Lugand, Fernand (1888-1950)

1. Le témoin

Dans la famille Lugand, on est douanier de père en fils depuis des générations. Fernand est né le 28 janvier 1888 à Saint-Germain-de-Joux (Ain) d’un père préposé aux douanes et d’une mère modiste et lapidaire. Après le service militaire, effectué de 1909 à 1911, il se marie et devient douanier à Lajoux (Jura). Lors de la mobilisation, les douaniers doivent rester à leur poste et il n’arrive au front qu’en juin 1915, au 7e BCA, dans les Vosges, secteurs chauds de l’Hartmannswillerkopf et du Lingekopf où il est gravement blessé au coude et au flanc le 24 avril 1916, blessure qui lui vaut d’être rayé des cadres militaires. Il avait été nommé caporal fourrier en novembre 1915, et sergent fourrier en février 1916. Il reprend ses fonctions d’avant la guerre et termine sa carrière à Chambéry. Arrêté par la Gestapo en janvier 1944, il est relâché peu après. Il meurt le 13 octobre 1950 à Cognin (Savoie).

2. Le témoignage

Fernand Lugand a rédigé ses mémoires pendant l’hiver 1934-35 à partir de notes qui n’ont pas été conservées. Il s’agit d’un texte adressé à sa fille, alors âgée de 16 ans. Cette remarque est importante pour en comprendre le ton. La publication résulte d’un travail collectif des descendants : Fernand Lugand, Carnets de guerre d’un « poilu » savoyard, présentés par Xavier Charvet, préface du professeur Jean-Jacques Becker, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2000, 158 p., avec des photos, des croquis de localisation et les dessins de divers chargements de mulets.

Le préfacier estime que le témoignage de F. Lugand rejoint celui des combattants : s’il a tenu, c’est pour « la défense de son pays, de sa patrie ». En ce qui concerne « les combattants », il faut inviter à lire les autres témoignages. En ce qui concerne notre chasseur alpin, il est bien évident qu’il n’était pas antipatriote. Mais X. Charvet me paraît plus près de la vérité lorsqu’il écrit que Fernand était « tiraillé en permanence entre l’espoir et le désespoir, conforté par le courage des autres ajouté au sien, confronté à sa peur intime ôtée de la vue des compagnons d’armes ». Dans le texte de Fernand, une des rares allusions à la Patrie se trouve au début du témoignage, lors du départ pour le front, et il s’agit d’une formule rhétorique : « Nous allons offrir notre sang et notre chair pour la défense de la Patrie. » Ensuite, lorsqu’il fait part de ses réflexions sur la guerre, il signale que tous ses camarades « aspirent au même but : la Paix », sans parler de victoire de la Patrie (p. 51). Plus loin, chacun implore « le Tout-Puissant d’intervenir pour mettre un terme à ce carnage indigne de l’humanité » (p. 121). Il termine en souhaitant « que cette folie guerrière n’étende jamais plus ses griffes sanglantes sur notre pauvre humanité ».

3. Analyse

La découverte des hommes du front par le douanier nouveau venu est édifiante : ils sont modestes et fraternels ; les officiers répondent à ce modèle : « il est grand, il est beau, il est fort et son allure est superbe » (p. 50-52). Fernand reçoit le baptême du feu le 10 juillet 1915 : il décrit la préparation d’artillerie et la sortie des chasseurs, fauchés par les mitrailleuses (p. 54). Dans les Vosges, le relief lui permet quelquefois d’assister, de haut, à une attaque (par exemple en juillet 1915 sur le Reichakerkopf). En décembre, sur l’Hartmannswillerkopf, il a une vision large de la bataille et, en même temps, la possibilité de voir le sang ruisseler et d’entendre les « han ! » et les râles du combat au couteau, ce qui rend cette dernière partie du témoignage peu crédible.

Un matin, comme il est très bon tireur, il a la possibilité de tuer un Allemand qu’il voit en train de travailler, mais il ne tire pas parce que ce serait lâche, et sa conscience l’approuve (p. 59). Même s’il ne souhaite pas décrire pour sa jeune fille les scènes les plus atroces, il raconte cependant comment les restes d’un sergent pulvérisé par un obus, ramassés par ses camarades, tiennent finalement dans une boîte de biscuits (p. 93).

Chargé de distribuer le courrier, il note que « les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps » (p. 60). Puis il décrit aussi dans le détail la façon dont s’effectue le ravitaillement en ligne à partir de la cuisine roulante (p. 74). Il n’hésite pas à mentionner une cuite personnelle après quatre bouteilles de champagne (p. 96). Détail amusant : lorsque des dragons viennent renforcer les fantassins, ils ne savent pas confectionner le sac, et ne l’ont jamais porté (p. 104).

De la p. 125 à la p. 130, l’épisode de la blessure et des premiers soins est également à retenir.

Rémy Cazals, juin 2011

Share

Grison, Pierre (1889-1977)

1. Le témoin

Fils d’un ingénieur de compagnie de chemin de fer, Pierre Grison est né à Paris le 15 mai 1889. Il est l’aîné de quatre garçons dont trois feront la guerre de 14, l’un étant tué dans la Somme en novembre 1916. Son enfance se déroule en Touraine et dans l’Orléanais. Brillantes études classiques au collège Saint Grégoire de Tours : il va parsemer ses carnets de citations latines et grecques ; au front, il va lire Aristophane « pour passer le temps ». Famille très pieuse et patriote. Il souhaitera la victoire totale et non une paix de compromis (mais ces questions occupent peu de place dans le témoignage). Il prépare Polytechnique à l’école Sainte Geneviève de la rue des Postes à Paris, mais échoue. Il s’engage en 1910 dans l’artillerie. Il est nommé sous-lieutenant le 2 août 1914 (au 20e RAC de Poitiers), lieutenant le 4 avril 1916. Après la guerre, il poursuit sa carrière dans l’armée. Décédé en 1977, il avait demandé pour ses obsèques la même simplicité que celle du temps de guerre, avec une messe exclusivement en latin.

2. Le témoignage

Pierre Grison a rempli au jour le jour 6 petits carnets, au crayon, qu’il a ensuite recopiés et complétés à la plume. L’édition a été préparée par son fils Marc : Pierre Grison, La Grande Guerre d’un lieutenant d’artillerie, Carnets de guerre de 1914 à 1919, préface de Guy Pédroncini, Paris, L’Harmattan, 1999, 294 p., croquis, cahier photo, index des noms de personnes. Les notes quotidiennes sont très brèves, sans développement, par exemple : « Je reste à la batterie. Beau temps. » ou « Je vais à l’observatoire. Le téléphone ne marche pas. » L’ouvrage se prête mal à une lecture suivie, mais l’historien peut y glaner des informations.

3. Analyse

D’abord dans l’ordre chronologique :

Le départ se fait dans l’enthousiasme et les illusions. Un officier d’état-major affirme que « l’artillerie allemande n’existe pas devant nos 75 ». En août et septembre, ce ne sont que marches dans tous les sens, on s’empêtre, on se dépêtre ; les hommes sont éreintés ; les chevaux, exténués, « crèvent comme des mouches ». Les services sont en débandade, on se perd. Le 12 septembre, Pierre Grison note : « Je n’ai encore rien vu de plus démoralisant que cette marche. » Le 5 octobre, il signale de nombreux cas de typhoïde. Durant l’hiver, son régiment se trouve près d’Ypres et des Anglais. Le 23 décembre, trois officiers d’artillerie passent la journée dans les tranchées. L’un « siffle des airs allemands dans un poste d’écoute. Les Boches lui répondent. » En Artois, au printemps, le 20e occupe le secteur bien connu de Louis Barthas : Ablain, Barlin, La Bassée, le Fond de Buval… Puis Pierre Grison croit mourir d’ennui au cours d’une « période de tir sur avions invisibles ». En octobre 1915, il obtient déjà sa deuxième permission. En décembre, toujours en Artois, il signale les fortes pluies mais ne dit rien des fraternisations ; soit il n’a pas vu ce que faisaient les fantassins des deux camps, contraints de sortir des tranchées pour ne pas se noyer, soit il n’a pas voulu en parler. Le régiment est à la cote 304 et au Mort-Homme (mars-mai 1916), en Champagne (mai-septembre), dans la Somme (fin 1916). De mars à novembre 1917, P. Grison se considère comme « embusqué », instructeur à l’école de Fontainebleau, puis stagiaire à Arcis-sur-Aube. Au 118e régiment d’artillerie lourde, le voici en Belgique, dans la Somme en avril 1918 au moment où la retraite s’accompagne de beaucoup de désorganisation, puis à Verdun, et dans l’Aisne où la pression ennemie oblige à tirer d’une façon que les professeurs d’Arcis ne trouveraient guère orthodoxe (p. 234). Du côté de Laffaux, Grison parcourt les paysages photographiés par Berthelé : Fruty, Vauxrains, Allemant. Puis c’est le 11 novembre. Il trouve que « les conditions de l’armistice sont terribles pour les Boches » ; les journaux parlent de la rive gauche du Rhin : « L’appétit vient en mangeant » ; la paix de Wilson recèle des « nuées » (p. 256), et P. Grison ne croit guère en la Société des Nations.

Le livre renseigne aussi sur la guerre des artilleurs :

Il est clair qu’ils ne connaissent pas les souffrances des fantassins. Si Grison tombe dans un trou d’obus plein d’eau, c’est un accident (p. 131). Certes, les risques existent. Des camarades sont blessés ou tués. Il est lui-même enterré par un obus, mais il s’en sort sans mal. Un grave danger, signalé à plusieurs reprises est l’éclatement du canon (p. 70, 75, 163). Les fantassins parlent souvent des pertes occasionnées par des tirs trop courts de l’artillerie amie. Ici, ils sont reconnus par un artilleur (p. 53, 116). On apprend ce qu’est un tir de superposition (tir de plusieurs unités concentré sur un même objectif, p. 120) ; le rôle des plaquettes (pour donner à l’obus une trajectoire plus courbe, p. 43) ; le calcul de « la hausse du jour » qui doit tenir compte du vent, de la température, de l’humidité, p. 121). Les lignes téléphoniques sont souvent coupées ; on utilise le canon contre les réseaux de fil de fer (le 10 juillet 1916, 300 coups dans la matinée pour faire une brèche, puis 200 coups l’après-midi, p. 116). On apprend aussi que le nouveau canon Pd7 « ne vaut rien », surtout comparé au bon vieux 75.

Rémy Cazals, juin 2011

 

Share

Boutant, Pierre Émile (1879-1953)

1. Le témoin

Pierre Émile Boutant est né à Messeux (Charente) le 18 mars 1879 dans une famille de cultivateurs d’une certaine aisance. Titulaire du certificat d’études primaires, son esprit est très ouvert et il saura observer les techniques agricoles dans les pays traversés pendant la guerre. Marié en avril 1907, il a une fille avant 1914 (deux fils après la guerre). Parti de son village le 8 octobre 1914, on ne sait rien de sa participation à la guerre jusqu’à son embarquement pour Salonique, le 14 décembre 1915. Il est alors au 112e régiment d’artillerie lourde (canons de 105) et exerce les fonctions de ravitailleur des batteries en ligne. Il rentre en France par Itea et Tarente, malade, et il est « rayé des contrôles » le 15 octobre 1917. Il souffrira longtemps de crises de paludisme. Le présentateur du témoignage signale qu’il est devenu conseiller municipal de sa commune. Il est décédé en 1953.

2. Le témoignage

Deux carnets de 11×6,7 cm ont pour dates extrêmes le 14 décembre 1915 et le 7 août 1917. Conservés par la famille, ils ont été confiés à Joël Giraud, professeur agrégé d’histoire au lycée de Confolens, qui les a édités en une plaquette de format A4 : Un Charentais dans les Balkans, Carnets de Pierre Émile Boutant sur le front d’Orient (1915-1917), présentés par Joël Giraud, Les Amis du Vieux Confolens, 1999, 65 p. Les notes du journal de route sont la plupart du temps d’un style laconique, sans développements ; le présentateur a choisi de les publier intégralement, écrivant avec juste raison que nous ignorons « si nos curiosités d’aujourd’hui seront celles des historiens et des lecteurs de demain ». Le texte du témoignage est suivi de la transcription de deux lettres de l’auteur à sa femme, du fac-similé de deux pages des carnets et de son livret militaire, de quelques photos et d’une carte du front d’Orient.

3. Analyse

– Agriculteur, Boutant note, même succinctement, des observations de professionnel : sur la vigne en Languedoc, lors de son transport vers Marseille (décembre 1915) ; sur les instruments de labour primitifs dans les Balkans (février 1916) ; sur les techniques de la moisson à la faucille (juin 1916) et de battage (8 août 1916) : « C’est un drôle de battage qu’ils font. Ils font traîner à deux bœufs une espèce de madrier qui a en-dessous des petites lames de fer, sur leur blé étendu par terre, et d’autres traînent un rouleau attaché derrière un avant-train jusqu’à ce que leur paille soit minée comme des balles. »

– Il est conscient d’un dépaysement auquel il n’aurait jamais pu penser en temps de paix (11 août 1916) : « Si nous avons la chance de revenir au vieux pays, nous pourrons dire que nous avons mangé du poulet rôti à la frontière bulgare tout en entendant gronder le canon. » Dans les Balkans, il fait aussi la découverte d’un alcool (le mastic) et du vin de Samos, d’une pêche miraculeuse dans la Cerna où, après un orage, on peut ramasser à la main jusqu’à 80 livres de poisson (1er juin 1917). Les minarets lui paraissent de curieux clochers d’églises. Plusieurs villages portent encore la marque des destructions des guerres balkaniques de 1912-1913.

– Ses notes ne montrent aucune haine pour l’ennemi. Il cause parfois avec des Bulgares qui parlent français. Le 18 mars 1917, il fait monter sur sa voiture un officier bulgare prisonnier qui lui paraît « être las de la guerre ». En 1917 encore, mais sans qu’il ait été question de la révolution dans leur pays, il note que les Russes sont retirés du front. Quant aux Anglais, ils ont des infirmières qui mènent joyeuse vie avec les officiers, « aussi ce n’est pas la guerre pour tout le monde » (28 mai 1917).

– L’éloignement n’est supportable que par les liens conservés avec la famille, courrier et colis de nourriture du « pays ». Le 11 juin 1917, il note : « St Barnabé, mais je suis bien loin de la foire de Ruffec. »

– Une grande partie de son travail est de s’occuper des chevaux. L’expression « soins aux chevaux » revient sans cesse dans ses notes. Ils souffrent de la faim plus que les hommes : d’abord, ils semblent moins résistants ; ensuite ils ne peuvent pas mettre la main au portefeuille pour se payer un repas quand l’intendance ne suit pas, ce qui est assez fréquent..

– Le danger vient des coups de pied des chevaux, et un terrible accident arrive le 23 septembre 1916 : « Dans la nuit, un cheval détaché défonce le tonneau de gniole. » Il faut se préserver lors du passage d’avions ou de zeppelins qui lâchent des bombes. Un zeppelin est abattu dans le Vardar le 5 mai 1916. Ravitailleur d’artillerie, Boutant n’assiste que de loin aux combats : il voit passer l’infanterie qui monte ; il entend le bruit du canon ; il voit revenir les blessés et les prisonniers. Un autre danger menace les permissionnaires ou ceux qui rentrent en France définitivement, c’est celui des sous-marins qui ont coulé plusieurs transports de troupes.

– Les froids intenses de l’hiver, les chaleurs de l’été, la consommation d’eau non potable, mais aussi les abus d’alcool ont des conséquences graves sur la santé et sur les relations humaines qui deviennent tendues. Émile Boutant est souvent fatigué, malade. Les gradés vont de soulographie en soulographie ; une fois (24 février 1917), ils en viennent aux mains et les hommes doivent les séparer. Les gradés s’entendent avec les cuistots pour se réserver les meilleurs morceaux, et les hommes doivent provoquer une « crise ministérielle » pour mettre fin aux abus (6 janvier 1917). L’animosité grandit, et Boutant, peu porté sur ce type de notations, signale, le 26 juin 1917, les troubles qui ont lieu tant en France qu’au camp de Zeitenlick, près de Salonique. C’est le moment (14 juillet) où Boutant émet une critique de la guerre en jugeant « assez acceptables » les conditions de paix avancées par les socialistes allemands : « sans annexions, ni indemnités, référendum pour l’Alsace-Lorraine ». Le 5 août, lors de l’embarquement pour la France, il note que, lui et ses camarades, sont « tous gais d’être libérés définitivement de cette boucherie humaine qui existe depuis trois ans ».

Rémy Cazals, 2 mai 2011

Share

Bourgain, André (1883-1953)

1. Le témoin

André Bourgain est né en 1883. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie des métiers du droit. Le grand-père se tournera vers la viticulture puis le père, après la crise du phylloxéra vers la céréaliculture. Sa mère, Louise Noury est le frère du colonel Noury, propriétaire du château de Chantermerle, à Sainte-Pézenne près de Niort. Il a deux frères ; Henri et Pierre. André effectue sa scolarité au collège Saint-André de Poitiers où il obtient la première partie de son baccalauréat. En 1911, alors qu’il effectue une traversée sur un navire de commerce effectuant une liaison entre Le Havre et les Antilles, le navire manque de couler dans une tempête. Il abandonne alors une profession qu’il juge aventureuse. Le 22 juillet 1913, il signe à Poitiers un engagement militaire qui l’affecte au 114e RI de Saint-Maixent mais à l’issue d’une altercation avec son capitaine, ne va pas au bout de sa préparation militaire. C’est donc comme simple soldat qu’il fait la campagne avec son régiment en Lorraine puis en Champagne où il est blessé en septembre 1914. C’est au cours de sa convalescence qu’il rédige les souvenirs de ses deux mois de campagne. De retour au front à une date inconnue, il est promu sergent le 26 février 1915, est gazé puis est porté disparu devant Loos. Fait prisonnier, il est interné à Lunebourg, près de Soltau, camp duquel il tentera de s’évader une dizaine de fois. Il ne regagne la France que le 8 janvier 1919. D’abord cultivateur à Mignaloux-Beauvoir (Vienne), il se lance dans l’immobilier commercial, se spécialisant dans la mutation des débits de boissons. En 1921, André Bourgain se marie à Madeleine Sarget, issue d’une famille de propriétaires terriens et le couple s’installe dans une maison bourgeoise de Saint-Martial-sur-Isop. Trois enfants (Gabriel, Edith et François) naissent de leur union. Courtier d’assurance, il est élu maire de sa commune en 1931 jusqu’en 1944. Il meurt d’un infarctus en 1953.

2. Le témoignage

Kocher-Marbœuf, Eric – Azaïs, Raymond, Le choc de 1914. La Crèche, Geste éditions, 2008, 147 pages.

André Bourgain part donc à la guerre au sein de la 14e escouade de la 8e compagnie du 114e RI Prêt pour la mobilisation, celle-ci se déroule avec calme et détermination puis le train dépose le régiment à Maxéville en Meurthe-et-Moselle. Là, marches et contremarches laissent l’unité inemployée à l’arrière des combats de la bataille de frontières. Ainsi, ce n’est que le 24 que le régiment subit son baptême du feu entre Cercueil et Erbéviller, laissant 400 hommes hors de combat. Tenant la ligne de feu jusqu’au 3 septembre, le 114e est enlevé et transporté sur la Marne près de Fère-Champenoise. Dès son arrivée « dans un petit bois », il est soumis au bombardement et doit retraiter, peu de temps ; la bataille de la Marne est gagnée, c’est la poursuite jusqu’à Mourmelon. Le 26 septembre, André Bourgain est blessé à la tête par un shrapnel. Bien que légèrement touché, il est évacué dès le lendemain et ne reprendra apparemment pas son carnet de guerre dans la suite de sa campagne.

Eric Kocher-Marbœuf, professeur à l’université de Poitiers, présente dans l’édition deux témoignages (dont un des très rares carnets de guerre de gendarme, voir dans ce dictionnaire la notice de Célestin Brothier) dans la campagne d’août-septembre 1914. Dans une préface opportune, résumant bien les enjeux historiographiques récents autour du témoignage, il rapporte – sans que la précision du cheminement par fausses pistes revête un réel intérêt – l’enquête effectuée en amont de la publication du carnet de Bourgain. Quand au témoignage d’André Bourgain, celui-ci n’a pas pu s’affranchir d’une unité dont le rôle dans la période considérée (août-septembre 1914) se révèle finalement fort ténu sauf l’exposé des quelques engagement auxquels il participe sont chargés d’intensité et d’honnêteté. Bourgain ne cède pas au bourrage de crâne même si sa relation à la guerre reste fortement « domestique » par son lien au ravitaillement quotidien. Cela est dû à une activité militaire peu intense en combats de son régiment. Il y apprend pourtant la guerre, et que le feu tue, différemment selon l’endroit où éclate l’obus (page 122) et heurte l’esprit de corps en trouvant « honteux » la déroute du 137e RI (Fontenay-le-Comte) (page 106).

Dès lors, à part quelques pages intenses et quelques descriptions intéressantes, le choix de rapprocher Bourgain de Brothier reste à démontrer. Enfin l’imbrication des deux carnets avec la date d’écriture comme fil conducteur peut être débattue étant donné la diversité des rôles des deux témoins et une pratique de réécriture sur souvenirs frais des deux témoins.

Des notes opportunes rendent l’édition de qualité à peine minorée par quelques rares erreurs de retranscription (croix rouge au lieu de croix de guerre page 90 ou Chalon-sur-Saône au lieu de Châlons-sur-Marne pages 100 et 115). L’ouvrage est illustré de deux portraits des témoins.

Lieux cités (date – page) :

1914 : Saint-Maixent (1er – 3 août – 37-40), Parthenay (3-5 août – 41-46), Thouars, Saumur, Tours, Saint-Pierre-des-Corps, Orléans, Troyes, Mirecourt, Chalon, Chervigny, Maizières, Neuves-Maisons, Pont-Saint-Vincent (6-7 août – 47-49), Neuves-Maisons, Ludres (8-10 août – 50-51), Nancy, Nomény, Lay-Saint-Christophe (11-12 août – 52-53), Dommartin-sous-Amance (15-17 août – 57-58), Brin-sur-Seille, Nancy, Saint-Max (18-19 août – 59-62), Velaine-sous-Amance (21-23 août – 63-65), Cercueil, Erbéviller (24-25 août – 66-72),  Réméréville, Serres (26 août – 3 septembre – 73-97), Hoéville, Réméréville, Cercueil, Jarville (3-4 septembre – 97-100), Toul, Chalon, Troyes, Thaas, Gourganson (5-6 septembre – 101-103), Gourganson, Faux-Fresnay, Euvy (7-11 septembre – 104-114), Châlons, Mourmelon-le-Grand (12-27 septembre – 115-125).

Rapprochements bibliographiques

Paul, Pierre, Le 114ème au feu. Historique de la guerre 1914-1918, S. éd., 1919, 40 pages.
Tézenas du Montcel, Henry, Lettres de guerre, Protat Frères, 1928.
Quivron, D. (Cpt), « Peur ne connaît, mort ne craint ». La longue marche du 114ème R. I., A.I.A.T. (Saint-Maixent), 1980.

Yann Prouillet, février 2011

Share

Croste, Bernard-Henri (1896-1964)

  1. Le témoin

Né le 18 décembre 1896 à Esténos, en Haute Garonne, dans une famille de colporteurs, il perd sa mère en 1903 et est confié à sa tante avant d’être placé en pension chez un instituteur à Ore. Il suit la formation de l’école primaire supérieure de 1910 à 1912 et obtient le brevet supérieur. Admis à l’école normale d’instituteurs de Toulouse, il est instituteur intérimaire en 1914. Classe 16, il est déclaré bon pour le service le 4 janvier 1915 et est incorporé le 12 mars comme soldat de 2e classe. Croste part pour Saint Cyr en tant qu’élève aspirant, grade qu’il obtient à sa sortie le 15 octobre 1915. Il rejoint le 144e RI. Il sera affecté  successivement au 46e RI (3 décembre 1915), puis au 329e RI (5 octobre 1916).

En février-mars 1917, il est dans l’Aisne et occupe le secteur de Vénizel. Son régiment est rattaché au 1er corps colonial, général Mangin. Le 15 avril, il se place face à son objectif : le Chemin des Dames vers Laffaux (JMO : Béthancourt/le Bosquet/Pré Gayan). Il n’est pas engagé. Le 19 avril, le régiment se positionne à Condé-sur-Aisne. Entre le 20 avril et le 4 mai, le régiment relève le 224e RI au nord de Condé, puis occupe Sancy, les fermes Volvreux et Colombes. Il prend part aux combats du 5 mai : attaque de la tranchée de la Pertuisane, prise et perte de la tranchée de la Rade, etc. La relève est effectuée dans la nuit du 17 au 18 mai. Après quelques jours de repos, le régiment remonte en ligne dans le même secteur. Croste évoque les mutineries dans une considération très générale (p.80). Le régiment remonte en ligne en juillet : attaque de la tranchée de Franconie le 15 juillet (échec), de la tranchée de Camberg le 23 juillet (150m gagnés), forte attaque allemande le 25 juillet. Il est relevé le 29. Croste est nommé sous lieutenant le 21 août 1917 et cité à l’ordre de la Division et du Corps d’Armée. Son régiment occupe toujours ce secteur en décembre 1917 puis part au Grand Repos dans l’Oise jusqu’en mars 1918. Après le déclenchement de l’offensive allemande et la percée du front anglais au nord de St Quentin, son régiment doit se replier à Guiscard dans l’Oise. Croste est capturé le 25 mars 1918, pendant la bataille de Noyon. Interné jusqu’au 27 novembre 1918 en Allemagne au camp d’officiers de Trêves, il rentre en France en fin novembre et passe au 9e tirailleurs de marche le 22 mars 1919 et part au Maroc en juin. Démobilisé le 30 septembre, il décide de s’installer au Maroc à partir de 1924. Il y sera instituteur.

Cité deux fois à l’ordre de son régiment. Décoré de la Légion d’Honneur et de la Croix de guerre en 1921.

2. Le témoignage

Témoignage publié à titre posthume. Pour la France ou pour des prunes. Souvenirs et réflexions d’un poilu pyrénéen, Sorèze, Anne-Marie Denis Editeur, 1999. Curieux titre, qui n’a sans doute pas été choisi par l’auteur et pour lequel je n’ai trouvé aucune information.

Bernard-Henri Croste avait rédigé ses souvenirs sur le tard, au milieu des années 1960, à l’aide de quelques notes personnelles succinctes prises pendant la guerre. Le texte de la présente édition a été préparé par Suzanne et son frère André Croste qui ont tenu à respecter l’orthographe, la ponctuation, la syntaxe, la mise en forme et n’ont apporté au texte original qu’un découpage en 4 chapitres. Pas de projet auctorial très précis, si ce n’est cette indication : « Je note donc simplement mes souvenirs sans aucune prétention en respectant la vérité et en ajoutant parfois quelques réflexions mûries par l’âge. En souhaitant que les lecteurs de ces simples pages aient comme moi l’Horreur de la Guerre et de ceux qui y mènent » (p.1).

3. Analyse

Bernard-Henri Croste dit avoir rédigé ses souvenirs à l’appui de notes personnelles prises à l’époque : le remaniement de ces données pour en faire un récit est à l’origine d’un important travail de recomposition. La chronologie est souvent imprécise. Cependant, la richesse et la qualité de ce témoignage sont incontestables.

Débutant avec un grade d’aspirant, Croste a conscience de devoir faire ses preuves. À la sortie de Saint Cyr, il se dit « gonflé à bloc », « dopé » (p.18-19) et impatient d’aller voir ce qui se passe en première ligne. Le récit de son baptême du feu est poignant de sincérité : « Quelle pénible vision ! Toute l’entrée de l’abri est effondrée. Sans doute y a-t-il d’autres tués ou blessés. Et le bombardement se poursuit intense, impitoyable, régulier pendant vingt minutes. Je dois pleurer sans doute. Il vaut mieux qu’il fasse nuit. Mon premier repas n’est pas allé bien bas… J’étais curieux, je voulais voir le front de près. M’y voici cette fois… » (p.41). Fait intéressant à souligner : dans ses premiers temps au front, Croste, très stressé, dit  avoir souffert d’une forme d’anorexie (les quelques photographies de l’auteur prises à cette époque le montrent d’ailleurs bien amaigri). « Pourrai-je m’y habituer ? Tous on aussi peur et ne le cachent pas » (p.43). Le jeune aspirant doit faire ses preuves pour gagner la confiance de ses hommes : « J’entends murmurer : ‘Il en a l’Aspi…Il n’a pas les FOIES’. Il paraît que c’est à mon éloge. Moi, je sais bien que j’ai parfois une trouille intense et pas gros appétit » (p.44).

L’auteur confie que les premiers blessés et morts l’ont beaucoup affecté. Au fil du récit, son témoignage se ponctue de récurrentes protestations de son abomination pour la guerre. Ces réflexions sont-elles le fait de la distanciation temporelle ? En vérité, Croste ne se montre ni antimilitariste ni spécialement patriote. Comme beaucoup d’hommes, il se contente de survivre : « Patrie ! Drapeau ! ces mots pour lesquels on se fait tuer, me font mal maintenant. Les soldats sont de grands enfants ; ils oublient vite » (p.45). Tout au long de son témoignage, l’auteur nous expose ses cas de conscience qui nous permettent d’explorer l’univers intérieur du combattant : « Maintenant je songe à ce pauvre Fritz ou Karl que j’ai froidement abattu dans l’escalier de son abri. Me menaçait-il vraiment ? Ne voulait-il pas se rendre ? Autant de questions qui me troublent et me font penser que j’ai peut-être accompli une mauvaise action. […] Je suis très peiné » (p.99).

Son témoignage est riche en détails de tous ordres sur le quotidien et les tracas des hommes dans les tranchées (éducation des illettrés dans les moments d’accalmie, lexique du poilu, usage du bromure pour calmer les appétits sexuels, trêves tacites, tuyaux de la roulante, etc.). On peut également souligner la qualité descriptive de certains passages relatant coups de main et assauts (description de la formation de la carapace en conditions réelles p.67, préférence pour le fusil plutôt que pour l’arme blanche dans les opérations de reconnaissance p.69, progression par bonds p.75, techniques du lancer des grenades p.76, etc).

Officier, Bernard-Henri Croste ne mentionne qu’assez sporadiquement ses rapports directs avec ses hommes mais met consciencieusement en lumière ses responsabilités, ses doutes, en tant que chef. Car les responsabilités de l’officier ne se réduisent pas à donner ordres et consignes : Croste a bien conscience que la vie de ses hommes dépend de ses décisions et de ses capacités à les entraîner au combat. Importance de l’exemple (p.83), être toujours le premier à s’élancer et le dernier à déguerpir (p.94), etc. Comme un Tézenas du Montcel par exemple, Croste explique la douloureuse part d’autonomie qui revient au chef dans le combat : face à des situations locales pas toujours bien évaluées par le haut-commandement, faut-il respecter les ordres à tout prix ou faut-il refuser le sacrifice de ses hommes ?  « Ai-je bien fait de retenir ma troupe ? Le règlement dit Non ! Ma conscience, Bougrier et ses camarades me disent Oui ! » (p.77). Le doute hante l’auteur jusqu’à la conclusion de son récit qui évoque la discipline militaire en ces termes : « j’avoue ne pas l’avoir toujours acceptée de bon cœur et même en certains cas l’avoir accommodée. Précisément parce que j’avais rôle de chef. Parce que je me sentais responsable de l’existence de mes hommes, que je ne jugeais l’ordre exécutable qu’au prix de lourdes pertes et que j’entrevoyais, moi à l’extrême avant, mieux que le Chef de l’arrière, une solution moins coûteuse. Pas très militaire tout cela ! Possible. Les circonstances et les résultats ne m’ont pas contredit. Ni mes poilus, ni mes camarades ne m’ont blâmé » (p.186).

On retiendra enfin l’intéressant récit de sa captivité en Allemagne.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

Share

Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

Share

Defaye, Raymond (1892-1974)

1) Le témoin

Né le 7 janvier 1892 à Guéret, dans la Creuse, Raymond Defaye a 22 ans lors de la mobilisation. Fils du directeur départemental des Postes de Tarn-et-Garonne, il est étudiant en médecine à Lyon en 1914. Il est mobilisé le 2 août à Montauban, et part pour la Marne. Très vite affecté à la conduite de convois militaires (122e section automobile TP), il est nommé médecin dans le 347e régiment d’infanterie le 15 juin 1915. Le 16 septembre, il tombe malade et est évacué vers l’intérieur. Après la guerre, il est médecin aide-major, élève de l’Ecole du Service de Santé militaire. Il soutient à Lyon le 26 mars 1919 sa thèse de doctorat en médecine, sur « La lutte contre les émanations gazeuses en guerre de mine ».

2) Le témoignage

Les carnets de guerre de Raymond Defaye ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Moles (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Son carnet s’accompagne de 160 photographies inédites sur les 500 qu’il réalisera pendant la guerre avec son appareil Kodak. Par ailleurs, l’éditeur a choisi de publier les extraits les plus significatifs de sa thèse.

3) Analyse

Le témoignage de Raymond Defaye est riche parce qu’il permet de croiser les photographies et les carnets de ce combattant. Ce jeune homme, à l’arrière front, rapporte les nombreuses rumeurs qui circulent : « Un turco serait revenu avec une tête de boche la jugulaire encore sous le menton. Un autre aurait plusieurs paires d’oreilles dans sa musette » (du 25 au 28 août 1914) ; « On coupe les doigts aux enfants pour les empêcher d’être soldats français » (11 septembre 1914).

Il est fasciné par le spectacle de la guerre et attentif aux traces de la bataille. Le regard qu’il porte sur l’ennemi est complexe. Il note le 12 septembre, travaillant aux côtés d’un médecin allemand prisonnier l’absence de distinction dans les soins accordés aux soldats allemands ou français. Le lendemain, ses camarades se réjouissent à l’idée de pouvoir « descendre quelques boches ». Pour autant, cette opportunité ne se présente pas. Devant Reims en flamme et les collines en feu, il observe « au-dessus un ciel moyen qui reflète l’incendie et qui est sillonné par les obus. C’est magnifique dans son horreur. » (14 septembre 1914). En direction de Reims, en octobre 1914, il se réjouit de « pouvoir voir ce bombardement fantastique. » Mais la lassitude et l’ennui s’installent progressivement. Il supporte difficilement le regard que portent sur lui officiers et soldats exposés au feu ennemi (5 février 1915). Par ailleurs, la fixité du front et l’inaction pèsent : « tous les fantassins en ont plein le dos et tout le monde attend la fin avec une vive impatience. On est découragé de cette inaction. La moindre chose en avant fait aussitôt naître une lueur d’espoir puis quelques jours après tout revient dans le calme un peu plus désespéré qu’auparavant », écrit-il le 18 mai 1915.

Il est titularisé médecin auxiliaire et affecté à la 52e DI, au 347e RI. Il est alors envoyé dans un poste de secours en première ligne. Il partage ainsi le quotidien des combattants. Il s’insurge contre les officiers qui font sentir de façon outrageante leurs galons et se sent déconsidéré.

Le 16 septembre, il est déclaré malade et évacué vers l’intérieur.

Ses photographies offrent un regard tout aussi intéressant sur son expérience de guerre. Les clichés et le carnet se font écho : les photographies témoignent de la vie dans le service automobile au début de la guerre et donnent surtout à voir les mouvements de troupes. R. Defaye photographie également les maisons ou les églises détruites, les cimetières, les activités quotidiennes (creusement d’une tranchée, cuisine, défilés, cérémonies, etc.). Les photographies de Reims s’apparentent à un reportage ou il fixe les ruines avec son appareil. Certaines, photographies ont été prises en 1ère ligne : les cadavres et les explosions y sont montrés (ex. p. 74). L’ensemble des photographies est consultable aux Archives Départementales de la Haute-Garonne.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

Share

Moles, Raymond (1884-1961)

1) Le témoin

Né en 1884, Raymond Moles a 30 ans lors de la mobilisation. Il est marié avec Léonie Lacaze et père de famille (depuis 1913). Il exerce le métier d’agriculteur à Catus, au nord-ouest de Cahors, dans le Lot, où se trouve sa ferme, le Mas de Pégourié. Il est croyant et pratiquant. Il est affecté dès août 1914 à la 4e section du 138e RI. Il fait fonction d’agent de liaison. Le 7 janvier 1915, il est nommé soldat de 1ère classe, puis occupe la fonction de cycliste du médecin aide major le 23 mars 1915. Il tombe malade en mai et est évacué jusqu’en septembre. Jusqu’en décembre, il reste à l’arrière et témoigne des multiples exercices auxquels il doit se plier. Il semble revenir au 20e RI et regagne le front vers Arras. Il passe le 13 juillet 1917 au train des équipages. Sa femme meurt d’une phtisie ganglionnaire le 28 février 1920 à 29 ans. Elle laisse deux enfants : Emmanuel, né le 28 février 1920 et Roger, né en octobre 1919. Raymond Moles se marie alors avec sa belle-sœur, la femme du frère de Léonie, lui-même décédé des suites de la guerre.

2)      Le témoignage

Depuis 1913, Raymond Moles écrit les faits marquants de ses journées. On relève peu d’émotion ou de prises de position dans ses pages : il se borne à rapporter le temps qu’il fait, les travaux des champs, la guerre. Il continue cette prise de note jusqu’au début des années 1960. Ses carnets de guerre ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Defaye (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Il a été recomposé, sans la moindre coupure et en conservant la chronologie, en trois chapitres : « Le front », « Les arrières » et « la vie à Pégourié ». Ces pages sont accompagnées de 160 photographies inédites de Raymond Defaye.

3)      Analyse

Les opinions et les sentiments de R. Moles cèdent souvent le pas devant l’écriture des faits : mouvements de troupes, temps qu’il fait, etc. En effet, son désir d’inscrire tous les événements marquants de sa journée est net : ainsi voit-on passer les troupes décimées et harassées de fatigue (23 août 1914), il donne à lire les cadavres déchiquetés (20 décembre 1914), les bombardements, les misères quotidiennes liées au temps (froid, pluie, boue,…). Le « je » est souvent remplacé par le « nous » ou le « on ». Mais ses observations sont souvent riches à l’instar de son récit d’un assaut sur des tranchées allemandes près de Tahure, le 5 mars 1915 : « nous pouvons remarquer que les types couchés n’étaient pas morts et que la plupart creusaient des trous ou arrangeaient les trous d’obus. » Il détaille l’instruction reçue à l’arrière de septembre à décembre 1915 : le 13 septembre, par exemple, il note que l’après-midi est consacré à de la « théorie sur les marques extérieures de respect et les règlements sur les peines attachés aux crimes ou délits militaires. » Pour autant, l’impression d’une écriture dénuée de sentiments est à nuancer : les rires (27 septembre 1914), la peur (4 mai 1916) sont évoqués.

En dépit de l’apparente objectivité de Raymond Moles, c’est bien sa guerre qu’il raconte dans son carnet. Un témoignage intéressant, donc, qui invite à la comparaison. Saluons d’ailleurs, dans la construction même de l’ouvrage Bleu horizon, le face à face, page après page, des notes de R. Moles et de celles de R. Defaye, médecin issu d’une famille de notable, et qui porte sur la guerre un tout autre regard. Autre regard tout aussi intéressant, celui de R. Moles sur l’arrière.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

 

Share

Lapointe, Arthur Joseph (1895-1960)

1-Le témoin

Né à Saint-Ulric, comté de Matane (Québec), Arthur-Joseph Lapointe a 21 ans quand il se porte volontaire pour rejoindre les rangs du 189e bataillon de Gaspé, en 1916. L’unité étant dissoute à son arrivée en Angleterre, il intègre, en 1917, les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien lors de la Grande Guerre. Il y obtiendra le grade de lieutenant. Il participa également à la Deuxième Guerre mondiale, dans les rangs des Veteran Guards, où il sera promu major. Arthur-Joseph Lapointe fit carrière en politique fédérale comme député de Matapédia-Matane, de 1935 à 1945.

2-Le témoignage

De la date de son départ du camp de Valcartier, à Québec, le 21 septembre 1916, jusqu’à son retour dans sa famille, le 8 février 1919, Arthur-Joseph Lapointe tient un journal personnel dans lequel il couche presque quotidiennement ses impressions sur son expérience de soldat. Il le publie en 1919 sous le titre Souvenirs et impressions de ma vie de soldat (Saint-Ulric, sans éd., 109 p.). Ce témoignage est réédité plusieurs fois, en 1930 et en 1944, en plus d’être traduit en anglais, en 1931, sous le titre Soldier of Quebec, 1916-1919. Tout l’intérêt de cet écrit est qu’il demeure l’un des rares témoignages d’un ancien combattant canadien-français de la Grande Guerre. Rappelons que les Canadiens français ont généralement été réticents à participer au conflit outre-mer. Ce récit permet donc de disposer d’une expérience canadienne-française de la guerre de 14-18.

3-Analyse

Avec son journal personnel, Arthur-Joseph Lapointe partage ses impressions sur sa vie de soldat, faisant état de ses sentiments les plus intimes. Cette particularité donne à son récit une dimension véritablement humaine. Son récit chronologique peut se partager en quatre parties.

-La première concerne son départ du Canada et sa traversée de l’Atlantique, du 21 septembre au 5 octobre 1916. Récit à taille humaine, le soldat Lapointe décrit le déchirement qu’il éprouve, le 22 septembre 1916, à quitter ce frère venu seul lui dire adieu sur le quai de la gare, d’où un train doit le conduire au port d’Halifax pour s’embarquer pour l’Angleterre : « Malgré tous mes efforts pour me montrer courageux, je ne puis surmonter l’émotion intense dont mon âme est remplie et je sens des sanglots me monter à la gorge. Pendant plusieurs instants je ne puis proférer une parole et cependant, j’aurais une multitude de choses à dire… pourtant je sais que dans quelques instants, il sera trop tard. Le train va bientôt partir et ce frère que j’ai devant moi, je ne le reverrai probablement jamais… » (p. 6, citations tirées de l’édition de 1919). Sur le navire qui le conduit vers l’Europe en guerre, il note également, à la date du 26 septembre 1916, sa nostalgie de quitter la terre canadienne : « Maintenant c’est fini, mes yeux fouillent en vain l’horizon. Tout a disparu. L’océan semble avoir tout submergé. Adieu, Canada… Adieu, cher pays… » (p.8).

-La deuxième partie rend compte de son entraînement en Angleterre, du 6 octobre 1916 au 28 avril 1917. Il est intéressant d’y noter les différents exercices effectués, les conditions de vie, les permissions passées dans la société anglaise, ou sa fidélité à la foi catholique avec le devoir qu’il se fait d’assister chaque dimanche à la messe. Rappelons que la foi catholique constituait alors l’un des piliers identitaires de la communauté canadienne-française. Même s’il demeure fidèle à son identité culturelle sur le sol anglais, il remarque amèrement, à la date du 7 février 1917, combien la question de l’engagement pour outre-mer ne fait pas l’unanimité au Québec. Le volontaire canadien-français fait alors face à l’indifférence de ses compatriotes restés au pays et rejetant toute participation au front : « Un épais brouillard de neige s’est abattu sur le camp et il fait très froid. Nous continuons quand même les exercices sous un vent glacial qui nous fait grelotter. Et pendant que nous sommes à la peine, je connais des gens qui là-bas au pays s’amuseront gaiement aujourd’hui, et n’auront pas la moindre pensée pour le petit soldat canadien qui poursuit vaillamment la tâche qu’il s’est volontairement imposée. D’autres cracheront de mépris en songeant à nous, et répéteront pour la centième fois peut-être que nous n’avions pas de raison d’aller nous faire casser la tête pour la France et l’Angleterre. » (p. 16).

-La troisième partie de son journal traite de son expérience au front, en France et dans les Flandres, du 3 mai 1917 au 2 novembre 1918. Arthur-Joseph Lapointe décrit sans pudeur toutes les horreurs du front dont il est témoin, que ce soit les corps en décomposition, témoins d’offensives antérieures, la mort aveugle donnée par l’artillerie et à laquelle le fantassin est soumis, ou encore le calvaire du soldat dans l’environnement boueux des tranchées. Au cours de la bataille de Paschendaele, en octobre-novembre 1917, il décrit la vision que le front offre aux combattants : « Dans une tranchée inondée, des cadavres d’Allemands, le ventre démesurément gonflé, flottent dans une eau bourbeuse. Çà et là, des morts ensevelis dans la boue laissent émerger un bras ou une jambe. Des figures macabres apparaissent, noircies par un long séjour sur le sol. Partout où ma vue se porte, elle ne rencontre que des cadavres informes roulés dans un linceul de boue. » (p. 70).

-Enfin, la quatrième partie du journal, du 11 novembre 1918 au 8 février 1919, traite du séjour d’Arthur-Joseph Lapointe à l’hôpital, pour des douleurs que les médecins attribuent aux gaz absorbés en France, jusqu’à son retour au Canada, auprès de ses parents. C’est depuis l’Europe qu’Arthur-Joseph Lapointe apprend la mort de membres de sa famille emportés par la grippe espagnole qui toucha durement le Canada. A la date du 1er janvier 1919, il note : « Un soldat de mon village que j’ai rencontré aujourd’hui m’a offert ses sympathies en me disant : « Pauvre ami, mais c’est épouvantable, tu as perdu six membres de ta famille pendant l’épidémie de grippe.-Non, lui dis-je, j’ai perdu deux frères et une sœur.-Ah oui, reprend-il, c’est une autre famille. » Cependant je crois lire sur sa figure un air d’embarras. « Mon Dieu ! Ayez pitié… C’est trop cruel… » (…) Je ne saurai donc l’étendue de mon malheur que lorsque je serai de retour dans ma famille ? Ce sera donc, jusque-là, des jours remplis d’inquiétude que j’aurai à vivre » (p. 104-105). Au-delà de la joie des retrouvailles avec ses parents, son retour dans sa famille est marqué par la tristesse face à l’absence de frères et de sœurs emportés par la grippe.

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Id., « Souvenirs et impressions de ma vie de soldat d’A.-J. Lapointe : rare témoignage d’un ancien combattant canadien-français de la Grande guerre », in Bulletin d’histoire politique, vol. 17, n°2, hiver 2009, p. 111-124.

Mourad Djebabla, octobre 2009

 

Share

Tuffrau, Paul (1887-1973)

1. Le témoin

Paul Tuffrau est né le 1er mai 1887 dans une famille de propriétaires vignerons bordelais. Après des études secondaires brillantes, il arrive à Paris et prépare au lycée Louis-le-Grand le concours de l’Ecole normale supérieure, où il entre en 1908. Agrégé de lettres en 1911, il commence à enseigner et fréquente un milieu de jeunes intellectuels parmi lesquels Romain Rolland. En août 1912, à l’issue de son service militaire, il épouse Andrée Lavieille, artiste peintre. Il est mobilisé en 1914 comme sous-lieutenant à la tête d’une section de mitrailleuses du 246e régiment d’infanterie de Réserve de Fontainebleau. En avril 1916, il passe capitaine, puis chef de bataillon au 208e RI en octobre. Plusieurs fois blessé, il fit en tout 52 mois de campagne dans l’infanterie comme officier de troupe. Après la guerre, il redevient professeur de lettres, est nommé au lycée de Chartres, puis au lycée Louis-le-Grand à Paris comme professeur de khâgne, enfin à l’École polytechnique où il sera titulaire de la chaire d’histoire et de littérature jusqu’en 1958. Il publie de nombreux ouvrages. Citons entre autres La légende de Guillaume d’Orange (1920), Les lais de Marie de France (1922), Raoul de Cambrai (1924), Le merveilleux voyage de Saint Brandan (1926), le Manuel illustré d’histoire de la littérature française (avec Gustave Lanson) (1929), le Roman de Renart (1942). En 1999 ont été publiés à la fois ses écrits de jeunesse – Anatcho -, Garin le Lorrain et ses notes durant la Deuxième Guerre mondiale dans De la « drôle de guerre » à la Libération de Paris (1939-1944). Il est mort le 16 mai 1973 à Paris.

2. Le témoignage

Paul Tuffrau est un homme de lettres. Il écrit beaucoup : des lettres, chaque jour à son épouse ; des articles qu’il envoie, dès 1916, au quotidien le Journal, sous le pseudonyme de Lieutenant E.R., doublés à partir de 1917 d’une série de « Billet du poilu » signé A.L., au ton plus rude envers la hiérarchie. Ses articles donnent à lire des scènes du front nettement plus justes que celles dont la presse regorgeait alors. Le succès de ces articles pousse un éditeur à publier en 1917 un recueil de 32 d’entre eux sous le titre Carnets d’un combattant (Payot, 1917). Son véritable nom est ajouté entre parenthèses dans le courant de l’année. Ce premier témoignage fait l’objet d’une analyse dans Témoins de Jean Norton Cru (pp. 405-406). Ce dernier, tout en saluant la qualité de cette oeuvre, soulignait néanmoins les limites de ce témoignage : « Tandis que Tuffrau voulait remettre la presse en bonne voie, ses successeurs veulent témoigner sur la guerre ce qui est plus. […] Tel fait de guerre a eu lieu à telle date exacte, à tel point précis et il est raconté par un tel, de tel grade, à une unité bien définie. » L’imprécision des articles de Tuffrau (lieux, dates, etc.) n’est pas de mise avec son journal de guerre, publié en 1998 sous le titre 1914 – 1918. Quatre années sur le front. Carnets d’un combattant (Paris, Éditions IMAGO, 245 p.). La richesse de ces vingt carnets de notes, prises au jour le jour, nous pousse à regretter l’amputation de près de la moitié de l’œuvre au moment de la publication.

3. Analyse

Tuffrau passe près de 5 ans sous l’uniforme. Revenons d’abord sur son parcours et son ascension dans la hiérarchie et les responsabilités : il combat comme jeune sous-lieutenant, du 14 au 25 août 1914 dans le secteur de Saint-Mihiel/Pont-à-Mousson ; du 28 août au 2 septembre de la même année, il bat en retraite, de la Lorraine à la Somme, puis de la Somme à Creil. Début septembre, il est promu lieutenant. Jusqu’au 10 septembre, il participe à la bataille de la Marne, avant d’être engagé dans le secteur de Soissons jusqu’en mai 1915. De mai à novembre en Artois, de novembre 1915 à juin 1916 près de Reims, sur l’Aisne, Paul Tuffrau – devenu capitaine en avril – est ensuite envoyé en Argonne et à Verdun jusqu’en avril 1917. En avril-juin 1917, il revient dans le secteur de Saint-Mihiel, puis, durant plus de deux mois, dans celui de Mourmelon-le-Petit/Reims. On le retrouve de septembre à novembre 1917 dans le secteur de Craonnelle/Craonne, où il reviendra après un passage, en décembre 1917-janvier 1918, dans la région de Coulommiers/Meaux. Depuis l’automne 1917, il est employé comme officier mitrailleur de sa division, la 55e DI, commandée par Mangin. Il reçoit, pendant l’offensive allemande de mars, l’ordre de tenir le hameau de Dampcourt, à Marest. En mai, il est nommé adjoint du commandant de bataillon (soit le grade de capitaine-adjudant-major). Le front ne craque pas et au mois de juillet s’inverse la tendance. Tuffrau obtient une mutation au 208e Régiment d’Infanterie. Il est envoyé en Alsace, à Massevaux. Il apprend à Neuviller-sur-Moselle au sud de Nancy, sa nomination au grade de chef de bataillon. Il entre en Moselle libérée le 18 novembre 1918 à Bechy, accueilli comme un sauveur. Le 4 décembre 1918, il est nommé administrateur de Sarrelouis et sera démobilisé le 28 mars 1919.

Du début à la fin de la guerre, Paul Tuffrau tient ses carnets. Ces derniers nous révèlent la personnalité réellement exceptionnelle d’un officier au parcours littéraire, personnel et militaire hors du commun. Le gommage de tout élément biographique ou topographique dans les articles envoyés au Journal n’empêchaient déjà pas de sentir, dans des textes comme « Avant l’assaut » ou « La boue des tranchées », que la sensibilité et l’acuité du regard de Paul Tuffrau étaient appuyées à une solide expérience de guerre. On retrouve les mêmes qualités littéraires dans les carnets de guerre. On note également le souci de donner à l’arrière une image plus juste de la guerre, tout en ménageant le moral des combattants au front : « Lu Le Feu de Barbusse. Un livre très fort, très juste, systématiquement tragique : je l’ai lu, la gorge serrée, et tout le cafard de l’Artois m’est revenu. Un livre dangereux pour l’avant – très utile pour l’arrière qui ne sait pas ce qu’est la guerre. Toute l’attaque de la côte 119 est superbe. J’aurais voulu moins d’apocalypse à la fin. La vérité de cette poignante misère humaine suffisait. » (p.140) Par bien des aspects, le carnet de guerre de Paul Tuffrau nous offre un regard plus intime et plus personnel de la guerre : le carnet sert ainsi souvent d’exutoire à ses émotions et à ses colères. Par ailleurs,

Si les articles publiés anonymement dans Le Journal visaient à rendre compte du vécu-type des combattants de la Grande Guerre, les notes prises au jour le jour par Tuffrau donnent à lire la singularité de son expérience, de son vécu, de ses sentiments. Le carnet permet ainsi d’inscrire le témoignage de Paul Tuffrau dans le temps et dans l’espace. L’évolution du moral peut être contextualisée : le 28-29 novembre 1914, dans le secteur de Soissons, il écrit : « La bonne humeur des hommes ne faiblit pas – et cela me plaît. Tout le monde est confiant, surtout depuis les victoires russes, et le journal, qui nous parvient chaque matin, est lu avec passion. » De même, sa confiance dans la nécessité d’aller jusqu’au bout, qui apparaît constamment dans les articles, est réaffirmée dans ses carnets, mais il note le 30 mai 1916 que ce sentiment n’est pas partagé par la troupe  : « de tous côtés ici, bruits de paix ; c’est le même vœu de tous ; […] j’étais le seul à défendre la continuation de la guerre, au point de vue de la dignité nationale, que tout le monde taxait (peut-être avec raison) « d’amour propre stupide » : pays voué à la ruine disaient-ils, parce que saigné d’hommes, écrasé de dettes, diminué dans sa productivité et dans son activité commerciale ; épuisement financier, inutilité des massacres. »

Le témoignage de Paul Tuffrau est celui d’un officier de troupe, attentif à ses hommes, comme en témoigne ces mots, le 16 octobre 1916 : « Le travail de nuit sous les obus devient scabreux. Il faut faire vite, piocher dans des cadavres. […] Les hommes sont fatigués, ils n’ont pas un beau moral. Un qui avait pioché, disait cette nuit : « Ils [les chefs] n’ont pas pu nous faire crever par les balles et les obus, ils nous auront par l’usure. » » Le 26 novembre 1916, près de Reims, il témoigne du calvaire des hommes glissant et tombant dans la boue : « c’est une satisfaction morale de se sentir plus près des hommes dans cette commune misère et de les soutenir un peu en leur montrant qu’on souffre autant qu’eux. » En donnant l’exemple, il suscite le respect chez ses hommes. Le ton est paternaliste mais l’affection sincère : « Comme il est dur de les perdre maintenant ! En septembre, on se connaissait à peine, chacun était encore engagé dan,s la famille qu’il venait de quitter… Mais, à présent, tout est fondu, et cinq mois de souffrances et de dangers lient fortement. » (p. 67). Paul Tuffrau souligne bien la difficulté de sa position hiérarchique et de ses responsabilités. Il est le premier à critiquer dans son carnet, les conceptions tactiques du haut commandement, comme le 5 janvier 1915 : « Voilà la grande misère : c’est que beaucoup d’officiers d’active voient le galon plutôt que le résultat. Et ce qui est monstrueux, c’est qu’ils se servent pour cela des  vies humaines. Les deux colonels ont chuchoté quelque chose que j’ai mal compris, une petite attaque partielle qui « permettrait de donner à S. son étoile » ! ». Mais il jouit d’un autre côté d’une marge de manœuvre très limitée lorsqu’il reçoit un ordre (voir les notes du 17 mars 1917).

Ses observations témoignent d’une grande sensibilité. Citons, le 4 janvier 1915, ces quelques mots sur la perception du temps, découpé pour mieux être supporté : « usure nerveuse produite par une tension trop prolongée, – ennui de cette vie monotone dont on ne voit pas la fin, – peut-être aussi une vague appréhension devant tant de périls qu’on a appris à connaître. […] Il ne faut pas non plus regarder l’énorme tâche qui nous reste à remplir, mais la diviser, et n’envisager que la besogne immédiate, s’en bien acquitter, pour être en paix avec soi, ne pas songer à l’avenir, ni au passé : bref faire la guerre à l’imagination, sous toutes ses formes. » (p.73).

Il serait illusoire de prétendre résumer ici la richesse de ce carnet, mais par son parcours, sa finesse d’analyse, son sens aigu de l’observation et ses qualités littéraires, ce témoignage apparaît bel et bien comme un document incontournable pour comprendre la Grande Guerre. Cette dernière a constitué pour Tuffrau comme pour nombre de combattants, une expérience marquante, comme en témoigne les derniers mots de son carnet, le 28 mars 1919 : démobilisé, il arpente les rues de la capitale : « Il fait très beau. J’ai revu avec une joie intime les paysages familiers, la petite ville un peu vide… La vie reprend, les choses sont les mêmes, nous seuls avons changé… »

08/03/2009

Marty Cédric.

Share