Clermont, Théodore (1888-1973)

Fils de cultivateurs, il est né à Sabaillan (Gers) le 18 février 1888. Titulaire du certificat d’études primaires, il travaille sur l’exploitation familiale. Au cours du service militaire à Montauban, il devient ordonnance du colonel de la Ruelle, et il le suit dans sa retraite en Bretagne. C’est là que la mobilisation le trouve et il descend vers la caserne du 20e RI à Marmande. Il se marie après la guerre (deux enfants) et tient une ferme à Seysses-Savès (Gers). Pendant la guerre, il a pris des notes et les a mises au propre, visiblement de manière fidèle sur un gros cahier de 340 pages, format 18×23, qui débute ainsi : « Ces quelques lignes qui vont suivre ont été écrites au jour le jour pendant la Grande Guerre. Elles ne contiennent que l’emploi de mon temps, les impressions personnelles sur les faits de guerre qui m’ont le plus frappé. Vous ne trouverez donc pas ici le récit de grandes opérations, le but que j’ai poursuivi en écrivant mon carnet de route a été celui de vous renseigner au jour le jour dans le cas où la bonne fortune ne m’aurait pas favorisé ; dans le cas où comme tant de bons camarades que j’ai eus, j’aurais pu rester sur quelque champ de bataille. » Et se termine ainsi : « Tels sont les souvenirs que je garde du 2 août 1914 au 1er janvier 1920, temps pendant lequel l’humanité entière a été bouleversée par la plus terrible des guerres qu’un tyran à la tête d’une nation militarisée a enclenchée. Transcrit des carnets de route pendant l’hiver 1920 et l’hiver 1920-21. Terminé le 25 novembre 1921. » La copie au propre reste bien datée et localisée ; les notes de certains jours sont très brèves.
Fin juillet, en Bretagne, le colonel de la Ruelle est inquiet, et sa cuisinière aussi car elle a vu 1870. Il faut partir au milieu de Bretons que le cidre rend fort joyeux, puis très malades. Le 22 août, c’est le spectacle atroce des blessés lors de la bataille de Bertrix. Le régiment passe l’hiver en Champagne et le suivant en Artois. En décembre 1915, Théodore signale la pluie, mais pas de sortie des tranchées ou de fraternisation. En janvier 1916, il passe à la compagnie de mitrailleuses. En mai, il signale le travail intense des soldats pour assurer à un lieutenant un confort qui choque : « Ils [les officiers] ne sont en général que des égoïstes qui ne pensent qu’à leur bien-être propre et se soucient peu du bonheur de leurs subordonnés. » Lui-même devient ordonnance du sous-lieutenant Archinard. À Verdun, le 26 juillet, l’officier et l’ordonnance sont blessés, Théodore par un éclat d’obus. Courte convalo et le voici en septembre à la côte du Poivre où la vie est fort triste, le ravitaillement arrivant mal. Le 9 février 1917, il note, sachant de quoi il parle : « Les officiers, qui sont comme des petits seigneurs dans un secteur calme, exigent de leur subordonné une exactitude qui ne peut être possible que dans un intérieur où rien ne manque. Si ces messieurs trouvent des ordonnances, cuisiniers et autres employés, c’est que ceux-ci, uniquement pour leur bien-être et pour la sécurité, mais pas complète, de leur existence, préfèrent souffrir ces petits ennuis de tout moment que de monter la garde à la tranchée. »
Le 17 avril 1917, près de la ferme de Moscou, il aménage les tranchées allemandes de 1ère ligne tout juste prises. Après la relève, le 28, les soldats grognent parce qu’on parle de les faire remonter pour attaquer. Alors, situation insolite, « pour punir la compagnie, nous sommes privés de confitures ». Le lendemain, tandis que Théodore et les autres montent, il y a des mutins qui se défilent (la moitié de l’effectif, dit-il). Le 1er mai, tandis que quelques mutins reviennent, les autorités enquêtent pour identifier les meneurs. L’épisode du 20e RI est considéré comme le premier de la crise de 1917 ; il est assez grave pour que 6 condamnations à mort soient prononcées (mais non exécutées). Théodore n’en parle pas, mais signale que les mutins vont être dispersés dans d’autres unités. Lorsqu’il part et revient de permission, il ne dit rien des troubles dans les trains. Aurait-il supprimé quelques notes lors de la mise au propre de son texte ?
Le 23 juillet 1918, il est blessé au bras par un nouvel éclat, et pris en charge par « des gentilles Américaines » à Paris et il reçoit à l’hôpital la visite du colonel de la Ruelle. Retour à la compagnie fin septembre, où manquent beaucoup de camarades : « Que de vies que la dernière offensive y a volées ! » Sa demande pour servir dans les tanks est acceptée et il part pour le camp de Cercottes près d’Orléans, où l’instruction doit durer trois semaines. Au cours de la première : « nous n’avons rien fait. » Au cours de la seconde, les instructeurs donnent des explications très claires. L’armistice survient au cours de la troisième.
RC
*« Journal de guerre de Théodore Clermont », dans Savès-Patrimoine, 3e et 4e trimestres 2008, 207 p. format A4. Contient un tableau très détaillé des lieux et des dates.

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Chevallier, Gabriel (1895-1969)

Cet écrivain rendu célèbre par son roman Clochemerle, publié en 1934, succès national et mondial, toujours réédité en collection de poche, a fait la guerre de 1914-18 et a tiré de son expérience le livre La Peur, édité en 1930 par Stock. Fils de clerc de notaire, Gabriel Chevallier est né à Lyon le 3 mai 1895 et il a commencé des études aux Beaux-Arts de cette ville, interrompues par la mobilisation anticipée de la classe 15. Resté simple soldat, blessé en 1915, il a survécu. Après divers métiers, il s’est lancé en 1925 dans l’écriture. La Peur est sous-titré « roman », mais il s’agit clairement d’un texte autobiographique, comme le montre ce passage : « Dix mois après ceux de 14, nous partîmes pour le front, en faisant bonne contenance, et la population, un peu blasée, nous fêta encore très honorablement parce que nous n’avions guère que dix-neuf ans. » Les pages sur les illusions des bleus démontées par les anciens, sur les conseils de ces derniers, vont dans le même sens. Ainsi que les notations prises sur le terrain à propos du paysage des premières lignes, des boyaux trop étroits, de la boue, des attaques stupides, des râles et appels des blessés, du souhait de la bonne blessure et des mutilations volontaires, de l’artillerie qui tire trop court, des accords tacites avec l’ennemi…
Même si la peur a été repérée par Jean Norton Cru dans les témoignages qu’il a analysés, l’originalité du livre de Gabriel Chevallier est l’aveu direct qu’il a eu peur, un aveu fait à l’hôpital devant les infirmières indignées. C’est alors pour lui l’occasion de stigmatiser les pressions de l’arrière : combien d’hommes se sont fait tuer pour que des femmes ne les traitent pas de peureux ? Cet arrière où se trouve son propre père qui ne le comprend pas car, écrit-il, « toute la guerre nous sépare, la guerre que je connais et qu’il ignore ». En secteur calme, dans les Vosges, il note : « Pour l’infanterie, elle se garde de troubler un secteur aussi paisible, aussi agréablement champêtre. Les provocations ne viendront pas de notre part, si des ordres de l’arrière ne nous imposent pas l’agressivité. » Et revient le leitmotiv : « Si on mettait le père Joffre là dans mon trou, et le vieux Hindenburg en face, avec tous les mecs à brassard, ça serait vite tassé leur guerre ! »
Il y a de très belles pages pleines de détails concrets sur un déserteur allemand (« Il est moins c… que nous, ce client-là ! »), sur l’insupportable capitaine B. (« les soldats le tueraient plus volontiers qu’un Allemand »), sur le froid et la longueur des nuits, l’effet moral du bombardement, les hommes habitués à la résignation et à l’obéissance. Une remarque très utile concerne le « ton de dilettante » qu’il emploie dans ses lettres à sa sœur parce qu’elle ne pourrait pas comprendre ses « vraies pensées », ce ton que l’on rencontre dans bien d’autres correspondances. Le livre n’est pas un journal structuré par des dates, mais un chapitre concerne la bataille du Chemin des Dames, sans récit de mutinerie, et avec préjugé favorable pour Pétain qui « a la réputation de vouloir économiser les hommes. Après les tueries organisées par Nivelle et Mangin, qu’on appelle ici des brutes sanguinaires, l’armée avait besoin d’être rassurée. » En 1918, il faut s’attendre à des offensives allemandes, et voilà des avions qui passent pour aller bombarder Paris : « Les patriotes vont en prendre un vieux coup ! »
Il ne faut pas s’étonner de cette conclusion que Chevallier met dans la bouche d’un camarade : « Je vais te dresser le bilan de la guerre : 50 grands hommes dans les manuels d’histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et 1000 millionnaires qui feront la loi. »
Rémy Cazals

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Taurisson, Henri (1882-1953)

Né le 3 avril 1882 à Turenne (Corrèze), agriculteur à Saint-Sozy (Lot), marié, ayant deux fillettes, il part dès le premier jour avec le 7e RI de Cahors où il est cuisinier. Des extraits de sa correspondance conservée par sa famille ont été publiés en 2010 dans un recueil de témoignages lotois cité plus bas. Son hostilité à la « maudite guerre » est exprimée dès le 1er août, mais il pense que la victoire sera rapide. Le régiment subit de terribles pertes à Bertrix en août ; à la fin de l’année 14, il est en Champagne, puis en Argonne et à Verdun. Henri est grièvement blessé le 18 mars 1916 à La Harazée et ne revient pas sur le front, obtenant une pension d’invalidité relative.
« On voudrait que ça se termine au plus tôt », écrit-il le 17 novembre 1914, et trois jours plus tard : « J’en ai plein le dos. » En décembre, au cours de la prise d’une tranchée, il dit avoir été retenu par ses camarades au moment où il voulait « percer » des Allemands (« ces mauvais bandits ») qui se rendaient. « Heureuses les familles qui sont comme nous qui n’avons que des filles car j’aurais un gosse, je l’étoufferais aussitôt au monde », autre formulation excessive mais qui traduit bien les misères endurées. Le même jour, 2 janvier 1915, il ajoute : « Se voir mitrailler de cette façon, écoute, la civilisation est devenue une sauvagerie abominable. » Le 14 janvier, il n’hésite pas à écrire à sa femme que « les hommes ne veulent plus marcher » et il oppose leurs terribles souffrances à la « bonne vie » menée par les généraux loin des premières lignes. Certains soldats ont compris que « toutes ces attaques n’aboutiraient à grand-chose, qu’à faire écraser tous les braves qui montent à l’assaut », et ils se cachent dans les caves, tandis qu’on « change souvent de chefs, car si peu qu’on voit les galons ils sont sitôt descendus ». En février, il exprime l’espoir que la guerre sera terminée le mois suivant, mais le 3 mars, « tout patriotes que nous sommes », c’est le découragement général, et Henri demande une nouvelle photo de sa fille Laure car, écrit-il, « quand j’aurais l’idée très mauvaise, en la regardant ça pourrait m’éviter de faire beaucoup de choses », précaution contre le suicide que d’autres combattants ont également prises.
Au fil du temps, la critique se radicalise. Le 26 mars 1915, il s’en prend aux députés : « Au parlement il faudrait une vache au lieu de ces bandits qui roulent dans les théâtres, vont voir les poupées, et nous pauvres soldats faudra rester des mois, onze, peut-être davantage sans revoir ceux qu’on aime. » Et le 5 mai : « Tout ce qu’on a fait, des cimetières partout. Voilà, la guerre est la destruction de la basse classe ! » Tandis que « les Boches, ces cochons, à 3 km de leurs tranchées ils ont fait travailler, semer, tous les pays conquis », du côté français, « aucun officier nous dirait « Ne marchez pas sur la récolte », beaucoup ne savent même pas ce que c’est que le froment, et encore moins ce que c’est que la guerre ». « Si ceux-là qui au commencement voulaient la guerre connaissaient ce que c’est, ils arrêteraient tout de suite, mais ces messieurs ont des draps de lin et nous de la paille et des poux » (29-8-15). Le bourrage de crâne des journaux est durement condamné.
Henri donne des conseils à sa femme pour les travaux agricoles, mais il lui demande de ne pas trop en faire : « c’est pas la peine de se crever » (9-7-15). Sa correspondance fait place à quelques allusions sexuelles, retenues (« j’ai toujours peur que les enfants lisent les lettres »), mais réelles : « Et puis n’être pas sûr de revoir celle que l’on aime tant et qu’on voudrait serrer entre ses bras et puis autre chose encore que je ne dis pas mais que tu comprends. » Le jour de la foire de Saint-Sozy (12-2-16), Henri va plus loin. Il estime qu’il faut oublier toutes les misères, et peut-être les mésententes du passé et commencer « une deuxième vie », la guerre ayant finalement montré où se trouvait le bonheur : « nous Germaine et Henri partirons travailler un petit coin de notre bien et voilà notre vie sans oublier le petit jardin de la lande où on sèmera quelques carottes, choux et navets. »
Blessé grièvement, il reproche à sa femme de devenir « patriote », et estime que les Allemands « sont des hommes comme nous poussés à la mort ». Les souffrances du blessé à l’hôpital sont peu de choses, estime-t-il, « ici les balles ne viennent pas nous voir ni les obus, on peut endurer quelque chose ».
RC
*Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 : Les Poilus, collection des Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.

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Ramadier, Paul (1888-1961)

Député de l’Aveyron de 1928 à 1940, de 1945 à 1951 et de 1956 à 1958, plusieurs fois ministre et premier président du Conseil de la IVe République. Un des 80 parlementaires à avoir refusé les pouvoirs constitutionnels à Pétain en 1940, Résistant, Juste parmi les Nations. Ce futur homme politique d’importance nationale, est né à La Rochelle le 17 mars 1888, fils de médecin ; il devient docteur en droit et avocat et adhère au parti socialiste en 1904. En 1914, il est mobilisé comme sergent au 322e RI et prend des notes depuis le 15 août jusqu’au 11 novembre 1914, jour de sa grave blessure.
En si peu de temps, le sergent Ramadier participe à l’avancée en Lorraine suivie de la retraite (bien décrite) d’une troupe complètement désorganisée sous le feu, aux officiers désemparés, aux soldats prêts à la panique qu’il faut reprendre en mains en les menaçant, voire en tirant sur les fuyards. Au 2 septembre, le 322 n’existe plus et Ramadier passe au 122. Le lendemain, le régiment entre à Gerbéviller que les Allemands ont détruite croyant que les civils avaient tiré sur eux. Sur le terrain, Ramadier comprend « que dans cette guerre l’artillerie seule importe » et il se préoccupe du front principal : le 4 septembre, il note que la cavalerie allemande est aux portes de Paris ; le 11, « le bruit court que les nouvelles sont un peu meilleures et que les Allemands sont arrêtés ». Se succèdent les jours où il n’y a « rien à manger » et ceux où, au repos, « on mange tout le temps ». Le 30 septembre, vers Seicheprey, la confusion est telle que le bois occupé par le 122e est pris d’assaut par le 142e, baïonnette au canon, affaire qui se termine heureusement par des éclats de rire. On se livre à tous les métiers, terrassier, croque-mort après un bombardement : « Les cadavres que l’on retire des décombres sont en bouillie. Personne ne voulait les remuer, ni chercher leurs plaques d’identité sur leur poitrine sanglante ou défoncée. Il a fallu qu’à la lueur d’un flambeau, dans cette église sombre, je fasse cette corvée de croque-mort. » Par contre, quelques jours après, il rencontre un sien cousin, cavalier, « merveilleux d’astiquage ». La course à la mer conduit le régiment du côté d’Ypres. Le 2 novembre, à Poelcapelle, il subit une attaque d’Allemands qui chargent en criant et sont repoussés. Le 11, à Verbranden Molen, il est gravement blessé à la cuisse et évacué.
RC
*« Carnet de guerre de Paul Ramadier », Revue du Rouergue, automne 2004, p.391-421.

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Beaufils, Jean-Louis (1894-1950)

*Jean-Louis Beaufils, Journal d’un fantassin, Campagnes de France et d’Orient, Août 1914-Août 1919, Paris, L’Harmattan, 2007, 417 p.
La publication de ce témoignage pose quelques problèmes qui vont être abordés. Disons d’abord que, oui, Jean-Louis Beaufils fut un authentique poilu. Mobilisé au 90e RI, il arrive sur le front le 15 novembre 1914 et le quitte le 2 décembre, les pieds gelés. Sa convalescence dure jusqu’en mai 15 et on le retrouve au 125e RI en Artois où il participe à l’attaque du 25 septembre. En janvier 16, après un stage, il passe à la compagnie de mitrailleurs, se rend en Champagne, puis à Verdun, en mai. Il participe à « l’inutile et sanglante bataille dans la boue de la Somme » en septembre et octobre. Ce titre de chapitre est proche d’un titre de Barthas : « Dans la boue sanglante de la Somme ». Le parcours des deux hommes a d’ailleurs été proche, Artois, cote 304, Somme. Beaufils suit les préparatifs de l’offensive Nivelle, mais se trouve en permission lors de son déclenchement. Il assiste aux mutineries et nous dit que c’est « la peur hideuse de braquer une mitrailleuse sur une bande de soldats en débandade » qui le fait se porter volontaire pour l’armée d’Orient. Même si la véritable raison était d’échapper aux horreurs du front occidental, il n’y aurait rien de contraire à l’esprit des vrais poilus. Il quitte les tranchées le 10 juin 1917 et, après une permission, un séjour à Marseille, un passage en Italie, il débarque à Itéa et il est transporté à Salonique où, le 2 août, il est affecté au 176e RI. Commence une campagne « à pied dans l’âpre Albanie : faim, froid et paludisme ». Trois mots qui résument la situation, car les combats sont rares. Beaufils passe une grande partie du temps comme infirmier ou comme malade, le cafard ajoutant son poids car, selon sa belle formule, « le cœur lui aussi a son paludisme ». Après la victoire, le régiment est transporté à Odessa pour contenir les bolcheviks. Beaufils en part le 25 janvier 1919 à destination de la France. Cinq ans sous les drapeaux, il semble qu’il soit resté simple soldat.
Et nombre de ses descriptions, brèves ou développées, sont celles que l’on rencontre chez d’autres poilus. Dès juin 1915, il a compris que les attaques, aussi bien allemandes que françaises, ne pouvaient aboutir qu’à des pertes humaines sans gagner de terrain. Il a décrit le système complexe des tranchées et montré concrètement la difficulté de circuler dans les boyaux étroits : « On trébuche dans des trous, les jambes s’emmêlent dans les fils télégraphiques qu’accroche le quillon du fusil : jurons, cris de ceux qui suivent et qui craignent d’être coupés de la compagnie par des corvées ; c’est alors l’embouteillage. Puis on s’égare dans le dédale des sapes, on revient sur ses pas, le temps passe, la fatigue s’accroît et les courroies pénètrent dans les chairs. » Il parle d’artisanat, des totos et des rats, des petits filons des « embusqués du front », d’un feu de crosses de fusils, du vin « en paillettes dans les bidons » en janvier 17, des poilus charmés par le chant des oiseaux. Il évoque une fraternisation et une nuit de travail face à face avec les Allemands, sans tirer.
Mais ce soldat ordinaire est bien singulier par certains aspects. Chrétien militant et lecteur de L’Action française, ses camarades sont des prêtres, des séminaristes ou de solides croyants n’hésitant pas à fonder un « cercle de soldats chrétiens » qui décide « d’instituer le rosaire vivant au 2e bataillon pour contrebalancer la vague d’immoralité qui s’étend à l’arrière chez les civils ». Lui-même, avant de partir en août 14, est resté longtemps prosterné au Sacré-Cœur de Montmartre : « Quand je me suis relevé, je ne m’appartenais plus, j’étais à la Patrie. » Et en août 17, près de Salonique : « Je songe à la grandeur, à la puissance, à la beauté de Dieu et je m’endors, confiant ma petitesse au Maître des Mondes, qui connaît chaque brin d’herbe. » Tout en respectant la personnalité de chacun, il faut pointer deux contradictions. D’une part, certains pourraient dire que « la joie furieuse » qu’il éprouve « de tirer, de tuer » (7-5-16) n’est point un sentiment chrétien. D’autre part, affirmer que les bons camarades tués ont « reçu la récompense des amis du Christ » (5-9-15) ou encore « la récompense ineffable » (8-5-16) rend incompréhensible sa satisfaction d’en réchapper après un bombardement terrible, grâce à « la protection de la Sainte-Vierge » (9-5-16).
Le thème de la guerre comme expiation de l’anticléricalisme des gouvernements de la République revient sans cesse, de même que la critique des parlementaires, des partis, des journaux les plus subversifs qui « ont libre cours » (ah, une absence dans le texte du poilu Beaufils : pas la moindre critique du bourrage de crâne). Les poilus ne murmurent pas quand il faut monter ; la majorité assiste à la messe, et avec ferveur ; ils ne veulent pas entendre parler d’une paix boiteuse. Si tout n’est pas parfait, c’est parce qu’il y a eu trahison, rôle néfaste des apaches ou des francs-maçons, des « révolutionnaires juifs bolcheviks » ou des instituteurs de l’école laïque, victimes des « théories de l’enseignement matérialiste et athée professé dans les écoles normales ».
Si l’on accepte comme témoignage authentique celui d’un socialiste, il faut aussi accepter celui d’un catholique réactionnaire avec ses propres points de vue, et, dans les grandes lignes, le texte publié ne semble pas en contradiction avec les idées du poilu en 1914-19. Toutefois, des dizaines de pages paraissent surajoutées : texte intégral de sermons patriotiques, cantiques, « poèmes », chansons cocardières de Botrel (« Botrel-le-Crétin », disent d’autres poilus). Dire que les poilus attendent, le flingot et « Rosalie » à portée de la main, en novembre 1914 paraît un anachronisme, encore accentué par une note de bas de page qui prétend que Rosalie est la « personnification de la baïonnette par les Poilus », alors que c’est une chanson de Botrel qui l’a popularisée à l’arrière et que les combattants parlent éventuellement de « la fourchette ». Et encore, en mars-avril 1916, parmi les « mauvais maîtres » de l’instituteur Hilaire Sapain, à coté de Darwin, Rousseau, Voltaire, A. France et Romain Rolland, figure Barbusse. Une note précise que ce dernier « venait de recevoir le Goncourt (1916) pour son livre Le Feu ». Or ce roman a commencé à paraître en feuilleton seulement en août 1916, en volume en septembre et n’a obtenu le prix qu’en décembre. Une des dernières pages du livre de Beaufils commence ainsi : « Quelques vingt ans après, savoir se souvenir ! » Il semble bien que l’écriture définitive du témoignage date de la fin des années Trente. Pas au-delà car on n’y trouve pas de pages à la gloire de Pétain. On souhaiterait savoir ce qu’est devenu Beaufils dans l’entre-deux-guerres, et même ce qu’il était avant 1914. Trois textes précédant le témoignage proprement dit pourraient nous renseigner.
Mais la préface de Monseigneur Hippolyte Simon apporte peu, en dehors du fait que Beaufils était un chrétien. L’introduction, signée Sophie de Lastours, directrice de la collection , n’apporte pas plus sinon une bizarre confusion entre l’œuvre d’un certain « capitaine allemand d’artillerie » nommé Richter et le beau livre de Dominique Richert. Le troisième texte préalable est l’avant-propos de Françoise Robin qui commet deux erreurs fondamentales pour un tel texte : nous dire à l’avance ce qu’on va trouver dans le témoignage ; ne rien nous dire sur la biographie du témoin. Divers indices dans le témoignage laissent penser que Jean-Louis Beaufils est né à Dournazac (Haute-Vienne) le 14 décembre 1894, qu’il est allé à l’école communale de ce village, que ses parents étaient dans l’agriculture, que lui-même habitait Paris. Mais quel était précisément son milieu social ? jusqu’où a-t-il poussé ses études ? quel était son métier avant 14 ? Et après ? Est-il devenu camelot du roi ou Croix de Feu ? On ne saura rien de tout cela. Par contre, on « apprend » qu’on peut s’abriter dans une sape ou dans une « marmite ». Françoise Robin a également ajouté au témoignage une importante série de notes, dont beaucoup sont inutiles (« Que de soupirs pour la permission, la grande désirée », écrit Beaufils en novembre 17, et la note 156 de préciser « Toujours le malaise des soldats privés de permission »), d’autres entachées d’erreurs d’inattention sur les dates (par exemple les notes 27 et 203), d’autres enfin un peu ridicules : l’Internationale est présentée en note 120 comme « hymne des partis ouvriéristes » ; lorsque Beaufils emploie le mot « buffleteries » pour décrire l’uniforme de beaux officiers embusqués, la note 158 est là pour dire « Peut-être pour bluffeteries, néologisme pour acte de bluffer ? », etc.
Mieux vaut publier moins en quantité et améliorer la qualité des productions.
Rémy Cazals

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Heiligenstein, Auguste (1891-1976)

HEILIGENSTEIN Gérard, Mémoires d’un observateur-pilote 1912-1919 Auguste Heiligenstein, Paris, Les éditions de l’Officine, 2009, 227 p.

Le témoin
Auguste Heiligenstein est né le 6 décembre 1891 à Saint-Denis. Ses parents, natifs d’Obernai (Alsace), ont quitté cette région après la guerre de 1870, ayant choisi la nationalité française. Artiste décorateur sur verre dans le civil, il est incorporé en 1912 au 26e Régiment d’artillerie pour effectuer son service militaire. Il passe et réussit l’examen de brigadier, puis celui de sous-officier. Transféré avec son régiment à Chartres, il est désigné chef de section de la 23e batterie lorsque la guerre éclate. Il connait le baptême du feu dans la Meuse, lors des combats de Vaudoncourt et Spincourt les 23 et 24 août 1914. Après les affrontements de la bataille de la Marne, son groupe est désigné pour compléter l’artillerie de la 65e DI, et participe aux batailles de Chauvoncourt et des Paroches. Il est nommé sous-lieutenant le 5 novembre 1914, et prend le commandement de la 22e batterie. Cantonné au fort des Paroches, et l’inaction se faisant plus pesante, il devient observateur en ballon. Il monte aussi un service d’élaboration de cartes établies à partir de ses observations, avant qu’en juin 1915, la 65e division ne soit transférée dans la Woëvre et au bois le Prêtre près de Pont-à-Mousson. C’est là qu’il est désigné pour être observateur en avion à l’escadrille de la division, la MF 5, basée à Toul. Un an après, en juin 1916, il passe à l’escadrille MF 44 jusque fin février 1917. C’est dans cette unité qu’il obtient son brevet de pilote. Muté à la C 106 qui deviendra la C 229, il participe à l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917 où il est nommé adjoint de son chef de secteur, en charge des observateurs. Nommé lieutenant le 16 mai 1917, sa carrière au front s’interrompt brutalement à la suite d’un accident d’avion le 17 juin 1917. Après sa convalescence, il entre en janvier 1918 au SFA (Service des Fabrications de l’Aviation) où son activité consiste à contrôler certaines usines fabriquant des avions jusqu’à la démobilisation le 15 août 1919. Il reprend alors avec succès sa carrière d’artiste spécialisé dans les émaux transparents sur verre, participant à de nombreuses expositions internationales. En 1939, il est rappelé par l’armée de l’air comme instructeur et donne des cours sur l’observation et la reconnaissance aérienne à la base aérienne 109 de Tours. Nommé capitaine, il évite par son action la captivité du personnel de cette base. Après la Deuxième Guerre mondiale, il reprend sa carrière d’artiste dans l’art de la céramique. Il s’éteint le 23 mars 1976 à l’âge de 85 ans, après une vie bien remplie.

Le témoignage

Les mémoires d’Auguste Heiligenstein ont été retranscrites par son fils Gérard, alors que son père les avait écrites entre 1964 et 1968, soit presque 50 ans après la guerre. Le livre est divisé en 7 chapitres, dont les deux premiers traitent du service militaire et de ses débuts en tant qu’artilleur. Les autres chapitres retracent sa carrière dans l’aviation. L’ouvrage est complété par un cahier iconographique qui présente des extraits des albums de l’auteur, des photographies, quelques croquis et les textes des citations obtenues. A noter aussi quelques pages relatives au parcours d’Auguste Heiligenstein avant et après la Deuxième Guerre Mondiale, ainsi qu’un index des noms cités.
Le texte est malheureusement émaillé de nombreuses coquilles, sans que l’on sache si cela vient du texte d’origine ou si ce sont des erreurs de retranscription. On trouve donc de nombreuses fautes d’orthographe, de conjugaison, une ponctuation parfois hésitante. Certaines phrases semblent tronquées par manque de mots, d’autres en ont trop. Tout cela laisse une désagréable impression au lecteur, et il est étonnant que l’éditeur ait laissé passer de telles erreurs dans la version finale. On dirait qu’il n’y a pas eu de relecture et des fautes qu’il eût été facile de corriger sur les noms de lieux ou de personnes abondent : Pluvenelle pour Puvenelle, Pelltier d’osy pour Pelletier d’Oisy (p. 96), Billy Coopens (p. 169) pour Willy Coppens… Cependant, les témoignages d’aviateurs de la Grande Guerre sont trop rares pour que l’on fasse trop de reproches à la publication de celui-ci.

Analyse

Le parcours d’Auguste Heiligenstein, qui est resté près de 7 ans dans l’armée, a la particularité d’être très varié et il rapporte ce qu’il a vécu en tant qu’artilleur, observateur, pilote, réceptionnaire au S.F.A.. Dans ses souvenirs, on sent à plusieurs reprises que l’auteur a une certaine volonté pédagogique. On le remarque par exemple, quand il détaille la composition et le fonctionnement d’une batterie de 75 (p. 37). Il adopte la même attitude quand il parle de l’aviation, introduisant de cette façon une description des biplans utilisés à cette époque: « Pour les jeunes il faut que je parle de ces ancêtres de l’aviation. » (p. 69) Ce qui semble démontrer l’espoir d’être lu et la volonté de témoigner pour les générations futures.
Il rapporte quelques anecdotes intéressantes de son expérience d’artilleur, comme lorsqu’il aperçoit près du fort de Troyon « des meules de blés qui se déplaçaient », arrêtées net par un tir précis. (37). Ou encore quand il aperçoit les Allemands en train de déménager un piano de la villa qu’occupait en temps de paix, le capitaine du fort des Paroches. Celui-ci averti du larcin en cours, ordonne à Auguste Heiligenstein de tirer. Un seul coup heureux stoppe le déménagement, et fait des dégâts dans le camp adverse, ce qui lui inspire cette réflexion : « J’étais très fier de ce coup heureux, mais vraiment, ce que la guerre peut transformer un homme et le rendre sanguinaire et cruel » (p. 54).
Le baptême du feu est une épreuve difficile pour sa batterie, dont le premier mort est un évènement traumatisant et provoque la consternation parmi ses hommes :
« Nous fûmes pris en enfilade par une batterie ennemie qui fit beaucoup de dégâts. J’étais à côté du capitaine à son observatoire pour essayer de repérer le départ des coups quand j’entendis des hurlements dans la batterie, il me demanda d’aller voir ce qui se passait. En arrivant je trouvais un des servants de ma section blessé très gravement et ses camarades atterrés, un obus explosif avait éclaté en arrière du caisson et un fort éclat avait traversé une des portes en tranchant les fesses du malheureux camarade. Il n’y avait pas d’infirmier dans la composition d’une batterie et aucun des servants n’osait s’occuper du blessé, force me fut de faire le nécessaire, heureusement que le tir cessa. J’ai toujours eu horreur du sang et j’aurais fait un mauvais chirurgien, mais comme personne n’osait toucher le blessé, je pris mon courage à deux mains et après l’avoir débarrassé de ses vêtements je trouvais une plaie affreuse, je fis un premier pansement en utilisant tous les pansements individuels des hommes de la pièce. Les infirmiers ne vinrent pas et il fallut attendre pour évacuer le blessé. […] Nous quittâmes la position de batterie en fixant notre blessé avec des bottes de blé sur un caisson, malheureusement en arrivant sur la route une salve de 77 fusants nous accueilli, l’affolement des chevaux et des conducteurs fit tomber du caisson notre malheureux camarade ce qui lui déclencha une forte hémorragie. En arrivant le médecin alerté ne put que constater le décès et nous l’enterrâmes le lendemain matin dans le petit cimetière du pays. Ce premier mort jeta la consternation dans ma section, nous aimions beaucoup ce camarade très serviable et surtout très gai, ayant toujours un bon mot et une chanson pour remonter le moral de ses camarades. La grande faucheuse, avait dans nos rangs, commencé ses ravages. Nous venions, cette fois de recevoir le vrai Baptême du feu » (p. 35-36).

Il est aussi témoin d’un cas de folie, lorsqu’il rencontre un maître pointeur artilleur du 55e R.A.C., « Dans un croisement j’aperçus un homme qui marchait et paraissait lourdement chargé, en m’approchant de lui je vis avec stupéfaction un artilleur du 55e RAC avec des yeux hagards et qui portait sur son épaule une culasse de 75, celle de son canon. Je lui adressai la parole et sans me répondre il continua son chemin ! Quelques-uns de mes hommes le firent monter sur un caisson, par bribes il nous fit savoir qu’il était maitre pointeur et qu’il appartenait à la batterie qui avait été détruite près de nous. Le massacre de ses hommes l’avait rendu fou » (p. 41).

Il évoque des changements de position journaliers, afin de faire croire à l’ennemi « qu’il y avait beaucoup d’artillerie dans le secteur » (p. 42). Grâce à un certain talent de diplomate, il désamorce un début de rébellion dans son ancienne batterie, provoquée par le comportement d’un capitaine trop tatillon qui s’était mis à dos ses hommes. Faisant office d’observateur au fort des Paroches, et le front s’étant stabilisé, peu à peu, la routine s’installe. Il devient donc aérostier et décrit les difficultés rencontrées lors d’un réglage d’artillerie en ballon. Il n’hésite pas à critiquer le comportement de ses camarades ou de ses chefs que ce soit dans l’artillerie, l’aérostation ou l’aviation. Ainsi dans l’artillerie, un de ses hommes connait une défaillance :
« Je trouvais le pauvre maréchal des logis V., mon chef de pièce, anéanti par terre incapable de faire un mouvement, heureusement que son pointeur était d’une autre trempe. J’ai décidé d’en parler le lendemain au capitaine et de lui faire rendre ses galons qu’il ne méritait pas. La nuit se termina sans notre intervention. Le lendemain il rendit ses galons et nous l’envoyâmes au train des équipages, un peu à l’arrière comme conducteur, ce qui était une grave punition pour lui. C’était la première fois que je prenais une aussi grave décision surtout avec un bon camarade et j’en eus beaucoup de peine, mais la discipline doit être plus forte que l’amitié » (p. 39).
Alors qu’il est aérostier, un obus éclate à proximité de sa compagnie. Le capitaine se réfugie sous le treuil et ses hommes se dispersent. « je ne pus m’empêcher de dire son fait à ce lamentable capitaine qui probablement voyait le feu pour la première fois » (p. 59).
Dans l’aviation il fait des remarques sans concessions sur ses chefs d’escadrille. Quand il passe de la MF 5 à la F 44, il dit ne pas regretter « son chef, pilote d’avant-guerre que je n’avais pas vu voler souvent (il effectuait comme beaucoup d’autres les heures mensuelles nécessaires pour ne pas perdre la prime de vol de 10 f par jour » (p. 88). Son nouveau chef, pour un temps seulement, ne trouve pas grâce complètement à ses yeux, car « lui aussi n’était pas un fanatique pour voler près des lignes ennemies » (p. 88). Son remplaçant, ne semble guère mieux : « Nous ne l’avons jamais complètement adopté car lui aussi ne montait pas souvent dans son zingue » (p. 90).
Il est un fait communément admis que pour avoir le respect et l’entière confiance de ses hommes, un commandant d’escadrille se devait de voler aussi souvent que possible, comme son personnel navigant. Mais les chefs d’escadrille ne sont pas les seuls à connaître des manquements, les pilotes eux aussi peuvent ne pas se montrer à la hauteur. C’est le cas de l’un d’eux, un chasseur, qui devant protéger l’avion d’Auguste parti en mission photographique, manqua le rendez-vous fixé à l’avance. Le chasseur ne s’étant pas montré, Heiligenstein et son pilote furent pris en chasse par un Fokker et essuyèrent des rafales ennemies. « Le Morane avait bien quitté la base et comme il avait peur d’être trop en avance il était allé dans la direction de Nancy et avait eu une panne. Nous n’en crûmes pas un mot car il ne passait pas pour être un foudre de guerre et donc jamais plus nous ne lui adressâmes la parole » (p. 71).

Il témoigne aussi certaines barrières sociales plus ou moins tangibles entre les gens de l’air. Observateur récent dans l’aviation, Auguste Heiligenstein observe ses homologues et ressent l’impression de ne pas appartenir au même monde : « Les observateurs à cette époque étaient pour la plupart brevetés d’état-major polytechniciens ou ingénieurs de Centrale, aussi nous les sortis du rang, nous étions au bout de la table […] Pas souvent admis dans les interminables parties de bridge ou de poker qui se terminaient tard dans la nuit, nous n’étions pas tenus à l’écart mais nous sentions que nous n’étions pas du même bord » (p. 65).
Il évoque aussi les différences qui pouvaient se dresser entre militaires issus d’armes différentes, surtout pour ceux qui étaient issus d’une arme moins prestigieuse ou qui n’avaient pas l’expérience du combat, ce qui pouvait engendrer un certain malaise :
« Dans l’armée il y avait des cloisons bien étanches entre fantassins, cavaliers et artilleurs mais elles étaient encore plus fermées au train des équipages, aussi mon chef d’escadrille en subissait les conséquences quand il venait avec moi, simple sous-lieutenant, en mission auprès des états-majors. Il en revenait toujours un peu gêné car c’était toujours à moi que l’on expliquait les missions et il restait toujours en dehors des discussions. Il était un peu considéré comme un chef de garage, chargé de fournir des avions en ordre de marche. D’autre part nouveau venu dans l’arme, quoique capitaine, il n’avait pas encore reçu de citations ce qui le mettait en état d’infériorité vis-à-vis de moi-même. Aussi nos rapports sans être difficiles n’étaient pas très amicaux, mais il me laissait entièrement libre dans la direction de mes observateurs et je sentais malgré tout une espèce d’animosité » (p. 117).

Auguste Heiligenstein parle aussi, à deux reprises, du rôle important des aviateurs sur le moral des fantassins au cours des missions d’observation et de liaison d’infanterie. Cela est particulièrement vrai dans les périodes d’offensives quand l’infanterie est soumise à rude épreuve : « Avec les renseignements précis que l’on donnait sur les destructions de mitrailleuses que l’on repérait, on pouvait arrêter l’avance et surtout cela remontait le moral des troupes engagées. Notre présence leur montrait qu’elles n’étaient pas abandonnées. Chaque fois que j’allais rendre visite aux colonels des régiments au repos ils me dirent tout le bien que nous faisions aux poilus quand nous les survolions à basse altitude. » (p. 90-91). « Notre présence, en prenant les mêmes risques, avait aussi beaucoup d’importance » (p. 101).
Sur ce point, il rejoint ainsi le témoignage d’un de ses camarades d’escadrille à la MF 44, Jean Béraud-Villars, l’auteur de Notes d’un pilote disparu, publié sous le pseudonyme du lieutenant Marc cité dans le livre de Jean Norton Cru Témoins. Celui-ci expliquait que la présence d’un avion, survolant une unité de fantassins isolée et pratiquement encerclée en première ligne, en prenant des risques insensés, avait pour seul but de montrer aux Poilus qu’ils n’étaient pas complètement oubliés par le commandement et coupés du reste du monde. On apprend par ailleurs, grâce aux mémoires d’Heiligenstein, que Béraud Villars « reçut une balle dans le bras au cours d’un combat qui l’a laissé handicapé pour le restant de ses jours» (p. 111).

A aucun moment, Auguste n’éprouve de haine particulière pour les Allemands. Un chasseur français ayant descendu un adversaire, il vient voir le lieu de chute de l’avion ennemi : « Avec quelques camarades nous allâmes voir le triste spectacle, en arrivant au sol l’avion avait explosé et les deux aviateurs étaient morts sur le coup. Nous pensâmes que c’était peut-être aussi, le sort qui nous attendait. Ayant retrouvé sur eux papiers et argent, un des chasseurs quelques jours après alla jeter un message lesté contenant ce qui avait été trouvé ainsi que l’endroit où ces aviateurs avaient été enterrés. Le geste fut mal interprété au grand état major et une note nous interdit de recommencer cet hommage aux morts ennemis. » (p. 74)
Cette pratique rendant hommage aux adversaires était assez largement répandue et de nombreux témoignages la confirmant existent.

Il expose fréquemment ses idées pour améliorer la communication entre aviateurs et troupes au sol, comme l’usage de draps blancs pour communiquer avec les batteries d’artillerie (p. 76), milite pour l’adoption d’avions monoplaces équipés de la T.S.F., et donne des leçons de pilotage avec des avions à double commande pour donner une chance à l’observateur d’atterrir au cas où son pilote ne serait plus en mesure de le faire lui-même.
On retrouve dans les mémoires d’Auguste Heiligenstein, certains thèmes fréquemment rencontrés dans les témoignages d’aviateurs : la vie d’escadrille (p. 94) et ses inévitables facéties, les nombreux gueuletons pour fêter les récompenses obtenues par les uns ou les autres, les accidents, les combats aériens ou péripéties en cours de vol. Il fournit aussi des détails sur les avions, le matériel utilisé et les conditions dans lesquelles il était employé :
« pour tirer à la mitrailleuse placée sur un support orientable, de même que pour prendre des photos, il fallait se mettre debout et pour ne pas être éjecté dans les remous, il était nécessaire de s’attacher le pied gauche à une attelle placée au fond de l’habitacle » (p. 69). L’armement des avions, surtout au début de la guerre, est souvent inadapté à l’aviation comme ce mousqueton « qu’il fallait réarmer à chaque coup et qui servait surtout à nous donner une contenance » (p. 70). Les mitrailleuses d’infanterie Saint-Etienne ne sont guère mieux : « Nos mitrailleuses s’enrayaient souvent et n’étaient pas pratiques, lourdes à déplacer, alimentées par des bandes de cartouches qu’il fallait enfiler et recharger à chaque rafale. Ce n’était pas facile avec les gants fourrés que l’on était obligé de porter quand il faisait froid et engoncés dans de grosses peaux de bique ce qui gênait beaucoup les mouvements (p. 70) ».

Le témoin rencontre aussi de nombreuses personnalités de l’époque. Dans l’aviation, des as comme Jean Navarre ou Charles Nungesser, dont il prétend même avoir eu à un moment donné la même petite amie que lui (p. 68), mais aussi des sportifs d’avant-guerre, le boxeur Georges Carpentier, le champion de tennis André Gobert. Dans le monde du spectacle (Firmin Germier, Lucien Guitry, Jean Galipeau) et dans celui de la politique (Maurice Barrès). Il n’est pas insensible aux honneurs puisque le jour de sa remise de la légion d’honneur, longtemps convoitée, il considère qu’il s’agit là de la journée la plus importante de sa vie (p. 140).

Un épisode important témoigne de l’écrasante responsabilité qui pouvait peser parfois sur les épaules des officiers observateurs de l’aviation. Une attaque étant prévue sur la côte 304, le 7 décembre 1916, Auguste Heiligenstein est désigné pour assurer la liaison d’infanterie. Le matin de l’attaque, une brume épaisse et persistante recouvre la région, rendant la mission difficile et dangereuse. Constatant que la préparation d’artillerie avait été totalement inefficace, les tranchées allemandes étant restées intactes, il prend la décision de faire arrêter in extremis l’attaque pour éviter un massacre. L’assaut stoppé, il est convoqué et doit rendre compte à l’Etat-major du corps d’armée et se justifier : « J’expliquais dans le détail la mission minute par minute avec les notes qu’heureusement j’avais consignées et malgré mes affirmations je sentais une suspicion. En attendant les résultats d’enquêtes, je m’étais réfugié au mess de l’artillerie ; effondré à bout de nerfs je me mis à pleurer» (p. 104).
Finalement conforté dans sa décision, il recueillit plus tard les fruits de cette belle attitude. L’attaque reportée réussit quelques jours plus tard et fut couronnée de succès. « Après nous avoir donné l’accolade, un « hip hip hip hourra » hurlé par tous les poilus, cette ovation spontanée fut une belle récompense. Ils savaient les risques que nous avions pris, ils avaient entendu les mitrailleuses et les fusils cracher leur mitraille sur notre avion qu’il fallait abattre. C’est dans une telle ambiance que l’on puisait le courage de recommencer à prendre de sérieux risques dans ces missions si importantes » (p. 104).

Un autre temps fort de sa carrière dans l’aviation est son intervention auprès du Service des Fabrications de l’Aviation en tant que réceptionnaire. Ayant relevé des vices de conception dans la construction d’un nouveau prototype d’avion, il fait interrompre la chaîne de fabrication de cet appareil. Mis en cause par l’ingénieur responsable de ce biplan de chasse devant le ministre, sa décision est finalement approuvée après enquête. « Je sus beaucoup plus tard que l’essai avait été truqué pour satisfaire aux épreuves de réception du prototype, il y a eu quelques scandales à Villacoublay à ce sujet » (165-166).
Conscient de l’importance de son rôle, il réitère un peu plus tard une décision similaire concernant un avion Salmson blindé. « Il était très important de ne laisser partir dans les escadrilles que des avions sérieusement contrôlés, car il y avait assez de danger en remplissant les missions sans avoir les risques d’appareils impropres à celles-ci et qui risquaient de se casser en l’air » (p. 170).

Auguste Heiligenstein, en guise de conclusion, clôt ses mémoires en estimant que la guerre a complètement transformé sa vie. « Le fait d’avoir été nommé officier m’a fait gravir d’un seul coup de nombreux échelons dans l’échelle sociale et m’a permis de fréquenter sur un pied d’égalité des hommes qui sortaient de milieux que j’ignorai totalement ce qui m’a permis de mesurer ma valeur réelle. » (p. 175)
Eric Mahieu

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Cantié, Marius (1884-1917)

Sa famille a conservé de lui des notes prises entre août 1914 et juillet 1916, lorsqu’il était sergent dans le groupe de brancardiers de la 31e division. Commençons par les lire. Ce Méridional est surpris par le climat lorrain comme le montre son récit de la nuit du 15 au 16 août : « Nous devons coucher sur le champ avec 5 cm d’eau, on réussit cependant à s’abriter tout mouillés dans ou sous les voitures d’ambulance et nous passons ainsi une nuit glacée à grelotter dans nos effets mouillés, car impossible de se changer, le sac étant tout trempé aussi. Les officiers de l’ambulance avaient fait monter une tente Tortoise pouvant abriter 50 hommes, mais ont mis tout le monde à la porte et ont supporté d’y coucher seuls sur un brancard, quand les infirmiers n’avaient aucun abri. » D’une façon générale, les officiers gestionnaires, qui ne combattent pas, qui ne soignent pas, sont épinglés pour leurs brimades. En janvier 1915, par exemple, Marius est puni pour avoir fait son service alors qu’il en était exempt ! En février 1916, la popote des sergents est supprimée parce que les officiers veulent prendre le cuisinier à la leur. Aussi, lorsque la formation est disloquée, tout le monde est content « dès l’instant que l’on doit vivre loin de l’officier d’administration ».
Ramasser les blessés, enterrer les morts
Les premiers combats, en Lorraine, sont terribles : « Les blessés arrivent en si grand nombre qu’on est stupéfait. On voit des plaies ignobles, on entend des râles et les cris déchirants des blessés, que le cœur se serre d’angoisse. Le 142 est décimé, le colonel tué, ainsi que le 81, le 96 et le 122 [voir Ferroul]. Les Allemands étaient retranchés dans des fossés profonds et ne craignaient rien de notre artillerie ainsi que de l’infanterie. Les nôtres étant à découvert étaient décimés. » C’était le 18 août, et le lendemain ceux qui restent du 142 et du 122 sont relancés à l’attaque des « Prussiens » fortifiés et se font anéantir : « On les mène autrement dit à la boucherie. » Les brancardiers participent à la retraite, puis à la course à la mer. Le 21 novembre 1914, Marius décrit la ville d’Ypres : « À 8 h les Boches bombardent Ypres avec leurs grosses marmites, brisent le clocher de l’hôtel de ville et l’incendient. Les halles brûlent aussi et le feu se communique à la cathédrale. La ville n’est qu’un immense foyer ardent, et à la nuit c’est tout à fait lugubre. En ville, on ne trouve pas âme qui vive, tout est désert, les rues sont encombrées d’un amoncellement de ruines, les maisons éventrées ou calcinées, des objets épars, çà et là quelque poutre qui fume encore. On dirait qu’un fléau est passé là et a emporté toute la vie avec lui, et n’a laissé qu’une vaste nécropole. »
En février 1915, déplacement vers la Somme (près d’Amiens, « un marchand de vins du Midi nous fait boire tous et remplit nos bidons à titre gracieux »), puis vers la Champagne (« dans des wagons à bestiaux ayant contenu des chevaux et non désinfectés, ayant encore l’odeur et la trace des déjections »). La nuit du 29 mars, près de Mesnil-les-Hurlus, est un bon exemple de ce qui attend les brancardiers après les combats : « D’espace en espace on y rencontre des casemates boisées sur les côtés ayant servi sans doute d’abris aux gradés boches, car tout ceci est un travail boche, et ce n’est pas une petite affaire. En approchant de la ligne de feu, le boyau a, sur tout le long, des niches en terre servant d’abri aux troupes. Nous passons devant la guitoune du général et enfin nous entrons dans les boyaux abandonnés. Tout y est bouleversé, les trous d’obus se touchent et tous les morts qui sont à côté y sont enfouis. Certains forment de véritables murailles. Ils sont là, entassés pêle-mêle, et recouverts de la boue calcaire du pays. Elle a fait prise, et les morts restent là dans ce mortier, oubliés et perdus. Quelquefois on aperçoit un pied ou une main qui dépasse, semblant nous dire : « Je suis là, donnez-moi donc une autre sépulture ! » On trouve aussi des membres épars, des corps sans tête ou à moitié déchiquetés. C’est horrible. La lune de son disque brillant éclaire ces scènes funèbres. Les fusées éclairantes projettent encore leur vive lumière et viennent parfois retomber jusque chez nous. Les balles sifflent toute la nuit, un peu haut il est vrai, mais de nombreux ricochets font voler la poussière autour de nous. »
Les combats et leurs suites
Le 10 juin 1915, Marius Cantié mentionne un épisode comme il y en eut tant : « On annonce qu’hier au soir les Boches ont tenté de reprendre au 96e et au 322e la tranchée du Trapèze. Ils y ont réussi mais une contre-attaque les en a délogés. Une 2e tentative réussit encore mais une vive contre-attaque de nous les en chasse définitivement. Les blessés sont nombreux. Plus de 300 et une quarantaine de morts. » En septembre, du côté de Valmy, il faut faire face aux gaz ; le 1er décembre, « on commence à avoir des évacués pour gelure des pieds ». Des prisonniers allemands passent : « Tous sont contents de s’en tirer ainsi et sont gais, quelques officiers seuls ont l’air maussade et ennuyés comme des rats qui se voient pris. » La lecture des citations à l’ordre de la division ne suscite que ce commentaire : « Quelle blague !!! » En décembre, le 96 refuse de monter à l’assaut, « alléguant que le 81 avait perdu la tranchée et n’avait qu’à la reprendre ». La nuit de Noël, quelques brancardiers « ont fêté un peu trop le mousseux » et bousculent les officiers qui veulent intervenir.
La boue reste un ennemi implacable. « Plusieurs cuisines roulantes restent en panne dans les grands trous de la route avec des roues cassées et des essieux faussés. Il est formé un projet d’évacuer les blessés par le petit chemin de fer à voie étroite. Nous allons passer chefs de gare. » Mais cette proposition du 16 novembre, réitérée le 2 décembre, ne reçoit pas de réponse. Il faut atteler 4 à 5 chevaux à une voiture faite pour un seul. « Il pleut toujours, les cagnas s’effondrent dans les tranchées et même chez nous. Les routes sont des lacs de boue. »
À la recherche de l’auteur
Le carnet de Marius Cantié, peu fourni pour 1916, ne dépasse pas le mois de juillet de cette année. La famille a retenu de lui qu’il était originaire du Pays de Sault, que son père avait été nommé gendarme à Narbonne et que lui-même était employé de banque dans cette ville. La famille avait encore la date et le lieu du décès : 14 septembre 1917 au Bois des Caurières (Meuse). La consultation du site « Mémoire des Hommes » donne la date de naissance du sergent Cantié Célestin Marius Achille, le 27 décembre 1894 à Roquefort-de-Sault.
RC

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Fenix, Laurent, Joseph (1892–1958)

1. Le témoin

Laurent Joseph Fenix est le né le 19 mai 1892 à Grignon, en banlieue d’Albertville (Savoie), où son grand-père est bûcheron charbonnier. Une de ses filles, paysanne gardant les chèvres, épouse un journalier agricole qui travaille également comme ouvrier de four à plâtre. De cette union naîtront 12 enfants survivants (sur 14 conçus), dont Laurent, 7e de la fratrie. Il va quelques années à l’école où l’instituteur, républicain anticlérical, aura manifestement une influence sur le jeune garçon. En effet, il ne comprend pas une religiosité de sa mère confinant à la bigoterie, malgré ses conditions d’extrême pauvreté. Loué comme berger par son père, il quitte rapidement les études pour devenir ouvrier agricole. Adolescent, il devient ramoneur (et il y gagne le sobriquet de « souris ») et, bon ouvrier, va jusqu’à diriger une équipe. Jeune adulte, il quitte le métier et, après deux années d’apprentissage, devient charpentier. Toutefois, devant souscrire à ses obligations militaires, il rejoint le 133e RI de Belley (Ain). Il devient tampon[1] d’un caporal puis d’un sous-officier avant d’être employé comme menuisier dans un atelier de sapeurs. La guerre l’affecte à la 4ème compagnie du 133 qui part en Alsace dès les premiers jours d’août 1914. Blessé gravement à la tête par une torpille française le 9 juillet 1915, en reprenant la colline de La Fontenelle dans les Vosges, il est évacué. Commence alors une longue période entre hôpitaux de traitement et de convalescence, avant d’être réformé, inapte à poursuivre la lutte. Démobilisé, il reprend sa vie d’ouvrier menuisier, participant d’ailleurs à la reconstruction de la zone envahie à Soissons. Il poursuit sa carrière à Paris, Grenoble, Lyon, part en Afrique et revient se marier « dans un pays du Dauphiné » avec une femme qui se jettera sous un train. Lui-même se suicide le 11 novembre 1958 à Voiron (Isère), après une vie qu’il a qualifiée de misère.

2. Le témoignage

Fenix, Laurent-Joseph, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, écrite par lui-même. Paris, Le Sycomore, 1978, (réédité aux éditions Michel Chomarat (Lyon) en 1994 et à La Fontaine de Siloé (Montmélian) en 1999), 120 pages.

Marcel Peyrenet, journaliste, qui épilogue cet ouvrage, nous renseigne sur ce petit témoignage, en forme de souvenirs autobiographiques : « Telle a été la vie de Laurent, Joseph Fenix. Racontée par lui-même. Ecrite d’un trait, selon toute apparence, comme pour libérer une mémoire » (page 191). Il reçoit de lui un cahier contenant ses souvenirs, portant en frontispice la mention, « écrit dans le Dauphiné, le mois de novembre 1955 » (page 15). Fénix raconte sa vie en deux parties à peu près égales : l’avant-guerre, son enfance et son adolescence pauvres et besogneuses et la Grande Guerre(qui représente 30 pages sur l’ensemble de l’ouvrage) et ses conséquences pour un soldat de la « piétaille », brisé et aigri par la société.

3. Analyse

La misère de sa jeunesse, la dureté de sa vie et le poids psychique de la guerre forment le fil conducteur de ce témoignage d’une gueule cassée, dont « la bouche elle-même n’était réduite qu’à une ouverture de moins de deux centimètres » (pages 191-192). Sa description de l’arrivée dans le secteur du Ban-de-Sapt (Vosges), à la mi-septembre 1914, est dantesque : « Là il y avait déjà des milliers de morts à moitié enterrés, on voyait leur tête et leurs jambes qui sortaient, il y avait autant de Français que d’Allemands (…) Ils étaient là mélangés Français et Allemands. Je les ai vus pendant
plus d’une semaine, de mes yeux vus, aucun ne ressuscitait. Ils étaient tous bien d’accord les uns et les autres. Il n’y avait plus de rancune, de question de fortune, de politique ou de religion
» (page 123) et il poursuit sur ce parallèle social avec les vivants : « Même les camarades qui étaient avec moi, il y en avait de toutes sortes d’opinions, des croyants et des incroyants, de toutes sortes d’idées politiques, sauf des communistes puisque ça n’existait encore pas. Mais il n’y avait que des riches qu’on ne voyait pas, surtout pas dans mon bataillon dans tous les cas. Il y avait des ouvriers, des petits paysans, des petits commerçants, des  instituteurs… Les riches, après la guerre, on les a appelés les morts-vivants. Ils étaient tous malades à ce qu’il paraît, pour ne pas aller à la guerre. Et ils ont trouvé des braves gens pour les réformer ou les camoufler dans un coin bien tranquille. Et bien longtemps après la guerre, ils sont redevenus très lurons tandis que d’autres sont morts par suite de guerre sans même pu toucher une pensions » (pages 123-124). Sa vision de l’Armistice est celle-ci : « Ce jour-là que tout le monde fêtait en guinguette, pour moi ça a été le plus triste de ma vie. Je n’aurais fait que pleurer. Je pensais à tous ces camarades que je ne reverrais plus, à tous ceux que j’avais vu mourir dans des atroces souffrances, surtout que je commençais à comprendre que nous étions des imbéciles. Car je me rendais déjà compte que c’était les profiteurs qui s’étaient engraissés avec notre sang. On allait être leurs esclaves et comme récompense de notre souffrance, il allait falloir livrer une deuxième guerre toute sa vie pour obtenir une aumône » (page 165). En effet, il ne se remettra jamais du traumatisme de la Grande Guerre ; en témoignent le ton de ses souvenirs, sa récurrence à se focaliser sur les nantis et les profiteurs de guerre, sa vie de « réprouvé » et jusqu’à son suicide un 11 novembre 1958, 40 ans après l’armistice, dans l’explosion de sa maison, laquelle entraînera également la mort de deux locataires, deux sœurs âgées de 20 et 23 ans. « Sous un balcon, au premier étage, pend un écriteau portant, en lettres rouges, ces mots : « Profiteurs de guerre, monstrueux profiteurs. Vous serez châtiés » (page 194). Son témoignage est imprécis, distordu par le ressentiment, peu daté et ténu mais suffisamment représentatif du poids psychique et psychologique de la Grande Guerre chez ceux qui y ont souffert de la conjonction des traumatismes du feu et de la misère sociale qu’elle engendra. Il se replace en tous cas dans l’expérience moins socialement marquée de Charles Vuillermet, d’André Cornet-Auquier, de Louis de Corcelles ou des docteurs Joseph Saint-Pierre et Frantz Adam[2].

Yann Prouillet, janvier 2013


[1] Le tampon exerce les fonctions d’ordonnance.

[2] Voir leur notice dans le présent dictionnaire.

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Mare, André (1885-1932)

Né à Argentan (Orne) le 31 janvier 1885, André Mare a fait l’école des Arts décoratifs, qui lui a donné un métier lui permettant d’avoir pignon sur rue et aussi d’assouvir sa passion pour la peinture. Il fréquente Fernand Léger, Dunoyer de Segonzac, Rouault, Marie Laurencin, etc. Marié en 1910, il a deux enfants lors de la mobilisation. Pendant la guerre, il tient des carnets sur lesquels il fait dessins et aquarelles au cubisme de plus en plus affirmé, un style qu’il considère comme propre à traduire la destruction et à « aller au-delà de la description de ce que l’on voit pour exprimer plus profondément ce que l’on sent ». Son évolution est sensible à travers une série d’autoportraits. À partir d’août 1915, il pratique la photographie et colle des clichés sur les pages du carnet, qui portent aussi une chronique, tenue de manière irrégulière. Ses lettres à sa femme permettent de compléter et d’éclairer le contenu des carnets.
Il commence la guerre comme artilleur, d’abord à Hirson, à la frontière belge, puis à proximité de Paris où les travaux de terrassement lui laissent le temps de se rendre en ville pour s’occuper de ses affaires. Le 31 juillet 1915, il arrive à Valmy où il exerce successivement les fonctions de pointeur, de terrassier, de convoyeur. Il fait la remarque de beaucoup de soldats dans son cas devant l’attitude des anciens : « On réclame la fin et j’ose à peine exhaler mon optimisme devant des hommes qui sont là depuis un an. Le corps colonial, que l’on met à toutes les sauces, que l’on appelle, avec les zouaves, à toutes les occasions, qui n’a jamais de repos, réclame une grande et dernière offensive et a fixé une date, à la suite de laquelle il ne marchera plus. Les fantassins ne veulent plus rien savoir. » Il assiste aux préparatifs de l’attaque de septembre en Champagne ; il croit au succès, puis il constate le prix payé pour une médiocre avance. Il n’hésite pas à critiquer les grands chefs et les erreurs de l’artillerie qui tire sur les fantassins amis.
En décembre, il est réclamé aux sections de camouflage : « Entre casser des cailloux où mes bras n’ont guère l’aptitude et faire de la décoration pour l’armée, je n’hésite pas ! » Il travaille alors à Amiens et à Vimereux avec les Anglais, à produire de fausses écorces d’arbres pour cacher des observatoires, à peindre les canons de façon à ce qu’ils se fondent dans le paysage, à tendre des toiles peintes pour masquer une route, etc. Lors de l’offensive de la Somme, André Mare prend des photos sinistres. Il critique les artistes embusqués, alors qu’il se trouve lui-même proche des premières lignes, où il est blessé, le 12 mars 1917 par des éclats d’obus au cou et à la cuisse. Qualifié de « veinard » par majors et infirmières, il est opéré par Georges Duhamel, puis il peut prendre quelques mois de convalescence. À peine revenu sur le front, en septembre, il est envoyé en Italie où ses premières impressions sont négatives : un monde en trompe-l’œil ; les officiers cherchent à s’embusquer ; le défaitisme des soldats est organisé par les curés. Mais il peut faire du tourisme et il est séduit par la lumière : « La couleur est uniformément chaude, les ombres aussi, la gamme va des ocres aux bruns profonds, le ton moyen est le jaune indien, avec quelques noirs de feuillage et des gris très légers. On ne peut comprendre la vérité scrupuleuse des artistes anciens, combien ils sont servilement près de la nature, si l’on n’a vu cela. Le pays est fait sous le soleil, il est incompréhensible sans lui. L’architecture ne s’explique pas autrement. La répartition des lumières équilibre le tout. »
De retour en France, il participe à l’offensive finale des Alliés, une avance trop rapide pour que le camouflage soit utile. Cela ne se fait pas sans casse ; il voit « des carcasses de tanks un peu partout » et il écrit qu’il en a assez « de la charogne, de l’ypérite ». La fin approche : « À la nouvelle de l’arrivée des parlementaires dans Saint-Quentin, on dansait et on s’embrassait, y compris les Boches prisonniers. » Et le 11 novembre : « Aujourd’hui, ça y est, c’est fini… C’est tellement étonnant que ça écrase. » C’est André Mare qui va réaliser le cénotaphe dédié aux morts pour le défilé de la victoire du 14 juillet 1919, un projet controversé. Après la guerre, il travaille dans la décoration, l’illustration de livres et la peinture, abandonnant peu à peu le cubisme. Il meurt, à 47 ans, le 3 novembre 1932.
Rémy Cazals
*Carnets de guerre 1914-1918, André Mare présenté par Laurence Graffin, Paris, Herscher, 1996, 136 p., nombreuses illustrations tirées des carnets.

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Danré (née Darras), Thérèse (1883-1978)

Thérèse Darras, née le 6 novembre 1883 à Villers-Saint-Frambourg (Oise), dirigeait avec son mari Paul Danré la grosse ferme de Puiseux, à peu de distance du département de l’Aisne. Cette ferme, qui appartenait au couple, comptait une cinquantaine de domestiques pour s’occuper des champs et d’un cheptel important et varié. Son mari mobilisé, Thérèse resta à Puiseux avec ses quatre enfants pour essayer de défendre son bien. Elle écrivit au jour le jour, du 1er septembre 1914 au 2 avril 1915, témoignant de sentiments patriotiques et catholiques.
Les Allemands apparurent le 1er septembre, dans leur marche vers Paris, mais cela n’interrompit point les moissons. Thérèse pensait avec inquiétude à son mari et à ses parents, et plaçait sa confiance dans la protection divine. Ainsi, le 10 septembre : « Je suis dans l’anxiété. J’ai peur de me trouver en pleine bataille ; mais j’ai confiance en Dieu, je lui recommande toute ma maisonnée. Il la protègera comme il l’a fait jusqu’ici. » Parmi les Allemands, certains sont brutaux et pillards ; d’autres plus sympathiques. Plusieurs parlent français. Les Français reviennent le 13 septembre, dans le prolongement de la victoire de la Marne. La ferme se trouve alors au cœur des combats. Les blessés et les enfants sont mis à l’abri dans les carrières proches : « Toujours dans l’isolement ! Quelle épreuve ! Nous logeons toujours dans la carrière. Le soir, nous mettons nos matelas sur la paille et nous nous y étendons tout habillés. Des moutons sont à côté de nous, enfermés derrière les claies ; nous avons aussi une vache de peur qu’on nous la prenne. » Thérèse participe aux soins des blessés, en ayant pris des leçons auprès des soldats eux-mêmes, puis d’un major.
À partir du 20 septembre, la ferme reste aux mains des Allemands, mais le front est trop proche et il faut évacuer, vers Nampcel. La cohabitation avec les Allemands est supportable : ils distribuent du café, du sucre, du sel, de la viande de cheval ; on peut se procurer du pain. On peut aussi discuter avec eux, même si c’est pour que chacun affirme le droit de sa patrie. Ainsi cet Allemand, qui s’en va et dit au revoir aux enfants, ajoute : « Ces petits vont dire encore des cochons d’Allemands. » Ou bien, lorsque le petit Lucien est monté sur les épaules d’un Allemand, que réussira-t-on à lui faire crier : « Vive la France » ou « Vive l’Allemagne » ou « Vive la France et l’Allemagne » ? Thérèse est également capable d’observer, le 31 janvier 1915, par exemple, que les Allemands sont tristes de repartir vers les tranchées. Elle n’est pas dénuée d’humour lorsque, les femmes étant conduites à la messe par un soldat, elles lui demandent s’il est catholique. Sur sa réponse : « protestant, ajoutant pour s’excuser que ce n’était pas sa faute », elles décident « de prier pour sa conversion » (3 novembre 1914).
Thérèse et ses enfants sont évacués très tôt (le 15 mars 1915) vers la Suisse où ils arrivent le 17 mars, opposant l’accueil chaleureux reçu dans le pays neutre à celui, « glacial » de la France à Évian. Mais c’est beaucoup mieux en Lot-et-Garonne, dernière étape avant les retrouvailles familiales dans la région parisienne et la clôture du journal personnel. En France, Thérèse a pu recevoir une citation à l’ordre de la VIe armée pour les soins donnés aux blessés.
Rémy Cazals
*« Mémoires de Thérèse Danré », présentées par Robert Attal et Denis Rolland, dans Mémoires du Soissonnais, 1999-2001, p. 125-157, illustrations.

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