »
Solitude et besoin des petits-enfants
Aimée Cellier, 59 ans au début de la guerre, souffre pendant toute l’occupation de la séparation des siens. Son journal est scandé des témoignages de sa souffrance morale devant sa solitude (Noël, anniversaires) et l’impossibilité de câliner ses petites-filles, Odette et Janine. Le début du conflit est aussi le plus terrible pour elle car il n’y a pas de correspondance, ainsi à Noël 1914, le « fond de son cœur est broyé », ou en avril 1915 « Ne vivre que pour ses enfants et ne plus les voir, ni connaître ce qu’ils font, est ce qu’il y a de plus déchirant». Vers la fin du conflit la plaie reste ouverte (janvier 1918) : « Odette a eu 6 ans le 15, ne pouvoir l’embrasser, l’admirer, en jouir comme cela devrait être me rend fort triste. Combien je regrette ces 3 années passées loin des miens. Jamais elles ne reviendront, à mon âge, c’est perdu pour toujours. » Ce manque maternel, lié à la frontière infranchissable avec la France non-occupée, est rarement montré de cette manière par les sources. Le journal a une fonction thérapeutique, l’auteure y inscrit ses plaintes, ses inquiétudes, et souvent se redresse et reprend courage en fin de paragraphe, ainsi, en août 1916 : «c’est un soulagement. Il me semble que je vous cause, mes enfants, et la séparation me paraît moins énorme. », et plus loin : « Il faut lutter, lutter toujours, se remonter et garder son grand courage. Je suis restée pour tout conserver aux enfants. Donc pas d’abattement. »
Evacuer ?
Dès le printemps 1915, des évacuations vers la France non-occupée sont organisées par les Allemands ; elles concernent d’abord les nécessiteux, vieillards, femmes avec jeunes enfants, ou femmes seules et à la réputation douteuse ; mais en consignant le départ de 159 familles en mars, A. Cellier parle de mesures incompréhensibles (p. 45) : « ceux qui vont partir ne sont pas des indigents, ce sont des familles aisées qui vont rejoindre les pères. » Il semble qu’elle ait la possibilité de partir à plusieurs reprises, et elle invoque comme raison l’obligation de rester avec sa mère (Noël 1915, p. 113), « je n’ai pu évacuer à cause de maman », puis après le décès de celle-ci, la maison à garder pour la préserver ; a contrario, elle dit qu’en 1917 les notables ne sont pas évacuables. L’aspect matériel est important, pour elle, sauver ce qui peut l’être de sa maison est un devoir à affronter avec courage pour les siens (juin 1917, p. 177) : « A Berne, une dame Isler me réclamait de la part des enfants. J’étais ravie de leur idée, mais après réflexion, j’ai donné une réponse négative (…) une partie de ma maison sera mise au pillage par les occupants. Je préfère prendre encore patience puisque voilà trois ans que ça dure, ce n’est pas quelques mois qui me font peur. Malgré ses efforts, elle est chassée de son logement en avril 1918, doit se réinstaller dans une autre maison et s’en désole « Avoir tout fait pour leur sauver des souvenirs [à ses enfants] et arriver à un pareil résultat ! Je ne sais plus que penser. Ce que c’est qu’une veuve. ». Mais plus tard, elle trouve encore des raisons de se féliciter de n’avoir pas évacué via la Suisse (p. 218) «J’ai encore sauvé beaucoup de choses que les bonnes n’auraient pu emporter si on les avait chassées en mon absence. » Dernière disgrâce: avec l’augmentation des bombardements aériens et surtout l’arrivée du front en octobre 1918, elle est évacuée vers la Belgique; en terminant son journal le 15 novembre à Zuen, elle en conçoit une dernière amertume (p. 229): « je n’ai qu’un désir : rentrer dans ma ville d’où je n’aurais pas dû partir. J’ai revu des amis, tous furieux après le conseil municipal qui est resté et qui a pu soigner ses maisons.»
Mémoire familiale du témoignage
Ce manuscrit est longtemps resté inexploité car sa petite-fille Janine Saint-Quentin, (1914 – 2010), qui en avait la possession, était déçue par sa teneur. Aimée avait laissé le souvenir d’une personne énergique et enjouée, et Janine, qui l’aimait beaucoup, était déçue par le journal dans lequel elle ne voyait qu’une longue lamentation. Ce n’est pas aujourd’hui l’avis des arrières-petits enfants, ni le nôtre; l’écriture ici joue un rôle d’exutoire, elle sert à conforter le courage ; si la forme peut amener à ce contresens (avril 1918 p. 220 « Quand donc ce supplice se terminera-t-il ? Je n’ai plus que des lamentations à transcrire. »), le fonds est celui d’un outil de résistance intime (août 1916, p. 155 « mon cahier, mon cher cahier, seul témoin de mes tristesses »), il lui permet de s’épancher, pas de se complaire. La rigueur du jugement de sa petite-fille s’explique aussi par d’autres raisons, biographiques et sociales : le mari de Janine a été tué en 1940, et elle s’est retrouvée jeune veuve, avec un bébé de 3 mois, obligée de pourvoir à leur existence. De ce fait, elle trouvait que sa grand-mère, une bourgeoise aisée, avait exagéré ses souffrances, en regard des siennes-propres. On peut à cet égard mentionner une tradition familiale fiable, qui souligne qu’Aimée était accompagnée par sa petite bonne Juliette pendant son internement à Holzminden. Aucune source, autre que familiale, ne confirme ce fait, mais sa permanence indique une forme de relativisation de la souffrance d’Aimée. C’est en tout cas un document riche, et original en ce qu’à travers – entre autres – cette formulation du manque charnel des petits-enfants, il incarne bien une des formes de souffrances possibles liées à l’occupation.

Vincent Suard juin 2019

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Seguy, Marie, épouse Coureau (1893-1967)

Née le 6 juin 1893 à Larrazet (Tarn-et-Garonne). Ses parents sont d’origine paysanne : son père (mort en 1917) exerçait le métier de maquignon. À son décès, sa mère continue à s’occuper des terres et des vignes. Marie n’a pas suivi d’études dans le secondaire ; malgré cela son écriture est belle, ses phrases sont très bien tournées et surtout elle a un style qui réussit à faire vivre les événements du quotidien, bonheurs et peines, horreurs de la guerre, dans une farandole qui ne donne qu’une envie : lire la prochaine lettre pour connaitre la suite de l’histoire.
Le 17 aout 1912, elle épouse Anselme Coureau, lui aussi Larrazetois. Ils ont deux filles : Anne-Marie en 1914 et Denise en 1916. Anselme n’est mobilisé dans le service auxiliaire qu’en mai 1917. Auparavant, il a participé à la rédaction du journal de guerre du village avec quatre notables : voir la notice Larrazet.
Après la mobilisation d’Anselme, commence une correspondance quotidienne où elle écrit pour le distraire, pour lui faire partager son quotidien, pour le relier à Larrazet qu’il aime tant. Elle essaie de lui remonter le moral, ne lui dit pas toujours toute la vérité sur sa santé, pour ne pas l’inquiéter et lui raconte les événements du village, mais aussi ce qu’elle lit dans la presse ou ce qu’elle apprend de la bouche du maire ou de personnes qu’elle rencontre dans le train ou bien encore ce que racontent ou écrivent les autres soldats de Larrazet. Ainsi : « Je serai contente de t’annoncer quelque chose. Cela te fera vivre un peu de ma vie. » Plus de 300 lettres nous plongent dans le quotidien de cette période de guerre. Marie a toujours vécu à Larrazet mais elle a un regard, une analyse sur l’Homme, sur tous ces événements qui étonnent de par la richesse et la vérité de l’écriture.
Elle a des avis sur tout : les réquisitions, le pain noir si mauvais, les pénuries de pétrole qui l’empêchent à une certaine époque de lui écrire, le soir, autant qu’elle le voudrait, les permissions des Larrazetois, les réfugiés du nord qui sont accueillis, les nouvelles des voisins partis à la guerre qui sont blessés, portés disparus, prisonniers, décorés ou morts. Les vols dans les maisons (un jour un voisin qui cachait son argent dans un trou dans une grange a été cambriolé et on lui a laissé 3 pièces d’or ; pourquoi ? cela fera couler beaucoup d’encre et de salive mais le mystère ne sera jamais éclairci), l’épidémie de grippe espagnole qui vient à bout d’une jeune Larrazetoise, Mathilde Dauch, victime de son dévouement (voir la plaque au cimetière), l’agonie d’un jeune marié blessé à l’usine d’armement de Castelsarrasin et dont le nom figure sur le monument aux morts (Joseph Nadal), la grève des ouvrières à la poudrerie de Toulouse.
Il faut dire qu’elle est bien placée pour être au courant de tout. En effet, elle habite en face de l’église à une époque où il y a plusieurs services religieux par jour. La mairie est à quelques maisons de chez elle ainsi que la gendarmerie. Les villageois se retrouvent souvent dans cette rue, ils échangent leurs informations issues des lettres reçues et consultent souvent le maire, Monsieur Carné, notaire, rédacteur du journal de guerre du village, porteur des circulaires officielles et lecteur des journaux locaux et nationaux.
Grâce à ses lettres, on partage aussi le quotidien d’une femme du début du XXe siècle : la lessive et le repassage qui durent plusieurs jours, l’éducation des jeunes enfants qui vont à l’école maternelle, le couvent payant, la confection de vêtements avec du vieux car les tissus manquent, l’achat d’un corset, la prise en charge d’un vieil oncle qui perd la tête et qui refuse l’autorité des femmes, les travaux des champs qu’il faut accomplir, l’importance du courrier qu’elle écrit, celui qu’elle reçoit ou qui est retardé, les colis envoyés pour améliorer le quotidien du soldat parti, etc.
Une des plus belles lettres est celle du 11 novembre 1918 où elle lui raconte avec précision comment Larrazet, petit village de 600 habitants, a vécu la nouvelle de l’armistice. Tout est raconté avec tant de détails que si l’on ferme les yeux la scène prend vie : les cloches et le tambour qui sonnent pendant longtemps, le clocher pavoisé aux couleurs de la France où l’on joue du clairon et où brille une lanterne, les fenêtres des maisons pavoisées et illuminées, les enfants qui font une retraite aux flambeaux précédés du garde champêtre qui joue du tambour, coiffé pour la circonstance d’un casque de pompier. Le texte intégral de la lettre est donné ci-dessous.
Françoise Defrance (qui conserve les lettres à Larrazet)

Larrazet, ce 11 novembre 1918, Mon très cher amour adoré,
Enfin ce soir à 2 h, nous avons eu confirmation de cette nouvelle depuis longtemps attendue. Le moment a été grave tu peux le penser, à certains ça leur a renouvelé leurs peines et nous, malgré notre grande joie, nous n’avons pu nous retenir nos larmes, elles étaient de joie car c’est un très grand soulagement que de penser que vous êtes délivrés de cet enfer. M. Carné a donné immédiatement l’ordre de sonner les cloches et le tambour, on les a sonnés pendant longtemps. Joseph Rouzié, du haut du clocher, a joué du clairon, puis ensuite il a mis des drapeaux tout le tour, et ce soir il a mis tout à fait en haut une lanterne. Beaucoup de fenêtres ont arboré le drapeau et maintenant elles sont illuminées. A cinq heures il y a eu retraite aux flambeaux dirigés par Capmartin. Les enfants l’ont faite, ils avaient de longs roseaux et au bout une lanterne. Annette en portait une, je t’assure qu’elle était contente. Capmartin jouait du tambour, pour la circonstance il s’était mis un casque de pompier.
Au même instant j’entends le train qui arrive en gare, et lui aussi veut annoncer la fin du carnage, car il siffle beaucoup et longtemps. je cherche à me représenter la joie qui a été ressentie au front au moment où on a annoncé à tous nos héroïques poilus la signature de l’armistice, on ne peut pas se le représenter tant la joie a dû être immense, il va leur sembler que ce n’est point possible d’être libéré d’un joug pareil, pauvres hommes depuis le temps qu’ils souffrent toutes sortes de maux, vous pourrez au moins cet hiver vous mettre mieux à l’abri, vous chauffer, vous n’aurez plus ce pressentiment de dire peut être tout à l’heure je ne serai plus de ce monde.
Et nos pauvres prisonniers depuis le temps qu’ils sont par-là à souffrir les pires maux, quelle réjouissance pour eux, quelle gaité de cœur qu’ils ont dû ressentir à la pensée qu’ils allaient enfin revoir la France et leurs chères familles qu’ils n’ont pas vues depuis 4 ans.
Hier au soir j’ai eu ta lettre du 8, je suis très contente de tous les renseignements que tu me donnes au sujet de ta maladie, tu vois que tu ne m’avais jamais dit que tu avais été évacué pour la grippe ou bronchite grippale tout cela est à peu près. Je suis très heureuse que cette infirmière ait bien pris soin de toi, tu la remercieras bien pour moi, je t’assure que si elle était là je serais toute heureuse de pouvoir le faire.
Tâche de te fortifier avant de venir, crainte de rechuter en route, ce ne serait vraiment pas du tout agréable.
D’après ce que tu me dis, la manifestation qui a eu lieu à Louviers a dû être très belle, mais je suis à me demander qu’aura été celle de ce soir, alors que la nouvelle est officielle.
Tu as perdu ton pari tu vas être obligé de le payer sans doute bientôt quand vous serez rentrés au centre. Comptes-tu y revenir pour longtemps ou bien au dépôt ?
Ma mère aujourd’hui va mieux.
Aujourd’hui nous avons semé le blé à la Plagnète, demain nous allons faire de l’eau de vie, nous allons procéder comme la dernière fois.
Nous sommes en excellente santé et je désire de tout mon cœur que ma lettre te trouve de même.
Odette et Rosa de Moissac sont très gravement malades, ils ont télégraphié à Anna d’y aller. Allemann l’y a portée en automobile, Odette ne l’a pas connue.
Marie Simon arrive de la gare, elle dit qu’on lui a dit que les Allemands qui sont à Terride [des prisonniers de guerre employés dans l’agriculture ; voir les notices Brusson]criaient au passage du train : « À bas le Kaiser, vive la République. » Tu comprends tout de même qu’il faut qu’ils en aient assez.
Doux baisers de nous toutes.
Ta mignonne adorée pour la vie.
Marie

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Beck, Suzanne (1870-1966)

1. Le témoin

Suzanne Beck est l’épouse du percepteur de Crécy-sur-Serre, dans l’Aisne. Il ne semble pas que la famille Beck y soit installée depuis longtemps ; Suzanne se considère comme étrangère au village. Elle fait par ailleurs référence aux colonies indochinoises où elle a vécu plusieurs années. Si elle ne fait jamais référence à la religion, elle est cependant attachée à une certaine morale républicaine et patriotique.

Suzanne Beck a été séparée de son mari et de sa fille aînée au moment de l’invasion et vit avec ses deux fils, Jean et Raymond, respectivement 17 et 12 ans au début de la guerre. Elle décide de faire partir son fils benjamin, Raymond, en décembre 1916 pour la « France libre » pour lui éviter les souffrances liées à l’occupation. Elle fait alors le choix de rester à Crécy-sur-Serre pour garder les archives de la perception et s’occuper de son fils aîné, le personnage principal de son récit. Le bourg est évacué le 10 octobre 1918, Suzanne Beck et son fils trouvent alors refuge à 15 km au nord-est, à Marle où ils subissent une nuit de bombardement particulièrement traumatisante.

2. Le témoignage

Les « Carnets de l’invasion, Crécy-sur-Serre 14-18 » par Suzanne Beck, 15 carnets manuscrits, sont conservés à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, inv. 26176-26189. Le premier carnet a été perdu, le témoignage débute le 22 octobre 1914. Il manque également la période allant du 17 avril au 6 juin 1917. Suzanne Beck prenait généralement ses notes au crayon. Les carnets ont été numérotés et datés au stylo par sa petite-fille qui a assuré la retranscription puis confié les carnets à l’Historial.

Suzanne Beck écrit dans un style direct assez vivant des notes quotidiennes. Elle relaie les informations et les rumeurs qui circulent en ville, raconte ses journées, ses angoisses et ses rencontres. Elle utilise son carnet comme un confident à qui elle s’adresse directement. La précision de ce qui est raconté varie selon son moral, les notes sont parfois prises de manière elliptique.

Suzanne Beck a relu ses carnets en 1940 et a rajouté occasionnellement certaines indications.

Les couvertures ou les dernières pages des carnets sont parfois utilisées par Suzanne pour noter ses menus ou les crédits qu’elle a contractés.

3. Analyse

Crécy-sur-Serre est un chef-lieu de canton de 1666 habitants en 1911, situé à 15 km au nord de Laon, dans le département de l’Aisne. Il est occupé par les Allemands de fin août 1914 à début octobre 1918. Une kommandantur y est installée en avril 1915 après que le bourg eût été sous l’autorité du commandant de Sains-Richaumont. Le bourg est alors éloigné du front. Avec le retrait des Allemands sur la ligne Hindenburg en février-mars 1917, Crécy-sur-Serre devient une ville de garnison beaucoup plus importante et les habitants doivent partager leur logement avec des troupes toujours plus nombreuses. Le bourg est finalement évacué le 10 octobre 1918.

Comme la plupart des civils ayant tenu un journal durant l’occupation allemande, Suzanne Beck est d’abord attentive aux attitudes et aux ordres promulgués par les Allemands : réquisitions en tout genre, logements, obligation de travailler, contributions et amendes… Son témoignage donne également à voir comment un village réagit à cette situation d’occupation. Elle rend en particulier compte de ses interrogations quant à l’attitude à adopter face aux ordres. Cela l’angoisse et l’empêche même de dormir. Après avoir tenté d’esquiver les ordres concernant le travail et avoir dissimulé les biens réquisitionnés, la famille Beck opte pour une attitude plus prudente, dans l’intention de ne pas se faire remarquer. Jean Beck a refusé un certain temps de se rendre aux appels pour aller travailler, puis il finit par obtempérer. Les travaux agricoles sont alors pour lui l’occasion de rencontres et d’amitiés avec des jeunes gens de l’agglomération lilloise qui ont été réquisitionnés pour le travail en 1916. Jean Beck est ensuite employé dans une colonne de travail à quelques kilomètres de Crécy-sur-Serre en 1917. Il parvient ensuite à travailler pour des Allemands ce qui lui évite de repartir en colonne de travail.

Si les ordres allemands continuent d’être une source d’angoisse durant les quatre ans d’occupation, les principales préoccupations de Suzanne Beck témoignent des difficultés de la vie en région occupée : trouver de l’argent, de quoi manger et de quoi se chauffer. La famille Beck semble subir une sorte de déclassement social, du moins au début de la guerre. La municipalité refusant d’avancer les traitements de fonctionnaires, la famille se retrouve sans sources de revenus et vit à crédit en se contentant du strict minimum. Finalement, c’est avec le travail demandé par l’autorité allemande aux habitants que la famille Beck trouvera une nouvelle source de revenus. Le froid est une autre souffrance que doivent subir les Beck en particulier durant le premier hiver, alors qu’ils n’ont pas de quoi s’acheter du charbon, et durant les deux derniers hivers particulièrement rigoureux. Suzanne Beck raconte que son haleine se transforme en gel sur l’oreiller en février 1917. Du fait des pénuries alimentaires et de la promiscuité, les maladies sont fréquentes telles la dysenterie dont sont victimes les Beck en 1915. Une autre maladie est qualifiée de « mal de guerre » par Suzanne Beck, il s’agit d’une faiblesse généralisée dont les symptômes sont des troubles de mémoire et une forme de repli sur soi. Suzanne Beck se plaint continuellement de ce mal à partir de 1917.

A partir de 1916, la famille Beck reçoit fréquemment à loger des Allemands, travailleurs civils, soldats ou officiers. Suzanne Beck se montre dans son journal volontiers germanophobe. Elle utilise régulièrement les termes de « sales boches », « d’animaux », de « cochons », de « barbares » pour qualifier les Allemands dans leur ensemble. En fait, cette haine est davantage tournée vers l’autorité allemande jugée comme arbitraire et vers les officiers accusés de tous les excès. En revanche, des liens se créent, des discussions naissent avec les Allemands logés. C’est particulièrement Jean Beck, bien que farouchement patriote, qui recherche la compagnie des Allemands pour exercer son allemand et échanger avec des jeunes gens ayant le même âge que lui.

La vie à Crécy-sur-Serre est marquée par l’isolement et le manque d’informations fiables. Le premier courrier que reçoit Suzanne Beck provenant de sa fille et de sa mère à Paris date de juillet 1916. Elles utilisent pour communiquer les cartes postales de la Croix Rouge dans lesquelles la correspondance est limitée à 20 mots. Suzanne Beck craint qu’avec le temps le lien se distende avec sa fille. Du fait de cet isolement, les informations sont essentiellement d’origine allemande et inspirent la méfiance. Cela fait naître des rumeurs très nombreuses sur l’évolution du front. Mais la guerre apparaît aussi dans le quotidien par le son du canon qui fait d’abord naître l’espoir jusqu’à ce que la population s’habitue à un son auquel on ne donne plus beaucoup de signification. L’imminence d’une offensive est toutefois visible à Crécy-sur-Serre lorsque les troupes sont concentrées et que des hôpitaux de guerre sont installés comme en avril 1917 ou en mai 1918.

Les carnets de Suzanne se font également l’écho des tensions qui peuvent traverser le village. Assez vite, la rancœur des habitants est tournée contre les populations évacuées des villages du front accusées de toutes les compromissions et de tous les vices. Les habitants semblent s’inscrire dans deux clans, partisans ou adversaires du maire. Ces derniers accusent l’équipe municipale de clientélisme et de compromission. Une autre source de tension concerne la guerre, de nombreux habitants estimant, selon Suzanne Beck, que le gouvernement français les avait abandonnés.

Le récit de Suzanne Beck s’achève sur l’évacuation de Crécy-sur-Serre, la population est alors conduite sur Marle. La fin de la guerre est particulièrement pénible pour Suzanne qui doit vivre dans la promiscuité avec d’autres familles, passer une nuit particulièrement traumatisante sous les bombes, puis voir partir son fils emmené par l’armée allemande avec tous les hommes mobilisables à Vervins, dans le nord du département. Le carnet s’achève le 11 novembre alors qu’elle n’a pas encore retrouvé ses enfants.

4. Autres informations

Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.

Philippe Salson, juillet 2009

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Pierrefeu, Jean de (1883-1940)

1. Le témoin

Les informations biographiques sur Jean de Pierrefeu sont très lacunaires, notamment en ce qui concerne sa jeunesse : né en 1883, au sein d’une famille bourgeoise, probablement parisienne, il reçoit une solide éducation. Son intérêt pour les milieux d’affaires le conduisit, aux alentours de 1905, à embrasser la carrière de journaliste. Il évolue rapidement dans la dynamique équipe de L’Opinion, un hebdomadaire politique – avec une affinité marquée pour certains courants nationalistes – fondé le 18 janvier 1908 sous le patronage du futur président de la République Paul Doumer. Nationaliste convaincu, Pierrefeu partage avant-guerre les idées de Barrès, et participe à l’enquête d’Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui (d’abord publiée sous forme d’articles dans le journal L’Opinion au cours de l’année 1912) en rédigeant un court article traitant de la jeunesse littéraire d’avant-guerre. A partir de 1910, Pierrefeu loue une chambre au sein de la pension Laveur au Quartier Latin à Paris. Mobilisé le 1er août 1914 en tant que sergent-major réserviste, Jean de Pierrefeu est blessé et reste quelques semaines en convalescence à l’hôpital de Dijon. Jugé inapte à reprendre le combat, il est intégré aux contingents auxiliaires, à la garde d’un dépôt de l’intérieur, avant d’être affecté le 23 novembre 1915, avec le grade de sous-lieutenant, à la Section d’information, au sein du Grand Quartier Général, à Chantilly. Son rôle est de première importance : il est chargé de rédiger le communiqué officiel aux armées. A partir de 1916, il est responsable de la rédaction du communiqué de l’armée de Salonique. Il oeuvre toujours pour L’Opinion et est intégré au nouveau comité de rédaction de L’Eclair en décembre 1917. Démobilisé en 1919, il se consacre dès la fin de la guerre à l’écriture dans des ouvrages portant sur divers sujets : Comment j’ai fait fortune, La dictature des marchands, Le Mercure volant, La comédie de Limoges, Le Roman diplomatique de Gênes, L’Homme nu sauvera le monde, Vocabulaire du temps présent, Les mille et unes nuits littéraires. Mais ce sont ses ouvrages sur la Grande Guerre qui lui valent ses plus grands succès et ses plus dures critiques (voir ci-dessous). Il dirige la collection « Combattants européens » à la Librairie Valois, lancée en mars 1930. En 1940, Pierrefeu réaffirme avec conviction son soutien au maréchal Pétain et dirige la revue Les Cahiers de la Jeune France, « organe de la Révolution nationale ». Il meurt la même année.

2. Le témoignage

Après la Grande Guerre, Jean de Pierrefeu fut au cœur d’une polémique importante suscitée par ses ouvrages extrêmement incisifs critiquant le haut-commandement français et, plus généralement, l’ensemble du corps des officiers d’active.

Son premier ouvrage relatif à la Grande Guerre est une brochure consacrée à La deuxième bataille de la Marne (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1918). Il y retrace l’évolution des conceptions tactiques et stratégiques du commandement français depuis la bataille de Verdun. Il publie ensuite L’offensive du 16 avril. La vérité sur l’affaire Nivelle (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1919) dans lequel il commence à se démarquer de l’histoire officielle. Son expérience de guerre fait directement l’objet d’un autre ouvrage intitulé GQG. Secteur I. Trois ans au Grand Quartier Général par le rédacteur du communiqué (Paris, L’Edition française illustrée, 2 tomes, 1920). Conçu comme un reportage, Pierrefeu dresse un tableau vivant du quotidien du GQG et, pour la première fois, commence à livrer son jugement personnel des événements. Le premier tome est consacré à la succession des événements allant de son arrivée à l’état-major (23 novembre 1915) au renvoi du général Nivelle (15 mars 1917) ; le second volume va de la prise de fonction de Pétain à l’armistice, le 11 novembre 1918. Les trois ouvrages qui suivent vont plus loin encore dans les prises de positions de l’auteur. Bâti comme un dialogue fictif entre l’auteur et son « démon familier », incarnation d’un esprit conforme aux « bonnes mœurs françaises », Plutarque a menti (Paris, Grasset, 1923) est probablement l’ouvrage qui a le plus suscité la polémique. Son oeuvre précédente lui avait déjà valu quelques critiques ; en s’attaquant aux officiers et à leurs méthodes tactiques et stratégiques, en se posant à contre courant de l’histoire officielle de la guerre, il essuie ici la colère de nombreux détracteurs et voit paraître une sorte de réponse officielle de l’armée à ses accusations (Général ***, Plutarque n’a pas menti, Paris, La Renaissance du Livre, 1923). L’ampleur de la polémique et le succès du premier ouvrage encouragent Pierrefeu à poursuivre ses réflexions dans un Anti-Plutarque (Paris, Les Editions de France, 1925) puis dans Nouveaux mensonges de Plutarque (Paris, Rieder, 1931).

3. Analyse

L’oeuvre de Jean de Pierrefeu est marquée par son expérience de journaliste avant-guerre. Le style adopté par ses premiers écrits est proche d’un reportage d’information, comme en témoigne l’incontestable recherche d’objectivité affichée dans l’avant-propos du premier tome de GQG, secteur I : « Cet ouvrage est le compte-rendu loyal des observations que j’ai pu faire au Grand Quartier Général ».

De son expérience quotidienne en tant que rédacteur du communiqué officiel, on ne sait finalement pas grand chose outre sa surprise de voir qu’on lui confie une tâche aussi importante, la difficulté de cette entreprise – informer sans trop en dire, ni sans donner le sentiment que l’on cache la réalité de la situation militaire -, et quelques pistes sur les différentes manières de procéder.

En revanche, il livre un témoignage très riche sur le Grand Quartier Général : à la manière d’un reporter, c’est toute un vaste et complexe ensemble de services interdépendants, disposant d’une hiérarchie interne officieuse, que chacun se devait de respecter, qui se dévoile. Pierrefeu épingle également les conditions de vie luxueuses et d’un grand prestige des membres du GQG. La société militaire essuie ainsi, dès GQG. Secteur I, les plus violentes critiques. Par « société militaire », ce sont principalement les officiers titulaires du brevet d’état-major et tous ceux qui aspirent à le devenir que Pierrefeu désigne. Il observe au jour le jour les mœurs et les conceptions de cette élite d’une « caste » militaire – dans laquelle les principaux intéressés ne se reconnaîtront pas à en croire Plutarque n’a pas menti. Sont dénoncés sous la plume de Pierrefeu l’attachement de ces hommes à leurs traditions et la recherche d’un avancement rapide.

Quelques personnalités concentrent plus particulièrement l’attention de Pierrefeu : Joffre, Nivelle et Pétain, qui se sont succédé à la tête du GQG. Au sujet de Joffre, le témoignage de Pierrefeu est contradictoire : présenté comme un homme doté de bon sens et de volonté, soucieux de prendre seul ses décisions, le généralissime aurait été manipulé par son entourage. Nivelle, ensuite, est présenté comme un généralissime médiocre, soumis à des influences multiples, engagé dans une terrible surenchère de promesses qu’il fut incapable de tenir. Le second volume de ses souvenirs au GQG s’ouvre avec l’arrivée de Pétain au GQG, auquel l’auteur voue une admiration sans borne : porteur d’espoir, le nouveau généralissime a, toujours d’après Pierrefeu, substitué la compétence à l’ambition au rang des principales vertus des officiers du GQG et est devenu le sauveur de la France.

D’un désir manifeste de livrer un témoignage sur son expérience en tant que rédacteur du communiqué officiel et membre du GQG, Pierrefeu glisse peu à peu, dans l’après guerre, à une entreprise d’analyse critique et de dénonciation des erreurs militaires commises durant la Grande Guerre. La figure de Plutarque est alors convoquée pour fustiger le Culte des Grands Hommes auxquels, d’après Pierrefeu, les Français – sous influence directe de groupements d’intérêts souhaitant entretenir le « mensonge social » – sont si attachés.

L’œuvre de Pierrefeu porte la marque de sa désillusion : jeune journaliste enthousiaste au début de la guerre, il prend progressivement conscience des effets destructeurs des conceptions tactiques du GQG et de ses erreurs : le culte du « cran » et de l’offensive du généralissime Joffre et de son entourage, les risques inconsidérés pris par d’autres officiers, négligeant le facteur surprise, commettant de graves erreurs dans la préparation des batailles, se laissant influencer par des intérêts politiques dans l’espoir d’obtenir plus de gloire, plus d’honneur, plus de reconnaissance. Au bout de trois ans de guerre, l’arrivée de Pétain à la tête du GQG contraste fortement avec ses prédécesseurs, incarnant brusquement aux yeux de Pierrefeu un modèle de vertu et de professionnalisme qui lui redonne espoir et l’amène dans tous ses ouvrages d’après-guerre à le mettre sur un piédestal.

Au final, Jean de Pierrefeu a laissé une oeuvre d’une grande richesse. Son parcours avant-guerre comme journaliste et sa position particulière comme membre du GQG et rédacteur du communiqué officiel l’ont amené à proposer un regard acéré sur la guerre. Dans sa maîtrise consacrée à « Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre », Fabrice Pappola rappelle ce qui fait la spécificité de cette oeuvre, à la fois témoignage d’un reporter, rapport d’un analyste militaire et interrogations d’un philosophe.

4. Autres informations

PAPPOLA Fabrice, Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre. Les désillusions d’un jeune nationaliste, mémoire de maîtrise sous la direction de Rémy Cazals, Université Toulouse II-Le Mirail, 2001.

CAZALS Rémy, « Plutarque a-t-il menti ? », dans les actes du colloque Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen, Toulouse, Privat, 2001, pp. 141-146.

OLIVERA Philippe, La politique lettrée. Les essais politiques en France, 1919-1932, thèse d’histoire, Université de Paris I, 2001, pp. 585-589.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Lecompt, Andrée (1903-1998)

1. Le témoin

Andrée, Elodie, Irma Lecompt est née à Vendegies-sur-Ecaillon (arrondissement de Cambrai, Nord) le 16 février 1903. Son père était médecin à Vendegies, un notable, conseiller municipal. Sa mère était également issue d’une famille aisée. Andrée est la troisième et dernière enfant du couple après Suzanne (née en 1899) et Charles (né en 1901). Il est important de souligner qu’elle a 11 ans en 1914 et 16 ans en 1919. Après la guerre, elle épousera en 1928 le docteur Raison, successeur de son père. Elle est décédée le 6 novembre 1998.

2. Le témoignage

Sur le conseil de sa mère, elle tient un journal personnel à partir du 29 novembre 1914. Regrettant de ne pas l’avoir commencé plus tôt, elle va rajouter la page « 25 août 1914 », récit de l’entrée des Allemands dans le village. Elle n’écrit pas entre le 25 décembre 1914 et le 18 mars 1915, « interruption due à la paresse de l’auteur », signale-t-elle avec humour. Par la suite, les notes sont régulières, plus longues vers la fin. Le journal 1914-1919 occupe deux cahiers au format écolier, écrits à l’encre. Il va jusqu’à la signature du traité de Versailles et constitue donc ce qu’elle appelle « mon journal de guerre ». Elle reprendra la plume de 1920 à 1929, puis vers la fin de sa vie. Dans les années 1980, elle écrit un résumé de la période de guerre contenant quelques compléments.

Fanny Macary a travaillé sur le texte d’Andrée Lecompt et a réalisé Journal d’une jeune fille sous l’occupation (1914-1919), mémoire de maîtrise, université de Toulouse Le Mirail, 2003, 176 pages, illustrations. Le mémoire replace le journal dans son contexte (l’écriture de soi, la guerre, la région, l’enfance), en donne une analyse précise et fournit un précieux index thématique. Un deuxième volume de 159 pages donne la transcription intégrale du journal. Celui-ci avait été confié par le petit-fils d’Andrée pour que soit étudiée une éventuelle publication. Elle apparaît souhaitable, mais n’a pas encore été acceptée par la famille.

3. Analyse

La vie sous l’occupation a ses thèmes récurrents. Ce sont d’abord les réquisitions, accompagnées de fouilles pour découvrir ce que la population a caché. Andrée est bien placée pour décrire, par exemple, la « journée d’émotion et de vive inquiétude » du 2 novembre 1917, lorsque la maison, la cour et le jardin sont passés au peigne fin. Les Allemands découvrent des pommes, de la laine, du beurre, des bouteilles de vin, mais « nos deux plus importantes cachettes de vin et de cuivre leur échappèrent ». « Je reviendrai », conclut le brigadier. Il faut aussi loger des ennemis. La maison étant confortable, ce sont principalement des officiers. La population est sous surveillance ; il faut un passeport pour se déplacer ; lorsque l’on est pris sans cette pièce, on doit payer l’amende ou faire de la prison. Des habitants sont réquisitionnés pour le travail obligatoire. Les denrées se font rares, les prix augmentent. La survie est difficile. L’aide américaine ne suffit pas. Le problème du ravitaillement va subsister après l’armistice.

L’information est entre les mains des Allemands. Ils diffusent La Gazette des Ardennes qui « ne nous donne que de mauvaises nouvelles et papa est sombre et découragé chaque fois qu’il la parcourt ». On apprend qu’une grande bataille se déroule à Verdun, puis que la Russie a déposé les armes. L’offensive allemande du printemps 1918 est confirmée par le passage des troupes, croyant arriver à Paris (mars), puis découragées par les énormes pertes (avril). Le problème de la correspondance est moins aigu que dans les cas d’Albert Denisse et de Maurice Delmotte (voir ces noms) puisque toute la famille Lecompt est restée à Vendegies. Andrée exprime cependant son angoisse car on n’a pas de nouvelles de son parrain, soldat dans l’infanterie française. Pour correspondre indirectement, il faut passer par un intermédiaire hollandais, par la Suisse ou par les évacués vers la France.

Le journal d’Andrée Lecompt a cependant des couleurs particulières. Elle condamne l’occupation à plusieurs reprises : « Quels tracas ils nous causent ces maudits êtres, et quand serons-nous débarrassés d’eux ? » (13 avril 1915). « Quand donc serons-nous délivrés de ces barbares ? Car, bien qu’ils s’en défendent énergiquement, les Allemands en général sont des Barbares ! » (2 octobre 1915). « Quand donc reverrons-nous nos petits soldats et n’aurons-nous plus devant les yeux ces capotes grises ? » (4 mai 1916). Certains locataires se conduisent mal ; ils sont grossiers ou très froids. Mais la majorité laisse une bonne impression. La musique peut être un lien. En mai 1915, un motocycliste est jugé « très gentil ». Bientôt il est appelé par son prénom, Alfred, et les services qu’il rend sont appréciés. Le 8 décembre 1915, Andrée note : « Alfred est un peu inquiet en ce moment car tous les Allemands qui ne se trouvent pas sur le front doivent passer une revue médicale. On choisit les mieux constitués pour les envoyer dans l’infanterie. Souhaitons qu’il ne soit pas pris ! » D’une façon générale, vivant au contact des Allemands, on apprend leurs difficultés et celles de leurs familles qui ont faim. Les soldats sont tristes de devoir partir pour le front ; ils souhaitent la fin de la guerre : « Les soldats viennent du front et sont découragés. Ils ne demandent qu’une chose, c’est que la guerre finisse bien vite à n’importe quel prix. Ils disent que la vie dans les tranchées par ces temps d’hiver est terrible » (16 janvier 1917). Début 1918, La Gazette de Cologne ne cache pas qu’il y a des grèves en Allemagne, et Andrée écrit : « Le peuple est à bout, il ne veut plus continuer la guerre. L’état moral des soldats est maintenant frappant. Les officiers eux-mêmes ne craignent plus de montrer leur lassitude et ceux-ci sont les premiers qui parlent de la guerre avec tant de découragement, ils détestent les hautes têtes qui ont en main la direction des affaires et ils réclament la paix à tout prix. »

La jeunesse d’Andrée aura été marquée par des années d’ennui, d’angoisse pour des êtres chers : son parrain soldat qui connaît la même vie que celle que décrivent les Allemands ; pour son père pris en otage en décembre 1917, mais rapidement libéré ; pour sa mère, prise à son tour en otage en janvier 1918, envoyée en Allemagne et qui ne reviendra qu’en juillet. N’oublions pas le fond sonore que constitue la canonnade. Dès le 18 décembre 1914, elle note : « Journée calme et monotone. Seul le canon vient nous rappeler que nous sommes en guerre. » Puis, le 30 juin 1916 : « Toujours le canon. Le jour, la nuit, on entend sa lugubre musique. » En septembre 1918, « la canonnade est furieuse et semble se rapprocher » : c’est le signe que les Alliés avancent. Vendegies est alors évacué et commence une vie errante avec la « menace de mort suspendue au-dessus de la tête », qui est le bombardement de plus en plus intense. Il faut alors vivre comme des mendiants ; heureusement, le docteur Lecompt a un bon réseau de relations. Les Anglais arrivent ; on peut bientôt rentrer à la maison. Le 16 février 1919, Andrée écrit : « J’ai aujourd’hui 16 ans. Combien je me réjouis de ne pas être plus âgée, au moins je pourrai jouir encore longtemps de mes belles années et rattraper mon bonheur perdu depuis quatre années si longues. » En mars elle lit Le Feu de Barbusse qui la remplit, dit-elle, « d’horreur et de pitié ». En avril elle décrit un groupe de « prisonniers boches » à l’aspect misérable, tristes, affamés et ajoute : « Ce sont nos ennemis, par eux nous avons bien souffert, et malgré cela on a le cœur empli de pitié en pensant à leur malheur, eux qui ne peuvent penser à revoir leurs familles maintenant et qui mènent une vie misérable et sans liberté. » Enfin, le 28 juin 1919, la paix est signée et le « journal de guerre » d’Andrée Lecompt se termine.

Rémy Cazals, octobre 2008

Complément : D’après La Voix du Nord du 17 décembre 2014, un livre, Andrée Lecompt, mon journal, aurait été publié par Régine Meunier.

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Grappe, Etienne (1877-1958)

Grappe Etienne (sous-lieutenant), Carnets de guerre 1914-1919, 52 mois sur le front, Paris, l’Harmattan, 2002, 207 p.

1. Le témoin.

L’avant-propos du livre.

Ce livre débute par un avant-propos rédigé par Daniel Wingerter qui est le petit-fils d’Etienne Grappe. Il précise que les textes qui suivent sont la retranscription de deux carnets que son grand-père avait tenu quasiment quotidiennement pendant la Grande Guerre. Le témoignage de ce diariste, qui n’a pas subi de réécriture a été publié in extenso (« style, expression et l’orthographe ») à l’exception de la ponctuation qui a été ajoutée pour rendre plus facile sa lecture. Il s’agit donc d’un document de première main.

Deux raisons semble-t-il liées poussèrent Daniel Wingerter à publier les carnets de son grand-père : d’une part le décès et sa mère et d’autre part son arrivée à la retraite (« mon 60e anniversaire ».) Vraisemblablement dégagé de ses obligations professionnelles, il se replongea dans son histoire familiale et voulut rendre hommage à ce grand-père maternel qui l’avait fortement marqué d’autant qu’il remplaça son père disparu peu après sa naissance.

La biographie d’Etienne Grappe en dehors de la guerre de 1914-1918.

La publication des carnets d’Etienne Grappe est précédée d’une biographie (p. 9) de l’auteur extrêmement utile et bienvenue pour nous renseigner sur ses origines géographiques, socio-professionnelles, ainsi que sur son âge. Son père est «légiste » à Vizille, puis petit notaire de campagne à Oris. Il se retire au Perier (canton du Valbonnais). Il devient conseiller général, mais la biographie ne donne aucun renseignement sur ses orientations politiques. La biographie nous apprend que son père meurt dans la pauvreté et qu’il avait 5 enfants. Mais nous ne connaissons pas l’âge d’Etienne Grappe à la mort de son père. A priori, il devait être jeune puisque les 5 enfants à cause du décès de leur père ne poursuivent pas leur scolarité au-delà du Certificat d’Etudes. Le biographe (vraisemblablement son petit-fils) précise cependant que les 5 enfants « jouissent d’un niveau culturel bien supérieur à celui de leur condition sociale ».

Etienne Grappe : né le 14 avril 1877 à Oris-en-Rattier, près de La Mure, en Isère. Après avoir obtenu à 12 ans son certificat d’Etudes, Etienne Grappe débute dans la vie active en cultivant le petit « domaine montagneux du Sert de la Croix » au Perier. Il devient ensuite apprenti boulanger puis s’installe à Lyon où il travaille comme employé à l’arsenal de Lyon-Perrache.Il effectue son service militaire entre novembre 1898 et septembre 1901 au 22ème régiment d’infanterie de Gap.

Après la Grande Guerre, Etienne Grappe retrouve son emploi à l’arsenal de Perrache. Il décède en 1958.

Présentation des carnets d’Etienne Grappe.

Dans le livre des éditions l’Harmattan, les carnets sont entrecoupés de quelques notes historiques qui relient le parcours d’Etienne Grappe à des informations de portée plus générale sur le contexte militaire : p. 11 : du 3 août 1914 à février 1915 ;p. 53 : l’année 1915 ; p. 93 : le secteur de Verdun (février à septembre 1916) ;p. 121 : offensive de la Somme à mai 1917 ;P. 141 : août 1917 à mai 1918 ;p. 171 : juillet à novembre 1918.

La fin de l’ouvrage comprend deux index très utiles mais malheureusement sans renvois aux carnets : un index des lieux et un index des noms de personnes (des camarades, des gradés et des membres de la famille principalement).

A la fin de l’ouvrage, 5 pages des carnets d’Etienne Grappe sont reproduites de même que 3 photographies sur lesquelles l’auteur figure. Sur la page de couverture et sur la page de quatrième de couverture on trouve aussi deux photographies d’Etienne Grappe

2. Le témoignage.

A situation exceptionnelle (la guerre), pratique exceptionnelle (la tenue de carnets). Ainsi en a-t-il été pour des milliers d’hommes, qui conscients de vivre des moments inhabituels dans leur existence et dans leur siècle, voulurent conserver et entretenir pour eux, leurs proches ou pour un plus large public la mémoire de leur guerre. Les carnets d’Etienne Grappe se terminent ainsi : « Si plus tard, mes enfants, vous relisez ces lignes, rappelez-vous ce que les héros de la Grange Guerre ont souffert et ne souhaitez jamais que ces maux se renouvellent. » L’auteur donne ainsi à ses enfants une justification pédagogique à ces carnets : faire en sorte qu’une telle guerre ne renouvelle pas.

La prise de note débute le 6 août 1914 et se termine le 3 février 1919. Les notes sont prises au jour le jour ou regroupées par période de plusieurs jours (exemple : mardi 12 décembre à dimanche 17 décembre 1916). Les 52 mois de la guerre de l’auteur sont ainsi intégralement couverts y compris ses périodes de permission. Etienne Grappe ne fut jamais évacué ni pour maladie ni pour blessure.

Le parcours militaire de l’auteur est plutôt atypique puisqu’il servit d’abord dans un régiment d’infanterie territoriale (R.I.T.), le 105e R.I.T. jusqu’au 1er juillet 1916, puis dans un régiment d’active à partir du 11 octobre 1916 (le 103e R.I.), avant de retrouver deux autres R.I.T. (le 104e R.I.T. le 14 janvier 1918, puis après la dissolution de ce dernier, le 34e R.I.T).

Les différents grades occupés. Etienne Grappe est mobilisé comme caporal le 6 août 1914 au 105e R.I.T. Le 10 décembre 1914, il est nommé sergent. Le 17 juin 1916, il note dans son carnet : « Au sujet d’une note parue sur le rapport provenant du G.Q.G. : à défaut de volontaires, je suis désigné d’office comme candidat officier pour passer, après un cours de trois mois, dans un régiment d’active. Je suis le seul désigné de la compagnie. Cela ne m’enchante pas, mais je suis mon sort. Je suis désigné, peut-être est-ce mon bonheur. » Il part donc à l’arrière pour le peloton des élèves officiers. Après cette période d’instruction, il est nommé sous-lieutenant au 103e R.I.

La guerre d’Etienne Grappe.

Au 105e R.I.T.

Du 18 septembre 1914 jusqu’au 22 septembre 1915 : en Argonne (bois de la Croix-Gentin, Moiremont, Vienne-le-Château, puis entre le 5 juin et le 21 septembre 1915 dans la région de Villers-en-Argonne, en forêt à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front.

Du 22 septembre 1915 au 12 mai 1916 : En Champagne (Courtemont, Massiges, Virginy).

Du 13 mai au 30 juin 1916, dans le secteur de Verdun, ravitaillement de la cote 304 en munitions.

Période d’instruction.

Du 1er juillet au 10 octobre 1916 : à l’instruction dans le peloton des élèves-officiers qui fonctionne à Cousances-aux-Forges et dont le cantonnement est à Savonnières-en-Perthois

Au 103e R.I.

Du 11 octobre au 25 octobre 1916 : il arrive au 103e R.I. (le 11 octobre, il apprend sa nomination) qui stationne à Contrisson.

Du 26 octobre au 19 novembre 1916 : en permission, puis pendant 9 jours, il suit les cours du chef de section.

Du 20 novembre au 15 décembre 1916 : secteur de Verdun (ouvrage de Thiaumont, carrières d’Hautremont).

Du 19 décembre 1916 au 24 juin 1917 : en Meurthe-et-Moselle, secteur d’Ageviller, puis Saint-Martin.

Du 26 juin au 2 novembre 1917 : secteur de Verdun : côte du Poivre, Talou et Damloup. Il participe à l’attaque du 20 août 1917 : reconquête du ravin de Villevre, de Champneuville et de Samogneux (il est cité à l’ordre de la D.I.)

Du 20 novembre 1917 au 13 janvier 1918 : en Champagne (Auberive, le Mont Cornillet).

Au 104e R.I.T.

Il apprend son affectation le 14 janvier 1918.

Du 14 janvier au 10 juillet 1918, secteur de Sept-Sault dans la Marne.

A la suite de l’attaque allemande du 15 juillet 1918 en Champagne, il tient la ligne de résistance le 16 juillet, puis du 18 au 23 juillet 1918.

Le 25 juillet 1918, le régiment est dissous à Mourmelon-le-Petit.

Au 34e R.I.T.

Le 4 août 1918, il passe au bataillon de mitrailleuses du 34e.

Du 5 au 18 août 1918 : période de repos.

En août et septembre 1918 : travaux agricoles notamment (moissons à la ferme d’Alger).

Il suit également des cours concernant l’emploi de la mitrailleuse Hotchkiss.

En octobre 1918, au mont Cornillet (pour boucher les trous de mine sur la route).

Le 29 octobre 1918, à Rethel.

Après l’armistice.

Du 12 novembre au 23 novembre 1918 à Charleville (construction d’une passerelle).

Du 24 novembre au 11 décembre 1918 : à Mézières.

Du 12 décembre 1918 à la fin janvier 1919,  il est adjudant de garnison à la Place de Sedan.

Démobilisé, il arrive à Lyon le 2 février 1919

Remarque sur les secteurs occupés par Etienne Grappe : ce combattant fit toute sa guerre en Champagne, en Argonne, dans la Meuse et en Lorraine. Il n’occupa aucun secteur à l’ouest ou au nord-ouest de Reims.

3. Analyse.

Les notes prises pratiquement au jour le jour par Etienne Grappe sont essentiellement descriptives. Il mentionne avec précision ses mouvements, les secteurs qu’il occupe, les localités où il cantonne. Ainsi, il est très facile de recouper son témoignage dans le temps et dans l’espace avec d’autres documents tels que les Journaux des Marches et Opérations.

Il décrit de façon souvent concise ses activités. Dans ce domaine, le parcours de l’auteur est très intéressant puisqu’il servit dans un régiment d’infanterie territoriale, avant d’être affecté dans un régiment d’active pour enfin intégrer successivement deux autres régiments d’infanterie territoriale. Dans l’infanterie territoriale, les activités de l’auteur se localisent le plus souvent sur l’arrière front. Son unité construit des tranchées en seconde position, transporte du matériel et des munitions vers les premières lignes, empierre les routes. De juin à septembre 1915, l’auteur se trouve même à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front où il exploite la forêt en Argonne. Les taches ingrates et obscures des unités territoriales sont décrites. Mais lorsque le front s’anime, ces hommes d’une quarantaine d’années, généralement pères de famille, peuvent aussi se trouver très exposés. Ainsi en juin 1916, son unité ravitaille la cote 304 sous des bombardements quasiment constants : un camarade est tué, d’autres sont blessés.

Après son affectation au 103e R.I., il découvre la première ligne le 23 novembre 1916 dans le secteur de Verdun. En décembre 1916, à la suite d’un bombardement français, il décrit des scènes d’horreur : des corps déchiquetés, des membres qui sortent des tranchées etc.

Des informations laconiques de nature météorologique reviennent dans la plupart des prises de note journalières : « Mercredi 5 mai 1915. Je vais à la route, il fait beau temps, rien d’anormal » ; « Jeudi 6 mai 1915. Je surveille une corvée de cantonnement, il fait une forte pluie qui ne dure pas. » etc. Le temps qu’il fait prend toute son importance pour des hommes qui vivent désormais à l’extérieur et qui sont directement confrontés aux éléments, mais remarquons aussi que d’autres diaristes n’y font que très rarement allusion. La météorologie est donc bien un centre d’intérêt pour l‘auteur.

La prise de notes ininterrompue pendant la guerre permet d’étudier le parcours complet de ce combattant au cours du conflit et jusqu’à sa démobilisation. Un exemple, parmi d’autres, celui du rythme de ses permissions :

1ère permission : 12 au 21 octobre 1915

2de permission : 5 au 17 février 1916

3e permission (exceptionnelle) : 24 mars au 3 avril 1916 : son fils de 3 ans, très gravement malade, décède le 28 mars)

4e permission : 1er au 10 octobre 1916.

5e permission : 26 octobre au 8 novembre 1916 : « Je pars en permission le 26 au soir, chose que je n’attendais pas. »

6e permission : 25 février au 7 mars 1917.

7e permission : 11 au 24 juin 1917.

8e permission (exceptionnelle) : 11 au 24 juillet 1917 : permission de 3 jours pour la naissance de a fille et il obtient une prolongation.

9e permission : 7 au 29 octobre 1917.

10e permission : 30 janvier au 13 février 1918

11e permission : 24 juin au 7 juillet 1918

12e permission : 10 au 24 octobre 1918.

Les événements plus inhabituels auxquels participe ou assiste Etienne Grappe sont rapportés. Ils sont de différents types (la liste n’est pas exhaustive) :

Visites de personnalités à proximité du front :

– le 27 novembre 1914, le président de la République, Raymond Poincaré, suivi de Viviani, Dubost et Deschanel, entre dans sa « cahute ». Etienne Grappe échange quelques mots avec le président (p. 20).

– Le 4 décembre 1914 : visite d’un groupe de journalistes au bivouac : « Ce sont presque tous des hommes plus ou moins éclopés, bossus, malingres, boiteux. Un grand vêtu de brun a photographié notre cahute, c’est un correspondant le l’Illustration. » (p. 21).

Conseils de guerre et exécutions :

– 26 avril 1915 : 3 exécutions (les condamnés appartiennent au 82e, 113e et 131e de ligne). « C’est une bien triste corvée. Il y avait un père de trois enfants. Ils sont morts courageusement. » (p. 44-45).

– 4 mai 1915 : exécution d’un soldat du 113e R.I., avec description du cérémonial que l’auteur désapprouve en partie (p. 46).

– 23 octobre 1915 : «  siège du conseil de guerre jusqu’à midi, j’assiste aux débats, rien d’intéressant : 2 acquittements, 2 à 5 ans de réclusion et une peine de mort. » (p. 76).

Soûlerie et chant de l’Internationale :

– 18 au 22 janvier 1916 : le chanteur intempestif écope de 4 jours de consigne et il est changé de peloton.

Description d’un village détruit dans un « nota » : il s’agit du village d’Esnes (à proximité de la cote 304).

Description de visions d’horreur dans le secteur de Verdun (cadavres, etc.), p. 125, du 7 au 9 décembre 1916.

Dans son carnet de notes, Etienne Grappe a rédigé deux paragraphes qui portent le titre « Anecdotes sur Vauquois » et « Anecdotes ». Dans le premier paragraphe (p. 37, 13 mars 1915), il rapporte des propos qu’il a recueillis auprès de combattants venant des premières lignes : « […] Les Boches sortent de derrière les murs et lèvent les mains en criant « kamarades ». Puis les mitrailleuses tuent les leurs et les nôtres. On trouve des mitrailleurs boches enchaînés à leurs mitrailleuses. » […] Dans le second paragraphe, rédigé quelques jours plus tard, le 18 mars 1915, il retranscrit des paroles échangées avec un sous-officier qui lui indique avoir lancé  800 grenades, lors d’une contre-attaque. La précaution d’usage d’Etienne Grappe, par l’emploi du mot « anecdote » est incontestablement un révélateur de la véracité des faits décrits dans son carnet. N’ayant pas été un témoin direct des actions qu’il décrit dans ses « anecdotes », l’auteur reste prudent.

Le carnet de notes donne aussi des renseignements sur certaines pratiques des combattants. Ainsi, on constate qu’Etienne Grappe se trouve généralement assez rapidement informé des évolutions de la situation militaire ou diplomatique. Par exemple, il écrit pour la période du 16 au 21 mars 1917, alors que les événements viennent juste de se produire : « Le secteur est toujours calme. Il en est pas de même pour la Somme, où depuis le 17 les boches se retirent en détruisant tout sur leur passage. Chez les Russes des événements formidables se déroulent […] La bureaucratie est balayée par le souffle de liberté qui sort du peuple russe. Un parti se forme, comme nous en 93, pour bouter hors du territoire les boches. Ce peuple qui pourrissait d’avoir deux siècles en retard a fait un bon formidable et passe du règne du bon vouloir à un régime démocratique, presque sans effusion de sang. »

L’auteur, qui est marié, ne fait par ailleurs pratiquement jamais allusion à sa femme, sauf lors de quelques permissions et lorsqu’il perd son fils. Mais au moment où il suit la formation des élèves officiers, à l’arrière du front, sa femme et sa petite fille le rejoignent discrètement et ils ne sont pas les seuls dans ce cas : « On déjeune au café de la gare avec l’adjudant Bard et sa femme. » ( p. 116, 19 août 1916) ; « Je passe ces jours avec ma famille. Le temps marche vite. Berthe [sa fille] est très contente, mais on est obligés de se cacher pour ne pas contrarier l’autorité militaire ». En juillet 1917, il obtient une permission de 3 jours, pour la naissance de sa seconde fille qui fut conçue lors de sa 4e permission (1er au 10 octobre 1916). L’absence de la femme transparaît à une reprise dans le carnet : « Je regretterai mon séjour à Bertrichamp où j’ai passé de bonnes soirées avec mon ami Guillin. Bonnes soirées passées en famille avec Mlle Gabrielle et Mlle Veber. On a dansé quelques fois et flirté un peu avec ces gentilles demoiselles. Mlle Veber surtout m’est sympathique pour sa douceur et sa gentillesse. Je n’oublierai pas ses beaux yeux et sa jolie bouche où j ‘ai cueilli quelques baisers bien doux et bien tendres ». (p. 130, 7 au 17 février 1917).

Si les notes d’Etienne Grappe sont essentiellement descriptives, l’auteur dévoile néanmoins ses pensées, son état d’esprit ou ses réflexions autour de trois sujets.

Le premier concerne la guerre elle même avec son cortège de destructions et de tués :

– p. 108 (1er juin 1916): note sur la destruction d’Esnes (encore essentiellement descriptive) mais avec l’expression « l’horreur de cette guerre ».

– p. 106 (l’auteur est à 4 km de la cote 304, le 21 et 22 mai 1916) : « (Quelle tristesse et quelle folie, vraiment l’Europe est en train de se suicider) ». L’usage des parenthèses dans le texte est encore une fois révélateur : l’auteur fait, par cette utilisation, une distinction entre ses observations et sa pensée.

–  p. 125 (7 au 9 décembre 1916) : « Que Verdun aura donc coûté de vies humaines, de gâchis, d’affreux drames. »

– p. 176 ( il rencontre des hommes de son ancienne unité le 103e R.I. le 24 août 1918 et il apprend la mort de presque tous ses anciens camarades) : « Quand donc finiront ces massacres et que va-t-il rester des Français ? »

Les deux autres sujets alimentant les réflexions de l’auteur sont directement en rapport avec sa situation personnelle. Tout d’abord, le 21 mars 1916, il apprend que son fils de 3 ans est malade. Le lendemain, il reçoit une lettre encore plus inquiétante et le 24 mars, il obtient du colonel une permission exceptionnelle pour se rendre au chevet de son enfant. Ce dernier meurt le 28 et il apprend la nouvelle à sa femme. Etienne Grappe exprime alors sa souffrance et dans son carnet, il s’adresse à son fils qu’il n’a pu voir grandir : « Je vais repartir sur le front, donne-moi la force de supporter cette cruelle séparation, toi que je n’ai pu aimer suffisamment, que je n’ai pas pu voir tes premiers pas ni tes premiers appels. J’emporte de toi seulement une mèche de cheveux que je baiserai de temps à autre, dans mon deuil et mon isolement. » […].

Ensuite, et de façon récurrente après son arrivée dans un régiment d’active, Etienne Grappe décrit généralement très négativement les officiers de carrière. Sa critique est évidemment alimentée au regard de sa situation personnelle : en juin 1916, alors qu’âgé de 39 ans et servant dans un régiment d’infanterie territoriale, il est désigné d’office comme candidat d’élève officier. Après sa nouvelle affectation, il côtoie  ou croise des officiers de carrière qui font tout pour « s’embusquer » et s’éloigner des zones de combat.

– p. 106 (27 mai 1916), au sujet de son lieutenant qui change de compagnie : « (on ne le regrette pas, c’est un pédant) c’est l’ancien juteux devenu officier, service et règlement, mais rien de guerrier. »

– p. 145 (24 et 25 août 1917), à propos de son capitaine : « Quelle homme ! Fait de surface, aucun sentiment profond. Mauvais esprit de préjugé et se figurant d’une caste bien plus élevée que le commun des mortels parce qu’il a une particule devant. Rejeton dégénéré d’une caste qui se rattache encore à des vieilleries et qui voudrait encore revenir à deux cents ans en arrière. Mauvais patriote comme ils sont tous et qui font toutes sortes de démarches pour se faire mettre à l’arrière, alors que c’est leur métier de se battre. »

– p. 151 (14 au 19 novembre 1917), à propos du même capitaine : « De Grossouvre s’en va à Dijon au 11e Dragon. Il ne tient plus de joie. Voilà le patriotisme de ceux qui devraient donner l’exemple ! Officiers de métier à l’arrière, pendant que les vieux civils combattent.[Parmi « les vieux civils », l’auteur] Il est vrai qu’on n’y perd pas bien, il est plutôt lâche que brave. Les boches lui font peur de près. »

– p. 153 (13 décembre 1917) : « Je demande à partir du 103e parce que je suis écoeuré  des injustices qui se passent dans ce régiment. On ne met dans les postes de mitrailleurs, ou autres, que de jeunes officiers qui sont protégés ; au Dépôt divisionnaire, ce sont toujours les mêmes qui y sont et principalement des officiers de l’active qui devraient être en ligne. […] Voilà la justice. »

– p. 154 (22 au 27 décembre 1917), à propos du commandant Tabusse qui « continue ses excentricités criminelles ».

– p. 177 (28 au 31 août 1918). « Je vais me présenter au nouveau commandant du bataillon (Lardet) officier d’active. Cela paraît bizarre que cet homme de métier âgé de quarante ans soit versé dans la territoriale. »

L’injustice que ressent Etienne Grappe réside aussi dans le fait que tous ces officiers, selon lui, ont fait jouer leurs relations plus importantes du fait de leur rang social ou de leurs origines socio-culturelles et familiales, tandis que ses propres efforts n’ont pas abouti. Ainsi dès le 13 juin 1915, il précise dans ses notes : « J’écris des lettres [il ne dit pas à qui] et fais ma demande pour l’arsenal. » [il demande une affectation pour l’arsenal de Lyon-Perrache dans lequel il travaillait avant la guerre]. Plus tard, lorsqu’il veut quitter le 103e R.I. pour retourner dans une unité territoriale, il use à nouveau de sa plume : « J’écris à M. Rognon pour lui demander mon passage dans un régiment de territoriale. » (13 novembre 1917). Le carnet ne précise pas qui est Monsieur  Rognon, mais il est assez vraisemblable qu’il s’agisse d’Etienne Rognon qui était conseiller municipal de Lyon et qui deviendra par la suite député. Cette fois-ci, il est nettement plus confiant : « Je fais aujourd’hui une demande pour passer dans la territoriale. Avec l’appui de M. Rognon, je pense réussir. » (20 au 26 novembre 1917). Son vœu est exaucé le 14 janvier 1918, mais le carnet ne dit pas si l’intervention de M. Rognon a été déterminante.

En conclusion, les carnets d’Etienne Grappe sont d’une grande fiabilité concernant les événements rapportés. Ils nous donnent des informations précises et continues sur la vie des combattants ainsi que sur certaines de leurs pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives. Il s’agit donc d’une bonne source documentaire émanant d’un homme qui connut à la fois l’arrière front (dans les unités territoriales) et les premières lignes (dans un régiment d’active). L’auteur ne laisse pratiquement pas transparaître ses opinions politiques. Ce n’est manifestement pas quelqu’un qui combat pour « le droit et la civilisation ». Bien qu’il emploie le mot boche, il ne montre aucune haine particulière envers l’ennemi qu’il évoque d’ailleurs rarement. Un blessé allemand a même retenu son attention et l’a sans doute marqué durablement : «  Au dessus des carrières d’Hautremont, il y avait un boche pris sous un éboulement, les deux jambes entre deux roches. On lui a donné à manger pendant 6 jours, et finalement il est mort sans qu’on puisse le dégager. Il faisait pitié et pleurait. Quelle horrible chose ! » (7 au 9 décembre 1916). Son carnet ne fait pas non plus référence à la patrie ainsi qu’à la religion. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il n’apprécie pas vraiment la religion catholique, car en décrivant à deux reprises des pratiques assez déroutantes d’officiers, il emploie le terme de « jésuite ».

Thierry Hardier

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Denisse, Albert (1868-1946)

1. Le témoin

Fils de Pierre François Denisse, négociant en textile, et de Marie Josèphe Julie Adèle Cappe, il est né le 18 septembre 1868 au Cateau-Cambrésis (Nord). Etudes à l’Ecole supérieure de Commerce de Paris. Service militaire au 120e RI en 1886-87. Voyages au Mexique et aux Etats-Unis. Parle l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Marié le 23 août 1899 avec Obéline Mahieux, fille d’un riche propriétaire. Installé à Etreux (Aisne). Son fils Pierre naît en 1900, sa fille Thérèse en 1905. En 1904, il achète et modernise une brasserie à Etreux. Son fils lui succèdera en 1926.

Albert Denisse, dit Pabert, est catholique, conservateur. Il a siégé au conseil municipal d’Etreux. En 1914, il a 46 ans.

2. Le témoignage

Lors de l’avance des Allemands en août 1914, Pabert envoie sa femme et ses deux enfants vers Paris et reste à Etreux pour sauvegarder ses biens. Il commence à tenir un journal à partir du 26 août, jour du départ de sa femme, les Allemands arrivant dans le village dans la nuit du 27 au 28. Sans savoir combien de temps la séparation allait durer, il résume chaque jour ce qui s’est passé, comme s’il conversait avec sa famille. Ceci jusqu’au 3 novembre 1918. Il écrit sur la partie inutilisée de cahiers scolaires de ses enfants ou de livres de comptes de l’entreprise. Nombreuses abréviations. Des passages mettant en cause des proches sont en sténo (par exemple la transcription du délire d’un malade accusant une femme de l’avoir empoisonné). Un passage manque entre le 14 novembre et le 10 décembre 1917. Les originaux sont la propriété des descendants d’Albert Denisse. Une transcription intégrale accompagne le mémoire de maîtrise de Franck Le Cars cité plus bas.

3. Analyse

La bourgade d’Etreux, en Thiérache, sur le canal de la Sambre à l’Oise, avait 1450 habitants en 1914. L’activité principale était l’agriculture ; il y avait aussi une usine textile, une minoterie et deux brasseries, dont celle d’Albert Denisse. Entre fin août 1914 et fin octobre 1918, Etreux fut occupée par les Allemands, et donc, entre les deux dates, resta en dehors de la zone de combat. Seuls quelques bombardements aériens des Alliés sur un champ d’aviation situé à proximité sont à noter.

Etreux fut le siège d’une kommandantur qui dirigeait 22 communes, les maires n’ayant qu’à obéir et à appliquer les décisions allemandes. Les occupants imposèrent l’heure allemande et un couvre-feu précoce, l’obligation pour les civils de saluer les officiers en se découvrant. La circulation était limitée et soumise à des permis. Les habitants devaient loger les Allemands, ce qui avait beaucoup d’inconvénients, mais aussi quelques avantages. « Mon officier », comme le désigne Albert Denisse, rend des services. Par contre, le comportement du « Gros Capitaine Pilleur Pels Leusden » fait l’unanimité contre lui.

Les réquisitions sont quasi-permanentes (et détaillées dans le témoignage) : produits alimentaires, en particulier œufs, lait, vin ; matériel de couchage ; métaux (par exemple tout l’équipement des brasseries). Entre réquisitions officielles et pillages des soldats, il n’y a pas une grande différence, mais certaines plaintes déposées par les notables peuvent être suivies d’effet. Les perquisitions dans les caves des particuliers font apparaître des réserves considérables de plusieurs centaines de bouteilles, 1200 bouteilles dans une cave murée chez une dame ; seulement 200 bouteilles chez le curé, dont le contenu était qualifié de vin de messe. Catholique pratiquant, Albert Denisse ne peut s’empêcher de ponctuer sa phrase de plusieurs points d’exclamation. L’occupant réquisitionne aussi les jeunes hommes pour travailler. Des otages sont pris. Albert Denisse passe ainsi une semaine à Maubeuge en décembre 1917, en représailles de quelque chose qu’il ignore. Il devient « chef de popote » d’un groupe de notables de la région parmi lesquels le docteur Charles Lecompt, de Vendegies-sur-Ecaillon, le père d’une jeune fille qui a également tenu son journal de l’occupation (voir la notice Lecompt, Andrée). D’autres otages sont envoyés en Allemagne.

La principale difficulté est le ravitaillement. Les prix montent, la qualité des produits diminue. On épuise rapidement les réserves que les Allemands ont laissées ; on développe la culture des jardins ; le « ravitaillement américain » apporte de temps en temps une embellie. Albert Denisse doit adapter la qualité de bière au goût des occupants, puis cesser de produire lorsque l’équipement de la brasserie est démonté. Il utilise alors ses capitaux pour devenir marchand de vivres en allant chercher du ravitaillement en Belgique ; il prête à des particuliers et à des communes.

Les comportements de la population sont divers. L’auteur note des gestes d’entraide. Mais les rivalités politiques et économiques du temps de paix sont exacerbées par la situation difficile. C’est le cas par exemple pour les deux brasseurs, mais leur guerre se terminera par la disparition des deux brasseries. Il y a des lettres anonymes de dénonciation : Albert Denisse note que les Allemands en sont écœurés. Des jeunes filles fréquentent des soldats. Des femmes qui en insultent une autre rencontrée en compagnie d’Allemands sont condamnées à trois jours de prison. Depuis août 14, certains habitants ont caché des soldats alliés, des Anglais principalement, croyant peut-être que la guerre serait courte. Le temps passant, leur situation devient intenable. On en capture, sur dénonciation, jusqu’en février et avril 1915, et encore deux en février 1916.

Un grand problème est celui de l’information. Et d’abord, comment avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants ? Il pense à utiliser les bons offices d’un sergent allemand pour envoyer une lettre par la Suisse. Le sergent conseille de passer par les services de la Croix Rouge. C’est le 7 septembre 1915, après plus d’un an de séparation, que Pabert apprend, indirectement et de manière laconique, que sa femme se trouve à Versailles et en bonne santé. Les nouvelles sont parties de France à destination d’un prisonnier de guerre en Allemagne, lequel les a communiquées à son épouse habitant un village proche d’Etreux. Autre moyen : donner un message aux personnes âgées et malades rapatriées vers la France par la Suisse. Tout ceci est lent et incertain, mais c’est un bon exemple des capacités d’adaptation à une situation apparemment inextricable. En mai 1916, Pabert apprend, par l’entremise d’un prisonnier de guerre, un succès scolaire de son fils et il glisse dans sa tirelire « une belle pièce d’or de cent francs » pour qu’il la trouve à son retour, « et nous espérons que ce sera bientôt ». Par la Croix Rouge, le 3 février 1918, il reçoit une lettre de sa famille partie le 25 octobre 1917 ; puis, le 18 mars 1918, une lettre du 14 janvier. Retards et contradictions, quand il s’agit d’intermédiaires, font que Pabert n’arrive pas à savoir vraiment si son fils est entré à l’Ecole de Commerce, au lycée Henri IV ou s’il a abandonné ses études…

L’information sur la guerre en cours est beaucoup plus abondante. Les journaux allemands donnent les communiqués officiels des principaux pays belligérants. Albert Denisse les compare, en exerçant un esprit critique certain. Il apprend rapidement les faits bruts : changements ministériels en France, offensive allemande sur Verdun, rupture des Etats-Unis avec l’Allemagne, renversement du tsar, etc. La révolution russe le préoccupe dès le 16 mars 1917. Certes le nouveau gouvernement entend poursuivre la guerre, mais « je m’attends à des divisions terribles qui affaibliront certainement l’armée russe ». Il signale dès le 10 novembre la deuxième révolution, celle des « maximalistes » (il écrira plus tard : « bolcheviki »). Sa critique porte sur la « lâcheté » des Russes qui abandonnent leurs alliés, mais il se préoccupe aussi des fameux emprunts russes : « Le gouvernement révolutionnaire russe renie, paraît-il, tous les emprunts antérieurs de la Russie !! Est-ce le commencement de la banqueroute russe ? Ce serait encore bien triste pour la France » (19 janvier 1918).

Si les rumeurs sont nombreuses au sein des armées (voir en particulier Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, présentés par Fabrice Pappola, Toulouse, Privat, 2006), le phénomène n’épargne pas les population civiles en territoire occupé. Albert Denisse les signale, mais « on en dit tant qu’il ne faut plus croire que ce que l’on voit », écrit-il dès le 18 octobre 1914. Par contre, il est bien placé, au milieu de soldats allemands, pour se faire l’écho de leurs paroles et les interpréter. Certes, ils fêtent leurs victoires. Mais, dès le 22 novembre 1914, Albert les entend dire qu’ils ont déjà un million d’hommes hors de combat , et en décembre que l’artillerie française fauche des régiments entiers. Le 22 mars 1915, il constate qu’il y a « beaucoup de soldats à qui cela ne plaît pas du tout de se rapprocher ainsi de la ligne de feu ». Le 5 avril 1915, il voit arriver une division revenant du front : « L’artillerie et la cavalerie sont en bon état, mais l’infanterie laisse beaucoup à désirer car on y voit beaucoup d’éclopés, de tristes mines fatiguées, et beaucoup de tout jeunes gens encadrés par des vieux. En général, il ne semble plus guère y avoir beaucoup d’enthousiasme dans ces troupes. » En mai 1915, en août 1916, il note que les hommes n’ont aucune envie de retourner en ligne. En mars 1917, il voit un lieutenant pleurer à l’idée de repartir, puis faire la fête avec ses hommes lorsque le contrordre arrive. Le 19 avril : « J’ai vu aujourd’hui un soldat allemand qui revenait de permission, et il a pleuré à chaudes larmes pendant quelques minutes en me racontant toute la misère qui existe en Allemagne où tout le monde a faim. » Les femmes allemandes voudraient rendre l’Alsace-Lorraine en échange de leurs maris (juillet 1917). Même lors de la nouvelle avancée profonde du printemps 1918, les soldats allemands disent qu’il s’agit d’une « victoire désastreuse », « que c’est une boucherie épouvantable sur le front de bataille, et cela diminue beaucoup leur enthousiasme ; il y a même beaucoup de traînards partout, et beaucoup de soldats qui sont équipés à neuf ici vendent une partie de leurs vêtements pour très peu de chose et bien souvent pour avoir à manger » (avril 1918).

Le 1er janvier 1918, pour la quatrième fois, Pabert note son souhait d’une fin prochaine du cauchemar. Les cours du change à Zurich sont favorables à la France, mais les nouvelles offensives allemandes du printemps remportent des succès spectaculaires confirmés par l’incessant passage de colonnes de prisonniers français, mais nuancés par les propos des soldats allemands rapportés plus haut. Plus tard, le retournement est également visible et audible. Les gendarmes allemands traquent les déserteurs de plus en plus nombreux. Les avions alliés lancent des bulletins d’information. Même les journaux allemands ne peuvent masquer l’avance des Alliés sur tous les fronts : prise du saillant de Saint-Mihiel par les Américains ; succès en Palestine, en Bulgarie. Le 17 septembre, Albert Denisse note : « Cette nuit, le canon s’est très rapproché de nous et nous ne l’avions jamais entendu aussi près depuis 4 ans. » Le 2 octobre, « la Gazette de Cologne publie un article presque pessimiste et comme nous n’en avions encore jamais vu ». Ce ne sont plus des prisonniers qui passent par Etreux, mais des populations civiles évacuées à cause du rapprochement de la ligne de feu. Le 5 octobre, « la kommandatur commence à emballer pour partir bientôt ». Le 6, le changement de chancelier et les perspectives de paix prochaine font que « les soldats allemands chantent dans les rues, les officiers ont l’air tristes ». La population d’Etreux est évacuée à son tour les 13 et 14 octobre. C’est dans une grange, à Fontenelle, à la limite du département du Nord, qu’Albert Denisse termine son journal, au crayon, le 3 novembre 1918.

Du début à la fin, malgré quelques moments de découragement, il a écrit qu’il voulait la victoire alliée, comprenant toutefois que, si l’Allemagne termine complètement épuisée, « nous ne le serons guère moins » (17 janvier 1918). La phrase suivante résume assez bien le mélange des sentiments au moment où la fin approche : « Si nous vivons dans l’angoisse, nos cœurs sont gonflés d’espérance et notre tristesse disparaît devant notre joie » (9 octobre 1918).

4. Autres informations

– Franck Le Cars, La vie quotidienne du village d’Etreux sous l’occupation de la Grande Guerre d’après un document inédit : le journal de Pabert, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, octobre 1996, 121 p., illustrations.

Le journal de Pabert, 25 août 1914 – 3 novembre 1918, transcription intégrale par Franck Le Cars, annexe au mémoire de maîtrise, 264 p.

Rémy Cazals, mars 2008, d’après les travaux de Franck Le Cars

Complément au 3 novembre 2020 : La ténacité de Franck Le Cars vient d’être récompensée. Il a réussi à publier l’intégrale du témoignage de son arrière-arrière-grand-père, sous le titre PABERT, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre, 484 pages, 22 euros. Pour toute l’actualité de Pabert et la commande d’ouvrages : www.pabert.fr

 

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Escholier, Marie (1876-1956)

1. Le témoin

Née à Mirepoix (Ariège) dans une famille de notables, propriétaires de la ferme de Malaquit où elle revient chaque année en vacances après son mariage avec Raymond Escholier en 1905. Celui-ci était un critique d’art, conservateur de musée à Paris.

Après la guerre, Raymond et Marie écriront des « romans du terroir », parmi lesquels Cantegril obtint le prix Fémina en 1921. Elle est décédée à Malaquit le 21 mars 1956.

2. Le témoignage

A Malaquit, Marie Escholier et ses deux fils attendent Raymond qui doit « descendre » de Paris en cet été de 1914. Mais il ne viendra pas. Marie commence alors un journal, qu’elle va tenir jusqu’au 12 mai 1915. Son fils Claude pense qu’après cette date, en accord avec son mari, elle a abandonné son journal pour se consacrer à l’écriture de leur premier roman, Dansons la trompeuse. Le manuscrit du Journal n’était pas destiné à la publication, mais rien ne l’interdisait. Retrouvé par Claude Escholier, il a été publié en 1986 sous un titre qui n’est pas d’origine : Marie Escholier, Les saisons du vent. Journal août 1914 – mai 1915, Carcassonne, GARAE/Hésiode, 1986, 154 p., prenant aussi le n° 10 dans la collection « La mémoire de 14-18 en Languedoc ». Une présentation des éditeurs explique en quelques pages le choix du titre. Postface de Claude Escholier, « Naissance d’une écriture ». Le volume donne une liste des romans publiés en collaboration entre Marie et Raymond Escholier, et un lexique des mots occitans employés dans le Journal.

3. Analyse

La grande finesse de l’auteur lui permet de comprendre les individus ; son sens de l’observation lui permet de décrire l’impact de la situation de guerre sur une société rurale, la campagne ariégeoise autour de Mirepoix. On peut regrouper les principaux apports en trois grandes parties.

Bouleversements et brassages

La mobilisation des hommes jeunes a des conséquences fortes sur le travail des champs, sur l’aspect de la rue, et sur l’honorabilité de quelques jeunes filles qui ne pourront pas « réparer leur faute » dans le mariage. Des réfugiés arrivent du Nord, de Belgique, de Paris en août, avant la bataille de la Marne. Cela produit quelques frictions. La classe 14 vient faire des manœuvres autour de Malaquit ; les jeunes soldats ont l’air d’un « troupeau d’enfants malades », d’autant qu’une épidémie de méningite fait des ravages. L’ambiance générale est triste : pas de foire, pas de fête. Mais, en février, il y aura la fabrication de la charcuterie à partir du cochon élevé à domicile : l’ordre immuable de la cérémonie sera respecté.

L’information

Le grand thème, c’est l’attente des nouvelles. Le facteur prend une importance inhabituelle. Les lettres deviennent source collective d’informations (« la lettre d’un soldat appartient à tout le monde »). Echanges d’objets avec le front : colis de vêtements et de nourriture d’un côté ; produits de l’artisanat des tranchées de l’autre. Les silences et les contradictions de la presse sont assez vite perçus ; on ne croit plus à ce que disent les journaux (« dont les fanfaronnades imbéciles me font mal au cœur », écrit Marie dès le 6 septembre 1914). Mais on les lit tout de même. Les rumeurs circulent, dans la version « archaïque » des prophéties (p. 28, 48, 60, 79).

Sentiments et attitudes

L’état de guerre crée une conception plus profonde de la vie. On regarde avec respect ceux qui vont partir au feu. Les enfants sont confondus de voir pleurer un homme adulte, un soldat blessé venu en convalescence et qui repart. Les lettres contiennent des formules terribles dans leur laconisme : « Je suis encore en vie, la plupart des copains sont morts » ou « J’ai bien changé, je sais ce que c’est que la vie, nous sommes moins qu’une fumée ».

L’enthousiasme patriotique est vite remis en question. Dès le 4 octobre, un soldat qui va partir remarque : « Nous sommes de la viande de boucherie. » Un autre, réformé, rayonne. Une mère dont le fils est prisonnier à Magdeburg est radieuse, et Marie Escholier précise : « On a des bonheurs qui feraient la désolation des jours ordinaires. » Une réfugiée belge annonce que dans quinze ans la France et l’Allemagne seront alliées contre l’invasion russe. L’Union sacrée aussi est remise en question. La campagne critique la ville. On recherche le bouc émissaire : pour certains, ce sont les curés et les riches qui ont déchaîné la guerre ; pour d’autres, la défaite est due à la débandade des soldats d’Antibes, aux socialistes, aux officiers, ou tout simplement à la « trahison ».

Au total, des pages admirables.

4. Autres informations

– Voir la notice Raymond Escholier dans Témoins de Jean Norton Cru.

– Alexandre Lafon, « Un couple dans la guerre : Raymond et Marie Escholier », dans Patrimoine Midi-Pyrénées, n° 1, octobre 2003, p. 58-59.

– Bernadette Truno, Raymond et Marie-Louise Escholier. De l’Ariège à Paris, un destin étonnant, Canet, Editions Trabucaire, 2004, 222 p., illustrations.

Rémy Cazals, 02/2008

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Blayac, François (1874-1963)

1. Le témoin

Né à Corneilhan (Hérault) le 25 novembre 1874. Etudes à Sorèze (Tarn), puis Droit à Paris. Propriétaire de 150 ha de vigne à Castelnau-le-Lez ; hôtel particulier à Montpellier. Fait partie d’associations culturelles, est en correspondance avec célébrités. Mort à Montpellier en février 1963.

2. Le témoignage

François Blayac, Carnets de guerre 1914-1916, Carcassonne, Ecomarine, 2006, 423 p. + illustrations.

La source est surtout formée de deux carnets, retranscrits et présentés par un de ses petits-fils (avec quelques erreurs de lecture, mais peu), et de 450 plaques stéréo (nombreuses photos à la fin du livre).

3. Analyse

Officier gestionnaire de l’ambulance 1/66, 58e DI (la division des régiments de Barthas, 280, 296).

En Alsace d’août à octobre 1914 (p. 19-80).

En Artois d’octobre 1914 à décembre 1915 (p. 81-421).

1916, gestionnaire d’hôpital à Montpellier puis à Castres ; 1917-18, responsable, à Béziers, de l’acheminement du vin vers le front. Pas de notes de François Blayac sur ces deux dernières périodes.

Ce texte étonnant est d’une grande importance. Il montre la guerre d’un officier d’administration, vivant en permanence dans l’arrière-front (selon la définition de F. Cochet, Survivre au front, 2005). On peut classer les notes en 4 parties : les conditions dans lesquelles il vit, ce qu’il fait, ce qu’il voit lui-même directement ; comme tous les contemporains, soumis à l’information officielle, il l’avale avec une grande crédulité au début et manifeste tardivement des signes de lucidité et de critique ; il avale aussi une information locale apportée dans les conversations par les officiers d’infanterie et d’artillerie qu’il fréquente : c’est la grande originalité de ce texte de citer quantité d’exploits extraordinaires racontés par leurs « auteurs », par vantardise et pour épater le semi-embusqué ; Méridional, de la haute société, il est intéressant de lire ce qu’il écrit des troupes du Midi.

a) François Blayac à la Grande Guerre

Conditions de vie

Excellents dîners, bons vins, manille, bridge, gaie conversation ; bouteille d’Hennessy ; huîtres, poisson, figues… Le tub quotidien lui fait beaucoup de bien. En permission, il voyage en 1ère classe, il passe à Paris voir Maginot.

Il n’est pas totalement à l’abri de certains bombardements, mais il n’y a pas grand danger. Il a l’honnêteté de se considérer comme privilégié par rapport à l’infanterie (p. 332, 360, 384).

Son travail

Envoyer des actes de décès, établir les « successions », c’est-à-dire envoyer à la famille ce qu’on récupère sur le mort (p. 108 : 70 successions du 280e, déballage navrant et malodorant), faire arranger les tombes et peindre les croix (141). Il a beaucoup de temps libre. Il va en promenade pour voir le duel d’artillerie.

Il est envoyé une fois en première ligne pour 3 à 4 jours, pour repérer les sépultures (p. 354). C’est horrible et il considère cela comme une vengeance de son supérieur. On est en octobre 1915. C’est un moment important : la découverte de la réalité. C’est à partir de ce moment qu’il plaint le plus l’infanterie et qu’il émet le plus de critiques sur la conduite de la guerre.

Ce qu’il a vu directement

– p. 21, soldat se méfiant quand une Alsacienne lui donne de l’eau

– 23, arrivée massive de blessés (19 août), impossible tenir registre

– 29, blessés allemands enchantés d’être PG

– 34 (26 août), l’odeur du champ de bataille

– 65, un PG qui craignait qu’on lui coupe le nez et les oreilles

– 65 et 85, degrés divers de l’émotion et de l’indifférence devant la mort

– 66, un blessé allemand sympa

– 156 et ailleurs, le souci de garder des souvenirs photographiques de la guerre

– 160, une tentative de suicide

– 189, il vaudrait mieux ne pas faire revenir un régiment là où il y a les tombes de camarades

– 250, ordre de verser l’or contre des billets

– 292, les Anglais au rythme de la Marseillaise, plus que les Français

– 310-311, établissement puis suppression de la censure du courrier au sein des unités

– 346, les bourguignotes ont sauvé des milliers d’existences

– 396, l’odeur des Boches

– 402, un officier furieux de n’avoir pas eu une promotion.

En quête de trophées et souvenirs

Cet aspect de la « guerre » revient sans cesse. Quelques pages remarquables : 159 (badges anglais), 164 (porte-plumes fabriqués par un artilleur), 166 (le cadeau de la princesse Mary), 175 (trophées demandés à officiers infanterie), 207 (casque prussien acheté au café du Commerce), 208 (casque wurtembergeois), 210 (obus), 239 (fusil), 317 (se fait fabriquer briquets et bagues).

Embusqués

Il s’agit ici de s’embusquer ou de se faire embusquer, non de critiquer les embusqués. Des cas :

– petits pistons à connaissances pour éloigner du danger : 386 (cycliste), 418 (muletier) ;

– attitude de proches qui cherchent motifs pour se faire évacuer (125, 128), ou expriment crainte d’être renvoyés aux tranchées (232) ;

– faire passer son beau-frère dans l’aviation ; « il faut vite le tirer de là [infanterie] avant que la mort n’y mette ordre » ; opération rondement menée en un mois ; c’est un « sauvetage » ; on apprend à la fin que deux autres beaux-frères étaient embusqués ;

– son court séjour en 1ère ligne lui fait souhaiter la relève pour être envoyé « loin de ces horreurs » ; il écrit à Maginot et à Simon pour accélérer le processus ; son impatience est « fébrile ». Il obtient satisfaction.

b) Les informations générales sur le déroulement de la guerre

Tous les combattants en ont reçu, par des canaux divers. Blayac les indique parfois. Lorsqu’il ne les indique pas, il s’agit généralement de la presse. Il lit L’Echo de Paris. Le cas de Vermelles aurait dû le faire réfléchir : pris (84), peut-être pas pris (88), pas pris (89), bombardé par nous (91), pris après évacuation par les Allemands (129, voir Barthas, Hudelle). Blayac est crédule. Les signes de doute sont tardifs.

Victoires et renforcement des Alliés

– 70, victoire certaine après mauvais départ à cause d’impréparation (28 septembre 1914)

– 100, 171, 204, 210, énormes pertes allemandes

– 123-125, grande victoire russe confirmée par un officier qui le tient d’un cycliste d’état-major

– 149, prochaine entrée en danse de la Roumanie, info donnée par son père au caporal Clémentel

– 163, prochaine offensive annoncée par un cousin, un ami…

– 165, intervention japonaise annoncée par un pasteur qui le tient d’un directeur de ministère

– 191, la retraite des Russes est une manœuvre

– 196, un artilleur tient d’un cycliste qui l’a entendu d’officiers… que l’armée allemande est coupée

– 388, de source bien informée la guerre va finir en décembre 1915.

Signes de doute, critiques

Le premier doute, léger, est du 17 décembre 1914 : on a avancé, mais peu, sans proportion avec les pertes. Il faut ensuite attendre le 16 avril 1915 : on a fait 1200 prisonniers, ce sont les 120 d’hier augmentés d’un zéro. Il se met à mentionner les propos découragés que tiennent tous les blessés. Il en vient à critiquer la stupidité des généraux qui ne tiennent pas compte de l’opinion des officiers de tranchées. Il rapporte une conférence rasoir du général Niessel (voir Barthas, 194).

c) Récits d’exploits sur le terrain

La grande originalité de ce carnet de guerre, c’est de rapporter les conversations tenues dans l’arrière-front, en particulier entre officiers de différentes armes.

Cruauté, lâcheté et autres faiblesses des Allemands

– atrocités : 53 (seins coupés), 60 (cruautés), 61 (viol collectif), 123 (bouclier humain)

– lâcheté : 54 (peur de la baïonnette), 60 (peur du canon)

– mal nourris : 55 ; mauvaises tranchées et mauvais projectiles : 137

– dopés à l’éther : 181

– stupides : 201.

Les récits d’exploits de combattants français (principalement officiers subalternes)

Récits lors de conversations. Fidèlement rapportés le jour même. On note une forte tendance à la vantardise. Et à la cruauté avec l’exécution sans merci des Allemands qui veulent se rendre. En même temps, on signale quantité de prisonniers, donc non exécutés.

– exploits de fantassins : 77 (tue des Allemands avec son sabre, sensation agréable), 68 (Boches exécutés), 114 (fils de fer posés pour prendre Boches au collet), 127 (un goumier tue 7 officiers qui voulaient se rendre), 150 (le 280, régiment de Barthas, ne fait pas de prisonniers), 165 (6 Français blessent 45 Allemands à l’arme blanche et font 80 prisonniers), 170 (on les tire comme des lapins), 172 (un lieutenant, très adroit, tue 50 Boches), 269 (encore massacre de PG sans défense), 350 (un capitaine tue 8 Boches de sa main) ; la part de vantardise devant de semi-embusqués est visible dans les récits de son beau-frère p. 264.

– exploits d’artilleurs : 169 (foudroyants succès), 181 (le 75 détruit des batteries à 6200 m), 240 (colonel dit avoir détruit 2 batteries boches dans l’après-midi), 242 (depuis 4 jours, destruction de 8 objectifs par jour).

Informations diverses non vérifiées

Elles concernent souvent des fusillés : on a fusillé un commandant, un lieutenant, quelques mutilés volontaires ; un espion ; 3 déserteurs d’un BCP ; un PG boche pour vol ; trois soldats (mais avec des ?)

Comportements déviants : refus d’attaquer, relations avec l’ennemi

– 134 : refus de monter à l’assaut (13 déc. 1914) ; 361 : refus du 280, le 7 octobre 1915 (Barthas, p. 186, parle du bataillon De Fageolles) ;

– 274 : capitaine français tué par ses soldats après avoir lui-même tué un soldat

– 63 : deux patrouilles ne s’attaquent pas à cause du froid

– 117 : invitation lancée par officiers français à officiers boches, qui ne répondent pas

– 136 : un officier dit qu’il a souvent causé avec les Boches

– 153 et 159 : la nuit de Noël 1914, chants des deux côtés, faux et maladroits du côté boche

– 414 et suivantes : décembre 1915, la boue, soldats enlisés (Barthas 210-212), Niessel sauvé par hommes du 280 (Barthas 211) ; on passe à travers champs, on ne tire pas ; il y aurait eu des déserteurs des deux côtés (voir Barthas, Noé).

d) Le Midi et ses régiments

– 55 : les régiments du Midi ont mal tenu au feu (14 septembre 1914)

– 70 : héroïsme prodigieux du 281 et du 343, merveilleux soldats

– 168 : un officier insulte le Midi, je relève très vertement

– 255 : noble conduite du 281, fin de la légende tenace des régiments du Midi qui ne marchent pas.

Rémy Cazals, 02/2008

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