Chaléat, Louis (1877-1942)

Cultivateur, marié, deux enfants, il a 37 ans en 1914 (né à Livron, Drôme, le 3 septembre 1877). Ses lettres de guerre se préoccupent de « ce qui se passe au pays » et donnent à sa femme des conseils pour le travail agricole : « Maintenant, tu me dis que vous avez avancé votre travail et que vous pourrez enfin soigner votre bétail. Vous ferez comme vous pourrez, car il ne faut guère compter sur moi. Vous engraisserez les moutons et tout à votre guise ; pour le fourrage, s’il ne vaut pas d’argent, garde bien ce qu’il faut, mais les pommes de terre, vends-les, cela te débarrassera et te fera de l’argent. Maintenant, pour l’engrais aux fourrages, vous ferez comme vous l’entendrez, mais je te conseille pas d’en mettre si tôt, surtout à la Ramière, car s’il venait m’arriver malheur et que vous ne puissiez continuer, ce serait de l’argent perdu pour vous. »
Un long extrait (3 septembre 1915) éclaire la situation et les sentiments de Louis : « Ma chère Eugénie, j’ai reçu avec grand plaisir ta lettre en m’apprenant que vous êtes tous en bonne santé. Je puis vous en dire de même, je me porte assez bien quoique ayant tous les jours les jambes raides et les reins courbaturés. L’on ne peut de moins faire : il ne fait que pleuvoir, l’on est toujours mouillés, il faut que les effets se sèchent sur toi, tu es éloigné de tout endroit habité et tu ne peux te soigner. Et par comble de bonheur, le colis que tu m’as envoyé et qui m’aurait tant rendu service, je n’ai eu le plaisir d’en profiter, l’on me l’a volé dans ma musette du temps que je n’y étais pas. Par bonheur j’avais pris un picodon [petit fromage de chèvre] et le nougat. Ils ont répudié la petite boîte de thon, mais m’ont pris le saucisson et deux picodons. Et je te jure que quand je m’en suis aperçu, j’en aurais pleuré tant cela allait me rendre service et que toi tu te sacrifies et t’en prives ainsi que les enfants pour améliorer mon sort. Mais que veux-tu, jamais il ne m’avait rien manqué, mais il ne faut qu’un bandit pour faire ces tours-là ; mais avec cela, je ferai comme si j’en avais profité et je t’en remercie bien quand même. Tu me dis sur ta lettre que tu allais battre et que tu avais bien du tourment. Tâche de ne pas t’en faire trop et te soigner le plus possible, car il faut songer que tu as deux enfants à élever et qui ont encore besoin de toi et de tes conseils. Mais ce qui me console c’est que tu es capable d’en faire de bons citoyens. »
Les diverses lettres décrivent la vie « souterraine », dans des « terriers », sous la pluie ; la boue et les pieds gelés ; les rats, les poux, les puces qui « nous vont faire la guerre autant que les Boches ». Il faut vivre en pensant « que cette maudite guerre n’a pas de fin et tant qu’il restera un homme valide cela ne finira pas. Et pour en arriver à ce but, cela va être long et je te réponds que ceux qui sont été tués au début ont eu rudement de la chance car ils n’ont pas eu la souffrance que nous avons eue » (29 juin 1915). Comme beaucoup d’hommes des tranchées, Louis exprime la hantise d’une nouvelle campagne d’hiver (17 juillet 1915). Dès le 9 novembre 1914, il avait remarqué avec un grand bon sens : « Ce sera, je le crois, le plus qui pourra résister en vivres qui aura la victoire.»
Louis Chaléat (294e RI) a combattu dans la Marne, de l’automne 1914 à l’été 1915 ; après une période d’hospitalisation et de convalescence, il est revenu en 1916 en Champagne, dans la Somme et l’Aisne. Blessé au bras droit en juin 1917, il est resté handicapé par sa blessure.
Rémy Cazals
* Je suis mouton comme les autres, Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., Valence, Peuple libre et Notre Temps, 2002, p. 283-302.

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Henwood, Eugène (1880-1944)

On ne sait que peu de choses de la vie d’Eugène Adrien Isidore Henwood avant la Première Guerre mondiale. Né à Paris, le 19 février 1880, autodidacte, il exerça divers métiers – vendeur de journaux, garçon de café, chanteur de café concert, gérant d’un dépôt de vin puis d’une entreprise de dentelles, etc. -, tout en écrivant des poèmes, des chansons et des nouvelles, avant de se consacrer au journalisme. En 1914, il était à la fois le directeur et le rédacteur en chef d’un journal hippique dont le premier numéro était paru l’année précédente.
Exempté de service militaire, pour raison médicale, en 1901, il fut par contre jugé apte au service armé par le conseil de révision devant lequel il dut à nouveau passer le 31 décembre 1914.
D’abord affecté au dépôt du 150e régiment d’infanterie, à Chartres, il passa peu après au 4e régiment mixte de zouaves et tirailleurs qu’il rejoignit près de Bergues (Nord) le 11 juillet 1915. Il ne revint à Paris que le 10 octobre 1918 après avoir passé 583 jours en divers cantonnements plus ou moins éloignés du front, (dans le Nord, le Pas-de-Calais, l’Aisne, la Marne, la Meuse, l’Aube et l’Oise), 343 jours en secteur, dont 143 dans les tranchées de 1ères lignes (en Belgique tout d’abord, près d’Arras ou de Lens ensuite, puis à Verdun et enfin sur le Chemin des Dames), 183 jours à l’hôpital, (la 1ère fois après avoir été blessé à Verdun le 27 octobre 1916) et 75 jours en permission.

Carnets et autres écrits

39 mois durant, Eugène Henwood a consigné, jour après jour, avec une grande régularité, ses actions et ses réflexions, sur 17 carnets de format et d’épaisseur variables, soit un total de 940 pages. Son goût pour l’écriture et son désir de dépeindre divers aspects de la vie quotidienne des poilus, l’amena, en outre, à écrire plus de cinquante articles qualifiés de « contes », « nouvelles », ou « scènes vécues », écrits entre mars 1916 et février 1919, et parus, pour la plupart, dans les colonnes de journaux socialistes (La Petite République ; Les Hommes du Jour ; Le Journal du Peuple ; La Tache d’encre ; La Jeunesse française et La Vague). La plupart de ces articles mettent en scène – sous des pseudonymes – des camarades de l’auteur.
L’édition, par son petit-fils Philippe Henwood, de l’ensemble des écrits de guerre d’Eugène Henwood – carnets et articles – dans une édition enrichie d’un apparat critique, permettra prochainement au lecteur d’aujourd’hui d’en mieux apprécier l’intérêt et l’apport.
L’ouvrage devrait paraître aux éditions Pierre de Taillac en septembre 2015.

Un poilu comme les autres ?

Si l’expérience qu’a connue Eugène Henwood au cours de la Première Guerre mondiale est loin d’être rare, pas plus que n’est rare le fait d’avoir tenu un carnet de route, cette expérience et le poignant témoignage qu’il nous en a laissé n’en sont pas moins singuliers et complémentaires d’autres expériences et d’autres témoignages, qu’ils soient déjà publiés ou encore inédits, tant du point de vue des faits rapportés que de la manière de les relater.
Les carnets de route d’Eugène Henwood constituent, en effet, un témoignage particulièrement riche et précis, qui permet de mieux connaître les divers aspects du quotidien d’un simple soldat d’un régiment de zouaves et de tirailleurs, tout en suivant, jour après jour, son parcours, les nombreux changements de secteurs opérés, la variété des cantonnements, etc. C’est là le témoignage à la fois ordinaire et extra-ordinaire d’un individu entraîné malgré lui, comme des millions d’autres, au sein d’une terrible et macabre aventure ; la chronique sensible d’un homme qui, tout en souffrant et en se plaignant, fait « simplement » son devoir ; le reflet de volonté affirmée de témoigner d’un homme mûr et cultivé, qui ne cache pas ses idées et ses convictions, mêlant, au fil des jours, les faits et les réflexions que ces faits lui inspirent, les descriptions et les analyses ; un matériau « brut » enfin, ni retravaillé, ni réécrit, ni romancé, que complètent et enrichissent, nous l’avons dit, et de très plaisante manière, plusieurs dizaines de courts récits, vivants instantanés du quotidien de quelques-uns des soldats de la Grande Guerre.
Comme beaucoup d’autres, Eugène Henwood a partagé la constante préoccupation de ses camarades pour le climat et souffert de toutes sortes d’intempéries ; il a souvent changé de « lieu de résidence », entre les tranchées de 1ère ligne, le front, les secteurs et les cantonnements de repos, changements opérés parfois en train ou en camion, mais plus souvent encore à pied ; il a dormi dans des endroits très divers (du château à la porcherie…) ; il a vécu dans la boue, a été dévoré par les poux et a partagé ses abris de fortune avec les rats ; il a été assourdi et abruti par le vacarme infernal des champs de bataille ; il a côtoyé celle qu’il nomme « Dame Camarde » et lui a échappé à plusieurs reprises ; il a connu l’horreur ; il a été blessé ; il a connu l’attente, l’ennui et la nostalgie de la vie d’avant la guerre, le découragement, le désespoir ; il a attendu et souvent espéré, voire cru, en « une paix prochaine », scrutant les journaux pour y trouver « quelque lueur, quelque espoir ». Puis il s’est résigné, et s’en est remis à la fatalité …
Comme d’autres, il a critiqué l’attitude de certains de ses concitoyens qui, à l’arrière, feignaient d’ignorer la souffrance de ceux qui étaient au front, l’attitude aussi de certains civils rencontrés en divers lieux de cantonnements : propriétaires égoïstes, commerçants exploitant les soldats, femmes aisément consolées de l’absence de leurs maris …
Mais plus que beaucoup d’autres, peut-être, parce qu’il était de santé fragile, parce qu’il était plus âgé, plus cultivé et davantage porté à l’analyse et à la critique que la plupart de ses compagnons d’infortune, Eugène Henwood a souffert au cours de ces terribles années, tout en reconnaissant qu’il avait souvent eu de la chance.
Plus que beaucoup d’autres, sans doute, il s’est indigné de l’attitude de certains officiers qui non seulement ne s’imposaient pas à eux-mêmes les règles qu’ils exigeaient des autres, mais encore traitaient les hommes placés sous leurs ordres avec arrogance, grossièreté et inhumanité, ces officiers dont il a dénoncé les travers et dont il s’est – sans doute un peu trop ouvertement – moqué, au point d’être qualifié de « mauvais esprit » et d’être renvoyé dans une unité combattante, après avoir passé deux ans dans une compagnie « hors rang » où il était employé, la plupart du temps, comme secrétaire ou téléphoniste.
Plus que beaucoup d’autres, sans doute, il a dénoncé la propagande, le « bourrage de crâne », et s’en est pris, avec virulence, aux journalistes de la « presse bourgeoise », « folliculaires de l’arrière qui se bornent à exposer leur patriotisme en phrases creuses et redondantes » et qui « bien tranquillement à l’abri en de confortables cabinets de travail, les pieds sur les chenets, se contentent de faire la guerre avec … la peau des autres ».
Plus que beaucoup d’autres, surtout, il a supporté avec difficulté la vie collective. Et, s’il a connu quelques bons camarades et a partagé avec certains quelques agréables moments, s’il en a mis en scène quelques-uns, sans méchanceté voire avec une certaine tendresse, dans plusieurs des « scènes vécues » qu’il destinait aux journaux, si la citation qui lui fut octroyée le 8 novembre 1917 porte « A toujours été pour ses camarades plus jeunes un exemple de dévouement et d’entrain », il a cependant beaucoup souffert de la promiscuité forcée avec certains de ses compagnons qu’à l’instar de certains journalistes et de certains officiers, il n’a guère épargnés dans ses écrits, dénonçant à l’envi l’abrutissement et l’ignorance, la bêtise et la stupidité, le manque de dignité, le « je m’en-fichisme à outrance » et l’indifférence de « pauvres hères » qui « ne lisent pas, ne pensent pas » et ne trouvent rien de mieux à faire pour se distraire et oublier leur situation que de s’enivrer, laissant ainsi croire à l’excellence du moral des combattants.
Refusant tout avancement, n’éprouvant nulle haine pour l’ennemi, Eugène Henwood n’a pu trouver un relatif apaisement qu’en s’isolant pour lire et écrire.

D’une guerre à l’autre

L’intérêt d’Eugène Henwood pour le sport hippique est toujours vif au lendemain de la guerre. Démobilisé le 9 mars 1919, il crée la même année le Guide préféré des sportsmen puis La Vie hippique, artistique et littéraire, publication qui le fera vivre pendant plus de vingt ans et dont le dernier numéro paraîtra en mai 1940.
Il ne reniera cependant pas ses idées et ne cessera pas son combat, écrivant encore plusieurs articles dans lesquels il encourageait ses camarades à opposer « la vérité au mensonge » et à ne pas laisser « poétiser, idéaliser [leur] douloureux calvaire ».
Il mourut le 30 septembre 1944, à l’âge de 64 ans.

Philippe Henwood (petit-fils d’Eugène), février 2015

Le livre annoncé vient de paraître : Eugène Henwood, « Maudite soit la guerre… », Ecrits censurés d’un journaliste dans les tranchées (1915-1918), présentés par Philippe Henwood, Villers-sur-Mer, Editions Pierre de Taillac, 2015, 543 p.

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Pénin, Pierre (1890-1972)

Le témoin
Pierre Pénin naît en 1890 à Moyenvic, canton francophone de Vic en Lorraine allemande, frontalier avec la France, au sein d’une petite exploitation familiale. Il y grandit et s’y marie en janvier 1913. Mobilisé dès le 2 août 1914, il passe successivement quelques jours à la caserne de Forbach, puis à Graffenstaden (banlieue de Strasbourg), où il participe à des travaux de fortification, et enfin à Detmold (Westphalie), avant d’être provisoirement libéré vers le milieu du mois de septembre. Il retourne ainsi à Moyenvic où il demeure jusqu’au 20 mars 1915. Il est alors appelé à rejoindre le dépôt du 17e RI à Coblence. Le 29 juin, avec un contingent de quelque cinq cents Lorrains, il part en direction du front russe. Il y découvre la vie dans les tranchées du 7 au 30 juillet, et connaît par la même occasion son baptême du feu. Les mois suivants sont rythmés par les combats, les repos, les longues marches et les travaux d’aménagement des tranchées. Sortant sain et sauf de nombreux combats meurtriers, il se blesse accidentellement à la cheville le 8 décembre. Cela lui vaut un long séjour à l’hôpital, qu’il achève, rétabli, en y étant chargé de travaux comme la construction d’une station d’épouillage. Il retourne au front vers le milieu du mois de mars 1916, se trouve du côté de Trabechz le 20 avril, puis dans une position devant Postavy, ville occupée par les Russes, à partir de juillet 1916. Il y demeure jusqu’en mars 1917, puis est détaché à la réserve de la 10e armée, avant d’embarquer en gare de Soly le 10 juillet, pour prêter main forte aux troupes autrichiennes en Galicie. L’offensive russe est alors contenue et repoussée par la contre-offensive à laquelle il participe. Le 26 août, son régiment rejoint la Lettonie afin de participer successivement à l’offensive en Courlande (Lettonie), puis à celles menées sur les îles d’Ösel et de Dagö jusqu’en novembre 1917. Le 13 novembre, il repart pour la Galicie, aux environs de Kowel, et est décoré de la Croix de fer le 26. Peu de temps après, au début du mois de décembre, sa division signe l’armistice avec les Russes et, le 20 décembre il embarque à destination du Nord de la France, à Néchin. Après une courte hospitalisation du 23 janvier au 2 février 1918, il retrouve sa compagnie dans les tranchées devant Armentières. Entre le 19 mars et le 9 avril, il séjourne au dépôt de recrues de Lambersart, puis participe à l’offensive sur Armentières, au cours de laquelle il est blessé à la cuisse par un éclat de shrapnel. Evacué en ambulance vers un hôpital de campagne, il est ensuite transféré dans un hôpital à Westerholl, en Westphalie, où il demeure jusqu’au 20 avril, puis dans un dépôt de blessés. Après une permission, il rejoint finalement sa compagnie le 1er juin 1918. Il est détaché pendant un mois dans un village avec un Alsacien afin d’y participer aux moissons, puis retourne dans les tranchées en septembre. Devinant une fin de guerre proche, il décide de gagner du temps en se faisant porter malade pour maux de dents – il s’en fait arracher huit. Il bénéficie ensuite d’une nouvelle permission en octobre, puis note sobrement dans ses carnets, sans plus de détails : « En novembre, la guerre est terminée ». Après guerre, il retrouve sa famille (il aura quatre enfants), son exploitation et travaille en tant que commis agricole dans les exploitations alentour.
Le témoignage
Pierre Pénin, Le carnet de Guerre d’un soldat lorrain. Le périple d’un jeune Moyenvicois de 1914 à 1918, du front russe aux champs de bataille du Nord de la France, publié par l’association Chemins faisant, 2013, 154 p.
Il ne s’agit pas de l’édition d’un carnet de guerre original, comme le titre pourrait le faire croire, mais celle de la transcription a posteriori – et en français – de notes prises pendant le conflit. Le document d’origine, disparu, a donc été retravaillé après la guerre, visiblement complété de souvenirs, et sans doute aussi élagué de certains passages, le tout pour un usage privé. La présente édition est due à l’initiative du petit-fils de l’auteur.
Les façons de rédiger un journal de guerre sont aussi variées qu’évolutives, le témoin n’accordant pas la même importance à des éléments similaires à mesure que le temps passe. Le présent témoignage nous le rappelle. Ainsi, tandis que la chronologie des évènements est peu précise au début de son récit (il a sans doute commencé à écrire quelque temps après le début de sa guerre), elle devient assez minutieuse par la suite, tout autant que les indications de lieux, avant d’être négligée à partir du printemps 1916. Il n’écrit quasiment rien entre la mi-juillet 1916 et mars 1917 et, en dehors de son évocation, il demeure silencieux sur les raisons de son hospitalisation en janvier 1918.
Il s’agit d’une écriture pour soi, contenue dans une sorte de carnet de route et destinée à pouvoir se rappeler plus tard des éléments qui sans cela risquent d’être oubliés. Les quelques mots couchés sur le papier ont une force d’évocation jugée suffisante pour empêcher les souvenirs de disparaître dans les arcanes de la mémoire. Ainsi, l’écriture est factuelle et laisse peu de place aux émotions, pudiquement réservées à la seule mémoire de l’auteur. Quand des surnoms suffisent ainsi à se remémorer des personnes familières rencontrées en cours de route, certaines lignes fournissent une matière suffisante pour se souvenir des combats vécus. Il évoque alors en quelques mots ce dont il est témoin, par exemple les circonstances de blessure ou de mort d’un camarade (« Mon voisin reçoit une balle dans la tête, il s’était un peu montré », p.37 ; « Notre lieutenant tombe à côté de moi d’une balle dans la tête. Il s’appelait Gaquemann », p.38). Ailleurs, il laisse parfois des impressions plus personnelles quand il s’agit de moments éprouvants : « les mitrailleuses crachent et nous fauchent comme du blé, c’est épouvantable » (p.29) ; « A 10 mètres de nous, une jambe, un peu plus loin, une tête, sur les barbelés les cadavres sont restés accrochés et suspendus. C’est terrible à voir et dire qu’il faut passer la nuit à les voir toujours sous les yeux » (p.47).
Le témoignage de Pénin est agrémenté d’annexes utiles, parmi lesquelles on trouve des cartes, des lettres d’un autre jeune de Moyenvic, exécuté par les Allemands après une tentative de désertion, des informations sur la 42e division et sur les batailles de Riga et de la Düna, et aussi une mise en perspective par l’historien Jean-Claude Fombaron – également auteur de la préface – sur les mesures d’exception prises à l’encontre des Alsaciens-Lorrains dans l’armée allemande.
Analyse
Ce témoignage est surtout intéressant pour ce qu’il nous renseigne sur la minorité que constituent les Lorrains francophones dans l’armée allemande. Lors de la mobilisation, tout semble visiblement prêt pour faire passer les appelés de sa contrée de l’autre côté de la frontière (p.12), mais le plan est empêché par la présence de Uhlans envoyés justement pour encadrer la mobilisation. Contraint de se battre pour défendre des couleurs auxquelles il ne s’identifie pas, il adopte volontiers un comportement réfractaire. Ainsi, au cours d’une longue marche sur le front est, au début d’août 1915, lui et quelques-uns de ses camarades s’égarent, apparemment volontairement, et mettent ainsi plusieurs jours avant de retrouver leur compagnie. Il ne mentionne pas de sanction, contrairement à un autre épisode au cours duquel il est puni pour avoir jeté des cartouches dans un ruisseau (p.25).
L’éloignement de sa contrée occasionne des moments de cafard, notamment au moment des fêtes familiales ou patronales. Aussi, il lui est important d’entretenir une grande proximité avec les Lorrains de sa compagnie, et chaque rencontre fortuite avec des connaissances d’avant-guerre, et notamment avec le curé Hennequin – francophile notoire – lui procure un grand plaisir. A l’inverse, l’hostilité est palpable à l’égard de la plupart des « boches » (p.62, 73, 111) de sa compagnie, officiers comme soldats. Le 12 octobre 1917, lors du débarquement sur l’île d’Ösel, il se réjouit de cette situation : « Les chefs n’ont pas encore de chevaux, il faut aussi qu’ils marchent à pied dans la merde jusqu’en haut des bottes » (p.95).
Après un an sur le front russe, il note, en juillet 1916 : « Dans notre abri, nous sommes quinze hommes. Ce sont presque tous de sales boches. On ne s’arrange pas très bien ensemble. Je suis copain avec un Alsacien et un Westphalien. Les autres voudraient me faire partir et ils me font tout le mal qu’ils peuvent. » (p.49). Son identité de Lorrain francophone le rend suspect de francophilie et lui vaut des soucis mais, l’amitié nouée avec ce Westphalien en témoigne, sans pour autant l’isoler complètement. De surcroît, à la manière de poupées russes, cette identité s’emboîte dans celles à dimension régionale regroupant les Lorrains annexés ou plus largement l’ensemble des Alsaciens-Lorrains. Tous partagent les bons comme les mauvais côtés des mesures d’exception prises à leur égard. Ainsi, alors que plusieurs Lorrains désertent en direction des Français dans les tranchées d’Armentières en février 1918, tous les Alsaciens-Lorrains sont retirés du front et envoyés le 19 mars dans un dépôt de recrues à Lambersart. La mesure est plutôt bien accueillie : « Nous faisons des exercices tous les jours mais nous sommes mieux que dans les tranchées. La nuit, on dort tranquille. C’est la belle vie pour nous Lorrains » (p.113)
Cette altérité face à l’Allemand ne doit pas être comprise comme étant exclusive mais plutôt à géométrie variable, ce que tendent à prouver les impressions laissées par les batailles, qui révèlent l’esprit de camaraderie qui le lie à son camp : «ça fait mal au cœur de voir nos renforts couchés derrière un petit talus (…) Les obus tombent au milieu d’eux et les shrapnels retombent sans arrêter. Je me dis pour sûr, il n’en restera plus » (p.38).
Un autre intérêt du témoignage est de nous livrer l’exemple d’un soldat connaissant l’expérience des tranchées sur les fronts est et ouest, avec tout ce qu’elle comporte en malheurs : pilonnages d’artillerie, attaques au fusil et à la baïonnette, les gaz, mais aussi les marches épuisantes, le froid, la boue, la fatigue ou encore la faim. Ce dernier point constitue d’ailleurs une préoccupation récurrente dans son témoignage, tant le ravitaillement est irrégulier. Le système D est souvent de mise, si bien que la maraude (p.66) et le glanage dans les affaires des soldats tombés à proximité apparaissent comme des pratiques de première nécessité (« nous rôdons autour des cadavres pour les dépouiller », p.80 ; et dans un village évacué des environs de Riga : « on leur vole ce que l’on peut : lard, graisse et savon », p.87).
Au front, le temps de la bataille constitue un autre monde, dépourvu de toutes les règles ordinaires, et dans lequel Pénin semble avoir trouvé sa place. Ainsi, lors d’attaques russes au cours desquelles « tout le monde est devenu sauvage » (p.82), il se prend au jeu sans scrupules : « On prend plaisir à tirer tellement la cible est belle » (p. 39). Les moments de repos ou de toilette n’en demeure pas moins des interruptions salutaires (« on revient un peu au monde », p.34 et 41).
D’une manière générale, le témoignage de Pénin renvoie l’image d’un soldat combatif et courageux, une attitude revendiquée d’ailleurs comme une réponse aux suspicions et discriminations éprouvées. Plutôt que par la résignation ou l’évitement, il semble davantage inspiré par le dépassement de soi afin de faire valoir ses qualités guerrières. Ainsi, alors qu’il sort indemne d’effroyables bombardements vers juin 1917, et qu’on cherche des volontaires pour garder les avant-postes, il note : « personne ne veut aller aux avant-postes alors je vais le premier en avant pour leur montrer que les Lorrains ont plus de courage qu’eux » (p.64). A nouveau, le 5 septembre de la même année, le lieutenant réveille son groupe : « Il veut quatre hommes de notre groupe avec lui. Il ne me dit pas pourquoi. J’y vais le fusil au dos » (88). Indubitablement, son expérience de guerre est marquée de son empreinte identitaire de Lorrain francophone.
Raphaël Georges, février 2015

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Bouton, André (1890-1979)

*André Bouton, Mémoires d’un Manceau, soldat pendant la Grande Guerre, présentées et annotées par son petit-fils Didier Béoutis, Editions de la Société littéraire du Maine, 2014, 340 pages. En illustration : photos prises par l’auteur et d’autres de l’ECPAD. Préface de Stéphane Tison, maître de conférences à l’université du Maine : « Le témoignage important d’un mobilisé aux expériences multiples. »

1. L’auteur
Né le 30 novembre 1890 à Fresnay-sur-Sarthe où son père dirige une entreprise de tannerie. Son frère cadet deviendra prêtre. Lui-même exerce la profession de clerc de notaire. Il a fait le service militaire comme secrétaire d’état-major. En 1914, il est encore célibataire. Myope, il est classé service auxiliaire et il reste à la caserne Chanzy au Mans. Après l’hécatombe des premiers mois, il part en renfort au 117e RI, à sa demande expresse, nous dit-il. Arrivé au front le 12 novembre, il est blessé à la cuisse le 17 décembre et il décrit la mauvaise organisation de la chaîne d’évacuation, puis l’hôpital Ridgway à Pau. Guéri, il passe plusieurs semaines comme instructeur, puis il participe à la formation du 404e RI au camp de Mailly dont il donne une description (p. 138). Après trois semaines de tranchées, il vient soigner une scarlatine à Compiègne pendant deux mois. A partir de juillet 1915, suivent des « pérégrinations » et des occupations de tranchées dans l’Aisne, coupées par une permission en novembre. Il décrit la ferme de Confrécourt (p. 194), le secteur de Sacy (p. 225). Il est promu sergent en février 1916. Il est à nouveau blessé le 17 juillet et soigné à l’hôpital des Rothschild à Paris (p. 279). En février 1917, il revient dans les services auxiliaires et stationne près d’Alençon dans des postes de surveillance des avions et des dirigeables.
Après la guerre, il devient notaire à Mamers et se marie en 1923 avec une fille de notaire. De retour au Mans, il dirige un cabinet d’affaires. Membre des sociétés savantes, il écrit des ouvrages d’histoire locale et régionale. Il meurt le 1er avril 1979.

2. Le témoignage
André Bouton a tenu un journal quotidien pendant toute la durée de la guerre. Le présentateur nous dit qu’il utilisait un papier carbone et qu’il envoyait régulièrement le double à sa mère afin qu’une version au moins soit sauvée. Les 15 carnets font mille pages. Puisqu’ils sont conservés, une comparaison avec les mémoires serait intéressante. André Bouton nous dit qu’il a rédigé ses mémoires avant même la fin de la guerre, à partir de ses carnets et des souvenirs encore frais. En 1929, il a fait dactylographier le texte des mémoires par sa secrétaire ; il dit qu’après relecture il n’a rien modifié et il a écrit un avant-propos de forte critique de la guerre, qui pourrait constituer en fait une conclusion tardive. Les mémoires comprennent trois parties : 1. « Souvenirs d’un Manceau soldat au 117e régiment d’infanterie (août à décembre 1914) » ; 2. « Dix-huit mois avec le 404e régiment d’infanterie (janvier 1915 à juillet 1917) » ; 3. « Mémoires d’un « embusqué » (juillet 1916 à mars 1919) ». Il aurait alors renoncé à les publier (a-t-il essayé ? on ne le sait pas). Des passages ont été donnés à des périodiques locaux. L’édition de 2014 est la première publication complète et annotée. Le style évoque nettement une réécriture et une hésitation entre trois attitudes : celle du témoin direct ; celle de l’historien prenant du recul ; celle de l’écrivain soucieux d’attirer l’attention sur le pittoresque et les ridicules.

3. Analyse du contenu
Un premier thème est celui de l’entrée en guerre. André Bouton fait partie des rares Français qui prenaient des vacances. La mobilisation le ramène au Mans et il décrit les aspects les plus délirants des quelques jours du début août dans cette ville. Sans doute insiste-t-il sur les ridicules. En septembre-octobre, cependant, il signale des inscriptions contre la guerre sur les murs de la ville, épisode qu’on souhaiterait mieux connaître. Lui-même cherche à partir vers le front et il souligne qu’il est bien le seul : il fait autant d’efforts pour partir que les autres en font pour rester. Ses motivations : un patriotisme nourri d’un imaginaire guerrier ; la curiosité et le goût de l’aventure ; la volonté de ne pas devenir un objet de risée pour les filles.
Dès les premières pages, il critique violemment ceux qui veulent s’embusquer, mais aussi les infirmières, les Méridionaux, les ivrognes ; ceux-ci sont extrêmement nombreux et stigmatisés dans tout le livre, jusqu’à des aviateurs partis en mission et ayant cassé leur engin ; tous les spécimens d’embusqués rencontrés à Compiègne ; les brancardiers trop prudents ; d’autres « embusqués rutilants » (p. 207) ; les paysans des environs d’Alençon, abrutis vivant dans un pays sauvage ; la baronne de Rothschild dont il fait une critique au vitriol lorsqu’il est soigné dans son hôpital ; et enfin les Américains, grossiers, violents, vantards.
Ayant beaucoup fréquenté les hôpitaux, il donne son opinion sur le « moral » des blessés. Au tout début, ils souhaitent revenir au combat ; mais ce n’est plus le cas au tournant de 1914 et de 1915. Il faut dire qu’ils sont démoralisés par la vue des embusqués. Au printemps 1915, le 404e RI est présenté comme « un régiment sous-alimenté, malade et sans ressort ». Mais au printemps 1916 « l’état moral du front s’était amélioré » et les permissionnaires remontaient le moral de l’arrière, affirmations curieuses qui arrivent après des descriptions apocalyptiques de marches éreintantes, d’ivresses généralisées, d’officiers imbéciles.
La dernière partie raconte « l’embuscade ». Après sa deuxième blessure, il ne veut plus remonter au front, il fait tout pour cela, il accepte le qualificatif d’embusqué : « Et aucun remords ne vint troubler ma joie après deux ans de misère et de souffrances ! Je pouvais me reposer un peu, et laisser les périls de la lutte à ceux qui n’étaient au front que depuis six mois, et s’étaient chauffés à l’arrière pendant plus de deux ans ! » Il estime aussi que l’État tentaculaire est son débiteur (p. 305). C’est dans cette dernière partie que se voient le mieux les attitudes d’historien : il revient assez justement sur les responsabilités de la Serbie et de la Russie dans le déclenchement de la guerre ; mais il attribue les « troubles et séditions » de 1917 à l’action des Boches (p. 303).
Enfin, il coule des jours paisibles en 1917 et 1918 du côté d’Alençon, « excursionnant dans cette nature où il y a de jolis sites, m’entretenant avec les paysans, riant avec les filles qui venaient nous voir, faisant de l’archéologie »…

Rémy Cazals, juillet 2014

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Armengaud, Maurice (1886-1960)

Né à Bélesta (Ariège), le 28 août 1886, fils de meunier. Installé à Mirepoix ; titulaire du certificat d’études primaires ; service militaire au 83e RI à Toulouse ; marié en 1911 avec Pauline, fille d’un tailleur de pierre. Il est lui-même menuisier et il fait le garçon de café le dimanche pour arrondir les fins de mois. Mobilisé à Foix en 1914, au 259e RI ; caporal le 5 septembre ; sergent en avril 1916. La Marne, le bois des Chevaliers près de Saint-Mihiel, Verdun en août 1916, où le régiment est décimé, puis dissous. Il passe au 283e RI. Grièvement blessé au Chemin des Dames le 23 octobre 1917, il perd l’usage du bras gauche et ne peut reprendre son métier. Il devient secrétaire de mairie à Mirepoix en octobre 1918 puis, avec sa femme, il vend des journaux, sans disposer de local.
Son petit-fils, Michel Rivière, a retrouvé 935 cartes et lettres de Maurice, principalement adressées à Pauline, dans le grenier de la maison familiale. En 2014, il en a édité une sélection dans une plaquette format A4, sous le titre Lettres d’un Ariégeois 1914-1918, 105 pages, 16 euros, ISBN 978-2-7466-6867-6 à commander à riviere.michel@orange.fr. L’ouvrage contient un index des combattants cités par Maurice Armengaud. En couverture, une carte postale « On les aura ! », transformée en « On les aura les pieds gelés » par Maurice. Sur la guerre vue de Mirepoix, où Pauline attendait Maurice, on peut consulter dans ce dictionnaire la notice Marie Escholier.
Ce témoignage d’un fantassin contient évidemment les références déjà bien connues aux poux, aux rats, à la boue, au froid et aux conditions de vie dans les tranchées, aux dangers, à la nourriture insuffisante ou qui arrive froide, à la hantise du prochain hiver, à l’ennui et au cafard, aux exercices stupides qu’il faut faire quand on est « au repos », aux médecins qui ont reçu des ordres tels qu’il faut être mort pour être reconnu malade, au découragement de tous (15 décembre 1915), aux odeurs qui empêchent de manger (15 septembre 1916), aux camarades tués dont on va voir la tombe (7 septembre 1917), aux stages de formation qui permettent de passer quelques jours loin des tranchées.
Mais chaque témoin s’exprime de façon personnelle. Il remarque particulièrement et expose à sa façon tel ou tel épisode. Ainsi Maurice, âgé de 28 ans en 1914, s’étonne « de falloir commander à des types de 40 ans et plus » (9 janvier 1915), les mêmes qui s’amusent « comme des gosses » (30 novembre 1914). Le 27 mars 1915, il décrit l’arrivée dans la tranchée de première ligne de quatre prisonniers « boches polonais » accompagnés par des officiers français ; ils sont chargés de s’adresser à leurs camarades d’en face pour les convaincre qu’ils sont heureux et très bien nourris, « et puis ils se sont mis à chanter et leurs camarades une fois fini les ont applaudis ». Maurice obtient sa première permission le 28 octobre 1915 ; c’est au retour de chaque permission qu’il subit un coup de cafard « que j’ai bien grand depuis que je t’ai quittée. J’ai fait le fort à cette heure si cruelle pour nous deux, mais une fois le train parti les larmes me sont venues » (4 mai 1916). A l’hôpital, le 24 novembre 1917, une simple phrase en dit long lorsqu’il parle de la nourriture : « étant sergent, j’ai du dessert. »
Pas de trace de « consentement patriotique » dans les lettres de Maurice. Son objectif unique, c’est de rentrer chez lui le plus tôt possible. Le menuisier de Mirepoix n’est pas un poète lyrique, mais toutes ses lettres laissent éclater son amour pour son épouse : « Pour me tarder mon adorée de te voir, il me tarde beaucoup et même je crois que je ferais le chemin qui nous sépare à pied. » Ou encore, le lendemain de Noël en 1914 : « Il faut espérer que celle de 1915 nous la passerons ensemble comme deux tourtereaux et que jamais plus l’on ne se séparera. » Les lettres constituent un lien indispensable : « tu peux croire le bonheur que j’ai lorsque je reçois une de tes lettres » (19 novembre 1914) ; « je n’ai que tes bonnes paroles comme consolation et dans ce milieu d’enfer où tout autour de moi n’est qu’un vaste cimetière où les morts sont sur terre, j’ai besoin je t’assure de cette consolation » (12 septembre 1916). Maurice emploie souvent des tournures en occitan phonétique pour exprimer des paroles d’amour. Et, en élargissant, c’est du « pays » qu’il souhaite recevoir des nouvelles et des colis de nourriture lui permettant, par exemple, de préparer « des haricots comme chez nous avec le hachis et le saucisson que tu m’envoyas ».
« Écris-moi souvent car j’attends tes lettres comme la paix », demande-t-il le 5 mai 1915. Dès le 29 octobre 1914, il aspire à la fin du cauchemar, et il y revient à toute occasion, interprétant tous les signes dans le sens de ce qu’il souhaite : l’épuisement supposé des Allemands, les bruits de négociations de paix dans les journaux. Peu porté sur la religion, il est prêt à prier pour la paix (28 décembre 1916). À plusieurs reprises, il écrit qu’il souhaite la paix, quelle qu’elle soit, et dès le 29 mai 1915 : « Après tout, vainqueurs ou vaincus, qu’on en finisse car il nous tarde à tous de rentrer. »
Il n’aime pas les « sales Boches » parce qu’il les considère comme les responsables de son éloignement du foyer. En juillet 1915, il annonce qu’il pense en avoir tué un d’un coup de fusil et en être très satisfait ; à d’autres reprises, il écrit qu’il ne faut pas faire de quartier. Mais, en novembre 1916, il parle en français à un Allemand et lui demande pourquoi il est venu se rendre : « Il m’a répondu qu’il en avait marre de la guerre. Tu dois être content maintenant. Ah oui ! »
Mais Maurice a de nombreux autres « ennemis » qui reviennent beaucoup plus fréquemment. Ce sont « les gros bouffis », « les bouchers » qui conduisent les soldats à l’abattoir (9 mai 1917), « la cléricaille » et les embusqués (5 mai 1915 et plusieurs autres occurrences). Les « gros » profitent de la guerre tandis que les malheureux soldats défendent leurs capitaux (10 janvier 1916). Maurice n’apprécie pas les officiers, « une bande de peureux, de froussards, qui ne sont bons que pour nous faire des misères à l’arrière et qui dans les tranchées se cachent » (25 septembre 1916) et qui obtiennent deux fois plus de permissions que les hommes. Il s’en prend aux civils des régions de l’Est qui exploitent les soldats et leur disent qu’ils « préféraient le donner aux Boches qu’à nous (question nourriture) » (17 décembre 1914). Enfin, les journalistes sont invités à venir voir les réalités du front au lieu d’écrire des « blagues », la méfiance envers la presse engageant les soldats à gober les « racontars de cuisiniers ». En avril 1916, une lettre de sa femme montre qu’elle a compris la philosophie des communiqués : « Quand nous prenons un point quelconque, c’est merveilleux, et quand nous le perdons ce n’était pas important. » Lui-même, se considérant comme « un vieux rat de tranchée » (7 octobre 1917) ne croit pas qu’une attaque prévue soit « un jeu d’enfant » comme les chefs le laissent entendre, mais il ne veut rien dire pour ne pas décourager les jeunes.
La découverte ou redécouverte de l’amour conjugal va à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » au sens de « transformer les gens en brutes ». Mais Maurice annonce que, s’il en revient, on entendra parler de lui contre les gros et les embusqués, et il menace la « bande de grands cons » de la censure, « ces gros cochons engraissés » : « Si j’ai le bonheur, comme je crois, de te revenir et que j’en connaisse quelqu’un, malheur à eux, je saurai prendre ma revanche […] je leur souhaite qu’ils crèvent tous à l’instant même » (17 mai et 16 juillet 1917). En fait, comme pour bien d’autres, il ne s’agissait que d’un défoulement ponctuel ; Maurice Armengaud fut trop content de revenir, sans mettre ses menaces à exécution. De revenir, certes, mais pas en bon état.
Dès le 9 octobre 1917, près du Chemin des Dames, il a le pressentiment qu’il sera blessé, et même il souhaite la blessure (17 octobre). Auparavant, s’il n’a pas décrit les mutineries, il a évoqué « tout ce qui se passe à l’intérieur » (27 mai 1917). Au retour d’une permission, le 29 juin, dans le train, un monsieur vient lui parler patriotisme, « mais je l’ai habillé de première et tous ceux qui étaient dans le compartiment se sont mis sur lui aussi ». Le 25 juillet, au pied du Chemin des Dames, il écrit ce passage : « Je veux te parler de Craonne et du moulin de Laffaux dont entre ces deux objectifs il y a le plateau dont on parle sur les journaux et ces putes de casemates aussi. J’ai le ferme espoir que nous n’y serons pas pour y aller et si le malheur nous y désignait et bien je t’assure que je n’hésiterai pas à faire ce que je t’ai promis. Les pauvres malheureux qui en reviennent sont tout à fait démoralisés, fous. » Envisage-t-il de déserter ou de se rendre malade ? Seule, sa femme pouvait le comprendre.
Dans l’immédiat, il loge dans une creute, « une carrière ou grotte » où « il y fait une humidité terrible » (1er août). Et, le lendemain : « Je suis devenu l’homme des cavernes où je ne risque rien de n’importe quel obus mais en revanche je crois que l’humidité nous crèvera à tous. Si encore le temps était favorable, je m’installerais dehors, mais il n’y a pas moyen, il pleut tout le temps et sommes enfermés là-dedans comme des prisonniers ; heureusement que ça reste tout le temps éclairé et si c’était pas l’électricité je ne sais comment nous regagnerions notre endroit car ma couchette et ma section se trouvent à 1 km de l’entrée. »
Le 12 octobre, Maurice annonce qu’il fera partie de la première vague comme nettoyeur de tranchées avec des hommes qui « tueraient père et mère » ; le 17, après avoir souhaité la blessure, il rassemble son courage pour, lorsqu’il sera « engagé avec les Boches », « leur casser la figure ». Le jour J de l’attaque sur la Malmaison, 23 octobre, deux heures avant l’heure H, Maurice est gravement blessé, l’omoplate gauche brisée. Depuis l’hôpital, il dit sa souffrance et sa satisfaction d’en avoir fini avec la guerre ; en même temps il commente les lourdes pertes du 283e. Après un long séjour loin de chez lui, il arrive enfin à Rodez en avril 1918, où « l’on cause le patois tant médecin qu’infirmiers et infirmières » ; il visite la cathédrale. Puis, à Decazeville, il assiste à la coulée dans l’usine sidérurgique ; c’est « un métier de galérien », mais tous ces ouvriers ont échappé au front ; par contre, la grippe fait des ravages. En juillet, il est encore à l’hôpital à Montpellier où la nourriture est insuffisante ; il faut compléter à la cantine où « nous péloun lé porto monédo » ; cela provoque un tapage et « les plus enragés étaient les amputés ». Il ne rentre chez lui, à Mirepoix qu’à la fin de septembre.
Rémy Cazals,  6 avril 2014

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Lefebvre, Gaston (1896-1957)

« Un de l’avant » Carnet de route d’un « poilu»
9 octobre 1914 – 27 novembre 1917
Journaux et Imprimerie du Nord, Lille 1930

Né à Lille le 24 novembre 1896, l’auteur a 17 ans lorsque, le 9 octobre 1914, il est évacué à pied avec tous les hommes de 18 à 48 ans à l’approche des Allemands. A l’automne il travaille dans une ferme près d’Abbeville (Somme); séparé de ses proches et mineur (il a 18 ans le 24 novembre), il apprend par les journaux (8 janvier 1915) que les réfugiés âgés de 18 ans peuvent s’engager pour la durée de la guerre sans l’assentiment des parents si ceux-ci sont restés en zone occupée.
Arrivé au dépôt du 43e RI à Limoges le 11 janvier 1915, il monte au front en mai après un séjour au camp de la Courtine ( 412e RI) ; il est versé à sa demande au 73e RI de Béthune.
En secteur sur l’Aisne le 16 mai , vers Pontavert. Alternance de 1ère ligne et de repos, blessé à Berry-au-Bac le 26 octobre 1915 lorsqu’il travaille à installer un réseau (grenade à fusil – éclat dans le dos).
Retour en unité en janvier 1916 et transfert à Verdun le 25 février avec la 2e DI, violents combats (Douaumont). Un mois de repos (10 mars – 14 avril 1916) et secteur sur l’Aisne (Beaulne – Cerny). Permission à Toulouse puis retour et embarquement pour la Somme le 6 août 1916 ; il participe à la bataille, puis permission en novembre et arrivée en secteur en Champagne au Mesnil-les-Hurlus. Le 4 décembre 1916, blessé à la cuisse par un projectile vertical, alors que « la neige ayant cessé de tomber, je m’étais installé sur une banquette de tir, à la porte de notre sape, pour faire quelques lettres. » Evacué et opéré, il doit être amputé le 9 décembre au dessus du genou.
Après une convalescence à Angoulême, il arrive le 8 juillet 1917 à l’hôpital d’appareillage de Toulouse dit « du Caousou ». Réformé définitivement le 27 novembre 1917.

Le témoignage est écrit en 1930 alors que l’auteur est un « jeune » ancien combattant de 34 ans ; l’ouvrage témoigne d’une volonté, en hommage « aux rares survivants de son bataillon », de reconstituer des faits précis, pour « empêcher le voile de l’oubli de tomber trop tôt sur le sacrifice et les souffrances des vrais combattants et d’inspirer aux jeunes la résolution de faire tout pour éviter le retour d’un tel cataclysme. » C’est un récit complet, qui se veut réaliste, indiquant les lieux et les dates, désignant de nombreux soldats et gradés par leurs noms.
L’intérêt du récit réside dans la narration du ressenti du front d’un très jeune soldat ; celui-ci, plein d’entrain en 1915, va par exemple chercher un fanion allemand comme trophée dans le no man’s land contre l’avis de ses camarades et « lorsqu’il revient avec le morceau de toile blanche pour lequel il venait de mettre « eul’ fu » au secteur, dans la tranchée, il ne reçoit, bien entendu, aucune félicitation ». Lorsqu’il est blessé une première fois en octobre 1915, « le major me dit n’avoir jamais soigné un aussi jeune blessé à l’ambulance. » Le récit est riche en descriptions classiques de secteur, de bombardement, de travaux ou de cheminement de relève ; Lefebvre se décrit par exemple poseur de barbelés: « embusqué d’après les camarades, furieux de voir que je ne prends plus la garde, mais peu amateurs de prendre ma place sur le parapet la nuit. »,
Lefebvre arrive à Verdun à un moment dramatique à la fin de février 1916 ; il évoque la violence des bombardements continus, les soldats terrés, l’avance allemande, les morts partout autour de lui. Son moral n’est plus le même qu’en 1915 : « Je suis surpris de rester le dernier avec le caporal. En courant, il me dit :
– Alors ! ça ne va plus ? Avant tu partais toujours le premier. L’ «hosto » t’a fait dégonfler.
C’est vrai. Depuis ma sortie de l’hôpital, je ne suis plus le même homme. L’éclat reçu à Berry-au-Bac m’a enlevé l’insouciance de mes dix-huit ans. Comme les autres, j’ai peur et je suis dominé par une crainte vague, indéfinissable, celle de la mort. »
Il raconte une quinzaine de jours épouvantables au bilan terrible : «Sur environ deux-cent dix hommes, cent soixante étaient tués ou blessés. » Il quitte le secteur le 12 mars « Jusqu’au moment de grimper dans les voitures, nous tremblions de remonter en ligne. Le lendemain de notre relève, les Allemands, dans une poussée irrésistible, avaient à nouveau enfoncé le front. Heureusement, de nouvelles troupes avaient endigué leur avance. Sans elles, nous étions obligés de retourner à la tuerie… »
En secteur de repos, il évoque les inquiétudes des soldats pour leurs femmes, les tentations de l’arrière et la stabilité de leur foyer : « N’est-ce pas une torture affreuse que de se trouver sur de la paille pourrie et de penser qu’un autre est peut-être couché dans son propre lit ? Nous, les jeunes, nous souffrons un peu plus physiquement, car nous sommes moins résistants à la fatigue, mais comme nos aînés doivent souffrir moralement ! ».
L’évocation de sa participation à l’offensive de la Somme insiste sur l’épouvantable odeur qui règne dans les abris bétonnés dans l’ancienne 1ère ligne allemande, sur les cadavres qui parsèment le terrain lunaire et sur la violence des bombardements (bois Louage- Combles). Il décrit aussi un assaut sanglant de sa compagnie le 24 septembre et son échec.
Lefebvre parle longuement des deux blessures reçues ; il évoque l’état de choc, la douleur, le transfert en brancard, la souffrance à l’ambulance, et la dureté des scènes d’hôpital : « Quand le major, armé de pinces, enlève les compresses, le blessé hurle et se tord de douleur. Je vois des hommes qui paraissent avoir atteint la quarantaine, appeler leur mère et pleurer à chaudes larmes. » Puis vient le calme et les infirmières qui viennent « border nos lits comme l’aurait fait notre mère.»
Lefebvre restitue la langue des soldats (réalité du phrasé argotique? reconstruction ?):
– « Yen a une, j’crois qu’elle m’a « zieuté » !
– Penses-tu ! c’est des gens d’la haute et tu vois pas ta « fraise », eh ! mal foutu !
– Des fois, y a des copains qui s’marient avec leurs infirmières…
– Oui ! mais c’est des types au « pèze », pour nous, y rien à faire. »
Le témoignage décrit aussi longuement la préparation de l’amputation, la visite de l’aumônier et le choc post-opératoire : «Ma jambe est bien coupée. Nerveusement, j’éclate en sanglots et je pleure abondamment. Que vont dire mon père et ma mère ? »
Au total le témoignage réfléchi (publication 1930) mais riche d’un jeune homme qui à 19 ans avait déjà fait Verdun et la Somme pour finir la guerre amputé à 20 ans.

Vincent Suard

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Waag, Félix (1894-1989)

Né de parents alsaciens à Rouffach en 1894, Félix Waag grandit à Sarreinsming en Lorraine annexée. Après un baccalauréat technique, il effectue à partir de septembre 1912 son service militaire en tant que volontaire annuel (privilège réservé aux bacheliers) au sein du 8e bataillon de chasseurs à pied de Sélestat. En 1913, il obtient le diplôme de garde forestier, mais préfère travailler dans les mines de charbon. La mobilisation générale d’août 1914 interrompt le stage qu’il effectue aux houillères de Forbach ; il est alors mobilisé en qualité de sous-officier au 17e régiment d’infanterie de Morhange. A la tête de sa section, il participe aux combats de Lorraine dans le secteur de Dieuze, au cours desquels il est blessé à la jambe par un éclat d’obus. D’abord transféré dans un hôpital près de Francfort, il achève sa convalescence au sein du bataillon de réserve de son régiment à Herford (Westphalie), puis bénéficie d’une permission. Accompagné de sa mère, il en profite pour rendre visite à son père mobilisé dans la réserve territoriale et stationné à Barr (Alsace). De retour à Herford, il est employé à former les recrues jusqu’en décembre 1914, puis rejoint son régiment sur le front de la Somme, près de Péronne. Fin janvier 1915, son régiment est transféré en Prusse orientale. Il y est décoré de la Croix de fer 2e classe, puis nommé sous-lieutenant. Le 27 août, il est blessé par balle lors du siège de Kaunas. On l’évacue vers l’hôpital militaire de Königsberg, puis il retourne à Herford et y reprend ses activités d’instructeur. Le 1er novembre, il est incorporé au 55e régiment d’infanterie de la Landwehr à Clèves. Jusqu’au 10 janvier 1916, il profite des charmes de cette ville en dehors de ses heures de formateur, puis est envoyé en Picardie dans le secteur des monts Saint-Aubin et du Plémont, assez calme à ce moment. Il y commande la compagnie pendant les permissions de son commandant. Au début de l’année 1917, il se distingue lors d’offensives ennemies, ce qui lui vaut d’être décoré de la Croix de fer 1ère classe. Vers le 20 mars, il repart pour le front oriental, en direction de la Galicie où il stationne jusque fin 1917. Il y assiste à un mouvement de fraternisation des troupes russes : « nous acceptâmes naturellement » (p.41), ce qui était moins du goût de sa hiérarchie qui y coupa court. En juin, il est temporairement détaché dans une compagnie de lance-mines. En juillet, il a l’honneur d’être félicité par l’empereur Guillaume II en personne, qui, lors du passage en revue de sa compagnie, s’arrêta à sa hauteur en apercevant sa Croix de fer. De la fin novembre 1917 à janvier 1918, il suit des cours pour devenir commandant de compagnie. A partir de janvier, il participe à l’occupation allemande d’anciens territoires russes : il commande la garnison militaire dans le secteur de Genitschesk (nord-est de la Crimée). Détenant le pouvoir militaire, il fréquente l’élite locale et profite de conditions de vie agréables jusqu’au 19 avril 1918, date à laquelle il est à nouveau muté sur le front occidental. Comme d’autres officiers rapatriés, il bénéficie d’abord d’une permission de huit jours à Cologne, puis d’une période d’exercice dans un camp d’entraînement à Gand en Belgique. Là, il constate avec effroi des comportements d’insubordination parmi les nouvelles recrues. Le 2 juillet, il est affecté comme chef de compagnie au 60e IR, et parcourt dès lors le front « partout où ça chauffait » (p.52). Vers la fin de juillet 1918, il est blessé par balle à l’aisselle près de Fresnoy-lès-Roye, emmené à l’hôpital militaire de Saint-Quentin puis transféré à Fribourg. Le 24 août, il est envoyé pour un mois de convalescence à Badenweiler, une station thermale de Forêt-Noire. Son avant-bras gauche demeurant à moitié paralysé, il part subir un traitement par électrochocs à l’hôpital d’Eisenach (Thuringe). Le 21 octobre, il est de retour à Wissembourg, sa nouvelle ville de garnison, et le 27 il obtient une permission. Celle-ci lui permet à la fois d’observer en civil le mouvement révolutionnaire à Sarreguemines, et d’apprendre l’armistice à domicile. Il se rend dès lors à sa caserne pour se faire démobiliser et perçoit du même coup sa solde de novembre. Plusieurs jours plus tard, les troupes françaises arrivent dans son village ; il y assiste avec un camarade en permission, et note à ce propos : « nous les regardions passer avec des sentiments mitigés » (p.55). Commencent alors pour lui les tracasseries avec les autorités militaires françaises à cause de ses états de service en qualité d’officier de l’armée allemande : des soldats français viennent le chercher pour le conduire auprès de leur état-major puis le transférer à la citadelle de Bitche, où se trouvent déjà rassemblés d’autres officiers lorrains. Tous sont soumis aux mêmes interrogatoires, qui consistent notamment à élucider la raison pour laquelle ils sont devenus officiers et pourquoi ils n’ont pas cherché à déserter. A cela Waag répond qu’il détient le baccalauréat allemand et qu’il n’a jamais eu aucune relation avec la France. Il demeure ainsi huit jours à Bitche, puis deux jours au fort de Saint-Julien de Metz avant d’être libéré. En 1919, il se verra finalement attribuer par les commissions de triage une carte d’identité A comme descendant d’Alsaciens français avant 1871. [Des commissions de triage ont été mises en œuvre pour classer la population des provinces reconquises selon des critères nationaux, empruntant à la tradition allemande du droit du sang. Quatre types de cartes d’identité sont crées à cet effet : la carte A est attribuée aux descendants de familles déjà établies en Alsace-Lorraine avant 1871, la carte B à ceux dont l’un des parents est étranger, la carte C aux habitants nés de parents étrangers « alliés », et la carte D aux étrangers de pays ennemis comme l’Allemagne ou l’Autriche, et à leurs descendants.] La même année, il entre dans l’administration des douanes, mais en démissionne dès 1923, déçu de voir son avancement freiné par rapport à celui de ses collègues « Français de l’intérieur ». [Cette expression qui subsiste encore aujourd’hui désigne les habitants des provinces de la France dans ses frontières d’avant 1918, par opposition aux Alsaciens-Lorrains. Les différences de traitement entre ces Français venus travailler dans les administrations des provinces recouvrées en 1919 et les fonctionnaires alsaciens-lorrains sont un des facteurs du « malaise alsacien » qui culmine au milieu des années 1920.] Entre-temps, il épouse Louise Nilès en 1921, avec qui il aura deux enfants nés respectivement en 1923 et 1930. En 1926, il entre comme porion à la Société Métallurgique de Knuttange puis est embauché en 1931 par l’entreprise de construction Dietsch pour diriger les travaux de l’ouvrage fortifié de Drachenbronn sur la Ligne Maginot. Le 2 septembre 1939, il est mobilisé comme soldat de 2e classe dans la réserve et affecté en tant que technicien sur la Ligne Maginot à Forbach. Après l’annexion de fait de l’Alsace-Moselle par le IIIe Reich, il est sollicité en tant qu’ex-officier allemand pour adhérer au parti nazi, mais il décline, considérant qu’il ne s’agit pas des mêmes Allemands qu’en 1918. De son côté, son fils aîné tente de se soustraire à l’incorporation de force dans l’armée allemande, mais en vain ; il fait finalement partie des 130 000 « Malgré-Nous » de la Seconde Guerre mondiale. Retraité en 1959, Félix Waag décède à Thionville en 1989.
Félix Waag a rédigé ses mémoires de guerre à l’âge de 89 ans, entre mai et juin 1983, à la demande de son petit-fils François Waag. Ce dernier, professeur d’histoire-géographie et militant autonomiste, est à l’origine de leur publication (Les Deux Félix. 1914-1918 vu par un combattant d’Alsace-Lorraine, Do Bentzinger, Colmar, 2005, 128 p.). En outre, il en rédige l’avant-propos, l’appareil de notes ainsi qu’une partie introductive et conclusive replaçant le récit de Félix Waag dans le temps long de l’histoire familiale. L’ouvrage est préfacé par l’essayiste autonomiste Bernard Wittmann, qui retrace sous une forme partisane l’histoire de la Première Guerre mondiale en Alsace. Enfin, nombreuses photographies et documents sont reproduits et commentés en annexe.
Outre ses propres souvenirs, Félix Waag s’est appuyé sur sa feuille d’état de services pour reconstituer la trame chronologique, et sans doute aussi sur de la correspondance d’époque. C’est sans doute ce qui explique qu’en dehors de ses mouvements successifs et des anecdotes, le récit se révèle assez pauvre en ce qui concerne sa participation aux opérations militaires : il n’en donne qu’un survol rapide, ce qui est regrettable car il est rare de disposer du point de vue d’un officier alsacien-lorrain de l’armée allemande. Il semble avoir répondu à ses obligations militaires avec un certain sens du devoir. Par la suite, sa vie durant, il a conservé avec une certaine fierté les marques de reconnaissance de sa hiérarchie, comme le certificat de son général d’armée ou les photographies de sa rencontre avec Guillaume II, qui figurent en annexe de l’ouvrage. A la fin de la guerre, il ne semble pas opposé au retour de l’Alsace-Lorraine à la France, mais il accepte mal de se voir reprocher d’avoir servi dans son armée légitime. Maîtrisant assez bien le français depuis le lycée, il semble n’être ni un grand défenseur de la cause impériale allemande, ni un francophile. Comme nombre d’Alsaciens-Lorrains peu politisés, il est surtout attaché à sa petite patrie (Heimat), dont le sort allemand ou français ne lui importe que peu, aussi longtemps que cela n’interagisse pas défavorablement sur sa propre vie. C’est pourquoi après-guerre il se rapproche peu à peu du mouvement autonomiste alsacien, déçu par une politique d’assimilation française dont il a le sentiment d’être victime.
Raphaël GEORGES, avril 2013.

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Molinet, Louis (1883-1979)

Louis Molinet naît de parents alsaciens le 31 octobre 1883 à Wengelsbach, une annexe de Niedersteinbach, en Alsace du Nord. A la fin de sa scolarité, il est employé à la carrière de Pirmasens (Palatinat), puis aux aciéries de Rombas et de Hayange (Moselle), et enfin comme charbonnier. D’octobre 1905 à septembre 1907, il effectue son service militaire au 9e régiment d’infanterie rhénan à Diez-an-der-Lahn. En novembre 1909, il épouse Madeleine Spill ; le couple s’installe à Lembach. De leur union naissent quatre enfants, dont trois avant 1914. Au début de la guerre, il est mobilisé dans le 60e régiment d’infanterie de réserve et participe aux combats sur le front de Lorraine. Il passe près d’une année, entre juillet 1915 et juin 1916 dans le secteur d’Avricourt-Amenoncourt. De juillet à novembre 1916, il alterne les séjours à l’hôpital pour soins dentaires et les permissions pour travaux agricoles et forestiers. Cette période à l’arrière prend fin le 22 novembre, jour de son départ pour le front oriental (en Volhynie, Galicie et Bucovine). A la mi-mai 1917, l’ensemble de son régiment retourne sur le front ouest, à l’exception des Alsaciens-Lorrains. Transféré dans un autre régiment, Molinet est alors formé au tir de mortier, poste auquel il est désormais affecté. Il passe l’été 1917 entre le front et l’arrière. En septembre, son régiment rejoint le front balte, et il y participe notamment à la conquête des îles estoniennes. Il est décoré de la Croix de fer 2e classe le 20 novembre 1917. Suite à une hospitalisation au début de janvier 1918, il est muté dans un bataillon de réserve et demeure dès lors à l’arrière. Il obtient deux permissions d’un mois en juin (suite au décès de son frère Alfred au front), et en septembre. Le 9 novembre, il adhère au comité de soldats de son régiment. Il est ensuite démobilisé le 16 janvier 1919. De retour, il est employé comme mineur aux puits de pétrole de Pechelbronn, où il travaille jusqu’à sa retraite en 1939. Le 1er septembre 1939, comme tous les habitants de Lembach, la famille Molinet est évacuée à Droux en Haute-Vienne. A leur retour, l’Alsace est à nouveau allemande, mais cette fois sous le régime nazi. Leur maison est détruite par un obus américain en décembre 1944 et n’est reconstruite qu’en 1955 grâce aux dommages de guerre. Louis Molinet décède en septembre 1979 à l’âge de 96 ans. Tout au long de sa vie, son expérience de la Grande Guerre demeura un souvenir fort, qu’il se plaisait à raconter (selon le témoignage de son petit-fils Jean-Claude Fischer, que nous remercions pour ses nombreuses précisions).
Publié sous une forme traduite (« Le carnet de Louis Molinet. Un habitant de Lembach raconte sa guerre de 14-18 », in l’Outre-Forêt, n°109, 2000, p.21-36), ce journal de guerre est à l’origine rédigé par Louis Molinet au fur et à mesure des évènements, au crayon et en allemand, sa langue maternelle, dans un petit carnet de poche. Celui-ci contient en outre un certain nombre d’informations usuelles : des listes d’adresses (les siennes, successives, ainsi que celles d’amis, camarades ou parents), des listes de courriers ou colis reçus, les dates auxquelles il a communié, la signification des signaux lumineux, les dates et le montant versé aux emprunts de guerre, ainsi qu’une liste de mots courants français traduits et transcrits phonétiquement. L’ensemble s’apparente donc à un carnet de route recueillant les informations que l’auteur a jugé utile de conserver auprès de lui. Dans ce carnet, le récit ne commence qu’en juin 1915, sans aucune référence aux mois précédents, ce qui laisse supposer qu’un premier carnet contenant les mois d’août 1914 à juin 1915 a dû être perdu.
Louis Molinet y livre un récit chronologique très détaillé de ses mouvements, stipulant consciencieusement les dates, horaires et lieux de destination. Il s’agit souvent de l’essentiel de l’information relatée. Il ne s’attarde pas sur certaines périodes comme ses séjours à l’hôpital ou ses permissions, ni sur l’année 1918 passée essentiellement à l’arrière. Les descriptions des évènements vécus ne tiennent souvent qu’en quelques mots, jugés sans doute suffisamment évocateurs pour pouvoir lui rappeler les faits le moment venu. C’est le cas pour les moments de la vie quotidienne comme pour les combats successifs. Certaines batailles, notamment celle où il échappa de peu à la mort, et certains évènements exceptionnels sont un peu mieux renseignés, comme les tentatives de fraternisations russes en avril 1917 ou la désertion de deux soldats français le 9 mai 1916 : « vidant une grenade à main, ils y ont mis un billet signé avertissant de leur venue dans la soirée (…) ils sont arrivés comme prévu » (p.26). Quand il revient plus longuement sur des épisodes, il garde un certain détachement : il décrit ainsi, sans émotion, comme trop habitué à ce genre de spectacle, les derniers moments d’un camarade alsacien mourant, qui en plus est en parenté avec sa femme : « Jambes et entrailles arrachées, il ne mesurait plus que 80 cm, mais vivait encore (…) puis il a rendu l’âme » (p.29). Ses impressions personnelles, plutôt rares, sont aussi succinctes. Elles portent cependant autant sur les horreurs (le 8 octobre 1915 : « c’est terrible à voir (…) C’est en fait la journée la plus terrible que j’aie vécu jusque-là »), les difficultés (liées au froid et à la neige par exemple : « je n’ai jamais vu ça de ma vie », p.29), que sur les moments plus agréables (le 14 mai 1917, après un repas copieux et une séance de cinéma, représente sa « plus belle journée en Russie »). De la même manière, il nous laisse entrevoir ses préoccupations de soldat, qu’il s’agisse de sauver sa peau et de survivre aux épreuves de la guerre (la religion tient une place importante à cet égard), de la nourriture qui manque parfois cruellement, notamment sur le front oriental (« nous souffrons beaucoup de la faim », p.30), ou de l’attente impatiente du courrier et des colis de sa famille.
Contrairement à certains témoignages d’Alsaciens ou de Lorrains, le carnet de Louis Molinet ne contient aucune considération politique, ni formes de critiques à l’égard du militarisme allemand. Certes, il peut exister une forme d’autocensure, l’auteur pouvant être soucieux de ne rien écrire qui puisse se retourner contre lui dans le cas où le carnet se perde. Il ne fait par exemple aucun commentaire lorsque tout son régiment, à l’exception des Alsaciens-Lorrains, retourne sur le front occidental. Cependant, il semble qu’il ne remette pas en cause son service dans l’armée allemande et qu’il effectue sa tâche avec un certain sens du devoir. Peut-être est-ce lié à la transmission de valeurs militaires par un père qui connut le service de 6 ans et la guerre de Crimée dans l’armée de Napoléon III. En tout cas, tandis que Louis est décoré de la Croix de fer en novembre 1917, son frère Pierre est élevé au rang de caporal. Par ailleurs, Louis évoque avec déférence ses généraux (« Son Excellence le général en chef Falkenhausen », p.22 ; « son Excellence le lieutenant général Von Estorff », p.30), et quand son camarade alsacien décède au front, c’est en « donnant ainsi sa vie pour la patrie » (p.29). Loyal pour le régime impérial, il ne semble pas pour autant vouer de haine particulière à l’égard des Français. Ceux-ci sont simplement les adversaires d’en face, contre qui « nous déployons (…) nos mitrailleuses devant les barbelés et vengeons nos camarades qui viennent de tomber » (p.22). Cela ne l’empêche pas de noter plus loin : « nos fusils crachent le plomb sur ces pauvres Français (…) Les pauvres camarades Français tombent comme fauchés ». Dans cette guerre qui divise les hommes en deux camps, Molinet reste à la place qui lui est attribuée, et projette ses espoirs sur les moments préservés du danger du front : il apprécie ainsi la période de formation au tir de mortier « car là nous sommes en paix, bien tranquilles à l’arrière du front » (p.30). De même, il n’hésite pas à contrevenir au règlement quand il s’agit de rejoindre se femme lors de cantonnement à Sarrebourg (p.25).
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Denis, Omer (1880-1951)

Né le 24 octobre 1880 à Chantonnay (Vendée). Son père est menuisier ; les témoins à l’état-civil sont charron et charpentier. Séminaire. Service militaire d’un an au 137e RI. Depuis 1909, professeur à l’institution Mirville de La Roche-sur-Yon. Mobilisé à l’ambulance 12/11 où il remplit les fonctions de secrétaire et aumônier bénévole. Il a à faire l’inventaire des objets personnels des tués, besogne « particulièrement pénible, tous les cadavres sont déchiquetés, broyés ». En mai 1916, il passe infirmier et toujours aumônier bénévole dans l’artillerie, 5e RAC puis 25e RAC (il est blessé en avril 1917). Pendant la guerre, il remplit 18 carnets destinés à ses parents et amis, masse considérable que la publication n’a pu reprendre dans sa totalité. Malgré l’horreur souvent rencontrée, le style est assez détaché, avec un brin d’humour ; une lassitude certaine apparaît toutefois, surtout après sa blessure. « Rallié » à la République, ce prêtre ne cesse de critiquer la loi de séparation des Églises et de l’État, l’action des gouvernements républicains et il n’aime pas les socialistes. Dans le vignoble champenois, par exemple, d’après lui, « l’élément socialiste » a obtenu que « la classe ouvrière se trouve, aux frais des propriétaires naturellement, étrangement gâtée ». Les hauts salaires sont dilapidés dans « le goût du luxe » ; règne « une facilité de mœurs scandaleuse » ; « au point de vue religieux, ces contrées sont franchement mauvaises » ; l’antipatriotisme et l’internationalisme y produisent un espionnage actif. « La grande faute incombe tout entière au gouvernement qui, s’absorbant dans les mesquines et tracassières menées d’une politique uniquement anticléricale n’a rien su prévoir et rien su empêcher. »
L’ensemble décrit des situations bien connues : la boue, les bombardements et les secteurs calmes, les artilleurs privilégiés par rapport aux fantassins, les blessés allemands, les tentatives de mutilation volontaire, le bourrage de crâne par les journaux, les récriminations contre l’arrière où on ne s’en fait pas, etc. Parmi les remarques originales, on peut noter l’attitude du prêtre devant le corps d’un suicidé du 69e RIT en janvier 1916 : il refuse de l’enterrer religieusement. Plus tard, en avril, un passage est vraiment surprenant. Ses confrères prêtres de l’ambulance sont jaloux du fait qu’on l’ait choisi, lui, pour remplir les fonctions d’aumônier, et de la confiance que lui témoignent les majors. « Ces premières raisons qui les poussaient déjà à m’en vouloir s’accrurent encore du fait que je refusai de les suivre dans leurs ripailles, au café où ils fréquentaient régulièrement chaque soir. Ils affectèrent de m’ignorer et peu à peu s’habituèrent à faire bande à part. Je trouvais à cette solitude une ample compensation auprès des blessés et des malades. Mais secrètement je souffrais de cet état de chose qui, je le savais, était exploité contre nous par nos camarades de l’ambulance. La position que j’avais prise me mettait à l’abri de leur malignité, mais je ne pouvais pas rester indifférent aux plaisanteries, aux réflexions qui, en visant mes confrères, nous atteignaient forcément nous tous. »
En février 1917, dans une gare, il décrit « une foule de femmes et de jeunes filles qui travaillent dans les usines de guerre » de Survilliers et des environs, babillant et jacassant « sans pudeur ni réserve ». Et le prêtre de s’indigner : « Je n’ai jamais eu, je souligne à dessein le mot, l’occasion même parmi les soldats d’entendre de pires grossièretés. » Le 10 avril, blessé par des éclats d’obus, il pense devoir la vie à « la protection spéciale » de la Divine Providence : « Cette protection, je la dois aux prières de mes amis bien plus qu’à mes mérites. » Il passe sa convalescence au château d’une marquise, grâce à l’entremise d’une comtesse. Plus tard, en avril 1918, il loge dans le château d’une autre comtesse. Entre temps (15-1-18), il décrit une visite à la petite église d’Oulches, mutilée par la guerre et tapissée d’ex-voto. En été de la dernière année de guerre, il est en admiration devant « le réconfortant spectacle de la puissance américaine qui s’affirme chaque jour davantage ». Il se trouve à Laon lors de l’annonce de l’armistice qui provoque « une explosion de joie indescriptible ». La guerre est finie : « Nous avions rêvé d’entrer, en vainqueurs, dans la Bochie vaincue, et nous allons tout prosaïquement combler les trous de mines, remettre en état les routes défoncées, récupérer tout ce qui traîne aux alentours et, par surcroît, recommencer la vie stupide du quartier avec ses rassemblements, ses revues, ses exercices et ses manœuvres. »
Rémy Cazals
*Omer Denis, Un prêtre missionnaire dans la Grande Guerre 1914-1919, extraits choisis et annotés des carnets de guerre par Denise et Allain Bernède, s. l., éditions Soteca, 2011, 398 p.

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Clermont, Théodore (1888-1973)

Fils de cultivateurs, il est né à Sabaillan (Gers) le 18 février 1888. Titulaire du certificat d’études primaires, il travaille sur l’exploitation familiale. Au cours du service militaire à Montauban, il devient ordonnance du colonel de la Ruelle, et il le suit dans sa retraite en Bretagne. C’est là que la mobilisation le trouve et il descend vers la caserne du 20e RI à Marmande. Il se marie après la guerre (deux enfants) et tient une ferme à Seysses-Savès (Gers). Pendant la guerre, il a pris des notes et les a mises au propre, visiblement de manière fidèle sur un gros cahier de 340 pages, format 18×23, qui débute ainsi : « Ces quelques lignes qui vont suivre ont été écrites au jour le jour pendant la Grande Guerre. Elles ne contiennent que l’emploi de mon temps, les impressions personnelles sur les faits de guerre qui m’ont le plus frappé. Vous ne trouverez donc pas ici le récit de grandes opérations, le but que j’ai poursuivi en écrivant mon carnet de route a été celui de vous renseigner au jour le jour dans le cas où la bonne fortune ne m’aurait pas favorisé ; dans le cas où comme tant de bons camarades que j’ai eus, j’aurais pu rester sur quelque champ de bataille. » Et se termine ainsi : « Tels sont les souvenirs que je garde du 2 août 1914 au 1er janvier 1920, temps pendant lequel l’humanité entière a été bouleversée par la plus terrible des guerres qu’un tyran à la tête d’une nation militarisée a enclenchée. Transcrit des carnets de route pendant l’hiver 1920 et l’hiver 1920-21. Terminé le 25 novembre 1921. » La copie au propre reste bien datée et localisée ; les notes de certains jours sont très brèves.
Fin juillet, en Bretagne, le colonel de la Ruelle est inquiet, et sa cuisinière aussi car elle a vu 1870. Il faut partir au milieu de Bretons que le cidre rend fort joyeux, puis très malades. Le 22 août, c’est le spectacle atroce des blessés lors de la bataille de Bertrix. Le régiment passe l’hiver en Champagne et le suivant en Artois. En décembre 1915, Théodore signale la pluie, mais pas de sortie des tranchées ou de fraternisation. En janvier 1916, il passe à la compagnie de mitrailleuses. En mai, il signale le travail intense des soldats pour assurer à un lieutenant un confort qui choque : « Ils [les officiers] ne sont en général que des égoïstes qui ne pensent qu’à leur bien-être propre et se soucient peu du bonheur de leurs subordonnés. » Lui-même devient ordonnance du sous-lieutenant Archinard. À Verdun, le 26 juillet, l’officier et l’ordonnance sont blessés, Théodore par un éclat d’obus. Courte convalo et le voici en septembre à la côte du Poivre où la vie est fort triste, le ravitaillement arrivant mal. Le 9 février 1917, il note, sachant de quoi il parle : « Les officiers, qui sont comme des petits seigneurs dans un secteur calme, exigent de leur subordonné une exactitude qui ne peut être possible que dans un intérieur où rien ne manque. Si ces messieurs trouvent des ordonnances, cuisiniers et autres employés, c’est que ceux-ci, uniquement pour leur bien-être et pour la sécurité, mais pas complète, de leur existence, préfèrent souffrir ces petits ennuis de tout moment que de monter la garde à la tranchée. »
Le 17 avril 1917, près de la ferme de Moscou, il aménage les tranchées allemandes de 1ère ligne tout juste prises. Après la relève, le 28, les soldats grognent parce qu’on parle de les faire remonter pour attaquer. Alors, situation insolite, « pour punir la compagnie, nous sommes privés de confitures ». Le lendemain, tandis que Théodore et les autres montent, il y a des mutins qui se défilent (la moitié de l’effectif, dit-il). Le 1er mai, tandis que quelques mutins reviennent, les autorités enquêtent pour identifier les meneurs. L’épisode du 20e RI est considéré comme le premier de la crise de 1917 ; il est assez grave pour que 6 condamnations à mort soient prononcées (mais non exécutées). Théodore n’en parle pas, mais signale que les mutins vont être dispersés dans d’autres unités. Lorsqu’il part et revient de permission, il ne dit rien des troubles dans les trains. Aurait-il supprimé quelques notes lors de la mise au propre de son texte ?
Le 23 juillet 1918, il est blessé au bras par un nouvel éclat, et pris en charge par « des gentilles Américaines » à Paris et il reçoit à l’hôpital la visite du colonel de la Ruelle. Retour à la compagnie fin septembre, où manquent beaucoup de camarades : « Que de vies que la dernière offensive y a volées ! » Sa demande pour servir dans les tanks est acceptée et il part pour le camp de Cercottes près d’Orléans, où l’instruction doit durer trois semaines. Au cours de la première : « nous n’avons rien fait. » Au cours de la seconde, les instructeurs donnent des explications très claires. L’armistice survient au cours de la troisième.
RC
*« Journal de guerre de Théodore Clermont », dans Savès-Patrimoine, 3e et 4e trimestres 2008, 207 p. format A4. Contient un tableau très détaillé des lieux et des dates.

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