Sarrazin, Alfred (1887-1941)

1. Le témoin

Issu d’une famille de propriétaires terriens et protestants convaincus, Alfred Sarrazin est né le 13 novembre 1887 à Saint-Avit du Moiron, dans la banlieue de Sainte-Foy la Grande en Gironde. Fils d’un viticulteur considéré comme un homme de progrès et qui sut transmettre à son fils son sens des initiatives, Alfred entreprit à 20 ans de hautes études de commerce à Bordeaux à une époque où les enfants d’agriculteurs étaient principalement destinés à reprendre l’affaire familiale. Désireux à son retour de gérer le domaine de ses parents, il ne rencontra que l’hostilité de son père et, ne pouvant profiter concrètement de ses initiatives, il s’engagea volontairement le 7 mars 1907 en tant que soldat de 2e classe dans le 26e Bataillon de Chasseurs à pied pour y effectuer une formation d’officier. Devenu sergent le 5 novembre 1908, il abandonna sa première expérience militaire en janvier 1910 avec un sentiment mitigé vis-à-vis de la discipline et du sens de la hiérarchie militaire. Alors qu’il démarrait une carrière de négociant en vin, et tout juste marié, il fut mobilisé à Libourne le 4 août 1914 en tant qu’officier subalterne du 257e RI. Il participa à la grande offensive de Lorraine de l’été 1914 avant de se stabiliser avec ses hommes dans le secteur du Grand Couronné de Nancy le 24 août 1914. Alternant travaux d’aménagement et occupation du front sur les premières lignes, le 257e occupa la zone jusqu’au départ pour Verdun en février 1916. Passé au 212e RI en tant que lieutenant après la dissolution du 257e en juin 1916, il retourna en Lorraine dans les secteurs de Parroy, Arracourt et Nomény avant de participer à la campagne du Chemin des Dames jusqu’au 28 novembre 1917. Afin de compléter les manques en officiers dans les effectifs, Alfred est envoyé au 133e RI stationné dans l’Aisne où il prend la pleine mesure de son goût pour le commandement. Cependant, blessé à la main durant une offensive à Hautevesnes en juillet 1918, il est écarté du front pendant trois mois avant de revenir participer à la dernière grande offensive française qui l’amènera jusqu’en Belgique. Marqué par de gros problèmes de santé et des drames familiaux, certainement lassé de son expérience dans l’armée et souffrant d’un manque de reconnaissance dans son implication qu’il voulait toujours impeccable, il rompt assez nettement avec les affaires militaires quelques années après la fin de la guerre. Très fatigué, il meurt en novembre 1941 d’une infection rénale.

2. Le témoignage

Les traces écrites de l’expérience guerrière d’Alfred Sarrazin sont rares. Quelques lettres récupérées dans les affaires de son frère cadet tué au combat en 1918, un lot de cartes d’Etat-major datant de la seconde moitié du conflit sont les derniers vestiges de son séjour au front. Car l’ensemble de son témoignage repose sur un important fonds de 300 photographies couvrant l’ensemble de la période de stationnement du 257e RI dans le secteur du Grand Couronné de Nancy d’octobre 1914 à février 1916 (avec quelques exceptions de mai et juin 1916). Classées de manière relativement aléatoire dans trois vieux cahiers scolaires, elles furent soigneusement annotées par Alfred Sarrazin, s’efforçant d’indiquer sur chacune la date et le lieu de la prise de vue dans les limites que pouvaient lui accorder la censure (ou l’autocensure). Propriétaire d’un Kodak Vest Pocket, particulièrement répandu dans les effets personnels des poilus à une époque où les appareils photo portables étaient en plein essor, avec un groupe d’officiers de la 18e Compagnie qui partageaient son quotidien, Alfred s’est attaché à garder sur pellicule un ensemble de détails de sa vie quotidienne. Entre photographies de groupes, de « compagnons d’armes », travaux d’aménagement du front et bâtiments mis en ruine par l’activité de l’artillerie, la diversité des thèmes et des situations caractérise un fonds particulièrement riche. Il a fait l’objet d’une étude approfondie dans le cadre d’un master de recherche disponible à la BUFR d’Histoire de l’université de Toulouse Le Mirail.

3. Analyse

Plusieurs thèmes se retrouvent dans le fonds photographique d’Alfred Sarrazin. Les photos de groupe dominent l’ensemble de la collection, comme une manière de garder une trace d’une solidarité et d’un esprit de corps qui fut le ciment de la vie quotidienne d’Alfred durant ces deux années en Lorraine. Dans le même genre, les portraits devant les ruines laissées par l’activité destructrice de l’artillerie lourde reviennent aussi souvent que les clichés de paysages détruits par la guerre. Etant un homme de foi et de la terre, l’indignation et la stupéfaction d’Alfred face à un conflit qui saccageait la nature et les édifices se remarquent dans certains de ces clichés, parfois accompagnés d’une légende explicite et condamnatrice. Mais au-delà de l’expression d’un sentiment particulier, la photographie pour Alfred Sarrazin était aussi un œil captant les détails de sa vie quotidienne. Les armes et les fournitures, les lieux de passages et ses habitants, les équipements de défense dont les aménagements occupèrent le quotidien du 257e RI durant de longues semaines, les installations en tout genre qui composaient le réseau complexe de la tranchée mais aussi, et surtout, les moments de répit de toute nature qui permettaient au soldat de s’extraire temporairement de la réalité guerrière. Ces clichés relatifs au thème du repos sont parmi les pièces les plus intéressantes du fonds, par leur originalité d’une part mais également par le regard qu’ils offrent sur une autre réalité du front, loin des combats, où la peur semble moins présente et où les sentiments d’humanité semblent reprendre quelques droits. Il peut s’agir aussi bien de moments de répit anodins comme les repas, improvisés dans des endroits plus ou moins confortables, que des moments de relative intimité. Mais plus originales sont les photographies d’exhibitions de soldats exerçant leur art devant un public attentif. Qu’il s’agisse d’un acrobate, d’un orchestre de cuivres, de soldats travestis en mariés pour l’occasion d’une photo ou de sportifs en pleine course, ces clichés ont tendance à nous rappeler que derrière chaque combattant se cachait un civil avec ses talents caractéristiques qu’il pouvait mettre à l’œuvre au front malgré l’uniformité dans laquelle baignaient les soldats quotidiennement. De plus, chaque moment loin des préoccupations militaires et de l’atmosphère des combats pouvait être l’occasion de retrouver un semblant de moral par ces instants qui rapprochaient les soldats de leur vie laissée à l’arrière au moment de la mobilisation.

Cependant, si le fonds lui appartient, Alfred Sarrazin ne semble pas l’auteur de l’ensemble des photographies de la collection. René Bergé, sous-lieutenant à la 18e Compagnie du 257e RI en même temps qu’Alfred, et Edmond Potet, lieutenant et supérieur direct des deux hommes, furent aussi photographes sur le même appareil. Il semblerait ainsi que beaucoup de clichés furent reproduits en plusieurs exemplaires lors de leur mise sur papier. Malgré leurs origines diverses (Alfred était un homme d’affaire girondin ambitieux et très croyant, René un ancien déserteur issu d’une famille de militaires tarbais, et Edmond un instituteur parisien ayant un sens des valeurs et du travail irréprochable) l’homogénéité des thèmes dans le fonds témoigne de la construction d’un regard commun sur le conflit et ses effets des trois officiers de la 18e Compagnie du 257e RI.

Benoit Sarrazin, février 2010.

Share

Beck, Suzanne (1870-1966)

1. Le témoin

Suzanne Beck est l’épouse du percepteur de Crécy-sur-Serre, dans l’Aisne. Il ne semble pas que la famille Beck y soit installée depuis longtemps ; Suzanne se considère comme étrangère au village. Elle fait par ailleurs référence aux colonies indochinoises où elle a vécu plusieurs années. Si elle ne fait jamais référence à la religion, elle est cependant attachée à une certaine morale républicaine et patriotique.

Suzanne Beck a été séparée de son mari et de sa fille aînée au moment de l’invasion et vit avec ses deux fils, Jean et Raymond, respectivement 17 et 12 ans au début de la guerre. Elle décide de faire partir son fils benjamin, Raymond, en décembre 1916 pour la « France libre » pour lui éviter les souffrances liées à l’occupation. Elle fait alors le choix de rester à Crécy-sur-Serre pour garder les archives de la perception et s’occuper de son fils aîné, le personnage principal de son récit. Le bourg est évacué le 10 octobre 1918, Suzanne Beck et son fils trouvent alors refuge à 15 km au nord-est, à Marle où ils subissent une nuit de bombardement particulièrement traumatisante.

2. Le témoignage

Les « Carnets de l’invasion, Crécy-sur-Serre 14-18 » par Suzanne Beck, 15 carnets manuscrits, sont conservés à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, inv. 26176-26189. Le premier carnet a été perdu, le témoignage débute le 22 octobre 1914. Il manque également la période allant du 17 avril au 6 juin 1917. Suzanne Beck prenait généralement ses notes au crayon. Les carnets ont été numérotés et datés au stylo par sa petite-fille qui a assuré la retranscription puis confié les carnets à l’Historial.

Suzanne Beck écrit dans un style direct assez vivant des notes quotidiennes. Elle relaie les informations et les rumeurs qui circulent en ville, raconte ses journées, ses angoisses et ses rencontres. Elle utilise son carnet comme un confident à qui elle s’adresse directement. La précision de ce qui est raconté varie selon son moral, les notes sont parfois prises de manière elliptique.

Suzanne Beck a relu ses carnets en 1940 et a rajouté occasionnellement certaines indications.

Les couvertures ou les dernières pages des carnets sont parfois utilisées par Suzanne pour noter ses menus ou les crédits qu’elle a contractés.

3. Analyse

Crécy-sur-Serre est un chef-lieu de canton de 1666 habitants en 1911, situé à 15 km au nord de Laon, dans le département de l’Aisne. Il est occupé par les Allemands de fin août 1914 à début octobre 1918. Une kommandantur y est installée en avril 1915 après que le bourg eût été sous l’autorité du commandant de Sains-Richaumont. Le bourg est alors éloigné du front. Avec le retrait des Allemands sur la ligne Hindenburg en février-mars 1917, Crécy-sur-Serre devient une ville de garnison beaucoup plus importante et les habitants doivent partager leur logement avec des troupes toujours plus nombreuses. Le bourg est finalement évacué le 10 octobre 1918.

Comme la plupart des civils ayant tenu un journal durant l’occupation allemande, Suzanne Beck est d’abord attentive aux attitudes et aux ordres promulgués par les Allemands : réquisitions en tout genre, logements, obligation de travailler, contributions et amendes… Son témoignage donne également à voir comment un village réagit à cette situation d’occupation. Elle rend en particulier compte de ses interrogations quant à l’attitude à adopter face aux ordres. Cela l’angoisse et l’empêche même de dormir. Après avoir tenté d’esquiver les ordres concernant le travail et avoir dissimulé les biens réquisitionnés, la famille Beck opte pour une attitude plus prudente, dans l’intention de ne pas se faire remarquer. Jean Beck a refusé un certain temps de se rendre aux appels pour aller travailler, puis il finit par obtempérer. Les travaux agricoles sont alors pour lui l’occasion de rencontres et d’amitiés avec des jeunes gens de l’agglomération lilloise qui ont été réquisitionnés pour le travail en 1916. Jean Beck est ensuite employé dans une colonne de travail à quelques kilomètres de Crécy-sur-Serre en 1917. Il parvient ensuite à travailler pour des Allemands ce qui lui évite de repartir en colonne de travail.

Si les ordres allemands continuent d’être une source d’angoisse durant les quatre ans d’occupation, les principales préoccupations de Suzanne Beck témoignent des difficultés de la vie en région occupée : trouver de l’argent, de quoi manger et de quoi se chauffer. La famille Beck semble subir une sorte de déclassement social, du moins au début de la guerre. La municipalité refusant d’avancer les traitements de fonctionnaires, la famille se retrouve sans sources de revenus et vit à crédit en se contentant du strict minimum. Finalement, c’est avec le travail demandé par l’autorité allemande aux habitants que la famille Beck trouvera une nouvelle source de revenus. Le froid est une autre souffrance que doivent subir les Beck en particulier durant le premier hiver, alors qu’ils n’ont pas de quoi s’acheter du charbon, et durant les deux derniers hivers particulièrement rigoureux. Suzanne Beck raconte que son haleine se transforme en gel sur l’oreiller en février 1917. Du fait des pénuries alimentaires et de la promiscuité, les maladies sont fréquentes telles la dysenterie dont sont victimes les Beck en 1915. Une autre maladie est qualifiée de « mal de guerre » par Suzanne Beck, il s’agit d’une faiblesse généralisée dont les symptômes sont des troubles de mémoire et une forme de repli sur soi. Suzanne Beck se plaint continuellement de ce mal à partir de 1917.

A partir de 1916, la famille Beck reçoit fréquemment à loger des Allemands, travailleurs civils, soldats ou officiers. Suzanne Beck se montre dans son journal volontiers germanophobe. Elle utilise régulièrement les termes de « sales boches », « d’animaux », de « cochons », de « barbares » pour qualifier les Allemands dans leur ensemble. En fait, cette haine est davantage tournée vers l’autorité allemande jugée comme arbitraire et vers les officiers accusés de tous les excès. En revanche, des liens se créent, des discussions naissent avec les Allemands logés. C’est particulièrement Jean Beck, bien que farouchement patriote, qui recherche la compagnie des Allemands pour exercer son allemand et échanger avec des jeunes gens ayant le même âge que lui.

La vie à Crécy-sur-Serre est marquée par l’isolement et le manque d’informations fiables. Le premier courrier que reçoit Suzanne Beck provenant de sa fille et de sa mère à Paris date de juillet 1916. Elles utilisent pour communiquer les cartes postales de la Croix Rouge dans lesquelles la correspondance est limitée à 20 mots. Suzanne Beck craint qu’avec le temps le lien se distende avec sa fille. Du fait de cet isolement, les informations sont essentiellement d’origine allemande et inspirent la méfiance. Cela fait naître des rumeurs très nombreuses sur l’évolution du front. Mais la guerre apparaît aussi dans le quotidien par le son du canon qui fait d’abord naître l’espoir jusqu’à ce que la population s’habitue à un son auquel on ne donne plus beaucoup de signification. L’imminence d’une offensive est toutefois visible à Crécy-sur-Serre lorsque les troupes sont concentrées et que des hôpitaux de guerre sont installés comme en avril 1917 ou en mai 1918.

Les carnets de Suzanne se font également l’écho des tensions qui peuvent traverser le village. Assez vite, la rancœur des habitants est tournée contre les populations évacuées des villages du front accusées de toutes les compromissions et de tous les vices. Les habitants semblent s’inscrire dans deux clans, partisans ou adversaires du maire. Ces derniers accusent l’équipe municipale de clientélisme et de compromission. Une autre source de tension concerne la guerre, de nombreux habitants estimant, selon Suzanne Beck, que le gouvernement français les avait abandonnés.

Le récit de Suzanne Beck s’achève sur l’évacuation de Crécy-sur-Serre, la population est alors conduite sur Marle. La fin de la guerre est particulièrement pénible pour Suzanne qui doit vivre dans la promiscuité avec d’autres familles, passer une nuit particulièrement traumatisante sous les bombes, puis voir partir son fils emmené par l’armée allemande avec tous les hommes mobilisables à Vervins, dans le nord du département. Le carnet s’achève le 11 novembre alors qu’elle n’a pas encore retrouvé ses enfants.

4. Autres informations

Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.

Philippe Salson, juillet 2009

Share

Maillard, René (1873-1934)

1. Le témoin

René, Joseph, Albert Maillard est né à Saint-Biez-en-Belin, canton d’Ecommoy, département de la Sarthe, le 10 juillet 1873, dans une famille de cultivateurs. Engagé volontaire pour trois ans le 4 octobre 1892 à la mairie du Mans pour le 66e régiment d’infanterie. Clairon en octobre 1893. Caporal clairon en novembre 1894. Libéré du service en septembre 1895. Entre cette date et août 1914, il se marie, il a au moins une fille, il exerce la profession de cultivateur. En 1914, il a 41 ans. Il est appelé par le décret de mobilisation générale comme garde-voie, du 12 novembre au 12 janvier 1915. Rappelé à l’activité le 3 mars. Le corps n’est pas clairement précisé, peut-être le 28e Territorial. Son carnet le montre réalisant des travaux (abris, sapes, boyaux), exposé au danger, mais sans combattre. Il passe infirmier le 18 janvier 1917. Il est détaché agricole le 12 septembre 1917. (D’après sa feuille matricule aux Archives de la Sarthe, cote 1R 1055, demandée par la famille, et diverses indications tirées de son carnet. La feuille matricule contient cependant une erreur sur sa date de naissance. Un René Henri Maillard est né dans la même commune le 21 août 1873. Cette date a été notée sur les feuilles matricules des deux hommes, mais 1R 1055 correspond bien à René Joseph Albert). Ce dernier est décédé à Ecommoy le 24 février 1934.

2. Le témoignage

Le seul texte conservé par la famille figure sur un carnet de format 15 x 9,5 cm, à l’italienne. Il couvre la période du 29 mai au 23 septembre 1916. Ecriture au crayon, difficilement lisible. Bonne orthographe. La règle a été de remplir chaque jour une page d’une quinzaine de lignes. Quelques journées plus importantes occupent deux pages. Le carnet est la propriété de Mme Catherine Imbert, 6 rue Jean XXIII, 95600 Eaubonne. Il est venu au jour à l’occasion de l’exposition de carnets de combattants réalisée par la Médiathèque d’Eaubonne en novembre 2008.

3. Analyse

Dans un texte parfois illisible, on peut noter quelques passages.

2 juin : dégradation d’un soldat du 14e RI.

7 juillet : « On dit que le général Antoine [Anthoine ?] a fait brûler 1500 lettres du Corps d’Armée. »

9 juillet : « Manon [?] m’écrit que le foin est tout en dedans. »

10 juillet : « Jour de mes 43 ans et me voici encore soldat pour le salut de la France, et toujours au repos dans l’Oise. […] La haine que j’ai contre ces sales Boches me donne l’ardeur de les combattre. » [Il est donc né le 10 juillet 1873, c’est ce passage qui a permis de corriger l’erreur.]

12 juillet : « Les hommes de la 7e escouade sont ivres. Le lieutenant Bellanger [?] vient de les faire taire. Le moment est critique. Il me semble que nous en verrons de cruelles. »

14 juillet : « On revient se coucher sur un peu de paille, 6 bottes pour la Cie, que le lieutenant Bellanger [?] a payées 36 sous. » A cette date, son unité arrive sur le front de la Somme, près d’un village nommé Le Quesnel. Maillard dirige son escouade pour faire creuser des boyaux et des sapes, construire des abris. Les hommes ne combattent pas, mais ils sont sous les obus et les gaz.

16 juillet : « Le commandant [Herenburg ? Hidenbourg ?] dit en revenant, voyant un pauvre cultivateur herser : Ne faudrait-il pas un coup de canon sur cet attelage, pour labourer un dimanche ? Toutes ces choses vous font mal au cœur. Ce soir nous devons avoir repos. »

21 juillet : « Ma chère petite Manon [?] m’apprend le succès de ma fille. » [certificat d’études ?]

31 juillet : « La guerre devient terrible. »

2 août : « Je suis tellement fatigué que je n’en puis plus. »

3 août : « Partis ce matin à 4 heures. J’ai la fièvre mais je veux faire mon devoir car il n’y a rien pour se soigner et le repos consiste à être de garde ou travaux dans le cantonnement. Nous voyons des choses ignobles au sujet des officiers qui vivent comme des seigneurs. »

10 août : il est proposé comme sergent, mais cela n’aboutira pas.

12 août : allusion aux beaux blés qui couvrent les alentours, et personne pour les ramasser.

13 août : « Aujourd’hui dimanche, mais on ne s’en aperçoit guère. Les travaux et services sont les mêmes, sans jamais de repos. Les choses sont écœurantes. Chaque officier a un chien, petit ou gros, et ils ne s’en font pas, ils se nourrissent bien au dépourvu [?] de nous autres, pauvres poilus. »

14 août : « Nous continuons les travaux du Génie. »

18 août : « Il y a deux hommes du 139 […] punis de prison pour n’avoir pas exercé leurs armes sur des poilus en rébellion. Tout ceci est triste. »

26 août : « Au travail toute la journée. Beaucoup d’hommes vont à la visite ce matin, exténués de fatigue. »

4 septembre : « Rencontrons toujours des prisonniers et des blessés, nous enjambons les morts dans les boyaux. »

5 septembre : « Je cueille 8 prisonniers que j’amène à mon poste ; ils me donnent des cigares, cigarettes, une bouteille de liqueur ; ils sont heureux. »

Le 13 septembre, il est évacué, ayant la gale. A l’hôpital, il signale le bonheur de dormir dans des draps. Il accorde une grande importance à la possibilité de se laver, de changer de linge et de vêtements. Le traitement de la gale comprend de l’oxyde de zinc. Il est rapide puisque le retour à la tranchée a lieu le 19 septembre. Son absence a duré à peine une semaine, et il a 4 colis et 19 lettres qui l’attendent. Il part en permission le 22 septembre 1916, et le dernier texte est du 23. S’il a repris son récit, c’est sur un autre carnet qui n’est pas conservé.

Rémy Cazals, avril 2009

Share

Benoist, Jérémie (1895-1967)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1895 à Brizay, canton de Chinon, Indre-et-Loire. Cultivateur. Le 12 mars 1916, il écrit : « C’est la première fois que je vois la mer. » Marié après la guerre, le 5 octobre 1920 ; cinq enfants. Décédé le 8 janvier 1967 à Tavant.

2. Le témoignage

Trois petits carnets : du 17 décembre 1914 au 23 février 1916 (Artois) ; du 23 février 1916 au 1er octobre 1918 (Verdun, Somme, Orient) ; du 1er octobre 1918 au 17 septembre 1919 (Orient). La reproduction directe de ces carnets et leur transcription, ainsi que quelques photos figurent sur le site http://chezbeniguet.free.fr/phpfiles/carnetsdeguerre.php

3. Analyse

Les carnets ne contiennent que des indications matérielles. L’auteur ne fait que très rarement part de ses réflexions.

1er carnet : il est au 32e RI. Bombardements, boue, travail, marches, fatigue. Au « repos », des exercices. En ligne, attente impatiente de la relève. Le 12 novembre 1915, il assiste à une dégradation.

2e carnet. A Verdun, cote 304, le 24 avril. Assiste à un combat aérien. Le 4 mai : « Nous sommes démoralisés complètement. » Puis Champagne, alternance de journées calmes et agitées. Somme. Evacué le 22 octobre sur l’hôpital de Rennes. Part pour l’Orient, sans dire ses motivations. Arrive à Salonique après passage par l’Italie. 227e RI. Juillet 1917 : chaleur et marches, fatigue. Des espions dans la population civile de Macadoine. Les Serbes pendent les suspects par les pieds et les bâtonnent pour les faire avouer. Chose incroyable, dit Jérémie Benoist. L’hiver 17-18 est très froid. Il faut monter la garde contre les loups qui viennent attaquer les ânes et les mulets. En juillet 1918, il est instructeur mitrailleur de l’armée grecque. Le 30 septembre, les Bulgares signent l’armistice.

3e carnet. Les Bulgares se rendent prisonniers par régiments entiers. Le 18 octobre, entrée à Sofia. Problèmes de ravitaillement, ravages de la grippe. Le 25 décembre 1918, à Novi Sad : « Je visite la ville qui est très belle, je rencontre mon pays, Vivien, et nous nous promenons ensemble. » Retour par l’Italie. « Après 4 ans et 9 mois de service militaire et 38 mois de campagne. Fin ? »

Rémy Cazals, avril 2009

Share

Cocordan, Lucien (1893-1962)

1. Le témoin

Né le 6 octobre 1893 à Paris. Famille de religion protestante. Le père, Georges, était conducteur de bus hippomobile ; la mère, Louise Cottart, était passementière. Les parents seront plus tard épiciers à Fontainebleau. Avant la guerre, Lucien était apprenti chapelier. En mars 1913, il s’engage pour trois ans au 22e Dragons de Reims, ayant vraisemblablement l’intention de faire une carrière militaire (l’expérience de 14-18 va l’en dissuader). Il obtient le grade de brigadier. Il fait toute la guerre de 1914-1918 dans la cavalerie, combattant alternativement à cheval et à pied. Il se marie le 16 septembre 1919 à Viroflay, Seine-et-Oise, avec une infirmière qui l’a soigné en mars 1917 à l’hôpital d’Orléans. Deux enfants : Pierre, né en 1920 ; Monique, née en 1925. Il devient représentant de commerce en chapellerie et chemiserie à Paris, puis à Charleville. Il se réfugie en 1940 à Toulouse. Il meurt le 22 mai 1962 à Chaum, Haute-Garonne.

2. Le témoignage

La famille (qui a fourni les renseignements ci-dessus) a conservé six petits carnets ou agendas correspondant aux périodes suivantes : (1) du 25 juillet au 10 novembre 1914 ; (2) de novembre 1914 au 10 août 1915 (+ quelques pages détachées pour août-octobre de la même année) ; (3) d’octobre 1915 à décembre 1916 ; (4) 1917 ; (5) 1918 ; (6) 1919. Un cahier format écolier reprend le texte « au propre » du début de la guerre jusqu’au 31 janvier 1917.

3. Analyse

Dès le début, Lucien Cocordan exprime des sentiments d’amour pour la patrie pour laquelle le devoir est d’accepter de mourir. Il faut « fiche une bonne volée aux Boches ; tous on a hâte de marcher au feu pour en finir avec cette race et après l’on sera tranquille ».

Départ vers le nord. Entrée en Belgique le 6 août. « Vallée de la Semois. Sur tout le parcours, ce n’est que des drapeaux représentant les nations alliées. On nous chante La Marseillaise. Ovations monstres sur tout le parcours. L’on nous donne des tartines, tabac, boisson, œufs, médailles de sainteté, souvenirs en masse. Accueil touchant et inoubliable. L’on nous appelle leurs frères. Quels braves gens ! »

Les dragons font des reconnaissances, toujours en alerte (« nous dormons bride au bras »). Ils affrontent des tirailleurs allemands. Repli vers Paris, puis poursuite début septembre. Période confuse au cours de laquelle des Français tirent sur des Français, des Allemands sur des Allemands. Divers bobards présentés comme des faits : arrestation d’espions allemands « la plupart déguisés en prêtres » ; infirmières allemandes sur lesquelles on trouve « revolvers et poignards cachés dans leurs corsages ».

Le 25 septembre à Bouchavesnes, « l’escadron fait une charge stupide contre fantassins et mitrailleuses ennemis, qui crachent une véritable pluie de mitraille sur nous. Rebroussons sous une pluie de balles. » Le 11 octobre en Artois, c’est un combat à pied toute la journée. Vers la Belgique (17 octobre) : « Nous passons par Vieux-Berquin. Plus une seule maison est debout. Les habitants sont revenus, pleurent dans les rues. Pays complètement détruit, partout des cadavres de bestiaux, des maisons qui achèvent de se consumer. Quel spectacle inoubliable ! Quelles visions de barbarie, quels sauvages et quelle nation infecte que cette race porcine que l’on nomme la nation allemande ! Bailleul est également ravagé. Nous passons la frontière à 11 h 30. Loker, premier village belge. » Le 20 octobre, durs combats entre Staden et Langemark : « Quelle scène qu’un champ de bataille, on entend le râle des blessés. De voir ceux qui tombent à nos côtés en poussant un râle, l’on songe à quand notre tour, et lorsque l’on sort de cette fournaise l’on se demande comment l’on est sans blessure lorsque tant d’autres sont tombés ! »

Suivent une période de repos et un bref séjour à l’hôpital d’Abbeville. Sa demande pour passer dans l’aviation est refusée. Après une permission en août 1915 (« Joie indescriptible à se sentir sur le macadam après 13 mois passés dans des patelins plus ou moins vaseux »), le voici en Champagne à la veille de l’offensive de septembre. « 27 septembre. Arrivons le matin dans les bois de Suippes, bivouaquons en plein feuillage. Croyons être tranquille pour quelque temps mais départ à 11 heures. Le colonel nous rassemble et nous fait un discours concernant : offensive, heure venue, etc. Arrivons à 2 h de l’après-midi à Suippes en pleine bataille. Cela, paraît-il, marche très bien. Poussons plus loin et nous nous installons sans desseller près de Souain. La pluie tombe, nous sommes trempés. 28, 29, 30, 1er octobre. Que dire pendant ces jours sinon que nous avions tous fait le sacrifice de notre existence. A toute minute pendant ces jours nous nous attendions à charger, et charger dans quelles conditions ? sur quoi ? une ligne de mitrailleuses ou un fortin. Nous sommes restés pendant tous ces jours, les 22e et 16e, brigade d’avant-garde. Gare à la réputation que nous avons, et nous pouvions dire que nous étions sacrifiés. Nous nous sommes trouvés jusqu’à 300 à 400 mètres de la ligne. Si l’escadron n’a eu comme perte qu’un cheval, cela tient du miracle. Jamais je n’ai vu les marmites tomber si près en terrain découvert. Une est tombée à 3 pas, nous enterrant complètement, moi et un cycliste. Nous étions couverts de terre. Nous avons souffert non seulement de la fatigue, mais principalement de la faim. Cette offensive n’a pas réussi comme nous le voulions. Des compagnies entières restaient sur le terrain. Nos escadrons à pied partis à l’attaque, sur 220 sont revenus à 40, et tout cela pourquoi ? C’est du terrain payé bien cher. »

Période calme d’octobre 1915 à janvier 1916. Le 6 octobre, près de Cuperly, il note qu’il a 22 ans. Le 1er janvier : pas un coup de canon. Les choses se gâtent en février. Dès le 22 février : « Une offensive extraordinaire se fait du côté boche sur Verdun. » Cela a pour conséquence un retard pour les permissions. Il ne peut partir qu’en mai : « Cafard monstre à la fin. 20 mai. Le cafard me tient bien et ne me quitte pas. Vite la fin. J’en ai assez. » La fin approcherait-elle ? « 28 juin. Les Russes, en offensive depuis 8 jours, marchent merveilleusement. Offensive sur tous les fronts. Anglais dans le Nord,  Français à Verdun, Italiens et Russes à leur front respectif, attaquent avec avantage. Nous croyons très fermement à une fin avant l’hiver. Quelques pronostics nous annoncent la fin pour août ou septembre. Chic alors ! » Août en Lorraine, à Lunéville : « Nous nous installons dans un quartier de cavalerie. Quel cafard se revoir là-dedans après 2 ans de guerre. L’ancienne vie de quartier reprend, les corvées, l’appel, etc. Tout le monde est dégoûté. » Et en secteur calme : « C’est un vrai secteur de rentier. Pas un coup de fusil ni de canon. Nous couchons dehors, pas d’abris. Nous installons des couchettes sous une ancienne tuilerie presque écroulée. Nous restons 5 jours ici et 5 en réserve. »

Janvier 1917 : « En pleine chaîne des Vosges, région merveilleuse, mais quel froid ! et la neige ne cesse de tomber. Très bien reçus par les habitants. » Mais, de l’autre côté de la frontière, à Traubach : « L’heure est restée l’heure allemande. Ici l’on parle un javanais incompréhensible et qui n’est pas l’allemand mais un patois alsacien. L’on rencontre dans les maisons beaucoup de photos de soldats allemands. »

En permission en février 1917. Visite médicale pour mal à la gorge. Il est envoyé à l’hôpital d’Orléans : « 17 février. Très bien soigné. Georges vient me voir tous les jours. Infirmières charmantes. 6 mars. Je crois m’apercevoir que l’affection que je portais à ma petite infirmière, qui après avoir été ma marraine est maintenant ma grande amie, se change en amour. Elle m’en rend mon amour largement du reste. »

Avril 1917. Préparatifs de l’offensive : « 13 avril. Départ à 7 h 30. Après une étape de 45 km, faite plutôt lentement, nous arrivons à 4 h 30 dans un bois près de Fère-en-Tardenois. L’on pense rester ici deux ou trois jours. La région ici est remplie de troupes. Infanterie, cavalerie, etc. passent et repassent. Sur la ligne de chemin de fer de Fismes à côté de nous, les trains de troupes et de ravitaillement ne cessent pas de défiler. […] 15 avril, dimanche. Rien de nouveau. Nous partons le soir pour aller plus près du front. Passons une nuit inoubliable. Treize heures pour faire 12 km, c’est insensé. Nous avons mis à un moment trois heures pour faire 400 m. C’est pire qu’à Souain, et quel temps ! De l’eau, du vent et un froid glacial. 16 avril. Arrivons à 7 h du matin à 4 km des lignes. Un bombardement effroyable tape de Soissons à Reims. Quel carnage à une époque où le progrès et la civilisation nous gouvernent. C’est incroyable quand l’on pense à cette boucherie qui dure depuis plus de 2 ans ½. […] 18 avril. De la pluie, toujours de la pluie. Quel temps pour les malheureux fantassins ! 19 avril. Nous ne les percerons jamais dans de pareilles conditions. Pourquoi alors sacrifier tant de vies humaines si précieuses ? Quelle insouciance ! 20 avril. Quel changement dans mes idées politiques, et dans quel état d’esprit je me trouve ! J’en suis étonné moi-même, et pourtant je n’ai plus le cafard. 21 avril. Nous allons voir un camp de prisonniers tout près. Tous ont assez de la guerre et reconnaissent notre avantage et aussi que l’Allemagne ne peut plus tenir question alimentaire. »

Le pourcentage de permissionnaires est augmenté. Lucien pourra partir le 9 juin. En attendant, il a des nouvelles de Paris et il est confronté aux mutineries de l’infanterie : « 28 mai. A Paris, c’est un chambard du diable, ce n’est que grévistes, principalement chez les femmes, couturières, usines à munitions, alimentation, tout en grève. Où cela nous mènera-t-il ? 30 mai. A 4 h du matin, alerte. Il faut être prêt à partir dans une demi-heure. Quel chambard ! Rien n’est prêt et il manque un tas de choses. Nous partons à 6 h moins ¼ direction Attichy. A Breuil je reviens avec les chevaux de mains du régiment. Au retour, j’apprends que c’est deux régiments d’infanterie, qui venaient de passer 60 jours en ligne aux dernières attaques, et après 6 jours de repos remontaient en ligne. Ils ont refusé de marcher et marchent sur Compiègne. Nous devons les arrêter. Voilà où nous en sommes après presque 3 ans de guerre. S’ils résistent, nous devons tirer dessus, sur nos frères. Quelle honte ! Pour ma part, je suis heureux de me défiler d’un tel travail. Ils reviennent à 14 heures, sans avoir rien vu. 31 mai. Détails sur la journée d’hier. La révolte a commencé ainsi : un capitaine donnant un ordre à un caporal de monter aux tranchées avec son escouade, ayant refusé, le capitaine l’a tué d’un coup de revolver. Aussitôt les quelques hommes l’ont percé de coups de baïonnette et ont marché sur l’arrière, entraînant beaucoup d’officiers qui eux aussi en ont assez. Autre chose à remarquer : les officiers de chez nous, pendant l’instant où nous attendions les deux régiments, ont baissé pavillon et parlaient aux hommes avec une politesse à laquelle nous ne sommes pas habitués. Les mitrailleuses tenues par les officiers eux-mêmes nous tenaient en même temps sous leurs feux en même temps que le terrain devant nous. A ce sujet, aucun commentaire… Aujourd’hui, 2 h, présentation des gradés au colonel. 1er juin. A Paris, les grèves continuent ! Ce matin, alerte, ce n’est qu’un exercice car à l’alerte d’avant-hier beaucoup n’étaient pas prêts. 2 juin. Nous partons à 6 h 30 pour changer de cantonnement. Rassemblement à Breuil. Départ 7 h 30, allons à Blérancourt, même travail que mercredi dernier, et quel travail ! C’est honteux et il règne un état d’esprit déplorable et si les fantassins arrivent, beaucoup se mettront avec eux car nous leur donnons raison. Ils demandent un repos d’un mois et le tour de permission tous les 4 mois, ce qui est leur droit. Nous rentrons à Camelin pour cantonner. Le 360e y est. Cris à notre arrivée. Des imbéciles leur ont raconté que nous avions tiré sur un bataillon de chasseurs à pied. Altercation comique entre le colonel Retheny [?] et un fantassin. Finalement nous fraternisons avec tous et l’erreur est reconnue par eux-mêmes. »

La permission : « 9 juin. Je me couche à 9 h, à peine endormi l’on vient me prévenir que je pars en permission ce soir. 10 juin. Arrivons au lieu de départ à Vic-sur-Aisne à 5 h 30. Départ à 9 h. Arrivée à Creil à 12 h 30 où j’attends le train pour Montereau qui part à 4 h 45. Vraiment je commence à en avoir assez de ces changements de train et aussi des attentes de plusieurs heures dans les gares. Si ce n’était ma permission ! J’ai grande hâte à revoir tous ceux qui me sont chers et aussi ma chère petite fiancée. Que de bons jours heureux nous allons passer ! 11 juin. Arrivée à Montereau à 12 h 15, je vais chez Georges sans faire timbrer ma perm. […] 12 juin. Je repars à Montereau faire timbrer ma permission qui ne compte qu’à partir de demain. 22 juin. Je pars par le train civil avec le billet militaire pris par Georges […] Retour à Camelin […] temps affreux, cafard monstre, je deviens depuis quelque temps complètement anarchiste : une fin et le retour chez soi ! 30 juin. La relève se fait ce soir. Nous remplaçons le 11e cuir, l’on parle d’une division de cavalerie allant cantonner aux environs de Paris en cas de troubles dans la capitale. Ce serait notre tour, cela ne me déplairait pas car je pourrais aller à Paris et voir tous ceux qui me sont chers, mais malgré [tout] ce rôle de gendarme me répugne ! »

A partir de juillet, l’année 1917 compte plusieurs permissions, maladies, stages et séjours à Paris ou dans la région parisienne. Les notes de 1918 et 1919 sont très laconiques. Le 11 octobre 1918 : « Une autre grande offensive se prépare. Mais nous espérons qu’elle ne se fera pas. L’armistice viendra peut-être avant. Que de vies épargnées alors ! Attendons et espérons. » Le 28 décembre : « Quelle ironie : on demande des rengagés (et dire qu’ils en trouveront !) pour partir pour Salonique, mais je crois que c’est plutôt pour la Russie. » Le 24 juin : « Nous apprenons que les Boches ont signé le traité de Paix hier soir. A bientôt la démobilisation. A partir du 7 juillet, marqué 55, commence le compte à rebours, et le 22 août est marqué 0. Lucien part vers Paris. Il est démobilisé à Vincennes le 25 août : « Me voici enfin redevenu civil. »

Rémy Cazals, janvier 2009

Share

Lecompt, Andrée (1903-1998)

1. Le témoin

Andrée, Elodie, Irma Lecompt est née à Vendegies-sur-Ecaillon (arrondissement de Cambrai, Nord) le 16 février 1903. Son père était médecin à Vendegies, un notable, conseiller municipal. Sa mère était également issue d’une famille aisée. Andrée est la troisième et dernière enfant du couple après Suzanne (née en 1899) et Charles (né en 1901). Il est important de souligner qu’elle a 11 ans en 1914 et 16 ans en 1919. Après la guerre, elle épousera en 1928 le docteur Raison, successeur de son père. Elle est décédée le 6 novembre 1998.

2. Le témoignage

Sur le conseil de sa mère, elle tient un journal personnel à partir du 29 novembre 1914. Regrettant de ne pas l’avoir commencé plus tôt, elle va rajouter la page « 25 août 1914 », récit de l’entrée des Allemands dans le village. Elle n’écrit pas entre le 25 décembre 1914 et le 18 mars 1915, « interruption due à la paresse de l’auteur », signale-t-elle avec humour. Par la suite, les notes sont régulières, plus longues vers la fin. Le journal 1914-1919 occupe deux cahiers au format écolier, écrits à l’encre. Il va jusqu’à la signature du traité de Versailles et constitue donc ce qu’elle appelle « mon journal de guerre ». Elle reprendra la plume de 1920 à 1929, puis vers la fin de sa vie. Dans les années 1980, elle écrit un résumé de la période de guerre contenant quelques compléments.

Fanny Macary a travaillé sur le texte d’Andrée Lecompt et a réalisé Journal d’une jeune fille sous l’occupation (1914-1919), mémoire de maîtrise, université de Toulouse Le Mirail, 2003, 176 pages, illustrations. Le mémoire replace le journal dans son contexte (l’écriture de soi, la guerre, la région, l’enfance), en donne une analyse précise et fournit un précieux index thématique. Un deuxième volume de 159 pages donne la transcription intégrale du journal. Celui-ci avait été confié par le petit-fils d’Andrée pour que soit étudiée une éventuelle publication. Elle apparaît souhaitable, mais n’a pas encore été acceptée par la famille.

3. Analyse

La vie sous l’occupation a ses thèmes récurrents. Ce sont d’abord les réquisitions, accompagnées de fouilles pour découvrir ce que la population a caché. Andrée est bien placée pour décrire, par exemple, la « journée d’émotion et de vive inquiétude » du 2 novembre 1917, lorsque la maison, la cour et le jardin sont passés au peigne fin. Les Allemands découvrent des pommes, de la laine, du beurre, des bouteilles de vin, mais « nos deux plus importantes cachettes de vin et de cuivre leur échappèrent ». « Je reviendrai », conclut le brigadier. Il faut aussi loger des ennemis. La maison étant confortable, ce sont principalement des officiers. La population est sous surveillance ; il faut un passeport pour se déplacer ; lorsque l’on est pris sans cette pièce, on doit payer l’amende ou faire de la prison. Des habitants sont réquisitionnés pour le travail obligatoire. Les denrées se font rares, les prix augmentent. La survie est difficile. L’aide américaine ne suffit pas. Le problème du ravitaillement va subsister après l’armistice.

L’information est entre les mains des Allemands. Ils diffusent La Gazette des Ardennes qui « ne nous donne que de mauvaises nouvelles et papa est sombre et découragé chaque fois qu’il la parcourt ». On apprend qu’une grande bataille se déroule à Verdun, puis que la Russie a déposé les armes. L’offensive allemande du printemps 1918 est confirmée par le passage des troupes, croyant arriver à Paris (mars), puis découragées par les énormes pertes (avril). Le problème de la correspondance est moins aigu que dans les cas d’Albert Denisse et de Maurice Delmotte (voir ces noms) puisque toute la famille Lecompt est restée à Vendegies. Andrée exprime cependant son angoisse car on n’a pas de nouvelles de son parrain, soldat dans l’infanterie française. Pour correspondre indirectement, il faut passer par un intermédiaire hollandais, par la Suisse ou par les évacués vers la France.

Le journal d’Andrée Lecompt a cependant des couleurs particulières. Elle condamne l’occupation à plusieurs reprises : « Quels tracas ils nous causent ces maudits êtres, et quand serons-nous débarrassés d’eux ? » (13 avril 1915). « Quand donc serons-nous délivrés de ces barbares ? Car, bien qu’ils s’en défendent énergiquement, les Allemands en général sont des Barbares ! » (2 octobre 1915). « Quand donc reverrons-nous nos petits soldats et n’aurons-nous plus devant les yeux ces capotes grises ? » (4 mai 1916). Certains locataires se conduisent mal ; ils sont grossiers ou très froids. Mais la majorité laisse une bonne impression. La musique peut être un lien. En mai 1915, un motocycliste est jugé « très gentil ». Bientôt il est appelé par son prénom, Alfred, et les services qu’il rend sont appréciés. Le 8 décembre 1915, Andrée note : « Alfred est un peu inquiet en ce moment car tous les Allemands qui ne se trouvent pas sur le front doivent passer une revue médicale. On choisit les mieux constitués pour les envoyer dans l’infanterie. Souhaitons qu’il ne soit pas pris ! » D’une façon générale, vivant au contact des Allemands, on apprend leurs difficultés et celles de leurs familles qui ont faim. Les soldats sont tristes de devoir partir pour le front ; ils souhaitent la fin de la guerre : « Les soldats viennent du front et sont découragés. Ils ne demandent qu’une chose, c’est que la guerre finisse bien vite à n’importe quel prix. Ils disent que la vie dans les tranchées par ces temps d’hiver est terrible » (16 janvier 1917). Début 1918, La Gazette de Cologne ne cache pas qu’il y a des grèves en Allemagne, et Andrée écrit : « Le peuple est à bout, il ne veut plus continuer la guerre. L’état moral des soldats est maintenant frappant. Les officiers eux-mêmes ne craignent plus de montrer leur lassitude et ceux-ci sont les premiers qui parlent de la guerre avec tant de découragement, ils détestent les hautes têtes qui ont en main la direction des affaires et ils réclament la paix à tout prix. »

La jeunesse d’Andrée aura été marquée par des années d’ennui, d’angoisse pour des êtres chers : son parrain soldat qui connaît la même vie que celle que décrivent les Allemands ; pour son père pris en otage en décembre 1917, mais rapidement libéré ; pour sa mère, prise à son tour en otage en janvier 1918, envoyée en Allemagne et qui ne reviendra qu’en juillet. N’oublions pas le fond sonore que constitue la canonnade. Dès le 18 décembre 1914, elle note : « Journée calme et monotone. Seul le canon vient nous rappeler que nous sommes en guerre. » Puis, le 30 juin 1916 : « Toujours le canon. Le jour, la nuit, on entend sa lugubre musique. » En septembre 1918, « la canonnade est furieuse et semble se rapprocher » : c’est le signe que les Alliés avancent. Vendegies est alors évacué et commence une vie errante avec la « menace de mort suspendue au-dessus de la tête », qui est le bombardement de plus en plus intense. Il faut alors vivre comme des mendiants ; heureusement, le docteur Lecompt a un bon réseau de relations. Les Anglais arrivent ; on peut bientôt rentrer à la maison. Le 16 février 1919, Andrée écrit : « J’ai aujourd’hui 16 ans. Combien je me réjouis de ne pas être plus âgée, au moins je pourrai jouir encore longtemps de mes belles années et rattraper mon bonheur perdu depuis quatre années si longues. » En mars elle lit Le Feu de Barbusse qui la remplit, dit-elle, « d’horreur et de pitié ». En avril elle décrit un groupe de « prisonniers boches » à l’aspect misérable, tristes, affamés et ajoute : « Ce sont nos ennemis, par eux nous avons bien souffert, et malgré cela on a le cœur empli de pitié en pensant à leur malheur, eux qui ne peuvent penser à revoir leurs familles maintenant et qui mènent une vie misérable et sans liberté. » Enfin, le 28 juin 1919, la paix est signée et le « journal de guerre » d’Andrée Lecompt se termine.

Rémy Cazals, octobre 2008

Complément : D’après La Voix du Nord du 17 décembre 2014, un livre, Andrée Lecompt, mon journal, aurait été publié par Régine Meunier.

Share

Marceau, Louis (1881-1915)

1. Le témoin

Né à Billy-source-Seine (Côte d’Or) le 28 avril 1881. Vraisemblablement instituteur (dans son carnet, il dit avoir rencontré un de ses anciens camarades d’école normale). Habite Dijon avec sa femme. Il a un fils de 4 ans en 1914 : le carnet contient une mèche de ses cheveux et du muguet envoyé à son père. Louis Marceau est maréchal des logis au 48e régiment d’artillerie coloniale, où il s’occupe du ravitaillement. Il meurt des suites de ses blessures le 10 octobre 1915 à Mareuil (Pas-de-Calais).

2. Le témoignage

Un carnet format 11×17, portant étiquette de la Boulangerie Epicerie Mercerie Rochotte, à Laveline-devant-Bruyères. Il comprend 58 pages pré-numérotées + 47 pages intermédiaires également écrites. Sur certaines sont collées des fleurs séchées et la mèche de cheveux signalée plus haut. Carnet commencé le 1er août 1914, terminé le 1er août 1915. Il est possible qu’un second carnet ait été amorcé et n’ait pas été envoyé à la famille. Celui-ci contient des coupures de journaux et, à la fin, les deux dernières lettres de Louis Marceau à sa femme, datées du 9 et du 10 octobre. Sur cette dernière, les phrases : « Tu sais bien que mon seul plaisir est d’avoir quelque chose de toi » et « Qu’est-ce que nous recevons comme obus ». Il aurait été mortellement blessé peu après avoir écrit ces mots.

3. Analyse

Départ de chez lui le 2 août. Le régiment va d’abord dans les Vosges, puis, à partir de septembre 1914, il est en Artois. Louis Marceau s’occupe du ravitaillement. Il circule beaucoup à cheval. Il ne signale que ses déplacements, ce qu’il mange, où il couche, le courrier reçu ou impatiemment attendu, les colis. Il voit des prisonniers et des blessés. Le danger vient seulement, pour lui, des obus.

Pratiquement pas de remarques personnelles en dehors de la question du courrier de ses proches. Au tournant de 1914 et 1915, il note : « L’année finit par une engueulade avec notre lieutenant » et « Bonne année et bonne santé à ma Lili et à mon Billy, à tous. Vivement que l’on retourne en Côte d’Or. »

Un éclairage indirect sur ses préoccupations est fourni par les coupures de journaux et ce qu’il a recopié sur le carnet. On a ainsi des textes hagiographiques sur Joffre, l’excellence du Service de santé, les exploits d’un aviateur belge et ceux d’un fantassin français, laissant supposer une fin victorieuse du conflit. De même la transcription d’une prophétie de 1600 sur l’Antéchrist (Guillaume II) et sa défaite finale occupe plus de dix pages, soit 10 % du carnet. Les coupures de journaux, sans précision de source, ont pour titres : « Combien de temps durera la guerre ? » et « La Victoire est peut-être très proche ».

4. Autres documents

– Site Mémoire des Hommes pour la fiche de décès de Louis Marceau.

– Une double page du carnet de Louis Marceau est reproduite dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 322.

Rémy Cazals

Share

Chalmette, Léon (1886-1961)

1. Le témoin

Il a lui-même écrit au dos de la couverture de son carnet : « Né le 15 novembre 1886, commune du Sappey, canton de Grenoble Est, département de l’Isère. » En lisant le texte, on comprend que Léon Chalmette est cultivateur : en août 1917, en permission chez lui, il fait les foins. Fin 1917, il évoque sa fiancée Léa ; il l’épouse le 30 novembre 1918. Léon Chalmette est décédé à Lumbin (Isère) le 14 décembre 1961.

2. Le témoignage

Il s’agit d’un carnet format 10×15 trouvé par hasard, mais qui fournit quelques éléments pour en établir le contexte. Les précisions suivantes sont données au tout début : « Carnet de notes appartenant à Chalmette Léon, caporal 174e RI, 2e Compagnie, 15e escouade. » Le carnet compte 58 pages écrites. Il débute le 24 décembre 1916 et se termine le 27 mars 1919. Il y avait vraisemblablement des notes sur la période 1914-1916, mais je ne les ai pas. Nous y apprenons que Chalmette s’est trouvé à Baudricourt (Vosges) en 1916, sans autre précision. Lorsqu’il décrit une attaque à la baïonnette, le 4 mai 1917, il dit qu’il s’agit pour lui de la première fois.

Les 33 premières pages sont d’une écriture régulière avec la même encre. Elles paraissent avoir été écrites à l’hôpital en janvier ou février 1918 en reprenant des notes journalières portées sur un autre support. A partir de la sortie de l’hôpital, de fréquents changements d’encre laissent penser qu’il a poursuivi l’écriture, sinon au jour le jour, au moins en suivant la chronologie. Très lisible, bonne orthographe.

3. Analyse

Du 24 décembre 1916 (retour de permission) au 26 avril 1917, il n’est question que de repos, stage, marches et cantonnements. Le 26 avril, le régiment prend les lignes après avoir traversé les villages d’Hermonville et Cauroy, « celui-ci démoli complètement ». Quelques jours sous les obus, puis :

« Le 3, la journée se passe en bombardement, surtout de notre côté, car paraît-il que nous devons attaquer le lendemain. Le 4 mai en effet, vers les 3 h du matin, notre artillerie redouble de violence, et à 6 h 45 on saute sur le parapet, baïonnette au canon, moment tragique pour moi que c’est la première fois que je vois ça, c’est beau et c’est terrible. Un feu de barrage d’enfer nous coupe la route et cependant nous avançons toujours. Le terrain devant nous, on ne le voit presque pas, un brouillard de poussière soulevée par les obus, ainsi que la fumée produite par les éclatements d’obus, tel qu’en plein jour on y voit pas à dix mètres devant soi. Plus loin sur notre route, une mitrailleuse nous crache des balles ; on se planque dans un trou d’obus ; enfin l’on repart et l’on arrive sans trop de mal à la tranchée boche conquise (tranchée Lambert, secteur du Godat). Comment ai-je pu passer à travers de tout ça, un vrai ouragan de fer, quoi, je me le demande encore. Enfin il est 6 h du soir et encore point de mal, mais une soif qui me dévore. On a tout bu le jus des Fritz. »

L’affaire n’est pas terminée. Il faut résister aux bombardements et à deux contre-attaques avant la relève.

« Le 11 mai, l’on vient de me dire que nous remontons en première ligne ce soir. Quelle barbe ! Ce qui me console, c’est que j’espère bientôt partir en perm… Ce soir, j’ai le numéro 2 à la compagnie. Vivement 5 heures que je le sache.

12 mai. Agitation au régiment. Le 3e bataillon rouspète de remonter en ligne, et cependant il faut aller relever le 409e. Nous autres, le 1er bataillon, nous ne montons que demain. Pour moi, je m’en fous car je suis pour partir en perm. »

Après le retour de permission, déplacements, repos, puis remontée en ligne près de Reims :

« 17 juillet. Partons de Tinqueux à 21 h pour monter en ligne où nous arrivons à minuit. Nous relevons la Cie du 170e qui tient l’emplacement de la voie ferrée au secteur du Cavalier de Courcy. Triste secteur : les tranchées comblées en partie, presque pas de réseaux, et l’on est à quinze mètres des Boches. La première nuit, tout se passe bien, et le lendemain grande stupéfaction parmi nous : les Fritz se montrent et nous disent amicalement bonjour.

18 juillet. Dans le tantôt, un des leurs se rend volontairement. Il s’amène avec un bouteillon, ayant dit à ses copains qu’il allait chercher de l’eau, mais ils l’attendent encore car nous l’avons gardé. Nous lui avons donné à manger car le pauvre bougre, à ce qu’il nous a dit, depuis la veille n’a mangé qu’un petit bout de pain. Il nous dit aussi que chez eux ils n’ont plus de patates et n’ont de la viande que trois fois par semaine. Les jours suivants, tout se passe bien. Les Boches nous envoient des paquets de cigarettes et demandent du pain et du chocolat en place. Nous pouvons travailler à remettre le secteur en état à l’aise car eux font pareil, et soit d’un côté comme de l’autre personne ne tire jusqu’au 24, jour de la relève. »

Rémy Cazals, juillet 2008

Share

Baudel, Elie (1894-1917)

1. Le témoin

Né à Douelle (Lot) le 5 avril 1894 dans une famille de cultivateurs, fils de Augustin Pierre Baudel et de Marie Basiline Rigal, il est le frère cadet de Georges Baudel (1888-1916) et le neveu de Edmond Baudel (1881-1954) eux aussi envoyés au front.

Elie Baudel a 20 ans quand la guerre est déclarée et il part le 6 septembre 1914 dans le 7e régiment d’infanterie dont le dépôt est à Cahors. Il fait partie de l’armée active. Il est nommé caporal le 15 décembre 1914. Il meurt le 28 juillet 1917 au secteur des Eparges dans la Meuse. Il recevra la médaille militaire à titre posthume.

2. Le témoignage

Au cours de la guerre il écrit à son père et s’adresse ainsi à la famille. Son niveau d’instruction à été évalué à 3, comme son oncle, mais tout en maîtrisant l’écriture, il fait des fautes.

Ce témoignage est conservé en archives privées, mais il est presque totalement retranscrit (p. 48-239) dans le mémoire de Master 1 de Lucile Frayssinet, Un fantassin de 20 ans. Lettres d’Elie Baudel à sa famille (1914-1917), Université de Toulouse Le Mirail, juin 2007, 275 p., illustrations.

La correspondance, de septembre 1914 à juillet 1917, est constituée de 340 cartes, 58 cartes-lettres, 98 lettres et 4 télégrammes ; soit 500 envois. Il écrit surtout au crayon à papier, mais il peut lui arriver d’écrire à l’encre ou au crayon à l’aniline. Il écrit régulièrement, tous les trois jours environ et par moment tous les jours à sa famille, et il ne parle que de ce qu’il vit. Lorsqu’il rapporte ce qu’on lui a raconté, il le précise en disant qui le lui a dit et comment cette personne le sait. Parfois même il souligne la méfiance que l’on doit avoir envers les rumeurs. Son récit n’a pas pour vocation d’en faire un héros, il écrit à sa famille avant tout pour dire qu’il va bien et pour avoir des nouvelles.

3. Analyse

Dans sa correspondance, il montre son intérêt pour le travail agricole ; ce qui se fait chez lui, et où ça en est, mais aussi pour ce qu’il voit au cours de ses déplacements. Il s’efforce également d’expliquer ce qu’est la vie dans les tranchées, il évoque les attaques. Il écrit assez librement ce qu’il pense, ce qui rend sa correspondance d’autant plus intéressante. Quelques-unes de ses lettres sont accompagnées de coupures de journaux présentant des photos de tranchées et de destructions, un article, une photo. Il souhaite rapidement la fin de la guerre même s’il veut la victoire de son camp, et il croit qu’avec l’intervention de l’Italie tout sera réglé.

A travers la correspondance d’Elie Baudel, nous pouvons percevoir comment il a vécu la guerre. Ses expériences sont identiques à celles d’autres combattants, il témoigne de l’expérience d’un soldat qui n’a rien hors du commun, et qui essaye à sa façon de s’adapter aux conditions de vie difficiles. Mais, chaque individu ayant sa propre personnalité, certaines réactions lui sont propres ; ses sentiments envers la guerre évoluent ; il fait tout pour s’en sortir, quitte à émettre des revendications à la fin du conflit, afin de faire connaître la réalité du front.

4. Autres informations

Sources

Archives municipales de Douelle : état-civil

Archives départementales du Lot :

– Recensement de 1911

– Registre matricule : cote 1R RM 14

– Liste du tirage au sort et de recrutement cantonal : cote 1R 128 Classe 1914

Lucile Frayssinet, mars 2008

Share

Denisse, Albert (1868-1946)

1. Le témoin

Fils de Pierre François Denisse, négociant en textile, et de Marie Josèphe Julie Adèle Cappe, il est né le 18 septembre 1868 au Cateau-Cambrésis (Nord). Etudes à l’Ecole supérieure de Commerce de Paris. Service militaire au 120e RI en 1886-87. Voyages au Mexique et aux Etats-Unis. Parle l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Marié le 23 août 1899 avec Obéline Mahieux, fille d’un riche propriétaire. Installé à Etreux (Aisne). Son fils Pierre naît en 1900, sa fille Thérèse en 1905. En 1904, il achète et modernise une brasserie à Etreux. Son fils lui succèdera en 1926.

Albert Denisse, dit Pabert, est catholique, conservateur. Il a siégé au conseil municipal d’Etreux. En 1914, il a 46 ans.

2. Le témoignage

Lors de l’avance des Allemands en août 1914, Pabert envoie sa femme et ses deux enfants vers Paris et reste à Etreux pour sauvegarder ses biens. Il commence à tenir un journal à partir du 26 août, jour du départ de sa femme, les Allemands arrivant dans le village dans la nuit du 27 au 28. Sans savoir combien de temps la séparation allait durer, il résume chaque jour ce qui s’est passé, comme s’il conversait avec sa famille. Ceci jusqu’au 3 novembre 1918. Il écrit sur la partie inutilisée de cahiers scolaires de ses enfants ou de livres de comptes de l’entreprise. Nombreuses abréviations. Des passages mettant en cause des proches sont en sténo (par exemple la transcription du délire d’un malade accusant une femme de l’avoir empoisonné). Un passage manque entre le 14 novembre et le 10 décembre 1917. Les originaux sont la propriété des descendants d’Albert Denisse. Une transcription intégrale accompagne le mémoire de maîtrise de Franck Le Cars cité plus bas.

3. Analyse

La bourgade d’Etreux, en Thiérache, sur le canal de la Sambre à l’Oise, avait 1450 habitants en 1914. L’activité principale était l’agriculture ; il y avait aussi une usine textile, une minoterie et deux brasseries, dont celle d’Albert Denisse. Entre fin août 1914 et fin octobre 1918, Etreux fut occupée par les Allemands, et donc, entre les deux dates, resta en dehors de la zone de combat. Seuls quelques bombardements aériens des Alliés sur un champ d’aviation situé à proximité sont à noter.

Etreux fut le siège d’une kommandantur qui dirigeait 22 communes, les maires n’ayant qu’à obéir et à appliquer les décisions allemandes. Les occupants imposèrent l’heure allemande et un couvre-feu précoce, l’obligation pour les civils de saluer les officiers en se découvrant. La circulation était limitée et soumise à des permis. Les habitants devaient loger les Allemands, ce qui avait beaucoup d’inconvénients, mais aussi quelques avantages. « Mon officier », comme le désigne Albert Denisse, rend des services. Par contre, le comportement du « Gros Capitaine Pilleur Pels Leusden » fait l’unanimité contre lui.

Les réquisitions sont quasi-permanentes (et détaillées dans le témoignage) : produits alimentaires, en particulier œufs, lait, vin ; matériel de couchage ; métaux (par exemple tout l’équipement des brasseries). Entre réquisitions officielles et pillages des soldats, il n’y a pas une grande différence, mais certaines plaintes déposées par les notables peuvent être suivies d’effet. Les perquisitions dans les caves des particuliers font apparaître des réserves considérables de plusieurs centaines de bouteilles, 1200 bouteilles dans une cave murée chez une dame ; seulement 200 bouteilles chez le curé, dont le contenu était qualifié de vin de messe. Catholique pratiquant, Albert Denisse ne peut s’empêcher de ponctuer sa phrase de plusieurs points d’exclamation. L’occupant réquisitionne aussi les jeunes hommes pour travailler. Des otages sont pris. Albert Denisse passe ainsi une semaine à Maubeuge en décembre 1917, en représailles de quelque chose qu’il ignore. Il devient « chef de popote » d’un groupe de notables de la région parmi lesquels le docteur Charles Lecompt, de Vendegies-sur-Ecaillon, le père d’une jeune fille qui a également tenu son journal de l’occupation (voir la notice Lecompt, Andrée). D’autres otages sont envoyés en Allemagne.

La principale difficulté est le ravitaillement. Les prix montent, la qualité des produits diminue. On épuise rapidement les réserves que les Allemands ont laissées ; on développe la culture des jardins ; le « ravitaillement américain » apporte de temps en temps une embellie. Albert Denisse doit adapter la qualité de bière au goût des occupants, puis cesser de produire lorsque l’équipement de la brasserie est démonté. Il utilise alors ses capitaux pour devenir marchand de vivres en allant chercher du ravitaillement en Belgique ; il prête à des particuliers et à des communes.

Les comportements de la population sont divers. L’auteur note des gestes d’entraide. Mais les rivalités politiques et économiques du temps de paix sont exacerbées par la situation difficile. C’est le cas par exemple pour les deux brasseurs, mais leur guerre se terminera par la disparition des deux brasseries. Il y a des lettres anonymes de dénonciation : Albert Denisse note que les Allemands en sont écœurés. Des jeunes filles fréquentent des soldats. Des femmes qui en insultent une autre rencontrée en compagnie d’Allemands sont condamnées à trois jours de prison. Depuis août 14, certains habitants ont caché des soldats alliés, des Anglais principalement, croyant peut-être que la guerre serait courte. Le temps passant, leur situation devient intenable. On en capture, sur dénonciation, jusqu’en février et avril 1915, et encore deux en février 1916.

Un grand problème est celui de l’information. Et d’abord, comment avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants ? Il pense à utiliser les bons offices d’un sergent allemand pour envoyer une lettre par la Suisse. Le sergent conseille de passer par les services de la Croix Rouge. C’est le 7 septembre 1915, après plus d’un an de séparation, que Pabert apprend, indirectement et de manière laconique, que sa femme se trouve à Versailles et en bonne santé. Les nouvelles sont parties de France à destination d’un prisonnier de guerre en Allemagne, lequel les a communiquées à son épouse habitant un village proche d’Etreux. Autre moyen : donner un message aux personnes âgées et malades rapatriées vers la France par la Suisse. Tout ceci est lent et incertain, mais c’est un bon exemple des capacités d’adaptation à une situation apparemment inextricable. En mai 1916, Pabert apprend, par l’entremise d’un prisonnier de guerre, un succès scolaire de son fils et il glisse dans sa tirelire « une belle pièce d’or de cent francs » pour qu’il la trouve à son retour, « et nous espérons que ce sera bientôt ». Par la Croix Rouge, le 3 février 1918, il reçoit une lettre de sa famille partie le 25 octobre 1917 ; puis, le 18 mars 1918, une lettre du 14 janvier. Retards et contradictions, quand il s’agit d’intermédiaires, font que Pabert n’arrive pas à savoir vraiment si son fils est entré à l’Ecole de Commerce, au lycée Henri IV ou s’il a abandonné ses études…

L’information sur la guerre en cours est beaucoup plus abondante. Les journaux allemands donnent les communiqués officiels des principaux pays belligérants. Albert Denisse les compare, en exerçant un esprit critique certain. Il apprend rapidement les faits bruts : changements ministériels en France, offensive allemande sur Verdun, rupture des Etats-Unis avec l’Allemagne, renversement du tsar, etc. La révolution russe le préoccupe dès le 16 mars 1917. Certes le nouveau gouvernement entend poursuivre la guerre, mais « je m’attends à des divisions terribles qui affaibliront certainement l’armée russe ». Il signale dès le 10 novembre la deuxième révolution, celle des « maximalistes » (il écrira plus tard : « bolcheviki »). Sa critique porte sur la « lâcheté » des Russes qui abandonnent leurs alliés, mais il se préoccupe aussi des fameux emprunts russes : « Le gouvernement révolutionnaire russe renie, paraît-il, tous les emprunts antérieurs de la Russie !! Est-ce le commencement de la banqueroute russe ? Ce serait encore bien triste pour la France » (19 janvier 1918).

Si les rumeurs sont nombreuses au sein des armées (voir en particulier Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, présentés par Fabrice Pappola, Toulouse, Privat, 2006), le phénomène n’épargne pas les population civiles en territoire occupé. Albert Denisse les signale, mais « on en dit tant qu’il ne faut plus croire que ce que l’on voit », écrit-il dès le 18 octobre 1914. Par contre, il est bien placé, au milieu de soldats allemands, pour se faire l’écho de leurs paroles et les interpréter. Certes, ils fêtent leurs victoires. Mais, dès le 22 novembre 1914, Albert les entend dire qu’ils ont déjà un million d’hommes hors de combat , et en décembre que l’artillerie française fauche des régiments entiers. Le 22 mars 1915, il constate qu’il y a « beaucoup de soldats à qui cela ne plaît pas du tout de se rapprocher ainsi de la ligne de feu ». Le 5 avril 1915, il voit arriver une division revenant du front : « L’artillerie et la cavalerie sont en bon état, mais l’infanterie laisse beaucoup à désirer car on y voit beaucoup d’éclopés, de tristes mines fatiguées, et beaucoup de tout jeunes gens encadrés par des vieux. En général, il ne semble plus guère y avoir beaucoup d’enthousiasme dans ces troupes. » En mai 1915, en août 1916, il note que les hommes n’ont aucune envie de retourner en ligne. En mars 1917, il voit un lieutenant pleurer à l’idée de repartir, puis faire la fête avec ses hommes lorsque le contrordre arrive. Le 19 avril : « J’ai vu aujourd’hui un soldat allemand qui revenait de permission, et il a pleuré à chaudes larmes pendant quelques minutes en me racontant toute la misère qui existe en Allemagne où tout le monde a faim. » Les femmes allemandes voudraient rendre l’Alsace-Lorraine en échange de leurs maris (juillet 1917). Même lors de la nouvelle avancée profonde du printemps 1918, les soldats allemands disent qu’il s’agit d’une « victoire désastreuse », « que c’est une boucherie épouvantable sur le front de bataille, et cela diminue beaucoup leur enthousiasme ; il y a même beaucoup de traînards partout, et beaucoup de soldats qui sont équipés à neuf ici vendent une partie de leurs vêtements pour très peu de chose et bien souvent pour avoir à manger » (avril 1918).

Le 1er janvier 1918, pour la quatrième fois, Pabert note son souhait d’une fin prochaine du cauchemar. Les cours du change à Zurich sont favorables à la France, mais les nouvelles offensives allemandes du printemps remportent des succès spectaculaires confirmés par l’incessant passage de colonnes de prisonniers français, mais nuancés par les propos des soldats allemands rapportés plus haut. Plus tard, le retournement est également visible et audible. Les gendarmes allemands traquent les déserteurs de plus en plus nombreux. Les avions alliés lancent des bulletins d’information. Même les journaux allemands ne peuvent masquer l’avance des Alliés sur tous les fronts : prise du saillant de Saint-Mihiel par les Américains ; succès en Palestine, en Bulgarie. Le 17 septembre, Albert Denisse note : « Cette nuit, le canon s’est très rapproché de nous et nous ne l’avions jamais entendu aussi près depuis 4 ans. » Le 2 octobre, « la Gazette de Cologne publie un article presque pessimiste et comme nous n’en avions encore jamais vu ». Ce ne sont plus des prisonniers qui passent par Etreux, mais des populations civiles évacuées à cause du rapprochement de la ligne de feu. Le 5 octobre, « la kommandatur commence à emballer pour partir bientôt ». Le 6, le changement de chancelier et les perspectives de paix prochaine font que « les soldats allemands chantent dans les rues, les officiers ont l’air tristes ». La population d’Etreux est évacuée à son tour les 13 et 14 octobre. C’est dans une grange, à Fontenelle, à la limite du département du Nord, qu’Albert Denisse termine son journal, au crayon, le 3 novembre 1918.

Du début à la fin, malgré quelques moments de découragement, il a écrit qu’il voulait la victoire alliée, comprenant toutefois que, si l’Allemagne termine complètement épuisée, « nous ne le serons guère moins » (17 janvier 1918). La phrase suivante résume assez bien le mélange des sentiments au moment où la fin approche : « Si nous vivons dans l’angoisse, nos cœurs sont gonflés d’espérance et notre tristesse disparaît devant notre joie » (9 octobre 1918).

4. Autres informations

– Franck Le Cars, La vie quotidienne du village d’Etreux sous l’occupation de la Grande Guerre d’après un document inédit : le journal de Pabert, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, octobre 1996, 121 p., illustrations.

Le journal de Pabert, 25 août 1914 – 3 novembre 1918, transcription intégrale par Franck Le Cars, annexe au mémoire de maîtrise, 264 p.

Rémy Cazals, mars 2008, d’après les travaux de Franck Le Cars

Complément au 3 novembre 2020 : La ténacité de Franck Le Cars vient d’être récompensée. Il a réussi à publier l’intégrale du témoignage de son arrière-arrière-grand-père, sous le titre PABERT, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre, 484 pages, 22 euros. Pour toute l’actualité de Pabert et la commande d’ouvrages : www.pabert.fr

 

Share