Richomme, Lucien (1889 – 1928)

Un fusilier marin breton à Dixmude

1. Le témoin

Lucien Richomme (1889 – 1928), originaire de Plouha (Côtes d’Armor), navigue  avant la guerre comme marin de commerce et de pêche. Enrôlé au 2ème Régiment de fusiliers marins, il est d’abord entraîné au combat dans la région parisienne (septembre 1914), puis transféré en Belgique lors de la Course à la Mer. Il combat à Melle, Dixmude, Steenstraete et Nieuport. Après la dissolution de la Brigade Ronarc’h en novembre 1915, l’auteur sert sur le croiseur auxiliaire Champagne puis à Brest sur la base des dirigeables. Démobilisé en juin 1919, il reprend ses fonctions de matelot puis de patron de pêche.

2. Le témoignage

Yann Lagadec, maître de conférences à l’Université Rennes 2, a fait paraître Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme (août 1914 – février 1915) aux éditions À l’ombre des mots (collection Grande Guerre) en 2018 (203 pages). Le recueil comprend une introduction scientifique (p. 9 à 93), le témoignage lui-même (p. 99 à 192), ainsi qu’une iconographie et une bibliographie.

3. Analyse

Yann Lagadec propose trois raisons à la publication du témoignage de Lucien Richomme : la remise à jour d’une historiographie, de Charles Le Goffic à Jean Mabire, « héroïque et datée », le faible nombre de travaux contemporains sur les fusiliers marins dans la Grande Guerre et enfin la rareté, et donc le caractère précieux, du témoignage d’un fusilier engagé dans les combats de l’Yser. C’est en effet un témoignage singulier car venant d’un homme du rang, marin inscrit maritime à La Rochelle, et son récit court de septembre 1914 à début février 1915. Lucien Richomme mentionne dans ses carnets ce qu’il fait, ce qu’il voit, il décrit le combat, ses dangers et ses victimes, comme il mentionne les occupations à l’arrière, les marches, ou le repos. Il insiste sur la vie quotidienne, l’alimentation, les problèmes d’équipement, le froid et l’humidité. Il est patriote, endurant et se plaint rarement de ses dures conditions d’engagement. S’il n’évoque pas ses pensées profondes, et ne détaille pas ses relations de camaraderie, il produit néanmoins un témoignage empreint de sensibilité.

L’unité de Lucien Richomme quitte Rochefort le 31 août 1914, puis est basée à Saint-Denis en septembre. Il évoque surtout les longues marches d’entraînement (Stains, Mitry, Bonneuil), inhabituelles pour eux, et la fatigue qui en découle. Ces marins vont percevoir la capote d’infanterie, le 23 septembre, et ils sont marqués par leur changement de  silhouette (p. 111) : « Chacun rit de cette métamorphose et à tout instant l’on entend cette réflexion : « J’avais fait bien des rêves, mais jamais celui de revêtir un jour l’uniforme de soldat. ». »

Combat de Melle – Combat de Dixmude

Les fusiliers débarquent à Gand le 8 octobre au moment de la chute d’Anvers. L. Richomme décrit ici des fuyards belges qui l’émeuvent (p. 115) : « Pendant une de nos haltes, nous avons vu passer devant nous une petite charrette traînée par un chien. Une pauvre femme avec un bébé de quelques jours y avait pris place et c’est vraiment émouvant de voir deux petits enfants de moins de 10 ans aider la pauvre bête à traîner la petite carriole de leur mère. » Il opère à Melle son premier combat d’arrêt le 9 octobre, et il évoque un succès de son régiment (p. 117) « Le lendemain nous avons le plaisir de voir étendus sur le terrain quelques centaines de cadavres sans toutefois avoir beaucoup de victimes à déplorer de notre côté. Nous sommes fiers de notre début. ». La retraite s’opère jusqu’à Dixmude le 15 octobre, et à partir de ce moment l’auteur décrit le combat devant et dans la ville, avec mentions journalière des positions qu’il occupe, des bombardements et des tentatives offensives des Allemands. Le ravitaillement est lacunaire à cause du bombardement, et (p. 125) « [Nous ne craignons] pas de bondir vers des fermes qui sont situées à quelques centaines de mètres de nos tranchées et nous sommes heureux de rapporter poulets et lapins. » Il sait traire et va également chercher le lait de vaches abandonnées. Il décrit les violents combats des 24 et 25 octobre, la confusion la nuit avec des tentatives d’infiltration, et des exécutions des deux côtés de quelques prisonniers pour trahison. À noter que le plus grand nombre de victimes se fait par bombardement d’artillerie et qu’il n’y a pas de corps à corps dans la chronique, en tout cas pour sa compagnie. Il décrit la prise de Dixmude-bourg par les Allemands le 10 novembre, et leur position est repoussée sur la rive gauche. Évoquant souvent la faim pendant les combats, il insiste aussi sur le manque d’équipement de base (vêtement, chaussettes, linge).

Combat de Steenstraete

Après un « repos » marqué par des marches éreintantes, l’auteur revient à Dixmude début décembre, le secteur y est plus calme qu’en novembre. Son unité s’est transportée à Steenstraete, en amont de l’Yser à 15 km au sud, c’est une petite tête de pont sur le canal, et c’est là qu’il vit sa journée la plus sanglante, le 17 décembre, lors de l’assaut des Français. Il fait partie d’une compagnie de seconde vague, mais l’artillerie française a été peu efficace, et la compagnie d’assaut devant eux est décimée ; lui est ses camarades, ne pouvant déboucher, se retrouvent bloqués toute la journée dans des boyaux pris en enfilade par les mitrailleuses et les feux d’infanterie ennemis. Ces boyaux sont à la fois peu profonds et remplis d’eau, et les hommes devront passer une journée de souffrance en attendant de se replier la nuit venue (p. 165) : « J’ai à peine fait 10 mètres dans le boyau que le sergent qui marche à un mètre de moi, pousse un cri rauque. Il s’étend de tout son long et je réussi à faire émerger sa tête. Je lui coupe les lanières de son sac et je l’adosse du mieux que je peux à un côté du boyau de façon que ceux qui viennent derrière puissent passer. Pendant cet intervalle, mon camarade qui me suit reçoit une balle dans la tempe gauche. Il pousse un cri et tombe au fond de ce boyau raide mort. Nous ne pouvons le retirer sans nous exposer nous-mêmes à recevoir des balles (…). Ce camarade nous sert de plancher. Avec la quantité d’eau qui existe aucune trace n’apparaît plus et ceux qui passent les derniers ne savent pas qu’ils marchent sur leurs frères d’armes. [la section décimée et bloquée doit attendre la nuit pour se retirer] « (…) ayant toujours de l’eau jusqu’au ventre. Beaucoup de blessés ne pouvant avoir de soins meurent, et leurs cadavres n’apparaissent plus dans cette eau boueuse. Jusqu’à la nuit ce ne sont plus que cris et gémissements. Des pauvres blessés dont la tête émerge, supplient leurs camarades de leur porter secours, et ils se noient sous notre regard impuissant à aller les secourir. Un de mon escouade voit son pauvre frère rendre le dernier soupir à ses pieds en criant : « Adieu Paul ! Je meurs ». » C’est l’engagement le plus dur décrit par le témoignage de L. Richomme, et on notera qu’il ne s’agit pas de défense à Dixmude, mais d’attaque à Steenstraete, dans le cadre d’une offensive plus globale de décembre (« grignotage » de Joffre). L’auteur conclut cette journée : « dans mon escouade nous restons à cinq sur 16 que nous étions ce matin. » L’auteur évoque ensuite son repos en janvier dans le secteur de Dunkerque, puis il rejoint le front de Nieuport à la fin du mois, après un rapide séjour à Coxyde-Plage (Villa Cincinnatti d’abord, puis Villa des Coccinelles). Le témoignage s’arrête le 6 février 1915 alors que lui et ses compagnons commencent à ressentir l’attaque des poux.

Présentation scientifique

Yann Lagadec, dans sa longue présentation qui précède le texte de Lucien Richomme, fait le point sur les connaissances actuelles sur la brigade Ronarc’h, ainsi que sur les témoignages écrits à l’occasion de ses combats. Il définit ce qu’est cette unité originale, ses caractéristiques, en produisant des éléments chiffrés ; on apprend ainsi que les fusiliers marins devaient à l’origine servir de force de police supplétive à Paris, qu’un grand nombre d’entre eux ne sont pas bretons ou encore que beaucoup n’ont aucune formation (p. 24) : sur 6434 homme de la brigade au 1er octobre 1914, seuls 1443 étaient des fusiliers marins brevetés, et par ailleurs 2950 marins de cette brigade n’avaient, comme L. Richomme, aucune spécialité à bord ou à terre. Par ailleurs, si leur taux de perte est impressionnant (3590 hommes mis hors de combat en un peu plus d’un mois, soit 58 % de l’effectif p. 49) les fusiliers marins ne sont pas seuls, ils combattent aux côtés de Belges ou de petits détachements français sur lesquels les récits pittoresques insistent peu. Pour le récit lui-même, Y. Lagadec procède ensuite à un croisement serré du témoignage avec les autres récits disponibles, essentiellement les témoignages de M.R. Marchand, C. Prieur ou P. Ronarc’h. Ce travail d’explication valide la qualité des écrits  de notre témoin de Plouha, tout en apportant parfois des nuances, ainsi par exemple des « centaines de cadavres » allemands à Melle qui semblent être sortis de l’imagination de l’auteur. Cette centaine de pages de présentation très complète produit de fait une sorte de petite monographie, qui propose une précieuse mise à jour sur un épisode de la guerre médiatisé très tôt : Albert Londres publie dès novembre 1914 « Sous Dixmude » dans Le Matin, et le premier livre de Charles Le Goffic « Dixmude – Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins » paraît en mai 1915.

Vincent Suard, septembre 2022

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Eyriès, Pierre (1894-1944)

Sandra Snorrasson a sauvé de la destruction les carnets de guerre 1915-1918 de ce soldat de Draguignan, ainsi que des photos (de qualité technique médiocre) et des dessins (soldats français, anglais, allemands, caricatures, femmes). Elle en a transcrit le texte. L’ensemble sera déposé aux Archives départementales du Var. La version originale des carnets avait été revue, des passages rendus illisibles, d’autres seulement barrés. Les carnets donnent des informations sur l’auteur : sergent au 7e bataillon de chasseurs alpins lorsqu’il arrive sur le front au début de 1915, il devient adjudant en juin 1916 et sous-lieutenant en octobre. Il montre une certaine culture, il cite Verlaine, il lit Barrès et des magazines anglais. Il s’intéresse aux paysages, à l’aspect des villes et à leurs richesses artistiques. Il est passionné de sport et il estime nécessaire de signaler d’innombrables parties de football lorsque son unité est au repos. Sandra Snorrasson a découvert qu’il avait exercé après la guerre le métier de journaliste sportif. Il ne s’est pas marié et n’a pas eu de descendance directe.

Les Vosges

Du printemps 1915 à juillet 1916, il se trouve dans les Vosges. Il décrit les combats de l’Hartmannswillerkopf, de l’Hilsenfirst, les ruines de Metzeral (qui lui inspirent la phrase ironique : « Ah ! C’est beau la guerre ! »), les souffrances endurées, les cadavres et leur odeur, les tranchées dans la neige, le pillage des maisons de Sondernach par les Français. Il estime qu’il participe à la « défense de l’immortelle patrie » contre la racaille boche, et il a confiance en Dieu. Un de ses hommes abat un Allemand de sang-froid. Le 25 juin, à la constatation « Nous allons nous faire tuer », un officier cynique répond « On vous remplacera ». Le 5 juillet 1915, un chasseur joue des valses à l’accordéon dans la tranchée et les Allemands apprécient : « Quelques hoch ! hoch ! approbateurs nous parviennent. » Le 29 décembre, les chasseurs donnent du pain à des prisonniers. Le 2 juillet, la relève se fait dans la « soulographie » la plus complète.

La Somme

Les habitants sont beaucoup moins sympathiques que dans les Vosges. Chaleur intense, soif. Le 4 septembre, « une invraisemblable quantité de blessés passe, français et boches pêle-mêle, tous heureux ». Le 24 septembre, on fusille un soldat qui « avait commis un sale crime ».

Bref retour dans les Vosges fin 1916. Le 1er mars 1917 : « Vouloir juger de l’état moral des troupes par leur correspondance est plutôt aléatoire. On sait bien que tout le monde en a marre mais qu’on ira jusqu’au bout quand même. »

L’Aisne

Le 16 avril 1917, il se trouve sur la rive gauche de l’Aisne entre Maizy et Muscourt. Ordres et contrordres se succèdent. Le moral n’est pas bon. Le 23 avril, circulent des bruits sinistres sur l’échec de la dernière offensive. Le 4 mai, une attaque est décommandée : « On respira. Cette attaque est une folie. C’est vouloir faire bousiller le bataillon. »

Cormicy, Mont Sapigneul, permission à Paris, Fère-en-Tardenois. Le 24 août devant Craonne « pulvérisée ». L’aviateur allemand Fantomas. Un coup de main allemand le 14 septembre. Le 24 octobre, le succès de la Malmaison est ainsi commenté : « Pour nous, nous pensons seulement à nos camarades que l’on fait massacrer dans la boue. »

En Italie

Arrivée le 5 novembre 1917. Lac de Garde, Vérone. Football. La présence des Français provoque l’augmentation des prix. Bassano. Troupes italiennes en retraite.

Le 18 décembre, « toute la haute embusque militaire de la région est venue s’abattre » à Santorso, faubourg chic de Schio. Critique des artilleurs qui se prétendent plus malheureux que les fantassins. Permission fin janvier. Retour au Monte Tomba. « Un Autrichien affamé et minable est venu se rendre » (le 12 mars, avec photo).

La fin

Le 4 avril 1918 : « J’entre dans ma quatrième année de guerre. »

Retour en France. Amiens, Pas-de-Calais (attaque boche avec gaz sur Poperinghe le 25 mai). Vitry-le-François, Main de Massiges.

Le 13 juillet, il a « l’estomac détraqué » et il est évacué le 17. Hôpital à Épinal puis Besançon.
Le 7 septembre, il obtient un mois de convalescence. Son témoignage ne va pas au-delà.

Rémy Cazals, juin 2022

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Les frères Bayle, Marius Doudoux, Michel Thonnérieux, Lettres de la guerre 1914 – 1918

1. Les témoins

Les trois frères Bayle sont des cultivateurs originaires de Malleval (Loire). Louis (1886-1916) combat au sein du 11e BCP en 1914 en Alsace, dans la Somme et en Flandre. Passé au 51e BCA, il est en Alsace en 1915 et engagé sur le Linge. Il est tué dans la Somme le 19 juillet 1916. Jean-Baptiste (Antoine à l’état-civil, 1893-1918), sert au 2e Zouave de 1913 à 1918. Une évacuation pour pieds gelés lui épargne l’offensive de Champagne. À Verdun en 1916, il combat devant Reims en avril 1917. Passé au 4e Zouave en 1918, il est tué le 30 mars 1918 à Orvillers (Oise). Jean-Joseph, né en 1892, d’abord ajourné pour faiblesse, est réintégré au 158e RI en novembre 1914. Envoyé en Artois, il est un temps hospitalisé, et il signale avoir ainsi échappé à l’offensive sur Souchez. Après Verdun en 1916, il est muté au 97e RI, et y est blessé. Passé ensuite au 22e BCA, il fait l’attaque du Monte Tomba en Italie, et revient en France en avril 1918. Après la guerre, on sait qu’il se marie en 1921.

Marius Doudoux (1878 – 1940), originaire de Lyon, combat dans les Vosges avec le 54e RAC en août 1914. Gravement blessé au visage le 2 septembre 1914, il passe les années 1914 et 1915 dans différents établissements hospitaliers de la région lyonnaise.

Michel Thonnérieux est né en 1874 à Saint-Michel-sur-Rhône. Ajourné pour faiblesse pulmonaire, il est finalement incorporé au 104e RIT en février 1915. Il y fait presque toute la guerre, qu’il termine au 34e RIT à partir d’août 1918.

2. Les témoignages

L’association «Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2018 « Lettres de la Guerre 1914 – 1918 », un riche volume de 160 pages, qui regroupe des témoignages venant de cinq combattants. Philippe Maret reconstitue l’itinéraire des frères Bayle, de Malleval (p. 9- p. 54) et analyse leurs lettres. Marie Mazoyer a transcrit et présenté les lettres de Marius Doudoux, écrites lors de son hospitalisation (p. 55 à p. 110). Enfin Louis Challet présente Michel Thonnérieux, puis classe et analyse des extraits de ses lettres (p. 111 à p. 160).

3. Analyse

a. Les frères Bayle

Pris isolément, les courriers des trois frères sont sommaires et décevants par leur concision, mais P. Maret procède à une analyse fine, qui apporte des éléments très utiles; ainsi de Louis, classé 0 sur sa fiche matricule (instruction néant, ne sait ni lire ni écrire), on possède 28 lettres. Une analyse graphologique (forme des majuscules) et stylistique (formules de tendresse) permet d’établir qu’il y a eu au moins cinq rédacteurs différents de 1914 à 1916, « Louis n’écrit pas ses lettres lui-même » (p. 14). Il rassure ses parents, évoque le temps qu’il fait, et peut parfois être un peu plus précis avec ses frères (mars 1916, p. 19) : « Les boches nous agasse tout le temps. ». Louis est tué le 19 juillet entre Hem-Monacu et Cléry (Somme), après avoir salué ses parents dans sa dernière lettre le 16 juillet (p. 22) :

« (…) voila quatre jours que je

sui au tranchée Mais sa

y fait pas pas beau on entend

que les grosses marmite

qui nous passe sur la tete

et Defois pas bien loin de nous enfin on a

toujours espoire de sen sortir quand même (…) »

Jean-Baptiste participe à de nombreuses batailles avec son régiment de zouaves, et on dispose de 26 lettres pour presque quatre ans de campagne. Elles sont concises, et P. Maret propose un modèle théorique en cinq parties, qui se retrouve pratiquement dans toutes les lettres (p. 28) :

– introduction, donne de ses nouvelles, espère que tout va bien

– donne sa situation en deux mots : soit au repos, soit aux tranchées

– s’il en a, donne des nouvelles des frères et cousins, ou au contraire en demande

– parfois parle du temps qu’il fait, et/ou évoque les travaux des champs

– termine par une formule disant qu’il n’a plus grand-chose à dire, comme par exemple (22 décembre 1915, p. 29 : « Souvent de la pluis je voi pas grand autre Chose a vous diret pour Le moment.».

On possède 28 lettres de Jean-Joseph, qui alterne période de front et répit à l’arrière (faiblesse pulmonaire). Difficile, avec ces lettres sommaires, de dégager une personnalité, mais son enthousiasme guerrier paraît modéré; En convalescence, il échappe à l’offensive de mai en Artois (1915, p. 41) « mais en tout cas sa sera toujours 2 mois de tirez à l’habrit des balles en attendant que la guerre finisse. ». En juillet 1915, il n’obtient pas la permission agricole qu’il espérait et doit rester au dépôt de Lyon (p. 42) «il aime mieux nous tenir sans rien faire. Enfin faites comme vous pourrait en attendant qu’on soit libérer de se bagne militaire. » Passé au 97e RI en août 1915, il est à l’automne dans les lignes boueuses de l’Artois, avec des tranchées impossibles à entretenir (novembre 1915, Souchez, p. 43). « On ne peut seulement marcher on s’enfonce jusqu’au genout et on glisse comme sur du ver s’est vraiment dégoutant de vivre, se qui nous faut s’est la paix, ou sa ne vat plus marcher on ne peut plus prendre patience. » P. Maret souligne que c’est la formulation de révolte la plus marquée du corpus. Légèrement blessé et intoxiqué en 1918, Jean-Baptiste finit la guerre en Belgique. Ces témoignages des trois frères, même ténus, prennent vie avec cette présentation, et ils montrent que ces paysans n’ont pas été épargnés : la guerre passée, pour la grande  partie, dans des régiments de « choc » (zouaves, BCP…), et au final, deux morts sur les trois frères mobilisés.

b. Marius Doudoux

Marius Doudoux est grièvement blessé à la face le 2 septembre 1914, vers Saint-Dié (Vosges). Il a eu la mâchoire inférieure arrachée, et la partie supérieure est aussi en partie touchée. Ses lettres, uniquement adressées à Eugénie (Ninie) et Elise Reynaud, ses cousines germaines de Chavanay, sont reproduites et annotées par Martine Mazoyer. Elles sont centrées sur sa santé, ses opérations chirurgicales, les lents progrès de sa convalescence, ainsi que sur les aléas de son moral, avec de fréquentes périodes de dépression. Ce qui domine ici, c’est l’évocation de la souffrance physique  (avril 1915, p. 69) « ils vont commencé l’autre opération sa va être terrible s’y tu savait comme sa goute chère de se faire refaire la figure il en faut de la patience enfin il le faut et se qui me console s’est que l’apache de Guillaume II payera tous ça » On entre ainsi dans le quotidien d’une « gueule cassée » sur la durée. Il séjourne pendant près de deux ans aux hospices civils, puis à l’Hôpital Lumière de Lyon. Il signale au début qu’il est nourri uniquement de lait à l’aide d’une sonde, évoque les options chirurgicales  (janvier 1915, p. 65) « enfin c’est décidé qu’on me dépouille la poitrine pour me refaire la figure », ou caractérise ses progrès : il réussit enfin à fumer des cigarettes, malgré l’interdiction. Il a été blessé assez tôt, et il veut transmettre à ses interlocutrices sa haine « de ces sales boches », cause de ses souffrances ; il décrit ainsi des atrocités (janvier 1915, p. 65):  «tient un exemple que j’ai vu, dans un village une bonne femme donc le mari était sur le front français, les boches ont coupé les deux mains a une fillette de dix ans et l’on pendu par les pieds et devant les yeux de sa pauvre mère qu’ils ont emmené prisonnière (…)  – il parle de leur rage, s’ils avaient entre les mains un prisonnier – «  ont l’aurait achevé tellement qu’on était en colère, il y aurait pas eu de capoute qui tienne, car quand ils veulent se rendre prisonniers ils crie capoute camarades, je t’en fourniraient ! (…) enfin je dois t’ennuyé avec cette guerre mais il l’a fallait pour que les jeunes ne l’a fasse pas car près celle là il en aura plus (…). ». Le ton vengeur retombe curieusement à la fin du propos, celui-ci fait penser à une influence extérieure (on trouve plus loin p.74 – « tu as du voir sur le journal …» – ) M. Doudoux s’inquiète aussi pour son avenir (p. 78, en 1915) :« Ha que c’est malheureux de ne pas être marié qui donc me fera à mangé. Il faut conté sur les restaurant (…) ». Même préoccupation en mars 1916 (p. 91) « Quant à m’établir, c’est-à-dire me marier, j’y ai bien réfléchi mais qui voudrait de moi ? Non, non, je n’oserai jamais me présenter devant une personne, moi défiguré. » M. Mazoyer mentionne qu’après-guerre, on sait seulement qu’il s’est marié et a été garde-forestier. À noter enfin que le terme « gueule cassée » », devenu aujourd’hui générique, n’est cité qu’une fois, et pas en forme de locution substantivée, il s’agit de la joie qui accueillera la victoire (p. 75) « ha qu’elle jour béni ce jour voi-tu, que j’ai la « gueule » cassé ou racommodé tan pire je veu le fêté et par une boutielle (…) »

c. Michel Thonnérieux

L’auteur est un « territorial », ajourné deux fois mais rattrapé en février 1915, à 41 ans, et qui passe toute la guerre en alternant travaux sur le front et convalescences à l’arrière, car il est bronchiteux. En juillet 1918, son unité combat toutefois en première ligne. Il écrit très souvent à sa femme Mélanie, et Louis Challet a classé, organisé et en partie retranscrit une portion significative des 500 lettres qui sont restées de cette correspondance. Le transcripteur a organisé une présentation thématique en petits chapitres, illustrés de courts extraits des lettres : « L’épistolier », « le territorial », « le cultivateur », « le viticulteur »… Pour M. Thonnérieux, écrire est une nécessité pour garder le contact avec son village (septembre 1917, p. 122) « Explique-moi bien ce qui se passe au pays, que je le revoie au moins par la pensée. » ; il a besoin de la proximité créée par l’écriture (p. 123, février 1916) « je dors bien plus tranquille après ce babillage que je fais avec toi : il me semble que nous sommes en tête à tête ». L’auteur raconte à son épouse ses différents travaux et à partir de 1917, il devient l’ordonnance d’un officier, faisant la cuisine et la lessive (p. 126) « jamais, Nini, je m’aurais cru si bonne lavandière. » et « Il vaut mieux laver une chemise que de se retrouver au milieu de la feraille. » Il s’agit ici d’un couple harmonieux, les marques d’attention et d’affection sont fréquentes (p. 136) « On a bien des fois quelques moments que ce maudit cafard nous travaille, mais enfin on tache bien moyen de le secouer de l’un à l’autre. Fais-en de même, ma petite femme, chante une chanson quand il te prend trop fort. Et pense qu’il y a plus malheureux que nous. » Les chapitres « le cultivateur » et « le viticulteur » décrivent les préoccupations de l’auteur au sujet des cultures, du bétail, et surtout de son vin : c’est un crève-cœur de ne pas pouvoir le  goûter (avril 1918, p. 143) « Penser que vous allez soutirer le picollot et moi faire le c…, crois-moi bien que c’est dur ! » Les convictions patriotiques de l’auteur sont réelles mais posées, (p. 150  « ne t’en fais pas, je ne m’en fais pas. On y est obligé, c’est pour la patrie »), et il fait cette remarque intéressante en septembre 1916 (p. 150) « on a beau faire semblant devant les copains qu’on est patriote mais je crois et il y en a beaucoup comme qui n’y sont guère … ».

Vincent Suard, mai 2022

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Reverzy, Abel (1884-1915)

Un rapport existant entre le prêtre Léon Cristiani et la famille Reverzy, le témoignage d’Abel est publié à la suite de celui de l’ecclésiastique : Un prêtre dans la Grande Guerre, Journal de Léon Cristiani, infirmier militaire, suivi du Journal du capitaine Abel Reverzy, édition établie par Michel Casta, Amiens, Encrage éditions, 2022.

Abel Reverzy est né le 14 janvier 1884 à Aurouër (Allier) dans un milieu modeste. Il a commencé sa carrière militaire comme simple soldat, a pu monter en grade et intégrer l’école d’officiers de Saint-Maixent en 1907. Marié en 1911, il avait deux enfants en 1914. Capitaine au 3e régiment de marche de zouaves, il fut tué lors des attaques du 25 septembre 1915 près de Saint-Hilaire-le-Grand. Son journal est tenu du 30 septembre 1914 au 16 août 1915.

Ce témoignage critique à plusieurs reprises la République anticléricale, un « bourbier politique » responsable de l’impréparation à la guerre. Les fautes strictement militaires commises par des généraux sont quand même imputables au « malheureux régime » qui a causé « la perte du sens moral » (1er décembre 1914). Il ajoute : « Le troupier conscient, la discipline intelligente et voulue, l’officier politicien, voilà les alliés qui ont rendu au Kaiser plus de services que le 420 ou que ses amis d’Autriche. » La mort au combat du capitaine Luca ne répare pas le mal qu’il a fait par ses idées pacifistes. Une note du 14 janvier 1915 sur les réservistes qui « valent largement nos hommes de l’active » dans le cadre de « la nation armée » semble donner raison à Jaurès (sans le citer évidemment). Mais plus tard (5 juillet) Reverzy juge que les régiments de réserve ne paraissent pas « capables de mener à bien une véritable action offensive ».

Ce journal d’un authentique combattant apporte des notations ponctuelles intéressantes :

– Dès qu’un terrain est dangereux, la présence des gendarmes n’est plus à craindre ; soldats et officiers peuvent se livrer au braconnage et à la chasse. Par exemple, le 17 février 1915 : un lapin, douze faisans, deux chevreuils.

– Le 1er octobre 1914, il fait enlever ses galons « pour diminuer la visibilité des officiers ».

– Le lendemain, il note que ses soldats ont compris l’intérêt de creuser des tranchées et que ceux qui ont jeté leurs outils le regrettent.

– Le 20 octobre, il livre une remarque très fine à propos d’une sentinelle qui a tiré sur un camarade retour de patrouille et l’a tué : « Il a tiré comme ils font tous stupidement, sans savoir pourquoi, pour se rassurer en entendant un coup de fusil dans cette obscurité silencieuse. »

– Ses notes montrent la différence de confort entre l’abri de l’officier et la situation précaire des soldats (22 et 23 octobre). Sa femme vient passer quatre jours avec lui à Compiègne.

– Le 12 novembre, il décrit l’échec d’une attaque causé par le 75 qui tire trop court. Et il critique les artilleurs qui n’ont pas assez de contacts avec l’infanterie.

– Le 1er juin 1915, il affirme qu’au moins 50 hommes de son régiment ont déserté. Sur ces musulmans, la propagande turque n’a pas d’influence, mais ils sont mal commandés par les gradés subalternes.

Enfin, la question des relations avec les ennemis est abordée à trois reprises :

– Le 8 octobre : « Il fait trop beau pour s’entretuer. Nos hommes dont les tranchées avancées sont peu éloignées des tranchées allemandes semblent partager cette façon de voir. Le soir la relève des avant-postes a lieu des deux côtés à la même heure. Les groupes adverses, au lieu d’échanger des coups de fusil, se font avec la main des signaux d’adieu. »

– Le 8 novembre : « Nous entendons comme chaque dimanche les Allemands chanter des cantiques dans leurs tranchées. »

– Le 26 décembre, un bombardement français met fin à une tentative de trêve de Noël : des conversations entre sentinelles, « chacun des deux partis était informé du menu de l’autre ».

Rémy Cazals, avril 2022

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Depreux, Henri (1896 – 1945)

1. Le témoin

Henri Depreux (1896 – 1945), né à Wasquehal (Nord), réside en 1914 à Caudry (Nord) où il est tulliste. Classe 1916, il réussit à échapper aux Allemands en septembre 1914, et après un séjour dans le Sud-Ouest, il est incorporé au 91e RI à Nantes au début de 1915. Il ne voit le front qu’en avril 1916, et intègre le 221e RI devant Verdun. Il fait partie du corps franc de son unité, et finit la guerre (mai 1918 – dernière mention) au 81e RI. Après la guerre, il participe à la construction de pistes de skating (patins à roulettes sur piste en bois). Il décède brutalement alors qu’il était architecte à Saint-Lô, lors des débuts des travaux de la reconstruction en 1945.

2. Le témoignage

Claude Depreux, fils d’Henri Depreux, m’a communiqué en mai 2021 une copie « word » des carnets de guerre de son père (Carnets de route) ; ceux-ci couvrent la période 1914 à 1918 sur 21 pages A 4, taille 14 (10100 mots).

3. Analyse

Ce témoignage d’un très jeune soldat, assez court (21 pages), insiste beaucoup sur certaines périodes, et est très allusif ou muet sur d’autres, mais les trois parties détaillées apportent des lumières utiles, avec par exemple la fuite devant les Allemands, l’accueil des réfugiés dans le Sud-Ouest à l’automne 1914, ou encore la situation des jeunes soldats dans les corps francs des régiments d’infanterie à partir de 1917.

a. Fuite vers Lille

Revenant d’Avesnes en août 1914, il évoque la confusion au Cateau (24 août?), au milieu du bombardement et des tirs de l’artillerie anglaise. Ayant réussi à regagner Caudry, il y décrit l’installation des Allemands, personne n’ayant le droit de quitter la ville. Il mentionne sans précision le 29 août «on signale des atrocités dans les petites localités. » La nouvelle de la chute de Maubeuge jette la consternation, mais celle de la victoire de la Marne redonne du courage (noté 3 septembre, événements jusqu’au 7) « Quelques journaux venant de Lille réussissent à nous parvenir et apportent la confirmation, ils sont lus avec avidité et payés cher. » Les 19 et 20 septembre, les autorités allemandes convoquent la classe 14 pour internement, et l’auteur, avec une cinquantaine de jeunes gens, décide de fuir vers Lille, de nuit et à travers champs. Après 50 km à pied, ils ne sont plus que dix et leur aventure illustre bien ce qu’est cet « l’entre-deux » que constitue la zone située, en septembre 1914, entre Valenciennes occupée et Lille encore libre. Ils arrivent à Marchiennes : « le maire nous apprend que les allemands n’ont fait aucune apparition [à Marchiennes] depuis huit jours, il nous envoie dans un hospice transformé en hôpital dirigé par une jeune fille qui soigne quelques vieillards et quelques blessés allemands: en les voyant nous ne voulions y loger, mais la directrice les fit rentrer dans des chambres où elle les enferma. » Enfin parvenu à Hem (Roubaix), il est hébergé dans la famille et rencontre des réfugiés qui lui racontent (27 septembre) que « les Allemands ont mis le feu à la ville d’Orchies indiquant comme prétexte que les civils avaient coupé les doigts d’allemands morts pour prendre leurs bagues. » En fait la ville est détruite en représailles à l’arrestation, par un poste français, d’une colonne sanitaire allemande. Cette curieuse ambiance de septembre, ni vraiment occupation, ni territoires vraiment contrôlés, se retrouve aussi aux portes de Lille : H. Depreux se met immédiatement à chercher un emploi, et se présente dans des usines de draps. C’est un échec, car les patrouilles allemandes se rapprochent, des combats ont lieu dans les faubourgs, et les usines débauchent.

b. Fuite de Lille

La chronologie donnée par l’auteur n’est pas toujours très précise, et c’est à ce moment (8 octobre ?) qu’il évoque l’ordre donné à tous les hommes de 18 à 48 ans de quitter la ville. « La grande place [de Roubaix] est pleine d’hommes de tous âges discutant avec animation, puis des colonnes se forment et se dirigent sur Lille à la hâte. Les quelques détachements allemands assistent au départ sans intervenir. » Il décrit sa fuite par Englos, le bruit du canon, ils sont plusieurs fois mitraillés par des Allemands, puis rencontrent des goumiers qui les réorientent vers Estaires. Refoulés, ils atteignent Béthune où ils dorment dans des portes cochères. Tenaillé par la faim, épuisé, l’auteur arrive à Abbeville où malade, il est soigné par des habitants ; il y apprend le 20 par des rumeurs que Lille est débarrassée des Allemands [ce qui est faux]. Un peu remis, et avec 6000 réfugiés [– dit-il-], il reprend le chemin de l’Est. Le 22 octobre il est à Lumbres, où il apprend que le front est fermé et Lille toujours occupée. Il repart à Calais où il arrive le 23 octobre, y est hébergé chez des amis de son père, ce qui termine son odyssée à pied. Ici aussi, il essaie de trouver du travail chez des fabricants de dentelles, mais cela lui est interdit, car il faut faire de la place aux Anglais. Embarqué « de force » avec des Belges (femmes et enfants) sur un navire à la malpropreté « repoussante », car il vient d’amener des chevaux d’Angleterre, tout le monde est immédiatement malade et le navire revient à quai : il peut alors embarquer sur le Niagara, à bord duquel il arrive à La Palice (La Rochelle) le 29 octobre. Cette fuite réussie devant l’envahisseur sera valorisée dans une citation  (février 1917) : « (…) quoique prisonnier civil et malgré les menaces de mort pour ceux qui tentaient de fuir, le 21 septembre 1914, a pu s’échapper, et, après bien des difficultés, ayant parcouru près de 50 km dans les lignes allemandes, s’est réfugié en France. Excellent soldat (…) »

c. le Sud-Ouest

Le récit de H. Depreux décrit bien le parcours d’un jeune homme non-encore mobilisable, dépaysé et psychologiquement isolé. Le train des réfugiés arrive à Saint-Sulpice (Tarn), les mineurs sont envoyés à Carmaux, les autres passant la nuit dans les wagons. Puis le train repart, et il y a des descentes à chaque arrêt, des habitants prévenus les attendant avec des charrettes. Les jeunes nordistes restent à une trentaine, et ils sont désorientés : (2 novembre 1914) «  « Les paysans sont là, le béret à la main et attendent des ordres, nous ne comprenons rien à leur langage, nous nous demandons, si nous sommes encore en France. » L’auteur explique que les paysans croyaient qu’ils étaient cultivateurs, et donc voulaient « leur faire conduire les bœufs ». Les réfugiés expliquent qu’ils n’y connaissent rien, et demandent à être  « dirigés sur une ville ». Le préfet intervient, on envoie les tisserands sur Mazamet, et le reste sur Graulhet. L’auteur y  rencontre deux Lillois, avec lesquels il décide de loger, car les trois jeunes gens veulent se tenir à l’écart de leur groupe de nordistes « car ils avaient mauvais genre. ». Il fait ensuite la connaissance de monsieur Doumayrou, qui fait le commerce des œufs à Cordes, et qui l’embauche. L’auteur  commence alors son apprentissage «le travail consiste à emballer et expédier les œufs par caisses, j’apprends aussi la conduite de l’automobile et nous allons dans les foires faire des achats soit en auto soit en voiture, je suis heureux car ce sont de braves gens.»  

d. l’incorporation

Après avoir passé le conseil de révision en janvier 1915 à Cordes, l’auteur rejoint le dépôt du 91e RI, régiment de Charleville-Mézières replié sur Nantes. Il supporte assez mal le début de l’entraînement et est hospitalisé (problèmes pulmonaires) de mai à juillet 1915. Il réintègre le dépôt, puis a une permission en octobre, « j’obtiens une permission de 6 jours que je vais passer chez monsieur Doumayrou à Cordes, je passe quelques jours dans cette famille où je suis si bien reçu. » En mars 1916, il est toujours à Nantes, et devient téléphoniste.

e. Le combattant

Il intègre le 221e RI en juillet 1916, et est positionné, durant l’année 1916 dans la région de Verdun et en Argonne. Il signale avoir été évacué « pieds-gelés » en novembre 1916, avec environ un mois d’hospitalisation/convalescence. En octobre, il a pu faire un séjour en permission à Clermont-Ferrand chez sa marraine, avec laquelle il a commencé une correspondance en 1915. C’était « une agréable permission », et il a fait « des excursions en Auvergne où il y a des sites intéressants. » En janvier 1917, il apprend que sa sœur germaine a été rapatriée, et peu après il peut faire une réunion familiale, précieuse pour le jeune isolé : « 18 janvier 1917 : J’arrive à Paris où j’ai le bonheur de revoir ma sœur et mon frère. » Il décrit ensuite des combats violents en mars 1917, avec attaques et contre-attaques, puis il note en juin (mention unique et complète) : « 17 juin 1917 : Le 221ème remonte 4 jours au mont Cornouillet [Cornillet] les 317ème et 358ème ayant manifesté et refusé de monter les manifestant sont détenus dans le camp et les permissions sont supprimées le colonel et le général sont relevés il y a remaniement du commandement. »

À partir d’août 1917 et jusqu’à mars 1918, il entre comme volontaire dans le corps franc du régiment, ce détachement est créé pour des missions de patrouille et de coups de main. L’auteur mentionne que « ce sont en général des soldats des classes 16 et 17, j’ai beaucoup plus de liberté que dans la compagnie. » Effectivement, on constate qu’entre août 1917 et janvier 1918, il a pratiquement une permission par mois. Son récit, rapide et allusif, est parfois beaucoup plus élaboré, ainsi de la description  d’une mission risquée en février 1918 ; malgré sa longueur, on la donnera ici comme illustration, car c’est un modèle de précision, notamment chronologique, et elle éclaire sur le risque accepté par certains jeunes soldats, pour échapper aux corvées et partir plus souvent en permission. «13 février. Nous recevons l’ordre de remonter en ligne pour faire un coup de main par surprise, notre groupe se compose de 22 hommes, nous répétons la manœuvre qui consiste à capturer une ronde allemande, nous partons à 21 h le temps est propice il fait un grand vent il pleut très fort. C’est le temps attendu depuis longtemps, nous partons en file indienne en rampant sur les coudes et genoux, à 23 h nous arrivons près du réseau allemand, le groupe s’installe dans un grand trou d’obus. Le lieutenant, un sergent, un homme s’avancent pour cisailler le réseau de barbelés. Le travail dure trois h et s’exécute sans bruit, à 2 h1/2 nous franchissons le réseau sans être inquiétés, et gagnons la tranchée de 1ère ligne distante de 20 mètres du réseau et occupons cette tranchée sans résistance, aucune sentinelle, nous sommes entre deux petits postes, nous avions déroulé une bobine de fil téléphonique en partant sans cette précaution il nous aurait été impossible de nous reconnaître pour rentrer dans nos lignes. Nous approchons des 2èmes lignes toujours en rampant, nous percevons des bruits de pas et des voix, 4 hommes débouchent au détour d’un boyau, ils s’arrêtent comme surpris par un bruit insolite, d’un même élan nous bondissons sur les boches en peu de temps ils sont terrassés malgré la résistance qu’ils nous opposent, nous sommes maîtres de la situation mais ils refusent de se rendre et se roulent dans le boyau en se débattant, la situation devient critique, car des hommes venant des petits postes accourent en criant, mais n’osent pas avancer et s’enfuient. Nous avons fait un prisonnier que nous ramenons dans nos lignes, c’est un feldvebel nous le reconduisons au colonel.»

Deux mentions très courtes clôturent le témoignage, il signale en mars 1918 quitter le 221e RI et intégrer le 13e RIT ( ???), puis en mai 1918 être affecté au 81e RI à Montpellier comme secrétaire.

Vincent Suard (mars 2022)

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Raffard, Louis (1893 – 1961)

1. Le témoin

Louis Raffard (1893 – 1961), né à Pélussin (Loire), se destine à la prêtrise et vient d’entrer au grand séminaire de Francheville (Rhône) lorsque la guerre se déclenche. Il est mobilisé au 99e RI dans lequel il sert jusqu’à sa libération en septembre 1919. En 1915, il devient téléphoniste. Gazé et évacué en octobre 1918, il est en convalescence à Lyon à l’Armistice. Il est ensuite ordonné prêtre en 1923 et l’hémiplégie interrompt son ministère, alors qu’il était curé de Pélussin (1945 -1954). Il décède en 1961.

2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2014 « Mes souvenirs de guerre 1914 – 1919 », Mémoires d’un petit soldat, de Louis Raffard (236 pages). L’auteur signale qu’il a retranscrit des notes griffonnées au jour le jour ; elles ont été rassemblées lors de moments de loisir au séminaire de Francheville, où il a achevé sa formation de prêtre, de 1920 à 1922. Le manuscrit original se compose d’un tome 1 (192 pages), avec le récit des faits vécus, organisé de manière chronologique, et illustré de photographies et de cartes découpées. Un tome 2 (127 pages) contient des remarques postérieures, ainsi que des emprunts à d’autres auteurs, à des coupures de presse ou des chansons ; cette partie est la moins intéressante. Dans la restitution, Marcel Boyer (Visages de notre Pilat) signale avoir concentré tout ce qui concernait la guerre, et éliminé ce qui ressortait du domaine purement religieux. Chaque chapitre, organisé chronologiquement, présente d’abord les notes du tome 1 puis des extraits du tome 2.

3. Analyse

Avec ses consignations remises au propre après-guerre, Louis Raffard veut pouvoir se relire  « au déclin de sa vie » et communiquer aux siens ce que fut son existence pendant le conflit. L’auteur, qui combat dans les principales batailles de la guerre (Champagne, Verdun, Chemin des Dames, Mont Kemmel et Reims en 1918…), produit un récit factuel assez riche. Au début des carnets, il mentionne une trêve de Noël aux dimensions assez importantes, dans le secteur de Fay (Somme). Elle commence par des drapeaux blancs dans la tranchée allemande, et des deux côtés on monte sur le parapet (25 décembre 1914, p. 23) : «Trois boches et trois français s’échangent des journaux. L’un de mes camarades, Marcel, instituteur antipatriote, parle à un officier allemand en ces termes : « Ce n’est pas honteux de se tuer ainsi, ne ferait-on pas mieux de s’embrasser comme des frères ? »  « Oui ! » répond l’officier allemand, « mais c’est la guerre ». Tableau extraordinaire qui se reproduisit chaque jour et chaque nuit pendant huit jours. Une nuit un Boche est même venu nous aider à mettre des fils de fer devant nos lignes. [Un Lorrain ? Un Alsacien ?] En travaillant, il sifflait la Marseillaise. Dans toutes ces relations avec l’ennemi, il est à remarquer la grande part prise par les officiers eux-mêmes (…)».

Les combats

Assez rapidement nommé téléphoniste, l’auteur participe à l’assaut en première ligne en Champagne (septembre 1915), et il signale à deux reprises les zigouilleurs de deuxième ligne, chargés du « triste travail de tout tuer. » (p. 47 et 48) Il insiste sur le fait que les nettoyeurs ne font pas quartier, mais chargeant devant, il ne les a pas vus à l’œuvre. Il signale aussi, de manière contradictoire, que sa division aurait fait 9000 prisonniers. L’auteur décrit au ras du sol les combats de son unité, avec l’épisode de la conquête du Fort de la Malmaison (octobre 1917), avec le spectacle effrayant des cadavres allemands au cours de la progression, l’urgence et la violence de l’intervention sur les flancs du mont Kemmel, dans une sape « cosmopolite » mélangée avec des Anglais, et d’où ils échappent de justesse à l’encerclement (18 au 22 avril 1918). L’année 1918 voit aussi des engagements très durs près de Reims à la cote 240 (juin) et à Somme-Py sur la ligne de 1915 (octobre). On citera le début de l’assaut vers la tranchée du Chat à la Malmaison (23 octobre 1917) pour illustrer les mentions de l’auteur  (p. 150) : « 5 h 15 L’attaque se déclenche ; quelques minutes après le flot des prisonniers arrivent jusqu’à nous : beaucoup de jeunes Boches. L’un d’eux, du 56 RI, est tout brûlé par nos gaz ou nos liquides enflammés, ce n’est qu’une plaie ; ils sont maigres et nous font pitié. J’ai presque les larmes aux yeux. Où sont donc les coupables véritables de cette atroce boucherie de chair humaine ? » Au fil du récit, on retrouve des éléments communs à d’autres carnets, comme l’impatience devant la durée du conflit en 1915 (p. 40), les histoires que l’on raconte à Verdun au sujet de gendarmes jetés dans la Meuse (p. 77), ainsi que la soif de trophées, que ce soit dans des sapes allemandes conquises en 1917 ou à Montigny-les-Metz en décembre 1918 : (p. 207)  « Expédition au magasin du XVIe Corps allemand à Montigny : chasse aux téléphones et aux souvenirs, casques, sacs, bidons. Je me monte ! Hélas, la crise des transports nous oblige à diminuer nos prises. »

Sensibilité et sociabilité catholique

Louis Raffard est séminariste, ce qui le met dans un entre-deux par rapport à ses camarades, mais il n’est pas bégueule et apprécie leur compagnie et leurs lazzis. Il a aussi une sociabilité à lui, faite d’une relation privilégiée avec les aumôniers et prêtres qu’il a l’occasion de rencontrer. À l’étape, son état lui permet souvent d’avoir un abri enviable à la cure ou des petits plats de la part de la vieille femme qui s’occupe du presbytère. Un passage intéressant montre que son origine n’est pas ignorée par sa hiérarchie (p. 24) (26 décembre 1914 – Somme) : « Vers 10 h, dans la nuit, je m’entends appeler et l’on me dit d’aller de suite au lieutenant Besset. Je me mets en route (…) J’arrive à leur poste. Le lieutenant me dit : « Vous êtes bien curé ? Non, lui-dis-je, je ne suis que séminariste. Ça ne fait rien, vous allez aller avec les brancardiers pour faire une prière sur les camarades du 205 que l’on va enterrer. Oui mon lieutenant. » Un infirmier me mène sur le bled vers un groupe de cadavres. Les brancardiers faisaient la fosse. (…) Quand ils eurent terminé la triste besogne, je viens près de ces morts et là j’ai récité le De Profondis, en ajoutant : « Nous allons dire ensemble un Notre Père et un Je vous salue Marie, pour eux. » Et tous ensembles, têtes nues, nous récitâmes cette prière. Cette invitation du lieutenant m’a surpris, il était sans religion. » L’auteur sert lors des messes, et mentionne à plusieurs reprises quelques retours à Dieu, surtout avant la bataille, mais aussi des déceptions comme en 1919 : (p. 216) « Touchante procession à Aulnois. (…) Admirable foi de ces gens de Lorraine ; soldats français indifférents, triste contraste. ».

L. Raffard est impressionné et admiratif devant la personnalité de Charles Thellier de Poncheville, son aumônier à la 28e DI, qui a par ailleurs laissé un récit de guerre connu (« Dix mois à Verdun, un aumônier militaire en première ligne, 1920 », mention dans N. Cru). Lui-même, dans son récit de Verdun (Ravin de la Mort, relève du « jeudi Saint au vendredi Saint » [fin avril 1916]), fait un long parallèle entre le Chemin de Croix et sa dure progression sous le bombardement (p. 82) : «L’homme est seul ici comme l’exilé, seul avec sa croix, et s’il tombe, nulle Véronique n’essuiera son front souillé de boue (…). » Il relate aussi des événements restitués à travers le prisme de sa foi, et il en tire des éléments édifiants, comme par exemple la description, à Verdun, de la mort chrétienne du lieutenant De Malezieux, qui, ayant eu une jambe et un bras coupé par un 77, « vécut plus d’une heure dans ce lamentable état » (p. 91) « A un prêtre-brancardier qui lui disait : « Priez mon capitaine », il répondit « C’est fait mon ami ». Ce prêtre l’administre et, avant de mourir, le lieutenant dit au prêtre-soldat qui l’assistait comme une mère assisterait son enfant : « Laissez-moi vous embrasser, mon ami, pour tous ceux que j’aime. Oh ! Que je suis heureux de mourir dans les bras d’un prêtre ». »

Dans un autre domaine, L. Raffard évoque, en juillet 1917, l’église de Commenchon (Aisne), seul bâtiment du village à être resté debout (p. 146) : « Quelle ne fut pas ma surprise en voyant dans un coin de l’église un dépôt d’objets les plus divers, tableaux, statues, souvenirs de famille de toutes sortes, aumonière de première communion, lampe, poupée, pendule, livres. Devant ces objets était une inscription en français et en allemand sur une bande de calicot clouées au mur « Victimes innocentes de la guerre, nous déposons ces objets sous la protection du Dieu tout-puissant et de la très-Sainte Vierge avec la conviction qu’en ce saint lieu les autorités allemandes les respecteront »… Et une bonne femme, à qui je demandais quelques histoires du pays me disait : « Si l’on avait su qu’ils respectent l’église, on y aurait bien déposé d’autres affaires. » Les pauvres gens n’avaient plus rien, que leurs yeux pour pleurer. » La religion est aussi l’occasion d’une sociabilité de la célébration, qui permet de retrouver une chaleur collective, comme par exemple avec la mention du Noël 1917 (p. 157) : « Dès 23 heures, avec Rampal, nous nous rendons à l’église où déjà arrivaient des civils et surtout de nombreux poilus. (…) Un groupe de soldats nous arrête et ils nous disent tous : « Nous venons chanter Minuit Chrétien. C’est parfait, leur dis-je, mettez-vous dans ces bancs et aux refrains populaires des vieux Noëls, je compte sur vos voix pour entraîner tout le monde. »

Description de la Lorraine libérée

L’auteur fait avec son unité un assez long séjour à Metz et dans ses environs, passant de nombreuses soirées agréables « à la cure », et avec quelques remarques sur les régions nouvellement libérées. Ainsi d’enfants (p. 202) : «En sortant, nous causons aux enfants du village avec qui nous nous amusons à lancer des fusées. L’un de ces petits garçons nous traite de Boches car nous prononçons Metz à l’Allemande. Ce sont de vrais gones de France. » La description de Metz est intéressante (p. 202)   « Nous traversons le nouveau Metz, le Metz boche : grandes maisons carrées couleur café au lait, froides, mornes, alignées comme une compagnie à la parade ; le caporalisme prussien dans l’architecture, c’est cela. Sur notre passage, souvent les rideaux se soulèvent, des regards sournois embusqués derrière les inévitables lunettes d’or, dévisagent nos troupes joyeuses. Nous remarquons, non sans surprise, qu’eux aussi, ces boches implantés en terre française, ont pavoisé à nos trois couleurs, crainte du vainqueur. »Enfin – et dernière mention pour ce riche témoignage – avant d’évoquer son retour à Lyon, L. Raffard mentionne (p. 215, avril 1919) son séjour dans le village de Lemoncourt (Moselle), dont la population comprenait « environ 200 Russes gardés par 30 Français. »

Vincent Suard (mars 2022)

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Lalumière, Jean Gaston (1894-1966)

Le témoin

Jean Gaston Lalumière est né le 13 août 1894 à Eyzines (Gironde), près de Bordeaux, dans une famille de maraichers et vignerons. Famille aisée : le soldat reçoit de nombreux colis de nourriture et des billets de dix francs ; les parents restés sur l’exploitation ne touchent pas d’allocation pendant la guerre. Son père a été dreyfusard. JGL fréquente l’école primaire mais ne semble pas avoir obtenu le certif.

Mobilisé en septembre 1914, il ne reçoit cependant le baptême du feu qu’en mars 1916 au 23e RIC où il reste pendant toute la guerre. Il participe à la bataille de la Somme en 1916, il est blessé en décembre, il est engagé dans les combats sur le Chemin des Dames en avril 1917. Le 3 mai de cette année, il obtient une place de téléphoniste au PC du capitaine. En 1918, le régiment défend Reims. De février à avril 1919, occupation en Allemagne.

Le témoignage et son éclairage

La famille a conservé 1467 lettres et cartes, principalement adressées par JGL à ses parents. Une correspondance est échangée avec son frère ainé Maurice, également combattant. Moins nombreuses sont les lettres de personnes diverses. Les présentateurs, notamment la petite-fille du témoin qui est anthropologue, ont opéré un choix et ont modernisé orthographe et ponctuation pour réaliser le livre : Jean Gaston Lalumière, Où est passée l’humanité ? Lettres et carnets de guerre (1914-1919), édition établie et présentée par Marie-Claire Latry et Guy Latry, Presses universitaires de Bordeaux, 2021, 682 pages, 30 euros. Pour éclairer le texte principal constitué par la correspondance, les présentateurs ont utilisé les notes brèves de carnets tenus par le soldat, des cartes et des photos. Ils ont puisé dans 500 témoins de la Grande Guerre et le site du CRID 14-18 ; ils connaissent Jean Norton Cru. JGL ayant choisi le mensonge systématique rassurant pour ses parents, ses lettres constituent surtout un témoignage sur la construction de ce mensonge. Le titre choisi correspond à la réalité vécue par le soldat. Les expressions comme « tranquille », « je me laisse vivre », « s’en mettre plein la lampe », sont plus représentatives du contenu des lettres.

La construction du mensonge rassurant

Quelques phrases du carnet de JGL et d’un texte personnel écrit après la guerre montrent qu’il a connu les tranchées, les bombardements, les attaques, le carnage, la « bouillie humaine ». Mais il a décidé de le cacher et il l’écrit à plusieurs reprises à son frère. Dès le 25 mars 1916 : « À la maison, je ne leur parle de rien de tout ça. Ils le sauront toujours assez tôt. » Le 26 juin : « À la maison, je leur arrange ça à ma fantaisie. » Le 21 juillet : « En même temps qu’à toi, j’écris à la maison, mais je ne leur cause de rien. » Cela dure jusqu’à la fin de la guerre, le 24 octobre 1918, par exemple, à son frère qui a été atteint par les gaz : « J’ai quitté la famille en bonne santé, mais un peu inquiète sur ton sort : aussi, fais ton possible pour les rassurer. Et à moi, n’oublie pas de me dire exactement ce qui en est. Quel genre de gaz et de quelle manière tu les as pris : par obus, vague ou comment ? »

Il est toutefois difficile de tenir aussi longtemps, et JGL se laisse quelquefois aller à prononcer des phrases comme (7 juillet 1916) : « Pour l’armement, c’est [pour] tous le même pour une attaque : fusil, baïonnette, revolver, poignard, grenades. L’on dirait des bêtes sauvages. Je me demande depuis quelque temps où est passée l’humanité. Enfin ! C’est la guerre… » Ou le 28 juillet 1918 : « Depuis que je suis à la guerre, je n’ai jamais vu un si effroyable carnage ! Dans 48 heures, nous avons eu 70 % de pertes. Mais rassurez-vous, pour cette fois encore, j’en suis sorti. »

Il est clair que c’est un autre univers qui l’intéresse et qu’il entend superposer à la réalité : la copie de la vie en temps de paix. C’est la récolte des patates, le mûrissement des raisins, le recrutement des journaliers. « Continuez donc à me donner comme ça des détails car cela me fait bien plaisir d’apprendre ce qui se passe dans son pays natal » (15 avril 1916). Plusieurs fois, il regrette de perdre son temps alors qu’il y a tant de travail à Eyzines. Le 1er janvier 1918, par exemple, il évoque : « Ce jour où je pourrai enfin prendre votre place au travail, où je serai libre et tout à vous, vous goûterez la paix, le bonheur, le repos. Repos bien gagné par tant d’années de labeur, de misère. Tout cela s’effacera et, comme par le passé, nous reprendrons nos belles soirées de chant, de gaieté, mais appréciant plus que jamais le bonheur, dans la tranquillité, qu’offre la douce vie familiale. »

Quelques notes, cependant, sur la vie et les sentiments du soldat

– 10 avril 1916 : prendre des lièvres au lacet, chasser les perdrix, ramasser le pissenlit.

– 28 avril : supériorité de la gourde en peau de bouc sur le bidon règlementaire.

– 12 juin : épisode humoristique de chasse aux totos.

– 24 juin : les photos du front parues dans la presse sont du « chiqué », elles sont prises à l’arrière par des embusqués.

– 23 juillet : au repos, la joie de pouvoir « se promener à son aise sur terrain plat ».

– 20 mars 1917 (repli des Allemands sur la ligne Hindenburg) : désir de vengeance contre « ces vaches » qui coupent les arbres fruitiers et incendient les villages.

– 15 juin 1917 en Alsace : « Le plus embêtant, c’est que les habitants ont un jargonnage que l’on ne peut comprendre, vu que ce sont des boches ou à peu près. »

– Et encore le 20 juin : « L’accueil est bien froid. C’est tout des boches. Aussi, je ne vois pas que l’on se fasse tuer pour des types qui ne demandent qu’à rester ce qui sont. »

– 26 décembre 1917 : critique du gouvernement qui a refusé l’allocation de guerre à ses parents qui ont pourtant deux fils « à nous faire casser la gueule ».

– Janvier 1918 : se prémunir contre les pénuries, contester les réquisitions.

– 24 février : contre la présence des Annamites qui sont là pour « la repopulation ».

– 6 novembre : la « croûte » est « bien moche ». « Un goret n’en voudrait pas. »

Après la guerre

Le danger passé, le contenu des lettres d’après le 11 novembre 1918 est plus proche de la vérité. En Lorraine et en Alsace, on rencontre des soldats, des blessés « en uniforme boche ». En occupation en Allemagne, la peur rend les gens gentils. Mais c’est vraiment trop long. Cafard et nostalgie du pays natal sont évoqués plusieurs fois. Les poilus ne supportent pas la vie de caserne et les officiers arrogants et brutaux. « Vivement la fuite », conclut-il le 8 mars 1919. Il rentre chez lui fin avril.

Conformément à son quasi silence sur les horreurs de la guerre dans ses lettres, JGL ne parlait pas de son vécu, ni de sa correspondance : « l’objet devenu tabou est remisé, retiré de tout circuit d’échanges entre vivants, en même temps que JGL se mure dans le silence sur sa guerre » (introduction, p. 59).

Il écrit cependant (en 1962 ?) un court texte récapitulatif intitulé « Mémoire du passé » dans lequel il rappelle sa véritable expérience de guerre. De cette « bouillie humaine », il dit être sorti « terriblement marqué » : « Ces années de servitude, d’abrutissement, n’ont abouti qu’à faire de moi un révolté. » Heureusement, il rencontre « un ange » et se marie en avril 1925. Il reprend et modernise l’exploitation familiale jusqu’au moment de sa retraite, fin décembre 1961. Entre temps, il faut signaler qu’il a accueilli en 1939 deux familles de « rouges » espagnols chassés par le franquisme, et leur a permis de s’intégrer en France avec succès.

Le fonds Lalumière est conservé aux Archives départementales de la Gironde.

Rémy Cazals, janvier 2022

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Portes, Jules (1890-1914)

Il y a quelque temps, la revue en ligne « Patrimoines du Sud » de la région Occitanie m’a demandé un article sur le livre d’or des tués 1914-1918 de la paroisse Notre-Dame de Mazamet (Tarn). Il a paru dans le n° 14, de 2021. Un soldat de la liste s’appelait Louis Portes. Ce garçon de 22 ans, du 81e RI, est mort de ses blessures à Toul, le 1er octobre 1914. Et voici qu’un de mes amis, collectionneur passionné de livres, me confie un exemplaire d’un ouvrage qui permet de classer Jules Portes, frère de Louis, parmi nos témoins.

Le témoin

Jules Portes est né le 20 février 1890 à Payrin, près de Mazamet, où la famille vient bientôt s’installer. Le père est employé de l’entreprise textile Boudou. Après le primaire, Jules suit pendant deux ans les cours de l’École pratique de commerce et d’industrie. À l’âge de 15 ans, il entre à son tour comme employé de bureau dans la même entreprise que son père. Des amis protestants lui font partager leurs activités au sein de l’Union chrétienne de jeunes gens et le persuadent de se convertir, décision courageuse « dans une petite ville provinciale où les partis confessionnels sont si tranchés et les abjurations si rares » (Gaston Tournier).

Il effectue son service militaire au 81e RI de Montpellier de 1911 à 1913 et devient sergent. Il se marie en décembre 1913. Devenu chef de la section des éclaireurs unionistes (scouts protestants), il prononce, le 25 janvier 1914, lors de la remise d’un drapeau à sa troupe, un discours dans lequel je retiens ce passage qui établit une distinction entre deux patriotismes : « Le premier se compose de tous les préjugés, de toutes les haines, de toutes les antipathies qu’un peuple, quelquefois par ignorance, nourrit contre un autre peuple. « Je déteste bien, je hais bien le peuple qui se trouve au-delà des frontières et qui est mon rival. Donc je suis patriote. » Voilà le patriotisme de beaucoup. Ce patriotisme-là ne coûte pas cher ; il ne doit pas être le tien. Il en est un autre qu’il n’est pas aussi facile de réaliser mais qui est plus digne de toi ; il est fait de toutes les vérités, de tous les droits qui sont communs à tous les peuples ; il veut que tout en aimant passionnément ton pays, tu laisses déborder ta sympathie au-delà des races, des langues et des frontières. » C’est un patriotisme « fait d’amour et non de haine ». Jules Portes rejoint son 81e en août 1914. Il affronte de durs combats en Lorraine. Le 24 septembre, il aide son frère blessé à rejoindre un poste de secours, en se faisant des illusions sur une rapide guérison. Lui-même est tué le 5 octobre ; il est enterré au bord de la route de Toul à Bernécourt. Le 12 octobre, son fils nait à Mazamet. Le livre laisse imaginer ces journées d’octobre pour la famille.

Le témoignage

Gaston Tournier, d’une autre famille active dans l’industrie de la laine, protestant militant, a publié à ses frais le livre : Jules Portes, Souvenirs et Correspondance de Guerre, Comité national des éclaireurs-unionistes de France, Paris, 1915, 184 pages, avec un portrait de Jules. Une phrase précise : « Cet ouvrage, tiré à un nombre restreint d’exemplaires, est vendu au profit des soldats français blessés. » Il comprend quatre parties : I. Souvenirs (sur Jules Portes, par Gaston Tournier) ; II. Correspondance de guerre (60 lettres de Jules principalement adressées à sa femme ; le 31 août, il écrit qu’il vient de perdre son carnet de notes) ; les parties III et IV apportent quelques compléments et appendices.

Les lettres témoignent d’abord de l’amour conjugal. Jules demande à sa femme enceinte de ne pas s’épuiser au travail. Il dit à quel point les lettres de celle-ci sont un réconfort. Le 23 août, il lui avoue qu’il ne pourra pas lui dire tout, et il est vrai que ses évocations de « l’horreur » existent mais ne sont pas chargées de précisions. Par contre, les lettres fourmillent d’observations concrètes sur la vie du soldat, qui sont intéressantes pour nous. Il signale aussi diverses rumeurs, mais beaucoup moins systématiquement que le sergent Arnaud Pomiro (voir ce nom dans notre dictionnaire). Et son rapport à Dieu est une dimension qui mérite examen.

Le départ

Le trajet de Mazamet vers Montpellier s’est fait dans un mélange d’enthousiasme patriotique, de tristesse et de « joie intérieure faite d’espoir ». « Il faisait très chaud et, vers la fin du trajet, de nombreux camarades ayant profité largement des distributions gratuites de vin que les habitants des villes faisaient dans les gares, il y avait un supplément d’enthousiasme. » La ville de garnison du 81e RI et d’autres régiments est remplie de soldats : « on ne voit qu’uniformes dans les rues. » Arrivé le 7 août près de Chalon-sur-Saône, il note : « Pas plus que vous qui êtes dans le Midi, nous ne sommes au courant de ce qui se passe devant nous ; il parait que les nouvelles sont bonnes et que le drapeau français flotte à Strasbourg. » En passant à Mirecourt : « Sur la place se trouve une statue de Jeanne d’Arc ; le bataillon a présenté les armes ; cela a fait plaisir à tout le monde. »

« Se revoir ainsi loin du pays »

Jules emploie cette expression le 24 août en signalant qu’il a rencontré des camarades de Mazamet. Il demande l’envoi des journaux locaux, Le Réveil du Tarn, La Dépêche. Les lettres qu’il reçoit sont comme « un peu du « pays » qui me vient jusqu’ici ». Il réagit favorablement lorsque sa femme lui apprend l’arrivée à Mazamet de 60 petits Parisiens réfugiés (peut-être acheminés par l’œuvre de la Sauvegarde dont s’occupe une protestante apparentée à Gaston Tournier, Marie-Louise Puech-Milhau – voir ce nom dans notre dictionnaire des témoins). Ces enfants sont hébergés dans les locaux de l’Union chrétienne. Mazamet a aussi reçu des soldats blessés ou malades : « On a eu la bonne idée d’installer les blessés chez les Allemands », note Jules Portes qui fait allusion au domicile de familles allemandes venues à Mazamet dans le cadre du commerce international des laines.

Nouvelles formes de guerre

Dès le 29 août, il signale le rôle principal joué dans la guerre par l’artillerie. Le 6 septembre, il décrit le creusement des tranchées qui permet d’éviter de sacrifier des hommes, et il revient là-dessus le 14 : « Nous avons perdu beaucoup de monde en attaquant à découvert ; nous les attendrons sans doute dans des retranchements pour ne pas perdre trop de monde. » L’entrainement des éclaireurs protestants rend supportable la vie à la dure (3 septembre). Le 22 septembre, après une marche sous la pluie : « Heureusement nous avons été cantonnés convenablement ; moi j’ai couché entre deux vaches qui m’ont tenu chaud la nuit et fourni du lait au réveil. » Il serait cependant utile de recevoir un colis contenant un passe-montagne, de fortes chaussettes et du chocolat (28 septembre). Comme beaucoup, il craint de plus fortes souffrances dans une campagne d’hiver (voir une entrée dans l’index des thèmes du livre 500 témoins de la Grande Guerre). Pour un sergent fourrier, il est émouvant de recevoir des lettres destinées à des camarades disparus (3 septembre). Et encore, le 30 septembre : « Beaucoup de paquets qui arrivent n’ont plus hélas leur destinataire ; il est disparu. Que faire de ces paquets de chocolat, de tabac et de chaussettes ? Je ne les renvoie pas, ça ne vaut pas la peine et serait d’ailleurs volé en route. Je les distribue à ceux de la compagnie qui en sont dépourvus. » En même temps, les rumeurs les plus folles se répandent : gros succès russes ; Kronprinz assassiné ; révolution en Allemagne ; Berlin bombardé.

L’ennemi

Le 26 août, passant dans un village de Lorraine qui a été brièvement occupé par les Allemands, Jules Portes note : « Ils ont fait là du bel ouvrage ; ils n’ont pas eu le temps de mettre le feu, mais c’est tout ; ils ont pillé, volé, violé, tout ce qui leur est habituel. Vraiment il n’est pas croyable que Dieu soit avec des gens qui comprennent ainsi la guerre. » De son côté, la France se bat « pour la défense du droit et de la civilisation (3 septembre). Ce même jour, il ajoute : « Non certes que le peuple allemand soit plus mauvais que celui d’un autre pays ; les prisonniers que nous faisons nous disent bien ce qu’ils en pensent et combien chez eux cette guerre est pénible, mais il est certain que le parti militaire allemand est au-dessous de tout ce que l’on peut penser. » Le 14 septembre, encore une position nuancée : « Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de nous rendre compte que les Allemands, contrairement à ce qui a été dit, soignent bien les blessés français. Cela ne les empêche pas de se conduire en parfaites brutes envers les populations qu’ils ont sous leurs mains. Ils ont pour principe d’inspirer la terreur par des incendies et des fusillades. »

La lettre du 24 septembre contient un passage remarquable : « Jusqu’ici j’ai eu le privilège non seulement de ne pas être touché, mais, ce que j’apprécie, j’ai pu, tout en faisant mon devoir d’agent de liaison, ne pas faire une victime. J’ai tellement horreur de ce carnage qui se trouve tellement coupable, que je serais privilégié et béni de Dieu s’il en était ainsi jusqu’à la fin de la guerre. Tant de fois déjà j’ai pu me rendre compte que ce sentiment-là est partagé par la plus grande partie de mes camarades et de combien d’Allemands aussi. Je veux te raconter un fait caractéristique : avant-hier soir, un homme de ma compagnie se trouvant face à face avec un Allemand, celui-ci le renversa à bras-le-corps, le désarma et lui tendit la main. »

Et Dieu, là-dedans ?

Comme pour Gaston Tournier, Dieu compte beaucoup pour Jules Portes. Au témoignage du premier, le second aurait dit juste avant la guerre : « Dieu ne permettra pas un tel fléau, ce serait trop affreux ! » Mais la guerre est là. Le 6 septembre, Jules cherche à comprendre : « Chaque jour je me demande pourquoi l’homme, après avoir connu pendant vingt siècles le commandement d’amour du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » est encore si mauvais pour son semblable. » (Je me permets de citer ici deux phrases du dernier article de Jaurès paru le 30 juillet 1914 dans le journal toulousain La Dépêche : « Quoi ! C’est à cela qu’aboutit le mouvement humain ? C’est à cette barbarie que se retournent dix-huit siècles de christianisme, le magnifique idéalisme du droit révolutionnaire, cent années de démocratie ! ») La réponse de Jules Portes n’est évidemment pas celle de Jaurès : « J’ai la certitude que nous avions trop offensé Dieu et ses enseignements ; il fallait sans doute cette épreuve. »

Notre témoin est parti en guerre en emportant un exemplaire de la Bible : « Dans la compagnie je suis seul à avoir pris ma Bible ; j’ai trouvé plusieurs protestants qui ont été heureux de lire quelques passages dans la mienne. Elle passe même de mains en mains et quelquefois je lis à haute voix quelques chapitres. Plusieurs élèves ecclésiastiques catholiques prennent part à nos causeries et c’est je crois de façon bénie que nous nous groupons autour du Livre et devant notre Père commun. » Le 9 septembre, dans un engagement, Jules Portes a eu la certitude que le bras de Dieu le protégeait. En fait, il a reçu une blessure insignifiante (« une égratignure ») et il a regretté qu’elle ne soit pas plus grave car il aurait pu être soigné dans « une salle d’hôpital avec des lits bien blancs, entouré de visages amis ».

Il dit qu’il s’habitue aux horreurs de la guerre, mais elles restent des horreurs. Le 25 septembre, il écrit : « Ce sont des moments bien affreux, je vous assure, et il faut avoir bien confiance en Dieu pour ne pas être abattu tout à fait. » Son frère a été blessé : « Certes, les voies de Dieu nous sont cachées, mais j’ai la ferme assurance que nous reviendrons tous deux. » Et encore, dans la longue lettre du même jour : « Si Dieu voulait que ce fût un des derniers efforts que l’on nous demande, ce serait une grande bénédiction, et pour tant que les hommes soient mauvais, je ne pense pas que Dieu veuille prolonger cette horrible épreuve. »

Le 28 septembre, le doute se précise : « Que Dieu ait enfin pitié de nous tous et fasse finir bientôt cette horrible guerre ! Je suis toujours confiant et j’espère que ce n’est pas en vain, mais à certains moments je suis écœuré. » Enfin, dans sa dernière lettre, celle du 4 octobre : « C’est à la volonté de Dieu, je ne souhaite plus rien. Lui sait mieux que nous quels sont nos besoins. » Jules Portes est tué le lendemain et il est impossible de savoir si sa pensée aurait évolué comme ses dernières évocations de la volonté divine pourraient le laisser envisager.

Rémy Cazals, janvier 2022

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Droit, Jean (1884-1961)

Témoin d’Outre-Guerre

1. Le témoin

Jean Droit (1884 – 1961) passe son adolescence en Belgique. À la mobilisation, il rejoint comme caporal le 226e RI de Nancy. Trois fois blessé, il combat au Grand Couronné, en Artois, à Verdun, au Chemin des Dames et termine la guerre lieutenant, en Belgique. Il est illustrateur et peintre de profession : durant la guerre, il a réalisé des dessins inspirés par le front, certains étant publiés dans « l’Illustration », et utilisés pour des affiches d’emprunts de guerre.

2. Le témoignage

C’est son fils Michel Droit (l’académicien) qui a pris l’initiative de publier les notes de guerre de son père, aux éditions du Rocher en 1991 (Témoin d’outre-guerre, 183 pages). Il mentionne en préface qu’il a découvert le matériau qui compose ce livre plusieurs années après la mort de son père, et on ne sait rien sur l’élaboration du livre, qui a une forme de journal de guerre (avec notes préliminaires ? avec recomposition tardive ?). L’ensemble est plus approfondi sur les deux premières années de la guerre, plus rapide ensuite.

3. Analyse

La rédaction, et le ton général, surtout dans la première moitié de l’ouvrage, donnent une impression de travail soigné, fini, et l’on soupçonne volontiers une intention de publication. L’ensemble est rédigé dans un style qui est celui des articles ou des récits barrésiens, des évocations marquées par un ton patriotique, et rédigées pendant la guerre ou très peu après celle-ci. La sensibilité Action Française de l’auteur après-guerre peut aussi expliquer un style raciste caractéristique, dans lequel les Allemands sont toujours présentés avec les tares qui caractérisent les défauts de leur race. Pas de description d’un prisonnier sans allusion à cette apparence déplaisante, par exemple p. 81 : «un colosse au cou gras, au crâne tondu. Une paire de lunettes à verres ronds n’arrive pas à rehausser le peu d’éclat de ses deux yeux trop petits, séparés par un nez trop gros et tout luisant. ». Pas d’officier allemand (Somme 1916) qui ne soit hautain, arrogant, n’évoque, avec son torse aristocratique, le hobereau… « Il a de la race et surtout du mépris ». Il dit à un autre moment, dans une description de prisonniers qui défilent (p. 146), « si affirmés dans leur nationalité et leur caractère ethnique que jamais je n’oserais les dessiner sinon pour une charge mordante. »

Dans une progression chronologique à partir d’août 1914, il évoque, avec un récit vivant, la violence du premier choc (Courbesseaux, Bataille du Grand Couronné), avec une attaque massive de l’infanterie, sur des positions allemandes préparées ; l’auteur évoque l’état d’esprit du groupe lors du premier assaut (p.30) « Quel honneur, quel bonheur ! Nous grimpons, ivres de joie, la pente qui monte au plateau. » Juste avant le choc, il évoque son impression en se retournant : « A perte de vue la division se rue à l’attaque. Un mur compact et mouvant s’avance vers les bois sombre et muets. » Ce premier contact est un échec sanglant, sur seize caporaux, ils reviennent à trois. Il évoque à plusieurs reprises des blessés français achevés par des Allemands. (p. 37) : « Nos ennemis se partagent pour eux en deux catégories : la première achève, la seconde donne à boire.» A un autre moment, il signale des Allemands corrects : parce qu’un village a enterré avec les même égards deux Français et deux Allemands, le chef allemand fait écrire sur les portes des maisons du village « Gute Leute » [braves gens] (p. 52) : «le colonel, qui a eu cette clémence doit, à l’heure actuelle, passer auprès de ses collègues pour un détraqué notoire. ». Plus loin, il évoque les trophées saisis par les fantassins français (p. 48), « sur presque tous nos havresacs, un casque allemand solidement arrimé attend le retour au foyer. » ; sachant que ces entorses au règlement n’ont dû être tolérées qu’un temps, et que les soldats n’ont revu leur foyer qu’à l’été 1915, se pose la question du devenir de ces pièces. L’auteur signale qu’un grand nombre ont été échangées avec des civils lors de passage dans les gares (p. 59), et l’échelle de valeur des conversions peut surprendre : « Le moindre casque à pointe, voire de simples chargeurs munis de leurs cartouches, sont vite échangés contre une quantité de chocolat, de boîtes de pâté, de cigarettes, d’une autre valeur pour nous que ces trophées encombrants. »  

Le récit se borne volontairement à n’évoquer qu’une description au ras du sol, dans ce que le fantassin peut percevoir, mais le caractère bienvenu de ce choix est annulé par le refus de réfléchir (p. 81) : « Un simple sergent de demi-section n’a pas à juger les batailles. Le poids d’un sac de troupe fait ployer à la fois ses épaules et sa pensée. L’or grossier de ses galons poussiéreux ne l’autorise qu’à noter des faits strictement personnels. » Aussi les évocations font ici souvent penser aux articles de la grande presse et aux récits édifiants ou héroïques publiés dans les années de guerre, avec par exemple une attaque qui échoue à Carency sur un réseau intact (p. 81, 18 déc. 1914): « invraisemblable et joyeuse débauche de mitraille allemande (…) nos hommes ont un grand courage et une infinie confiance (…) les ordres étaient précis, l’exécution louable. Ce sont les réalités qui sont fautives. Simplement. » Certaines évocations, par exemple des portraits de soldats, sont plus réussies. L’évocation de Verdun, assez rapide, est intéressante dans sa description du bombardement continu, mais le refus d’aborder la psychologie individuelle des hommes reste constant : «30 mars 1916 Une avalanche ininterrompue, d’une fréquence inouïe. Rien ne s’apaise dans le torrent d’obus qui fond sur nous de tous côtés. Les hommes ont acquis un mépris absolu de l’existence. »  Lorsque le poilu de Verdun est décrit, on reste dans les approches traditionnelles, bien que se voulant un peu plus élaborées : « Le soldat ne dit pas emphatiquement, entre deux rafales : « Ils ne passeront pas. Nous sommes là ! ». Il craindrait d’emprunter les propos de gazettes. » L’auteur, passé sous-lieutenant au moment de la Somme, y décrit ses hommes ayant un excellent moral (Frise, mi-septembre 1916), notamment à cause du déploiement de forces et de l’afflux de moyens, « Quand je croise les yeux de mes hommes, je sens une confiance en soi, un surplus d’énergie, une gaîté qui m’assurent de leur concours illimité. » C’est un point de vue intéressant, la poussée française a donné des résultats, mais on peut aussi être aussi dubitatif, l’offensive étant déjà enlisée à ce moment et certains témoins de septembre 1916 (1ère DI par exemple) évoquent parfois une Somme pire que Verdun. Le récit s’accélère ensuite pour les deux dernières années de la guerre, et l’auteur, devenu officier d’État-major, avec sa vie loin de la troupe, avoue avoir abandonné ses carnets ; il se contente de rapides évocations, de petits chapitres sous forme de contes, et la phrase et l’emphase remplacent de plus en plus souvent les faits, avec par exemple cette évocation  (p. 161) « Ô soldat de 1916, vieux « papa », fils imberbe, tu es le seul qui, lorsque tout sera fini de quelque manière que cela finisse, tu es le seul en France qui n’aura rien à se reprocher. Tu pourras dresser ta tête qu’enfonce à présent, entre tes épaules meurtries par le sac, le souffle brutal de ton destin, tu pourras la dresser, auréolée de tous tes héroïsmes, de tes sacrifices, de tes amères souffrances. » Plus loin un essai sur les animaux dans la guerre, lié au souvenir de Louis Pergaud, ou une évocation des chants effectués avec des enfants dans l’Alsace libérée, sont plus intéressants.

Il est difficile en définitive de se prononcer sur ce témoignage de Jean Droit : soit il a été rédigé très tôt, et il est conforme à la majorité de la production de l’époque, avec une vision du conflit qui reste marquée par le style héroïque, soit, chez cet homme marqué politiquement à droite, il est plus tardif, et cette même tonalité lui donne alors, à sa parution en 1991, un caractère un peu « archaïque »; en effet, dans ces années quatre-vingt-dix, les nouveaux témoignages qui paraissent ont souvent abandonné ce style et présentent des auteurs qui ont en général plus de distance réflexive par rapport à leur expérience.

Vincent Suard décembre 2021

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Astruc, Jules (1889-1975)

Le collectionneur Bernard Azéma, de Mazamet, a acheté dans une brocante un cahier format écolier portant le titre « Campagne 1914 à 1919 » et un sous-titre « Résumé de mes carnets de route 10 octobre 1914 – 19 février 1919 ». L’auteur est Jean Astruc, de Cahors, brancardier-musicien au 344e RI de Bordeaux, 136e brigade, 68e division. Bernard Azéma a appris qu’il existait une dizaine de carnets qui auraient été confiés par la famille à l’écrivain Georges Blond. Il est regrettable qu’ils n’aient pas été conservés car le « résumé » ne reprend pas les sentiments que le poilu aurait pu exprimer sur le moment. Il faut donc se contenter d’analyser le contenu du « résumé ».

Celui-ci contient une série de cartes : cartes de France pour représenter les parcours entre Cahors et le front, et les retours dans le cas des 11 permissions obtenues ; croquis précis des secteurs tenus par le 344e RI. Le récit est laconique. Astruc mentionne le nom des villes et villages traversés. Il compte avec précision les kilomètres parcourus : 24 804 km au total général, dont 19 669 km à l’occasion des permissions.

Il note le froid terrible de janvier 1915 quand pain, vin et café sont gelés. Il reçoit la tenue bleu horizon en février, le casque Adrian en décembre 1915, la première permission en février 1916. Il note les pertes du régiment en Woëvre en 1915, à Verdun en 1916, à Cerny en 1917. Il évoque la boue de Verdun, les creutes de l’Aisne, les brancardiers allemands participant au transport des blessés lors de la deuxième bataille de la Marne en août 1918, l’accueil des troupes françaises à Mulhouse après l’armistice. Mais tout cela trop brièvement. Les carnets originaux contenaient peut-être des récits plus développés.

L’originalité du cahier résumé tient à ce qu’il dit des activités des musiciens du 344e. Concerts épisodiques pendant la guerre, nombreux concerts publics à Mulhouse après l’armistice, un concert de nuit sur la glace du canal à Montbéliard, le 11 février 1919. Il donne la liste complète des morceaux joués pendant la période, et la liste des musiciens avec leur instrument, mais aussi avec leur profession dans le civil. Jules Astruc jouait de la clarinette ; il était commerçant en fers à Cahors. Quelques photos sont collées sur les pages ainsi qu’un extrait du Poilu déchaîné, journal du 344.

Belle écriture, bonne orthographe.

Rémy Cazals, novembre 2021

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