Bénard, Henri (1858-1916)

1. Le témoin

Né le 23 février 1958, Henri Bénard était officier d’active, commandant, et retraité en juin 1912. Passé par l’Ecole de Saint-Maixent en 1881-1882, il était capitaine vers 1902-1903. Le 3 août 1914, il reprend volontairement du service, à 56 ans. C’est alors un homme marié, père d’une fille. Sa femme, Ernestine, est issue d’un milieu alsacien aisé : son père dirigeait à Strasbourg une entreprise de transports internationaux ; vers 1910, il a monté une succursale à Paris et laisse la direction de l’usine de Strasbourg à ses deux fils. Henri part de Caen avec le 236e Régiment d’Infanterie, vers le 7 ou le 8 septembre. Il est blessé à la cuisse le 30 mai 1915. Après un long séjour à l’hôpital puis au dépôt, il rejoint le 366e R.I. en décembre 1915, sur le front, en Lorraine. Il meurt à Verdun le 28 février 1916.

2. Le témoignage

Les lettres d’Henri Bénard s’étalent d’août 1914 à février 1916 ; elles ont été écrites pour différents destinataires, le plus souvent sa femme. Henri Bénard écrivait beaucoup, parfois plusieurs fois par jour. Le 4 août 1914, il prévient sa femme : « conserve mes lettres. Plus tard, si j’ai l’occasion de faire quelque chose d’intéressant, je serai heureux de relire ces pages. » Tué en 1916, il n’en aura pas l’occasion mais, conservées par sa femme puis sa fille dans un coffret avec ses initiales, accompagné de divers objets et de photos, ses lettres ont été publiées par sa petite-fille, Françoise Lautier sous le titre De la mort, de la boue, du sang. Lettres de guerre d’un fantassin de 14-18 (Paris, Jacques Grancher, 1999, 250p.). Les lettres sont publiées avec, à la fin de chaque chapitre (correspondant à un mois de guerre), une série de précisions éclairantes sur le parcours du témoin, les personnages dont il est question dans les lettres, les lieux, etc. On trouve également quelques photographies dans un livret central.

3. Analyse

Les lettres écrites par Henri Bénard entre 1914 et 1916 sont d’une grande richesse qu’il serait illusoire de résumer ici. Nous nous bornerons donc à souligner trois aspects qui marquent autant la richesse de ce témoignage que la nécessité de le lier au parcours personnel et professionnel du témoin avant-guerre.

Commençons par son expérience d’officier d’active : Henri Bénard aborde le combat pétri du discours dominant sur la guerre à venir : « le moral de tous les soldats est tel que leur élan sera irrésistible » (p. 15). D’où l’amère désillusion lorsque le front s’enlise à l’ouest : « Cette guerre est horriblement triste et monotone. C’est bien allemand. Pas de vie, pas d’enthousiasme. Des duels d’artillerie continuels dans lesquels nous restons spectateurs terrés sous les rafales, voilà tout ce que nous voyons. Des pertes sans combat, quand un obus tombe sur nous, de la puanteur de cadavres de chevaux, des cris de blessés qui, toute la nuit, appellent au secours, de la mort, de la boue, du sang. Voilà nos visions de chaque heure. Ce n’est pas ce que j’avais rêvé. » (p. 30) La guerre est une « guerre d’usure » où « le succès appartiendra au plus tenace » (pp. 36-37) et le commandant Bénard ne se fait pas d’illusion sur la durée de la guerre : elle sera longue affirme-t-il le 28 octobre, puis le 25 novembre 1914. Les responsables désignés de cette situation de blocage sont les Allemands, pour lesquels Henri Bénard n’a pas de mots assez durs : « le Kaiser est malade et l’Allemagne aussi. Il faudra les tuer tous, si on le peut, pour que cette vermine ne puisse se renouveler. Nous en avons tué un certain nombre ces jours derniers. C’était de la garde bavaroise. On ne s’amuse plus à faire de prisonniers. » (p. 118) Soulignons le contexte particulièrement angoissant de la guerre de mines qui sévit alors dans son secteur et menace les hommes d’être ensevelis vivants.

Second point : l’attachement aux provinces perdues, intense dans le témoignage de Bénard, s’explique par les origines alsaciennes de sa femme. Apprenant l’avancée des troupes françaises à l’Est, en août 1914, Henri Bénard exulte : « le rêve de ma vie s’est réalisé. Mais je voudrais être plus jeune et ne pas avoir tant attendu la délivrance. » (p. 17)

Au fil des lettres, il apparaît également que la guerre n’épargne pas les officiers (p. 72) bien qu’ils jouissent de conditions matérielles meilleures (p. 46). Le commandant Bénard livre ainsi de belles pages sur la dureté des conditions de vie au front : la boue, la peur, le froid (voir par exemple p. 58). Sa qualité d’officier confère d’ailleurs à son témoignage un intérêt majeur. Il met un peu plus en lumière la responsabilité et le rôle du chef, chargé de maintenir la discipline jusque dans l’attaque (p. 42). Il n’hésite pas, ainsi, à les menacer de mort avant l’assaut, en cas de défaillance. Son rôle, explique-t-il plus loin, est celui d’une courroie de transmission entre l’infanterie, dans les premières lignes, et l’artillerie, un peu en retrait.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Tucoo-Chala, Ernest (1893- ?)

1. Le témoin

Né à Pau en 1893, Ernest Tucoo-Chala est fils d’un cordonnier et d’une marchande des 4 saisons. Après des études primaires solides, il obtient le certificat d’études et entre en apprentissage chez un menuisier. Il se spécialise dans la carrosserie automobile et réalise un tour de France en tant que compagnon. Embauché à Paris chez Binder comme ouvrier très spécialisé, il est très bien payé. En 1912, il fait son service militaire à Tarbes, dans un régiment d’artillerie, où il est initié à la technique du 75. Il passe directement du service militaire à la guerre, toujours dans l’artillerie. En tout, il vivra près de huit ans sous les drapeaux, sans grosse blessure.

A Paris, il a adhère au parti socialiste, partageant l’idéal pacifiste de Jaurès. Mais il n’y a chez lui aucune trace d’antimilitarisme. Après la guerre, il refuse l’offre d’embrasser la carrière militaire. Il redevient menuisier, à Bordeaux, mais dans des conditions bien moins bonnes qu’à Paris avant la guerre. Il s’inscrit à nouveau à la SFIO.

2. Le témoignage

Après guerre, Ernest Tucoo-Chala a, semble-t-il, peu parlé de la guerre, n’était inscrit à aucune association d’anciens combattants, et ne se rendait pas aux cérémonies du 11 novembre. Il laisse en revanche un très intéressant carnet de notes prises au jour le jour et publié par ses enfants en 1996 sous le titre 1914-1919. Carnets de route d’un artilleur (Biarritz, J. et D.  Deucalion, 1996, 116 p.) Il commence à la fin du mois de juillet 1914 et ne s’achève qu’en août 1919. Son écriture est succincte, mais précise et essentielle. A noter également la grande liberté de ton de cet artilleur dans son carnet.

3. Analyse

Ce carnet de guerre est très intéressant : ce qui frappe d’emblée à la lecture des carnets de ce combattant d’origine populaire, c’est la liberté de ton. Ainsi lit-on par exemple, le 27 avril 1916 : « Je suis vanné après ces trois jours de route (200 km) et, par surcroît, des manœuvres maintenant! Que le diable les emporte avec leurs âneries de manœuvres » (p.31).

A mesure que la guerre se prolonge, son carnet devient ainsi le réceptacle de toutes ses colères : contre l’inanité des offensives, début octobre 1915 : « Le cafard, le cafard est revenu, on devait tout bouffer, on a dépensé des milliers d’obus et pour quoi ? Pour nous regarder à nouveau en chiens de faïence » ; contre le prétendu repos derrière les lignes, le 8 mai 1916 : « manoeuvre sur un grand plateau […] Vraiment ils se foutent de nous; nous faire casser la gueule, passe encore, c’est la guerre! Mais nous emmerder comme ils le font avant, ça passe les bornes » ; contre le terme mis par un officier à une trêve tacite (26 juin 1916).

La guerre qui se dessine au fil des pages est celle d’un artilleur. Conscient par ailleurs de la différence de conditions de vie entre fantassins et artilleurs (pp. 43-44), il décrit avec justesse les difficultés de la vie matérielle et la dureté des combats, notamment à Verdun, le 28 mai 1916 : « il y a de quoi perdre la tête dans ce chaos […] c’est une véritable fournaise […]. Nous tirons sans cesse […] les blessés qui passent près de nous nous engueulent, nous leur tirons dessus à ce qu’il paraît ; alors j’aime mieux [régler le tir] 50 mètres plus long. Je ne suis plus comme les copains qu’un paquet de boue gluante. On ne vit plus, on est en sursis, des morts vivants et l’énergie ne peut rien contre la fatigue et la soif. ». Les gaz l’ont beaucoup marqué. Ces conditions de vie pénibles l’incitent à s’y soustraire, par un mariage, synonyme de permission (septembre-octobre 1916) ou encore par un départ volontaire pour le front d’Orient perçu comme moins dangereux (octobre-novembre 1917).

Au total, un carnet d’une grande richesse par un combattant d’origine populaire.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Hirsch, David (18.. – 19..)

1. Le témoin

Les informations dont on dispose sur l’auteur sont minces : il était commerçant à Roubaix, de confession juive, et âgé, sans que l’éditeur nous précise son âge. Roubaix est occupé la majeure partie de la guerre par les Allemands et, le 21 septembre 1917, son commerce est réquisitionné. Il note : « je vais maintenant avoir des loisirs pour continuer ces notes car ce matin vers 10 heures, on a commencé à nous prendre tout ce que nous avions en magasin on a continué cet après-midi et demain matin on va finir de tout nous prendre. » Il est évacué vers la partie libre de la France le 31 août 1918.

2. Le témoignage

Son témoignage est publié sous le titre « Journal de David Hirsch » dans Journaux de combattants & civils du Nord, (PU du Septentrion, 1998, pp.223-301). Du 1er août 1914 au 31 août 1918, date de son évacuation vers la France libre, il prend des notes, chaque jour, sur son livre de comptes. A mesure que la guerre se prolonge, ses annotations deviennent de plus en plus détaillées. Le manque d’information biographique sur David Hirsch dans l’ouvrage publié est regrettable compte tenu de la richesse de ce témoignage.

3. Analyse

David Hirsch offre un regard sur la vie quotidienne à Roubaix entre 1914 et 1918. La ville, en territoire occupé par les Allemands, est isolée du reste du territoire national. L’auteur se plaint ainsi à plusieurs reprises de l’absence de journaux ou de nouvelles venues de France.

Il souligne également le poids des réquisitions et de la pénurie de nourriture. La montée du prix des denrées de base entraîne une montée de la misère chez les civils. Les Allemands imposent également à la population des réquisitions en  service. Le 20 avril 1916 est affiché cet arrêté : « L’attitude de l’Angleterre rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l’autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler en zone rurale. Cette offre n’a pas eu le succès attendu. En conséquence, des habitants seront évacués par ordre et transportés à la campagne.[…] » Ainsi commencent les « enlèvements » de civils (3 femmes pour un homme environ), qui choquent profondément David Hirsch qui note, le 23 avril 1916 : « L’agitation continue à Roubaix, parce qu’on continue à enlever les hommes et les femmes. A Lille on a commencé le même travail contraire à toutes les lois de la guerre et de l’humanité surtout en ce qui concerne les femmes ». David Hirsch rapporte ainsi les manifestations de l’opposition des populations civiles aux exigences de l’occupant et les efforts de ce dernier pour les briser, si besoin par la force.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Degrutère, Maria (18.. – 19..)

1. Le témoin

Maria Degrutère habitait La Madeleine, un faubourg de Lille. Elle était institutrice dans une école catholique. Elle ne devait vraisemblablement pas être très âgée, dans la mesure où elle évoque une visite de ses grands-parents. On ignore presque tout de sa vie. Le manque d’information biographique sur Maria Degrutère dans l’ouvrage est regrettable compte tenu de la richesse de ce témoignage.

2. Le témoignage

Son témoignage est publié sous le titre « Tableau des évènements particuliers et journaliers », dans Journaux de combattants & civils du Nord, (PU du Septentrion, 1998, pp.161-219). Il débute le 24 août 1914 et s’achève le 19 janvier 1918, au moment de son évacuation vers la France.

3. Analyse

Le témoignage de Maria Degrutère offre un regard intéressant sur la vie à Lille, occupée 1465 jours par les Allemands entre 1914 et 1918.

La situation de Lille, proche du front de Flandre – 15 kilomètres – fait de cette ville une sorte de camp retranché pour les Allemands. Le 16 janvier 1916, Maria Degrutère note : « Nous avons maintenant une vie fort triste. Nous sommes à la merci d’un bombardement, des explosions, des maladies contagieuses. Nous sommes abrutis par la canonnade qui depuis plusieurs mois se fait de plus en plus violente ». Les mesures en cas d’attaque par les gaz sont diffusées : « Nouvelle affiche concernant les gaz asphyxiants. Au son de la cloche ou de la sirène, il faut entrer dans une maison à étages, monter au 1er étage, boucher les portes et les fenêtres, se mettre un linge mouillé sur la figure. » (14 septembre 1916)

Maria Degrutère relaie également dans son témoignage d’autres affiches, émanant de l’occupant, et qui témoignent de la lourdeur des contributions imposées à la municipalité et, surtout, de la fréquence des réquisitions chez les Lillois. Il ne se passe pas une semaine sans que de nouveaux objets soient réquisitionnés : métaux, cuirs, vêtement, etc.

S’ajoutent à cela les réquisitions en service pour fabriquer, par exemple, des sacs destinés aux tranchées allemandes, d’où l’opposition des ouvriers et ouvrières. Par la force, les Allemands parviennent les faire céder. Mais les résistances persistent au sein de la population lilloise. Le 20 avril 1916 est affiché cet arrêté : « L’attitude de l’Angleterre rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l’autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler en zone rurale. Cette offre n’a pas eu le succès attendu. En conséquence, des habitants seront évacués par ordre et transportés à la campagne. […] » Ainsi commencent les « enlèvements » de civils (3 femmes pour un homme environ). Maria Degrutère en témoigne : « Cet enlèvement dure toute la semaine à Lille. Chaque jour des soldats allemands (20 par maison) baïonnette au canon arrivent dans un quartier vers 3 heures du matin, font lever tout le monde et emmènent des hommes, mais surtout des femmes et des jeunes filles de 20 à 35 ans pour les conduire on ne sait où. Il y a des scènes indescriptibles, des scènes d’angoisse et d’agonie pour des mères à qui on arrache ainsi les enfants. Plusieurs personnes s’évanouissent, d’autres deviennent folles, certaines sont malades d’essayer de se débattre avec les officiers. […] C’est un spectacle navrant, on nous conduit comme des criminels à l’échafaud. » (23 avril 1916)

On est également frappé, à la lecture de ce journal, par la place que tient la nourriture – ou plutôt le manque – dans les préoccupations de l’auteur et, semble-t-il, des Lillois en général. Le prix des denrées ne cesse d’augmenter. La population civile est exsangue.

Maria Degrutère ne vivra pas la fin de la guerre à Lille : elle est évacuée en 1918 vers la France. Mais elle laisse ce témoignage précieux sur son expérience de civil en région occupée.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Floirac, Marcelin Prosper (1874-1915)

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1. Le témoin
Né à Couzou (Lot) le 23 octobre 1874, Prosper Floirac, est agriculteur et travaille à la ferme familiale située à Bélugue. Il est âgé de 40 ans et n’a pas d’enfants lorsqu’il part à la guerre. Son frère et ses beaux-frères sont également mobilisés. Soldat à la 22e compagnie du 207e RI, Il disparait à Perthes-les-Hurlus le 17 février 1915.

2. Le témoignage
Archives départementales du Lot, Lettres de Marcelin, Prosper Floirac à sa femme Joséphine (1914-1915), Gramat, 2000, 135 p. ; préface de Jules Maurin.

Il s’agit d’une cinquantaine de lettres de Prosper Floirac adressées à sa femme, celles qui ont été retrouvées chez la nièce de Joséphine Floirac, née Bergougnoux.

3. Analyse

Les lettres de Prosper Floirac sont précédées d’une longue partie concernant le Quercy, le village de Couzou et présente le parcours du témoin à la mobilisation ainsi que sur le front jusqu’à son décès.

Prosper Floirac raconte la mobilisation à Cahors, son affectation temporaire au Payrat (Lot) et enfin son départ pour le front. Mobilisé à 40 ans et affecté dans la réserve d’un régiment d’active, il vit d’abord la guerre à l’arrière, puis part au front en novembre 1914 en Champagne.
Dans sa correspondance, il se montre très attaché à sa femme et à tous les siens ainsi qu’au gens de sa condition et de son causse. Le paysan qu’il est, s’intéresse au concret, aux éléments, à la vie à la ferme et manifeste une foi profonde. Quant à la guerre, il n’arrive pas à croire à une guerre courte ; il se montre un soldat à la fois déterminé et résigné.

Marie Llosa, mars 2009

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Benoist-Méchin, Jacques (1901-1983)

1. Le témoin
Jacques Gabriel Paul Michel Benoist-Méchin est né à Paris le 1er juillet 1901 d’une famille bourgeoise. Ayant très tôt une propension à la culture, il intègre rapidement le sérail intellectuel. Ami de Proust, Jünger ou Claudel, il devient journaliste et mène des recherches en histoire et en musicologie. Spécialiste de l’époque napoléonienne puis du monde arabe, ce serait alors qu’il effectue son service militaire lors de l’occupation rhénane qu’il cultive un rapprochement franco-allemand tendant à une germanophilie qui lui sera reprochée lors de la montée du nazisme (il évoque d’ailleurs la question juive dans sa préface – page VIII : sur le sentiment juif, recrutement, volonté de création d’une légion juive et d’un état juif). Pro-hitlérien des premières heures, il sombre dans la collaboration, sera arrêté en septembre 1944 et condamné à mort, notamment pour la création de la Légion Tricolore, à l’issue de son procès en 1947. Sa peine sera commuée en travaux forcés et, libéré le 24 septembre 1953, il reprend ses travaux d’historien sur le monde arabe. Jacques Benoist-Méchin meurt à Paris le 24 février 1983 en laissant une œuvre littéraire considérable.

2. Le témoignage
Jacques Benoist-Méchin, Ce qui demeure. Lettres de soldats tombés au Champ d’Honneur (1914-1918), Bartillat, 2000, 274 pages, non illustré.
Dans une anthologie de textes de soldats morts lors de la Grande Guerre, l’auteur à colligé les « lettres de 39 officiers, sous-officiers, hommes de troupe, dont 24 tombés en 14 et 15 ; 8 en 16 ; 3 en 17 ; 4 en 18. Ultima verba d’un échantillonnage de Bretons, Corses, Champenois, Tourangeaux, Savoyards, Gascons et Basques, d’extractions, classes sociales, professions et métiers les plus divers » précise Guy Dupré dans la longue préface. S’ils sont parfois anonymes, on retrouve quelques grandes signatures ante bellum telles celles de Charles Péguy, Henri-Alban Fournier ou Louis Pergaud. En dehors de la portée littéraire, philosophique ou du message sacrificiel de ce qui apparaît pour Benoist-Méchin comme l’exemplification de l’esprit d’un peuple d’élite, les renseignements sommaires accompagnant les lettres sont sujets à caution. La vérification systématique – restant empirique – des épistoliers fait ressortir les éléments suivants :
Georges Le Balle (18 août 1893 à Vichy) (151ème R.I.), signalé tué à Barlieux le 12 août 1914 est mort le 15 décembre 1914 à Longuyon (Meurthe-et-Moselle).
Charles Péguy est mort le 5 septembre et non le 3.
Aucun Jean-Marie Le Guen n’est signalé mort en octobre 1914, ce qui se conçoit puisque Yves Le Guen, objet de la lettre (26 octobre 1882 à Plouvorn, Finistère) (19ème R.I.) est quant à lui mort le 5 octobre 1915 (et non 1914) à Tahure.
Glatigny, dont la lettre du 21 octobre 1914 est reproduite pages 72-73 est prénommé Jules (15 mai 1887 à Brezolles, Eure-et-Loir) (301ème R.I.) ; il décède à l’hôpital de Verdun le 30 octobre 1914.
Marcel Drouet (19 août 1888 à Sedan, Ardennes) (sergent de la 6ème compagnie du 165ème R.I.) est bien mort le 4 janvier 1915 à Consenvoye (Meuse).
Charles Marius Dominique dit « Pierre » Dupouey est bien mort le 3 avril 1915 à Nieuport (brigade de fusiliers marins).
Eugène-Emile Lemercier (7 novembre 1886 à Paris) (106ème R.I.) est bien tombé aux Eparges le 6 avril 1915.
Louis Pergaud (22 janvier 1882 à Belmont, Doubs) (166ème R.I.) est mort le 8 avril 1915 à Fresnes-en-Woëvre.
Fernand Froidefond (25 avril 1895 à Salon, Bouches-du-Rhône) du 8ème zouaves (et non du 2ème) est mort le 9 juillet 1916 à Barleux (Somme).
Paul Drouot (21 mai 1896 à Vouziers, Ardennes) (3ème B.C.P.) est tué le 9 juin 1915 à Noulette (Pas-de-Calais). Il était bien secrétaire du commandant Madelin Léon dont il décrit la mort le 8 mai précédent. Ainsi, la lettre ne peut être datée du 23 juin.
Laurent Pateu (18 novembre 1877 à Bordeaux, Gironde) (141ème R.I.) est bien mort le 15 juin 1915 à Notre-Dame-de-Lorette (Pas-de-Calais).
Robert Dubarle (16 octobre 1881 à Tullins, Isère) (68ème B.C.A.) est bien mort le 15 juin 1915 à Metzeral (Haut-Rhin).
Pierre Henri Achalme (9 juin 1894 à Paris) (148ème R.I.) est bien mort le 16 juin 1915.
Roger Couturier (15 octobre 1897 à Paris) (36ème R.I.) est bien mort le 23 juillet 1915 à Avesne-le-Comte (Pas-de-Calais).
Le sous-lieutenant Guérin, du 269ème R.I., objet de la lettre pages 157-158, n’a pas pu être retrouvé.
Edouard Chiésa (30 janvier 1887 à Marseille, Bouches-du-Rhône) (2ème R.A.M. et non 65ème R.A.M.), est bien mort le 7 août 1915 à Gallipoli
Georges-Adolphe Oudet (22 mars 1873 à Paris) (46ème R.I.T.) est bien mort le 24 août 1915 à Nisslesmath (Alsace).
Eugène Jean Emile Lacassagne (né le 19 février 1894 à Bordeaux, Gironde) (18ème R.I.) est le seul de la classe 14 pouvant être l’auteur de la lettre. Il est mort le 3 juin 1917 à l’ambulance de Romain (Marne).
Joseph Louis Bieler (ne le 28 avril 1885 à Paris) (23ème R.I.C et non 238ème R.I.C.) est bien mort le 25 septembre 1915 à Massiges (Marne).
Pierre Filippini (28 mai 1896 à Saint-André-de-Cubzac, Gironde) (7ème R.I.C et non 7ème R.I.) est bien mort le 25 septembre 1915 à Ville-sur-Tourbe (Marne).
Jacques Etienne Benoist de Laumont (26 août 1891 à Paris) (66ème R.I.) est bien mort le 25 septembre 1915 à Agny (Pas-de-Calais).
Léopold dit « Léo » Latil (10 mai 1890 à Aix (Bouches-du-Rhône) (67ème R.I.) est bien mort le 27 septembre 1915 à la tranchée de Lubeck (Marne).
Joseph Ferdinand Belmont (13 août 1890 à Lyon, Rhône) (11ème B.C.A.) est bien mort le 28 décembre 1915 à Moosch (Haut-Rhin).
Louis Emile Clermont (1er août 1880 à Aizat-Saint-Allier, Puy-de-Dôme) (67ème R.I.) est bien signalé tué le 5 mars 1916 (dans le secteur de Saint-Soupplet, Marne).
Le lieutenant Pierre-Alexandre Maurice Masson (4 octobre 1879 à Metz, Moselle) (261ème R.I.) est mort le 16 avril 1916 à Flirey (Meurthe-et-Moselle).
André Chapelle (1er décembre 1889 à Paris) (13ème R.A.C., services automobiles) est en fait mort le 27 mai 1916 à Verdun.
Le capitaine Augustin Cochin (22 décembre 1876 à Paris) (146ème R.I.) est bien mort le 8 juillet 1916 à Maricourt (Somme).
Aucun Fadhuile, auteur de la lettre page 223 n’est signalé mort pour la France.
Henri Gustave Veuillet (1er avril 1882 à Lyon, Rhône) (23ème R.I.) est bien mort dans la Somme le 26 août 1916.
Marie-Roche-Philippe Guy Boyer de Fontcolombe (né le 15 août 1889 à Marseille, Bouches-du-Rhône) (303ème R.I.) est bien décédé le 4 septembre 1916 à Vermandovillers (Somme).
Jean de Langenhagen (et non Langenhager) (21 décembre 1893 à Nancy, Meurthe-et-Moselle) (23ème R.I.) est mort le 16 avril 1916 à Loivre, Marne.
Georges Guynemer (24 décembre 1894 à Paris) (3ème escadrille du 2ème groupe d’aviation) est bien mort le 11 septembre 1917 à Poelcapelle (Belgique).
Marc Boas Boasson (5 avril 1886 à Lyon, Rhône) (414ème R.I.) est bien mort le 29 avril 1918 à Locre (Belgique).
Raphaël Laporte (16 mars 1895 à Buffon, Côte-d’Or) (21ème R.I. et non 215ème) est bien mort à Crugny (Marne) le 28 mai 1918.
Joosh van Vollenhoven (21 juillet 1877 à Rotterdam, Pays-Bas) (R.I.C. du Maroc) est mort dans l’Aisne (devant Longpont) le 20 juillet 1918 (et non le 19).
Gabriel Victor Léon dit « Gabriel-Tristan » Franconi (17 mai 1887 à Paris) (272ème R.I.) est bien mort le 23 juillet 1918 à Sauvillers (Somme).
Sur les 39 auteurs dont les lettres ont été reproduites et leurs auteurs introduits par Benoist-Méchin, 13 comportent des erreurs factuelles (unité ou date de décès erronée) voire n’ont pas été identifiés. Au final, si l’ouvrage n’est pas basé sur des lettres fictives, archétypiques de la littérature de bourrage de crâne, il comporte nombre d’erreurs de sources.

3. Résumé et analyse
Une longue préface de Guy Dupré rend hommage au beau travail d’anthologie et de mémoire réalisé par Benoist-Méchin en présentant les plus beaux textes d’écrivains de métier comme de simples soldats.

A l’issue, Benoist-Méchin, alors qu’il écrit sous la menace d’une autre guerre, fait une introspection de « ce qui demeure » de la première guerre mondiale. La littérature épistolière est pour l’historien l’image de l’esprit d’un peuple d’élite. Il y démontre des caractères divers, connus ou anonymes ayant dans leur diversité sociologique ou d’expérience de la guerre une admirable unité de qualité, de poésie et surtout d’âme. Le tout formant un vibrant hommage aux soldats de la grande boucherie qui, accablés des milles misères d’une guerre ayant dépassé l’inhumain, ont su conserver jusqu’à leur mort la voix pure des héros. Dès lors, la tâche des survivants, selon la prosopopée colligée par Benoist-Méchin, est d’abord de reconstruire le sang de la France, de rééduquer et de protéger la famille, de la réunifier comme doit se réunifier le continent afin de le préserver d’autres cataclysmes.

L’auteur ne se contente pas d’un travail anthologique ; il en retire des enseignements premiers. Toutefois, le second conflit mondial au bord duquel il écrit, lui démontre cruellement que ceux-ci n’ont pas été tirés (« que des hommes jeunes et sans motif personnel de haine peuvent et doivent se précipiter sur des gens qui les attendent pour les tuer » page 106). « Ce qui demeure » donc est la victoire remportée par les combattants de la Grande Guerre sur eux-mêmes en démontrant les plus belles qualités morales (page 23, il relève ainsi l’honnêteté morale des scripteurs).

A l’issue de cette longue introduction, Benoist-Méchin reproduit quelques-unes des plus belles lettres de soldats tombés au front de 1914 à 1918. Très courtes ou très denses, anonymes ou émanant d’écrivains, leur présentation chronologique mêle officiers et soldats, hommes politiques et paysans, athées et fervents (Dupouey devient « de plus en plus enthousiaste à la guerre » page 84). On peut y lire la vision personnelle de chaque soldat appuyée sur sa sensibilité, son vécu et son environnement guerrier (Dubarle parle de la bataille comme d’une « infernale chimie » page 40 et Boasson s’exclame : « Un gendarme, voilà l’arrière ! » page 243). Certes, quelques textes se reflètent au miroir du bourrage de crâne (telle cette attaque vosgienne gagnée… au caramel pour Dubarle, page 151 ou ce pari du cigare fumé le plus lentement pendant l’attaque pour Augustin Cochin, page 218). Pourtant sa lourde préface, écrite aux portes cédantes d’une autre guerre, déforme la vision de l’auteur quant au véritable hommage qu’il a voulu offrir. Certes, les textes qu’il a choisis sont superbes mais la longueur de leur présentation se révèle superflue. L’ouvrage apporte toutefois à l’historien la vision comparative de styles et de sensibilités différentes. On y relèvera quelques belles descriptions (Léo Latil décrivant « dans les profondeurs de l’immense grange, plusieurs lumignons qui éclairent des soldats penchés sur des lettres » page 175), de beaux textes (Pour Boasson, Verdun « c’est une artère de sang français qui a été coupée le 21 février et qui coule toujours à grands jets » ou des réflexions opportunes (Marc Boasson qualifiant ainsi la presse ; une « déesse aux pieds de canard, un estomac d’autruche, un cerveau d’oie et un groin de porc », page 246). Le lecteur y trouvera également quelques renseignements sociologiques (Boasson déplore le 30 août 1916 : « Un fossé se creuse, de jour en jour plus large et plus profond, entre l’arrière et nous » page 246) ou techniques et nombre de visions intéressantes de combattants (notamment ces soldats, « braves gens de Lorraine », qui souffrent en silence selon Pierre-Maurice Masson, page 203). Un livre à lire comme une anthologie sans s’attarder outre mesure sur sa présentation liminaire et l’aspect superficiel et épuré de la littérature retenue.

4. Autres informations

Bibliographie de l’auteur en lien avec la Grande Guerre
Benoist-Méchin, Jacques, Ce qui demeure. Lettres de soldats tombés au Champ d’Honneur (1914-1918). Paris, Albin Michel, 1942, 248 pages.
Benoist-Méchin, Jacques, Histoire de l’armée allemande depuis l’Armistice. Tome I : 1918-1919. Paris, Albin Michel, 1938, 379 pages.
Benoist-Méchin, Jacques, Histoire de l’armée allemande depuis l’Armistice. Tome II : La discorde : 1919-1925. Paris, Albin Michel, 1938, 672 pages.
Benoist-Méchin, Jacques, Lawrence d’Arabie ou le rêve fracassé. Paris, Perrin, 1975, 275 pages.
Benoist-Méchin, Jacques, Le loup et le léopard. Ibn Seoud ou la naissance d’un royaume. Paris, Albin Michel, 1955, 428 pages.
Benoist-Méchin, Jacques, Le loup et le léopard. Mustapha Kemal ou la mort d’un empire. Paris, Albin Michel, 1954, 461 pages.

Bibliographie des auteurs cités en lien avec la Grande Guerre (nous ne reportons pas ici la bibliographie complète de chaque auteur cité).

Drouet, Marcel, Le tombeau de Marcel Drouet. Paris, Le Divan, 1923, 193 pages.

Dupouey, Pierre (Lt de vaisseau), Lettres, Paris, éditions du Cerf, 1922, 201 pages.
Dupouey, Pierre (Lt de vaisseau), Lettres et essais. Lettres du lieutenant de Vaisseau Dupouey. Paris, éditions du Cerf, 1934, 317 pages.
Dupouey, Pierre (Lt de vaisseau), Lettres du lieutenant de vaisseau, Liège, Soledi, 1945, 179 pages.

Lemercier, Eugène-Emmanuel, (paru sous anonymat), Lettres d’un soldat. Août 1914 – avril 1915, Paris, Chapelot, 1916, 200 pages.
Lemercier, Eugène-Emmanuel, Lettres d’un soldat. Août 1914 – avril 1915, Paris, Berger-Levrault, 1924, 191 pages, (réédition Paris, Bernard Giovanangeli, 2005, 192 pages)
Lemercier, Eugène-Emmanuel, Notes 1905-1914, suivies de lettres inédites, Paris, Berger-Levrault, 1924, 108 pages.

Les amis de Louis Pergaud, Louis Pergaud : Correspondance. 1901-1915, Paris, Mercure de France, 1955, 292 pages.
Piccoli, Bernard, Les tranchées de Louis Pergaud, Verdun, Connaissance de la Meuse, 2006, 432 pages.

Dubarle, Robert (Cpt), Lettres de guerre de Robert Dubarle. Capitaine au 68ème bataillon de chasseurs alpins, mort au champ d’honneur, Paris, Perrin, 1918, 283 pages.

Latil, Léo, Lettres d’un soldat. Léo Latil. 1890-1915, Paris, Bloud et Gay, 1916, 50 pages.

Belmont, Ferdinand (Cpt), Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915), Paris, Plon, 1916, 309 pages.
Crenner, Pierre (Col), Les belles lettres du capitaine Belmont, Colmar, association du Mémorial du Linge, 1998, 14 pages.
Dussert, A., Ferdinand Belmont d’après les lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915), Grenoble, Allier Frères, 1917, 41 pages.

Clermont, Louise, Emile Clermont. Sa vie. Son œuvre. Journal de route. Notes et fragments inédits, Paris, Grasset, 1919.
Collège d’auteurs, Etudes et souvenirs sur Emile Clermont. 15 août 1880 – 5 mars 1916, Saint-Etienne, Les Amitiés, Paris, Grasset, 1927, 265 pages.

Masson, Pierre-Maurice, Lettres de guerre. Août 1914 – avril 1916, Paris, Hachette, 1917, 262 pages.

Bucaille, Victor, Augustin Cochin, Paris, Art Catho, 1918, 62 pages.
Cochin, Augustin, Le capitaine Augustin Cochin. Quelques lettres de guerre, Paris, Bloud et Gay, 1917, 64 pages.

Mortane, Jacques, (Romanet, Jacques), Guynemer Georges. 1894-1917. Lettres et pages, Paris, Georges Crès et Cie.

BOASSON, Marc, Au soir d’un monde. Lettres de guerre. (16 avril 1915 – 27 avril 1918), Paris, Plon, 1926, 330 pages.

Franconi, Gabriel-Tristan, Untel de l’armée française, Paris, Payot, 1918, 265 pages (réédition Amiens, Librairie Edgar Malfère, 1926, 271 pages).

Yann Prouillet

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Gadda, Carlo Emilio (1893-1973)

  1. Le témoin

Carlo Emilio Gadda naît le 14 novembre 1893, à Milan.  Il est le fils de Francesco Ippolito, issu de bonne famille lombarde, et d’Adelaïde, dite Adele, née Lehr, d’origine hongroise, épousée en secondes noces. La première épouse de son père était morte en 1867, dès la première année du mariage, en donnant naissance à une fille. On ne sait rien de cette demi-sœur aînée de Gadda. Adele et Francesco Ippolito donneront ensuite à Carlo Emilio une sœur, Clara, un frère, Enrico.

En 1899, Francesco Ippolito se lance dans la construction d’une maison dans la Brianza, puis dans la culture du ver à soie. Cette double entreprise provoque la ruine de la famille, qui, en 1904, doit retourner vivre à Milan, dans un appartement moins spacieux.

En 1909, le père de Gadda meurt. En 1912, Carlo Emilio obtient brillamment son diplôme de fin d’études au lycée. Malgré un talent certain pour les lettres, il s’inscrit à la Faculté d’Ingénierie de Milan, peut-être pour contenter sa mère.

En 1915, Gadda prend une part active à la campagne pour l’entrée en guerre de l’Italie, se joignant aux défilés, criant les slogans. La guerre est déclarée à l’Autriche-Hongrie en mai. En juin, il est appelé sous les drapeaux. En août, il commence à tenir un journal de guerre (Journal de guerre et de captivité), qu’il noircit jusqu’à son retour à la vie civile. Il ne rendra ses notes de soldat publiques que quarante ans plus tard.

Jusqu’en 1917, il alterne des périodes où il est à l’arrière et des séjours sur le front, où il prend part aux combats, en qualité de sous-lieutenant puis, au bénéfice d’une promotion qu’il a sollicitée, de lieutenant. Le combat le plus important pour lui, celui qui laissera la trace la plus profonde dans son journal, c’est celui qu’il ne livre pas : le 25 octobre 1917, lors de la déroute de Caporetto, il se rend à l’ennemi. Il sera déporté en Allemagne, à Rastatt, puis dans le camp de prisonniers de Celle, dans le Hanovre. Il sera rapatrié en janvier 1919. A son retour chez lui, il apprend la mort de son frère cadet, Enrico, tué aux commandes de son avion de combat.

En 1920, il finit de passer les examens que la guerre avait suspendus, et obtient son diplôme d’ingénieur électrotechnicien. Dans le cadre de son travail, il voyage beaucoup (Sardaigne, Argentine, Belgique, Lorraine, Ruhr, Sud-Ouest de la France…), tandis qu’il rêve de se consacrer entièrement à l’écriture. Il publie ses premiers textes dans la toute jeune revue Solaria en 1926. Cinq ans plus tard paraît un premier recueil de nouvelles et proses poétiques, La Madone des Philosophes, dont plusieurs évoquent la guerre. Puis, en 1934, un second recueil, le Château d’Udine, où, tandis qu’il affirme « l’impossibilité d’un journal de guerre », il confirme le bien-fondé des raisons de son interventionnisme. En 1940 et 1941, des pages du Château d’Udine seront reprises et publiées par le régime, qui y trouvait de quoi conforter la légitimité de l’annexion définitive de la Libye.

En 1936, sa mère meurt. Il s’engage dans la rédaction de ce qui est sans doute l’un de ses livres les plus importants et les plus réussis, La connaissance de la douleur. Le personnage principal, Gonzalo, est un ancien combattant de la Grande Guerre, maniaque, obsessionnel, odieux envers sa mère et toujours prêt à s’emporter face à la médiocrité d’autrui, opposée à sa propre grandeur insuffisamment reconnue.

En 1944, il entreprend de rédiger une sorte d’étude psychanalytique du fascisme, Éros et Priape, qui cependant tourne court. Il y est plusieurs fois question de la guerre, entreprise dont Gadda s’efforce encore d’assurer le caractère chevaleresque, qu’il tente d’opposer à la vulgaire brutalité fasciste. C’est sans doute de ne pas parvenir à maintenir une telle opposition qu’il doit renoncer à son projet.

En 1946, il livre à la revue Letteratura les cinq premiers chapitres de L’affreux pastis de la rue des Merles. L’année suivante, il travaille à une version de ce roman à adapter pour le cinéma. En 1951, il trouve un emploi à la RAI, auprès de la branche littéraire du Journal Radio. Ses conditions économiques d’existence, précaires depuis dix ans, s’adoucissent. L’année suivante, il devient collaborateur du « Terzo Programma », une émission culturelle radiophonique. Il quittera la RAI en 1955, l’âge de la retraite ayant sonné. La même année, il fait paraître un fragment (environ un dixième du texte total) d’Éros et Priape, ainsi que la majeure partie de son journal de soldat. En 1957, après plusieurs années de re-travail, il publie L’affreux pastis de la rue des Merles. Le roman est un succès. Gadda gagne en notoriété. Il presse, semble-t-il, les éditeurs de republier des textes anciens.

En 1961 paraît, sous le titre Date una carabina a un ragazzo… (Donnez une carabine à un jeune homme…), la réponse de Gadda à une enquête sur le fascisme menée par une revue : « Est-ce que le fascisme est fini ? » D’après ses réponses, Gadda semble penser qu’il reste du chemin avant qu’on puisse dire oui : il faudrait d’abord éliminer « le fasciste qui est en nous ». Les années soixante marquent aussi son désintérêt grandissant pour les publications de ses textes, que les éditeurs continuent d’assurer, et pour l’écriture elle-même. Il cesse toute activité d’écrivain plusieurs années avant sa mort – si l’on excepte des lettres à ses proches, qui ont cependant leur importance : dans les derniers moments de la correspondance que, depuis près de quarante ans, il entretient avec son cousin Piero Gadda-Conti, il est encore question, à mots couverts, de la Grande Guerre, tandis que planent les ombres du remords, la peur du jugement d’autrui, la peur du Jugement dernier.

Il s’éteint le 21 mai 1973, à Rome.

  1. Le témoignage

La particularité du témoignage que Gadda laisse dans son journal, c’est précisément qu’il ne témoigne pour ainsi dire jamais de la réalité de la guerre. L’enjeu moteur de l’écriture semble bien être dans l’effort d’exorciser l’effroi, l’horreur, le sentiment de l’absurde, la peur de mourir, et d’esquiver le risque constant de voir s’effondrer sa foi dans la justesse de cette guerre. Gadda met ainsi en place ce qu’on pourrait appeler des « stratégies de l’évitement ». Qu’il décrive avec minutie, avec un souci maniaque du détail, ses repas, ses occupations quotidiennes, ses menues dépenses ; qu’il entretienne avec emphase son lecteur de sa conviction guerrière, de son génie, de la grandeur de l’Italie et de ses grands auteurs (Leopardi, Manzoni, D’Annunzio) ; qu’il s’exhibe comme futur grand écrivain, notamment dans une prose dont la recherche formelle contraste souvent avec le chambardement qu’on imagine alentour ou, plus tard, avec les privations de la captivité ; qu’il dresse une apologie du devoir et le panégyrique de soi-même comme modèle de bon soldat, comme parfait serviteur du « règlement de discipline » – lequel énonce que « la personne du soldat doit disparaître face aux exigences du service et de la patrie » -, comme parangon de la « glorieuse devise : Perinde ac cadaver » (21 août 1916) ; qu’il se lance dans de virulentes, parfois sanguinaires diatribes contre ses camarades de combat, hommes de troupe, subalternes – plus rarement, et plus posément, contre des supérieurs (après Caporetto, l’incompétence de certains généraux est suggérée, mais elle est toujours associée à des tirades qui vilipendent la lâcheté des troupes) ; à chaque fois, Gadda parvient à endiguer l’émotion que l’expérience de la guerre cause, à n’y pas manquer, chez tout combattant. Entre refoulement (l’invective lancée sur les couards va de pair avec un déni de sa propre peur), détournement (les raisons objectives de craindre pour sa vie et de douter de la bonté de cette guerre sont déviées vers une souffrance exclusivement personnelle, supposément liée à une enfance exceptionnellement malheureuse et à un caractère exceptionnellement sensible) et sublimation (la rhétorique belliciste s’enfle d’autant plus que devrait s’imposer le constat de l’impossibilité ou de la vanité de tout héroïsme), Gadda compose une œuvre qui, entièrement inspirée par la guerre, n’en dit pourtant à peu près rien directement. Au détour d’une phrase, d’une transition surprenante, d’un aveu aussi soudain que rapidement escamoté, le lecteur pourra déceler, dans ses œuvres à venir, l’écho jamais éteint d’une hantise dont le Journal de guerre et de captivité ne témoigne que par ses remarquables silences.

Ces stratégies de l’évitement lui permettent, pendant plus de trois ans, de noircir des pages par centaines en évitant presque toute notation susceptible de mettre à mal la rhétorique interventionniste. Les exceptions sont fort rares : très peu de cadavres sont évoqués, un seul est décrit (un soldat italien dont le visage a été emporté par une grenade), et on ne rencontre qu’une seule fois un questionnement, n’occupant qu’une dizaine de lignes, sur les valeurs que cette guerre est supposée défendre : « Parfois, en pensant aux modalités de la guerre présente, que j’ai toujours jugée comme une nécessité, […] je vois dans cette guerre la perversion de certaines valeurs, qui semblaient désormais être des conquêtes sûres de l’humanité ». Ce questionnement ponctuel est du reste aussitôt relativisé par la formule qui le conclut : « mais mon jugement en ce sens est tout sauf définitif » (12 septembre 1916). Le fait est que dans son ensemble, le journal du soldat Gadda penche nettement du côté de l’apologie des vertus militaires, ou plus exactement militaristes et bellicistes. Une apologie qui, par ses excès mêmes, a quelque chose de forcé.

  1. Analyse

À partir du milieu des années Trente, Gadda conduira une critique féroce de la « pharaonisation » des paroles dominantes, de la « monolangue », de toutes les formes d’imposition d’une pensée unique par des formules obligées de langage – sans que cela l’empêche par ailleurs de signer et de publier, jusqu’en 1942, des articles où il dit les bienfaits (économiques, industriels, sociaux) de l’autarcie fasciste et des œuvres coloniales du régime. Or son journal de guerre et plusieurs textes postérieurs (au moins jusqu’au Château d’Udine) montre qu’il a lui-même été un adepte et une victime exemplaires des ravages de la rhétorique officielle. Bien qu’il ne fasse jamais lui-même explicitement ce lien, il est certain que c’est de sa propre expérience du conformisme et de l’endoctrinement que Gadda tire ses diatribes contre le culte du « verbe révélé » qui lui semble caractériser le fascisme. Avant que le fascisme ne l’institue pour la vie civile, l’armée en guerre l’avait érigé en dogme létal. La devise mussolinienne « croire obéir combattre » n’est que l’extension à la vie civile du principe inflexible de la hiérarchie militaire appliqué à grande échelle dans la tranchée de la Grande Guerre.

Il est des passages du Journal dont une étude attentive devrait pouvoir montrer qu’ils font directement écho, en temps réel, aux circulaires officielles de l’état major de l’armée en guerre. Gadda, qui dit collectionner ces circulaires, fait l’éloge de Cadorna (9 août 1916), dont la forma mentis supposée – une intelligence qui s’étend au-delà des formes visibles – annonce celle d’Ingravallo, le commissaire enquêteur de L’affreux pastis de la rue des Merles. Il s’identifie en tout cas avec les hautes sphères de la hiérarchie (comme le montrent notamment ses considérations sur les méthodes stratégiques qui auraient pu, selon lui, permettre à l’Italie de ne pas subir tant de revers contre l’Autriche et l’Allemagne), non avec le bas peuple des combattants (régulièrement honni pour ses comportements jugés indignes, en des termes qui rappellent de près ceux de Cadorna fustigeant les lâches et les velléitaires).

Gadda n’est pas seulement le relais acritique de la voix de la propagande et de l’état major. Il est aussi ­ – et cet aspect est typique de la position de l’écrasante majorité des intellectuels et artistes italiens de son temps, au moins jusqu’à l’entrée en guerre de leur pays – l’enfant de plusieurs générations successives éduquées, par le truchement de la grande littérature, à l’attente d’une « quatrième guerre d’indépendance », susceptible de parachever le processus unitaire. De Manzoni à Leopardi (avant l’unification), puis de Mazzini à De Amicis, à Carducci, à Pascoli, à D’Annunzio et, bien entendu, à Marinetti et aux Futuristes, milanais ou florentins, la littérature n’a cessé de prendre en charge l’exaltation de l’héroïsme guerrier dont doit sortir l’Italie future. Les traces de cette idéalisation potentiellement létale sont patentes dans le journal de Gadda : il considère que cette guerre est une « sainte guerre » ; il émet le vœu « que puisse être donnée à la patrie sa juste grandeur, sa forme pure et intacte ; que puisse être accordée à ses enfants fidèles la couronne de la victoire » (5 mai 1918) ; il vante la « mort utile et belle » au combat (12 septembre 1916) ; ou cite Virgile (Prospexi Italiam summa sublimis ab unda : « perché à la crête d’une vague, j’aperçus l’Italie », Énéide, Livre 6-357) en ouverture et en conclusion d’un des derniers livres de son Journal (année 1918), inscrivant le conflit dans une téléologie nationaliste dont le fascisme fera un dogme. À chaque fois, Gadda réactive un topos littéraire en même temps qu’il entérine un thème de la propagande de guerre.

Si on envisage son parcours d’écrivain, le Journal de Gadda se présente comme le creuset de contradictions internes qui ne seront jamais résolues ; c’est leur non-résolution même qui est le cœur dynamique de tout ce qu’il pu écrire ensuite, comme l’a bien vu Montale (Gadda est un « traditionaliste devenu fou »). C’est du conflit sans cesse rejoué entre l’ordre idéal que la guerre aurait dû illustrer et le monstrueux gâchis effectif qu’elle a provoqué que naît la page affreusement tourmentée qui est la marque la plus typique de cet écrivain. Mais le cas de Gadda déborde le champ strictement littéraire. Sans doute n’intéresserait-il guère l’historien si on ne pouvait voir dans son parcours et dans son œuvre une métonymie de l’aventure collective. Certaines pages du Journal préfigurent et apprêtent l’instauration d’un diktat univoque, un appel auquel le fascisme répondra bientôt (« Je voudrais être un dictateur pour les envoyer à la potence », lance-t-il le 31 juillet 1918, s’emportant de nouveau contre les soldats qui ont cédé à Caporetto et ont osé se réjouir de n’être pas morts). Au-delà de l’anecdote, la façon dont a été publiquement représentée la guerre (avant, pendant, après) a partie liée avec l’histoire de l’Italie. En l’occurrence, les silences, les magnifications, les dénis de Gadda sont ceux de toute une époque, de tout un pays qui n’a pas voulu porter le deuil de ses victimes, qui n’a pas su entendre ceux de ses écrivains qui témoignaient de la catastrophe collective, accordant au contraire ses faveurs à ceux qui, de la guerre, donnaient une image propre à accompagner et à légitimer la militarisation de la vie civile.

4. Pour aller plus loin

Livres de Gadda (par ordre de pertinence avec la question de la guerre) :

Journal de guerre et de captivité, trad. de Monique Baccelli, Paris, Bourgois, 1993.

Le Château d’Udine, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Grasset, 1982.

La Madone des Philosophes, trad. de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1993.

La Connaissance de la douleur, trad. de Louis Bonalumi et François Wahl, Paris, Seuil, 1974.

Éros et Priape. De la fureur aux cendres, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Bourgois, 1990.

L’Affreux Pastis de la rue des Merles, trad. de Louis Bonalumi, Paris, Seuil, 1963.

Sur Gadda et la guerre :

Il existe très peu d’articles et d’ouvrages disponibles en français sur Gadda et la guerre. On ne tiendra donc pas rigueur à l’auteur de cette notice de renvoyer à ceux qu’il a publiés sur cette question.

Ch. Mileschi, Gadda contre Gadda. L’écriture comme champ de bataille, Grenoble, ELLUG, 2007.

—-, « Gadda : grades et dégâts. Chronique d’une recherche du sens », Cahiers d’études italiennes, « Dire la guerre ? », n° 1, Grenoble, ELLUG, 2004.

—-, « Gadda et ses deuils impossibles », in Transalpina, N° 6, Le poids des disparus, Caen,  Presses Universitaires de Caen, 2002.

—-, « « La guerra è cozzo di energie spirituali ». L’esthétisation de la guerre dans l’œuvre de C.E. Gadda », in L’Histoire mise en œuvres, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001.

Autres :

« Préparatifs de guerre dans la poésie italienne », in La poésie italienne et la « Grande Guerre », (collectif), Toulouse, Collection de l’E.C.R.I.T., n° 8, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005.

Christophe Mileschi, novembre 2008

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Hénin, Onézime (1863-1944)

1. Le témoin

Né en 1863 à Ambleny dans l’Aisne, village situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Soissons dans lequel Onézime Hénin résidera jusqu’à sa mort, en avril 1944.

Cadet d’une famille assez aisée de six enfants dont le père était maçon. Fréquente l’école primaire jusqu’à 14 ans puis entre en apprentissage dans l’entreprise paternelle. Ce n’est pas un intellectuel mais un curieux : il observe et note ce qu’il considère comme les événements de la vie de son village durant la guerre.

Sculpteur amateur, il consacre son talent à la réalisation d’autels d’église, de calvaires ou de tombes. Culture religieuse fortement teintée de superstition. Il pratique régulièrement et fréquente assidûment l’église de son village.

Se marie en 1884 avec Stéphanie Hécart, également fille de maçon. Le couple eut deux enfants dont un seul survécut. Il parvient à s’enrichir du fruit de son travail et semble très attaché aux valeurs traditionnelles : le travail, la religion et l’attachement à la vie locale. Dès avant la guerre, les Hénin peuvent être considérés comme une famille aisée d’Ambleny où ils possèdent plusieurs maisons et de nombreuses terres. Bien qu’étant maçon de métier, son horizon culturel demeure avant tout celui d’un homme de la terre.

2. Le témoignage

Ambleny, le temps d’une guerre. Journal d’Onézime Hénin (1914-1918), Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1993, 224 p. (avant-propos et introduction de Robert Attal et Denis Rolland).

Le journal – du fait du caractère redondant des notes au jour le jour – n’a pas été publié en entier.

Des annexes sont consacrées aux combats de mai à juillet 1918 dans la région d’Ambleny (pp 211-222)

L’ouvrage est illustré de cartes, photographies et documents d’archives évoquant le secteur.

Le journal est commencé dès le début de la guerre (25 juillet 1914). Son auteur semble être rapidement conscient qu’il va être témoin d’événements importants. Il s’arrête peu après la fin du conflit, le 31 décembre 1918. Seuls deux rajouts non publiés mentionnent très brièvement des événements évoquant le mois de janvier 1919.

A noter que l’auteur ajoutera à la fin (non publiée) de son journal un répertoire de 613 noms de soldats, tombés pour l’essentiel en juin et juillet 1918 et dont les corps ont été enterrés sommairement à Ambleny ou dans ses environs.

3. Analyse

Le témoin demeure à Ambleny durant toute la durée du conflit, à l’exception de la période du 30 mai au 25 août 1918 durant laquelle les habitants du village sont évacués par ordre de l’autorité militaire.

Il s’agit d’un témoignage de première main, écrit par un homme simple mais bon observateur du quotidien des civils et des militaires résidant ou venus au repos dans ce village de l’immédiat arrière front. Ses notations, souvent répétitives, ne sont jamais pour autant abandonnées ou réduites à leur plus simple expression. L’aspect local de la guerre est toujours privilégié.

O. Hénin ne s’interroge jamais sur les causes de l’irruption du conflit ni même sur sa portée dans le temps. Que cette guerre devienne mondiale et totale semble complètement lui échapper. A l’instar de l’agriculteur confronté à une catastrophe naturelle inévitable, il décrit presque au jour le jour les événements d’un quotidien qui devient au fil des mois empreint d’une banalité sinistre mais inéluctable. La guerre est là, il faut donc faire avec… Il s’agit avant tout de faire face, tout en s’efforçant de poursuivre au mieux ses activités du temps de paix. Deux bémols dans cette attitude de résignation face à la guerre : le sort du fils unique parti sur le front et, avec le temps, l’apparition de frictions et de tensions entre civils et militaires (chapardages et ivrognerie des troupes, conflits avec les autorités militaires lorsque des pratiques commerciales se mettent en place entre les civils du cru et les militaires).

Son témoignage repose pour l’essentiel sur des événements qu’il a vus ou qui lui ont été rapportés directement par des soldats qu’il a croisés dans son village natal lors des relèves de régiments. Il fait souvent preuve de discernement lorsque les déclarations des uns et des autres s’apparentent à des rumeurs sans fondement.

Ambleny, situé à moins de 3 km du front, subit jusqu’en mars 1917 des bombardements sporadiques. Ce village se retrouvera en première ligne au moment des combats de  juin et juillet 1918. A cette époque le village est complètement évacué. O. Hénin n’y fait un retour définitif qu’à partir du 25 août pour y constater l’ampleur des destructions.

P 22 : 25 juillet 1914, le témoin entend parler pour la première fois par son fils Gaston de l’éventualité d’une guerre. Il demeure assez incrédule et poursuit ses travaux aux champs. Son indifférence choque son fils, permissionnaire : « (…) Gaston n’était pas content de moi car je ne prenais pas fait et cause de sa situation et qu’il se rappellerait longtemps de mon insouciance.»

On notera ici que la perception de l’éventualité de la guerre diffère en fonction des générations. Cet aspect « générationnel » dans la perception du conflit se poursuivra durant toute la guerre (voir par exemple chez Gabriel Chevalier dans La peur).

P 23 : 1er août, « L’après-midi à 5 heures on sonne la grosse cloche à Ambleny, c’est un triste moment à passer, tout le monde quitte le travail pour rentrer à la maison, les gens font des provisions à l’épicerie (…) »

P 23 : 2 août, départ précipité du fils Gaston pour le front. Crise de nerfs du père qui n’a pu revoir son fils.

La famille reçoit rapidement une assez importante correspondance de ce fils unique, du moins dans un premier temps.

P 24 : 6 août, premières rumeurs sur les atrocité allemandes en Belgique. Arrivée de réfugiés en provenance de la région de Verdun.

P 25 : 8 août, rumeurs qualifiées de « fantaisistes » par l’auteur : Français à Mulhouse, pertes effroyables dans les unités françaises et allemandes. « (…) cela me fait frémir. »

P 27 : 16 août, nombreuse assistance à la messe où « on prie pour les soldats ».

P 29 : 24 août, passage de 3 trains de blessés à Ambleny, « nous sommes de plus en plus inquiets. »

P 30 : 29 août, les Allemands sont dans l’Aisne. Passage d’émigrés venant de Guise. Passage d’avions, « on sent que la guerre approche. »

P 31 : 30 et 31 août, arrivée des Anglais à Ambleny. « (…) nous cachons ce que nous voulons préserver du pillage, ou des flammes. » Départ de certains habitants.

P 36 : 1er et 2 septembre, occupation temporaire du village par les Allemands. Achat des troupes allemandes qui paient en marks. Les habitants « se racontent les orgies que les Allemands ont faites dans les maisons où il n’y avait personne. »

P 37 : 3 septembre, retour du maire et réquisitions allemandes : « ils ont pris beaucoup de literie, du linge et un peu de tout. »

P 38 : 5 septembre, retour de certains habitants. Le village se repeuple après une période de « calme épouvantable ».

P 38 : 6 septembre, reflux des Allemands. Une habitante est mal traitée par les Allemands qu’elle a voulu exclure de chez elle.

P 39 : 7 septembre, reflux de troupes du génie allemand mêlé de réfugiés « qui ont bien souffert et qui ont la terreur. »

P 40 : 10 septembre, « jour terrible », reflux massif de troupes allemandes.

P 40 : 12 septembre, arrivée des Français. Bombardement du village. Pillages importants accomplis par les troupes allemandes en repli.

P 43-44 : 20 septembre, « grande bataille de Fontenoy » : offensive des troupes françaises pour prendre pied sur le plateau de Nouvron où les Allemands se sont retranchés. Espionite : arrestation d’un électricien, exécution de deux habitants de Fontenoy, l’un d’eux hébergeaient des Allemands, un autre aurait fourni les plans des carrières de Tartiers aux Allemands.

P 60 : 8 octobre, évocation par un soldat de 1500 cadavres d’Allemands à enterrer et qui seraient morts lors des combats autour de la ferme de Confrécourt le 20 septembre.

Pp 60-61 : 10 octobre, « C’est d’abord Monsieur le Curé qui me dit allez-vous-en, ne venez pas par ici, car on va fusiller deux déserteurs. En effet aux Marronniers, quatre compagnies d’infanterie sont sur les rangs, les gendarmes vont conduire les deux malheureux dans Béron où aura lieu l’exécution, les fosses sont faites d’avance, ils y seront enterrés. Je ne suis pas allé, c’est trop triste. »

P 61 : 15 octobre, interdiction faite à des civils de se rendre dans leurs champs : espionite.

P 66 : 21 octobre, dégradation d’un militaire pour vol.

P 69 : 23 octobre, un habitant de la commune doit passer en conseil de guerre pour vol.

P 77 : 13 novembre, « On nous dit qu’hier nous n’avons pas eu de succès parce que le 305e de ligne n’a pas voulu marcher, c’est la troisième fois qu’ils refusent. »

P 79 : 18 novembre, « Parmi les soldats qui ont refusé de marcher à la dernière attaque de Fontenoy il y en a quinze en prison qui vont passer en Conseil de Guerre. Ils se sont blessés à la main gauche pour ne pas marcher. »

P 80 : 24 novembre, « Maintenant les Français bombardent simplement les tranchées allemandes sans faire d’attaque à la baïonnette car cela faisait mourir trop de monde. »

P 92 : 8 et 9 janvier 1915, « J’écoute causer les soldats qui parlent d’une attaque mais pas un ne voudra marcher. On peut supposer d’avance que ce sera un raté, enfin attendons et espérons. » ; « Chez nous à Ambleny, les soldats se montent toujours la tête au sujet de l’attaque qui doit avoir lieu. Ils ne veulent plus marcher du tout. Ces soldats n’ont pas de patriotisme, ils ne sont pas courageux, sales dans les cantonnements et n’aiment que boire du vin et de la gnôle. »

P 94 : 21 janvier, « Un nouvel engin de guerre Allemands (sic) jette la terreur dans les tranchées, c’est la minenwerfer (sic) qui fait des dégâts effrayants et rend fous les soldats qui ne sont pas touchés. »

P 104 : 26 avril, venue de Poincaré et de Joffre à Ambleny pour assister à une attaque sur le plateau de Nouvron.

P 155 : 7 décembre 1916, « A 9 heures du soir un petit ballon vient atterrir aux Fosses. Il est éclairé, la batterie contre avions qui est là l’arrête. Il contient une trentaine de kilos de journaux écrits en français, principalement « la Gazette des Ardennes », des vieux journaux invendus. On y trouve le nom de 70 prisonniers soldats français et ces journaux reprochent à la France d’avoir voulu la guerre. »

P 156 : 9 décembre, « Le 72e RIT s’en va, il est remplacé par le 25e territorial. Les habitants d’Ambleny regrettent les hommes mais pas les officiers surtout le colonel que l’on appelle « Déguisant ». Il avait la haine après les commerçants, il était plus sauvage que les Boches, il n’aimait que les femmes. »

P 166 : 18 mars 1917, les Allemands ont quitté le plateau de Nouvron. Repli sur la ligne Hindenburg. « Dans la matinée, on nous dit que les Boches sont partis, qu’ils ont abandonné Nouvron, Osly, Cuisy. On n’en croit rien. L’artillerie lourde du Soulier [hameau d’Ambleny] s’en va, beaucoup d’artillerie s’en va toute l’après-midi dans la direction de Fontenoy. On sait que nos troupes sont dans Nouvron et Osly. On entend encore quelques coups de canon mais au loin et un peu dans la direction de Soissons. Je vais bêcher derrière la Tour car il fait beau, je vois le soleil luire sur la côte de Tartiers et de Cuisy, cela émotionne en pensant qu’ils sont redevenus français, et l’on espère qu’Ambleny ne sera plus bombardé. »

P 169 : 20 avril, « Ici à Ambleny une compagnie de forçats de la Guyane est logée dans un baraquement derrière la ferme des Fosses, on dit que c’est pour travailler. »

P 169 : 1er mai, « Beau temps sec, le canon tonne sur Laffaux, il arrive à Ambleny beaucoup de malades. Des Sénégalais. »

P 169 : 2 mai, « Toujours du beau temps et du canon du côté de Laffaux. Les soldats qui étaient à St Bandry et Pernant [villages proches d’Ambleny] s’en vont, c’est un bon débarras pour nous car c’étaient de mauvais sujets, insolents et voleurs. Ils ont pris des poules, des lapins, paons et tout ce qu’ils trouvaient. Ils tiraient du revolver, des grenades et même de la mitrailleuse. C’était la panique dans St Bandry. »

P 170 : 25 mai, « Ici il y a un grand mécontentement parmi les soldats, le 228e qui est à St Bandry et ceux du Soulier [un hameau d’Ambleny] sont obligés de remonter en ligne au bout de 9 jours de repos, pourtant ils étaient ici pour 20 jours, ils veulent se révolutionner, malgré cela ils partent quand même à 7 heures du soir. »

P 187 : 30 mai 1918, « On reçoit l’ordre d’évacuer le pays. C’est pitié de voir les gens quitter leur maison avec une brouette ou un autre véhicule. Nous, nous partons avec le camion par Maubrun. Que c’est dur de dire au revoir à tout ce qu’on ne peut emmener de nos maisons. Tous les habitants sont partis aujourd’hui, nous, nous lâchons 48 lapins dans la cour et les chats, cela fait pitié de les laisser là. »Dans la suite du journal, les lieux d’évacuation où réside la famille sont qualifiés de « stations » comparables à celles d’un chemin de croix…

P 198 : 5 août, retour à Ambleny. Le village a subi de très importantes destructions. La famille Hénin s’installe dans l’une des ses maisons qui n’a pas trop souffert. La principale tâche sera désormais de sauvegarder et remettre en valeur le patrimoine endommagé.

P 204 : 11 novembre, « Signature de l’armistice, le soir les soldats tirent un feu d’artifices, en signe de joie. »

P 207 : 31 décembre, « Dernier jour de mon journal, car je ne vois plus rien d’intéressant à dire. »

4. Autres informations

D’autres témoignages évoquant le même secteur :

Bertier de Sauvigny Albert, Pages d’histoire locale. Notes journalières et souvenirs, réédition Soissonnais 14-18, 1994, 523 p.

Clermont Emile, Le passage de l’Aisne, Grasset, 1921, 128 p.

Etévé Marcel, Lettres d’un combattant (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, 252 p.

Maurin Emile, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918, Cêtre, 2002, 336 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, octobre 2008

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Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1.   Le témoin

Bernard de Ligonnès est né à Mende (Lozère) le 15 novembre 1865. Son père, Édouard, né à Aurillac en 1838, descend d’une famille noble du Vivarais venue s’établir en Gévaudan, les Dupont de Ligonnès. Famille de militaire ; un cousin évêque de Rodez. Édouard entre dans l’administration comme percepteur 2ème classe après une carrière militaire de laquelle il sort à l’âge de 25 ans. Il décède le 1er juin 1889 à Tergnier (Aisne).

Le 9 juin 1885, à 20 ans, Bernard de Ligonnès souscrit un engagement au 87e régiment d’infanterie. Commence alors une longue carrière militaire. Élève officier à Saint-Maixent le 23 avril 1890. 1er avril 1891 : sous-lieutenant au 78e R.I. Son jeune frère, Pierre, choisit également la carrière des armes et par la voie de Saint-Cyr, il devient officier de cavalerie (il décède prématurément suite à une mauvaise chute de cheval en 1906).

Alors qu’il est en garnison en Avignon, Bernard de Ligonnès, catholique et quelque peu réactionnaire, connaît quelques démêlés avec les francs-maçons locaux, en pleine affaire Dreyfus. Ce n’est que le 24 décembre 1904 qu’il est nommé capitaine au 75e R.I. stationné à Romans (Isère). Profondément traditionnel et conservateur, Bernard de Ligonnès éprouve de plus en plus de mal à supporter le « républicanisme » qui gagne le corps des officiers. Le 26 mai 1912, prétextant devoir s’occuper de ses deux propriétés, il demande un congé de trois ans sans solde. Il est libre le 17 juin.

Fin juillet 1914, il est rappelé ; il a 49 ans. Le 2 août, il rejoint le 275e R.I. en cours de formation à Romans. Du 9 au 19 août, entraînement des réservistes. À partir du 22 août, front de Lorraine. Le 20 décembre 1915, de Ligonnès passe au 157e où durant quatre mois, il parfait l’instruction d’un bataillon composé de jeunes gens de la classe 16 ; le 12 mai 1916, il rejoint le 227e R.I. dans lequel il devient chef de bataillon le 4 avril. Du 25 mai au 28 novembre, secteur des Vosges. Cette unité est transformée en unité alpine et part pour l’Orient ; combats autour de Monastir.

Après trois ans de guerre, le commandant est épuisé ; il a alors 52 ans, et, le 14 octobre 1917, général Sarrail le remet à la disposition du ministère de la guerre. Pour Bernard de Ligonnès la guerre est terminée ; il referme ses carnets sur la date du 13 août 1917.

Fin 1919, de Ligonnès devient conseiller municipal de Chanac (élu maire en 1925) et conseiller d’arrondissement. Le préfet le qualifie « d’homme fort distingué, mais réactionnaire militant » (cité par Y. Pourcher, p. 60.). Le 25 janvier 1936, meurt le commandant marquis de Ligonnès.

2. Le témoignage

Le témoignage a été mis au jour et présenté par Yves Pourcher  et publié sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès, 1914-1917, Paris, Les Editions de Paris, 1998 ; il se compose de trois carnets pour trois années de guerre. Bernard de Ligonnès a composé ces carnets après la guerre à partir des notes prises durant la guerre. Comme l’indique Yves Pourcher, ces souvenirs sont le produit d’une réécriture, « l’écriture est mise en scène ». Ils sont découpés en trois parties : Mes souvenirs du 8 août 1914-février 1915 et de février 1915 au 1er janvier 1917 ; Campagne d’Orient du 1er janvier au 13 novembre 1917.

On peut noter la belle et riche présentation d’Yves Pourcher qui écrit : « Jour après jour, Bernard de Ligonnès reconstitue sa guerre. Dans son beau texte, il décrit les lieux et les événements, mais il ne dit rien sur les mutilations volontaires, rien sur les pieds gelés, sur l’horreur des blessures et sur la souffrance des hommes, comme il ne dira rien d’ailleurs, en 1917, sur les mutineries… » (p. 36)

Photographies de la collection personnelle du commandant.

3.   L’analyse

Ces cahiers qui sont des souvenirs reconstitués sont ceux d’un officier d’active et d’un chef ; ils ont la précision d’un rapport d’officier et permettent de suivre les pérégrinations de l’auteur ; rares sont les notations s’écartant de la relation de la mission et de son exécution ; peu d’état d’âme ; peu de descriptions, sauf peut-être, pendant la campagne d’Orient ; fort peu de commentaires ; assurément, ces cahiers témoignent d’un autre point de vue que les carnets d’un Barthas ou du texte d’un Barbusse ; dans ce document, on ne trouve ni déclamations patriotiques, ni dénonciations ; mais de la réserve, de la retenue ; un patriotisme, et une foi aussi qui s’expriment avec simplicité, non dans les mots mais dans la recension des actes et des engagements. Au total, ces cahiers ne nous renseignent pas seulement – un peu – sur la condition d’un officier en campagne. Ils témoignent de la mentalité singulière d’un officier d’active…

1er cahier : Lorraine

22 août 1914 : mise en défense d’une position de repli devant le château de Sandroviller (au loin Dombasle et Rosières-aux-Salines brûlent…).

26 août, bataille de la Mortagne. Attaque en direction du village de Xermaménil.

29 août, traversée de Nancy. Enthousiasme de la population civile (p. 74) ;

8 septembre, bataille du Grand Couronné.

26 septembre, attaque du village de Lahayville ;

Expression du sentiment religieux : 9 septembre 1914 : fait bénir l’ensemble de sa compagnie par un aumônier du 20e corps (p. 76) ; 24 décembre 1914, organisation d’une messe de Noël (p. 86)

Le chef à la manœuvre : en chef avisé, il organise un repli en bon ordre, en plein jour (29 septembre 1914, p. 80) ; 14 décembre, attaque en avant de Flirey. Echec. 18-22 décembre 1914, tranchées dans un charnier (p. 84). La vie dans les tranchées (p. 87-88)

Privilèges de l’officier : les serviteurs (sa « maison ») : le cuisinier, l’ordonnance, et Morette chargé de son cheval  (p. 88)

2e cahier : 1915-1916

Février 1915, de nouveau à Flirey ; description de l’église en ruine et saccagée (p. 91) : « la grande croix du cimetière dont le Christ, coupé en deux, à hauteur de la taille, par un obus, pend lamentablement, accroché encore à la croix par le seul bras qui lui reste… » (p. 91-92)

Relations avec l’ennemi : échanges de mots et de cigarettes, de vin, de tranchée à tranchée (p. 92 et p. 94)

« Un sergent parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous, il ne peut le convaincre. Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé. On le leur dit » (p. 94)

Un prisonnier allemand qui demande grâce, expédié à l’arrière avec un camarade blessé à la jambe (p. 94)

Mars : Toujours le service de tranchée à Flirey en alternance avec le cantonnement à Noviant.

Avril 1915 : bataille de Flirey ; 29 avril-17 juillet 1915 : occupation de tranchées au nord de Seicheprey (bois de Remières) ; annonce aux Allemands, à l’aide d’une planche, de l’entrée en guerre de l’Italie (p. 96-97) ; 17 juillet-19 septembre : congé de repos et de convalescence.

Champagne : Octobre 1915 : secteur de Souain ; des territoriaux, les « pépères » nettoient le champ de bataille (p. 99) ; 10-14 octobre : 2ème bataille de Champagne ; « 400 mètres sud de la Ferme Navarin » ;

Messe dans les ruines de Souain, (p. 101)

30 octobre, relève ; départ pour Toul et Sanzey

Privilèges de l’officier :

24 novembre-4 décembre 1915 : sa femme peut le rejoindre dans un hôtel de Nancy (p. 102).

8 décembre 1915-10 avril 1916 : séjour de 4 mois à Maxey, entre Domrémy et Vaucouleurs (fait défiler son bataillon devant la statue et la maison de Jeanne d’Arc) au cours duquel il parfait l’instruction d’un bataillon du 157e R.I. ; sa femme peut le rejoindre durant cette période (p. 103).

Vosges : 25 mai-28 novembre 1916. Positions à la cote 607, près de Lesseux, rive gauche de la Fave (p. 104-108) ; Une femme de Wissembach, décorée de la Croix de guerre pour son attitude au début de la guerre (p. 107-108)

3e cahier : campagne d’Orient

1er janvier 1917-13 novembre 1917. Voyage en train : Modane, Turin, Gênes, Pise, Rome, jusqu’à Tarente ; et Salonique en bateau ; la croisière (p. 112-113) ; Salonique (p. 114-117): camp de Zeïtenlick (Cf. dans ce dictionnaire la notice de Constantin-Weyer)

24 janvier 1917 : départ pour Koritza (Albanie) ; traversée de la Macédoine, à pieds en compagnie de mulets ; quelques remarques sur la population locale et notamment sur les femmes musulmanes (p. 120) ; nombreuses ruines des guerres balkaniques.

14 février : attaque des hauteurs de Loumlas, du tékké (monastère) de Melkan occupé par les Autrichiens (p. 123); retrait autrichien ; 16 mars 1917 : attaque du « Petit Couronné », secteur de Leskovec, tenu par des forces austro-bulgares ; maintien sur la position conquise jusqu’au 25 mars ; nouvel engagement le 1er avril (p. 133) ; l’extrait suivant permet de se rendre compte de la nature de la description des combats menés : « Ce que je craignais s’est produit. Vers cinq heures, les turcs attaquent très vigoureusement ma compagnie déjà très éprouvée à l’attaque du Couronné. Je la fais renforcer par ma compagnie de réserve. Malgré cela, elle cède un peu de terrain et se replie. Je me porte de ce côté pour examiner la situation et je constate que les turcs occupent quelques éléments de mes tranchées. Après des dispositions prises, je fais contre-attaquer et vers quatorze heures, les Turcs étaient délogés et renvoyés chez eux ou restés sur le terrain ! Leurs pertes furent fortes et surtout dans leur repli… De mon côté, j’ai eu un officier tué, deux blessés et cinquante hommes hors de combat. Le butin laissé par les turcs sur le terrain était nombreux ».

Information par des déserteurs turcs : « C’est cette attaque à laquelle ils ne désiraient pas prendre part qu’ils donnent comme motif de leur désertion. Nous restons alertés pendant une semaine et prêts à recevoir cette attaque. Ces déserteurs se plaignent des mauvais traitements dont ils sont l’objet de la part des cadres boches qui les encadrent. Le moral ne paraît pas bon en face parmi les Turco-Austro-Bulgares et l’entente entre eux non plus… » (p. 134)

Hommages aux morts, avant d’être relevés par des Russes (2-3 août) : messe pour les morts des combats de mars-avril du bataillon ; scellement d’une plaque de cuivre commémorative ; érection d’une croix au cimetière du régiment (p. 135)

Comité de soldats chez les Russes : note 46 (p. 136) : « La relève devait, paraît-il se faire la veille, mais, sur l’avis du comité des soldats, qui existe dans les régiments russes depuis la Révolution, cette relève a été retardée d’un jour. »

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1. Le témoin

Originaire de Lozère, Bernard de Ligonnès est né en 1865. A vingt ans, il embrasse la carrière militaire (comme son frère), et s’engage au 87e RI, où il est nommé caporal, puis sergent. En 1890, il entre comme élève officier à l’école de Saint-Maixent. En 1904, il devient capitaine au 75e RI, basé à Romans. On vante son sérieux et son professionnalisme. Ses supérieurs lui reprochent cependant de manquer d’ardeur et de passion militaire.

Ligonnès est un catholique réactionnaire peu porté sur la République. Avant-guerre, deux incidents témoignent d’une certaine intransigeance sur ses principes : en 1899, à Avignon, il indique publiquement qu’il ne veut plus que les livres de la bibliothèque des officiers soient achetés chez un libraire franc-maçon. Et en 1911, il se heurte à un officier qui reçoit Armée et démocratie. Mais il est désavoué par sa hiérarchie. En 1912, il demande alors un congé de trois ans sans solde, pour, officiellement, s’occuper de ses affaires, en fait parce qu’il ne veut plus servir une armée qui lui apparaît de plus en plus comme « républicaine et anticléricale ». La guerre le tire de sa retraite : il est rappelé en août 1914. Mobilisé à Romans, Ligonnès participe à ses premiers combats en Lorraine. En décembre 1915, le capitaine de Ligonnès passe au 157e RI. Il n’y reste que quelques mois, avant de rejoindre, en mai 1916, comme chef de bataillon, le 227e RI, qui va bientôt se transformer en unité alpine et partir se battre sur le front d’Orient.

Fin 1917, Bernard de Ligonnès, épuisé, est remis à disposition du ministère de la Guerre par le général Sarrail. La guerre, qui l’aura vu combattre en Lorraine, puis dans les Vosges et en Champagne, avant de terminer sa campagne en Orient, est finie pour lui. Après sa permission de convalescence, il est nommé adjoint du commandant du centre de réentraînement de Nolay, près de Beaune. En mai 1919, atteint par la limite d’âge, il est mis en congé illimité. Il a 54 ans, et partage désormais son temps entre son château de Ressouches et une carrière politique. Il est ainsi élu, sur une liste de la droite catholique, adjoint au maire de Chanac, puis conseiller d’arrondissement, avant de devenir maire de sa commune en 1925. Il participe également à la création et à l’animation de la Ligue des hommes catholiques dans le département de la Lozère.

Bernard de Ligonnès meurt en 1936, à l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

Publié en 1998 aux Editions de Paris, sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès. 1914-1917, ce court témoignage (le livre ne contient que 143 pages) est précédé d’une longue présentation rédigée par l’historien et ethnologue Yves Pourcher. Il reprend les trois petits carnets rédigés semble-t-il juste après la guerre par Bernard de Ligonnès, conservés depuis dans une armoire du château familial. Les deux premiers sont intitulés « Mes souvenirs » et couvrent, pour le premier, la période 8 août 1914 – février 1915, pour le second, la période février 1915 – 1er janvier 1917. Avec pour titre « Campagne d’Orient », le troisième carnet couvre lui les mois de janvier à novembre 1917. Il n’y a pas de mention précise des raisons qui ont poussé Ligonnès à rédiger ses souvenirs. Le texte lui-même est une composition, réalisée à partir des notes qu’il a prises durant la guerre.

3. Analyse

Est-ce dû à sa formation? A sa position d’officier? À son caractère? Le témoignage de Bernard de Ligonnès présente, à première vue, un aspect aride. S’il est très précis sur les lieux fréquentés et les dates des différentes actions menées, il n’offre que peu de développements sur la manière dont l’auteur vit sa guerre. Sa perception de l’adversaire, ses rapports avec ses hommes, ses relations avec sa hiérarchie, les liens avec sa femme… tout ceci est présent dans son texte, mais de manière assez fugace, et il faut donc, pour le lecteur, saisir au vol les quelques commentaires plus personnels que Ligonnès s’autorise.

Le premier carnet, qui couvre les six premiers mois de la guerre, est cependant d’une lecture très profitable, pour qui s’intéresse par exemple à la transformation de la nature de la guerre au début du conflit, avec l’installation dans la guerre de tranchées. Le récit des premières attaques en Lorraine témoigne ainsi de deux éléments. D’abord, du professionnalisme de Ligonnès, officier très consciencieux qui cherche à mener jusqu’au bout les attaques qu’on lui demande d’effectuer. Mais sa volonté se heurte à la puissance du feu des armes modernes : «  Pris sous les feux de fusils et de mitrailleuses, le débouché du bois devant lequel se trouve un long glacis, battu et enfilé, ne peut se faire. Nous nous reportons un peu en arrière » (8.09.14, p.75). Ou encore : « Le déploiement se fait. Les bonds se font, mais sont souvent arrêtés par un feu nourri d’artillerie. Les balles et les obus font rage autour de nous. Mes blessés sont nombreux. La progression est lente et difficile. La nuit arrête notre mouvement, nous restons sur nos positions. J’ai 32 hommes ou gradés hors de combat » (28.09.14, p.78-79).  Dès la fin du mois de septembre, c’est l’installation dans les tranchées : « Chacun s’ingénie à se créer un abri et une chambre de repos dans un trou creusé sous le parapet. Pendant la nuit, tout le monde veille. On travaille ferme de la pelle et de la pioche. On pose des réseaux de fil de fer. L’échange de balles et d’obus se fait continuellement! ». « Pendant cette période, c’est l’alternance pendant quatre jours avec le 35e colonial pour l’occupation des mêmes tranchées. C’est énervant cette vie monotone dans ce large et profond fossé. Toujours le même horizon » (p.81). Le rythme d’écriture du carnet témoigne d’ailleurs de cette installation dans le temps monotone et répétitif de la tranchée : de quotidienne, l’écriture devient bimensuelle, voire mensuelle. Ainsi, pour février 1915, Ligonnès note : «  ce mois s’est écoulé de la même façon que le premier ».

Le deuxième carnet (1915-1916) traduit cette installation progressive dans le temps long de la guerre de tranchées. Quand le catholique Ligonnès décrit l’église du village de Flirey, détruite par les Allemands, il reconnaît : « On est tellement habitué à ces ruines et à ces actes de vandalisme que l’on passe indifférent au milieu de tout cela » (février 1915, p.91). Dans la tranchée, les hommes s’ennuient, tuent le temps en discutant, en jouant aux cartes, célèbrent le moment attendu entre tous, celui de l’arrivée du courrier. Ligonnès évoque aussi deux cas de fraternisations dans son secteur. Par exemple, ces échanges amicaux entre deux tranchées : «  On y fait la conversation, on échange vin et tabac, puis des coups de fusil lorsque le vin est bu et le tabac fumé » « Un sergent français parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous : « Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé » (fin février 1915, p.93-94). Il est intéressant de noter que pour Ligonnès et ses hommes, l’installation dans un secteur « calme », comme leur premières tranchées lorraines, est vécue comme une manière acceptable de faire la guerre. Ainsi, entre avril et juillet 1915, ils occupent des tranchées au nord de Seicheprey : « Ce secteur moins agité que celui de Flirey nous semble être un paradis ». En effet : « Les Boches semblent animés d’un grand esprit pacifique, ce qui ne supprime pas cependant l’échange quotidien de balles et d’obus » (p.96). Et lorsqu’en septembre 1915, le régiment doit quitter la Lorraine pour la Champagne, Ligonnès évoque une forte déception. Ainsi, l’officier Ligonnès, catholique et réactionnaire, témoigne à sa façon de ses pratiques du « vivre et laisser-vivre » analysées, entre autres, par les historiens Tony Ashworth ou Rémy Cazals. On peut donc être un professionnel consciencieux et préférer faire « sa » guerre dans un secteur calme, où le risque de mort n’est pas omniprésent, et où des formes nouvelles de règles, tacites, s’installent de part et d’autre des lignes de tranchées.

Le troisième et dernier carnet est peut-être, paradoxalement, le moins riche. De son expédition en Orient, Ligonnès tire essentiellement un récit de voyage. Sans se délier d’une certaine forme d’exotisme, il note en détails tout ce qu’il rencontre d’inédit, les vêtements, les maisons, la nourriture, les pratiques religieuses… Les quelques actions de guerre de montagnes auxquelles il prend part dans le secteur de Leskovec, sur les bords du lac Prespa, sont vite évoquées. La fin de sa campagne, qui l’amène à Monastir, n’est d’ailleurs pas abordée, comme s’il avait fini sa guerre depuis un moment déjà… dès son arrivée en Orient?

Présenté de manière très complète par Yves Pourcher, le témoignage de Bernard de Ligonnès peut donc au final apparaître d’une lecture bien plus riche pour les parties qui concernent le front ouest, que le récit de sa participation à la campagne d’Orient.

Benoist Couliou. Septembre 2008

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