Bourgois, Flore (1883-1949)

1. le témoin
Flore Bourgois, célibataire, tient avant la guerre un commerce d’épicerie, tout en s’occupant de son plus jeune frère, après le décès de ses parents tisserands. Elle habite la petite ville de Leers (se prononce Lèrss), un bourg de 4000 habitants qui présente la triple caractéristique d’être une banlieue textile de Roubaix, une ville frontière avec la Belgique et un espace encore largement agricole. Elle habite une rue située à trois cents mètres de la frontière et reste seule pendant l’occupation, ayant un frère mobilisé, un autre prisonnier et le troisième étant mort de maladie sous l’uniforme en 1915. Elle a 31 ans lorsqu’elle commence à tenir ses cahiers. Elle se marie après la guerre et poursuit son activité de petit commerce de détail.
2. le témoignage
Après un long séjour au grenier, les cahiers d’écolier sur lesquels Flore Bourgois a tenu au jour le jour la chronique de l’occupation, ont été confiés par sa fille à Benoît Delvinquier et Edmond Derreumaux, de l’association Leersoise d’Études historiques et folkloriques. L’ensemble manuscrit comprend 800 pages en quatre cahiers, et les auteurs les ont retranscrits en trois volumes (185 p., 178 p. et 202 p., 1998, tirés à 100 exemplaires). Le volume 3 intègre aussi la retranscription des cahiers de Clémence Renaux (p. 122 à 167, voir cette notice). Une première publication partielle avait déjà eu lieu en 1984. Les transcripteurs indiquent avoir travaillé le plus fidèlement possible, laissant les tournures patoisantes et une syntaxe parfois hasardeuse, touchant le moins possible au texte, mais en corrigeant quelques fautes d’orthographe ou de grammaire « qui auraient gêné la lecture » ; dans la même logique, les phrases se suivant initialement sans coupures, ils ont ajouté une ponctuation.
3. Analyse
Les cahiers sont tenus quotidiennement, avec des mentions de dix à vingt lignes en général, mais parfois beaucoup plus. Les indications se rapportent à des faits saillants de la journée, à des commentaires de nouvelles ou de bruits, à des plaintes liées aux agissements de l’occupant ou à la dureté de la solitude et du deuil. Il est évidemment beaucoup question de réquisitions, du prix des denrées et des pénuries. L’auteure ne fait jamais mention de son travail ou de ses revenus, mais elle évoque souvent l’activité économique des fabriques, des fermes et surtout la contrebande avec la Belgique.
La frontière
Flore Bourgois décrit pendant toute la durée du conflit les tentatives des « fonceurs », nom donné aux particuliers, parmi lesquels de nombreuses femmes, qui passent frauduleusement des produits interdits. Le trafic avant-guerre était surtout lié au tabac, et à partir de 1914, il s’agit, à une échelle plus importante, de produits fermiers belges (lait, beurre, œufs, viande), qui sont revendus au marché noir au prix fort dans les grandes villes textiles affamées. La répression est organisée par des policiers allemands faisant fonction de douaniers, et qui sont connus pour leur sévérité: on craint surtout un diable vert, dit « la Terreur », et un gris dit « Petrus » ; ces « policemen », souvent violents, condamnent ceux qu’ils attrapent à la confiscation et à l’amende, plus six à douze jours de prison dans des conditions très dures aux « Bains roubaisiens ». L’auteure est très souvent perquisitionnée, car les « fonceurs », apercevant les « policemen », abandonnent leurs marchandises dans les jardins ou essaient de les poser dans les maisons proches de la frontière. Les policiers sont aidés par des soldats en nombre variable : ce sont des sentinelles qui, déployées dans les champs, tirent souvent en l’air, sans viser, mais il arrive qu’un passeur soit tué. Parfois rien ne passe, mais à d’autres périodes, le trafic augmente (novembre 1915, p. 21.1) : « les Allemands les plus difficiles sont partis. D’autres sont venus les remplacer. On voit déjà qu’ils sont plus tolérants car malgré la pluie, on voit pas mal de monde circuler avec de la marchandise. » Les possibilités de passage augmentent lorsque des sentinelles, elles-aussi affamées, se font conciliantes (mai 1916, p. 65.2) : « Ils achètent une sentinelle, et pendant les deux heures qu’elle fait son service, ils portent des marchandises. » Curieusement, il arrive que la surveillance se relâche complètement, ce sont en général des périodes de relève d’unités logées au bourg, et la disette est telle que les flux deviennent spectaculaires, comme en mars 1916 (p. 53.2) « Ce n’est qu’une procession de gens se dirigeant vers la frontière pour foncer comme on dit. On n’a jamais vu chose pareille : tout le long de la frontière, des gens courent dans tous les sens. », ou en avril (p. 57.2) : « On dirait qu’il y a là-bas une fête, car tout le monde se dirige de ce côté. » F. Bourgois signale aussi au début de 1917 que les sentinelles saisissent des denrées pour les envoyer à leur famille en Allemagne, tout en essayant de racheter du « riz américain » réservé aux habitants occupés.
Les combats
Les combats du début du conflit alimentent un nombre importants de fausses nouvelles, de bruits liés à l’absence d’informations fiables, comme par exemple (22 novembre 1914, p. 69) : « un homme pris à Mouvaux pour faire des tranchées fut occupé à enterrer les morts. En voyant qu’on enterrait les blessés respirant encore, et entendant la supplication de l’un deux, non pas encore dans le trou, il s’est enfui de ces lieux terribles. Il est revenu chez lui. On craint même qu’il ne perde la raison. » On peut citer un autre canard (22 mars 1915, p. 119) « On dit qu’on se bat à Valenciennes. On se demande toujours ce qu’il adviendra de ces villes de Roubaix, Tourcoing et Lille ? Le général Joffre donne sa démission, dit-il, si les Anglais veulent abattre ces villes. » F. Bourgois évoque quasi-quotidiennement le bruit des combats, leur intensité, en mélangeant parfois les informations entre un front lointain et des bombardements aériens, surtout à partir de 1916. Il semble que ce sont les obus de D.C.A. non éclatés qui, en retombant, causent le plus de dégâts pour les habitants. Ypres est le secteur le plus cité pour le bruit récurrent de la bataille, mais au vu de la distance, il doit plus souvent s’agir du secteur de Messine. Sa description du bruit de la bataille de Passendael (30 km) est spectaculaire (18 septembre 1917, p. 26.3) : «À mesure que la soirée avance, la canonnade augmente d’intensité. Vers huit heures, c’est terrifiant ! Jamais on ne vit pareille spectacle : c’est un feu roulant terrible. Le ciel est illuminé comme par un grand incendie, des éclairs s’allument sur tout le front, le bruit est assourdissant, on ne s’entend presque plus, tout bouge dans les maisons. (…) on songe avec terreur à ceux qui sont là, prêts, attendant la mort. On ne sait pas s’en rendre un compte exact. On croit que ces soldats sont hors du monde. Ils ne doivent plus être eux-mêmes. »
Les requis
Flore Bourgois tient aussi la chronique des rafles visant au travail forcé, d’abord au moment de « l’affaire des sacs » (été 1915, p. 135) « Ainsi, une partie des ouvriers de la fabrique a recommencé le travail, mais un grand nombre résiste encore. Ils ne céderont, disent-ils, qu’à la force. » Elle expose le dilemme patriotique au centre du conflit (juillet 1915, p 160) : « Qu’il sera regrettable de voir les ouvriers de Leers fléchir devant les Allemands ! Que diront les Alliés ? Nos frères ? ». Elle évoque aussi Pâques 1916 et la réquisition des jeunes gens des deux sexes. Comme dans la plupart des témoignages, on retrouve la remarque sur les effets désastreux possibles de la promiscuité sociale (p. 61.2) «on voit ces gens qui le lendemain doivent partir pour l’inconnu, en contact avec toute sorte de gens plus ou moins biens. Les mères sont au désespoir. » Elle insiste encore lors du départ pour les Ardennes des Roubaisiennes (p 62.2) « 400 femmes sont parties ; ce qui est triste. Des filles bien élevées sont mises en contact avec toutes sortes de gens mal élevés, sans pudeur, sans éducation. C’est à faire pleurer en songeant à ce qui leur est réservé. Que de mères souffrent en ce moment ! » Le journal évoque aussi les brassards rouges, requis en 1917 et 1918, dont le triste sort est évoqué à l’occasion de services funèbres (obit), lorsque la nouvelle du décès de l’un d’entre eux – cinq durant le conflit – arrive à Leers (sous-alimentation, dysenterie et maladies pulmonaires en général). En 1918, les jeunes gens sont également très nombreux à devoir travailler à proximité du front et de ses dangers (avril 1918, p. 73.3) « Quelques brassards rouges tels que Jean Parent, Alfred Prez, sont revenus en congés [permission] et sont décidés à ne plus y retourner, tellement le danger est grand là-bas. (…) Ils vont risquer malgré tout de rester par ici. C’est toujours dangereux, mais ils trouvent que le sort qui les attendra, ne sera pas pire que celui qu’ils viennent de quitter. »
Les Allemands
Flore Bourgois déteste les Allemands, qui sont coupables de la guerre, des brutalités de l’occupation et de ses souffrances personnelles (absence de nouvelles des siens, solitude et mort de Denis, son frère préféré), son témoignage maintient toute la guerre une ligne « patriotique ». En cela, sa rédaction lui fait courir un risque réel. En 1915, elle est jalouse des soldats qui reçoivent du courrier tous les jours, et elle souligne la violence et l’injustice des « policemen » omniprésents sur la frontière; à la fin du conflit, elle résume son attitude lorsqu’elle doit loger des ennemis (mai 1918, p. 81) : « Il faut garder envers eux une certaine déférence, et cependant, y mettre des limites. C’est une lutte perpétuelle. On ne peut être malhonnête et on ne veut pas leur porter trop d’égards : toujours, il faut se souvenir que c’est l’ennemi ! ». La diariste évoque aussi une dispute entre un soldat et une femme (août 1916, p. 89.2): « discussions qui ne valent pas la peine d’être écoutées car elles proviennent d’alliances entre ces deux, comme on en voit, hélas, trop depuis quelque temps : des femmes s’alliant avec l’ennemi. Elle avait reçu de ce soldat une bague qu’elle portait. Il voulait la reprendre, mais réussit quand même à l’arracher. » C’est la seule mention de ce type sur les 500 pages. Elle évoque aussi la rencontre avec un déserteur allemand en octobre 1917 (p. 33.3) « Il a 24 ans. Depuis 6 jours, dit-il, il marche. Il a quitté Arras. « Beaucoup kapout là-bas. Beaucoup partir comme lui ». (…) Guerre finie pour moi, dit-il. Capitalistes, nix. Front, moi égal ». Il reste un moment, puis part pour Tournai. ». En 1918, les remarques sur la mauvaise alimentation des troupes allemandes sont récurrentes, «ils n’ont que de la soupe».
La teneur globale du témoignage est sombre, la souffrance morale est omniprésente; la religion, seule consolation dans cette situation désespérante, vient souvent clore des plaintes récurrentes, qui jouent visiblement un rôle d’exutoire. Une mention, retrouvée régulièrement sous des formes variables (souffrance + patriotisme +religion), peut illustrer pour finir ce style personnel, caractéristique de cet intéressant témoignage (mai 1918, p. 79.3) : « Les soldats ne se gênent pas pour jouer aux cartes ensemble dans nos maisons. Que de sombres pensées nous assaillent en voyant ce spectacle, l’ennemi installé à notre foyer ; être obligée de les supporter sans murmurer. Si c’étaient des nôtres ! (…) on aurait tant voulu les recevoir de temps en temps, les soulager, leur faire oublier leurs souffrances ! (…) Il faut se résigner et offrir à Dieu ces souffrances pour le salut de cette chère France. Ceux qui, là-bas, de l’autre côté, n’auront pas connu les tristesses de l’invasion, ne pourront jamais comprendre combien elles sont amères et de quel effet, elles nous percent à tout instant le cœur ! ».

Vincent Suard juin 2020

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Grimal, Henri (1910-2012)

Né à Arvieu (Aveyron) le 19 juillet 1910, le grand historien de l’Empire britannique et de la décolonisation est mort à Paris le 3 novembre 2012. Il était issu d’un milieu conservateur et royaliste par tradition, dans lequel on se méfiait des Lumières et des intellectuels considérés comme improductifs, inutiles et dangereux : « Dans ce vase clos, voué à l’ignorance, aux rancunes mille fois ressassées, tout allait à l’encontre de l’idée même de progrès, plus combattue que favorisée par toutes les autorités sociales. On cultivait la tradition dans ce qu’elle avait de détestable et on refusait, comme mauvaise, toute innovation. » Ni l’école primaire, ni le collège religieux n’ont apporté au jeune Grimal de quoi s’émanciper jusqu’à ce que, pupille de la nation, il puisse aller au lycée de Rodez et découvrir un autre monde. C’est la formation de sa jeunesse qu’il a voulu raconter dans un texte autobiographique publié en 2005 (voir le cas d’Henri Michel). La guerre de 14-18 en occupe les premières pages.
Les souvenirs qu’il a de la mobilisation « restent assez imprécis », mais suffisants pour dire qu’elle ne s’est pas faite la fleur au fusil, tous ceux qui partaient ayant hâte de rentrer à la maison. Henri Grimal évoque la correspondance de ses parents, qu’il a conservée. Le père, soldat, écrit dès le 23 août 1914, en pleine bataille en Lorraine : « Je ne peux pas m’expliquer sur ce qui se passe ici, de peur que ma lettre tombe entre des mains indiscrètes. » Il cherche secours dans la protection de la Sainte Vierge, mais il est blessé au genou et évacué vers l’hôpital de Rodez où son fils ne le reconnaît pas dans cet homme fatigué et triste, au « visage pâle et terriblement amaigri [qui] s’orne d’une grande barbe noire ». Henri Grimal va perdre à la guerre son père (en 1917) et un oncle. Ces décès marqueront aussi la mort de la ferme familiale. Le livre décrit longuement l’épisode de la construction du monument aux morts du village (p. 226-232), mais précise que le massacre avait porté un rude coup au nationalisme, tandis que le spectacle de ceux que la guerre avait transformés en invalides finit par ne susciter que de l’indifférence.
Un épisode rarement décrit ailleurs est celui du déserteur qui, blessé et venu au village en convalescence, n’avait pas rejoint son unité. Les gendarmes le cherchaient partout, mais n’auraient pas eu l’idée qu’il pouvait être caché dans la maison familiale par sa pieuse sœur au patriotisme incontestable.
Rémy Cazals
*Henri Grimal, L’Envol, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Toulouse, Presses de l’université des Sciences sociales, 2005, 355 p.

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Schlund, Pierre (1890–1984)

1. Le témoin

Pierre Schlund est né le 8 février 1890 à Buhl dans le Haut-Rhin, de parents, industriels alsaciens d’origine bretonne, ayant une usine à Guebwiller et farouchement francophiles. D’un milieu bourgeois – il fréquente Bartholdi, des militaires français et de grands industriels – il fait ses études primaires au collège de la ville, ainsi qu’à Metz afin de préparer un avenir destiné à « l’industrie textile et plus particulièrement à la construction de machines pour cette industrie » (page 17). Etudiant, il poursuit ses études en Angleterre mais doit avant cela accomplir son service militaire. Il choisit de se porter volontaire dans l’armée du Kayser afin de n’accomplir qu’un an, au lieu de trois, et, bachelier dispose du choix de son unité ; il intègre le 113e régiment d’infanterie badois de Fribourg et est inscrit d’office au peloton des officiers de réserve. Bon soldat, il est même gratifié du titre de tireur d’élite de sa compagnie mais, Alsacien, fiché, il ne peut dépasser le grade de sergent. Son temps effectué, il est renvoyé à la vie civile à l’automne 1912. Ayant achevé des stages dans l’industrie alsacienne, il poursuit son cursus à Bradford en Angleterre et obtient son diplôme d’ingénieur. En juillet 1914, après un voyage d’études auprès des industries linières d’Ulster, dans une Irlande du Nord elle-même en pleine tourmente, il revient en Alsace alors que les bruits de guerre se font plus précis.

Après-guerre, Pierre Schlund épouse à Aubenas Marie-Louise Gendre, le 8 septembre 1921, avec laquelle il aura cinq enfants. Il décède en mars 1984 à Morschwiller-le-Bas où il s’était retiré après une vie militaire et industrielle particulièrement bien remplie.

2. Le témoignage

Schlund, Pierre, Souvenirs d’un Alsacien, 1914-18 – 1939-45, Montréal, Mille-et-une-vies, 2011, 257 pages.

Mandé par son père de ne pas rentrer en Alsace et de se constituer « prisonnier des Français » avant même la déclaration de guerre, il décide à la mobilisation de rejoindre sa caserne allemande pour y faire ce qu’il qualifie être « son devoir ». Le 28 juillet 1914, il est incorporé au 170e IR d’Offenburg et entre en guerre en Alsace, à Mulhouse. Là, le 10 août, au premier engagement avec les troupes françaises, près d’Illzach, il met son plan à exécution et déserte à la première occasion. Il se rend alors aux premiers soldats français rencontrés qui ne sont autres que ceux du 35ème R.I., le régiment commandé par son cousin, le chef d’escadrons Leyrault. Débute alors l’incroyable parcours de guerre d’un Alsacien, déserteur assumé qui va successivement au cours de la campagne occuper les fonction d’infirmier à Roanne, participer à la mise sur pied du camp d’Alsaciens-Lorrains de Saint-Rambert-sur-Loire, être interprète, intégrer le dépôt du 6e RAC puis enfin pouvoir se porter volontaire dans l’armée française, au 1er zouaves d’Alger. Il y apprend à être un soldat français mais, grâce à un piston au 2e bureau, il parvient à être affecté, au printemps 1918, à une unité spéciale appelée le « Centre d’Interrogatoire Spécial des prisonniers de guerre (C.I.S.). Par l’infiltration des groupes de prisonniers, dans les hôpitaux ou les camps au plus près du front, en uniformes allemands, que ce centre improvise, il parvient à collecter de multiples renseignements auprès des prisonniers de guerre allemands, gagnant leur confiance en se faisant passer pour un des leurs. Obtenant ainsi des renseignements de première importance, il y gagne ses galons de sous-lieutenant et une citation, et collabore ainsi de manière singulière à la victoire. L’Armistice survenu, après une courte mission d’interrogatoire des prisonniers français de retour d’Allemagne, il se voit confier une mission au Service Industriel d’Alsace, avec la mission notamment de faire rapatrier le matériel industriel volé par l’ancien occupant en France. A la fin de 1919, il quitte enfin l’uniforme et se voit confier la direction de la cuivrerie Vogt &.Cie, à Niederbruck, dans la vallée de Masevaux.

La suite de ses souvenirs rapporte cet entre-deux-guerres industriel, les affres de l’autre guerre, sous le joug nazi, dans laquelle Pierre Schlund parvient à conserver une activité manufacturière continue en pays annexé puis, après la victoire, son action prépondérante dans la reprise industrielle et l’occupation économique d’une Allemagne vaincue, divisée par les quatre grands vainqueurs.

3. Résumé et analyse

Les souvenirs de Pierre Schlund sont ceux, plus rares, d’un alsacien issu d’une famille industrielle francophile, voire française : « mon père, désireux d’annihiler chez moi l’influence allemande, ne cessa de m’inculquer la nostalgie de la patrie perdue » (pages 15-16). Il fait toutefois son service militaire allemand avec le souhait assumé de s’ « instruire au mieux dans l’art militaire avec la secrète arrière-pensée que cet acquis pourrait bien, qui sait ?, (…) servir plus tard du bon côté » (page 23). C’est le 6 août 1914, lors d’une revue par le général Deimling, qui ordonne « Chargez vos fusils ! Nous entrons en pays ennemi » qu’il confirme son dessein d’avant-guerre : « Je compris ce qu’il me restait à faire ! » (page 31). Il prend donc la décision, mûrement réfléchie malgré des risques multiples, de déserter, ce qu’il fait au premier engagement.

Le témoignage de Pierre Schlund est ainsi en cela le contre témoignage de Dominique Richert (in Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. Strasbourg, La Nuée Bleue, 1994) qui ne parvint à ce même dessein qu’en juillet 1918, après avoir passé la quasi-totalité de sa campagne sur le front russe et ayant subi cet exil du fait d’un trop grand nombre de désertion des soldats alsaciens, dont Schlund, au début de la campagne. Hélas le témoignage de Pierre Schlund, bien que d’un parcours de guerre considérablement plus riche et diversifié que Richert, ne s’érige pas au niveau du plébéien dans l’intérêt narratif et descriptif. En effet, à plusieurs reprises, Schlund, qui regroupe ses souvenirs sur une période allant de 1896 à 1947, occulte les phases d’intérêt de son parcours de guerre par de trop nombreux et inappropriés « il serait trop long de s’étendre ici sur… » (page 70) ou telles situations « mériteraient d’être relaté[e]s » (page 90). Dès lors, son rôle en captivité à Saint-Ramber, son apprentissage d’ancien sous-officier allemand comme soldat français, ses informations sur le Service industriel de récupération économique et surtout son emploi singulier au sein d’une C.I.S. sur laquelle peu de choses ont été écrites par ailleurs ne sont pas malheureusement pas décrits au-delà de l’anecdote. Ses souvenirs sont également peu datés, nuisant ainsi à la précision du suivi du parcours du témoin.

Plusieurs éléments d’intérêt sont toutefois présents dans l’ouvrage tels : les conditions de réalisation du service militaire allemand pour un Alsacien (page 21), l’implantation et l’usage de la TSF avant-guerre (page 25), la séparation obligatoire des prisonniers allemands et alsaciens en camp (page 40) et le fait qu’ils aient été vêtus d’uniformes bleus de la police anglaise (page 48), l’affaire des graves altercations avec les prisonniers chinois à Fraisses (près de Saint-Ramber) faisant de nombreux morts dont 17 Chinois (page 49), la répartition des 12 000 prisonniers alsaciens à Saint-Ramber : la moitié « était répartie dans divers détachements dans toute la métropole et l’autre moitié servait au front et dans les colonies d’Extrême-Orient – sans oublier tous les mobilisés dans les usines de guerre » (page 51), le « Centre d’Interrogatoire Spécial des prisonniers de guerre » (C.I.S.), son étendue et ses méthodes (pages 70, 74 et 75) et le fait que les prisonniers allemands ne discutent pas près des clôtures barbelées, réputées être munies de micros (page 79).

Ecrits en 1974, ces souvenirs sont rédigés pour le lecteur (page 73) et agrémentés pour la partie deuxième guerre mondiale, du carnet de la sœur du témoin, Marie-Odile Schlund. Quelques très rares erreurs de retranscription (Saint-Blaise-la-Roche (Bas-Rhin) est confondu avec Saint-Blaise, hameau de Moyenmoutier, (Vosges), page 44) sont compensées de notes opportunes rendant la présentation de qualité. L’ouvrage est illustré de nombreuses photographies de famille d’une qualité de reproduction hélas très médiocre.

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

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Lavy, Gaston (1875-1949)

1. Le témoin
Gaston Lavy est né le 9 août 1875 à Paris, le dernier de sept enfants d’un père plâtrier puis peintre en bâtiment. Lui-même exerce la profession de métreur en bâtiment. Marié en 1897, il a une fille unique âgée de 16 ans en 1914, lorsqu’il rejoint le dépôt du 20e RIT de Lisieux. Le 6 avril 1915, il arrive à Moranville, dans la plaine de la Woëvre. Débute une vie monotone de terrassier dans un secteur calme. Même s’il découvre la guerre comme un enfant, s’émerveillant de tout, Gaston Lavy évolue dans un monde lugubre et désincarné ; il souffre en Lorraine de la promiscuité et de l’incurie de ses chefs, monarques indifférents aux conditions de vie des hommes, des tâches ingrates à effectuer, dans une misère affective et relationnelle quasi complète. 1915 se déroule en corvées dans une vie de privations de toutes sortes, y compris d’une nourriture décente. Un poste de téléphoniste lui donne l’impression de l’indépendance et du bon filon, mais ses conditions de vie dégradent son moral déjà peu combatif. Quand l’offensive allemande sur Verdun se déclenche, il se retrouve plus fuyard que combattant, une vie rendue plus dangereuse encore par l’incompétence de ses chefs. Il est ensuite versé au 37e RIT et change de front pour échouer à Vého, dans le Lunévillois. Ayant perdu les camarades de son escouade, il se retrouve plus seul encore au milieu de « paysans de la Basse Normandie, croquants n’ayant jamais quitté leur glaise, épais, rustres, bornés, jaloux et méchants » (p. 260), et son état psychique se dégrade, lors du terrible hiver de 1916. Même ses permissions ne remontent pas son moral. Il multiplie donc les demandes pour s’extraire de cet enfer, souhaitant passer dans le repérage par les lueurs ou la section de camouflage auquel il envoie même un projet. C’est au retour d’une permission qu’il apprend sa délivrance, affecté à la section de camouflage du 1er Génie à Paris. Il quitte le front et cesse la relation de ses souvenirs, considérant que sa guerre est « virtuellement finie ».
Sa femme et sa fille périssent dans le terrible accident du tunnel des Batignolles, le 5 octobre 1921. Remarié en 1922, il est mort à Paris en 1949.

2. Le témoignage
Sa profession lui a donné l’habitude des constructions et le regard sûr du dessinateur. C’est donc par le dessin autant que par l’écrit qu’il va raconter sa guerre (notons encore la présence de quelques photos). L’ouvrage a été entrepris en novembre 1920, comme l’indique un court avant-propos : « Acteur infime de la grande tragédie, c’est sans esprit de littérature que j’ai couché sur ces pages mes modestes souvenirs. Heures cruelles, longuement vécues, vite oubliées, rarement bonnes, toujours dures, souvent tragiques. Nul s’il ne les a subies ne peut en comprendre toute l’horreur. Effort stérile pour nous qui en supportons toutes les charges. Puissent nos descendants en récolter le fruit dans la mesure de ce que nous aurons souffert. Novembre 1920 ». Sans doute l’auteur avait-il réalisé des croquis et pris des notes pendant la guerre, mais le récit manque de dates. La rédaction « enluminée » s’est poursuivie jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale : une page datée de mars 1936 est révélatrice (p. 230) ; décrivant l’atmosphère ayant précédé les mutineries de 1917 (p. 238), Gaston Lavy cite longuement un article de Joseph Jolinon dans la revue Europe du 15 juin 1926. Le résultat donne un ouvrage illustré à la manière des livres pour enfants. Sous le titre « Un de la Territoriale 1914-1918 », le document en trois volumes a été acheté chez un bouquiniste par Laure Barbizet, conservateur du Musée d’histoire contemporaine, et il est conservé à la BDIC. Les éditions Larousse l’ont publié en fac-similé sous le titre Ma Grande Guerre 1914-1918, Récits et dessins, 2004, 335 p. (repris en 2005 par France Loisirs). Très richement présenté, l’ouvrage est un bel exemplaire pour bibliophile. S’agissant d’un fac-similé, aucune correction n’y a été effectuée et les nombreuses fautes ou imperfections du scripteur n’altèrent ni la lecture, ni l’intérêt du contenu de ces pages. L’auteur et l’éditeur sont bien excusables pour la confusion géographique entre ballon d’Amance et ballon d’Alsace (p. 258). Les notes et la postface de Stéphane Audoin-Rouzeau complètent et décryptent ce « témoignage singulier » sur la psychologie du soldat territorial au front. Audoin-Rouzeau avance le sens caché d’une écriture aussi noire, l’auteur ayant perdu dans des circonstances atroces sa femme et sa fille au début de son entreprise d’écriture ; il fait aussi l’hypothèse de l’irruption du pacifisme dans le texte par l’atmosphère des années 1930. Il est plus vraisemblable que la condamnation de plus en plus forte de la guerre provienne de la durée de l’épreuve elle-même et figure dans les notes prises sur le moment. On regrette que les souvenirs de Lavy ne se prolongent pas dans la section de camouflage et la fin du conflit.

3. Analyse
L’ouvrage fournit de nombreux éléments sur les deux secteurs lorrains de la Woëvre et du sud de la Meurthe-et-Moselle, la vie quotidienne au front des régiments territoriaux et les misères ordinaires du soldat. Parmi les plus beaux dessins, on peut citer la représentation de goumiers à cheval (p. 19), les soldats dans un paysage couvert de neige (p. 184-199), le feu d’artifice des fusées rouges, vertes et blanches, et des explosions d’obus, sur le ciel nocturne (p. 309), etc. Le dessin de la structure complexe du toit d’un abri (terre, béton, rails, bois) montre une réalité bien observée (p. 289).
Les descriptions évoquent la découverte du front (conditions de vie, rites, cantonnement, loisirs…), les sentiments de curiosité (p. 32) ; le cuisinier et les repas (p. 58) ; les privilèges des officiers, « petits monarques », leur mépris des conditions de vie des hommes (p. 88, 237-238, avec l’exception d’un vieux capitaine) ; la saleté et le manque d’eau (p. 113) ; le vin gelé, transporté dans une toile de tente (p. 311) ; les rats (p. 125) ; des cadavres de 1914 retrouvés (p. 132) ; un combat aérien (p. 189) ; l’ivresse d’un bataillon tout entier, qui s’est servi dans les caves de Vatronville (p. 191, voir aussi p. 254 et 285) ; l’artisanat de tranchées (p. 78) ; la bonne blessure représentée par la face hilare du soldat étendu sur un brancard (p. 273) et, par opposition l’horreur d’une corvée de brancardiers transportant des « corps broyés empilés à la hâte » (p. 296).
Les détails concrets sur le travail sont nombreux. Un chapitre est intitulé « Travaux forcés », mais « non jamais aucun forçat, aucun bagnard n’aura été soumis à un tel régime et dans de telles conditions » (p. 286). On trouve (p. 46) une « trêve de fusillade » entre ennemis pour laisser chacun effectuer les travaux de défense.
Les territoriaux n’auraient pas dû participer directement aux combats, mais les circonstances en décident autrement. Gaston Lavy a peut-être tué un Allemand. Comme beaucoup d’autres qui ont fait le coup de feu, il n’en a pas la certitude, mais il note son plaisir fiévreux de tirer, de participer à une chasse humaine. Un Allemand tombe : « Est-ce réellement ma balle qui l’a atteint je ne sais mais j’en éprouve une grande satisfaction. Quelle épouvantable chose que la guerre qui crée de telles mentalités. Je suis heureux d’avoir abattu un être humain. Un pauvre diable qui comme moi a souffert toutes nos misères, à qui depuis toujours on a inculqué la haine du voisin et qui se trouve né d’un côté de ce qu’on nomme la frontière et moi de l’autre et de ce fait nous sommes mis dans cette terrible alternative « tuer pour ne pas l’être ». »
Ses vœux du 1er janvier 1916 sont simples : « Vivement la fin oui voilà ce qu’il faut souhaiter. » En avril, il ajoute : « Nous en avons marre, c’est le refrain de tous. » Il y a déjà des bruits de mutinerie, courant 1916 (p. 238) : « Nous avons été pressentis par une unité voisine qui elle aussi est à bout… Une mutinerie… Pourquoi pas ? Nous sommes mûrs pour la révolte. Le découragement gagne chaque jour du terrain. Des groupes se forment, des conciliabules ont lieu en catimini. Des mots s’échangent à voix basse. On s’amuse là-bas à Paris, on se fout de nous, nous sommes bien les sacrifiés, les pauvres P.C.D.F. » C’est que, en effet, les séjours en permission sont démoralisants. La guerre enrichit les profiteurs ; à l’arrière on fait la nouba, ce sont les plaisirs, la débauche… « Dans cette capitale qui fut nôtre, comme on se sent étrangers, gênés, déplacés. » Et il faut encore subir le bourrage de crâne intensif de la presse, et les « boniments à la graisse de radis » tels que : Vous avez bonne mine, ou Dans les tranchées vous n’êtes privés de rien, ici c’est la pénurie, ou encore Qu’attendez-vous pour les sortir de France ?
Beaucoup désertent, soit en filant vers chez eux (p. 256), soit en passant à l’ennemi (« tous les jours il y en a qui se débinent », décembre 1916, p. 298). Atteint de bronchite, Gaston Lavy ne se soigne pas et cherche une aggravation qui ne se produit pas (p. 284), et même souhaite la mort (p. 287) : « Crever, crever une bonne fois et que ça soit fini […] »
Stéphane Audoin-Rouzeau a bien raison de conclure (p. IX de la postface) : « la guerre de l’homme de rang a ceci de particulier qu’elle est intégralement subie ». En remarquant deux choses : d’abord que l’homme de rang représentait la majorité de la population combattante ; ensuite que nous sommes loin, ici, de la théorie du consentement.

Yann Prouillet, Rémy Cazals, juin 2011

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Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

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Massignac, Clément (1894-1917)

1. Le témoin

Massignac Henri, Alfred, Louis, dit Clément, est né le 22 février 1894 à Tournecoupe (Gers). Fils de cultivateurs, il devient apprenti dans une briqueterie du village. Avant-guerre, il cherche à créer sa briqueterie sur l’exploitation paternelle qui permet difficilement à elle seule de faire vivre la famille. On lit La République des Travailleurs, organe de presse radical-socialiste, mais Clément est catholique et participera aux offices à la guerre quand il le pourra. Mobilisé le 8 septembre 1914 au 11e RI de Montauban. Départ pour le front de Champagne dès le 16 novembre. Transfert à Arras le 23 avril 1915. Départ de ce secteur le 1er mars 1916. Montée en ligne à Verdun le 20 juillet 1916. Le 25, blessé à Thiaumont. Hospitalisé jusqu’au 20 août. Il participe ensuite à un stage de mitrailleurs, puis à un stage de servant du canon de 37, du 26 septembre au 27 octobre 1916. Il remonte à Verdun, côte du Poivre, du 14 au 26 novembre 1916, avant de tenir les tranchées dans le secteur d’Apremont du 3 décembre 1916 à mars 1917. Le 17 avril, il participe à l’assaut de la 4e armée sur les Monts de Champagne ; il est tué sur les pentes du Téton le 19 avril 1917.

2. Le témoignage

Lettres originales conservées par les descendants. 19 pour 1914, 106 pour 1915, 99 pour 1916, 26 pour 1917. Au total 250 lettres pour une période de 879 jours de campagne. Une correspondance régulière, un courrier tous les 3 à 4 jours. Les lettres sont publiées, in extenso ou en fragments commentés, in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références données dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage. Pendant toute la période considérée, le témoin appartient à la même unité, le 11e RI.

3. Analyse

Les lettres relatent à la famille les scènes habituelles de la guerre (tranchées inondées, poux, rats, médiocrité du ravitaillement parfois), et les remarques souvent rencontrées sur les rapports combattants/arrière (prix exorbitants pratiqués par les commerçants sur le marché captif des soldats, diatribes contre les embusqués).

Dans un style difficile, contraint d’une part par un faible niveau de formation scolaire et d’autre part par la superposition du français à l’usage du gascon, l’expression et la pensée du témoin progressent de façon nette dans le fil de la correspondance. Cet échantillon de lettres significatif en volume et en durée est intéressant car écrit par un jeune homme socialement représentatif de la masse des fantassins. On y découvre en premier lieu l’instruction bâclée réservée à la classe 1914, la plongée immédiate de cette classe dans la guerre des tranchées. Très vite, dès le 7 décembre 1914, le témoin comprend la nature de cette guerre : « Nous sommes dans les tranchées mais on ne tire presque jamais. Il n’y a que l’artillerie qui donne, surtout celle des Boches » (tome I, p. 482). La lassitude de la guerre est vite exprimée, Clément cherche à survivre en devenant ordonnance d’officiers, puis, dès 1915, en avouant espérer “la fine blessure”, enfin en expliquant que les stages suivis n’ont d’autre but que de profiter d’un sursis. Il relate plusieurs épisodes où la mort l’a frôlé : un ensevelissement à Verdun (tome II, p. 415), deux marmitages (tome II, p. 383 et 385). Les lettres sont riches d’indices de stratégie d’évitement, ou de “vivre et laisser vivre”.

Pour le premier thème, une lettre du 19 mars 1916 explique sa survie lors de l’assaut meurtrier du 9 mai 1915 en Artois, survie qu’il impute au comportement de son capitaine : « Il a refusé de sortir à l’ordre du commandant et lui a dit que sa compagnie ne sortirait que quand les mitrailleuses boches qui étaient devant nous seraient démolies par l’artillerie et qu’il ne voulait pas nous conduire à la boucherie » (tome II, p. 351). On trouve en outre trace d’une “délégation” au commandant sur l’insuffisance de la ration qui débouche sur un sabotage discret des travaux : « Tout le monde n’était pas content, mais aussi, le travail qu’on fait est petit » (11 mai 1916, tome II, p. 367).

S’agissant du second thème, Clément note le 29 mai 1915 : « Ici, on nous fait couper l’herbe devant les Boches, et eux font de même, ils nous tirent pas un coup de fusil » (tome II p. 109). Un témoignage indirect sur une scène qui se serait déroulée au 9e RI sur le front d’Arras est rapporté dans une lettre du 30 octobre (tome II, p. 200) : « Eux sont moins en danger que nous parce qu’ils sont bien avec les Boches. Ils se sont passés du pain entre eux, mais vous savez, leur pain n’est pas si blanc que le nôtre. Un sergent de notre compagnie y est allé les voir à leur secteur, ils sont à deux kilomètres de nous plus sur la droite et ils lui ont raconté ça. Ils plaçaient des fils de fer ensemble et ils ne se tiraient pas un coup de fusil, ils sont allés dans leurs tranchées. Quelqu’un et des officiers boches ont causé avec des officiers à nous, et ils disent qu’eux aussi en ont marre. Le jour de l’attaque du 25 septembre, il y en avait dans les entonnoirs près de la tranchée boche et pendant la nuit les Boches leur ont porté des confitures, et toute la journée le 75 a tapé sur notre tranchée, et il a esquinté la moitié du 9e. Et sur tout le front, ça devrait être comme ça. Peut-être que la guerre comme ça se finirait. Seulement, maintenant, ils les ont avertis : le premier qui parle avec un Boche est fusillé sur place. »

Un autre élément intéressant réside dans la quantification (bien entendu approximative) des épisodes où le témoin a été confronté à l’alternative “tuer ou être tué”. Dès son arrivée en Champagne, Clément relate des scènes de bombardements quasi ininterrompus. Le risque d’être enseveli est fréquent : « Nous sommes restés toute la journée dans une tranchée, couchés à plat ventre, et il y avait des moments que les obus nous couvraient de terre, on avait des blessés et des morts à côté de nous » (19 février 1915, tome II, p. 41). Le 11 janvier 1915, Clément passe à côté du pire : « Hier, nous avons passé une terrible journée, les obus sont tombés toute la journée, nous n’avons eu qu’un mort et un blessé. À moi, il m’en a éclaté un devant la cabane, et a brisé la gamelle à un copain qui était à côté de moi » (p. 30). Mais le danger vient aussi des balles : « J’ai vu les casques à pointe de près, j’ai eu la capote trouée par une balle » (25 décembre 1914, tome II, p. 26). Les narrations du danger subi sur le front d’Arras en 1915 évoquent exclusivement les bombardements. Mais un risque nouveau est mentionné le 12 mai : « Je crois que bientôt les tranchées seront inhabitables à cause des mines. Moi, j’ai sauté à 2m de l’autre côté des tranchées, sans avoir mal » (tome II, p. 87).

Fin janvier 1916, pour faire diversion aux préparatifs de l’offensive de Verdun, le front d’Arras est embrasé par les Allemands. L’historique régimentaire du 11e liste trois attaques allemandes, une contre-attaque et un combat à la grenade. Le 4 février 1916, Clément relate le premier assaut adverse du 28 janvier : « L’autre matin, ils ont sauté en face de nous et les tranchées ne sont qu’à 20 mètres l’une de l’autre et ils ont commencé à monter sur les tranchées en criant “hurrah” mais les mitrailleuses ont ouvert un feu croisé et ils sont vite redescendus quand ils ont entendu ces pruneaux siffler » (tome II, p. 279). On réalise très vite que les adversaires sont restés à distance, d’ailleurs ce sont les mitrailleuses qui ont bloqué la tentative, les fantassins ont-ils seulement eu le temps d’intervenir par le feu individuel ? Le 17 février 1916, nouvelle lettre, nouveau combat pour la reprise d’une tranchée gagnée par les Allemands, dont les formulations montrent que Clément n’est pas acteur : « Hier, il y en a qui ont voulu la reprendre, il y en a deux qui se sont fait tuer » (p. 282). Mais la lettre du 19 février, qui relate la dernière des tentatives de diversion allemande dans le secteur tenu par le 11e RI, évoque une réalité d’une autre nature. Pour la deuxième fois sans doute, Clément est engagé dans une lutte interpersonnelle : « Hier, dans la nuit, nous avons fait 4 prisonniers et 2 ou 3 morts. C’était une patrouille qui s’avançait sur nous. Ils étaient 9, ils avaient pour mission de reconnaître la 1ère ligne à nous. […] Mais seulement, on les a arrêtés, il n’y en a que 2 qui n’ont pas eu de mal, ils ont sauté dans notre tranchée en abandonnant le fusil et l’équipement, les autres étaient broyés par les balles » (p. 282). On peut penser que, cette nuit là, Clément a tué, au minimum il a tiré à faible distance sur des ennemis visibles…

En avril 1916, changement de secteur, retour à la butte du Mesnil, retour à la “routine” du bombardement : « Nous sommes terrés comme des renards toute la journée » (5 mai 1916, p. 362). Au passage, Clément demande à recevoir La République des Travailleurs car « par ici, les journaux nous disent toujours qu’on les aura. Moi aussi je dis qu’on les aura – les bidons vides ou les poux – mais les Boches jamais ».

Un nouveau danger est rapporté : « Avant-hier, nous avons eu une attaque allemande. Nous autres, nous avons souffert beaucoup des gaz lacrymogènes qu’ils ont envoyés en arrière. Et vous savez, c’est très mauvais, ça vous brûle les yeux et ça vous fait vomir » (4 juin 1916, p. 375). Pour le reste, les bombardements sont très majoritairement évoqués. On comprend d’ailleurs pourquoi : Clément manque à deux reprises de mourir. Alors qu’il est de corvée de paille, « voilà qu’il arrive un obus et qui éclate en plein sur nous. C’était peut-être du 200 » (15 juin 1916, p. 383), « Encore maintenant, au moment où j’allais commencer cette lettre avec plusieurs qu’on était, voilà qu’il arrive une rafale d’obus qui tombent à 10 mètres de nous. Heureusement que personne n’a été touché » (20 juin 1916, p. 385).

Le 1er juillet 1916, le 11e quitte la Champagne pour monter à Verdun le 21 juillet. Le 25, Clément est blessé à la jambe par un éclat d’obus. Il avoue s’être terré dans un trou d’obus, il a vécu là plusieurs jours de combats. Outre la blessure, une autre mort aurait pu le prendre : « J’ai été enterré par un obus dont j’ai pas pu me dégager pendant 2 heures avec Guiobert de Saint-Clar » (27 juillet 1916, p. 415).

Enfin, les lettres montrent un soldat paysan s’intéressant à distance à la marche de l’exploitation familiale (date des semis, prix du bétail, opportunité d’acheter une nouvelle machine), s’informant du sort des camarades du village mobilisés, tentant, dès qu’il le peut, de retrouver des habitudes rurales, par la pêche et la chasse (tome II, p. 353). Clément, gourmand, nous montre son dégoût de l’excès de viande, sa nostalgie des légumes du pays, sa découverte de la bière et de la cuisson au beurre des crêpes…

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Noé, Léopold (1877-1957) et son frère Félicien

1. Le témoin

Né à Montséret (Aude) le 3 mars 1877, fils de Félix Noé et d’Olympie Rivière. Ecole primaire. Marié et père de deux enfants, il a 37 ans à la mobilisation. Journalier dans le travail des vignes dès la sortie de l’école, il était devenu ouvrier dans la grande entreprise audoise de production et distribution de l’électricité, la Société Méridionale de Transport de Force. Socialiste, autodidacte, il fonde, après la guerre, la bibliothèque de la section socialiste de Montséret où il meurt le 5 janvier 1957.

 

2. Le témoignage

Léopold Noé, Nous étions ennemis sans savoir pourquoi ni comment, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1980, 82 p. Notes du temps de guerre recopiées après le retour.

 

3. Analyse

Mobilisé dans la Territoriale, il passe au 280e, régiment de Louis Barthas, mais pas dans le même bataillon, et arrive sur le front en juin 1915 en Artois. Le récit des deux Audois (Barthas et Noé), qui ne se connaissaient pas, concorde (bombardements, discours du colonel, attaques, pluie et fraternisation de décembre 1915). Passé au 281e, Léopold Noé combat en Flandre, dans la Somme, en Alsace. Son frère Félicien est tué le 16 avril au Chemin des Dames. La rédaction du carnet de guerre change alors de nature : Léopold raconte l’expérience de guerre de son frère, jusqu’à s’identifier à lui. Elle s’interrompt brutalement à la date de mai 1917, au milieu d’une phrase.

 

4. Autres informations

– Registre matricule, Archives de l’Aude, RW 444.

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Barthas, Louis (1879-1952)

 

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1. Le témoin

Né à Homps (Aude) le 14 juillet 1879, fils de Jean Barthas, tonnelier, et de Louise Escande, couturière. La famille s’installe ensuite à Peyriac-Minervois dans le même département. Louis Barthas est allé seulement à l’école primaire, mais il a été reçu 1er du canton au Certificat d’études. Grand lecteur : dans son témoignage de guerre figurent de nombreuses citations tenant à l’histoire (Valmy, Crécy, Attila, Turenne, Louis XIV, Louis XVI, Napoléon, chevalier d’Assas, César, les Francs et les Wisigoths), à la littérature (Victor Hugo, Anatole France, Goethe, Mme de Sévigné, Courteline, André Theuriet, Dante, Homère), à la mythologie (Bacchus, Damoclès, les Danaïdes, Tantale, Mars, Vulcain, Borée).

Marié. Deux garçons, 8 et 6 ans en 1914. Tonnelier et propriétaire de quelques arpents de vigne.

Il se dit lui-même chrétien, il est de culture catholique (Jésus, le Calvaire, Sodome et Gomorrhe). Anticlérical sans excès (allusion aux rigueurs de l’Inquisition, au supplice du chevalier de la Barre).

Adhère au parti socialiste (très nombreuses allusions anticapitalistes). Antimilitariste.

Sa situation ne change pas après la guerre. Il meurt à Peyriac-Minervois le 4 mai 1952.

2. Le témoignage

L’édition la plus complète et la plus accessible est celle « du Centenaire » : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, introduction et postface de Rémy Cazals, cahier photo de 8 p., croquis de localisation, Paris, La Découverte poche, 2013, 567 p.

En 1977, la FAOL, à Carcassonne, avait publié des extraits réunis dans une brochure de 72 p. La 1ère édition par Maspero en 1978, grand format, ne comporte pas de postface. La première édition de poche par La Découverte date de 1997, avec une couverture différente. Edition en néerlandais : De Oorlogsdagboeken van Louis Barthas, tonnenmaker, 1914-1918, Amsterdam, Bas Lubberhuizen, 1998, 472 p., illustrations [6e édition 2014].

Les 19 cahiers originaux sont conservés par le petit-fils de Louis, Georges Barthas, à Carcassonne. Sur les originaux sont collées 333 illustrations dont 309 cartes postales, qui n’ont pu être reproduites dans l’édition. Existent en version numérisée aux Archives départementales de l’Aude.

Il s’agit de notes du temps de guerre mises au propre après la guerre. Abel Barthas a vu son père les recopier sur des cahiers d’écolier. Les notes originales elles-mêmes ont malheureusement disparu. Quelques phrases ont été rajoutées : remarques sur ses compagnons d’armes décédés, sur sa lecture d’Henri Bordeaux, sur la construction du monument aux morts de Peyriac-Minervois. Elles sont immédiatement identifiables. Il faut surtout souligner l’exactitude des dates (confirmée par la consultation des JMO des régiments), des lieux, des descriptions. Ses camarades, et même ses chefs, savaient qu’il rédigeait l’histoire de leurs souffrances. Il serait faux de dire qu’il a réécrit ses carnets avec d’autres sentiments que ceux qu’il avait pendant la guerre (voir ci-dessous la référence aux travaux de Romain Ducoulombier).

L’histoire du livre, son accueil, sont évoqués dans la postface à l’édition de poche.

3. Analyse

Du 4/8/14 au 6/11/14 : caporal au 125e RIT à Narbonne et garde de PG à Mont-Louis (P.-O.)

Du 8/11/14 au 20/12/15 : caporal au 280e RI de Narbonne, en Artois.

Du 20/12/15 (dissolution du 280e) au 5/3/16 : caporal au 296e RI de Béziers, même secteur.

Du 5/3/16 au 28/5/16, cassé de son grade, il est simple soldat.

Du 11 au 18/5/16 : Verdun, cote 304.

Du 28/5/16 au 26/9/16 : caporal au 296e RI, Champagne (autour de Suippes).

Du 26/9/16 au 28/1/17 : dans la Somme.

Du 29/1/17 au 31/5/17 : Valmy, Main de Massiges, Mont Cornillet.

Du 31/5/17 au 16/11/17 : La Harazée, secteur calme.

Du 20/11/17 (dissolution du 296e) au 6/4/18 : caporal au 248e RI de Guingamp. Meuse.

6/4/18 : évacué, hôpital de Châlons, puis Bourgoing, puis au dépôt à Guingamp.

14/2/19 : démobilisation.

Quelques mots-clés, parmi des centaines d’autres possibles :

prisonniers, fraternisations, bourrage de crâne, tranchées, pillages, soif, escouade, attaque, bombardement, alcool, humour, rats, panique, révolte, corvées, blessés, mort, décorations, baïonnette, embusqués du front et de l’arrière, détresse, poux, boue, déserteur, permission, gaz, destructions, coup de main, profiteurs, langages, mutineries, Gustave Hervé, Clemenceau, Poincaré, messe, coutelas, fine blessure, refus de sortir, brimades, gendarmes, camaraderie, cavaliers, artilleurs, censure, grignotage…

Le récit de Louis Barthas repose sur une observation précise et une curiosité toujours en éveil. Il fait connaître les sentiments profonds que les poilus n’expriment pas souvent en dehors de la petite famille qu’est l’escouade, en particulier sur la hiérarchie. Il donne une typologie intéressante des trêves et fraternisations (voir Marc Ferro et al., Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005, p. 76-85). Sa vision de la guerre est celle du combattant de première ligne, au ras du sol. En même temps il est capable de comprendre la nature de cette guerre de tranchées et d’artillerie. Ses pages sur les mutineries de 1917 sont confortées par les analyses les plus récentes des historiens (voir Denis Rolland, La grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Paris, Imago, 2005, p.278-279). Très intéressant sur toutes les formes de sociabilité, il montre aussi les spécificités des combattants du Midi. Le talent et la capacité de réflexion du caporal tonnelier ont donné un grand livre alors que lui-même ne l’avait pas destiné à la publication, estimant toutefois qu’il avait écrit pour la postérité.

4. Autres informations

Sources

– Etat-civil, communes de Homps et Peyriac-Minervois.

– Registre matricule, Archives de l’Aude, RW 451.

– JMO du 280e RI et du 296e RI, SHDT 26N 737 et 26N 742.

– Lettre de Louis Barthas au député Brizon, 17 août 1916, dans Nous crions grâce. 154 lettres de pacifistes, juin-novembre 1916, présentées par Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert, Paris, Les Editions ouvrières, 1989, p. 76-77.

La Grande Guerre 1914-1918, photographies du capitaine Hudelle, Carcassonne, Archives de l’Aude, 2006, 128 p.

Bibliographie

– Rémy Cazals, « La culture de Louis Barthas, tonnelier », dans Pratiques et cultures politiques dans la France contemporaine, Hommage à Raymond Huard, Montpellier, Université P. Valéry, 1995, p. 425-435.

– Pierre Barral, « Les cahiers de Louis Barthas », dans Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, éd., Traces de 14-18, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 21-30.

– Rémy Cazals, « Les carnets de guerre de Louis Barthas », dans Les Cahiers de la Cinémathèque, Revue d’histoire du cinéma, n° 69 « Verdun et les batailles de 14-18 », novembre 1998, p. 77-82.

– Rémy Cazals, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret, éd., La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. Voir une version plus exacte sur le site http://dominique.richert.free.fr ou sur le site du Crid 14-18.

– Philippe Malrieu, La construction du sens dans les dires autobiographiques, Toulouse, Erès, 2003, p. 163-175, « La personne dans la cité de servitude. L’assujettissement de la personne dans l’état de guerre ».

– Romain Ducoulombier, « La Sociale sous l’uniforme : obéissance et résistance à l’obéissance dans les rangs du socialisme et du syndicalisme français, 1914-1916 », communication au colloque « Obéir/désobéir, Les mutineries de 1917 en perspective », Craonne-Laon, novembre 2007, Actes à paraître.

Iconographie

– En dehors des illustrations de l’ouvrage proprement dit et des photos de la collection Hudelle mentionnées ci-dessus, des reproductions de pages des cahiers originaux se trouvent dans le n° 232 de la revue Annales du Midi, « 1914-1918 », octobre-décembre 2000, et dans Rémy Cazals et Frédéric Rousseau, 14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001.

Barthas dans l’espace public

Le caporal a inspiré une chanson de Marcel Amont, et la pièce de théâtre Caporal tonnelier avec Philippe Orgebin dans le rôle principal. Le livre a été au cœur du travail de Jean-Pierre Jeunet pour le film Un long dimanche de fiançailles (voir Jean-Pierre Jeunet, Guillaume Laurant, Phil Casoar, Un long dimanche de fiançailles, Album souvenir, Paris, les Arènes, 2004). Le monument pacifiste de Pontcharra-sur-Bréda (Isère) porte une phrase de Louis Barthas (voir Danielle et Pierre Roy, Autour de monuments aux morts pacifistes en France, FNLM, 1999, p. 55-56). D’une façon générale, voir : Rémy Cazals, « Témoins de la Grande Guerre », dans Réception et usages des témoignages, sous la dir. de François-Charles Gaudard et Modesta Suarez, Toulouse, Editions universitaires du Sud, 2007, p. 37-51.

Compléments :

Un article : Alexandre Lafon, « La camaraderie dévoilée dans les carnets de Louis Barthas, tonnelier (1914-1918) », Annales du Midi, avril-juin 2008, p. 219-236.

Une exposition à la BnF (Paris), reprise aux Archives de l’Aude qui en ont publié le catalogue : Sur les pas de Louis Barthas 1914-1918, Photographies de Jean-Pierre Bonfort, Archives de l’Aude, 2014, 80 pages.

Les Archives de l’Aude ont également publié : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918, 2014, 44 pages (textes de Georges Barthas et de Rémy Cazals, reproduction des cahiers et de documents d’archives). Et : Entre Histoire et Fiction, Autour de la bande dessinée Notre Mère la Guerre de Kris et Maël, 2015, 124 pages (Louis Barthas a inspiré ces deux auteurs et notamment le personnage du caporal Perrac).

Traduction en anglais par Edward M. Strauss : Poilu, The World War I Notebooks of Corporal Louis Barthas, Barrelmaker, 1914-1918, Yale University Press, 2014, 426 pages (en paperback en 2015). Traduction en espagnol par Eduardo Berti : Louis Barthas, Cuadernos de guerra (1914-1918), Madrid, Paginas de Espuma, 2014, 647 pages.

* Rémy Cazals, « Louis Barthas et la postérité. Réflexion sur la relation entre documents privés et publics », dans Ecrire en guerre, 1914-1918. Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, rennes, PUR, 2016, p. 173-180.

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