André Fribourg, Croire. Histoire d’un soldat, Paris, Payot, 1918, 255 pages
Résumé de l’ouvrage :
En forme de prélude, intitulé « Aux manœuvres d’Argonne pendant le coup d’Agadir », André Fribourg évoque d’abord trois jours de manœuvres de son régiment, le 106ème R.I. de Châlons-sur-Marne, en septembre 1911, autour de Clermont-en-Argonne. L’ouvrage s’ouvre ensuite sur l’embarquement, à Paris, le 4 août 1914, dans le train qui l’amène sur le front, débarquant la troupe à proximité des Éparges, dans la Meuse, où se déroule la première partie de son récit. Elle s’achève avec sa blessure à la tête, le 10 octobre 1914, par un obus. Après quelques semaines à l’hôpital de Neufchâteau (Vosges) puis de Vitré (Ille-et-Vilaine), il retrouve ses camarade du 106 dans les Flandres, aux alentours de Hondschoote, de Nieuport et de Bergues. En septembre 1915, il est enfin de retour chez lui, diminué car ayant en partie perdu trois de ses sens (odorat, ouïe et vue), vraisemblablement à cause de l’obus qui l’a couché dans cette tranchée des Éparges. Les pages qui concernent ce chapitre sont sensibles, évoquant les horloges éteintes. Il dit l’«… impression funèbre qui se dégage de la maison, et m’affirme que, quoi que je pense ou fasse, une part de moi est bien morte, là-bas, au champ de douleur et de gloire » (page 228). Un an plus tard, en octobre 1916, il reprend son poste d’enseignant et clôture son témoignage dans une phrase explicative de son court titre : « Sachons aimer, souffrir et mourir, c’est-à-dire sachons croire ».
Eléments biographiques :
Georges, André, Alexandre André-Fribourg, dit André Fribourg, est né le 20 novembre 1887 à Bourmont (aujourd’hui Bourmont-entre-Meuse-et-Mouzon) dans le département de la Haute Marne. Après des études brillantes au lycée Henri IV, il est agrégé d’histoire et professeur au collège de Nantua, puis dans des écoles (Turgot et Sainte-Barbe) à Paris, où il demeure. Il a déjà publié deux ouvrages quand la guerre se déclenche. Réformé du fait de sa blessure, il publiera plusieurs autres ouvrages, teintés de propagandisme. Il obtiendra dans sa carrière littéraire trois prix de l’académie française (Thérouanne en 1916, Sobrier-Arnould en 1918 et de Joest en 1939). Croire. Histoire d’un soldat s’ouvre sur une dédicace « À la 1ère compagnie du 106ème régiment d’Infanterie », avec lequel il a fait toute sa courte campagne. Envoyé après-guerre pour différentes missions à l’étranger, il fait également une carrière politique, d’abord comme député de l’Ain (1919 et 1924), puis comme membre du Conseil Supérieur des Colonies et secrétaire de la Commissions de l’Enseignement des Beaux-Arts avant de se retirer de la vie politique en 1936. Il décède à Paris le 27 septembre 1948.
Commentaire sur l’ouvrage :
Après-un avant-propos de l’auteur, l’ouvrage s’ouvre sur la narration « de l’intérieur » d’une manœuvre du régiment pendant quelques jours de septembre 1911 en Argonne. Partant de la caserne à Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne), celui-ci passe par Valmy, Clermont-en-Argonne, Malancourt, Septsarges et Rarécourt. Le but de ce prélude est de démontrer le « dressage » et l’aguerrissement de la troupe par la marche et la manœuvre. Réservistes (dont lui ?), « de tous les types, de toutes les classes ; l’assemblage est divers à souhait : ouvriers, instituteurs, paysans, « intellectuels », gens de la ville et des champs, rien n’y manque » (page 15), aboutissant à « La renaissance morale » (page 28).
Suivent une infinité de tableaux bien écrits, dont la plupart, au moins pour la partie « Lorraine » de l’ouvrage, forment de très belles lignes d’ambiance ou de réflexion :
Le départ – Embarquement (journée du 4 août 1914) : long chapitre qui relate, quasi minute par minute, la séparation et les ressources morales qu’elles impliquent pour le civil transformé en soldat anonyme dans la masse, l’ambiance du train, l’idée qu’il a de la grandeur de l’aventure qu’il s’apprête à vivre (pages 33 à 43).
Au bois des Chevaliers se décompose en la montée au front, d’abord en train puis à pied, ayant débarqué à Villers-Benoitevaux, dans la Meuse, avant l’arrivée dans le secteur des Éparges, si emblématique, même si il ne le cite qu’à la fin du livre (page 241).
Suivent de multiples tableaux qu’il classe ainsi, comme autant de chapitres de sa vie au front de la guerre : L’arrivée (page 61) – En seconde ligne (66) – L’attaque de nuit (68) – En sentinelle (75) – La corvée de cartouches (79) – La tombe (84) – La pluie (86) – La balle (90) – L’insomnie (93) – L’isolement (96) – L’attente (100) – Les « volontaires » (109) – La relève (114) – Le repos (119) – L’angoisse (123) – Le layon (130) et Le poste de secours (141), tous correspondant à sa période sur le front de Lorraine (août – 10 octobre 1914).
La seconde partie de l’ouvrage, intitulée En Flandres, diffère assez notamment de la première ; elle comporte la période de janvier à mai 1915. Toutefois, Jean Norton-Cru dit : « Mais cette deuxième campagne nous semble fictive » page 607 de Témoins, ce qui semble évident puisque le 106ème RI n’est pas en Belgique au cours de cette période, le régiment ne quittant le secteur des Éparges que le 3 août 1915. Pourtant Fribourg avance côtoyer les mêmes personnages cités dans la première partie de son ouvrage, comme Herbin par exemple. Cette partie, plus littéraire, teintée de roman, fait appel aux dialogues et à la procuration de certains tableaux comme Le téléphone, sur le sacrifice des zouaves (pages 159 à 165), ou Le combat sur mer (pages 167 à 171), très lyrique. Le chapitre l’Estaminet (pages 184 à 191) nomme plusieurs de ces établissements dans un village non identifié mais qui pourrait être Groenendijk : Cabaret au Chat, Soleil, Bœuf de Flandre, La Botte de paille, La Belle vue, L’Arc ou L’Hôtel de Ville, ces deux derniers fréquentés par les officiers. La citation de la mort de son ami, qu’il apprend par courrier (page 200), le sergent parisien Camille Aussière, à Zillebecke le 14 décembre 1914, donne une indication sur le 94ème régiment d’infanterie, mais qui ne fait pas partie de la division de Fribourg. Elle ne résout donc pas la question de savoir si cette partie est romancée ou si il a en effet été réaffecté à un autre régiment après sa convalescence consécutive à sa blessure. Sa fiche matricule n’a pas été retrouvée aux archives départementales de la Haute-Marne. Toujours est-il que son récit en Flandres est moins précis que celui sur les Éparges, ne citant par exemple aucun nom de tué. Enfin, les 4 lettres de Jacqueline, émanant manifestement d’une enfant, formant le chapitre avant-dernier Lettres de la marraine est également superflu.
Certains des noms cités permettent toutefois de confirmer la réalité de sa narration : Rigollet (page 74) est bien Auguste, Albert Rigollet, 2ème classe du 106ème R.I., tué Aux Éparges le 29 octobre 1914 ou Thévenier (page 84), Paul Georges Thévenier, 2ème classe au même régiment, tué à Mouilly le 10 octobre de la même année.
Dans le chapitre intitulé Le prisonnier (pages 200 à 203), parlant leur langue, il interroge deux prisonniers allemands, un ouvrier saxon et un paysan.
Peu avant sa blessure, il décrit : « J’écris ces lignes en un coin de grange presque tiède, assis dans le foin » (page 119).
Au final l’ouvrage, composite, revêt un véritable intérêt d’un double ordre ; la partie manifestement testimoniale dans son parcours lorrain [même si Jean Norton-Cru allègue que le seul séjour au front se limite à 10 jours, du 1er au 10 octobre 1914, qui sont en effet les dates clairement énoncées dans le récit] et la qualité d’écriture, décrivant tant le milieu qui entoure Fribourg que ses propres sentiments, parfois profonds. Il réfléchit sur la guerre, qu’il compare à un Dieu sacrificiel (page 144), son rôle à la guerre, comme sentinelle par exemple, parfois jusqu’à la dissertation. Il avance également : « Comme cette guerre élargit la vie, spatialement d’abord, elle m’a fait connaître à fond la Champagne, la Lorraine, la Bretagne, et demain me révèlera les Flandres ; elle me met en contact avec des paysans, des ouvriers bien plus étroitement que le régiment ne l’avait pu faire : la mort, toujours planante, rapproche ; personnellement, elle m’a forcé à me creuser, à me connaître mieux, et la même menace mortelle a déchiré dans mon esprit plus d’une illusion tenace ; historiquement même, grâce à elle, j’ai mieux compris bien des faits du passé illuminé par l’ardeur du présent… Je lui devrai, quoi qu’il arrive, une plus grande connaissance du monde, des hommes, de moi-même » (page 154).
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Parcours suivi par l’auteur (date)
En train : Paris – porte de la Villette – Bondy – (4 août 1914)
Partie Lorraine (pages 47 à 150) : En train : Noisy-le-Roi – forêt de Marly – Mareil – Saint-Germain – Paris – Noisy-le-Sec – Rosny – Nogent – Troyes – Villers[-sur-Meuse]-Benoiteveaux (août 1914)
À pied : Ferme d’Amblonville – Mouilly – Bois des Chevaliers – Bois de la Marche de Lorraine (1er – 10 octobre)
Partie Flandres (pages 153 à 217) : Hondschoote – Nieuport – Lombaertzyde – Westende – Bergues.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 18 : Note sur la tenue réséda et le casque, expérimentés par le 106ème RI en 1911
34 : Belles phrases sur la séparation le 4 août 1914
36 : Contenu de son sac, dont une enveloppe cachetée contenant ses dernières volontés (qu’il retrouve à Paris à son domicile après son retour du front, vap 228)
43 : « Je sais que je vis une aventure énorme, d’une rareté infinie »
54 : Partage du singe, agrémenté
65 : Espionnite du paysan allemand d’Amblonville, ayant repéré les alentours pour l’artillerie dès avant-guerre
79 : Sur sa haine de l’ennemi, en octobre 1914 : « j’ai l’impression de les haïr moins violement qu’au moment de leur ruée d’août »
82 : Sur la fatalité : « Si je me hâte, je recevrai la balle qui allait passer devant moi ; si je m’attarde, je recevrai celle qui serait passée derrière moi »
84 : Description de la tombe de Paul Thévenier, appelée à disparaître avec le temps
86 : « Pluie, boue, froid, insomnie, faim et soif, isolement, balle, obus, voilà nos ennemis rangés par ordre de valeur décroissante »
90 : Dissertation sur les bruits des projectiles en fonction des types : Claquement – Tacquement – Ecrasement – Déchirement – Eclatement – Ronflement, vrombissement – Bourdonnement – Miaulement – Bruissement (fin 93)
93 : Manque de sommeil, caractéristique et évolution (fin 95)
96 : Sur l’isolement jusqu’à l’existence vidée et l’ignorance de la guerre (fin 98). « J’ignore tout de la guerre. J’ignore l’armée à laquelle j’appartiens. J’ignore tout de mon corps, à peu près tout de ma division et de ma brigade, beaucoup de mon régiment, de mon bataillon et même de ma compagnie. Mon groupe est l’escouade ; c’est par escouade que nous occupons et que nous défendons les tranchées. Mais chacun de nous ne vit guère qu’avec une dizaine, une vingtaine de camarades. Dans les gigantesques armées composées de centaines de milliers de soldats qui luttent dans ces bois, l’homme est aussi isolé que jadis quand il marchait en bande autour d’un totem. Notre isolement paraît organisé. On nous a réduits à l’état de cellule guerrière et j’ai l’impression d’une armée émiettée. Nous ne savons rien, pas même le nom du général qui commande notre brigade… » (page 99)
98 : Sur les lettres « seuls liens avec le pays et la famille », il apprend la mort de Péguy en lisant un vieux journal ayant emballé un colis
100 : Théorie des engrenages circulaires, « gigantesques machines à tuer »
101 : Odeur composite de la tranchée : « Odeur de graillon, qui vient des bouthéons mal lavés, odeur de cuir qui sort des équipements, odeur de graisse qui vient des armes, odeur de poudre, odeur de crasse, odeur de dysenterie qui tourmente les hommes vingt fois par jour et les vide jusqu’au sang, odeur de pourriture fade qui sort des grands quartiers de bœuf qu’on nous a livrés par morceaux de trente kilos, à nous qui ne pouvons pas faire de feu, odeur de chevaux crevés, odeur de feuilles vives et mortes et du sol humide, odeur du sang séché et des cadavres jeunes dont la terre est farcie »
126 : Menaces du capitaine (Gérard) : « Je brûle la g… à qui faiblira », (vap 241 sur son suicide avant de remonter au front)
129 : Homme devenu fou
131 : Similitude situationnelle de la scène décrite avec la blessure de Maurice Genevoix (du même régiment)
131 : Boue « pareille à de la crème de riz trop délayée »
135 : Pelle-pioche placée contre la nuque en protection
136 : Sur la réalité de la guerre : « Nous avions espéré des batailles épiques, et nous allons mourir pilés à coups de ferraille, par une main invisible, au fond d’un trou, dans la boue »
137 : Idée de suicide d’un soldat
157 : Tête à caler des roues de corbillard
190 : Sur la nécessité d’avoir des amis au front
198 : Sur sa théorie de la « vie en cercle, toujours identique, monotone, désespérante… Mêmes horizons, mêmes platitudes, mêmes ruines, mêmes tranchées, mêmes réseaux, mêmes clochers, mêmes ruisseaux, mêmes visages, mêmes espoirs, mêmes souffrances, même menace de la mort qui s’approche ou s’éloigne suivant l’heure, mais qu’on devine, toujours, guetteuse, autour de soi ». (…) « Il n’y a pas de bataille, mais seulement « musique de scène » de bataille »
199 : Sur la mort des autres et la culpabilité de sa survivance : « Les pertes sont faibles actuellement dans le secteur, mais ailleurs il n’en va pas de même ; à chaque mort que j’apprends, j’ai comme un étonnement et un remords de vivre et je sens augmenter la dette que je contracte envers ceux qui sont tombés »
Yann Prouillet, 6 août 2025
Genevoix, Maurice (1890-1980)
Maurice Genevoix, Trente mille jours. France Loisirs, 1980, 251 p.
Résumé de l’ouvrage :
À quelques mois de sa mort, Maurice Genevoix, revient sur son enfance, sur sa vie, militaire, comme littéraire, avec les succès qu’il a connus, du Prix Goncourt (1925) à l’Académie française (1946). Il appuie son récit sur quelques épisodes marquants (sa recherche de maison, son enfance, ses études, ses voyages, sa pratique d’écriture, alternant livres de guerre et romans, ses prix littéraires, etc.), mâtinés de souvenirs militaires, de son service au 144e RI (1911) à son entrée en guerre avec le 106e RI le 22 août 1914. Il revient aussi sur son « coup de veine » puis sa grave blessure, atteint de trois balles et quelques courts tableaux qui ont marqué sa mémoire.
Eléments biographiques :
Né le 29 novembre 1890 à Decize (Nièvre), il meurt d’une crise cardiaque le 8 septembre 1980, alors qu’il est en vacances dans sa maison d’Alsudia-Cansades, près de Xàbia (province d’Alicante), en Espagne. Nous ne reprendrons pas dans cette notice l’immense carrière et la biographie de celui qui fut l’un des plus illustres témoins de la Grande Guerre, les éléments le concernant étant facilement acquérables sur Internet.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Dans Trente mille jours, quelques épisodes disséminés évoquent son « expérience » militaire. Page 95, il évoque le statut particulier qu’il choisit pour son service militaire. Il dit : « En 1911, un statut particulier précisait les obligations des jeunes Français admis aux « Grandes écoles ». Comme tous les citoyens, ils devaient à leur pays deux années de service militaire. Mais ils pouvaient, à leur convenance, opter entre deux solutions : ou bien s’acquitter d’abord d’une première année « dans la troupe », la seconde seulement après leur temps d’école et, cette fois, comme officiers. Ou bien entrer d’emblée rue Descartes [Polytechnique] ou rue d’Ulm [École normale supérieure], et accomplir ensuite et d’une traite les deux années de service. C’est la première solution qui nous était judicieusement conseillée, et c’est elle que j’ai choisie ». Il fait son temps à Bordeaux, au 144e RI, et se souvient d’une rixe qui aboutit à une citation « pour avoir courageusement participé à l’arrestation d’un malfaiteur dangereux » (p. 102). Il revoit l’affichage de l’ordre de mobilisation générale et de son ordre de rejoindre le 106e d’infanterie. Il dit : « Un engagement déjà sévère, le 22 août, aux abords de Cons-la-Granville ; fit appeler le premier renfort, dont j’étais » (p. 113). Suit son baptême du feu, la bataille de La Marne, ses engagements aux lisières de Rembercourt-aux-Pots puis de sa campagne jusqu’aux Eparges et sa rencontre avec Porchon (fin p. 124). Il y revient quelques pages plus loin, se souvenant des hommes qu’il a perdus, évoquant d’autres camarades comme Alain-Fournier (p. 133 et 139) ou Louis Pergaud (p. 134) dont il apprend leur mort à quelques pas de sa propre position. Il évoque un peu plus loin de la même façon les camarades de la promo Lakanal 1912 dont il fait le macabre relevé des 19 tués au fil des années de guerre (p. 167). Il se souvient aussi de l’attaque allemande sur la Tranchée de Calonne et les circonstances de sa triple blessure, précisant bien entendu qu’il a déjà écrit tout cela dans Ceux de 14, mais il complète : « J’y reviens après soixante ans, incité ou plutôt obligé par des raisons qui touchent directement à l’inspiration même et, j’espère, à la justification du livre que j’écris aujourd’hui » (p. 137). Page suivante, il évoque son « coup de veine », cet obus qui explose derrière lui sur un parados aux Eparges, et qui ne lui occasionne que quelques légères brûlures (p. 138 et 139). Enfin, il invoque la mort qu’il a pu donner. Il dit : « Il était entendu qu’à la guerre on tirait sur des inconnus que l’on ne voyait pas ; ou seulement sur de vagues silhouettes, aperçues dans un éloignement qui les dépersonnalisait ». Mais il précise juste après : « Deux fois au moins, dans la nuit de la Vaux-Marie, et le matin du 18 février, lors de la première contre-attaque allemande au Eparges, j’ai tiré sur des hommes que je voyais assez pour me rappeler aujourd’hui leur visage » (p. 236). Il contrebalance cet aveu par cet épisode qui illustre le live and let live. Il dit : « … j’ai vu la peur et l’angoisse de mourir dans les yeux du sergent allemand qu’avec trois de ses hommes nous venions de faire prisonniers. Avant de les lancer à l’assaut contre nous, leurs chefs les avaient persuadés que nous fusillions les captifs » mais qu’il épargne et rassurer, conversant avec eux dans leur langue, provoquant leur apaisement et l’aveu : « Je ne suis pas prussien, je suis souabe » (p. 237).
Au final, Trente mille jours n’est pas à proprement parler un livre de souvenirs de guerre mais un complétif de l’œuvre de guerre de Maurice Genevoix dont les pages ne forment qu’une incomplète et quelque peu redondante parfois (à plusieurs reprises il réécrit deux fois les mêmes lignes (cas d’Alain-Fournier, du blessé agonisant ou du « coup de veine ») synthèse.
Yann Prouillet, 8 juillet 2025
Hustach, Jean (1891-1947)
1 – Le témoin
Né en 1891 dans une famille de paysans pauvres, Jean Hustach passe ses premières années à Abitain, dans les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques). De 1906 à 1909, il réside à Constantine, en Algérie française, pour suivre les cours de l’Ecole normale d’instituteurs, dont le concours d’entrée était réputé plus facile qu’en France. Il devient instituteur à Hippone, en Algérie, près de Bône (Annaba), et apprend l’arabe. En octobre 1913, il est appelé pour le service militaire au 58e RI. Il choisit l’exil, part en Allemagne et enseigne le français dans un lycée de Düsseldorf. En janvier 1914, il est déclaré déserteur.
Début juillet 1914, il revient en France et rejoint le 58e RI à Avignon. Jugé en Conseil de guerre, il est condamné à la prison, puis amnistié au début du conflit et intégré au 58e RI comme brancardier. En octobre 1915, il reçoit la Croix de guerre pour son dévouement. De juin à août 1916, il est à Verdun ; c’est là qu’il rédige son journal. Son dévouement lui vaut une deuxième citation. En décembre 1916, il épouse sa « marraine de guerre », une institutrice. En janvier 1917, il part avec le 58e RI sur le front d’Orient et débarque en Grèce. En juin 1918, il est rapatrié pour cause de paludisme.
Démobilisé en août 1919, il continue sa carrière d’instituteur en France, devient inspecteur du primaire, puis directeur d’Ecole normale, assumant cette fonction en France, en Afrique du Nord, en Martinique. En mai 1946, il est nommé directeur de l’Ecole normale de Pau, dans son département natal. Il meurt l’année suivante à 56 ans.
2 – Le témoignage
Le journal manuscrit de Jean Hustach est constitué de feuillets détachés d’un carnet et de feuilles volantes. Le 1er juillet 1916, il note : « Mon journal est parti, je suis bien content, j’ai joué un bon tour à la censure en le faisant partir par un permissionnaire. » Grâce à cet ami, il put expédier vers l’arrière, en toute sécurité, les pages écrites en juin.
En décembre 1918, le texte de son journal fut dactylographié. L’année suivante, Jean Hustach, qui militait pour la défense de l’occitan, fit paraître en langue béarnaise quelques extraits de son journal dans la revue Reclams de Biarn e Gascougne, aux numéros de janvier et juillet 1919.
En décembre 2015, Françoise Appel a transmis le témoignage de son père à Jean-Noël Jeanneney après avoir écouté à la radio l’une de ses émissions, Concordance des temps, sur France Culture. Convaincu de l’intérêt du document, Jean-Noël Jeanneney s’est chargé de le faire publier et de rédiger l’introduction. L’édition comprend un dossier historique réalisé par Arnaud Carobbi, deux plans cartographiques et plusieurs photographies, dont l’une reproduit une page du journal.
3 – Analyse
Pour Jean-Noël Jeanneney, Jean Hustach est l’un de ces nombreux instituteurs pacifistes et antimilitaristes d’avant-guerre. Il est également franc-maçon, comme le révèlent les trois points placés en triangle sur la dernière page de son journal.
Celui-ci commence le 8 juin 1916 et finit le 19 août suivant. Après un cantonnement dans les bois de Nixéville (près de Verdun) et un séjour à la citadelle de Verdun, Jean Hustach rejoint le bois d’Haudromont (près de Thiaumont et Douaumont), face au « Ravin de la mort », où il reste du 5 au 22 juillet. Il passe quelques jours de réserve dans la tranchée de Lens (au sud de Bras), puis remonte dans le bois de Nawé, du 31 juillet au 16 août.
En tant que brancardier, il doit aller chercher les blessés, souvent de nuit, et les transporter vers un poste de secours tout en risquant de se faire tuer. Il doit ramener des morts et les enterrer, creuser des tranchées ou des latrines. Bien que sa compagnie n’ait pas eu à livrer de combat, il lui faut supporter les bombardements incessants, la mort omniprésente, la faim, la soif, la crasse, l’épuisement physique et moral, et attendre l’heure de la relève.
Le 19 août 1916, après avoir lu le journal de Jean Hustach, un ami soldat lui reproche de s’être « trop attaché au détail et d’avoir fait un journal comme pourrait en faire le premier venu. » (p. 81). Il répond : « Mais, premièrement, pour moi, ce journal, compris de cette manière, a beaucoup plus de valeur comme souvenir. Deuxièmement j’aurais été incapable d’analyser pendant ces mois. J’ai très mal noté même, et très incomplètement ; il m’aurait aussi fallu un appareil photographique. » (p. 81).
Cent ans plus tard, ce qui ressort de ce bref journal, c’est l’expression d’une voix « originale et forte » (cf. J.-N. Jeanneney, p. 11), c’est le témoignage sobre et intense d’un pacifiste ayant vécu en Allemagne. Il faudrait citer de nombreux passages ; en voici quelques-uns.
– Le 24 juin : « Je n’écris plus de lettres, car tout est censuré. […] Je rage, jamais je m’étais senti une colère aussi forte ; et jamais je n’avais éprouvé une haine plus puissante contre la guerre, contre ceux qui la font faire et contre ceux qui l’acceptent. »
– Le 29 juin : « Les débris du 106e sont donc revenus, couverts de boue des pieds à la tête ; il reste encore de l’énergie dans certains regards ; la plupart, cependant, sont complètement abrutis ; ils étaient 1 300 ou 1 400 et sont revenus 3 ou 400, en comptant les embusqués (chasseurs alpins) […]. »
– Le 4 juillet : « Nous montons donc au bois d’Haudromont, près de Thiaumont ; ça barde par là ; on ne peut pas se rendre compte de ce que contient d’euphémisme « ça chauffe » ; c’est toute l’horreur de la guerre exprimée de façon à ne pas effrayer ces messieurs et ces dames qui sont bien décidés à nous faire aller jusqu’au bout. »
– Le 12 juillet : « Hier encore toute la ligne a été bombardée, on n’entendait parler que de morts, de blessés, de cagnas démolies. Et, depuis ce matin, les 305 nous pleuvent à côté ; nous n’avons pas encore pu sortir de la section. J’ai une soif qui me dévore ; Testu est à dix mètres, mais je ne peux pas y aller ; c’est une pluie continuelle de pierres, d’éclats ; les cadavres sont déterrés, le terrain bouleversé. Ma tête résonne douloureusement, mes oreilles tintent ; j’ai risqué un coup d’oeil en dehors du trou : j’ai vu un cadavre déterré. […] Pas de mots pour exprimer ces horreurs. »
– Le 15 juillet : Je viens de lire un article de fou signé général Percin ; c’est toute la théorie de Jaurès qu’il reprend et qu’il fait sienne. […] Non, il ne faut pas de nation armée, il ne faut pas d’armée, pas plus qu’il ne faut confier le pouvoir à un seul homme si on veut conserver la liberté individuelle. […] Il ne faut pas d’armée, si faible soit-elle, puisque nous ne voulons plus de guerre. »
– Le 26 juillet : « Félicitations du général de division à notre compagnie (je reste perplexe et me pose dix-huit points d’interrogation) ! On tâchera de dédommager les survivants de leurs émotions par une bonne distribution de médailles. Je n’y vois pas d’inconvénients, pourvu qu’on ne revienne pas, bon Dieu, pourvu qu’on s’en aille de cet enfer. L’opinion générale est que les divisions de Verdun doivent avoir perdu la moitié de leurs effectifs avant d’être relevées. Je ne l’ai pas entendu dire cent fois, mais mille fois, et d’ailleurs les faits sont là. Ne vaudrait-il pas mieux mourir dès lors une bonne fois que de souffrir un pareil martyre ? »
– Le 2 août : « Nous avons enterré les six morts sur place. Ce n’était qu’une bouillie informe de morceaux de chair, de vêtements, de terre et d’obus. Tous de braves gens, tous des paysans. »
– Le 12 août : « Une section du 48e est avec nous ; ils ont touché des vivres de réserve pour six jours ; six jours à crever de faim. Trente biscuits à cinq pour un jour ; ça et un peu d’eau, c’est merveilleux ! Ils sont là pour les attaques ; ils se forment ; c’est la troisième fois qu’ils viennent ici. Il y a de quoi perdre la tête ; s’ils s’en sauvent une fois, quand le régiment est reformé, ils vont de nouveau dans l’enfer. Bref, c’est le sacrifice devant lequel on ne peut reculer, auquel on n’échappe pas. […] Je me suis terré dans mon abri comme un chien malade à l’idée de voir partir ces pauvres gens de Bretagne et, si j’avais osé, je les aurais embrassés tous ; et j’avais une envie de pleurer ! […] Je comprends maintenant pourquoi on les a fait monter avec des vivres de réserve et sans sac. C’est trop ! Voilà des gars qui ont fait la Cote 304 et autres et qui vont claquer demain matin devant Fleury. […] Nous sommes menés par une bande d’assassins. […] Après-demain le communiqué dira : « Nous avons légèrement progressé en avant de Fleury » … Je ne sais pas ce qui me retient de passer chez les Boches, à cet instant même […]. »
Jean Hustach, Brancardier à Verdun. Journal inédit / juin-août 1916, Présenté et établi par Jean-Noël Jeanneney, Dossier Arnaud Carobbi, Editions Portaparole, Arles, Collection I venticinque, 2016, 115 pages.
Isabelle Jeger, mai 2018
Astier, Joseph (1892-1939)
Ce cultivateur est né le 7 novembre 1892 à Montceau (Isère). Célibataire en 1914, il se marie en 1919 et meurt accidentellement le 31 août 1939. Pendant ses quatre années de guerre, il a rédigé des notes régulières qui sont d’abord un emploi du temps, mais qui font connaître aussi ses réflexions. Les mots qui reviennent sont : la soupe, le jus, le pinard, les innombrables revues (« de cheveux », « de tout », « de campement et de cantonnement », « de fusil », etc.), le nettoyage, les exercices. Le seul carnet conservé concerne la période du 6 mars au 1er juillet 1916, au 106e RI.
Parmi les officiers, certains sont insupportables : « J’ai encore écrit avant de me coucher. J’ai même été interpellé par un officier à cause que les bougies n’étaient pas éteintes ; nous, on n’avait pas le droit d’avoir de la lumière après 8 h, il n’y avait que les officiers. C’est terrible d’être dans un pareil bataillon et commandé ainsi. Nos officiers sont tout à fait exigeants pour des choses qui n’ont aucun sens. Vivement la fin de ce fléau pour retrouver la liberté ! » (5 avril). « Ils » sont tellement exigeants qu’il y a « de quoi devenir anarchiste », une expression qui revient à plusieurs reprises, ainsi le 3 juin : « Enfin, on est pire que des forçats dans ce bataillon. Je ne sais pas si c’était pour nous rendre anarchiste plutôt que patriote car on n’avait pas une minute de repos. » Les soldats ripostent en tirant au flanc : « Je n’ai pas fait grand travail, on avait touché deux bâtons de chocolat que j’ai mangés et après, je suis allé me coucher dans un coin. Je n’ai été réveillé que par le lieutenant qui est venu nous voir et nous engueuler en disant qu’on n’avait rien fait. Il ne s’était pas trompé » (7 avril). Et encore, le 30 mai, lorsque le lieutenant organise un concours sportif : « Moi j’étais malade, du moins, j’avais la flemme. » Remarque intéressante, le 1er juin, les soldats étant consignés, la plupart vont boire comme d’habitude, et Joseph Astier note : « On prenait de l’autorité. On était forcé, car après trois mois consécutifs de tranchée, être tenus pire que des prisonniers boches, c’était honteux ! » L’appel au patriotisme passe mal : « Après cette revue, il nous a lu une décision, nous parlant de patriotisme à toutes les phrases. C’était le mot en avant. C’était une lettre de la fille du président ainsi que le régime et le moral des troupes allemandes. Tout cela, c’était pour nous donner du courage et du patriotisme, car on est tellement dégoûté de cette vie ! Mais ça n’y fera rien » (25 mai).
Même le caporal peut abuser de son autorité : « Mon cabot m’a fait faire une corvée car on changeait de cabot aussi souvent que de chemise et celui-là, il n’était pas copain avec moi parce que je ne l’invitais pas à boire. Mais moi, ça m’est bien égal, je fais ce qu’il me commande et voilà tout » (9 avril). Et le 30 avril : « Je me suis couché après avoir porté le rapport du soir au bureau car mon caporal ne cherchait qu’à me faire faire des corvées. Quand il y avait quelque chose, c’était toujours mon tour. Je ne dis rien mais il arrivera un jour où il aura un repentir. »
Joseph et ses camarades boivent beaucoup : «J’ai mangé la soupe en arrivant et je suis allé boire mon litre comme d’habitude avant de me coucher » (4 avril). Ils peuvent s’en trouver « émus », légèrement ou plus sérieusement. Le 17 avril : « On est rentré pour la soupe et on est retourné boire car avant d’aller aux tranchées, il fallait boire pour tous les jours où on allait en être privé. » L’ordinaire est insuffisant et il faut compenser avec les colis familiaux. Les thèmes récurrents de la vie dans les tranchées et au cantonnement apparaissent ici, au milieu de la boue omniprésente. Et le feu, dans les conditions extrêmes de la bataille de Verdun, tranchée Marie près du ravin de la Mort, le 14 juin : « Ils nous bombardaient avec des 201, c’était affreux. Dans l’air, ce n’était que des déchirements, des éclatements et des sifflements, ça n’a pas décessé. Il y en a un qui est tombé dans notre tranchée. Il y a eu mon caporal et deux de mes camarades ainsi qu’un caporal du 65e d’infanterie dont on a retrouvé les bottes seulement. » Et au retour, enfin, les survivants sont « laissés tranquilles » : « Je n’ai pas encore pu dormir, alors que je me suis levé pour me nettoyer un peu et pour me laver. J’en avais bien besoin, surtout après avoir touché tant de choses pendant 5 jours sans me laver, du sang et toutes sortes de choses. […] Je peux dire que cette journée, ils nous ont laissé tranquille. Ils ne nous ont rien fait faire. C’était bien la première fois. »
RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Roland Chabert, Printemps aux tranchées. Notes de campagne de Joseph Astier, soldat de la Grande Guerre, 6 mars – 1er juillet 1916, Lyon, Élie Bellier éditeur, 1982.
Porchon, Robert (1894-1915)
1. Le témoin.
Robert Porchon, originaire du Loiret, est né le 23 janvier 1894 dans une famille bourgeoise. Intégré à l’école des officiers de Saint-Cyr en 1913, il est rapidement affecté comme sous-lieutenant d’active au 106e RI où il se trouve en compagnie d’un ancien élève du même lycée que lui du nom de Maurice Genevoix. Participant aux combats dans la Meuse autour de Verdun à partir de la fin août 1914, il s’enterre rapidement avec son unité dans les tranchées face aux Allemands. Il décède le 19 (ou 20) février 1915 à la suite d’une blessure par éclat d’obus reçue aux violents « combats des Eparges ». Combats qui durèrent durant près de deux mois pour la conquête d’une crête au Sud-Est de Verdun dominant la plaine de la Woëvre. Le corps de Robert Porchon repose dans le cimetière militaire du Trottoir, au pied de la crête où il est tombé.
2. Le témoignage
Pour Michel Bernard, Robert Porchon apparaît comme «l’un des morts les mieux connus de la Grande Guerre » (Préface de Carnet de route du sous-lieutenant Robert Porchon, p. 9). En effet, Maurice Genevoix, que Jean Norton Cru place au rang de grand témoin, a su dans les cinq livres de ce qui forme l’œuvre Ceux de 14, élever un monument du souvenir à ses camarades de misère, dont le principal, « le frère de sang » comme il le rappelle dans une lettre à Mme Porchon, fut son ami Robert. Le carnet et les lettres publiées viennent heureusement éclairer et compléter le témoignage littéraire de Genevoix. C’est encore une fois le deuil qui frappa par deux fois la belle-mère de Robert Porchon (le plus âgé, Marcel, mourut la même année, le 6 avril en Argonne), qui poussa celle-ci à rassembler les témoignages de la guerre et de la mort de son jeune fils : tout d’abord en recopiant ses écrits, puis en collectant les récits et témoignages des camarades ou supérieurs de son fils et les circonstances de sa mort. Comme beaucoup de soldats, Robert a tenu un carnet de guerre mais sur une courte période du 25 août au 3 octobre 1914 et a écrit à sa famille (avant la guerre et jusqu’en février 1915), la correspondance prenant rapidement le pas sur tout autre forme d’écriture.
Cette volonté de conservation de la mémoire du défunt, que l’on retrouve dans le cas du combattant Henri Despeyrières par exemple, permet de pouvoir aujourd’hui lire l’expérience de guerre du sous-lieutenant Porchon, qui, de personnage de littérature, s’incarne désormais à travers ses propres écrits publiés.
Il faut souligner ici la qualité de l’édition de cet ensemble documentaire (lettres et carnets de Robert Porchon, lettres de camarades réunies par sa belle- mère après sa mort), Une partie « Mise en perspective historique » replace heureusement le parcours du jeune Porchon et celui de son régiment (106e RI) en évoquant les différents combats auxquels il a pu prendre part. Les cartes proposées sont d’une grande clarté et d’une grande utilité, notamment pour comprendre les « combats des Eparges ».
PORCHON Robert (sous-lieutenant), Carnet de route suivi de lettres de Maurice Genevoix et autres documents, Paris, La Table Ronde, 2008, 207 p.
3. Analyse
Une lecture attentive de ses lettres, parfois mises en relation avec les pages de son carnets plus personnel et plus « réaliste », révèle une importante autocensure (« les boches sont de mauvais tireurs », lettre du 7 novembre), sans que la description des corps meurtris ne soit épargnée au destinataire (quand il s’agit des Allemands). Car il veut faire montre d’un détachement certain face à son quotidien de fantassins, entre combats et période de vraie tranquillité, afin de rassurer sa principale correspondante : sa mère. Il n’en reste pas moins que la fraîcheur de l’écriture de Porchon rend son témoignage attachant et traversé par une grande sincérité.
Robert Porchon témoigne dans ses lettres comme dans son journal de deux identités fondamentales : il est un soldat, et un officier saint-cyrien de l’active, soucieux du service. Il affirme plusieurs fois son appartenance à ce corps qui construit un « nous » solide, opposé aux réservistes. L’officier Porchon développe un discours propre à son action dans la guerre, différent de celui d’un caporal ou d’un sergent comme Valéry Capot, qui fustige les multiples revues que l’on inflige aux hommes. Pour le lieutenant Porchon : « Si l’on n’y veillait pas, tout ne tarderait pas à être inutilisable » (lettre du 23 janvier 1915, p. 136). Mais il reste pour lui des points aveugles, il ne connaît par exemple que bien plus tard de la bataille de la Marne et de son résultat.
Il ne manque pas de s’élever contre les officiers « pommadés » qui reculent devant la boue et offre des modèles peu scrupuleux et disciplinés (p. 69). Il peut développer également un regard assez dur sur « ses hommes », mais se plaint du traitement qui leur est fait lorsqu’ils sont en réserve et corvéables à merci. Il trouve des astuces tout de même pour faire travailler, tout en soignant son air « détaché ». Il prend à cœur son rôle « social », d’écoute et de conseiller qu’il incarne pour des hommes parfois plus âgés que lui. Les soldats qu’il commande reconnaissaient dans ce jeune officier un cadre efficace (les lettres en fin de volume, après la mort de Porchon, sont à ce sujet tout à fait éclairantes).
Il n’en reste pas moins officier, et à ce titre, logé dans de meilleures conditions que ces hommes, que ce soit en première ligne, en réserve ou au repos. Il partage le quotidien avec les officiers de la compagnie ou du régiment, et notamment avec Maurice Genevoix, comme lui à la 7e, qui devient plus qu’un camarade, l’ami qui permet de tenir sans trop se poser de questions : « si j’étais resté seul à la compagnie, j’aurais certainement piqué de la neurasthénie », (Lettre du 18 décembre 1914, p. 116). Son témoignage apporte un éclairage intéressant sur les questions posées par le rapport âge/statut militaire dans leur comportement et leurs attitudes face aux autres. Jeunes officiers, vieux réservistes, jeunes recrues… l’ensemble des soldats doit aussi composer avec ces différences.
Il ne cache pas les sentiments ressentis face aux combats : il dit avoir eu peur, notamment lors de la première épreuve du feu, mentionne la transformation/atténuation de cette peur avec la multiplication des combats auxquels il a pu prendre part. Du quotidien le plus banal, aux réflexions justes et fines sur la figure de l’ennemi, à qui il faut faire la guerre, mais qui n’est jamais une source de haine, Robert Porchon trace bien du début de la guerre un tableau « au ras du sol ». Un passage intéressant, extrait d’une lettre du 10 octobre à sa mère, évoque, avec un intérêt rétrospectif évident, l’installation des hommes dans les tranchées : « Des deux côtés, Français et Allemands, on se retranche à qui mieux- mieux. Tranchées, réseaux, abattis, etc. – si bien que les positions deviennent imprenables, si bien que l’action se borne à des canonnades qui vous force à rester terrés au fond des tranchées (…) » (p. 99). Le Saint-Cyrien Porchon n’a sans doute pas imaginé de devoir combattre et mourir dans de telles conditions subies par des millions d’hommes pendant plusieurs années.