Martin, Albert (1866-1948)

1. Le témoin

Albert Martin, qui avait des grands-parents originaires de Beaurieux (Aisne), était chirurgien à Rouen lors de la déclaration de guerre. A 48 ans, il fut d’abord mobilisé à l’Hôtel Dieu de cette ville, avant de devenir le médecin chef de l’ambulance 9/3, détachée auprès du 1er CA. Il eut comme adjoint Georges Duhamel qui, dans ses livres, fit passer les choses vues à l’ambulance « au miroir de l’art ». Albert Martin quitta l’Avant en avril 1917. Il fut ensuite, en Normandie, un chirurgien actif, créateur de la clinique Saint-Hilaire à Rouen, et un agriculteur moderne, président de diverses institutions.

2. Le témoignage

Pendant la guerre, il écrivait régulièrement à sa femme. Cette correspondance constitue la base du livre Un énergique et enthousiaste ‘Homme de cœur’ rouennais : Albert Martin (1866-1948). Souvenirs d’un chirurgien de la Grande Guerre, présentés par le Docteur Pierre-Albert Martin [son petit-fils], avec une préface de Mme le Professeur Arlette Lafay, et une postface de M. Le Professeur Bernard Tardif, Luneray, Editions Bertout, « La mémoire normande », 1996, 239 p., illustrations. La correspondance originale y occupe les p. 19 à 168, suivie d’un « Rapport d’Albert Martin sur le fonctionnement intensif de l’ambulance 9/3 sous Verdun », p. 201-230. Quelques documents, parmi lesquels des lettres de ou à Georges Duhamel, complètent l’ouvrage.

3. Analyse

– S’il y eut des médecins culpabilisés de ne pas participer aux combats, et d’autres « accrochés à l’arrière », beaucoup, comme Albert Martin [et Prosper Viguier, voir cette notice] étaient fiers de servir comme médecins, malgré le sentiment d’impuissance devant les problèmes insolubles. Albert Martin savait qu’il devait effectuer une « chirurgie de guerre brutale », « ingrate, décevante et pénible » (p. 92). Au début de la guerre, il en rendait responsable « l’ignoble Kaiser », pour qui il se sentait pris d’une « haine féroce », ainsi que pour « la majorité de la race allemande qui le suit, qui s’imagine être d’essence supérieure, faite pour dominer et domestiquer le reste du monde » (p. 53). Quoi qu’il en soit, les Allemands seront soignés comme les Français. L’un d’eux, Théodore, s’est fait des amis français à l’ambulance, anciens ennemis qu’il appelle « Camarades » et qui le considèrent comme tel (p. 146). Il rend tellement de services que, quoique guéri, le médecin chef tient à le garder.

– Les rythmes du travail sont très irréguliers. « Ou bien c’est le désœuvrement ou bien c’est le surmenage ! Il n’y a pas de milieu ; il est de fait qu’il ne peut guère en être différemment. C’est la même chose pour le combattant » (p. 109). Dans les phases de surmenage : « Ce qui est terriblement pénible c’est l’esprit de décision qu’il faut toujours tenir en éveil ; sacrifier un membre, souvent deux, quelquefois trois pour sauver une existence, c’est une situation qui rend soucieux ceux à qui en incombe le devoir » (p. 167).

– La phase la plus difficile fut celle de Verdun, du 28 février au 8 avril 1916. En trois semaines, l’ambulance pratiqua plus de mille opérations graves. Le rapport sur Verdun donne des précisions sur les armes ayant causé les blessures (sur 1045 blessés, 1004 par éclats d’obus et 41 par balles), sur les types d’opérations, la mortalité, l’importance du travail en équipe et de la qualité des installations [comme Prosper Viguier, Albert Martin a un sens poussé de l’organisation]. Il montre comment le casque limite les dégâts, comment il faudrait réduire le temps de transfert des blessés vers les ambulances. Il critique les modes et la recherche du sensationnel en installant des postes chirurgicaux dans les lignes ou en cherchant la guérison extraordinaire. Il indique aussi le temps nécessaire pour creuser les tombes et confectionner les cercueils (p. 225).

– Diverses remarques :

. Une accalmie sur le front : « On croirait vraiment que, par une sorte de convention tacite, les artilleurs se taisent. Ils semblent dire : si tu ne tires pas, je ne tirerai pas non plus » (p. 62).

. Un suspect de mutilation volontaire passant en conseil de guerre (p. 70). On n’a pas de certitude ; il ne faut pas risquer de faire condamner un innocent.

. Un blessé français survivant après avoir été attaqué par surprise, au couteau, par trois Allemands. Lardé sur tout le corps, il n’est pas mort (p. 74).

. L’ordre de mettre à l’abri à l’ambulance les pères de famille nombreuse (p. 120). Mais il reste beaucoup de curés : 8, le 1er septembre 1916 ; 11, le 27 novembre. « Je trouve, écrit Albert Martin, que onze curés sur trente-huit hommes, c’est tout de même exagéré » (p. 138).

. Sur la fin, le chirurgien se montre sensible à l’existence du bourrage de crâne, côté allemand par La Gazette des Ardennes (p. 144), côté français par Le Petit Parisien, par exemple (p. 143).

. En janvier 1917, sept à huit blessés sur dix sont cultivateurs (p. 147).

. Quelques jours plus tard (p. 149), il note que dire qu’il faut se battre jusqu’au bout pour que la génération suivante ne connaisse pas la guerre, « c’est le raisonnement qu’on fait pour se donner du cœur et pour tenir ».

Rémy Cazals, juillet 2008

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Piquemal, Marius (1894-1915)

1. Le témoin

Marius Clément Piquemal est né le 11 mars 1894 à Serres, canton de Foix (Ariège) dans une famille d’agriculteurs. Entré à l’Ecole normale d’instituteurs de Foix, il en sort pour faire ses classes au 14e RI, puis il passe au 106e bataillon de chasseurs à pied, section de mitrailleuses. Il est caporal, chef de pièce. Il arrive sur le front en mai 1915. Il est tué le 29 juillet dans les Vosges, à Linekopf. Il avait obtenu depuis peu le grade de sergent.

2. Le témoignage

Il s’agit d’abord de deux petits carnets de format 14×8,5 et 12×8,5 portant en sous-titre : « Ce que je voudrais redire et raconter ». Les dernières lignes sont du 28 juillet 1915, veille de sa mort. La famille a également récupéré et conservé quelques lettres de lui-même, ou à lui adressées par sa fiancée Marie et par quelques amis. Louis Claeys en a donné de larges extraits, placés dans l’ordre chronologique, dans le Bulletin de la Société ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts, 1996, p. 21-65, avec un portrait de Marius Piquemal (quelques rares problèmes de transcription).

3. Analyse

– Le corpus s’ouvre sur une intéressante lettre du 5 janvier 1915 de son ami Jean Maury, déjà sur le front au 14e RI : « Il faut que j’abandonne papier et crayon pour former la carapace car les Boches nous arrosent d’une pluie de bombes et d’obus qui nous éclatent tout autour… La grande rafale passée, je me remets à l’écriture. Quelques obus tombent encore à droite et à gauche mais maintenant l’on est habitués et l’on ne se dérange pas pour si peu. […] Figure-toi ma position dans un coin de tranchée, au-dessus de ma tête les créneaux dans lesquels sont placés les fusils. Ma tenue, je ne puis te la décrire, pleine de boue jusque sur la tête, un passe-montagne me couvre la tête et le cou, ta lettre que je suis en train d’écrire tenue de la main gauche et appuyée sur le genou droit, le crayon à la main, et tout un tas de fourbi à droite et à gauche, c’est rigolo à voir. » A ce moment, Marius Piquemal est encore en train de faire ses classes dans la région toulousaine.

– En avril, il passe quelques jours au camp d’Avord (Cher) où « tout est boue ». Il semble avoir déjà compris que prendre du galon comporterait des risques, et que tout séjour loin du front est bon à prendre : « Mon amour-propre sait se taire devant une gâche indiscutable. »

– Il décrit les paysages traversés pour aller vers le front, les campagnes, les usines de la région du Creusot ; il signale les rivières qu’il ne connaissait jusque là que par ses croquis de géographie. Il envoie des cartes postales à ses professeurs afin qu’ils les utilisent dans leur enseignement. Il lit des ouvrages sérieux, la plume à la main pour prendre des notes. Mais parfois il s’abrutit de bière et de parties de manille. Une grande part du témoignage évoque des marches, souvent sous la pluie, la vie au cantonnement, les concerts militaires. Il voit des coins merveilleux et souhaite pouvoir y revenir après la guerre avec sa fiancée.

– En Lorraine, le 20 avril 1915 (p. 30), le curé de Sion dans son sermon « fait naître le courage dans les cœurs en criant la haine des Boches ». Le lendemain, même thème dans la causerie d’un lieutenant : « Il nous a aussi inculqué la haine du Boche et l’idée d’une lutte terrible et cruelle d’extermination des Barbares. » Et quelques jours plus tard : « Je lis de temps en temps les journaux et je réfléchis. La confiance en notre force me gagne de plus en plus. » Autre argument : « Puisque l’on nous retient ainsi durant des semaines loin du front, c’est que l’on n’a pas besoin de nous. » Ce qui lui convient parfaitement. Il remarque que, s’il s’était porté volontaire pour les Dardanelles comme il en avait eu l’intention, il serait à présent (30 avril) sous les canons turcs : « J’ai été infiniment bien servi par les circonstances en venant à ce bataillon de chasseurs, retardant ainsi l’heure de la lutte. »

– Pourtant les chasseurs ont un esprit particulier. Un lieutenant qui n’aime pas les fantassins lui cause quelques ennuis (p. 34). Il y a aussi une différence avec les Alpins. Ceux-ci, dit-on, ne font jamais de prisonniers, ils tuent tous les Boches. Résultat, ces derniers résistent jusqu’au bout. Tandis que l’infanterie fait quantité de prisonniers. Alors on envoie des régiments d’infanterie remplacer les Alpins (p. 50)…

– Première relève aux tranchées le 19 mai 1915. Nuit tumultueuse dont il essaie de rendre les bruits (p. 39).

– Le 25 mai, son sac a disparu, avec tout ce qu’il contenait des envois de ses parents, « ce sac minutieusement rempli, ce sac enfin qui m’apportait un peu de confortable en campagne ».

– Le 11 juin, un de ses amis, Léonard Mandrou, du 14e RI, lui écrit qu’il est heureux de voir que Marius n’a pas été trop émotionné par les premières visites au front, et il ajoute : « les gens de la Barguillère, ça tremblote pas aux premiers coups de canon. On est du granit ou on ne l’est pas ! » Mais le 5 juillet, Marius avoue sur son carnet : « Toute la matinée a été remplie de réflexions au sujet de ma frousse. Pour la première fois j’ai eu la frousse et j’ai été en colère contre moi et je le suis encore. J’ai eu la frousse pour une bombe d’aéro qui a éclaté à plus de 400 m. » Peur provoquée par la surprise ? « C’est plus effrayant que l’obus car au bruit d’ébranlement de l’air s’ajoute le frou-frou d’une sorte de flamme qui descendrait des nues. »

– Le 19 juillet, préparatifs d’attaque, secteur du Linge dans les Vosges. Elle a lieu le 22. Ce sont des visions épouvantables : « Des corps coupés en deux, des viandes sanguinolentes, un foie hors d’un corps, des cadavres. Horreur ! Horreur ! Le blessé avec la mâchoire emportée se fraie un passage et laisse l’empreinte de sa main teinte de sang sur tous les chasseurs qu’il dépasse… » Marius est complètement démoralisé. Une bonne nuit de sommeil et deux journées calmes rétablissent le moral, mais il faut y revenir. Le souhait de la fine blessure, qui était déjà apparu dans diverses lettres de sa fiancée et de ses copains, est cette fois clairement affiché : « Ah ! je voudrais que bientôt on nous relève, que bientôt on soit en route pour des pays plus hospitaliers. Je voudrais, oh ! je voudrais une blessure heureuse qui me ferait quitter ce sol… » Le jour précédant sa mort, il compare les combattants à des « mannequins vivants, moins heureux que les jouets enfantins qui eux n’ont pas le malheur de souffrir ». Il faut marcher cependant, sous la pluie, s’enfonçant dans la boue, marchant sur des cadavres. « Guerre bête, guerre stupide, guerre de fous, finiras-tu ? finiras-tu ? »

4. Autres informations

Site Mémoire des Hommes.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Roux, Franck (1893-1964)

1. Le témoin

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Franck Roux est né à Brignon (Gard) le 25 septembre 1893. Il y exerce la profession d’agriculteur (son livret militaire précise « propriétaire »). Mobilisé à la 11e compagnie du 52e R.I. de Montélimar (14e corps d’armée, 27e division, 54e brigade), il fait une courte campagne et est fait prisonnier dans les Vosges en septembre 1914. Il passera quatre années de captivité en Allemagne dans deux fermes de la région de Stuttgart. Il se marie en décembre 1919 et naîtront de cette union quatre enfants. Il décède le 10 avril 1964.

2. Le témoignage

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Franck Roux, Ma campagne d’Alsace-Lorraine. 1914. (Les sapins rouges). Nîmes, Lacour-Redividia, 1997, 47 pages, non illustré, portrait en frontispice.

Sous le nom d’auteur de l’ouvrage est ajouté « Agriculteur Gardois ». Le texte a été mis en forme et présenté en octobre 1993 par Robert Roux, son fils qui signe un épilogue en octobre 1996 sur la base d’un texte « recopié » en captivité. L’ensemble du texte, très sommaire (38 pages), s’étale du 1er août au 8 septembre 1914. Robert Roux indique le 11 octobre 1997 avoir souhaité rééditer le carnet de guerre de son père, un petit calepin noir de format 14×9 cm, par « devoir de mémoire« .

3. Analyse

Franck Roux est soldat au 52e R.I. de Montélimar quand la guerre le transporte vers Rambervillers où il arrive le 7 août 1914. Le 13, il franchit la frontière où il est placé en réserve des combats qui se déroulent en avant du col du Bonhomme, là où l’auteur va connaître son baptême du feu, le 15. C’est alors l’avance et les combats en Alsace, à Steige ou au col de Saales, avant l’ordre de repli sur le col de Prayé le 21 août à 23 heures. Le bataillon de Roux garde le col dans des retranchements les deux jours suivants avant de se replier une nouvelle fois par Senones et Moyenmoutier au cours de la nuit du 23 au 24. Ce dernier jour, le 52e combat pour reprendre Saint-Blaise « après une vive résistance » et avant l’attaque des bois de la forêt du Grand Fays pendant deux journées terribles où quatre assauts à la baïonnette rendent exsangues les compagnies qui y ont pris part, laissant à celle de Roux, la 11e, 80 survivants sur 250. Après un ultime assaut manqué pour la reprise de Saint-Blaise le 27, c’est à nouveau le reflux vers l’ouest, par Etival, Saint-Michel-sur-Meurthe, La Salle puis La Bourgonce. Entre le 29 août et le 3 septembre, les 52e, 75e, 140e R.I. et le 11e B.C.A. multiplient les attaques sur Saint-Remy qui restera finalement aux mains des Allemands pendant que les Français refluent vers La Salle. Le 4, les engagements reprennent dans ce village avec plus d’acharnement encore quand vers 18 heures, 120 défenseurs, dont le narrateur, sont faits prisonniers après une défense acharnée du village. Dès lors, c’est la lente évacuation vers l’Allemagne par Etival, Raon-l’Étape, avant Strasbourg et le camps de Stuttgart où il arrive le 7 septembre 1914. C’est là qu’ont été recopiées les pages du carnet du soldat Roux.

D’une typographie souvent médiocre, il manque à ce carnet édité à minima par les soins du fils de l’auteur, les précisions utiles à l’Historien. En effet, même si aucune date n’est omise entre le 1er août et le 8 septembre 1914, on regrette la brièveté des évènements retracés, trop souvent représentés par des descriptions imprécises d’avances et de reculs successifs et dont le flou est accru par l’absence regrettable d’une topographie détaillée, non corrigée par le présentateur, comme Albertvillers pour Rambervillers (page 10) ou par une imprécision géographique du style « un bois » et « une ferme à côté d’un bois » (page 22). Même si l’on peut suivre l’auteur dans les grandes lignes de son déplacement, la description des combats est superficielle. C’est lors des combats de Saint-Blaise que le flou tend à perdre le lecteur qui, pour peu qu’il connaisse la topographie, ne se retrouve pas dans les phrases : « On progresse en avant du village, traversant une grande prairie. (…) On arrive aux premières maisons du village !  » (pages 22-23). « Une pluie d’obus » s’abat dans le cimetière de Saint-Blaise (page 24). La prairie de Saint-Blaise est « labourée par les obus » (page 26). L’attaque du massif du Fays (supposée plus que révélée uniquement par « la crête du bois » (page 24) est réalisée avec le 252e de réserve (localisée le lendemain à Taintrux par ailleurs) (page 25) et dont on n’entend plus parler le 29 août où les unités réelles sont mentionnées (page 29), etc. On ne trouve pas toutefois les clichés habituels de la littérature de bourrage de crâne. En cela, même s’il reflète une certaine fidélité dans la réalité des évènements vécus, simplement décrits par leur auteur, le carnet de Roux est un témoignage étique. On notera une préface et un épilogue un peu simplistes, n’apprenant rien de plus au lecteur sur le parcours ou le vécu de l’auteur.

4. Autres informations

L’ouvrage est à rapprocher de Delabeye, B. (Lt) Avant la Ligne Maginot. Admirable résistance de la 1ère armée à la frontière des Vosges. Héroïque sacrifice de l’infanterie française. Causse, Graille & Castelnau (Montpellier), 1939, 278 pages, qui fournit les déplacements et des caractéristiques similaires dans la description du 140e R.I., régiment frère du 52e en août et septembre 1914.

Yann Prouillet, juillet 2008

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Laporte, Henri (1895-1982)

1. Le témoin.

Henri Laporte est né à Étréaupont (Aisne) en 1895. Reçu au concours d’entrée des Arts et métiers, il intègre finalement avant guerre l’administration des chemins de fer. Témoins de la retraite en août 1914 alors qu’il habite avec sa famille à Hirson (Aisne, à quelques kilomètres de la frontière belge), il reçoit son ordre d’appel à Montreuil sous bois où il est réfugié avec sa mère et ses deux sœurs le 27 novembre 1914. Après plusieurs mois d’instructions au dépôt du 151e RI à Quimper (stationné en temps de paix à Verdun), Henri Laporte part volontaire pour le front le 10 avril 1915. Deux fois évacué, une première fois en 1915, puis en 1916 après une blessure par obus, il termine la guerre au dépôt à l’arrière, inapte au service armé.

2. Le témoignage

Publié en 1998 (Laporte Henri, Journal d’un poilu, Paris, Mille et Une Nuits, 135 p.), l’ouvrage ne reprend que des extraits du journal de guerre d’Henri Laporte dont on peut consulter les originaux auprès de l’Association pour l’autobiographie (APA, 015000 Ambérieu-en-Bugey). Du point de vue de la forme du témoignage, à plusieurs reprises, l’auteur évoque ses « souvenirs » mais qu’il appuie dans une première partie sur un carnet de route tenu pendant le conflit (jusqu’au chapitre VIII, p. 92). La deuxième partie n’est écrite qu’à partie « de souvenirs lointains, basés sur quelques notes prises au hasard, sans beaucoup de détails » (p. 92). L’auteur semble avoir arrêté son carnet après son passage, difficile, dans la fournaise de Verdun. L’ensemble du récit couvre une période s’étalant de la fin août 1914 à janvier 1919 au moment de la démobilisation de l’auteur. Henri Laporte décrit dans son récit avec minutie à la fois la variété des combats auxquels il a participé, et la découverte du feu de l’artillerie qui anéantit les hommes sans que ceux-ci ne puissent en maîtriser la puissance. D’abord en Argonne, il découvre le front dans le secteur de La Harazée, précisément dans le ravin de Blanloeil. Il participe alors à plusieurs combats très meurtriers dans une partie du front alors active (voir attaque allemande et résistance du 1er juillet 1915 décrites avec beaucoup de détails, p. 56-58). En juillet 1915, il est une première fois évacué du front pour une fièvre typhoïde et après plusieurs séjours dans les hôpitaux de la zone des armées et de l’arrière (Tarascon), il reprend le chemin du dépôt en septembre. Comme Henri Despeyrières (caporal fourrier), Laporte devient très rapidement agent de liaison dans la compagnie de mitrailleuse de son régiment. Après un séjour « monotone », marqué par le froid et l’humidité en Champagne, entre Suippes et Tahure fin 1915, le régiment d’Henri Laporte se porte par une marche forcée de trois jours sur le front de Verdun dès le 25 février 1916. Les pages consacrées à cette période couvrent une partie importante du témoignage publié, dans lesquelles s’étalent l’horreur des combats, entre la fureur du bruit et la puissance des obus, et le « massacre » des hommes tirés à vue par les mitrailleuses. Mis au repos plus au sud toujours en Lorraine, le combattant Laporte est gravement blessé dans la Somme. Evacué sur l’arrière, il se voit définitivement classé « inapte aux armées » à Quimper en août 1917. La guerre pour lui se terminera entre dessin et formation musicale dispensée aux blessés et aux jeunes recrues avant leur départ au front.

3. Analyse.

Le récit d’Henri Laporte permet en premier lieu de suivre l’intégration progressive de la jeune recrue dans son uniforme de soldat, puis dans la guerre elle-même. D’« amateur », le civil, encore vêtu du costume de ville au dépôt, devient après le « baptême du feu », un vrai « poilu ». Ainsi, la guerre se découvre peu à peu, de l’arrivée dans la zone des armées à celle en première ligne. Très vite, elle impose une réalité qui ne correspondait pas à ce qu’en attendait le jeune homme. Devant le spectacle des corps mutilés de ses camarades, Henri écrit après quelques jours dans les tranchées, « quelle horreur, la guerre » (p. 45). Les lettres reçues de sa mère l’aide sans aucun doute à tenir, tout comme la participation aux cérémonies religieuses lorsqu’il le peut (p. 42). Si l’on retrouve certains thèmes connus (duels d’artillerie qui ravagent les unités, conditions de vie des fantassins au front, mouvements de troupes), ce témoignage met en lumière la grande variété des secteurs rencontrés (secteur où parfois une entente tacite permet de limiter la violence – p.95) et le cycle irrégulier de violence/repos. L’auteur regrette ainsi l’Argonne (pourtant secteur actif mais où la guerre vécue correspond à la représentation de l’auteur) lorsque son régiment se porte en Champagne où l’artillerie écrase les hommes. Verdun reste la grande épreuve, tant du point de vue de la violence subie, que de celle mise en œuvre contre un ennemi qui n’est dans son récit jamais rabaissé.

Henri Laporte évoque avec force le rapprochement entre les hommes provoqué par la guerre : certains camarades deviennent des compagnons, parfois des amis avec lesquels la complicité partagée permet d’atténuer la pesanteur de la vie militaire et guerrière. Parti seulement soldat, Laporte devient combattant, puis « poilu », le bleu s’efface pour devenir vis-à-vis des autres « l’ancien », alors que peu de camarades partis avec lui ont survécu. Riche de plusieurs mois dans les tranchées, il est porteur d’une expérience partagée ensuite avec les nouveaux arrivants. Cette camaraderie de tranchée s’étend au-delà du champ de bataille, puisque Henri trouve lors de sa convalescence une place dans une entreprise parisienne grâce à l’un de ses camarades de combat.

Ainsi, sans être forcément d’une grande originalité, ce témoignage offre néanmoins quelques informations supplémentaires pour la compréhension de l’impact de la guerre sur les hommes qui la firent.

Alexandre Lafon, juillet 2008.

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Lacombe de La Tour, Bon (1889-1940)

1) Le témoin

Né le 19 novembre 1889 à Paris (18e arrondissement). Père : Alphonse Eugène Elie Lacombe de la Tour, militaire de carrière ; chef d’escadron de hussards puis commandant de l’Ecole de Guerre puis commandement d’une division de cavalerie pendant la Grande Guerre. Gouverneur militaire de la province de Luxembourg après la guerre. Mère : Marie-Madeleine Martelet.

Différentes affectations dues à son statut de militaire de carrière. 21 septembre 1910, 2e classe au 21e Régiment de Chasseurs à cheval. Brigadier puis maréchal des logis en 1911. Entre à Saint-Cyr le 12 décembre 1911. Sous-lieutenant le 10 juillet 1913. Affecté au 3e Chasseur à cheval. A la déclaration de guerre, appartient au 4e Chasseur à cheval. Nommé lieutenant le 1er octobre 1914.

Appartient au 10e BCP durant la guerre. Le corps franc est constitué d’éléments hétérogènes provenant du Centre d’instruction divisionnaire et de différentes unités constituant la 170e D.I. (3e et 10e B.C.P., 17e et 116e R.I.). L’auteur mentionne des « chasseurs », des « cavaliers » et même des territoriaux lorsqu’il est chargé d’occuper et diriger le centre de résistance de la Renière (le front est tenu de façon discontinue grâce à ces multiples C.R. du côté français comme du côté allemand). Pour une opération particulière, le corps franc peut être renforcé par des pelotons d’élite d’autres unités (voir, par exemple, p 20) ou des unités ayant des compétences particulières (sapeurs du Génie pour destruction des réseaux, p 21).

Nommé capitaine le 26 juillet 1918.Marié le 17 décembre 1934 à Cécile Ker-Saint-Gilly. Campagne en Syrie et au Levant. Affecté au 1er Régiment de Spahi Marocain puis au 21e Spahi en 1921. En 1932, est nommé chef d’escadron au 6e Régiment de Spahis algériens. Rentre en France en 1939, prend le commandement d’un groupe de légionnaires volontaires du 1er Régiment Etranger de Cavalerie. Mortellement frappé au combat le 9 juin 1940 dans le bois de Noroy (Oise).

2) Le témoignage

La Vosgienne 1917-1918. Une compagnie franche dans la Grande Guerre. Souvenirs du lieutenant-colonel Bon De la Tour, Société philomatique vosgienne (collection « Temps de Guerre »), 2000, 104 p.

Présentation et préface : Jean-Claude Fombaron et Yann Prouillet.

3 cartes, photos, 3 annexes.

3) Analyse

Décembre 1917 – janvier 1918 : patrouilles spatialement très restreintes dans le secteur de la ferme de la Planée (ouest de la forêt communale de Celles-sur-Plaine) puis, dans un premier temps, prudentes patrouilles aux lisières du « bois Neutre ». Occupe et dirige parallèlement le centre de résistance dit de la Renière (avec P.C « au château d’eau »). L’exploration du bois Neutre est faite lors d’ « une vaste opération » sans aller jusqu’au lignes allemandes.Cantonne au village de Nompatelize (lieu qu’il connaît déjà pour y avoir combattu en 1914).

Février 1918 : patrouilles dans le secteur de Launois et du Ban-de-Sapt.

Mars 1918 : à partir du 1er, préparation d’un coup de main d’envergure dans le secteur de Saint-Jean-d’Ormont. Répétitions et entraînements dans le secteur de Nompatelize. L’opération prévue pour la nuit du 8 au 9 est finalement déclenchée puis annulée face aux difficultés techniques. L’auteur part vers le Moulin de Frabois pour continuer la préparation du coup de main qui a échoué. Le projet de coup de main est reprogrammé pour la nuit du 12 au 13. Les choses ne se passent pas comme à l’entraînement et on ne parvient pas à mettre en place les charges allongées avant le déclenchement des tirs de l’artillerie.

21 au 31 mars : région de la Faite, cote 604, pour la préparation d’un autre coup de main visant à faire des prisonniers. L’opération qui échoue dans la nuit du 31 au 1er est remontée la nuit suivante et réussit.

Avril 1918 : du 7 au 15 avril, préparation d’un coup de main sur le bois de Laitre (Ban-de-Sapt). L’opération initialement prévue pour la nuit du 15 au 16 est abandonnée du fait d’un orage. L’opération est accomplie le 15, de jour, à la faveur d’un brouillard. Entre temps, Bon de La Tour a modifié ses plans et obtenu l’aval du général Rondeau.

Nuit du 15 au 16 : constatant que l’unité allemande qui est face à lui n’a pas encore opéré de patrouille, il préfère tendre une embuscade à cette éventuelle patrouille (secteur Saint Jean d’Ormont – Vercoste). Une patrouille allemande sort de la tranchée de la Sane par le point 53-36 mais échappe à l’embuscade française qui n’a pas su respecter les plans initiaux. Le coup de main est reprogrammé pour le 17 au soir dans le même secteur, avec soutien d’artillerie. Il réussit et permet de ramener 3 prisonniers.

19 avril : La Vosgienne doit épauler un autre corps franc sur le secteur de la Chapelotte mais la 170e D.I. est avisée qu’elle doit changer de secteur. L’opération est annulée.

Mai 1918 : déplacement de la 170e D.I. dans la région d’Epinal puis transport jusque dans la région de Senlis (Fleurines). Le corps franc est entraîné comme troupe de choc en vue d’une offensive ou contre offensive.

Septembre 1918 : mention de la dissolution de « la Vosgienne ».

Les souvenirs du lieutenant colonel Bon de La Tour constituent un témoignage d’une belle tenue et d’une grande précision chronologique pour appréhender le fonctionnement d’une compagnie franche dans les Vosges en 1917-18. Le premier mérite de ce témoignage est sans doute de montrer combien il est délicat et complexe de monter un coup de main afin de ramener des prisonniers. Pénétrer dans les lignes adverses défendues par des réseaux atteignant par endroit plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur et gardés par des petits postes n’est pas chose simple. Parvenir à capturer des prisonniers qui ont reçu l’ordre de se replier en cas d’attaque, dans des lignes très faiblement occupées l’est encore moins. Les objectifs des premières patrouilles sont donc modestes mais permettent à la troupe et à son commandement de s’aguerrir. Pour un type d’opération plus ambitieuse, une préparation minutieuse s’impose. Les membres du corps franc passent bien plus de temps à observer les habitudes de l’ennemi, préparer et répéter l’opération qu’à l’accomplir. Ils se construisent patiemment un savoir-faire technique : analyse du renseignement pris au contact de l’ennemi, neutralisation des réseaux et coordination de l’action avec l’artillerie.

Le second mérite de ce témoignage est de montrer que l’échec est un paramètre incontournable de ce genre d’entreprise : l’action respecte rarement les scénarios répétés au cours des entraînements. L’imprévu fait partie intégrante de l’opération et menace sans cesse ses chances de réussite. Les échecs sont au cœur de ce témoignage. C’est l’analyse de leurs causes qui permet d’améliorer la préparation de l’opération suivante.Loin des clichés littéraires (Capitaine Conan de Vercel), Bon de la Tour montre aussi que les corps francs ne sont pas exclusivement constitués de soldats d’élite et que les défaillances de certains soldats ne sont pas si exceptionnelles que cela. La compagnie franche ne s’aguerrit qu’avec le temps et chaque échec permet d’en éliminer les maillons les plus faibles. Et même lorsque le corps franc ne sera plus constitué que d’éléments triés, notre témoin montre qu’il tolère chez ses hommes une défaillance ponctuelle. Tolérance d’autant plus naturelle que l’auteur de ces souvenirs sait également objectivement mesurer les siennes (cf. p 62).

Soulignons enfin combien l’existence de ces compagnies atypiques est précaire : leur longévité au sein d’une division est souvent liée à leur capacité à réussir les difficiles missions qui leur sont confiées.

J.F. Jagielski, juin 2008

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Muzart, Georges (1869-1961)

1. Le témoin

Né le 11 mars 1869 à Fismes (Marne). Géomètre-expert de formation (fonction qu’il remplira jusqu’en 1927). Service militaire au 3e Génie d’Arras. S’installe à Soissons en 1898. Elu conseiller municipal de cette ville en avril 1912. Mobilisé du 2 au 31 août 1914 comme G.V.C. puis de décembre 1916 à février 1917 (rappel de la classe 1889). Maire de Soissons en 1915 par délégation préfectorale jusque fin 1916. Conseiller d’arrondissement à partir de 1919 (radical-socialiste). Reçoit la Légion d’Honneur pour son comportement durant la Grande Guerre (décret publié au J.O. du 10 janvier 1921). Premier adjoint au maire en 1925. Occupe différentes fonctions durant l’entre deux guerres : président de la chambre des géomètres experts de l’Aisne, président du syndicat agricole de petite et moyenne culture, président de la société coopérative de reconstruction. Suite au décès du maire de Soissons, Fernand Marquigny, prend la succession de celui-ci en 1942. Se retire de la vie publique après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Décédé le 1er août 1961.

2. Le témoignage

La première version publiée de ce témoignage l’a été dans le journal La Dépêche de l’Aisne.

La première version éditée de ce témoignage s’intitule Soissons pendant la guerre, Editions Soissonnais 14-18, 1998, 261 p., ISBN 2-9508870-2-3 (préface de Denis Rolland et Jean-Luc Pamart, illustrations photographiques). Cette édition comprend deux annexes qui ne font pas partie du témoignage de Muzart : « Visite de Georges Clemenceau en 1919 » (p 241-249) et « Visite de Raymond Poincaré, le 12 février 1920 et remise de la Croix de la Légion d’Honneur à la ville » (pp 249-260). L’édition de 1998 ne respecte pas la version présentée dans la presse : elle ne traite que de la période allant de 1914 à 1925 alors que le manuscrit (conservé par la famille) couvre la période allant jusqu’en 1944 ; un redécoupage en chapitres a été établi, découpage que nous reprenons dans l’analyse de ce témoignage. Les préfaciers indiquent la suppression de « rares passages » tout en précisant que « la forme, malgré certaines lourdeurs, n’a pas été modifiée. » (voir préface p 5)

Notons enfin que ce témoignage cite régulièrement le contenu de certains documents officiels (affiches, délibérations, comptes-rendus de conseil municipaux, etc…) et rapporte le contenu d’autres témoignages de civils et militaires (oraux ou écrits) qui ont été confiés sans doute tardivement à l’auteur (pp 55-56, 78-80, 109-118 par exemple). Il se veut également un témoignage visant « à rétablir la vérité historique » (p 122), notamment lorsque les propos du témoin ou des témoins cités contredisent les versions officielles défendues par les militaires (affaire de Crouy).

3. Analyse

L’intérêt de ce témoignage de semi-civil (quittant assez rapidement son affectation de G.V.C) repose sur deux aspects qui nous paraissent essentiels : la durée sur laquelle porte ce témoignage (des prémices de la guerre jusqu’en 1919) et la place qu’occupe ce témoin dans une ville de province où la quasi totalité des édiles abandonnent la ville face à la menace ennemie ou aux conditions de vie extrêmement délicates puisque Soissons, jusqu’en 1917, est une ville qui se trouve en première ligne.

Prémices et occupation allemande (p 6-57)

La relation de la période qui précède l’occupation de la ville par les Allemands est particulièrement riche. On y voit l’entrée en guerre d’une petite ville de province qui se trouve sur la route de Paris. La description de cette période abonde en notations relatant la mobilisation et le départ de la garnison locale (67e R.I.), les premières mesures prises par les autorités municipales face à la menace de guerre (comité de secours), l’attitude des Soissonnais en cette période de tension (brèves manifestations patriotiques et ambiance d’union sacrée, montée de l’angoisse face à l’absence de nouvelles et à l’afflux de réfugiés colportant les premières rumeurs d’atrocités allemandes, rapide apparition de l’espionnite) et la première prise de contact avec les réalités de la guerre (trains de blessés, mise en place d’ambulances, mobilisation des services hospitaliers, premières inhumations).

Avec l’arrivée des Allemands, le témoignage se précise encore : abandon de la ville par les troupes franco-anglaises, disparition des édiles locales à de rares exceptions près, peur et violence des troupes allemandes envers les civils (boucliers humains, pillages, viols, menaces de brûler la ville, exécutions sommaires, prise d’otages). Muzart fait alors partie des rares élus qui sont demeurés en ville et qui décident, par la force des choses, de devenir les interlocuteurs de l’armée d’occupation. Les Allemands se servent (vins, vivres) ou ont recours aux réquisitions que l’auteur doit essayer de satisfaire au mieux sans toutefois aller trop loin et devenir ainsi complice de l’ennemi. La position est délicate et ce, d’autant plus, qu’il faut remettre en état de fonctionnement les commerces ou les industries de première nécessité (boulangeries, moulins) pour nourrir la population civile qui est restée dans la ville ainsi que les réfugiés (populations venant de Belgique et du Nord, Verdunois). Bénéficiant d’un laisser-passer lui permettant d’aller réquisitionner la campagne, Muzart décrit également les violences que subissent les fermes aux alentours de Soissons.

L’apparition de convois allemands se dirigeant vers le nord, bientôt suivis de soldats, laisse entendre aux habitant de la ville que la situation évolue. Le reflux des troupes allemandes s’accompagne d’un renforcement des pillages. Les nouvelles réquisitions ne pouvant être satisfaites, l’autorité allemande se raidit et menace d’emmener le témoin pour en faire un prisonnier. Ce dernier est alors contraint à la fuite.

Après la Marne (pp 59-108)

Les Français entrent dans la ville le 13 septembre. Les Allemands font sauter l’ensemble des ponts qui permettent le franchissement de l’Aisne. Un groupe de sapeurs allemands, victime d’une panne de camion, est fusillé sommairement. Ces destructions bloquent l’avance des poursuivants et les contraignent à construire des ponts provisoires au moment où les Allemands s’installent sur les hauteurs septentrionales qui dominent la ville. Soissons connaît alors une première vague de bombardements intenses, obligeant les populations civiles à s’installer durablement dans les caves des habitations. La position des troupes françaises demeure inconfortable. Dominées par un ennemi qui a décidé de s’installer durablement en creusant les premières tranchées, éprouvées par les récents combats de la Marne, elles ne parviennent pas à déloger les Allemands des hauteurs de Pasly et Cuffies. L’état-major de la 45e D.I. (général Arrivez) s’installe à l’hôtel de ville qui est copieusement arrosé d’obus. C’est à cette époque que se répandent les premières et tenaces rumeurs d’espionnite comportées tant par les civils que par les militaires. L’une d’entre elles prétend que le maire de Soissons, Becker, aurait été fusillé pour avoir, avant la guerre, préparé l’installation de l’artillerie ennemie dans les carrières de Pasly. En fait, depuis l’arrivée des Allemands, le maire de Soissons a quitté la ville et c’est sans doute cet « abandon » qui est à l’origine de la « légende infâme ».

Avec l’installation des états-majors apparaissent rapidement des tensions entre le pouvoir civil et militaire. Les militaires, qui ont tendance à voir des espions partout, se méfient des civils. Muzart intervient auprès de Maunoury (commandant la VIe armée) pour sauver du peloton d’exécution deux de ses concitoyens accusés à tort d’espionnage.

Il prend à nouveau en charge la délicate question du ravitaillement des civils et des militaires dans la ville en réorganisant le « Fourreau économique ». Cette question est d’autant plus sensible que la ville ne possède plus les fonds qui ont été emmenés par le receveur municipal au moment de l’avance des Allemands. Ne sont restés à Soissons que « les habitants qui n’avaient pas les ressources suffisantes pour entreprendre un voyage vers un but incertain. » Ces habitants pauvres – femmes, vieillards et enfants – ne peuvent subvenir à leurs besoins que par leur travail. Or toutes les activités économiques ont été arrêtées. Un ravitaillement public est organisé. Le prix des denrées de première nécessité est contrôlé afin d’éviter toute spéculation. Les services municipaux sont en cours de réorganisation. Ils assurent l’évacuation des cadavres de chevaux ainsi que le déblaiement des maisons incendiées ou bombardées. Le manque de ravitaillement et d’argent oblige les plus nécessiteux à s’engager dans ces travaux de première urgence. Du travail contre des denrées, tel est le système adopté, faute d’argent…

La ville de Soissons reçoit la première visite du préfet de l’Aisne. A cette occasion Muzart est nommé maire de la ville et le préfet lui demande de révoquer les fonctionnaires municipaux qui ont déserté leur poste, ce que refuse l’intéressé. Muzart apprend qu’un comité de solidarité en faveur de la ville – il s’agit du Comité central des Réfugiés de l’Aisne – est en train de se constituer à Paris. Quelques jours plus tard, Muzart reçoit la visite du président de ce comité, Gabriel Hanotaux. Peu de temps après cette visite arrivent les premiers colis de vêtements et de vivres de ce comité dont la distribution est réservée aux plus nécessiteux. Un comité de secours est constitué dans la ville pour assurer équitablement la distribution de ces dons. L’évêque de Soissons, Mgr Péchenard, en prend la direction.

Le sous-préfet Andrieux qui avait évacué ses services sur Oulchy-le-Château, se réinstalle à Soissons. Les services postaux sont également réorganisés. En cette période de réaménagement des services de l’Etat, le nouveau maire est amené à prendre une série d’arrêtés visant à organiser la vie des Soissonnais dans une ville à proximité immédiate du front. L’installation d’un nouveau général à l’Hôtel de Ville, détend les relations entre les autorités militaires et civiles. L’arrivée dans l’état-major du général Legay du député du Nord Cochin permet de mettre à l’abri les objets de valeur du musée ou de la cathédrale ainsi que l’évacuation des manuscrits de la bibliothèque vers la B.N. Une passerelle et un pont de bateaux sont jetés sur l’Aisne par les Anglais, permettant ainsi de relier le quartier Saint-Waast au reste de la ville.

De nouvelles rumeurs s’installent dans la ville. L’une d’elles prétend que les carrières qui dominent la ville auraient été repérées par l’armée allemande bien avant la guerre pour leur servir de base de repli. Muzart dément clairement ces allégations pourtant reprises dans les mémoires de Mgr Péchenard qui se contente alors de paraphraser les allégations de Léon Daudet.

Les civils constatent l’inefficacité des attaques partielles pour reconquérir les crêtes ou des tentatives de destruction des réseaux allemands par le Génie à l’aide de cisailles. L’inexpérience et l’entêtement du commandement sont criants…

Le retour du secrétaire général de la mairie à la fin septembre provoque un mini scandale parmi le personnel municipal resté en poste. Muzart l’écarte définitivement. L’autorité militaire évacue sans ménagement la population civile du quartier de Vauxrot qui se trouve en première ligne et qui doit servir à l’installation d’une tête de pont au nord de l’Aisne (préparation de « l’affaire de Crouy »). Des renforts coloniaux arrivent pour cette opération. Les enfants de moins de 14 ans et les vieillards doivent évacuer la ville.

L’ « affaire de Crouy » (pp 109-123)

Muzart relate les événements de la bataille de Crouy en s’appuyant sur le témoignage du commandant Schneider du 231e R.I. « qui séjourna avec son régiment à Soissons du 13 septembre au 1er mai 1915. » Cette relation souligne combien le manque de préparation pour cette attaque était criant : cartographie du secteur d’attaque plus qu’approximative, encombrement extrême des boyaux avant même que l’attaque n’ait démarré, mauvais positionnement des troupes d’assaut par rapport aux plans établis, impréparation des postes de commandement, dotation en matériels de guerre nettement insuffisante, liaisons entre les unités d’assaut quasi inexistante… Comme pour la plupart des offensives françaises de la Grande Guerre, l’effet de surprise est nul : avant même le déclenchement de l’offensive, les Allemands bombardent copieusement les pentes et amènent immédiatement des renforts. Chez les assaillants, dans l’obscurité de la nuit du 8 au 9 janvier, souffle un vent de panique qui augure mal pour la suite car les pertes sont déjà sévères. Ne pouvant avancer, les Français peuvent tout au plus conserver les tranchées qui ont été conquises au début de l’offensive par les troupes marocaines. La situation empire encore lorsque les Allemands contre-attaquent et atteignent la saillant de Saint-Paul aux abords de la ville. Seule l’intervention très tardive de la 14e D.I. parvient à contrecarrer l’attaque allemande et empêche que la situation ne tourne à une véritable débâcle française. Le témoignage du commandant Schneider souligne enfin que l’échec de cette offensive est dû plus à la mésentente entre deux divisionnaires qu’aux conséquences de la crue de l’Aisne qui furent présentées à l’époque comme la raison principale de ce revers.

Le 14 janvier, Muzart rencontre Maunoury et lui demande un ordre écrit lui intimant de faire évacuer Soissons. La réponse orale du commandant de la VIe armée va dans ce sens. Toutefois Maunoury fait parvenir à Muzart un courrier contredisant ses propos et lui conseillant uniquement « de faire pression » sur les Soissonnais pour évacuer définitivement la ville. Comme le souligne à juste titre l’auteur, « en insérant au communiqué que la ville de Soissons avait été évacuée, n’allait-on pas affoler l’opinion publique ? » L’autorité militaire – en pleine bataille – ne peut (et ne veut…) accorder son concours à l’évacuation massive des civils et ne sont finalement évacués que les vieillards et les infirmes. Il faut attendre l’arrivée de la 63e D.I. pour que l’organisation d’un réel système défensif aux abords de la ville soit mis en place.

La guerre au quotidien (pp 125-156)

Les efforts de l’artillerie allemande se concentrent sur l’usine élévatoire de Villeneuve-Saint- Germain afin de priver la ville en eau courante. L’usine, placée sur une éminence, est protégée par une enceinte bétonnée. Une seconde captation d’eau est organisée. L’hôtel de ville, repéré par les Allemands, est en partie abandonné. Les archives municipales sont déplacées à Hartennes. Seule une permanence est maintenue dans les locaux de la mairie. Malgré la remise en état du moulin de Chevreux, l’approvisionnement en blé et farine demeure problématique. Il en est de même pour la viande. Les épiceries sont rares mais parviennent à satisfaire le ravitaillement. Les Soissonnaises sont mises à contribution pour la fabrication de masques à gaz voués aux civils. Des abris contre bombardement sont réalisés, notamment dans les caves d’une banque et celles de l’hôtel de ville. Les services hospitaliers sont réorganisés. C’est un médecin militaire qui assure l’essentiel des consultations.

La qualité des relations entre autorités militaires et civiles dépend fortement des interlocuteurs sollicités. Muzart dénonce les agissements d’un commandant major de la garnison qui, ayant senti que des tensions existaient entre le préfet et le sous-préfet, cherche à « donner libre cours à ses instincts d’autoritarisme » que lui autorise l’état de siège. Ce représentant de l’autorité militaire affirme son pouvoir en jouant avec la délivrance des laisser-passer qui ne sont accordés qu’à ceux qu’il peut soudoyer.

Le charbon fait défaut. Des stocks appartenant à la Compagnie du Nord sont rachetés par la ville et distribués aux habitants sur présentation d’un bon signé du maire. La situation empire lorsque le préfet décide de réquisitionner ces stocks, décision contre laquelle Muzart ne peut agir. Du fait de cette décision autoritaire, les relations entre la ville et l’autorité préfectorale se dégradent également. Muzart intervient cependant avec succès auprès de Franchet d’Esperey pour se débarrasser définitivement du major de garnison.

Certains habitants de Soissons opèrent des déménagements de leurs biens meubles. Muzart encourage cette démarche et parvient même à organiser un service régulier autorisant l’amélioration de la qualité de ces transports. L’autorité militaire consent, de son côté, à évacuer certains stocks précieux laissés à l’abandon, notamment des cuirs. Les convois sont organisés nuitamment pour ne pas éveiller l’attention des artilleurs allemands. Des collections archéologiques du musée et des ouvrages de la bibliothèque sont à nouveau mis à l’abri.

A l’image de Reims, Soissons devient une ville-martyre. Elle est fréquentée par « des visiteurs de marque. » Hommes politiques (Sarraut, Damimier, Klotz), hommes de lettres (Loti, Kipling, Ginisty) et journalistes (Babin de l’Illustration) la parcourent et narrent dans de nombreuses publications le quotidien d’une ville du front. C’est aussi l’époque où Muzart est sollicité pour témoigner en faveur de tel ou tel civil susceptible de recevoir – à tort ou à raison – la croix de guerre qui est accordée à une certains nombres de femmes pour leur réel dévouement (épouse du sous-préfet, directrices d’hôpitaux, etc).

Les tiraillements au sein de l’autorité civile, entre le préfet et le sous-préfet, se poursuivent et entraîne la constitution de « clans » qui s’entredéchirent, tout en favorisant leur clientèle respective… L’autorité du maire est même quelque peu écornée par ces querelles de palais où l’attribution de décorations ou de prix aux civils paraît prépondérante (affaire Macherez pour l’attribution du prix Audiffred décerné par l’Académie des Sciences morales et politiques).

Conseil municipal de guerre (pp 157-184)

La difficulté de réunir dans la ville en état de siège un conseil municipal oblige Muzart à convoquer cette réunion, le 4 novembre 1916, à Paris dans les locaux de la mairie du 10e arrondissement qui accueillait déjà le Comité de l’Aisne. Les mémoires de Muzart reproduisent ici in extenso le procès-verbal de ce conseil municipal transplanté.

L’année 1917 (pp 185-206)

Les querelles au sein de l’autorité civile ne se sont pas éteintes. Loin s’en faut. En novembre 1916, Muzart, qui est entré en conflit ouvert avec le préfet au moment de l’attribution du prix Audiffred à Mme Macherez en lui refusant son soutien, se voit menacé par ce dernier de mettre fin à son sursis d’appel qui lui a été octroyé afin d’exercer les fonctions de maire. Muzart (qui appartient à la classe 89 !) acquiesce à la décision préfectorale et se rend au dépôt du 9e Territorial à Dreux dans lequel il demeure affecté jusqu’en février 1917. Un nouveau maire est nommé par le préfet. Muzart est finalement mis en sursis d’appel comme agriculteur et revient dans le Soissonnais à Arcy-Sainte-Restitue où il dirige une exploitation agricole. Conservant sa qualité de conseiller municipal, il reste en contact avec sa ville (dans laquelle il semble résider assez fréquemment) et se tient parfaitement au courant des événements du quotidien qu’il continue à relater pour la période où il n’occupe plus les fonctions de maire, tout en participant aux différents conseils en tant que conseiller municipal « mobilisé ».

L’anéantissement (pp 207-213)

Suite à l’enfoncement du front sur le Chemin des Dames le 27 mai 1918, Muzart est contraint d’abandonner avec sa famille la ferme d’Arcy-Sainte-Restitue. Les réfugiés si dirigent vers Oulchy-Le-Château puis Fossoy (environs de Château-Thierry). Contraints d’évacuer du fait de la violence des combats, ils quittent l’Aisne pour la région d’Auxerre. Là, Muzart intervient auprès du préfet afin d’améliorer le sort des axonais nouvellement arrivés. Apprenant le recul des armées allemandes sur l’Aisne, il décide de repartir pour Arcy-Sainte-Restitue. La ferme n’a subi que des dégâts mineurs mais les cultures ont souffert des combats. Les champs « sont débarrassés de tout ce qui pouvait gêner le passage de la moissonneuse. » De retour à Soissons, Muzart ne peut que constater les nouveaux et importants dégâts qu’ont provoqués les bombardements aériens.

La vie repend (pp 215-240)

La ville n’est plus qu’un champ de ruines où ne demeurent que certains bâtiments épargnés. Le retour des Soissonnais est pénible : « Leur consternation était navrante à voir, la plupart revenaient du centre ou des côtes, ne pouvaient malgré quelques nouvelles reçues, se faire à la vision qu’ils avaient de nos ruines. »

Le retour de la municipalité permet d’organiser les premiers secours. « Chacun se loge comme il peut dans ce qui reste de maisons, se confectionne un abri avec les débris utiles qu’il peut trouver. » Un hôtel épargné rouvre ses portes. Muzart, dont le domicile a été détruit, réacquière un nouveau domicile à Soissons. En février 1919, Fernand Marquigny, premier adjoint démobilisé, prend les fonctions de maire et préside le premier conseil municipal d’après guerre. Les priorités sont naturellement d’organiser la reconstruction de la ville : intervention des S.T.P.U, construction de baraquements provisoires pour l’accueil des ouvriers de la reconstruction, réouverture des commerces, remise en état des infrastructures essentielles. C’est la période où chaque propriétaire qui a subi des dommages de guerre doit constituer un dossier d’indemnisation qui devra être adressé aux commissions de réparations que l’Etat vient d’instituer.

Fin 1919 sont organisées les élections municipales. Le vote des Soissonnais se porte majoritairement sur les anciens membres de la municipalité et tout particulièrement sur ceux qui eurent des responsabilités durant la guerre. Muzart est facilement réélu (y compris aux élections du conseil d’arrondissement). Sur proposition de Fernand Marquigny, il refuse cependant la charge de maire qu’il estime ne pouvoir remplir convenablement et soutient la candidature de ce dernier.

La reconstruction permet de modifier la ville « en lui donnant de belles et grandes places, de larges avenues, des grandes rues permettant le roulage nouveau en assurant la sécurité et la commodité aux piétons ». Manquant d’argent, l’Etat français incite les villes détruites à contracter des emprunts de démarrage auprès de banques étrangères. En 1921, le Canada est sollicité. Le 14 février de la même année, la ville reçoit la Croix de Guerre, « conséquence directe de la distinction de la Légion d’Honneur qui lui avait été accordée le 12 février 1920. » Soissons s’enrichit « d’un stade de toute beauté permettant aux habitants de se délasser, de se distraire ». Le nouveau maire devient député, la ville est ainsi « représentée à la Chambre des Députés ».

4. Autres informations

Anonyme, Soissons avant et pendant la guerre, Guide illustré Michelin des champs de bataille, 1919, 63 p.

Babin Gustave, « Soissons sous le canon », L’Illustration du 6 mars 1915.

Barbusse Henri, Lettres de Henri Barbusse à sa femme 1914-1917, Flammarion, 1937, 261 p.

Baudelocque, Une œuvre de guerre – 1914-1920 – Le Comité Central des Réfugiés de l’Aisne. Son organisation – Ses ressources – Son action, Imprimerie Risch, s.d., 202 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, juin 2008

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Bion, Wilfred (1897- 1979)

1. Le témoin

Né aux Indes, Wilfred Bion est revenu en Angleterre à l’âge de 8 ans pour y suivre sa scolarité. Il s’engage à l’âge de 18 ans au sortir d’une public school (école privée). Durant la Première Guerre mondiale, W. Bion sert dans les chars (5e bataillon de blindés) comme sous-lieutenant, lieutenant puis capitaine et reçoit pour ses actions la Distinguished Service Order ainsi que la Légion d’honneur. Après la guerre, il effectue des études de médecine à Londres. Au début des années trente, il débute sa formation de psychanalyste avec notamment John Rickman et plus tard Mémanie Klein.

Batailles : 3e bataille d’Ypres (31 juillet-novembre 1917) ; offensive allemande du printemps 1918 (avril) ; bataille d’Amiens (août 1918)

2. Le témoignage

L’ouvrage Mémoires de guerre. 26 juin 1917-10 janvier 1919 est une traduction de Wilfred Bion : War Memoirs, 1917-19, London, H. Karnac Books, 1997. L’édition française (Larmor-Plage, Editions du Hublot, 1999) a été dirigée par Francesca Bion, son épouse. Cet ouvrage se compose de plusieurs pièces : d’une part le « journal » qui est en réalité une somme de souvenirs mis en récit en 1919 au Queen’s College à Oxford (p. 209). Le récit débute par cet avertissement : « je ne suis pas absolument sûr de l’exactitude de certaines choses car j’ai perdu mon journal. » (p. 17).

Dans son introduction Francesca Bion précise : « Voici le rapport de Bion sur ses états de service en France dans le Royal Tank Regiment de juin 1917 à janvier 1919. Il le rédigea peu de temps après son arrivée au Queen’s College à Oxford suivant la démobilisation et l’offrit à ses parents, sous la forme de trois cahiers cartonnés et manuscrits, en compensation de n’avoir pas écrit durant la guerre [In place of letters I should have written ! écrit W. Bion] » (p. 13)

L’ouvrage reproduit un certain nombre de croquis et photographies.

Wilfred Bion relut son « journal » cinquante-trois ans plus tard, en 1972, au moment où sa femme décide de transcrire le « journal » afin d’en faciliter la lecture et de prévenir la perte de l’original. Il a alors 75 ans et une solide expérience en tant que psychanalyste. Cette transcription et relecture donna à Bion l’idée de commenter son « journal » ; Francesca publie donc les « commentaires » à la suite du « journal » proprement dit. Cependant, Bion et son épouse avaient également effectué un voyage en France en 1958 et visité les champs de bataille où Bion avait combattu près d’Amiens. Le texte inachevé issu de ce voyage dans le passé est également publié.

Ces témoignages successifs se complètent de manière très attachante et stimulante. Ils ne constituent pas seulement un témoignage de plus sur la guerre, mais aussi un document de première main pour tous les chercheurs travaillant sur le fonctionnement de la mémoire.

3. L’analyse

Stratégie d’évitement : un certain nombre d’officiers « avaient connu bien des combats et qui pour s’y soustraire s’étaient engagés dans les blindés » (p 20).

Chars : description du char Mark IV (p. 25-26) : « Un des grands inconvénients de ce char était que quand on voulait tourner, il fallait s’arrêter pour le faire […]. Cela vous transformait en cible et parfois quand on mettait du temps pour réenclencher la vitesse, c’était extrêmement dangereux » (p. 28) ; le char Mark V Ricardo : plus facile à manoeuvrer ; mais gaz toxiques émanant du moteur qui asphyxient les hommes (p. 123 et 127).

La mauvaise réputation des chars : 7 novembre 1917, retour au camp de Wailly ; « au cours de notre séjour, la 51e division des Highlands vint s’entraîner avec nous. […] Ypres avait détruit leur foi dans les chars et ils n’avaient que mépris pour nous » (p. 50-51).

12 avril 1918 : « L’ennemi avait percé et n’avait pas été refoulé. Le corps des blindés avait été rappelé en renfort, mais cette fois en tant que troupes d’infanterie – pas assez de chars n’étaient prêts et de toute façon le lieu de l’action ne prédisposait pas à leur déploiement […] Notre mission serait de tenir de petits postes isolés et d’y rester même si l’ennemi perçait. » (p. 89) ; « Nous avancions en file qui n’en finissait plus, trébuchant et jurant, quand l’aube commença à poindre. On ne savait pas dans quoi on allait se retrouver et on s’en moquait – de toute façon, « grâce à dieu, nous n’avions pas nos « f…s » chars » » (p. 91)

Août 1918 : « Le corps des blindés avait grand besoin de nouvelles recrues, mais nos pertes au combat faisaient mauvaise impression auprès des troupes. […] Deux batailles surtout y contribuaient en plus de la bataille du 8 août. L’une était le désastre du 10, l’autre la bataille effroyable à laquelle avait participé le 1er bataillon. […] Il n’y eut aucun survivant en dessous de grade de major. Malheureusement tous ces chars détruits étaient visibles de la route. Le manque de main d’œuvre ne permit pas d’enterrer les morts et pendant des jours, ces chars restèrent là où ils avaient été frappés – un spectacle effroyable pour chaque soldat qui empruntait cette route pour monter au front. Le résultat fut que tout le monde était convaincu que les chars étaient des pièges mortels. » (p. 149)

Les devoirs des chefs :

30 juillet 1917, départ pour Hazebrouk ; la troisième bataille d’Ypres et Passchendaele est déclenchée le 31 juillet. Débarqués à 6 km du front, en pleine nuit ; la négligence et l’incompétence des chefs révoltent officiers et soldats (p. 33) ; (p. 51) ; (p. 52)

Avril 1918 : remonter le moral des hommes : « […] Plaisanter bêtement au mess, afficher sa peur, tout ça contribuait à détruire le moral et comme vous allez le voir, le mien était déjà bien bas » (p. 101) ; enrayer une panique par l’exhibition de leurs revolvers (p. 117) ; un officier méprisé : (p. 120).

Esprit de compétition entre unités: p. 33 ; p. 51, idem. Décorations : « La plupart d’entre nous se firent tuer alors qu’ils tentaient de mériter une décoration » (p. 214).

3e bataille d’Ypres :

Préparation de l’assaut sur Zonnebeke, 23-25 septembre 1917 (p. 33-39) : « Dans l’après-midi nos pigeons arrivèrent… » (p. 38-39)

Départ pour la bataille : « A 19 heures 30 on monta dans des camions qui nous amenèrent au canal. La tension diminuait – les hommes étaient très gais et chantaient. La traversée d’Ypres les fit taire cependant. On nous arrêta et il nous fallut mettre nos casques et préparer nos masques à gaz. La désolation s’empara alors de nous et à partir de là, il y en eut très peu qui continuèrent à parler. On s’arrêta au canal car il était dangereux de continuer en camion. […] On nous donna notre ration de rhum par char. Au contraire de l’infanterie, nous ne pouvions la consommer avant le combat, car le rhum avait tendance à endormir les hommes dans la chaleur du char. Au mess, on avait déjà surnommé le rhum le « passeur de canal », car il était supposé donner suffisamment de courage pour franchir le canal d’Ypres. Le nom lui resta. » (p. 39)

Attaque de chars : (p. 40-47) ; l’enlisement dans la boue, sous les obus et la mitraille ; les chars doivent être abandonnés ; deux chars seulement ont atteints leurs objectifs ; un mort, plusieurs blessés ; mais le lendemain, il faut tenter de récupérer les chars enlisés (p. 48)…

Accès de folie : p. 49 ; folie meurtrière : p. 294 ; Shell-shock : p. 76-77 ; perte croissante de sang froid : p. 168 ; p. 236-237 ; p. 245 ; p. 296-297

Doutes et réflexions sur le bien-fondé de la guerre : septembre 1917 : (p. 40) ; août 1918 : (p. 137) ; paix : (p. 203) ; démobilisation (11 janvier 1919): « On débarqua à Folkestone où l’organisation était excellente. On nous donna à tous, officiers et hommes de troupe, des biscuits et une grande tasse de thé. On marcha ensuite jusqu’au camp de Shorncliffe. Je crois que d’une certaine façon nous étions déprimés par le manque d’accueil. Personne ne nous prêta attention, personne ne semblait savoir que nous revenions du front et que nous étions contents de rentrer » (p. 205)

Démoralisation :

Noël 1917, une grande beuverie signe d’une profonde démoralisation ; sentiment d’abandon : « Une équipe d’officiers incompétents en France, et chez nous un pays qui ne se rendait compte de rien – tel semblait être notre soutien. Quant à la religion, sûr qu’elle n’avait rien à voir avec la guerre. » (p. 79-81) ; l‘offensive allemande du printemps 1918 : Bion apprend la nouvelle de l’offensive allemande pendant sa permission à Londres (début mars 1918) ; une curieuse ambiance à la gare Victoria : « Tout le monde était terriblement enjoué. Tous étaient convaincus que c’était la fin et faisaient des plaisanteries sur le retour aux camps et aux tranchées maintenant à des kilomètres derrière les liges allemandes » (p. 87) ; de retour sur le front : « […] Je me surpris souhaiter être tué car au moins alors je me serais débarrassé de cette intolérable détresse… » (p. 105-106) ;

Les ravages de la guerre sur les corps (p. 137.) [Bion revient sur un épisode particulièrement traumatisant dans le texte Amiens, p. 262-263. Voir plus bas.]

Photographie 39 : « Les effets d’un obus britannique sur un groupe de soldats allemands aux avant-postes. La photo a été prise sur un chemin donnant sur la route Amiens-Roye » (p. 139) ; au premier plan, un corps auquel manquent la tête et une jambe..

Combattre dans les chars : (p. 138-137) ; la photographie 41 montre un « Char frappé de plein fouet. Cette photo dépeint en fait l’engagement de Zonnebeke, le 26 septembre 1917. C’est là que ce char fut touché par un obus d’un calibre plus gros que d’habitude. C’est une scène qui m’est familière et qui continue à me remplir d’horreur. Bien entendu, après un tel coup au but, il n’est pas imaginable que l’équipage en réchappe. Même avec un obus de 18 livres, les chances de survie étaient limitées – surtout si le char était touché au niveau du siège du conducteur ou de celui du chef de char. Mais cet obus devait être un 150. C’est à ce genre de spectacle que l’infanterie canadienne fut confrontée au cours de la bataille du 8 août. La peur d’être ainsi touché rendait le travail des blindés déplaisant. Chaque fois que je partais au combat dans un char, je craignais que l’un de ces obus ne pénètre à tout instant, et le siège de l’officier n’en devenait que plus solitaire et plus exposé de minute en minute » (p. 143) ; Photographie 48 : « Une photo d’un char du 5e bataillon progressant dans la brume du 29 septembre au petit matin. Remarquez l’officier et le soldat qui suivent le char. C’était la technique employée pour autant qu’il s’agissait d’une situation du genre suivez-le-guide : on ne laissait dans le char que le nombre d’hommes nécessaire à son fonctionnement ; les autres suivaient, les mains dans les poches et les épaules courbées » (p. 163)

Soldats paralysés par la peur : p. 147 ; découverte d’un soldat allemand terrifié : p. 271 ; effet terrifiant des chars sur les fantassins allemands : (p. 274)

Les soldats des services de l’arrière sont raillés : p. 186-187 ; p. 189-191

Enfant de l’ennemi : p. 202 (Cf. S. Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi, Paris, Aubier, 1995)

53 ans plus tard, les Commentaires insistent sur la peur et la solitude ressenties (p. 213). Bion éprouve ce que l’on appelle le syndrome du survivant, mélange de dépression et de sentiment de culpabilité d’avoir survécu : « […] je ne me suis jamais remis d’avoir survécu à la bataille d’Amiens » (p. 219)

Amiens est un texte rédigé à la suite d’un voyage effectué à Amiens le 3 août 1958 ; dans le Prélude Bion émet cette réflexion qui peut sembler contredire la teneur essentielle du « Journal »: « […] pourra-t-on jamais de nouveau rassembler un aussi grand nombre d’hommes à l’esprit et au physique aussi splendides ? Est-il possible, s’ils se rassemblaient de nouveau, qu’ils soient imprégnés d’une telle dévotion pour la guerre, d’une foi si mystique et si totale en sa capacité à guérir les maux du monde […] ? Les merveilleuses expériences du temps de paix n’étaient vraiment rien à côté ou plutôt elles détenaient en elles les germes d’une sorte de malaise qui ne serait purgé que par le processus de la guerre. » (p. 226)

Le texte de souvenirs qui suit est rédigé à la troisième personne. A nouveau, Bion revient sur la peur éprouvée lors d’une reconnaissance la veille de l’attaque (p. 233-234) ; « Il se ressentait des activités d la matinée et il était en particulier en proie à la crainte anxieuse que sa détérioration [nerveuse], dont il était maintenant persuadé, ne se révèle de manière spectaculaire dans la bataille à venir. En fait, sa crainte était plutôt que ce ne soit pas quelque chose de spectaculaire, mais simplement cette sorte de terrible déclin qu’il avait vu si souvent chez d’autres… », p. 236-237 ; p. 248 ;

Nettoyage d’un village [Berle aux Bois, 8 août 1918]: « Au bout d’un moment, les troupes françaises de tête […] pénétrèrent dans le village qui tombait entre leurs mains en un quart d’heure. Elles procédèrent à l’opération de nettoyage qui consistait à passer de maison en maison en lançant des grenades dans les escaliers menant aux caves pour s’assurer de ne pas être tracassé de ce côté-là non plus » (p. 270).

Allusion à la plume blanche que certaines femmes anglaises tendaient aux garçons pour les incliner à s’engager en leur faisant honte : p. 302. (Cf. Nicoletta F. Gullace, The Blood of our sons, Men, Women, and the Renegociation of British Citizenship During the Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002, p. 73 et ss.)

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Leroy, Georges (1884- ?)

1. Le témoin

G. Leroy est instituteur à Lewarde (Nord) au moment de l’entrée en guerre. Le 22 août 1914, il quitte Lewarde afin d’échapper à l’avance allemande. Sa fuite le conduit à Poitiers où il arrive le 26 août au soir. Malgré la bataille de la Marne et le recul allemand, le Cambraisis demeure aux mains de l’ennemi : ses parents, ses sœurs se retrouvent en zone occupée. Georges Leroy occupe alors un emploi d’instituteur, d’octobre 1914 à avril 1917, à Poitiers.

Après avoir fait ses classes à Poitiers, il est nommé 1ère classe et fonctionnaire caporal le 15 août 1917. Il quitte Poitiers le 2 janvier 1918 en tant qu’élève-aspirant et rejoint l’école située près du front de Lorraine, à Fraisnes. Le 5 juillet 1918, il embarque à Rouvres (un trajet en wagon à bestiaux, p. 116) ; débarquement dans les Vosges, affectation au 264e R.I. le 6 juillet;

Première montée en ligne sur le front des Vosges le 20 juillet 1918. Travaux de protection de réseaux de tranchées. Patrouilles ; après une permission dans le Midi au cours de laquelle il retrouve son père et sa soeur (sa mère est décédée sans l’avoir revu), il retrouve son régiment dans l’Aube à Rance (16 septembre 1918) ; à Suippes le 24 septembre. Après un engagement très violent près de la Ferme Navarin le 29 septembre 1918 il est fait prisonnier avec 6 autres soldats.

2. Le témoignage

Le texte des carnets de guerre de Georges Leroy a été établi par Yves Leroy, son fils, pour leur édition dans l’ouvrage : Annette Becker (éd.), Journaux de combattants et de civils de la France du Nord, introduction et notes d’Annette Becker, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 108-158.

Note de l’éditrice : « Parfois, Georges Leroy s’adresse à un lecteur potentiel, on peut se demander s’il n’a pas en partie réécrit une partie de ses souvenirs juste après la guerre, d’autant plus qu’il a été démobilisé extrêmement tard et qu’il a donc pu mettre ainsi à profit ses loisirs forcés » (p. 12). Ainsi peut-on lire page 129 : « Peut-être êtes-vous curieux de connaître l’âme d’un soldat en pareille circonstance… » ; par ailleurs, la datation est approximative (par ex. on passe du 18 octobre au 7 novembre)…

3. Analyse

25 septembre 1918 : entrée en ligne pour la dernière bataille, en Champagne, secteur de Souain : « Nous touchons des grenades et chacun fait son plein de cartouches. Le Commandant de la Cie nous harangue dans la cour du château, il nous recommande d’être courageux et nous dit que dès le lendemain nous commencerons la grande bataille qui de la Belgique aux Vosges doit mettre les Boches en déroute… » (p. 124)

La conscience de la supériorité matérielle alliée : « Nous avons devant nous, sous ce soleil radieux un spectacle grandiose, nous apercevons trois lignes d’artillerie échelonnées à environ 2 km de distance et à perte de vue. Ces lignes s’allongent jusqu’à l’horizon, les canons se touchant presque ; aussi quel vacarme, quel tonnerre continuel ! L’artillerie ennemie répond à peine… » (p. 125) ; id., 27 septembre 1918 (p. 127).

Combats près de la Ferme Navarin : 27 septembre 1918 ; Georges Leroy prend part à l’attaque proprement dite à partir du 29 septembre ; l’enfer et la solitude du combattant. Exténué par sa course folle, de nuit, sous les balles et les obus, et sous une pluie battante, il reprend son souffle un moment : « […] En ce moment, je pense, je ne puis croire que c’est moi qui se trouve en ce lieu. Les balles sifflent sans cesse. Une grenouille vient se poser sur mon bras et j’aime son regard paisible et bon, un regard presque humain que je n’ai plus coutume de voir, car dans cette obscurité, dans ces lieux de mort, on ne se regarde plus. Chacun est tout à son devoir, chacun aussi ne semble guidé que par l’instinct de conservation… » (p. 131)

G. Leroy fait part de visions peu aseptisées : 27 septembre 1918, « ce boyau, accidenté, boueux, nous fait deviner qu’il fut le théâtre de luttes récentes. Ici nous rencontrons des armes brisées, des équipements déchiquetés, des objets les plus divers criblés d’éclats d’obus ; là, un soulier renfermant encore la chair et les os sanguinolents m’attristent bien fort. Plus loin le corps inerte d’une jeune soldat barre notre chemin, les pieds disparaissent dans la boue et chacun, en passant, piétine un peu plus ce corps qui, peu à peu, sera lui-même réduit en boue. Ces sortes de spectacles désolent profondément et font haïr plus que jamais la guerre et ceux qui veulent de pareils carnages. » (p. 126) ; id., le 29 septembre 1918 (p. 132).

La capture. Le 29 septembre 1918 (p. 133), par des combattants allemands peu haineux : « Les Allemands nous emmenèrent et nous font suivre un boyau qui me paraît bien long et dans lequel, hélas, je rencontre beaucoup de cadavres que je dois enjamber. […] La grande préoccupation des Allemands est de s’informer si nous avons du chocolat dans nos musettes. Les combattants sont tout à fait convenables à notre égard, l’un d’eux cause un peu le français et se montre fort aimable. Il nous laisse nous reposer car pour moi je suis si fatigué que je ne sais si je pourrai sortir de ce lieu… » Les capteurs, qui sont des combattants, pansent les blessés, et transportent ceux qui ne peuvent marcher jusqu’à leur poste de secours (p 135). Plus en arrière, le comportement de certains allemands est moins honorable : « À Cauroy un officier interroge quelques-uns d’entre nous, pendant que des soldats pillards fouillent nos musettes et veulent nous prendre ce qui leur plaît » (p. 137) ; un soldat le dépouille de sa capote (p. 137).

G. Leroy est un prisonnier peu furieux d’échapper à la guerre : « Sur la route, au fur et à mesure que s’apaise le bruit infernal, malgré ma tristesse d’être aux mains des boches, j’éprouve une sorte de satisfaction de me sentir presque en paix dans cette campagne remplie d’obscurité et si calme » (p. 136)

Les camps d’une fin de guerre :

Camp d’Attigny, 8 octobre 1918 : surpopulation, faim, soif, absence d’hygiène, désolent Leroy : « […] Quelles misères. Des Russes, des Italiens dans leurs vêtements en loques et d’une saleté repoussante sont en train de faire cuire sur des feux de bois leur maigre déjeuner. […] La plupart sont joyeux cependant, depuis quelques jours, les Allemands les occupent à scier les arbres fruitiers de la région et cela est pour eux le signe d’une prochaine retraite et peut-être de la grande défaite » (p. 140) ; s’y trouvent aussi des Français et des Américains (p. 141) ; Leroy constate le poids croissant de la défaite annoncée chez de plus en plus de soldats allemands et l’évolution de leur état d’esprit (p. 139 et 141). 14 octobre 1918 : les prisonniers sont pris dans le flot de la retraite allemande. Manger devient une question obsédante pour les prisonniers ; ils reçoivent quelques secours de la part des civils ; 17 octobre 1918 : des allemands monnayent cher des suppléments de pain ; d’autres offrent généreusement du mauvais tabac… ; à plusieurs reprises, Leroy note que la fuite des troupes allemandes s’accompagne d’un pillage et d’un déménagement à grande échelle (p. 143-144)

Camp de Flize, 18 octobre 1918 ; Leroy évoque à nouveau la présence de prisonniers russes et italiens (p. 144) ; leur dénuement, leur aspect famélique frappent particulièrement Leroy ; plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation : tout d’abord la longue durée de la détention de ces Russes et de ces Italiens ; mais plus encore les effets dévastateurs du blocus allié à l’endroit des populations des Empires centraux (à partir de 1916, la disette frappe particulièrement les populations des Empires centraux tant à l’arrière qu’à l’avant ; Leroy témoigne ici de la difficulté éprouvée par les Allemands pour nourrir leurs prisonniers : p. 138-139) ; on peut y ajouter l’abandon spécifique des prisonniers italiens par l’Etat italien (Cf. Giovanna Procacci, Soldati e progioneri italiani nella Grande Guerra, Editori Riuniti, 1993), l’incapacité enfin, de la Russie qui est en pleine révolution et en guerre civile d’assister ses prisonniers de guerre. Les prisonniers français, belges et britanniques ont quant à eux généralement bénéficié des secours de leurs pays respectifs pour atténuer les effets de la misère régnant dans les camps allemands. Mais tel ne semble pas être le cas des Français prisonniers du camp de Flize dans les dernières semaines de la guerre : « […] le moral des prisonniers est détestable, tous souffrent de la faim et sont devenus inabordables ; ils se refusent ordinairement tout service, se regardent comme des bêtes fauves et répondent avec acrimonie même aux paroles les plus délicates. C’est le cas de le dire : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles ». Dès qu’une occasion se présente d’avoir des vivres, soit que les civils les donnent, soit qu’un Allemand offre un reste de repas, tous se précipitent sans égard pour les personnes qu’ils renversent à l’occasion et dévorent ces vivres sans même songer aux camarades aussi malheureux qu’eux.

A tout instant le pauvre morceau de pain que les plus prévoyants et les plus volontaires savent garder dans leur musette disparaît. Il y a parmi nous des voleurs de pain et c’est extraordinaire, avec quelle dextérité ils opèrent.

Pour moi, ma souffrance est grande de voir des Français en être arrivés à ce point et de donner un tel spectacle à nos ennemis qui sont responsables et à voir les mines hâves, les yeux presque vitreux, l’allure de vieillard des plus jeunes d’entre nous et qui maintenant déclinent si rapidement, ma haine pour l’Allemand ne fait que croître. » (p. 147) Annette Becker cite ce passage dans Oubliés de la Grande Guerre, humanitaire et culture de guerre. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Noésis, 1998, p. 102-103. Sur la question des prisonniers français, voir Odon Abbal, « Vivre au contact de l’ennemi : les prisonniers de guerre français en Allemagne en 1914-1918 » in Sylvie Caucanas, Rémy Cazals, Pascal Payen, Les Prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, p. 197-210.

Dans la retraite allemande :

À mesure que les troupes alliées avancent, les prisonniers de guerre doivent reculer avec les débris de l’armée allemande en direction de la frontière belge.

Sedan, 7 novembre 1918 : « […] Nous arrivons à Sedan dans l’obscurité, les rues encombrées de camions, couvertes de boue, où je distingue des cadavres de chevaux, du matériel brisé, abandonné. De fort nombreux soldats allemands ivres, hurlant, gesticulant, m’attristent fortement et je me demande peut-être pour la première fois ce que je vais devenir dans ce lieu de misère et de brutalité. Un Allemand ivre se jette même sur moi en hurlant, heureusement je me dégage avec rapidité, car je n’ai aucune envie de m’entretenir avec cette brute » (p. 148)

8 novembre 1918, départ de Givonne, entrée en Belgique (p. 149-150)…

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Fauconnier Henri (1879-1973)

1. Le témoin

Né le 26 février 1879 à Musset, Barbezieux (Charente), dans un milieu cultivé, artistique et catholique. Son père, Charles, était un petit négociant en cognac. Des six enfants, Henri est l’aîné.

Il est licencié en droit.

A partir de 1905, il dirige une plantation de caoutchouc en Malaisie anglaise, à Rantau Panjang. En 1910, le doublement du prix du caoutchouc lui permet de faire fortune. Il devient alors Directeur général des plantations du groupe Hallet en Extrême-Orient (Sumatra, Java, Indochine et Malaisie). Il se fiance avec Madeleine Meslier, sœur d’un planteur et ami de Barbezieux, peu avant le basculement de l’Europe dans la guerre. Lorsque la guerre éclate, il rejoint la France. Il est incorporé le 22 septembre au 93è Territorial à Périgueux. Le 26 novembre, il part en renfort du 310e R.I. ; en mars 1915, il intègre une compagnie de mitrailleurs comme agent de liaison puis devient, en octobre 1915, secrétaire au ravitaillement ; en mai 1916, il est nommé caporal fourrier. Sa compagnie est versée au 273e RI en juin. En décembre, il entreprend une formation, à Mourmelon, pour devenir chef de section. Le 21 janvier 1917, il obtient ainsi le grade de sergent. A l’issue d’une longue permission, en mars, pendant laquelle il épouse Madeleine Meslier, il est affecté en Malaisie puis en Indochine où on réclame son expérience de planteur pour développer les productions de sucre et de ricin. Jugé trop jeune pour servir ainsi en Indochine, il est rappelé en France, en novembre 1917 et laisse Madeleine, enceinte et trop malade pour voyager, à Saigon. Il arrive en France en décembre 1917, au moment de la naissance de sa fille, Hélène, et il parvient à être versé au dépôt des interprètes pour servir auprès des Anglais. C’est à l’arrière qu’il passera la fin de la guerre. Il est démobilisé en mai 1919 et regagne ses plantations en Malaisie. A partir de 1925, il s’installe en Tunisie, où il écrit Malaisie en 1930, grâce auquel il obtient le prix Goncourt. Il est alors en relation avec d’autres écrivains comme Jacques Boutelleau, Georges Bernanos, Colette, Jean Cocteau, Jean Paulhan ou Roger Martin du Gard. Sa sœur, Geneviève obtient le prix Femina en 1933. Il publie ensuite Visions, nouvelles (1938) et poursuis son œuvre littéraire avec Noël malais suivi de Barbara (Stock, 1941) et La Dame (Stock, 1943). Il meurt à Paris le 14 Avril 1973, et est enterré à Barbezieux. [source : Bernard Fauconnier, La fascinante existence d’Henri Fauconnier : Prix Goncourt 1930, préface de Jean-Loup Avril, Editions G.D., Saint Malo, 2004.]

2. Le témoignage

FAUCONNIER Henri, Lettres à Madeleine. 1914-1919, Paris, Stock, 1998, 374p.

De 1914 à 1919, il écrit de nombreuses lettres, le plus souvent à Madeleine, sa fiancée (puis sa femme à partir de mars 1917). Il envoie également des « notes » brèves, accumulées avant dêtre glissées dans une enveloppe. Il a vraisemblablement pris des photographies (signalées pp. 65- 85- 122- 187 mais non publiées).

3. Analyse

Les lettres d’Henri Fauconnier laissent apparaître un homme cultivé : amateur de musique classique (pp. 66, 253 et 271), il multiplie les références à Goethe (p. 202), La Bruyère (p. 231) ou Dante : « dans l’enfer de Dante, le plus affreux, c’est le cercle de la pluie (réservé aux gourmands… qu’est-ce que je vais prendre !) et celui où l’on ne peut même pas pleurer, parce que les larmes se congèlent en sortant des yeux, et les scellent. Je suis un peu dans cet enfer là, aggravé d’une autre torture dégradante que j’ignorais encore. Je suis dévoré vivant par la vermine ! […] Alors je suis vraiment un damné de Dante » (p. 128). Grand lecteur, il demande souvent à « Mady » de lui faire parvenir des ouvrages (exemple p. 206). Il maîtrise plusieurs langues en plus de sa langue maternelle : le latin (p. 107), le malais et le tamil (p. 129), et surtout l’anglais qu’il emploie régulièrement dans ses lettres. Directeur d’une affaire lucrative en Malaisie avant la guerre, il tente, depuis le front, de gérer ses affaires (p. 60).

Jeunes fiancés au moment du basculement dans la guerre, Henri et Madeleine apprennent à se découvrir au fil des lettres. Ainsi sent-on naître leur relation dans les tensions (pp. 41-42) et les déclarations enflammées (pp. 133 ou 157) qu’ils s’échangent. Les moments difficiles, comme celui où Madeleine perd son frère d’une maladie contractée dans les tranchées (p. 82), resserrent les liens entre les futurs époux. C’est d’ailleurs à l’organisation de leur mariage qu’ils vont se consacrer pendant plusieurs mois, fin 1916 – début 1917. L’arrivée de la petite Hélène, à la fin de l’année 1917, au moment où Henri rentre en France laissant sa famille à Saigon, occupe également une grande partie des discussions en 1918.

L’écriture est d’abord, dans le contexte de la guerre, un besoin (p. 28). H. Fauconnier est pris entre, d’une part, le désir de protéger ses proches de ses idées noires et de ne pas alimenter leur angoisse de le savoir exposé (certaines notes ne sont envoyées que plusieurs semaines après : p. 68) et, d’autre part, le besoin de se décharger de son expérience : ainsi, à propos du cafard qui le saisit, en mars 1915 : « il m’était impossible d’écrire. J’attendais que la bonne humeur revienne, et elle revient vite dès qu’on se met à penser. Pourtant, j’ai conscience d’avoir copieusement grogné dans mes notes ou mes lettres, assez pour me soulager. » (p. 71. C’est moi qui souligne.) Conscient de la censure (p. 75), il s’amuse quelque fois à la contourner (p. 39). L’écriture est également une expérience marquante dans sa vie : s’il projette depuis des années de s’y consacrer (voir la préface), la guerre le pousse à se confronter à la difficulté d’enserrer son expérience dans des mots (pp. 170-171). En novembre 1917, il tente d’écrire un roman à bord du bateau qui le ramène en France : « j’essaye d’écrire quelque chose. Ce serait le moment de voir si j’en suis capable. Mais je me perds dans une abondance d’idées qui manquent de lien entre elles. Si je tenais mon sujet, je crois que ce ne serait pas difficile d’écrire. J’en avais un jadis, mais je le garde pour plus tard. En ce moment, c’est de guerre et d’amour qu’il faudrait parler. » (pp. 246-247). Ce sujet qu’il garde « pour plus tard » est vraisemblablement celui qui, en 1930, lui permettra d’obtenir le prix Goncourt, Malaisie.

Parti à la guerre dans la fièvre et l’émotion, il ne cache pas son enthousiasme : « si je n’aimais pas, je me réjouirai de cette guerre qui manquait à ma vie, et qui la complète si bien. » (p. 18) Cet empressement à rejoindre le combat, qu’il peine à se représenter mais qu’il pressent « plein d’horreur » (p. 20) se heurte pourtant à l’administration militaire qui l’affecte dans un premier temps avec des hommes mûrs (des territoriaux). Se jugeant plus « belliqueux » (p. 21), il est frustré et se porte volontaire pour rejoindre le front. Mais il doit se résigner à une attente désespérante et à l’ennui d’une vie de caserne (p. 26). Lorsqu’il est enfin appelé à rejoindre le front dans un groupe de mitrailleurs, il découvre très vite les dangers et les souffrances matérielles et morales des combattants. Ses descriptions sur son environnement matériel sont précises durant les premiers mois. Puis s’habituant à la guerre, il note : « il y a tous les jours des bombardements, fusillades, incidents, qui pourraient faire le sujet d’une lettre. Je ne pense même plus à en parler. Quant à les noter sèchement, avec le jour et l’heure, cela ne serait qu’une nomenclature. J’aime mieux essayer de vous faire voir, de temps en temps, quelques épisodes au hasard. » (p. 76) Les attaques sont toutefois relatées avec finesse, de même que les souffrances des soldats. L’enthousiasme du début de la guerre s’émousse au contact des réalités de la guerre, faite de tracasseries de la « servitude » militaire contre lesquelles il s’emporte fréquemment (p. 153), de coups durs et d’attentes sans fin, écrasantes d’ennui.

Cette désillusion le pousse à tenter de se soustraire aux dangers et aux souffrances de la vie quotidienne des combattants : « alors je pensais à décembre. Décembrrrre… ! On a beau avoir fait le sacrifice de soi-même, la bête est toujours là, qui cherche son petit bien-être du moment, et l’esprit se révolte aussi, parce qu’il veut que ce sacrifice soit utile. » H. Fauconnier est partagé : d’un côté, il multiplie les demandes pour « s’embusquer », comme interprète, par exemple (« tous les Anglais que j’ai interrogés se plaignent de ceux qu’ils ont. […] Pour moi ce ne serait pas m’embusquer que de devenir interprète. J’accepterai même sans scrupule un congé d’hiver en Malaisie s’il m’était offert » (p. 105) Face aux « vulgaires gueules devant le créneau », p. 105), et d’un autre, il culpabilise au moment où sa fonction de caporal fourrier le soustrait au feu : en effet, l’attaque se prépare et il reçoit l’ordre de regagner l’arrière-front et de laisser ses camarades : « j’étais horriblement partagé entre la joie de partir et l’envie de rester. C’est curieux : un soulagement de l’instinct et une révolte de la volonté. […] Je suis revenu ici avec l’impression d’être presque un déserteur. » (p. 173) Il parvient à force de démarches à s’extraire du danger, en suivant une formation d’officier, puis en obtenant d’être envoyé en mission en Indochine, et enfin, de retour d’orient, en obtenant une place dans un bureau à l’arrière, d’où il commente la fin de la guerre et la démobilisation.

Un regard sur ses sentiments en 1916 est éloquent sur l’évolution de son état d’esprit, belliqueux en 1914 : « Quelle dose d’enthousiasme il a fallu que j’ai au début pour résister si longtemps à ce qui m’est le plus pénible, le froid, la saleté, la contrainte et la promiscuité des imbéciles ! […] Si la guerre dure encore un an, elle me rendra à vous morose et pessimiste. » (p. 145) Quelques mois plus tard : « si, je peux dire que je hais la guerre. C’est une façon, et la vraie, d’aimer sa patrie. » (p. 176) Ou encore : « il ne faut attendre ici nulle pitié. Il importe peu qu’on souffre, pourvu qu’on puisse encore marcher. La chair à canon n’a pas le droit de se plaindre. Et c’est bien embêtant qu’on ne puisse l’empêcher de penser. […] J’aurais assez volontiers donné ma vie, maintenant je préfère la garder. Pourquoi ? Je crois que ce sont les journaux qui ont tué mon idéal. Ils ne sont pleins que de mensonges, de louanges hypocrites pour nous, d’articles navrants de bêtise et de mauvais goût. Et ils parlent au nom de la France… (ils finiraient par vous faire haïr la France !) Et si parfois une lueur de vérité ou de bon sens apparaît chez eux, vite la Censure efface. Les grands quotidiens nous ont dégoûtés de la guerre, qui est déjà assez dégoûtante par elle-même. Il ne reste plus qu’à la subir comme une affreuse maladie. Mais qu’on ne dise pas que nous la trouvons belle ! Ce qui est beau, c’est la vie, dans la paix, l’amour, et la liberté. » (pp. 193-194).

A ces observations, il conviendrait d’en ajouter d’autres, sur la durée de la guerre, au cœur de beaucoup de conversations (p. 104), sur les combattants moins cultivés et le malaise qu’il ressent dans la promiscuité imposée avec eux (p. 201), sur son sentiment à l’égard de l’ennemi, qu’il ne veut pas voir caricaturé (p. 197), sur la nécessité de l’oubli pour tenir (p. 197) et sur de nombreux autres sujets qui font d’Henri Fauconnier un témoin au parcours atypique et un observateur fin des hommes en guerre.

Cédric Marty – 30.04.08

 

 

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Christophe, Victor (1891- ?)

1.   Le témoin

Né en 1891 ; jeune paysan, mobilisé le 31 juillet 1914 au 150e R.I. en tant que musicien ; d’après ces carnets, Victor Christophe vécut l’essentiel de la guerre à proximité du front, c’est-à-dire suffisamment près pour subir la chute plus ou moins aléatoire d’obus ; un certain nombre de ses camarades sont d’ailleurs blessés ou tués près de lui ; mais son regard et ses commentaires sont ceux d’un soldat qui ne connut pas l’expérience directe des tranchées de premières lignes ; ses activités consistent à transporter des blessés, du matériel ; à participer aux défilés et diverses cérémonies qui à l’arrière du front (à plusieurs kilomètres) s’agrémentent de musique militaire. Chose étrange, nous ignorons même de quel instrument joue ce musicien…

Pendant toute la guerre, il ne rejoint son village de Bas-Lieu (canton d’Avesnes, Nord) alors en zone occupée, que pour une permission obtenue en janvier 1919 ; pendant l’occupation, il passe ses autres permissions à Paris (une visite au Havre et à Rouen) où se trouvent certains membres de sa famille ; il n’est démobilisé qu’en juillet 1919.

2.   Le témoignage :

Le texte des carnets de guerre de Victor Christophe a été établi par Paul Christophe, son fils, pour leur édition dans l’ouvrage : Journaux de combattants et de civils de la France du Nord, introduction et notes d’Annette Becker, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 17-105.

Le carnet couvre irrégulièrement les années de guerre : l’année 1914 n’est renseignée que du 30 juillet au 20 septembre ; l’année 1915 du 1er janvier au 25 mai (24 dates seulement sont renseignées); l’année 1916 est en revanche beaucoup mieux nourrie (142 dates renseignées); l’année 1917 (121 dates renseignées) ; l’année 1918 (54 dates renseignées) ;

Notons qu’un certain nombre de […] laissent à penser que certains passages n’ont pas été retenus pour la publication. Mais nous ne disposons d’aucune information plus précise à ce sujet.

3.   L’analyse

L’année 1914 se caractérise par une longue marche commencée avec l’offensive de Lorraine qui tourne court : 22-23 août 1914, bientôt suivie par la retraite sous une chaleur torride. Puis, à partir du 6 septembre, Christophe suit le nouveau mouvement vers l’avant. Il parvient le 20 septembre à Verdun, cantonné à la caserne Miribel. Pour l’année 1914, les carnets recèlent une longue liste des communes traversées et retraversées.

En tant que musicien, ce soldat est affecté à ce que l’on appelle une C.H.R., compagnie hors rang. Pendant que les soldats « dans le rang » de son régiment, le 150e R.I. participent à la douloureuse et mortelle guerre de tranchées, Victor Christophe connaît la vie de l’arrière-front qui, sans être exempte de tout danger (il y a parfois des pluies d’obus meurtriers Cf. 13 avril ; 30 septembre, 13 octobre 1916) est fort supportable, de l’aveu même de l’auteur des carnets, bien conscient de ses privilèges (13 avril 1916 : « […] ma foi, nous sommes mieux là encore qu’en première ligne » ; 3 octobre 1916 : « Par ce mauvais temps, nous sommes encore des heureux à côté de nos camarades qui sont en lignes). L’ennemi le plus redoutable est souvent le rat qui avec le bruit de la canonnade ou des avions bombardiers empêche les musiciens de dormir (15 février 1916) : « […] toute la nuit on pouvait entendre din, din, din, les rats venant mordre le bout de viande et faisant tinter la clochette Et voilà comment la guerre se passe le plus agréablement qu’il est possible de la rendre, bien que ce ne soit pas toujours possible »…

Moral

On sait que V. Christophe fréquente les églises, assiste aux messes lorsque son service lui en offre le loisir (par ex. 9 avril 1916) et peut-être a-t-il été marqué par un type de discours catholique fort présent à l’arrière-front et à l’arrière ; toujours est-il que le 1er mars 1916, il reprend à son compte l’idée que la guerre et ses souffrances sont une punition : « […] la privation aura aboli ces désirs luxueux qui nous faisaient nous plaindre dans l’abondance. Trop gâtés nous étions, pauvres Français ! »… Mais comme on va le voir, cette tournure d’esprit va considérablement évoluer. Et très rapidement.

En effet, le moral du jeune homme, paysan sensible au temps qu’il fait, aux changements de saison est très fluctuant ; la longueur de la guerre lui pèse ; le 14 mars 1916,  dans le secteur de Verdun, mais toujours à bonne distance de la ligne de feu, Christophe écrit : « […] Le canon donne un peu moins en ce moment : et dire qu’en ces journées de printemps on se sent si bien vivre et qu’à quelques kilomètres la mort se sème à flots ! » ; idem, le 16 mars 1916 ; à nouveau le 2 avril 1916 : « Encore du beau temps ! C’est malheureux de s’entretuer par du temps semblable… » ; et le 9 avril 1916 : « Dimanche de la Passion aujourd’hui. Profitant d’un court répit, je vais entendre la messe. Depuis le matin, retentit un formidable bombardement sur notre ancien secteur, le Mort-Homme. Allons, voilà que je ne sais plus quoi ! On devient un peu dingot dans ce métier, il n’y a pas à douter ! L’ancienne existence reviendra-t-elle ? On se le demande souvent, surtout en ces jours où l’on peut constater et apprécier les délices de la vie civile. Enfin, espérons toujours et ne perdons pas courage. » ; les carnets de Victor Christophe témoignent de ce que les soldats de l’arrière-front s’adaptent et s’accomodent relativement bien de la guerre qui fait rage à quelques kilomètres ; ils aménagent leurs nouvelles vies, comme ils aménagent leurs logements successifs : le 23 avril 1916 : « […] Après la soupe, en allant voir quelques musiciens cantonnés un peu plus loin, je rencontre Dindin qui m’invite à boire un quart de vin avec ses camarades. On boit un quart, deux quarts, trois quarts, une gnole, deux gnoles, trois gnoles si bien que je regagne le tas de couvertures qui me sert de « plume », un peu ému ! Enfin, c’est la guerre. »

La chute du moral des défenseurs de Verdun :

La distance vis-à-vis de la ligne de front proprement dite n’empêche pas Victor Christophe de prendre conscience de la chute du moral des troupes combattantes du secteur de Verdun descendues au repos (ici celles attachées à la 40e D.I.) et de livrer un certain nombre d’indices et de commentaires intéressants ; à nouveau il se montre conscient de l’écart séparant la ligne de feu de la zone arrière : 2 juillet 1916 ; 8 juillet 1916 : « Sommes toujours au ravin de Boncourt. Les correspondances sont terriblement retardées : 60% sont ouvertes […]. Pour ma part, ceci ne m’étonne qu’à demi : des troupes arrivant d’un pareil carnage ont forcément le moral un peu atteint. Je comprends très bien que des hommes occupant depuis 20 mois un secteur tranquille, cultivant des jardins, pouvant se ravitailler aux villes voisines conservent cette haute pensée de la victoire proche et facile. […] Mais quand ces mêmes hommes sont soumis pendant 3 périodes de 23, 21 et 16 jours à un bombardement infernal comme celui de Verdun, eh bien ! ceci bouleverse la cervelle (nombreuses désertions), explique un peu la conduite de ces hommes abandonnant leur poste. Il est certain que ces soldats soumis par la pensée à cette idée fixe de se retrouver au milieu d’un semblable enfer, auraient traversé un peloton d’exécution plutôt que de rejoindre avec leurs camarades. L’esprit reposé, les nerfs calmes, ces malheureux revenaient se rendre comme des écoliers en faute. Quelles terribles crises le cerveau de ces pauvres aura-t-il traversées ! Enfin ! nous nous devons toujours tout entiers à la patrie en danger. » ; 18 août 1916 : « […] A midi un sergent du 154 amène un homme déserteur de Verdun. Tous ces malheureux regrettent leur acte en pensant à leurs « vieux » comme ils disent. Pour la plupart au front depuis le début, une minute d’égarement et de non-réflexion sous Verdun leur vaut plusieurs années de travaux publics, quand ce n’est pas la mort. Celui-ci s’en tire avec 10 ans après les 21 jours de prévôté, touchant la demi-ration : 21 haricots ! dit-il d’un air mélancolique cuisinés par un maçon ou un terrassier. Et ni tabac, ni « pinard » ! Tous veulent racheter leur faute : 3 patrouilles, disent-ils, amenant une citation, plus 3 mois de conduite exemplaire donnent droit à la feuille de réhabilitation ».

Dans la Somme, le 26 septembre 1916, il est témoin d’une punition infligée à un soldat anglais : « […] il est attaché à la roue d’un caisson »

L’ennemi :

Victor Christophe plaint régulièrement ses camarades en ligne ; le 3 octobre 1916, il plaint aussi ceux d’en face : «  Les tranchées boches conquises sont entièrement bouleversées et nos troupes s’installent dans les trous d’obus. Quoi de plus terrible que la position de ces malheureux sous la pluie et la mitraille et sans aucun abri ! Quant aux boches, ils sont au moins aussi malheureux, avec ce que nous leur balançons. Des camarades du 73e nous disent : « Ces malheureux présentent un tel aspect d’effroi quand ils crient  « Kamarades » que le plus endurci d’entre nous, bien qu’exalté par la chaleur de l’action, est dans l’impossibilité de leur tirer dessus »…» ; de telles réflexions alternent avec d’autres plus hostiles (5 août 1917, 6 novembre 1918 ).

Emotion patriotique :

21 janvier 1917, lors d’un concert offert aux troupes au repos à Maffrécourt, la Marseillaise produit un grand effet sur l’assistance : « […] tous, officiers et soldats furent littéralement subjugués, hypnotisés ! rien ne pouvait arrêter ces paroles accompagnées de gestes émouvants ; pas même la baguette de notre chef dirigeant la musique. Et bissé et applaudi de tous, Goavec dut nous chanter le troisième couplet […]. En vérité, scène patriotique ne m’avait jamais produit semblable émotion. […] Vraiment dommage que le général soit parti si tôt. Voici deux bonnes journées passées qui font un peu oublier les misères de la guerre… ». A-t-on affaire à l’expression d’un patriotisme « exalté » ? Ou à une manifestation d’explosion nerveuse d’hommes ayant été soumis à une forte et longue tension ? difficile de trancher. Néanmoins, V. Christophe observe à quel point la guerre pèse sur les corps et sur les esprits : 22 septembre 1918 : « […] à la longue, après ces quatre années, l’abrutissement nous gagne. On sent cette fatigue nerveuse en remarquant les camarades s’énerver , s’emporter pour un rien : en s’étudiant bien, on constate que l’on fait exactement la même chose. Ô guerre ! » ; à l’inverse, le 12 novembre 1918 : « Aujourd’hui, premier jour de la paix, hier était le 1561e de la guerre ! On n’y croit pas encore ! Comme la vie de misères, celle de bien-être reviendra peu à peu. Mais la physionomie de tous se déride : on s’aborde le sourire aux lèvres »…

L’offensive Nivelle : Victor Christophe n’y prend pas part en première ligne mais un certain nombre de ses camarades musiciens participent à l’assaut ; ces carnets nous renseignent sur la rapidité avec laquelle les troupes stationnées à l’arrière-front ont perçu la catastrophe, notamment au travers de l’afflux des blessés (Cf. Antoine Prost, « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 137-151.): entrées du 16 avril, 17 avril ; 18 avril : « Dès le matin, nous apprenons que le régiment est relevé. Gurat, Albert et Achille arrivent vers 8 heures, nous confirmant malheureusement les pertes terribles de notre régiment et son échec en face des positions ennemies redoutables du Mont Sapigneul, non détruites par l’artillerie. Le 114e nous relève. Et la pluie tombe toujours ! Par-dessus tout, le canon tonne, terrible » ; 19 avril : « […] A partir de 15 heures un roulement de canonnade donne, terrible, sur l’ensemble du secteur. Quel carnage effroyable ce doit être. A 15 h 30 passe un important peloton de prisonniers : 500, dit-on. Les nouvelles concernant le 150e ne sont guère encourageantes malgré l’entrain des officiers et des hommes. Après être sortis et avancés un peu, les malheureux furent hachés par un terrible feu de mitrailleuses. […] La C.H.R., le fusil en mains, se préparait à repousser les boches : quelle mêlée et quel carnage ! »… 22 avril : « […] Et dire que cette hécatombe eut lieu en 2 heures et demie ! »

Russes et Russie sont évoqués à trois occasions : tout d’abord,  V. Christophe essaye d’entrer en contact avec des soldats russes présents au Chemin des Dames (20 avril 1917) mais : « Pas facile de se comprendre sinon au moyen d’un dictionnaire que l’un d’entre eux sort aussitôt ». Cf. Rémy Cazals, « Soldats russes en France. Entre guerre et révolution », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 217-225. Ensuite, comme de nombreux soldats, Christophe s’inquiète des événements révolutionnaires qui éclatent en Russie : 12 septembre 1917 : « La guerre civile éclate en Russie. Le généralissime marche contre le gouvernement : pauvre Russie ! ». Le 3 novembre 1917, l’échec italien de Caporetto est mis sur le compte de la « crise russe » ; le 18 décembre 1917, l’armistice signé par les Russes est ainsi commenté : « Que va-t-il donc sortir de tout ceci ? Un gros effort des Allemands va sûrement être donné sur notre front. J’espère que nos hauts dirigeants prévoient le fait de même qu’ils obvient pour pouvoir répondre à la formidable invasion aérienne ennemie qui aura lieu sans nul doute l’an prochain. Eux construisent, nous… jusque-là, avons causé ! » ; à nouveau, une critique à peine voilée à l’endroit des dirigeants français. Enfin, le 8 juillet 1919, Christophe s’installe au camp de Mailly. Le lendemain il évoque une dernière fois les troupes russes : (9 juillet) : « Aménagement du cantonnement. 8 000 Russes sont ici encore, prisonniers des allemands, libérés à l’armistice. Ils refusent de travailler et même de préparer leur nourriture. Une petite révolte de leur part a eu lieu ces jours derniers : quelques tanks chargèrent, paraît-il, des 75 prirent le réglage : au bilan 6 ou 7 tués ! C’est toujours la guerre ! »…

Après l’échec du Chemin des Dames, il est notable que le ton de V. Christophe devient volontiers sarcastique, ce qui peut témoigner de la baisse de son propre moral ; dès lors, il émet de plus en plus de doutes sur le degré de préparation des autorités françaises ; le 30 mai 1917, il assiste au mitraillage d’une saucisse par un avion allemand : « […] L’observateur du ballon, sans attendre une seconde, saute avec son parachute et quelques minutes après (délai que je n’arrive pas à expliquer) une flamme jaillit à l’un des bouts du « captif » qui, rapidement consumé, s’abat sur le sol. Encore quelque billets de mille volatilisés ! Heureusement que nous avons la maîtrise de l’air. Que serait-ce si nous ne l’avions pas ! Pendant ce temps, nos « as » se reposent sans doute ! » Comme s’il s’en voulait de cette remarque, il conclut par une forme d’auto-dénonciation : « (Esprit infâme !) » ; mais dès le lendemain, il récidive : (31 mai) « […] Ce soir, nos avions montent la garde autour des observateurs : ce n’est pas trop tôt ! » ; le 23 juillet (1917), le ton devient franchement acerbe pour ne pas dire subversif : (Verdun) « 22 juillet 1917. Plusieurs cimetières rappellent ici les hécatombes de l’année dernière. Que de deuils hélas ! accrus tous les jours pour satisfaire l’orgueil de quelques déséquilibrés ! ». Quelques semaines plus tard, la visite de cimetières militaires retrempe sa « haine » de l’ennemi : (5 août 1917): « […] Que de cocardes tricolores représentant hélas ! autant de morts. Et quand l’on voit ces malheureux étendus par milliers, ces ruines sur lesquelles ces barbares s’acharnèrent, la raison de l’homme le plus paisible commande de faire payer ces misérables » ; mais peu à peu, la lassitude de la guerre semble l’emporter sur toute autre considération : 1er décembre 1917 : « 40 mois de guerre ! Quand donc la fin de cette tuerie ?» ; 12 février 1918 : « […] De nouveau, voici la voix qui revient au canon. […] Que de barbarie en cette Europe civilisée !.. » ; 20 août 1918 : « Liberté, égalité, fraternité sont-ils un idéal atteint ou à atteindre… »

Mutineries : s’il a connaissance des « troubles », V. Christophe demeure fort discret dans ses considérations : « 7 juin (1917) : ce matin, les ordres sont changés et nous allons à Romigny. […] A l’arrivée, je comprends pourquoi nous ne sommes pas allés cantonner à Sarcy : tout simplement à cause de troubles de troupes cantonnées à Villers-en-Tardenois. Ces dernière ont, paraît-il, mitraillé ces jours derniers celles cantonnées à Romigny. Ça marche, la guerre ! Grève des midinettes à Paris : tout s’enchaîne à merveille ! » ; pour autant, même si ce soldat reste à distance de ces troubles, son esprit porte néanmoins la marque du « mauvais » état d’esprit ambiant au lendemain de l’échec du Chemin des Dames.

Cas de grippe espagnole (24 septembre 1918).

Enfants de l’ennemi : 12 novembre 1918 : « […] M. le médecin Marceau, de notre régiment, a hier, à Wadelincourt, accouché une jeune fille de 16 ans ½ , d’un petit allemand ! Nombreux sont les cas semblables ». Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Aubier, 1995.

Délitement de l’armée allemande : 16 décembre 1918 : « Séjour à Faulquemont. On trouve ici beaucoup de choses encore ; les magasins sont approvisionnés. Les prix varient avec ceux de la France suivant l’objet ou la marchandise sont plus ou moins rares. Une habitante nous raconte qu’à leur départ les soldats allemands malmenaient leurs officiers, les dégradant, etc. tous n’avaient qu’un but, rentrer chez eux. »

Au total, ce témoignage d’un soldat de l’arrière-front, malgré sa distance des tranchées, malgré son style discret et sans effet, s’avère utile en ce qu’il complète notre connaissance de l’expérience spécifique des soldats non combattants qui à leur place, fort différentes de celle des combattants véritables, ont également fait marcher la machine de guerre.

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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