Faleur, Georges (1876-1935)

1.   Le témoin

Né le 1er juin 1876 à Hirson (Aisne). Famille bourgeoise. Etudes de médecine à la Faculté de Paris, diplômé le 26 novembre 1903. Epouse le 15 novembre 1904 Léonie Vieillard, fille d’un médecin généraliste à Ribemont. Le couple s’y installe.

Mobilisé le 5e jour de la guerre en tant que médecin aide-major de 2e classe à l’ambulance n°1 de la 52e division d’infanterie de réserve après un court séjour au dépôt d’Amiens (Reims ; Ville-Dommange du 18 mars au 14 mai 1915 ; Sacy du 14 mai au 3 octobre 1915 ; Ludes).

Muté en janvier 1916 à l’ambulance 1/155 ; relevé en mai 1916 pour travailler dans un centre de rééducation de Berck.

Noël 1914, médecin aide-major de 1ère classe. Citation à l’ordre du jour du Service de Santé ; Croix de guerre ; Légion d’honneur.

Retour à la vie civile en tant que médecin en association avec son fils devenu également médecin. Membre du Conseil général de l’Aisne pendant huit ans. Actif militant de la Mutualité combattante dans la section de Ribemont. Membre de l’UNC. Reçoit sa médaille du mérite pour son dévouement. Décède le 15 décembre 1935 à Ribemont (59 ans).

2.   Le témoignage

Le docteur François Faleur, petit-fils de Georges a confié les 9 carnets de son grand-père à l’historien François Cochet (2 août-3 sept. 1914 ; 4 sept.-4 oct. 1914 ; 5 oct.-30 nov. 1914 ; 1er déc.-20 fév. 1915 ; 21 fév.-30 avril 1915 ; 1er mai-5 août 1915 ; 6 août-27 oct. 1915 ; 29 oct.-29 fév. 1916 ; 1er mars 1916-2 mars 1917); l’édition critique a été réalisée par Laëtitia Leick, Journal de guerre de Georges Faleur, préface de François Cochet, Centre Régional Universitaire lorrain d’histoire, site de Metz, 2007, 358 p.

N.B. Les précisions biographiques sont empruntées au travail de Laëtitia Leick.

3.   Analyse

Pour situer le témoin et son témoignage, il convient de ne pas perdre de vue qu’il est originaire des régions envahies où est restée une partie de sa famille, sa mère notamment (elle décède en 1915, ce qui affecte Faleur). Le rédacteur est en outre officier et médecin d’une ambulance située en permanence à l’arrière-front. Enfin, c’est un homme à principes et un croyant.

6 août 1914 : départ ; tristesse de la séparation ; expression de son sens du devoir « […] il faut savoir faire des sacrifices pour l’honneur du nom français. Et puis, les mauvais jours que nous allons passer assureront la tranquillité de nos enfants… » ; le 21 août 1914, alors que la guerre fait rage, son ambulance est en réserve à Etion (Ardennes, près de Charleville-Mézières), loin des combats. Durant la bataille de la Marne, Faleur subit la retraite jusqu’aux environs d’Arcy-sur-Aube (Aube) ; à partir du 23 août, les indices d’une dégradation croissante de la situation militaire se multiplient : recul de troupes harassées, exode des civils, désordre. Puis c’est la reprise de la marche en avant à partir du 10 septembre. Secteur de Fère-Champenoise. Relevons que malgré l’extrême violence des combats, l’ambulance soigne les blessés ennemis : « (10 sept.) Un des blessés allemands que j’ai pansé et évacué m’a demandé mon adresse pour me remercier plus tard ».

L’ambulance s’installe à Reims ; les bombardements allemands sont incessants. Le 19 sept., Faleur assiste à l’embrasement de la cathédrale de Reims qui scandalise tous les témoins : « le génie de la dévastation est inné chez les barbares » ; « Les esprits en tout cas sont très montés contre les barbares qui renouvellent les exploits des Huns brûlant tout sur leur passage ». Malgré tout, l’ambulance continue à recevoir des blessés allemands (21 septembre 1914). Lorsque le 13 oct., Faleur apprend par la presse le bombardement aérien de Notre Dame de Paris, il retrouve des accents vengeurs : « Quel peuple de Vandales que ce peuple allemand qui ne respecte rien ». On note le premier usage du terme « ennemi » : « il n’est pas impossible qu’avec le temps on n’arrive pas à flanquer la pile aux ennemis ». Mais ces accès sont rares.

Ces carnets documentent les bombardements de Reims : 3-5 nov. 1914, Bombardement et affolement des civils ; 22 nov. 1914, 5 militaires tués ; 21 fév. 1915, très violent bombardement nocturne… (Voir François Cochet, 1914-1918. Rémois en guerre. L’héroïsation au quotidien, Nancy, P.U.N., 1993.)

Toutefois, et en dépit des risques (réels) inhérents aux bombardements, la guerre de Georges Faleur équivaut généralement à une vie de garnison. 20 oct. : « Vie toujours calme, deux ou trois blessés simplement dans la journée. Par contre, le nombre des malades augmente et on voit chaque jour q.ques cas de typhoïde ». 21 oct. : « Journée comme les précédentes passée en jouant au billard, aux cartes, aux quilles, en faisant un peu de photographie ». 23 déc. 1914 : « Rien de particulier dans la matinée, l’après-midi, nous avons préparé les lots de l’arbre de Noël… »

Faleur souffre particulièrement de la séparation d’avec sa famille. 1er janv. 1915 : « […] Quelle tristesse qu’une guerre néfaste dont on n’entrevoit d’ailleurs pas la fin sépare ainsi les familles ! Ceux qui ont tous les leurs en sécurité ne peuvent pas se douter de ce qui se passe en un pareil jour dans le cœur de ceux qui ont quelqu’un des leurs en pays envahis. Enfin j’offre ce gros sacrifice de la séparation pour la victoire finale et prochaine… »

Toutefois, notons que lorsqu’un confrère lui propose de permuter avec lui vers un poste de l’intérieur, s’il refuse, ce n’est pas uniquement par sens du devoir : « (26 janv. 1915) J’ai beaucoup réfléchi jusque ce soir et je considère maintenant que mon devoir est de rester […]. Et puis, je connais et je partage l’opinion de mes camarades sur ceux d’entre nous, aux ambulances qui demandent à aller à l’arrière. Ils sont considérés comme des lâches, surtout ceux des pays envahis. Ils donnent en effet un déplorable exemple aux combattants qui risquent beaucoup plus que nous et pourraient également demander à assurer un service dans un dépôt (il en faut là aussi des officiers). Et surtout ce qui me détermina, c’est qu’on pourrait croire que je pars pour ne pas risquer d’être fait prisonnier. Mon grade a voulu que je sois désigné pour ne pas abandonner les blessés. Je ne reculerai pas devant ce devoir, mais combien j’aurais préféré que rien ne me soit proposé ». Nouvel exemple de ce qu’une décision peut répondre à plusieurs motivations.

Quelques mois après, le patriotisme du docteur Faleur semble intact ; il se dit choqué des opinions bien peu patriotiques de son cousin (19 mai 1915). Et malgré la longueur inattendue de la guerre, l’espoir en la victoire demeure : « (6 août 1915) C’est aujourd’hui l’anniversaire de mon départ de Ribemont […]. Mon moral était bon il y a un an, il est encore bon maintenant. L’espoir de la victoire que j’avais à ce moment-là s’est changé en certitude, mais quand arriverons-nous au but ? On ne peut pas encore le dire alors que nous pensions partir pour quelques semaines, quelques mois au plus… Et que d’événements depuis cette date du 6 août 1914 qu’on n’avait pu prévoir ! La fuite loin de nos pays, l’abandon de nos foyers, et les Nôtres restés là-bas sans que jamais on puisse avoir de leur nouvelles ! quelle terrible chose que la guerre ! »

Le 18 mars 1915, Reims s’avérant trop exposée sous le bombardement allemand, l’ambulance de Faleur est transférée à Ville-Dommange. Le 3 mai 1915, Faleur reçoit à Epernay, la visite de… sa femme Léonie et de leur fils Paul, et de son père. Privilège d’officier stationné à l’arrière-front. Faleur mentionne de nombreux autres cas de ce genre de faveurs.

Le 14 mai 1915, l’ambulance est transférée à Sacy. Le 5 juin 1915, Faleur effectue un premier tour dans les tranchées, à Reims (secteur de Neuvillette) : « J’ai pris pas mal de clichés que je viens de développer et qui sont très bien. A 4 h ½ nous avons pris congé des officiers et sommes revenus enchantés des 5 heures passées là bas. […] Je suis fatigué mais rudement content de ma journée… ». Bien peu de notes prennent en considération la situation spécifique des poilus : « (3 décembre 1915). […] il a fait toute la journée un temps de chien, pluie diluvienne qui doit bien incommoder les malheureux qui sont dans les tranchées ».

Parmi les autres distractions du médecin, relevons l’importance de la photographie qui alterne avec les jeux de cartes et les repas entre officiers.

Le 11 septembre 1915 survient la première permission. Au retour d’une seconde permission (17-23 décembre 1915) il est muté à Louvois à la 1/155, toujours à l’arrière-front.

Les notes des carnets deviennent peu à peu plus laconiques ; à partir de mi-janvier 1916, de nombreuses dates apparaissent sans autre note que « rien de particulier ; rien de nouveau… » Cette évolution peut sans doute est mise au compte du manque d’intérêt, de la monotonie de la vie d’une ambulance de l’arrière-front. Mais, peut-être aussi peut-on y voir un signe de lassitude, et de dépression liée à une séparation de plus en plus mal vécue. Aussi, lorsque le 11 mai 1916 intervient l’ordre de relève (réglementaire), Faleur ne le rejette pas ; au contraire, il saisit l’occasion qui lui est offerte et demande un poste à Dieppe, où se trouve sa famille ; il n’a sans doute rien abandonné de son patriotisme ; mais il estime tout simplement avoir suffisamment donné ; et il obtient, à Berck, l’hôpital 102. Il fait immédiatement venir sa femme et son fils auprès de lui. Le 14 juillet 1916, il est affecté à « maritime » (hôpital bénévole 21 bis). Comme si le docteur Faleur avait conscience d’avoir terminé sa guerre, le 9e carnet se referme sur quelques dates éparses : 8 octobre 1916, départ en permission ; 17-18 janvier, permission ; enfin, 2 mars 1917 : « je m’occupe depuis une douzaine de jours de la fabrication d’un centre de rééducation agricole, et je suis chargé des jardins potagers de la place ! »…

Ces carnets d’un homme profondément croyant fournissent également quelques éléments sur le sentiment religieux, les pratiques religieuses, les relations entre l’Armée et l’Eglise : 6 nov. Visite du gén. Rouquerol : « Il commandait je crois le Régiment d’Artillerie de Laon au moment de l’affaire des officiers de Laon poursuivis si je me rappelle bien pour avoir assisté à une conférence à la Cathédrale ».

8 nov. Obsèques du col. des Salins. « Après l’absoute, la nombreuse assistance a accompagné le défunt jusqu’au cimetière de Tinqueux. […] Chacun a aspergé le cercueil d’eau bénite, en se signant sans ombre de respect humain. Mouchards, vous aviez là une belle occasion de faire des rapports » ; « (21 nov. 1914) […] J’ai assisté tantôt à 4 h au chapelet et au salut à l’Eglise Ste Geneviève. Il y avait foule et j’ai dû attendre longtemps mon tour au confessionnal ». Dimanche 22 nov.: « Je suis allé ce matin à 7 h à la messe de communion, il y avait beaucoup de militaires. A 9 h je suis allé à une seconde messe à laquelle devait prêcher Mansart, notre sergent infirmier vicaire à Amiens. Il a prêché avec beaucoup de coeur disant pourquoi et pour qui il fallait prier… » ; 22 janv. 1915, visite de Mgr Luçon à l’ambulance. Dimanche 4 juillet 1915 : « J’ai assisté à 11h à la messe de V. Dommange. Au front le curé a fait gaffes sur gaffes à propos de l’interview du Pape et il a heurté les sentiments patriotiques de toute l’assistance. Beaucoup d’officiers ont failli sortir immédiatement en manière de protestation ».

S’il ne faut pas s’étonner du peu d’informations relatives aux combattants, certaines notes méritent toutefois d’être relevées, comme celle-ci :  « (17 nov. 1914) Les Allemands noircissent la craie de leurs tranchées avec du terreau ». Pour l’essentiel, les autres notations permettent surtout d’entrevoir comment le combat et la marche à la mort des troupes combattantes ont pu être perçues depuis l’arrière-front : « (8 janv. 1915) Hier soir à 22 h ½ on a fait sauter une mine au Linguet. Nous avons gagné 200 m de tranchées que nous avons conservé jusque ce matin à 6 h. C’est seulement à leur 4e contre attaque que les Boches ont repris leur position (nos officiers étaient blessés). Il y a eu une cinquantaine de tués, une quarantaine de blessés et environ 60 à 70 prisonniers. Ce sont les 23e et 24e Cies du 347 qui ont été éprouvées. […] Il paraît qu’hier soir le spectacle était féerique. […] Je regrette de n’avoir pas vu ce spectacle merveilleux, paraît-il. Nous avons soigné aujourd’hui une trentaine de blessés de l’affaire du Linguet, entre autres le jeune s/lieutenant Bellot qui a eu le poignet gauche traversé par une balle au moment où il allait brûler la cervelle d’un soldat qui criait « sauve qui peut ». Bellot a été décoré de la légion d’honneur, note encore le docteur…

17 avril 1915 : « Une compagnie du 411e est partie ce soir aux tranchées. Ils paraissent avoir une rude appréhension les pauvres bleus, et leurs officiers n’ont pas l’air des plus crânes, il y en a beaucoup parmi eux qui étaient jusqu’alors embusqués ! »… (Voir Charles Ridel, Les embusqués, Paris, Armand Colin, 2007). Ce que sait ou croit savoir le docteur provient de la lecture des journaux et des bavardages tenus à sa table d’hôtes : « (29 septembre 1915) Nos succès continuent disent les journaux [bataille de Champagne] […]. Pendant le dîner, Bienfait [col.] est venu nous apporter la nouvelle officielle de ce qu’il nous avait dit l’après-midi. Il venait en même temps nous faire ses adieux car l’ordre venait de leur arriver de se tenir prêts à partir au combat dans la nuit. La joie des hommes était délirante, ils dansaient, chantaient la Marseillaise, le chant du départ, etc… Comment avoir la moindre appréhension avec de telles troupes ! La figure de Bienfait rayonnait, il était heureux et c’est sans la moindre émotion apparente qu’il a recommandé sa famille à de la Grandière au cas où il ne reviendrait pas. Nous avons passé là un moment bien émotionnant, et malgré nous, nous pensions au « Morituri te salutant ». Nous avons vidé une flûte de Champagne  […]. Où va partir le 245e ? »

Faleur décrit également les préparatifs de son ambulance avant l’offensive annoncée : « (17 septembre 1915) […] nos infirmiers ont construit 107 lits et on installé l’ambulance » ; 18 septembre 1915 : « […] nous avons environ 150 lits montés dans les salles, dans les chambres, dans la chapelle, sous la tente Tortoise, dans des hangars ! ». Malgré les préparatifs, l’ambulance de Faleur n’est pas sollicitée. Survient alors la nouvelle de l’arrêt de l’offensive qui est durement ressenti : « (6 octobre 1915) J’ai eu aujourd’hui un cafard monstre. C’est que la désillusion est grande pour moi, j’espérais bien que nos pays allaient être débarrassés par une offensive générale qui ne s’est pas produite. A quoi faut-il attribuer cette non-exécution du programme ? Est-ce l’état de tension aux Balkans qui nous engage à ménager nos munitions d’artillerie ? Il y a en tout cas quelque chose d’absolument [in]compréhensible, car c’est un succès que nous avons remporté en Champagne, bien qu’il nous ait coûté excessivement cher. »

Sont encore mentionnées l’exécution d’un soldat, assassin et détrousseur de blessés français (2 décembre 1914) ; la censure de la correspondance (4 et 11 août 1915) ; une virulente attaque allemande aux gaz (19-20-21 octobre 1915). Faleur décrit alors avec force détails le fonctionnement de l’ambulance, l’accueil, le traitement, et l’évacuation des soldats intoxiqués. Et fournit une précieuse description des symptômes rencontrés. Les relations parfois tendues avec les médecins de l’active sont également documentées  (11 novembre, 11 décembre 1915).

Frédéric Rousseau, 25/03/2008

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Retailleau, Léopold (1892-1918)

1. Le témoin.

Léopold Retailleau est né à Cholet le 5 mai 1892 d’un père tonnelier et d’une mère couturière. Musicien, il est affecté lors de son incorporation avec la classe 1912 dans la fanfare régimentaire du 77e Régiment d’Infanterie de sa ville natale. Célibataire, âgé de 22 ans, il est sous les drapeaux lorsque la guerre survient. Comme musicien, il occupe également les fonctions de brancardier pendant le conflit, d’abord en Belgique, puis sur la Marne et dans les Flandres. Son régiment le même ensuite en Artois et en Champagne en 1915, puis à Verdun en 1916, avant de participer à la fin de la bataille de la Somme. Département dans lequel il restera jusqu’en janvier 1917. En 1917, c’est le Chemin des Dames, puis après une période d’accalmie, l’engagement contre les offensives allemandes entre la Somme et la Marne. C’est là qu’il tombe, le 26 juillet 1918, « mort pour la France » après 1447 jours de guerre. Son corps est exhumé trois ans plus tard pour être inhumé à Cholet en 1921.

2. Le témoignage.

Léopold Retailleau a écrit comme un certain nombre de soldats un journal de guerre pendant la presque totalité de sa présence au front, rassemblés sur dix carnets tenus quasiment au jour le jour. Les notes du carnet sont précisément datées, accompagnées du décompte des jours de guerre, le premier jour correspondant au mercredi 5 août 1914, date du départ de Cholet.

L’édition intégrale du carnet s’accompagne des dessins produits par Léopold, ainsi qu’une série de photographies réalisées par le même soldat entre 1914 et 1918. Il est ainsi possible de compléter les impressions laissées par la lecture des notes avec les images produites ou conservées par Léopold Retailleau. Il est dommage que l’on n’est que très partiellement accès à l’intitulé original des légendes, et ainsi pouvoir mieux contextualiser les clichés.

Musicien-Brancardier… Carnets de Léopold Retailleau, du 77e R.I. (1914-1918), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2003, 544 p.

3. Analyse.

On retrouve dans ce témoignage les thèmes traditionnels de l’expérience de guerre : départ et premiers engagements détaillés, puis installation dans la guerre de siège avec des notes quotidiennes qui se réduisent, les camarades du « pays », les morts, l’attente du courrier, les commentaires sur les nouvelles des autres « fronts », la vie monotone du cantonnement…

Plus intéressant, comme musicien et brancardier, ce témoignage donne à lire l’expérience d’un soldat amené à côtoyer à la fois les états-majors installés à l’arrière, ainsi que les premières lignes lorsqu’il s’agit d’aller rechercher les blessés.Embusqués pour certains, on découvre des brancardiers effectivement éloignés du quotidien des tranchées, mais exposés aussi lors de la guerre de mouvement (« sinistre besogne » des blessés à ramasser alors que la bataille fait rage, p.66) ou durant les grandes offensives. Le quotidien de la guerre, c’est avant tout l’attente et l’ennui sur l’arrière-front, et les musiciens « tuent » le temps en multipliant les promenades, les activités annexes (dessins, jeux…), ainsi que les repas chez ou avec les civils (les femmes notamment). Ainsi, une grande partie des notes laissées concernent ces plages de temps qu’il faut combler, la guerre en cours n’étant perçue que ponctuellement, même si elle reste toujours présente : « 118e jour, lundi 30 novembre 1914. Je fais deux grillés beurrés. Un camarade me donne une peau de chamois pour me nettoyer, ce qui me fais beaucoup plaisir. J’envoie mes lettres d’hier par un vaguemestre du génie. Les Boches bombardent une batterie située à 200 mètres avec des crabouillards… ». Retailleau note scrupuleusement les repas qu’il prend, et commente les nuits qu’il passe et les parties de cartes. Ses notes méticuleuses laissent percevoir l’ennui du quotidien, où l’on doit trouver de l’occupation, quitte à faire du tourisme de champ de bataille (p. 177 – juin 1916), rythmé par les obus, seule présence meurtrière d’un ennemi invisible. Son regard, personnel, mais induit par sa fonction et sa « pratique » de la guerre, permet une comparaison intéressante avec les témoignages de fantassins de premières lignes comme Barthas, Capot ou d’autres. Et laisse percevoir des expériences multiples, des capacités différentes des uns et des autres de s’adapter aux rythmes imposés par la guerre, des situations très diverses qui obligent à ne pas parler d’un unique « quotidien » combattant.

Alexandre Lafon, février 2008.

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Blayac, François (1874-1963)

1. Le témoin

Né à Corneilhan (Hérault) le 25 novembre 1874. Etudes à Sorèze (Tarn), puis Droit à Paris. Propriétaire de 150 ha de vigne à Castelnau-le-Lez ; hôtel particulier à Montpellier. Fait partie d’associations culturelles, est en correspondance avec célébrités. Mort à Montpellier en février 1963.

2. Le témoignage

François Blayac, Carnets de guerre 1914-1916, Carcassonne, Ecomarine, 2006, 423 p. + illustrations.

La source est surtout formée de deux carnets, retranscrits et présentés par un de ses petits-fils (avec quelques erreurs de lecture, mais peu), et de 450 plaques stéréo (nombreuses photos à la fin du livre).

3. Analyse

Officier gestionnaire de l’ambulance 1/66, 58e DI (la division des régiments de Barthas, 280, 296).

En Alsace d’août à octobre 1914 (p. 19-80).

En Artois d’octobre 1914 à décembre 1915 (p. 81-421).

1916, gestionnaire d’hôpital à Montpellier puis à Castres ; 1917-18, responsable, à Béziers, de l’acheminement du vin vers le front. Pas de notes de François Blayac sur ces deux dernières périodes.

Ce texte étonnant est d’une grande importance. Il montre la guerre d’un officier d’administration, vivant en permanence dans l’arrière-front (selon la définition de F. Cochet, Survivre au front, 2005). On peut classer les notes en 4 parties : les conditions dans lesquelles il vit, ce qu’il fait, ce qu’il voit lui-même directement ; comme tous les contemporains, soumis à l’information officielle, il l’avale avec une grande crédulité au début et manifeste tardivement des signes de lucidité et de critique ; il avale aussi une information locale apportée dans les conversations par les officiers d’infanterie et d’artillerie qu’il fréquente : c’est la grande originalité de ce texte de citer quantité d’exploits extraordinaires racontés par leurs « auteurs », par vantardise et pour épater le semi-embusqué ; Méridional, de la haute société, il est intéressant de lire ce qu’il écrit des troupes du Midi.

a) François Blayac à la Grande Guerre

Conditions de vie

Excellents dîners, bons vins, manille, bridge, gaie conversation ; bouteille d’Hennessy ; huîtres, poisson, figues… Le tub quotidien lui fait beaucoup de bien. En permission, il voyage en 1ère classe, il passe à Paris voir Maginot.

Il n’est pas totalement à l’abri de certains bombardements, mais il n’y a pas grand danger. Il a l’honnêteté de se considérer comme privilégié par rapport à l’infanterie (p. 332, 360, 384).

Son travail

Envoyer des actes de décès, établir les « successions », c’est-à-dire envoyer à la famille ce qu’on récupère sur le mort (p. 108 : 70 successions du 280e, déballage navrant et malodorant), faire arranger les tombes et peindre les croix (141). Il a beaucoup de temps libre. Il va en promenade pour voir le duel d’artillerie.

Il est envoyé une fois en première ligne pour 3 à 4 jours, pour repérer les sépultures (p. 354). C’est horrible et il considère cela comme une vengeance de son supérieur. On est en octobre 1915. C’est un moment important : la découverte de la réalité. C’est à partir de ce moment qu’il plaint le plus l’infanterie et qu’il émet le plus de critiques sur la conduite de la guerre.

Ce qu’il a vu directement

– p. 21, soldat se méfiant quand une Alsacienne lui donne de l’eau

– 23, arrivée massive de blessés (19 août), impossible tenir registre

– 29, blessés allemands enchantés d’être PG

– 34 (26 août), l’odeur du champ de bataille

– 65, un PG qui craignait qu’on lui coupe le nez et les oreilles

– 65 et 85, degrés divers de l’émotion et de l’indifférence devant la mort

– 66, un blessé allemand sympa

– 156 et ailleurs, le souci de garder des souvenirs photographiques de la guerre

– 160, une tentative de suicide

– 189, il vaudrait mieux ne pas faire revenir un régiment là où il y a les tombes de camarades

– 250, ordre de verser l’or contre des billets

– 292, les Anglais au rythme de la Marseillaise, plus que les Français

– 310-311, établissement puis suppression de la censure du courrier au sein des unités

– 346, les bourguignotes ont sauvé des milliers d’existences

– 396, l’odeur des Boches

– 402, un officier furieux de n’avoir pas eu une promotion.

En quête de trophées et souvenirs

Cet aspect de la « guerre » revient sans cesse. Quelques pages remarquables : 159 (badges anglais), 164 (porte-plumes fabriqués par un artilleur), 166 (le cadeau de la princesse Mary), 175 (trophées demandés à officiers infanterie), 207 (casque prussien acheté au café du Commerce), 208 (casque wurtembergeois), 210 (obus), 239 (fusil), 317 (se fait fabriquer briquets et bagues).

Embusqués

Il s’agit ici de s’embusquer ou de se faire embusquer, non de critiquer les embusqués. Des cas :

– petits pistons à connaissances pour éloigner du danger : 386 (cycliste), 418 (muletier) ;

– attitude de proches qui cherchent motifs pour se faire évacuer (125, 128), ou expriment crainte d’être renvoyés aux tranchées (232) ;

– faire passer son beau-frère dans l’aviation ; « il faut vite le tirer de là [infanterie] avant que la mort n’y mette ordre » ; opération rondement menée en un mois ; c’est un « sauvetage » ; on apprend à la fin que deux autres beaux-frères étaient embusqués ;

– son court séjour en 1ère ligne lui fait souhaiter la relève pour être envoyé « loin de ces horreurs » ; il écrit à Maginot et à Simon pour accélérer le processus ; son impatience est « fébrile ». Il obtient satisfaction.

b) Les informations générales sur le déroulement de la guerre

Tous les combattants en ont reçu, par des canaux divers. Blayac les indique parfois. Lorsqu’il ne les indique pas, il s’agit généralement de la presse. Il lit L’Echo de Paris. Le cas de Vermelles aurait dû le faire réfléchir : pris (84), peut-être pas pris (88), pas pris (89), bombardé par nous (91), pris après évacuation par les Allemands (129, voir Barthas, Hudelle). Blayac est crédule. Les signes de doute sont tardifs.

Victoires et renforcement des Alliés

– 70, victoire certaine après mauvais départ à cause d’impréparation (28 septembre 1914)

– 100, 171, 204, 210, énormes pertes allemandes

– 123-125, grande victoire russe confirmée par un officier qui le tient d’un cycliste d’état-major

– 149, prochaine entrée en danse de la Roumanie, info donnée par son père au caporal Clémentel

– 163, prochaine offensive annoncée par un cousin, un ami…

– 165, intervention japonaise annoncée par un pasteur qui le tient d’un directeur de ministère

– 191, la retraite des Russes est une manœuvre

– 196, un artilleur tient d’un cycliste qui l’a entendu d’officiers… que l’armée allemande est coupée

– 388, de source bien informée la guerre va finir en décembre 1915.

Signes de doute, critiques

Le premier doute, léger, est du 17 décembre 1914 : on a avancé, mais peu, sans proportion avec les pertes. Il faut ensuite attendre le 16 avril 1915 : on a fait 1200 prisonniers, ce sont les 120 d’hier augmentés d’un zéro. Il se met à mentionner les propos découragés que tiennent tous les blessés. Il en vient à critiquer la stupidité des généraux qui ne tiennent pas compte de l’opinion des officiers de tranchées. Il rapporte une conférence rasoir du général Niessel (voir Barthas, 194).

c) Récits d’exploits sur le terrain

La grande originalité de ce carnet de guerre, c’est de rapporter les conversations tenues dans l’arrière-front, en particulier entre officiers de différentes armes.

Cruauté, lâcheté et autres faiblesses des Allemands

– atrocités : 53 (seins coupés), 60 (cruautés), 61 (viol collectif), 123 (bouclier humain)

– lâcheté : 54 (peur de la baïonnette), 60 (peur du canon)

– mal nourris : 55 ; mauvaises tranchées et mauvais projectiles : 137

– dopés à l’éther : 181

– stupides : 201.

Les récits d’exploits de combattants français (principalement officiers subalternes)

Récits lors de conversations. Fidèlement rapportés le jour même. On note une forte tendance à la vantardise. Et à la cruauté avec l’exécution sans merci des Allemands qui veulent se rendre. En même temps, on signale quantité de prisonniers, donc non exécutés.

– exploits de fantassins : 77 (tue des Allemands avec son sabre, sensation agréable), 68 (Boches exécutés), 114 (fils de fer posés pour prendre Boches au collet), 127 (un goumier tue 7 officiers qui voulaient se rendre), 150 (le 280, régiment de Barthas, ne fait pas de prisonniers), 165 (6 Français blessent 45 Allemands à l’arme blanche et font 80 prisonniers), 170 (on les tire comme des lapins), 172 (un lieutenant, très adroit, tue 50 Boches), 269 (encore massacre de PG sans défense), 350 (un capitaine tue 8 Boches de sa main) ; la part de vantardise devant de semi-embusqués est visible dans les récits de son beau-frère p. 264.

– exploits d’artilleurs : 169 (foudroyants succès), 181 (le 75 détruit des batteries à 6200 m), 240 (colonel dit avoir détruit 2 batteries boches dans l’après-midi), 242 (depuis 4 jours, destruction de 8 objectifs par jour).

Informations diverses non vérifiées

Elles concernent souvent des fusillés : on a fusillé un commandant, un lieutenant, quelques mutilés volontaires ; un espion ; 3 déserteurs d’un BCP ; un PG boche pour vol ; trois soldats (mais avec des ?)

Comportements déviants : refus d’attaquer, relations avec l’ennemi

– 134 : refus de monter à l’assaut (13 déc. 1914) ; 361 : refus du 280, le 7 octobre 1915 (Barthas, p. 186, parle du bataillon De Fageolles) ;

– 274 : capitaine français tué par ses soldats après avoir lui-même tué un soldat

– 63 : deux patrouilles ne s’attaquent pas à cause du froid

– 117 : invitation lancée par officiers français à officiers boches, qui ne répondent pas

– 136 : un officier dit qu’il a souvent causé avec les Boches

– 153 et 159 : la nuit de Noël 1914, chants des deux côtés, faux et maladroits du côté boche

– 414 et suivantes : décembre 1915, la boue, soldats enlisés (Barthas 210-212), Niessel sauvé par hommes du 280 (Barthas 211) ; on passe à travers champs, on ne tire pas ; il y aurait eu des déserteurs des deux côtés (voir Barthas, Noé).

d) Le Midi et ses régiments

– 55 : les régiments du Midi ont mal tenu au feu (14 septembre 1914)

– 70 : héroïsme prodigieux du 281 et du 343, merveilleux soldats

– 168 : un officier insulte le Midi, je relève très vertement

– 255 : noble conduite du 281, fin de la légende tenace des régiments du Midi qui ne marchent pas.

Rémy Cazals, 02/2008

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Pottecher, Jean (1896-1918)

Voir la notice dans Témoins… de Jean Norton Cru, p. 539-542. Réédition récente du texte paru en 1926 : Jean Pottecher, 1914-1918. Lettres d’un fils. Un infirmier de Chasseurs à pied à Verdun et dans l’Aisne, Louviers, Ysec éditions, 2003, 208 p., illustrations. Ce livre reprend la préface d’André Suarès, le texte de Jean Pottecher et, en postface, la notice de Témoins…

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Viguier, Prosper (1872-1942)

1. Le témoin

Né le 19 février 1872 à Verfeil-sur-Seye (Tarn-et-Garonne) dans une famille de cultivateurs aisés. Etudes secondaires à Montauban, école du Service de santé militaire à Lyon. Docteur en médecine en 1894. Médecin major de 2e classe en 1900, de première classe en 1911. Médecin militaire en Algérie de 1909 à 1914. Médecin major au 18e RI de Pau au début de la guerre, il est nommé médecin chef de l’ambulance 8/18 en mai 1915. Il reste à ce poste jusqu’à la fin de la guerre. Il devient ensuite médecin-chef de l’hôpital Larrey à Toulouse. Il prend sa retraite en 1931. Il meurt à Verfeil le 8 mai 1942.

2. Le témoignage

Prosper Viguier, Un chirurgien de la Grande Guerre, présentation de Rémy Cazals, Toulouse, Privat, collection « Témoignages pour l’histoire », 2007, 158 pages, illustrations.

Entre 1914 et 1918, il a pris des notes sur plusieurs cahiers : statistiques et bilans en vue d’établir les rapports officiels ; comptes rendus d’opérations chirurgicales, de lectures, d’échanges d’expériences ; remarques personnelles parfois critiques.

3. Analyse

L’ensemble du témoignage fournit un éclairage précieux sur la vie d’une ambulance de l’avant pendant toute la durée de la guerre, avec ses semaines d’activité chirurgicale intensive (l’Aisne, Verdun, la Somme, le Chemin des Dames…). Pendant les moments d’accalmie relative, le médecin-chef s’informe, réfléchit sur les complications à redouter après les opérations et les moyens d’en préserver les blessés, sur les améliorations à apporter au service de santé. Une vision réaliste et précise (par exemple les types de blessures et leurs origines, principalement les tirs d’artillerie), loin de toute fiction littéraire comme de toute surinterprétation hâtive. Non, le major Viguier n’a pas considéré comme un déshonneur de soigner des blessés et de sauver des vies au lieu de tuer des Allemands.

4. Autres informations

– Archives familiales.

– JMO de l’ambulance 8/18, archives du Service de santé militaire au Val de Grâce, cote 893.

Rémy Cazals, 12/2007

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Minvielle, Paul (1890-1956)

1. Le témoin

Né à Pau en 1890, devenu médecin, Paul Minvielle était passionné de photographie. Après la guerre, il exerça la profession de médecin à Pau.

2. Le témoignage

Pierre Minvielle, La guerre de mon père. Un photographe dans les tranchées (1914-1918), Biarritz, Atlantica, 2004, 153 p.

3. Analyse

Ce livre m’a été signalé pour deux photos de fraternisation prises dans le même secteur par le docteur Paul Minvielle. Comme dans le récit du caporal Barthas (p. 215-216), les pluies et l’effondrement des tranchées sont à l’origine de la trêve. Il fallut sortir à découvert. Une photo de Paul Minvielle (p. 78 dans le livre de son fils) représente au premier plan un groupe de soldats français et, à l’arrière-plan, mais à très courte distance, un groupe d’Allemands, debout, qui regardent. Cette photo a été publiée dans L’Illustration du 15 janvier 1916 avec comme légende : « Face à face après une explosion de mine. Au premier plan, un capitaine du génie qui vient diriger les travaux d’organisation du rebord français de l’entonnoir ; au fond, les Allemands. » Sur la même page, L’Illustration donne une autre photo qui semble de même origine (mais celle-ci n’est pas mentionnée) et a pour légende :

« Les Allemands sortis de leurs tranchées, sans armes, après avoir renoncé à occuper l’entonnoir. On lisait dans le communiqué du 8 décembre : « Au nord d’Arras, à l’ouest de la cote 140, nos tirs de barrage ont arrêté net une attaque allemande qui se préparait à la faveur d’une explosion de mine. » C’est le sol bouleversé par cette explosion que montrent nos photographies. La boue était telle, le 9, qu’il était matériellement impossible aux hommes, du côté français comme du côté allemand, de se disputer l’entonnoir où ils se seraient tous enlisés : ils durent se borner, de part et d’autre, à en organiser les rebords. »

Les mots de « trêve » et « fraternisation » ne sont évidemment pas prononcés. Cette légende n’explique pas pourquoi, des deux côtés, on est à découvert, sans armes, et visiblement pas en train de travailler. La fameuse revue illustrée n’a pas publié la deuxième photo du livre de Minvielle (p. 80) qui représente un groupe mêlé de Français et d’Allemands, souriant à l’objectif du photographe. A juste titre, la légende sur le livre distingue trêve et fraternisation : « Au cours de la trêve, certains soldats des deux camps ont fraternisé comme en témoigne cette photo inédite. »

Les autres clichés reproduits dans l’ouvrage concernent le front en Artois en 1915 : canons, « saucisses », abris, postes de secours, groupes, convoi de PG, tombes… Une photo représente une messe célébrée au pied des hauteurs de Notre-Dame de Lorette : on remarquera l’installation sommaire, la faible participation, le drapeau tricolore brodé d’un Sacré-Cœur. Les photos de groupes sont mises en scène avec beaucoup de soin. S’y ajoutent des vues des ruines d’Arras.

La deuxième partie du livre donne d’intéressantes photos du front d’Orient : Salonique, Florina, Monastir, Prilep… Au milieu d’une « macédoine » de populations, Grecs, Turcs, Slaves, Albanais, Juifs, les tirailleurs sénégalais du 20e bataillon se comportent en spectateurs des curieuses coutumes locales. Pourquoi faut-il que la présentation du livre par Pierre Minvielle nous informe que les Alliés ont été contraints d’ouvrir le front d’Orient [c’est en 1915 qu’il a été ouvert] « pour suppléer la défection de la Russie bolchevique » ? Ce n’est peut-être qu’une maladresse d’expression, mais elle est regrettable.

Rémy Cazals, 11/2007

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Bargy, Pierre (1896-1923)

1. Le témoin

Né le 29 janvier 1896 à Meymac (Corrèze). Ses parents tiennent une boucherie. Un de ses oncles est médecin. Baccalauréat en 1913. Inscrit à la Faculté de Médecine de Lyon où il peut suivre deux années de formation avant la mobilisation. Section d’infirmiers du 11e RI, puis médecin auxiliaire en mars 1916. Affecté au 30e Bataillon de tirailleurs sénégalais, sur le front de la Somme du 12 mai au 23 août 1916. Armée d’Orient jusqu’en mai 1918. Après la guerre, il termine son cursus et devient docteur en médecine en 1922. Mort l’année suivante. Sa famille a fait marquer sur sa tombe : « victime de la Grande Guerre ».

2. Le témoignage

Carnets tenus du 25 juin 1916 au 13 juin 1917. Quelques lettres et cartes postales en complément.
Carnets retranscrits par Pierre Chassagne en annexe (54 p.) de son mémoire de maîtrise : Un combattant de 1914-1918 : Pierre Bargy, Université de Toulouse II, 2000, 118 p., avec portrait de P. Bargy et autres illustrations.

3. Analyse

Ayant un certain bagage intellectuel, Pierre Bargy n’insère cependant dans ses notes aucune construction rhétorique sur le thème de la patrie. Il soigne les blessés allemands ; il note que les prisonniers aident à transporter des blessés français. Nombreuses informations sur les conditions matérielles. Fines observations sur les combattants de son unité, les tirailleurs sénégalais en particulier, sur le commandement, sur les forces alliées, sur l’ennemi. Il analyse diverses rumeurs. Vision intéressante de Salonique et de la Macédoine.
4. Autres informations
– Rémy Cazals, « Culture de guerre, culture de paix. Retour sur les témoignages de combattants », dans Histoire, défense et sociétés, revue de l’ESID, Université de Montpellier III, n° 1, 2004, « Guerre, paix et sociétés. Pour une histoire totale », p. 59-74.

Rémy Cazals, 12/2007

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Faure, Elie (1873-1937)

1. Le témoin
Né le 4 avril 1873 dans une famille protestante de Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), il était fils de Pierre Faure, clerc de notaire, et de Zéline Reclus, fille de pasteur dissident, et le neveu d’Elisée Reclus. Etudes au collège de Sainte-Foy, puis au lycée Henri IV à Paris. Devenu médecin. Marié, père de deux garçons, il a 41 ans en 1914. Il avait écrit une lettre de soutien à Zola après « J’accuse » en 1898, il donna des cours d’histoire de l’art à l’Université populaire « La Fraternelle » en 1903. Dans l’entre-deux-guerres, il adhéra au Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes, et milita en faveur de l’Espagne républicaine contre Franco. Il mourut le 29 octobre 1937. Il est surtout connu comme auteur d’une Histoire de l’Art en plusieurs volumes.


2. Le témoignage

Elie Faure, La Sainte Face, édition préfacée par Carine Trevisan, Paris, Bartillat, 2005, 423 p. L’initiative de Carine Trevisan rend facilement accessible un texte publié pour la première fois en 1918 et dont Jean Norton Cru avait fait la critique dans Témoins…, p. 430-432. L’édition 2005 est complétée par une série de lettres d’Elie Faure à sa femme et à des amis, par une biographie chronologique détaillée, et par un index des noms de personnes.Elie Faure affirmait ne pas écrire ses « souvenirs » sur la guerre, mais des « idées suscitées en [lui] par la guerre ». Les descriptions directes sont cependant bien représentées. La 1ère partie, « Près du feu », écrite entre mai et juillet 1916, rend compte de la période d’août 14 à août 15 au cours de laquelle il est médecin en arrière des lignes. La 2e, « Loin du feu », évoque sa convalescence, après son évacuation pour neurasthénie, à Paris et sur la Côte d’Azur avec une visite à Cézanne (p. 184-187). La 3e, « Sous le feu », est rédigée dans la Somme entre août et décembre 1916. Le titre général, La Sainte Face, désignerait « la face de la France », d’après l’auteur lui-même, ou encore « la face grave et triste » des combattants. Son goût du paradoxe lui fit envisager de choisir La Sainte Farce, mais il y renonça par égard pour les souffrances produites par la guerre.

3. Analyse
Des pages d’anthologie :

L’ouvrage contient de nombreux passages qui sont des descriptions précises de moments, de situations, qui pourraient faire partie d’une anthologie de textes de témoins de la Grande Guerre comme celles établies par Jean Norton Cru et par André Ducasse :

– l’embarquement de blessés en gare de Dammartin, début septembre 14 (p. 63) ;

– le champ de bataille de la Marne après le recul allemand (66, 68) ;

– le tir du canon de 75 (94) ;

– les tranchées en décembre 1914 (114) ;

– l’arrière front, entre Paris et la Picardie (194), puis le front (195), le retour à la nature et aux activités primitives (196), la cagna (197), l’artillerie (200) ;

– les préparatifs d’attaque (208), la peur sous le bombardement (228) ;

– un camp de prisonniers allemands (277).

Des remarques judicieuses :

Plus brefs, certains passages recoupent le témoignage de bien d’autres acteurs, avec une touche spécifique :- le besoin de se donner des illusions (38) ;- les déplacements sans connaître la destination, les rumeurs (55) ;- les blessés joyeux d’avoir échappé au carnage (62) ;- un blessé français ne voulant pas se séparer d’un blessé allemand (70) ;- le courage sous le regard de l’autre (72) ;- le paysan qui maudit la guerre (125) ;- la ténacité de ceux de l’arrière qui « ont fait le sacrifice de la vie de ceux de l’avant » (141) ;- la guerre, un spectacle pour un Dieu qui y prend du plaisir (157) ;- une intéressante définition du soi-disant patriote (158) : « personnage religieusement attaché en temps de paix à tromper l’étranger et en temps de guerre à tromper le compatriote sur le compte de la patrie » ;- « la ronde échevelée des vaudevillistes et des académiciens proposant à la clientèle leur orthopédie patriotique et morale » (189) ;- la question à poser à Barbusse : « Veux-tu qu’il n’y ait pas eu la guerre, et n’avoir pas écrit Le Feu ? » (190) ;- « les journalistes trouvent très bon le moral des poilus, mais les poilus trouvent trop bon le moral des journalistes » (193) ;- lors d’un bombardement par l’artillerie française : que se passe-t-il là où tombe ce fer ? (201) ;- l’allégresse lorsqu’on peut enlever le masque à gaz (206) ;- la jubilation des prisonniers allemands, la camaraderie avec les poilus (210, 213) ;- « la solitude accroît l’épouvante car, à plusieurs, on se prête l’appui mutuel du mensonge qu’on fait aux autres pour se rassurer soi-même (227) ;- le bourrage de crâne (242, 323) ;- la « zone bâtarde » entre l’arrière et l’avant (271).

La tendance au paradoxe :

Romain Rolland avait noté à propos de La Sainte Face : « Tendance au paradoxe par orgueil de penser autrement que les autres ». Il est vrai que les pages et les paragraphes valorisés ci-dessus sont à cueillir au milieu d’autres pages qui témoignent plus sur la personnalité de l’auteur que sur la guerre. N’avait-il pas lui-même écrit qu’il cherchait à ramasser dans son livre « la plus grande masse possible d’enivrement intellectuel » ? On ne mentionnera pas tous les effets de style agaçants ou pénibles. Retenons cependant la dédicace : « Aux soldats qui ont vécu sous le fer, respiré le feu, marché dans le sang, dormi dans l’eau, je donne ce livre cruel, pour qu’ils le brûlent. »Plusieurs de ces effets, si on les prenait au pied de la lettre, aboutiraient à une sorte de justification de la guerre comme manifestation de vitalité des peuples jeunes. Ainsi les militaristes seraient plus révolutionnaires que les socialistes ; les actes de vandalisme attireraient la sympathie (« Ils sont jeunes. Ils cassent leurs jouets ») ; les généraux français auraient économisé trop de vies humaines… On s’en tiendra là.

Stéréotypes nationaux et régionaux :

Il est également surprenant qu’un homme d’une telle stature intellectuelle en vienne à des stéréotypes infantiles : l’Anglais sportif et flegmatique, l’Allemand solide et mécanique, le Français nuancé et subtil (p. 252) ; la Gascogne sceptique et le Languedoc fanatique, le Dauphiné recueilli, la gouailleuse Champagne (167). Et les constantes dans le temps : Paris est toujours identique depuis Lutèce (135) ; « on retrouve le Gaulois de César sous la capote du biffin » (276)… Le tout au premier degré. De même que l’évocation des tirailleurs sénégalais (104) ou cette page à glisser dans l’anthologie des « bienfaits de la colonisation » (105-106) dont je n’ose pas reproduire la conclusion. Plus utile est la description d’un antiméridionalisme très fort en 1914 : « de gros infirmiers bien nourris lancent des brocards virulents aux petits montagnards [Ariégeois d’un régiment réduit de moitié par les combats] qui sont restés toute une nuit sous le feu, à la même place, tandis qu’eux-mêmes ronflaient dans leur paille fraîche, à l’abri. » (52)

Père et fils :

Enfin, il faut remarquer chez cet homme, qui voit dans la guerre l’expression de la vitalité d’un peuple jeune, le souci d’en préserver son fils né en 1897. Il est « inutile » qu’il s’engage, écrit-il à plusieurs reprises à sa femme. Si on ne peut l’empêcher, qu’il attende la fin de la campagne d’hiver. Il faudrait trouver une situation « où il pourrait rendre le maximum de service avec le minimum de risques », cavalerie, artillerie… Alors, Elie Faure était-il un être humain, avec ses contradictions et ses faiblesses ? Sans doute. Et ce n’est pas dévalorisant de le dire. Mais, alors, c’est un peu fort d’écrire : « La guerre est une admirable école d’énergie et de fatalisme et j’espère que la France entière en profitera. Moi, je n’en ai pas besoin. Je suis celui dont Dostoïevski a dit : ‘Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou de mourir, celui-là sera l’homme nouveau.’ »

4. Autres informations
– Notice dans Jean Norton Cru, Témoins…, p. 430-432.

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Chaïla, Xavier (1886-1961)

1. Le témoin

Né le 7 mai 1886 à Brousses (Aude), fils d’Auguste Chaïla et de Marie Sagnes. Sorti de l’école primaire avec un bon niveau, mais sans le certificat d’études. Travaille au moulin à carton de son père. Célibataire en 1914. Son frère cadet Louis est tué le 25 juin 1917 à Hurtebise sur le Chemin des Dames. Xavier Chaïla a obtenu une citation à l’ordre de la Division, portée sur sa fiche matricule : « Brancardier très courageux et dévoué, s’est distingué dans la période du 16 au 28 avril 1917 en soignant et en transportant un grand nombre de blessés sous un violent feu d’artillerie. Croix de guerre et droit au port de la fourragère. » Après la guerre, il se marie et reprend le moulin à carton jusqu’à sa retraite en 1948. Il meurt à Brousses le 8 octobre 1961. Son petit-fils a relancé au moulin la fabrication de papier à l’ancienne.

 

2. Le témoignage

C’est à Craonne, sur le plateau… Journal de route 1914-15-16-17-18-19 de Xavier Chaïla, présenté par Sandrine Laspalles, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1997, 112 p., illustrations.

Simple soldat, non professionnel de l’écriture, Xavier Chaïla eut un grand souci de préserver ses notes, puis de les recopier au propre pour en faire un récit continu. Sa famille a conservé trois versions successives du texte : sans qu’il y ait de différence fondamentale entre elles, on peut cependant en étudier les variantes et les inflexions.

 

3. Analyse

Xavier Chaïla part dans le 1er Hussards, puis passe au 8e Cuirassiers (mai 1916), régiments qui doivent abandonner les chevaux pour combattre dans les tranchées dans les Vosges et en Lorraine. L’expérience la plus largement décrite est l’offensive du 16 avril 1917, sa préparation, les effets de « la bataille de Craonne ». Xavier Chaïla se trouve précisément à l’est du plateau ; il cite abondamment Berry-au-Bac (en décrivant les tanks incendiés), la ferme du Choléra, la montagne de Reims, puis le mont Cornillet. Il est alors brancardier. En 1918, le voici en Champagne et dans la Somme. Evacué en avril pour maladie, il revient en mai (bataille de Villers-Cotterêts) ; en juillet il est à Verdun puis participe à la poursuite. Le 11 novembre, à Mézières, il décrit des « exécutions » : « La population faisait justice de ceux qui avaient fraternisé avec les Boches pendant l’occupation ou qui avaient servi d’espions. » Les dernières pages concernent l’installation sur la rive droite du Rhin. L’auteur livre un récit très simple, contenant peu de prises de position, qui contribue à la connaissance de la guerre vécue par les simples soldats. Il se termine ainsi (21 mars 1919) : « Le cauchemar est fini. Une vie nouvelle qui va recommencer, et le plus beau pour les survivants de l’hécatombe : La Liberté. »

 

4. Autres informations

– Registre matricule, Archives de l’Aude, RW520.

– Sandrine Laspalles, Un cartonnier sur le plateau de Craonne. Journal de Xavier Chaïla (1914-1918), mémoire de maîtrise, Université de Toulouse II, 1997.

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Birot, Louis (1863-1936)

1. Le témoin

Louis Birot est né à Albi (Tarn) le 7 octobre 1863. A la mobilisation, vicaire général de Mgr Mignot et archiprêtre de la cathédrale d’Albi, il a 51 ans. Il est une figure du catholicisme démocratique et social. Il part à la guerre pour assumer son statut de prêtre-citoyen, comme aumônier des ambulances de la 31e Division. Louis Birot est mort à Albi le 10 septembre 1936.

 

2. Le témoignage

Louis Birot, Carnets. Un prêtre républicain dans la Grande Guerre, texte établi, présenté et annoté par André Minet, Albi, FSIT, 2000, XVI + 333 p., illustrations.

Dans l’édition de ses écrits du temps de guerre, les carnets occupent la plus grande place. Ils apportent la vision la plus spontanée, mais même les lettres dénoncent parfois la « folie du monde » qui entraîne tant de pertes et l’attitude des gouvernements qui ne veulent pas faire la paix. Les homélies, à la fin du volume, sont plus traditionnelles.

 

3. Analyse

L’aumônier, à la fin d’août 14, a intercédé pour sauver une vingtaine de coupables de mutilation volontaire. Il est à même de dénoncer le monstrueux gaspillage de vies humaines et l’insuffisance de la liaison inter-armes ; de condamner l’insuffisance du système de santé et les conseils de guerre spéciaux ; de comprendre ce qu’il peut y avoir de démoralisant dans l’inaction sous le bombardement des tranchées. Il note et explique les contacts avec l’ennemi devenu le voisin, les redditions dans les deux camps ; il décrit des exécutions ; il montre l’aspiration des soldats à la fin quelle qu’elle soit. Même chez ce « Jules II à cheval », on peut discerner la montée de la lassitude, au fil des mois, due à « la fatigue nerveuse accumulée ».

 

4. Autres informations

Les Tarnais, dictionnaire biographique, sous la dir. de Maurice Greslé-Bouignol, Albi, FSIT, 1996 (importantes notices de Jean Faury sur Louis Birot, p.46-47, avec portrait, et sur Mgr Mignot, p. 220-221).

Christianisme et politique dans le Tarn sous la Troisième République, textes rassemblés par Philippe Nelidoff et Olivier Devaux, Presses de l’université des Sciences sociales de Toulouse, 2000, 336 p.

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