Monnet, François (1900-1937)

Résumé de l’ouvrage :

L’abbé François Monnet. Chapelain de Saint-Dié. Curé du Thillot. 1900-1937 par l’Abbé X. Charles, Imprimerie Coopérative Saint-Michel, 1938, 109 p.

François, Marie, Camille Monnet naît le 16 octobre 1900 à La Bresse, dans les Vosges. Troisième d’une famille de huit enfants, deux sœurs le précèdent. Son père est fondé de pouvoir de M. Bodenreider, industriel, et sa mère élève la fratrie dans la religiosité. Dès l’âge de 11 ans, il souhaite être prêtre. Après une première formation au presbytère de sa commune, il entre à 13 ans au petit séminaire de Mattaincourt. Son père est mobilisé alors que la commune n’est pas loin du front de la Grande Guerre dans les Vosges mais il poursuit ses études à partir de la réouverture de son établissement scolaire religieux en mars 1915. Ne pouvant rejoindre Saint-Dié, sous la menace des canons allemands, pour intégrer le grand séminaire, il poursuit à Mattaincourt et c’est étudiant qu’il vit l’Armistice, qu’il décrit quelque peu. En octobre 1920, il fait son service de deux années au 170e R.I. qui tient garnison en terre allemande, à Kehl. Il est caporal, nommé secrétaire du chef de bataillon. La fin de la guerre est pour lui une période de trouble qui correspond au basculement de la guerre à la paix mais également à un après-guerre qui questionne sa foi comme sa vie de jeune adulte dans les prémices de la Belle Epoque. Il dit, peu avant l’Armistice, le 2 novembre : « Moi-même ne suis-je pas un représentant du XXe siècle ? » (p. 12), poursuivant en écrivant : « Si je n’étais pas chrétien, je serais un Renan, sensible, porté à une métaphysique nuageuse, avec des attraits de mysticisme, cherchant toute jouissance d’esprit et de cœur ; peut être de plus basses » (p. 13). Son biographe décrit ses sentiments le soir du 11 suivant, entrevoyant « une vague de jouissance qui va déferler » faisant tressailler son âme sacerdotale devant un « débordement de plaisirs » : Le jeune séminariste dit : « Quelle va être mon attitude à moi ? Quelle doit être l’attitude d’un prêtre et d’un séminariste devant ces événements ? Il me semble qu’il faut répondre : compenser par des mortifications… Voici une nouvelle ère de l’histoire du monde » (p. 16). [Car il pratique la mortification et plus loin il en décrit les instruments : cilice, bracelet, privations de vin, heure de travail parfait, bréviaire debout, travail à genoux, dizaine de chapelet bras en croix, etc. (page 65)] Son temps militaire effectué, il entre, en octobre 1922 au grand séminaire de Saint-Dié. Il est nommé prêtre le 5 avril 1924 et nommé vicaire à la paroisse Saint-Maurice d’Épinal dès le 11 suivant. S’en suivent de multiples affectations (curé d’Housseras en 1928-1929), missions et direction spirituelle dans les Vosges avant d’être nommé curé du Thillot en 1935. Le 26 janvier 1937, il est victime d’un accident de moto sur la route du Thillot à la Bresse et meurt à l’hôpital de Remiremont le 3 février suivant à l’âge de 37 ans.

Commentaires sur l’ouvrage :

Cette biographie compréhensiblement laudative vaut par l’âge de son sujet, qui, de 14 à 18 ans, vit la Grande Guerre au petit séminaire de Mattaincourt. Ne tenant pas de carnet, sauf quelques rares éléments repris dans un court cahier de notes tenu du 21 octobre au 20 novembre 1918, ce livre n’est pas un témoignage de guerre. De fait, très peu de références au conflit ne sont contenues dans cet ouvrage, à rapprocher des souvenirs de l’abbé Alphonse Haensler dans son ouvrage Curé de campagne par le parcours d’un prêtre vosgien contemporain de la Grande Guerre. L’ouvrage recèle quelques photographies. Sont cités dans l’ouvrage en notes plusieurs prêtres Vosgiens contemporains dont l’aumônier Gustave, Paul, Henry, né le 31 juillet 1875 à Mattaincourt et mort pour la France le 29 juin 1916 à La Grange-aux-Bois, près de Sainte-Menehould dans la Marne (page 45).

Yann Prouillet,16 avril 2025

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Dutoo, Charles (1886-1964)

Résumé de l’ouvrage :

Les mémoire d’un chef de fanfare, Charles Dutoo, Ets Douriez-Bataille éditeur, 1963, 96 p.

Aumônier du 56e BCP, l’auteur, au début des années 1960 couche sur le papier ses mémoires de guerre et notamment le rôle qu’il accepte du successeur de l’emblématique colonel Driant, mort dans les premiers jours de la bataille de Verdun, le commandant Berteaux, de monter une fanfare régimentaire. Bénéficiant pour ce faire d’un appel de Maurice Barrès dans la presse, 6 000 francs sont collectés, permettant la créant de l’ensemble musical, l’acquisition des partitions et des instruments. Un appel « aux chasseurs ayant des connaissances musicales et la pratique d’un instrument » reçoit la candidature de 50 d’entre eux. La fanfare est ainsi rapidement montée, avec 28 exécutants, majoritairement des gars du Nord et du Pas-de-Calais. La générale se passe à la tête des troupes en traversant Belfort en mai 1916. Dès lors, la formation se produit au gré des mouvements du bataillon, se rodant au camp d’Arches, dans les Vosges, puis sur la Somme en juillet, dans le secteur du fort de Vaux et en Champagne en 1917. La formation accompagne les messes ou les visites d’autorités, distrayant les soldats entre deux attaques. Parallèlement à la vie de son unité sonore, Dutoo relate sa vie particulière d’aumônier-musicien au front. Il raconte le côtoiement étonnant des soldats noirs du Bataillon du Pacifique, dont le roi de l’île de Lifou. Musicien bien entendu, l’auteur explique le fonctionnement de son « unité », son registre, ses archives, bientôt complété par une chorale. L’hiver 1917 se passe en Alsace avant un retour en Champagne à l’été 1918. Il est en Flandre et participe aux derniers combats en Flandre belge à la fin de la guerre lorsque le 15 octobre, à 10 heures du matin, il est blessé à la jambe par un éclat d’obus. C’est sur la place d’Avranches qu’il participe à la joie délirante de la population à l’annonce de l’Armistice. Il vit ces grandes journées en territoire belge, défilant avec la 77e Division avant d’entrer en territoire allemand aux premiers jours de 1919, logeant ses fanfaristes chez des allemands. Il décrit enfin la dissolution du 56e bataillon, réparti dans les 9ème et 18e BCP, lui-même étant versé au 9ème. Le 29 mars 1919, à Mohon, dans les Ardennes, il est démobilisé pour reprendre son service de vicaire à l’église Saint-Etienne de Lille.

Eléments biographiques :

Charles Dutoo nait le 20 avril 1886 à Tourcoing, dans le Nord. Il fait ses études au collège du Sacré-Cœur, où il cultive très tôt sa vocation religieuse. Il entre au Grand séminaire à Cambrai et Saint-Saulve, près de Valenciennes et fait entre temps son service militaire au 8e BCP à Amiens. Il est ordonné prêtre le 7 juillet 1912 et est nommé professeur au collège de Tourcoing. C’est là que la guerre le mobilise au 26e BCP, celui du colonel Driant, dont il devient l’aumônier. Il retrouve à Tourcoing le 4 décembre 1918 sa mère, « que je n’avais pas revue depuis 4 ans ». Après la guerre, il reprend son métier de vicaire pendant 10 années puis devient sous-directeur puis directeur diocésain des Œuvres de Lille pendant les 18 années qui suivent. Il est également Pasteur à Notre-Dame-de-Fives et curé-doyen à Lille Saint-Maurice. Il fonde l’Action civile ouvrière puis l’Action catholique, ayant une action sociale tournée vers les « humbles gouvernantes de presbytère, à ces femmes qui par leur dévouement caché aident le ministère des prêtres pour un salaire souvent modeste » (selon un discours posthume anonyme). Il restera très marqué par la guerre et décède de longue maladie le 27 janvier 1964 à l’âge de 78 ans. Il était chevalier de la Légion d’honneur, et avait également reçu la Croix de guerre et la Médaille militaire.

Commentaires sur l’ouvrage :

Le témoignage de l’aumônier-fanfariste du bataillon des chasseurs de Driant Charles Dutoo est par cette fonction un livre de souvenirs singulier. Même si peu profond dans sa matérialité testimoniale, souvent se raccrochant aux secteurs parcourus, un peu moins précis sur les dates, il permet toutefois de retracer la réalité peu connue d’une fanfare de bataillon au front, activité périphérique le plus souvent dévolue au service de santé, ainsi que son animation musicale dans la guerre. Constituée par la conjonction de la volonté, « le rêve » du colonel Driant et l’appui de Maurice Barrès pour sa constitution, Dutoo n’élude rien de sa création, de son économie, de son fonctionnement, de ses œuvres et autres caractéristiques (comme la création périphérique d’une chorale) en replaçant cette existence dans les différents fronts de sa Grande Guerre, entrant par cette relation dans le champ testimonial. Ceci principalement de 1916 à la dissolution du bataillon (28 février 1919) et sa démobilisation (31 mars 1919). Mais il n’est pas seulement musicien ; sa tache au front est également la gestion des morts et le renseignement des vivants. Il dit à ce sujet : « Les lendemains d’attaque, je recevais toujours une avalanche de lettres. Familles ou amis voulaient apprendre de l’aumônier où, quand et comment leur être cher était tombé. Après avoir trié prudemment ; on comprend pourquoi, toute la correspondance du défunt, je renvoyai aux siens les modestes mais précieux souvenirs, qui alimenteraient sa mémoire, peut-être au cours de plusieurs générations » (page 29). Plusieurs descriptions de cette tâche sont à relever dans l’ouvrage. Dutoo décrit également son côtoiement avec les soldats d’un Bataillon du Pacifique et de son roi.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 30 : Monseigneur de Liobet, évêque de Gap, futur archevêque d’Avignon, atteint par la loi Dalbiez, versé à 42 ans dans une division du 30e corps.
32 : Chasseur mort de froid
33 : Fouille les morts pour restituer objets et documents, rédige des cartes macabres à l’intention des familles
: « Il n’y a avais plus [à Verdun] que des ossements et de la poussière ! Je me disais que le sol de Verdun était réellement fait de la cendre des morts : que la terre entière aussi était faite de tous ceux qui nous avaient précédés, depuis des millénaires, et que l’Eglise avait raison de nous rappeler chaque année que, comme les autres, « nous sommes poussière et nous retournerons en poussière »»
34 : Ramassage des corps éclatés
37 : Nom et paternité de morceaux joués par la Fanfare
40 : Espionnite, affaire des signaux, en fait une chasse aux pigeons
45 : Nécrophores (insectes) empêchant le transport des corps, traînés sur le champ de bataille
: Constitution d’un cimetière, gravage des noms sur des boîtes de conserve, carte des croix
48 : Baptême de l’air proposé aux officiers au repos
52 : Bataillon du Pacifique, nom de roi, difficulté climatique et repos à Saint-Raphaël, utilisation privilégiée du tutoiement, hommes champions du lancer de grenade (fin 55)
65 : Kouglof appelé gouqueloupf
80 : Sur les caves de Reims
84 : Reçoit en don d’un prisonnier allemand un parabellum
86 : Aime son Adrian, « ce cher casque « ennobli », lors de ma démobilisation, d’une visière supplémentaire de cuivre »
92 : Démobilisé, il reçoit « un costume civil gris de douteuse qualité », le costume Abrami.

Yann Prouillet,16 avril 2025

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Gaston, Gras (1896-1961)

Résumé de l’ouvrage :

Douaumont, 24 octobre 1916, Frémont (Verdun), 1929, 159 p.

Gaston Gras, classe 1916, jeune sergent, commandant une escouade de la 4e section de la 3e compagnie du 4e bataillon du régiment d’infanterie coloniale du Maroc (RICM) se souvient, à Toulon, le 3 mars 1928, de l’attaque et de la reprise du fort de Douaumont, le 24 octobre 1916. Son récit de deux semaines haletantes débute à Stainville, le 20 octobre, relate la montée en ligne, la capture du fort, l’état dans lequel il se trouve, reconquis aux Allemands, sa réorganisation, la relève, épique et mortifère, le repos à Verdun et son retour à Stainville, le 3 novembre, auréolé de victoire.

Eléments biographiques :

Gaston, Marius, Joseph, Antoine Gras naît le 28 février 1896 à Toulon (83) de Victor, François, Pierre, Gras et de Marie, Gabrielle, Joséphine, Françoise Funel. Il est marié à Germaine, Paula, Adèle Bergondy et, après la guerre, fait une brillante carrière d’avocat, terminant bâtonnier. Il s’éteint étonnamment à l’opéra de Toulon le 7 janvier 1961. Son épouse décède quant à elle le 26 juin 1975 à l’âge de 75 ans.

Commentaires sur l’ouvrage :

Gaston Gras ouvre son ouvrage sur ces mots : « Ces pages, écrites voici près de trente ans, parues pour la première fois en 1929. (…) j’ai pensé que ces souvenirs – ce témoignage de bonne foi – ne seraient point inopportuns ». L’ouvrage s’ouvre également ensuite sur le RICM, premier Régiment du Monde, qui écrit la page de gloire qui suit, également rappelé dans la préface du lieutenant-colonel, alors capitaine, Dorey.
C’est à Stainville, le 20 octobre 1916, que Gaston Gras, à la tête de sa section, monte dans les camions qui, par Bar-le-Duc, le déposent à la Citadelle de Verdun. Par le Faubourg Pavé, il monte en ligne, sur le Bled. Suivent les pages épiques de l’attaque du Fort de Douaumont, son description après sa reprise à l’ennemi qui l’a occupé depuis le 25 février, et son organisation pour sa conservation. Quelques jours plus tard, l’ordre de relève, la tâche accomplie, arrive ; c’est le retour à Verdun dans une marche vers l’arrière épique et mortifère. Il revient à Verdun, qu’il décrit, au tout début de novembre avant de revenir, en camion, à Stainville, pour que le régiment y reçoive, des mains du Président de la République, la Légion d’Honneur. L’ouvrage se décompose donc ainsi en épisodes : Montée en ligne, en avant !, le Fort, après la conquête, retour… et Stainville encore. Ces deux semaines homériques sont précisément décrites, à quelques rares exceptions, les noms sont indiqués dans un style quasi journalistique, fourmillant de tableaux vivants et de données utiles. L’ouvrage est bien entendu teinté d’hommage, voire un hymne au RICM qui a payé un lourd tribu (rappelé page 19) pour cette reprise au retentissement mondial.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 15 : Peinture des camions
16 : Parachute de fusée utilisé comme foulard
19 : Pertes et captures du RICM à la guerre
20 : Légende des gendarmes pendus à Verdun à des crocs de bouchers
21 : Comment on prononce shrapnels
29 : Caresse hideuse de la boue, son bruit
: Eau sortant de la tranchée dans le champ de bataille de Verdun au « goût indécis de terre grasse et de poudre délayée, de sang peut-être »
: Horreur d’un soulier 28/4 dépassant dans la tranchée
32 : Odeur d’une cagna
42 : Nuit d’avant-combat
43 : Sur les Sénégalais « ce sont des électeurs, mais on voit sur leur poignet, à moitié caché sous les manches, des courroies de cuir brun ; leurs gri-gri, qu’ils serrent fanatiquement »
Martiniquais et le froid
44 : Eclat d’obus terminant sa course dans sa capote (vap 48)
: Humour, bravade factice à la mort imminente
: Belles phrases que quelques minutes avant l’assaut, finalement libératoire
45 : Calepin réclame de Pétrole-Hahn, bloc-note de coopé
48 : Touché par une balle sans force
: Horreur
50 : Service de récupération et délai de retours des sacs
51 : « Cigares gros comme des Zeppelins »
: Prisonniers allemands heureux
55 : Calicots blancs pour signaler la présence aux avions
: Annonce de la prise de Douaumont (vap 58 comment)
57 : Fusées et signalisation
62 : Rôle et difficulté des nettoyeurs
66 : Sur la légende du drapeau, de la prise par le 321
67 : Sergent Belton Chabrol, « flic » à Paris, décisif dans la prise du fort
68 : Problème de l’aiguille de la boussole déviée par le fer du casque et l’acier du révolver
69 : Compagnie 19/2 du Génie, nettoyeuse du fort
: Sergent Salles, un des premiers à pénétrer dans le fort, qui capture le capitaine allemand Prollius, commandant le fort
: Surprise allemande
71 : Etat des allemands : « Ce sont de pauvres loques humaines, qui ont faim, qui ont froid, qui ont peur, et qui portent dans ls portefeuilles grossiers qu’ils nous tendent des photographies de femmes ou d’enfants, comme on aurait trouvé dans nos portefeuilles de faux cuir. Alors je comprends que la Victoire, ce n’est guère que de la Pitié »
72 : Singe en boîte rouge
75 : Pour Dessendié, « on est embusqué toutes les fois qu’on, est pas « à portée de grenade des Boches » »
77 : « Nous avons bu ce soir-là pour la première fois, de cette eau bourbeuse qui stagnait dans les trous de 105 ou de 210. Un affreux relent de terre pourrie, de fumier humain régnait dans nos bouches, mais il fallait calmer la fièvre » (vap 99)
81 : Bilan de la prise de Douaumont : 200 prisonniers et le commandant, pertes : 2 morts et une douzaine de blessés légers
85 : Odeur de l’ennemi, « odeur de rat mouillé qui le caractérise à notre odorat – cette odeur que nous devions exhaler aussi bien que lui après cinq ou six jours de négligence corporelle »
: « Mais Fritz avait le génie de l’installation » et explication
86 : La Chipotte et Charleroi citées comme des lieux de combats de 1914
91 : Couleurs des cartouches des pistolets lance-fusée de signalisation
: Description du contenu de la musette, trophées : bidon allemand et une patte d’épaule
92 : Gros homme surnommé « Crapouillot »
96 : Pêche à la grenade dans la Meuse, qui a détruit une passerelle
: Ode à la toile de tente : « La toile de tente, c’était notre maison volante, c’était notre édredon nocturne, et ce pouvait être aussi notre linceul éternel »
103 : Ravitaillement dans les sacs allemands : « A la guerre on boit ce qu’on peut »
114 : Fiche rouge d’évacuation
: Homme blessé alors qu’il urinait
117 : Boue s’insinuant partout, jusque dans les parties intimes
121 : Sur la miction au front
122 : Lecture du journal au garde à vous
123 : Sa tentative de réveiller deux hommes morts le fait analyser la mort des hommes
132 : Horreur d’un coup direct sur un homme projeté par l’explosion
141 : Son aspect après la bataille
142 : Roulante surnommée le « torpilleur »
143 : Liste des survivants de sa compagnie (vap 148, 100/800 au début de la bataille)
: Photo grotesque de soldats déguisés à Verdun dans l’Illustration
: Vue de Verdun fin octobre 1916
146 : Le sommeil « c’est une sorte de mort accablée qui vous absorbe entièrement »
147 : Coupe sa capote à cause de la boue
155 : Effets changés et hommes tondus
156 : Revue et décoration du RICM par Poincaré, Nivelle, Mangin, Guyot de Salins, colonel Régnier
159 : Assassinat par un officier allemand prisonnier du commandant Nicolay

Yann Prouillet,15 avril 2025

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Chatot, Eugène (1880-1973)

Résumé de l’ouvrage :

Eugène Chatot (1880 – 1973), affecté au 8e Génie, est interprète auprès de la 35e division de l’armée américaine. La partie éditée de son carnet de guerre couvre la période du 31 juillet au 30 décembre 1918 et débute dans les Vosges, près de l’ambulance alpine du camp Larchey, sur les pentes sud du Klinzkopf, dans les Hautes Vosges. Début septembre, il part pour l’Argonne avant d’être légèrement blessé par un obus et gazé à la fin du mois. Evacué et hospitalisé, il vit l’Armistice en convalescence, revient au front et termine son journal dans la Meuse à la toute fin de décembre 1918.

Eléments biographiques :

Eugène Chatot naît à Gizia (Jura) le 3 septembre 1880 de Claude Antoine Chatot, instituteur, qui décède dès l’année suivante, et de Marie Adelina Garnier, qui deviendra en 1887 receveuse des Postes dans le Doubs. En 1893, Eugène Chatot étudie au collège de Baume-les-Dames puis il devient ami avec Louis Pergaud. De formation intellectuelle, il publie dans différentes revues sous le pseudonyme de Max Garnier (le nom de jeune fille de sa mère) des poésies et une notice biographique. Il travaille sa connaissance de l’anglais au Val College de Ramsgate (Angleterre) de 1902 à 1904. Le 24 août 1907, il se marie à Belfort avec Louise Gressebucher ; tous deux travaillent aux PTT, avant qu’Eugène soit nommé à la bibliothèque du Ministère à Paris. Louis toutefois est cardiaque, mal dont souffrira également sa fille. Marie-Louise, sa fille, y nait le 7 janvier 1914. Le 2 juin 1917, Eugène est affecté au 8e régiment du Génie. Maitrisant l’anglais, il est traducteur pour l’Armée américaine, traduisant également des documents. Il dit être nommé brigadier le 11 août 1918, fait mineur pour lui qui précise : « L’évènement n’a rien de sensationnel. Il aura cependant pour résultat une légère augmentation de ma solde, et en cas de malheur, de la pension servie à ma veuve ». Il est démobilisé le 30 janvier 1919 et remis dès le lendemain à la disposition de son employeur, les PTT, où il fera toute sa carrière. Le 28 juin suivant, à l’occasion du Traité de Versailles, il est chargé du bureau de poste temporaire, installé pour la signature. Le couple à la douleur de perdre Marie-Louise, à l’âge de 12 ans, le 24 août 1926 et Louise décède elle-même le 22 avril 1934 à l’âge de 51 ans. Le 1er septembre 1935, il est l’un des animateurs de la Société Littéraire des PTT qui vient d’être crée. Le 6 juin 1936, Eugène épouse en seconde noce Delphine Duboz, veuve de Louis Pergaud, à Paris, où ils s’installent. Cette dernière décède le 16 juillet 1963 et le 19 janvier 1965 est créée l’Association des Amis de Louis Pergaud sous l’instigation d’Eugène Chatot qui décède le 5 juillet 1973 à l’âge de 92 ans. Il est enterré auprès de son unique fille Marie-Louise à Bonnay dans le Doubs.

Commentaires sur l’ouvrage :

L’ouvrage débute par un double rappel opportun pour la compréhension périphérique du carnet de guerre d’Eugène Chatot :

– La 35e division américaine en France, origine (Kansas et Missouri), formation (dans l’Oklahoma en septembre 1917), composition (69e brigade d’infanterie composée des 137e et 138e régiments, du 129e bataillon de mitrailleuses et de la 70e brigade d’infanterie composée des 139e et 140e régiments et du 130e bataillon de mitrailleuses. A ces formations s’ajoutent la 60e brigade d’artillerie de campagne, le 128e bataillon de mitrailleuses, des unités du Génie, des signaleurs, le train de combat, les formations sanitaires et la Police Militaire.

– L’ambulance alpine du Camp Larchey. Eugène Chatot se trouve dans ce camp lorsque débute son carnet, le 31 juillet 1918. L’ambulance alpine 1/65 est une formation sanitaire partie d’Orange le 6 août 1914 pour arriver dans les Vosges dès le 23. Elle s’installe au camp Larchey, cote 1210, sur les pentes sud du Klinzkopf. Les installations se composent d’un abri blindé pour 20 hommes, d’un baraquement pou 20 hommes et des abris en tôle. Le 19 janvier 1917 est installé un poste de réconfort dans le réfectoire et une infirmerie ainsi que la construction d’un abri pour automobiles. Le 1er février suivant, l’ambulance change de nom pour s’appeler l’ambulance alpine 302. Elle est alimentée en électricité fin mars 1918 puis est réduite en un poste de recueil, de secours et d’évacuation, dont le matériel médical est « réduit au strict nécessaire » le 10 avril suivant. A l’arrivée des troupes américaines dans ce secteur le 29 juin 1918, elles installent une infirmerie dès le 4 juillet, jusqu’au 12 octobre.

Eugène Chatot relate, avec un certain style journalistique, parfois s’envolant stylistiquement, le fil de ses six mois de campagne répartis du 31 juillet au 30 décembre 1918 dans les Vosges et en Argonne. Il y décrit les lieux, les hommes, les mœurs et les activités tant dans les Vosges que lors de ses différents déplacements à la suite des opérations militaires de l’armée américaine à l’automne 1918 en Lorraine. L’ouvrage bénéficie d’une excellente présentation par Eric Mansuy et Brice Leibundbut, président des Amis de Louis Pergaud, qui ouvre l’ouvrage sur un avant-propos. Ainsi sont architecturés une biographie, un rappel sur la 35e division américaine, l’ambulance alpine du camp Larchey, le carnet de guerre, un glossaire militaire, une notule biographique de 44 personnages cités dans le livre, un index des patronymes et des toponymes et un opportun cahier photographique. De nombreux détails de la vie quotidienne peuvent être puisés dans cet ouvrage bien édité.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 25 : Sur après la mort, enterrement à part d’un allemand pour éviter aux soldats « de dormir à côté de lui leur dernier sommeil ». Vue du cimetière d’Oberlauchen. Inscriptions injurieuses sur une croix ennemie

28 : Bruit de l’obus

29 : Orage impressionnant, crépitement d’un paratonnerre, couleur des éclairs

30 : Pas de lettre, place du courrier

38 : Enterrement d’un capitaine et modification du sentiment sur la mort, vue de la tombe, différence entre les soldats

42 : Auberge de Talsperre

     : « Et le tabac, n’est-il pas l’indispensable narcotique du soldat ? »

     : Faucheux (araignée) appelée granddadies long legs que Chatot écrabouille

43 : Propagande allemande avec des petits ballons rouges, envoi de journaux « La guerre qui vient » de Delaisi et la Gazette des Ardennes. Envoi qui sert également pour « vérification pratique de la direction et de la vitesse du vent », possiblement préliminaire à un bombardement par obus à gaz.

Sur l’Amérique, dry and wet states, dry and wet towns, précision sur les alcools

45 : Souci postal, non-respect américain du courrier (Vap 65)

46 : Explication de la bochification de Kruth, de la lutte contre par les français et du « régime privilégié », notamment sur le tabac et les denrées alimentaires, l’allocation aux femmes de mobilisés allemands !

47 : Brins d’herbe et fleurs du front conservés et encadrés par les civils

48 : Respect des arbres, ornements dans les cimetières, gestion de la forêt vosgienne, « où tous les arbres [sont] numérotés, étrillés et soignés comme des purs-sangs »

49 : Baraques de bûcherons comme les lumbermen du Maine ou du Michigan

     : Idiosyncrasie des constructions (ambulance, artillerie, chasseurs alpins, etc.)

54 : Sur le réemploi des invalides par la rééducation professionnelle

57 : Volonté de pèlerinage après-guerre

     : Obus à croix verte = toxique

58 : Menu des 3 repas de la journée

     : Cuisine américaine exécrable, ce qu’on mange et comment

60 : Cuscutine (médicament)

     : Prix d’une lessive ! Estampage des américains, abus sur les prix y compris pour les soldats

     : Bureaucratie américaine, red-tapisme

65 : Réputation américaine et sociologie des soldats

66 : Pétanque

67 : Indiens scalpeurs

     : Chiffres de pertes

     : Problème surréaliste de langue entre alliés en Orient : « …les Français et les Serbes pour se comprendre de parler allemand, et les Turcs ou les Bulgares de parler français »

69 : Suicide d’« un homme né d’un père allemand et d’une mère américaine suspecté et raillé par ses camarades »

71 : Sur la réalité de la guerre dans les Vosges : « J’ai conscience de n’avoir pas vu le vrai front, l’enfer innommable que l’imagination d’un Dante n’aurait pu concevoir »

       Son sentiment sur sa mort, pourquoi il écrit et pour qui

       Tourne dans un film cinématographique et raconte ses « trucages »

75 : Espionnite américaine et le pourquoi

76 : Sur les mœurs faciles des meurthe-et-mosellanes : « Il semble que dans ce pays-ci, les femmes ont la cuisse plus facile qu’ailleurs » et le pourquoi

     : Médiocrité des majors de cantonnement

77 : Village lorrain nettoyé par les Américains

     : Différence de mentalité ente français et américains par rapport à la propriété

78 : « Il fait un temps affreux. Les routes sont boueuses et la pluie tombe à gros torrent. C’est vraiment un temps rêver pour aller à l’abattoir »

82 : Vue d’italiens sales

     : Problème de l’eau non potable, récupérée sur les toits

87 : Enfants mascotte abandonnés

88 : Bully beef, équivalent américain du Singe

89 : Vue de la partie allemande de Vauquois le 2 octobre 1918

90 : Odeur de l’ennemi

92 : Note 100 sur le Renseignement français, portant au col une tête de sphynx

93 : Sur la rumeur de femme combattante dans l’armée allemande : « On a dit qu’il y avait des femmes parmi les servants des positions de mitrailleurs. Cela me parait invraisemblable, mais j’ai vu un prisonnier qui avait bien l’air d’être une femme : face imberbe, efféminée, fessier tout féminin… à moins que ce soit un inverti »

94 : Vue horrible de champ de bataille

96 : A l’hôpital, ne donne pas son adresse dans l’espoir d’en partir plus vite

     : Il fustige l’inaction à l’hôpital

98 : Peur de perdre son journal. Frais d’hôpital non remboursés (Vap 101 et 122)

99 : Tient également un cahier d’impression (Vap 100 et note 124)

102 : Mari disparu rentré à la maison après l’Armistice (rappelle Le Fou d’Abel Moreau)

       : Description du cimetière de Saint-Dizier

104 : Regrette de ne pas avoir été interprète d’allemand pour « vivre des heures inoubliables d’émotion et d’enthousiasme » avec « la joie virile de fouler en vainqueur le sol de l’ennemi orgueilleux et cruel »

       : Vue du « camp Nègre » de Koeur

106 : Vue de Chauvoncourt le 17 novembre 1918

107 : « Les Américains de ce régiment ont le génie de la destruction » et description des dégâts gratuits causés par les américains

111 : Mort dans une rixe anglo-américaine

       : Insatiabilité sexuelle d’une femme qui « ne se conterait pas d’un « sifflet d’un sou » mais il lui faut un outil viril et consistant » (vap 114)

       : Belles lignes sur la boue

113 : Prostitution familiale à Commercy d’« une femme mère de trois filles, dont l’ainée a dix-huit ans et la plus jeune douze, était signalée aux autorités américaines comme attirant chez elle des soldats et donnant chaque nuit à quatre d’entre eux une hospitalité totale (une pour la mère et trois pour les filles) »

115 : Roosevelt surnommé l’Idole

       : Assassinat d’un officier

116 : Sur l’âme et l’orgueil américains, insupportable (fin 117)

121 : Cuisse facile des filles de Boncourt, description et le pourquoi

122 : Lieutenant « poivré », « avarié » par une femme malade

Yann Prouillet, 1 avril 2025

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Pierre-Jan (1876 – 1916)

Par la plume et par l’épée

Nicolas Jan

1. Le témoin

Pierre-Jan est le nom d’auteur de Pierre Jan, né en 1876 à Dinan (Côtes d’Armor). Il se destine d’abord à la peinture, puis à l’écriture, mais vit surtout une vie de Bohème à Paris avant de vivre de sa plume comme journaliste. Mobilisé dans l’artillerie territoriale, il demande à passer dans une unité de front en janvier 1916. Affecté au 26e BCP, il est en secteur en Champagne, puis combat à Verdun et dans la Somme à Bouchavesnes. Il y est tué lors d’un assaut le 7 octobre 1916.

2. Le témoignage

Nicolas Jean, arrière-petit-fils de Pierre-Jan, a fait paraître aux éditions Anovi « Par la plume et par l’épée – Pierre-Jan, homme de lettres et caporal au 26e Bataillon de Chasseurs à Pied » (2008, 372 pages). L’ouvrage est surtout une biographie, alimentée par une longue enquête : présentation de la famille de Pierre-Jan, de ses fréquentations littéraires, du monde du journalisme, de sa guerre…. N. Jan s’appuie sur des articles, des essais, des lettres et un court journal de marche qu’a laissé Pierre-Jan, il donne souvent la parole à son aïeul. Nous avons donc ici enchevêtrés une biographie, un témoignage ainsi que le récit de N. Jean sur l’aventure qu’a représenté pour lui la réalisation de ce livre.

3. Analyse

Journalisme    Notre témoin fréquente avant-guerre des artistes et des poètes, des brasseries d’avant-garde, et s’il est lié à Ernest Lajeunesse, Paul Brulat ou Francis Carco, il n’arrive pas à produire d’œuvre significative.  Stabilisé dans le domaine du journalisme à Nice (« La Grande France, l’écho de l’Esterel, le Petit Niçois), il est en août 1914 rédacteur en chef du « Littoral ». Ces titres conservateurs sont parfois animés par d’anciens antidreyfusards et Pierre-Jan est politiquement conservateur, déjà très germanophobe avant 1914.

Territorial                  Son titre s’arrête en août et le journaliste est mobilisé au 57e RA à Vincennes : au « groupe territorial » de la 73e batterie, il se morfond à aménager des chemins de fer à voie étroite pour munitions (Camps retranché de Paris).

Romancier                 Son affectation lui laisse le loisir de la rédaction des « Contes du Poilu », qu’il destine d’abord à son fils Yves, né en 1910. La documentation est trouvée dans de nombreux articles de presse recopiés ou découpés, qui constituent la trame des contes. On peut par exemple citer un extrait du « Père noël et le petit sapin » (p. 158) : « bien entendu, il n’est pas dans mes intentions de visiter à la Noël les demeures de petits Boches, des petits Autrichiens et des petits Bulgares. J’entends les punir en bloc de la conduite horrible de ceux de leurs papas qui font la guerre en sauvages et en voleurs. » L’écriture de ces contes, « sans grand talent » (N. Jan), sera assez rapidement interrompue. Peut-on parler ici de culture de guerre ? Méfiant envers ce concept « fourre-tout » qui ne dit pas grand-chose, je soulignerais ici le fait que la germanophobie est celle d’avant-guerre, exploitée et développée certes, mais cette culture de guerre, c’est la culture d’avant-guerre, c’est la même…

Lettres, courrier        N. Jan présente toute une série de lettres de son aïeul, dont sa demande d’affectation au front, à 39 ans en janvier 1916, dans l’infanterie et de préférence les chasseurs à pied.         Une lettre d’amis niçois, à qui il annonce sa décision, montre que la femme de celui-ci n’est pas au courant de cette démarche (p. 170) « tu peux compter sur notre discrétion auprès de ta femme. » Si son ami le félicite, sa femme n’est pas de son avis : « Je trouve que lorsqu’on a une femme aussi charmante que la vôtre et que l’on est père de famille, on doit se sacrifier aux siens. Je ne vous en admire pas moins. »

Incorporé au 26e BCP, après un temps assez court d’entraînement, il se retrouve en ligne en Champagne en avril 1916 ; on a à cet occasion une lettre « d’ambiance », que Pierre-jan adresse à un ami, qui la fait publier dans le périodique « L’Espagne » (25 avril 1916, titre « Une lettre du front »). La tonalité ne se différencie guère de celle des quotidiens de l’époque, on peut lire par exemple : « Ces hommes n’attendent que le moment de foncer en avant, d’entreprendre la guerre en rase campagne dont ils rêvent. », ou quand il évoque un éclat d’obus « Un seul morceau de fonte, épais et mal taillé, le drôle ! a fait le geste de me gifler au passage » sans oublier « notre brave petit 75 ». Pierre-Jan n’est pas seul comme littérateur au 26e BCP de Vincennes, N. Jan y signale André Salmon, Henri Massis ou Louis Thomas (qui signe Capitaine Z.) ; il a eu la bonne idée d’aller voir ce que Norton Cru disait de la fiabilité des journalistes faisant l’expérience du front (ici pour A. Salmon) : « les élucubrations de ces journalistes en uniforme ne valaient guère mieux que celles des [journalistes] civils. (…) .

Carnets de guerre                 Pierre-Jan a commencé à tenir un carnet de route dès son départ de Vincennes, mais hélas il n’en reste que quelques extraits (tranchées de Champagne, et engagement à Verdun). Il décrit sa situation en secteur, une attaque boche vers Navarin, l’arrivée d’un prisonnier (p. 206) « Une tête massive, taillée à coup de serpe, un menton qui avance en galoche. (…). On le croirait surgi d’une de ces pages du Simplicissimus où les caricaturistes boches ont toujours si bien réussi à faire des portraits ressemblants et vrais des soldats du Kaiser. Que peut-il se passer dans l’âme de ce grand diable au faciès bestial ? (…) » Ici aussi son style de diariste reste marqué par son écriture journalistique. Les notes de Verdun (fin juin – début juillet 1916) montrent d’après N. Jan un progrès vers la vérité (p. 224) «C’est quand il ne songe plus à faire du journalisme que son récit se fait bien plus réaliste ! » À la lecture, c’est aussi mon avis, avec une bonne description de la recherche d’une mitrailleuse disparue à Tavannes ou d’un secteur sous le feu vers Vaux-Chapitre le lendemain 25 juin 1916. C’est le 7 octobre 1916, dans le secteur de Bouchavesnes (ferme du Bois Labé), que Pierre-Jan est tué d’une balle dans la tête ; avec son camarade Jean Lafaurie, tué en même temps, ils suivaient la première vague d’assaut, et tentaient de mettre en batterie leur mitrailleuse.

L’enquête                   L’auteur Nicolas Jan donne à la fin du livre toute une série d’informations sur sa recherche ; il évoque les impasses de l’enquête, les rencontres fructueuses (François Caradec le conseille sur le monde littéraire), il visite beaucoup d’archives, fait le pèlerinage du Père Lachaise, puis de Bouchavesnes. Il raconte aussi un événement dramatique survenu dans le petit Musée des Chasseurs, qui se trouve au Fort de Vincennes, juste à côté des archives militaires : il y rencontre le colonel Puel de Lobel, conservateur, pour discuter de Pierre-Jan et d’une publication dans la revue le « Cor de Chasse », mais son interlocuteur, âgé et visiblement malade, se lève, s’effondre et décède sur place (p. 340). Certes ce conservateur est« mort dans son musée » mais après ce drame, notre enquêteur « rentre penaud, le moral au plus bas, mes documents sous le bras, dans un RER glauque… » C’est une singulière anecdote où passé et présent, vieillesse et jeunesse, témoignage oral et interruption brutale de la transmission se télescopent… Notre enquêteur en vient à poser la question : « Le récit de la vie de Pierre-Jan, personnage secondaire de ce Paris artistique et littéraire de la Belle-Époque, méritait-il qu’on y consacre autre chose que quelques lignes dans des revues spécialisées ? Peut-être l’implication familiale était-elle trop forte. » Par sa démarche, il en vient ainsi à séparer expérimentalement, lui le non-spécialiste, l’Histoire de la Mémoire. Il insiste aussi sur l’amélioration de la qualité du témoignage tardif de Pierre-jan, confronté à la réalité des combats, « ces instantanés pris dans le feu de l’action, quand il ne pense pas à faire du journalisme et laisse de côté le bourrage de crâne, sont plus révélateurs de ce qu’il a vécu que sa prose réfléchie et travaillée d’avant l’action ! »

C’est donc cette double aventure qui fait l’originalité de cet ouvrage, avec le monde vu par un journaliste patriote et cocardier, qui veut aller au bout de ses valeurs et qui finit par en mourir, alors qu’il pouvait l’éviter, et la longue enquête de son descendant, mêlant sentiments subjectifs et mémoriels à une démarche d’abord très déterministe, puis, la réalité se dessinant, de plus en plus objective et historique. La femme de Pierre-Jan s’est remariée en 1922, et son fils Yves, le grand-père de Nicolas, est toujours resté secret sur son père, qui les avait quittés pour faire son devoir ; c’est aussi un livre sur l’impossibilité de renouer avec les disparus, sur le temps qui s’enfuit, sur la mélancolie…

Vincent Suard, février 2025

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Dhalluin, Marie-Thérèse (1897 – 1972)

Journal de Marie-Thérèse, 1914 – 1918, une famille dans Lille occupée

Paule Huart-Boucher

1. La témoin

Marie-Thérèse Dhalluin est au début de la guerre une jeune femme de 17 ans de la bourgeoisie lilloise ; elle habite avec sa mère Marguerite chez la grand-mère Valentine, qui a eu 9 enfants et qui est veuve d’Henri Deschamps, professeur de médecine à la Faculté catholique, et fondateur de la prospérité familiale. Pendant la guerre, sous l’autorité de « Bonne Maman », Marie-Thérèse aide sa mère à s’occuper de trois neveux qui ont en 1914 respectivement 10, 6 et 5 ans. Marie-Thérèse se marie après la guerre avec le médecin Maurice Boucher.

2. Le témoignage

Paule Huart – Boucher (1931 – 2023), fille de Marie-Thérèse, a mis en forme, commenté, illustré et fait éditer aux éditions Persée le Journal de Marie-Thérèse, 1914 – 1918, une famille dans Lille occupée (2013, 336 pages). Les mentions sont d’abord quasi-journalières, puis espacées tous les trois ou quatre jours. P. Huart-Boucher a intercalé dans la retranscription des reproductions d’affiches, et des lettres et documents issus des archives familiales. Le style est alerte, souvent indigné et parfois facétieux.

3. Analyse

Le rythme des écrits est scandé par les « grands » événements  soulignés par les diaristes lillois (bombardement d’octobre 1914, « affaire des sacs » en 1915, enlèvement des jeunes femmes à Pâques 1916, etc…), et par les nouvelles quotidiennes, bruits et canards, ainsi que des informations sur la grande famille dispersée, on peut évoquer quelques thèmes.

Bombardement de Lille        La description est intéressante car le domicile de Marie-Thérèse est assez proche des zones en feu : on prend prudemment des nouvelles en remontant de la cave [avec autorisation de citation] (p. 47, 12 octobre 1914) « Les coups de canon s’espacent, nous osons ouvrir la porte de la rue et regarder : c’est affreux, des hommes, des femmes échevelées, des enfants que l’on porte et qui pleurent, tous fuient devant l’incendie. »

Logement d’officiers allemands       La diariste évoque des Allemands toujours plus nombreux en ville, l’espoir de leur proche départ toujours déçu, et la défense efficace de leur bonne Anna contre les tentatives de réquisition dans ces grandes maisons bourgeoises : « Vieille dame très malade ! » (22 oct.) ou « Dame kapout! » (4 nov.) ; en novembre 1914, elles finissent par obtenir, après 9 visites, la mention Krankheit sur la porte. Elles réussissent à éviter presque complètement cette corvée, ce qui est très atypique : (p. 197, sept. 1916) « notre bonne étoile nous protège toujours, nous les avons encore évités cette fois-ci, mais les voisins qui n’y coupent pas nous regardent d’un mauvais œil. »

Le son du canon        Au début de l’occupation, les canards optimistes sont fréquents, et Marie-Thérèse croit à une libération en 1914, mais la réalité lui apparaît en novembre 1914 (p. 78) « Mme Hauriez revenue de Bruxelles, nous apporte les nouvelles. Elle a eu en mains des communiqués français réels. Nous sommes véritablement atterrées d’apprendre qu’on se bat encore autour de Reims, de Verdun ». Le quotidien est marqué par le bruit du canon, plus ou moins fort suivant l’intensité du combat (lignes à 15 km au nord et à l’ouest) et le régime des vents. Sans nouvelles, les Lillois se figurent souvent, par la variation des bruits du front, que la libération est proche. Il y a les intensités plus ou moins grandes (offensives), des tirs d’artillerie lourde anglaise sur les communes au nord de Lille et sur la Citadelle (peu éloignée de leur domicile), et aussi des tirs contre les avions anglais ; le danger est réel, car outre les éclats qui retombent sur la ville, un certain nombre de 77 mm n’éclatent pas en altitude et retombent intacts au sol… Le 30 juin 1916, un obus retombe sur l’église Saint-Sauveur à l’heure du culte (p. 190) « On n’a constaté que 3 blessures graves, mais combien d’enfants, de jeunes filles se promènent ce soir, pâles, le bras en écharpe ou la tête bandée. Malgré tout, il y a un miracle de préservation. » En janvier 1918, un obus (ou une bombe) explose dans la cour derrière la maison et en brise presque toutes les vitres, mais il n’y a pas de blessés, on « remercie Dieu de sa protection visible. »

Recevoir des nouvelles         Très inquiète sur le sort de son frère Jean qu’elle croit d’abord prisonnier civil, l’autrice se plaint régulièrement de ne pas avoir de nouvelles, mais dès décembre 1914, on s’aperçoit que la famille reçoit des informations par des sources multiples :

– relations clandestines avec la tante de Valenciennes, qui elle-même réussit à correspondre avec l’oncle de Castres (on ignore comment),

– des lettres arrivent à une autre tante de Lille (12 janv. 1915) « dans un paquet de Hollande adressé à la Kommandantur ! »  

– la grand-mère utilise l’adresse d’un correspondant à Rotterdam (« écrire sous double enveloppe », indique-t-elle comme consigne).

– une lettre de Gaston Grandel, frère de la Grand-mère « nous parvient par un officier allemand, fil de Mr Fendrich, son correspondant à Leipzig. » (p. 98).

– des mentions signalent des passeurs réguliers, qui se livrent à la contrebande de marchandises (« fonçage »), et qui emportent aussi du courrier à travers la frontière belge : (9 fév. 1915, p. 101) « Comme pour faire la nique aux tyrans, nous venons de recevoir d’une manière secrète et que nous ignorons, des nouvelles de la famille par l’oncle Augustin et l’oncle Maurice ; ces petites lettres sont du 25 janvier, et nous pouvons donner une réponse ! »

– la maisonnée a connaissance de la feuille clandestine de résistance « La Patience » (plusieurs titres successifs), ainsi p. 144 (septembre 1915): « Dans notre petit journal « La Patience » on nous rappelle ces trois mots : « patience, courage, confiance » et nous tâchons d’obéir à ce mot d’ordre.»

– à partir de 1916, le courrier a minima fonctionne par le biais de la Croix-Rouge: « Nous avons enfin notre petit billet de Francfort. Il n’est pas très loquace, mais c’est mieux que rien. »

– à la fin de 1917, les annonces du Matin sont très courues, ce quotidien fait l’objet d’une diffusion clandestine, ses petites annonces véhiculant des nouvelles familiales (18 octobre, p. 241) : « Enfin des nouvelles ! [du 3 oct.] « Gast. Fract. Maxill. Service Nuytz. Guéris 3 mois. M H inst. Paris. Av. enfants. Vass. Mant. Jean bord de mer. Cécile garç. Georg.b tjrs Orient. Vs espérons. » » Les autorités françaises finissent par interdire ces annonces au Matin à cause de l’espionnage (août 1918) : Le « Matin » nous manque, voilà 3 mois que nous ne savons rien; il nous semble qu’il y a un siècle. » 

– on peut ajouter des jets réguliers de journaux par avion, la communication fonctionnant ensuite par le bouche-à-oreille: (août 1916, p. 196)  « Quelle solidarité chez les Lillois ! Depuis ce matin, on est venu 11 fois pour nous donner des nouvelles trouvées dans le « Cri des Flandres » qu’un aéroplane a jeté aujourd’hui. »

Même si les arrivées de lettres sont irrégulières, et parfois très espacées, ces mentions de nouvelles reçues de la France non-occupée confirment bien, comme chez une autre Marie-Thérèse (Maquet), du même quartier Vauban, que la position sociale et professionnelle détermine un « réseau », des aptitudes et des moyens, pour trouver quand-même à communiquer ; en revanche, la population ouvrière, majoritaire en nombre, qu’elle soit féminine dans Lille occupée, ou masculine dans la tranchée avec les unités du 1er CA par exemple, ne dispose pas de ces canaux, et souffre durement de l’absence parfois totale de nouvelles sur une grande durée.

Les évacuations par la Suisse                       Ces évacuations organisées pour se débarrasser des bouches inutiles sont interprétés en deux temps ; d’abord on plaint les victimes indigentes arrachées à leur quotidien, on parle d’évacuation « terrible et inhumaine » (avril 1915, p. 118). Ces certitudes chancèlent en juin, une amie est partie (p. 127) « Elle s’est décidée en une journée. Dieu sait ce qui lui arrivera ! On raconte des aventures si effrayantes que c’est à donner la chair de poule à ceux qui veulent partir. » ; La perspective s’inverse à la fin de 1915, avec le choix de tante Marie-Henriette de partir, en décembre, avec ses trois enfants : «Le compartiment était très bien composé : Mme de Valmaire, Jeanroy, Ménard. ». La grand-mère Valentine hésite sur les décisions à prendre, on tergiverse beaucoup en 1917 et 1918, au gré des convois. En cas de départ, la maison serait pillée ; puis la grand-mère, veuve d’une notabilité et donc potentielle otage, est ensuite inscrite sur une liste de personnes interdites d’évacuation. Finalement :

– Henri (1904) est évacué en décembre 1917 (urgence par rapport à son âge)

– Albert (1908) et Jean-Marie (1909) partent avec la tante Marthe (célibataire) en août 1918 (inquiétudes à cause de la disette et des combats futurs autour de Lille) ; ils restent hébergés en Belgique dans de bonnes conditions jusqu’en décembre 1918.

– Émile (1899), cousin de Valenciennes, choisit d’éviter la déportation du travail en devenant mineur de fond sur place, puis réussi à être transféré en France libre avec un faux-certificat médical en 1918. (p. 262) «un certificat médical terrifiant, et le voilà de l’autre côté ; peut-être déjà à la caserne maintenant. »

Enlèvement des jeunes gens en avril 1916

En 1915, l’affaire des sacs est évoquée (tissage de sacs à remplir de terre pour la tranchée allemande), et Marie-Thérèse ressent durement des critiques parisiennes dont elle a eu vent à cette occasion, et qui condamnent les ouvriers qui cèdent à l’occupant. Soulignant les souffrances des occupés, elle est outrée du terme « Boches du Nord » dont elle a appris l’existence (pas de référence de source, deux occurrences p. 169 et 178). Les perquisitions de Pâques 1916 et la déportation agricole des jeunes gens, garçons et filles, sont très bien racontées, avec les réquisitions par quartier, et naturellement la visite à leur domicile à 5 heures du matin (p. 179) ; personne n’y est enlevé. Une lettre de la grand-mère adressée à la famille de Castres décrit aussi ces événements,  et on constate que peu de monde a été pris dans ce quartier bourgeois (p. 184) : «De notre paroisse, nous avons deux amies enlevées : Barrois et Boninge. Quelle tristesse pour les pauvres mères qui restent. Remerciez Dieu avec nous de nous avoir épargnées ainsi que les sœurs de Marie-Henriette pour qui nous tremblions. » Dans une autre lettre à sa fille Marie-Henriette (évacuée en 1915), elle précise que dans son ouvroir (atelier qui fournit une revenu minimum aux ouvrières sans ressource) « on en a pris 37 (p. 185) » ; cela confirme les informations des carnets du recteur Lyon, montrant que si la peur – on peut parler de terreur – touche tout le monde, les enlèvements de jeunes femmes concernent essentiellement les couches populaires ; c’est moins le cas pour les  jeunes hommes.

Dans un autre domaine, citons une mention sur les nouvelles professions ouvertes aux femmes : (6 décembre 1916, p. 204) « nous voyons les premières femmes receveuses sur les tramways. Ce n’est pas réellement un métier de femme et on se demande combien de temps elles résisteront ; en tout cas, cela fait prévoir un nouvel enlèvement d’hommes. »

Enfin en ce qui concerne le style, l’autrice s’amuse parfois à paraphraser des auteurs classiques, ainsi p. 105 : « Les Allemands mentent effrontément, c’est une population foncièrement fausse… « Nous l’allons montrer tout à l’heure ! » ou p. 227 « Un événement extraordinaire, inattendu, ahurissant… je vous le donne en 100, je vous le donne en 1000… » (arrivée d’une lettre inespérée de tante Mariette). La dernière ligne de ce journal précieux, qui s’arrête avec la libération de Lille par les Anglais, est : « Vive la France».

Vincent Suard, février 2025

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Well Jean (1896 – 1917), Well Charles (1891) et Mantz Michel (1893 – 1918 ?)

Écrits de la Grande Guerre

1. Les témoins

Jean Well (1896-1917) et son frère Charles (1891) ont grandi dans une famille d’artisans ébénistes de Paris. Jean, classe 1916, est incorporé au camp de Mailly en 1915 au 156e RI. Passé au 35e RI en 1916, il est tué lors de l’offensive du 16 avril 1917. Charles a rejoint l’artillerie en 1912, il sera démobilisé en 1919 avec le grade de maréchal des logis. Michel Mantz, beau-frère des deux précédents, est infirmier en Serbie en 1915.

2. Les témoignages

Les éditions Le Lavoir Saint-Martin ont publié en 2014 « Jean, Charles et Michel, écrits de la Grande Guerre » (155 pages). Ce recueil de lettres et d’un extrait de journal est préfacé par Manon Pignot, et la mise en forme et l’introduction ont été réalisées par Frédéric Vassord, petit-neveu des frères Well.

3. Analyse

Ce petit volume présente un ensemble assez hétéroclite, avec quelques lettres et cartes postales, un fragment du journal de marche de 1915, et des documents officiels, ainsi que des lettres de camarades à l’occasion de la mort de Jean. Frédéric Vassord a eu la volonté, par fidélité mémorielle, de rassembler ces éléments épars.

Logique du corpus.

Les documents sont centralisés autour la grand-mère de F. Vassord, Marie Well, dite Gaby ; elle est mariée en 1917 à Prosper Mantz, qui travaille dans une usine d’aviation à Paris, et c’est à lui que sont adressées les lettres de Jean et Charles, frères de Gaby et amis de Prosper. La grand-mère a raconté la guerre et le deuil à son petit-fils à la fin des années 50, quand celui-ci avait une dizaine d’année. Il a été frappé enfant par le grand portrait de Jean, en pied et en uniforme, à côté du lit, dans la chambre de la grand-mère. Cette famille est française d’origine   luxembourgeoise, et Prosper Mantz et son frère Michel ont encore la nationalité luxembourgeoise, ce qui leur avait semble-t-il permis d’éviter l’infanterie.

Jean Well (20 lettres) p. 27 à p. 95

C’est lui qui est le plus présent dans cette évocation ; il s’adresse à son ami Prosper, fiancé de sa sœur, et les quelques lettres permettent de formuler quatre remarques ;

– C’est d’abord un jeune (classe 16) très peu enthousiaste pour l’uniforme, il dit souffrir de son état de soldat (13 juin 1915, p. 30) : «J’en ai assez, ne le dit pas chez nous, mais fais le comprendre à ma chère soeurette, elle elle comprendra, elle verra que réellement si j’écris « chez nous ça va » c’est que je ne puis faire autrement. (…) mais au feu je n’y serai pas longtemps ; j’aurai vite fait de me faire évacuer, plutôt une balle dans le bras que de crever pour eux  (…) chez nous jamais un mot je compte sur toi Jean

Ps        Rencar à ba ta clan  Jeudi je déserte Si c’était vrai

Avec cette lettre je ne signe pas, car des fois…         + rien au père

Et une suggestion ajoutée : NDLR « calligraphie incontrôlée et inhabituelle, ne peut-on faire l’hypothèse d’un état d’ébriété ? »

– Il envoie de nombreux messages d’affection à sa sœur, il était très tendre avec elle, et celle-ci témoignera n’avoir jamais pu se faire à cette disparition.

– c’est une langue jeune et parisienne ; souvent les restitutions de dialogue en argot vieillissent mal et ont un caractère artificiel, mais ici la langue ouvrière du XXe arrondissement est fluide (p.39) : « [permission] J’irai pour quatre jours, et alors comme je veux arriver en lousdé, n’en cause pas. Tu peux le dire à Gaby en lui recommandant de ne pas l’ouvrir : tu lui diras que j’ai reçu le colis avec les chlapps ; enfin arrange toi pour ne pas qu’elle jaspine. » 

– enfin on trouve pour le décès un ensemble classique de plusieurs lettres : un camarade explique qu’il faut garder espoir (« blessé légèrement »), un autre narre une mort paisible (« il s’est endormi pour ne pas se réveiller »), ou encore explique comment retrouver la tombe, ce qui prendra un certain temps après-guerre. En fait blessé grièvement le 16 avril par éclat au ventre, il meurt le 17 à l’ambulance.

Charles Well (3 lettres) p. 97 à 108

On peut mentionner, dans un de ses 3 courriers, que Charles, artilleur en s’adressant à ses parents, évoque son jeune frère (décembre 1914, p. 102) : «mon lieutenant m’a dit que sans doute la classe 16, celle à Jean, serait appeler dans quelques mois pour faire ses classes, mais, écoute bien maman, jamais cette classe n’irait à la guerre. Tu vois le môme Jean avait l’air de me dire que çà lui plairait assez cette vie là s’il avait été là tu parles d’une engueulade que je lui aurais servi ; c’est vrai lui et les autres ne peuvent pas savoir ; »

Michel Mantz (journal de marche), du 23 sept. au 11 nov. 1915, p. 116 à 140

On sait par une carte que Michel, le frère de Prosper, est infirmier en poste à l’hôpital de Zajétchar (Serbie) en mai 1915. L’essentiel du journal décrit à l’automne 1915 le retrait et la fuite devant la poussée autro-allemande, c’est-à-dire ici le retrait progressif du personnel et du matériel hospitalier vers le sud du pays et le Monténegro vers l’Albanie. Si le son du canon est omniprésent, le récit évoque d’abord un mouvement en assez bon ordre (mais les civils serbes souffrent bien davantage), la situation se dégradant dans la deuxième partie de la retraite (marches difficiles, faim) avec la pression bulgare qui précipite les menaces.

On peut évoquer le roi de Serbie (23 octobre, p. 128) : « j’ai vu le roi en automobile », mais il ne s’agit pas encore de la voiture du célèbre cliché de l’Illustration du 9 novembre, avec Pierre 1er dans un char tiré par 4 bœufs faméliques (Wiki « Le roi Pierre la tragédie serbe » [non libre de droits]). La direction de l’hôpital fait le projet d’abandonner les infirmières françaises, protégées par leur statut (p. 128, 23 octobre) « Le directeur nous dit qu’il nous faudra porter nos bagages sur le dos (…). Il dit à Jo, Marthe, Isabelle, Léontine et Clotilde qu’elle doivent rester et attendre les Allemands car il ne peut se charger d’elles. Elles me remettent des lettres pour leurs parents. (…) » Mais celles-ci ne l’ont pas entendu de cette oreille, car après une journée de marche, « je vois les 5 françaises que j’ai quitté hier, elles m’expliquent qu’aussitôt après notre départ elles ont été trouvé le commandant de la place et ont obtenu une voiture à bœufs ; elles ont marché toute la nuit. » Certains repos d’étapes sont parfois un peu plus longs et permettent une ébauche de tourisme, basé sur des connaissances anthropologiques assez sommaires : (1er nov. 1915, p. 134) « Le matin nous nous promenons dans la ville [Vouchiterm], nous voyons un pope en haut d’un minaret qui lève les bras au ciel et chante une prière, ensuite nous allons au hammam avec le pope, mais il nous faut nous déchausser et aussitôt entrer le turc met sa tête par terre et fait sa prière car nous sommes des impies qui pénétrons chez lui, nous nous sommes bien amusés. »  Le journal prend fin le 11 novembre 1915 lorsqu’ils passent la frontière. Quelques documents évoquent ensuite l’hospitalisation de Michel Mantz dans l’Indre, probablement d’une maladie pulmonaire, dont il meurt en 1918  (pas de date certaine – récit de la grand-mère).

Donc un recueil modeste, mais qui montre qu’une fois réunies, ces bribes disparates peuvent produire, si fugace soient-elles, un témoignage très ponctuel mais pas vain.

Vincent Suard, février 2025

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Mergen, Joseph Félix (1880 – 1947)

Itinérance d’un instituteur public de Dunkerque à Salonique   Carnets de guerre 1914 – 1918

1. Le témoin

Joseph Mergen est au moment de la mobilisation instituteur à Asnières, dans la banlieue parisienne ; il a deux enfants et son épouse Julia est également institutrice ; il rejoint à 34 ans le 28e RI, combat en Belgique, puis, passé au 81e RI, en Champagne et à Verdun. Sous-lieutenant en octobre 1915, il est transporté à Salonique en février 1917, où il se bat sur le front d’Orient jusqu’à l’Armistice. Démobilisé lieutenant en février 1919, il décèdera en 1947 après une carrière d’instituteur et de directeur d’école primaire.

2. Le témoignage

Thierry Mergen, petit-fils de l’auteur, a publié en 2019 « Itinérance d’un instituteur public de Dunkerque à Salonique, Carnets de guerre 1914 – 1918 », (Books on Demand, 249 pages). Il a retranscrit intégralement la totalité des huit carnets de Félix Mergen, tenus au jour le jour, ayant simplement ajouté quelques titres de chapitre, des photographies originales jointes aux carnets, et des illustrations extérieures (cartes postales). Il n’y a pas d’informations sur une éventuelle reprise ultérieure du texte d’origine, et la version proposée paraît dans sa forme « proche » de l’événement.

3. Analyse

Belgique, Beauséjour, 1ère blessure  (août 1914 – mars 1915)

Félix Mergen, sergent de réserve et pédagogue de profession, forme d’abord les classes 14 et 15 au dépôt à Évreux. Sa première expérience du front en Belgique (février – mars 1915) a lieu à l’ouest d’Ypres. Il évoque un secteur difficile, et des soucis relationnels avec son lieutenant ; lui soutient ses hommes, qui estiment qu’on les nourrit mal (24 février 1915, p. 20) [avec autorisation de citation] : « Nos hommes sont de plus en plus mécontents et ils ont raison. On leur distribue des rations pour enfant de quatre ans et on ne leur laisse pas un instant de répit. » Homme énergique, probablement autoritaire, il a parfois des relations heurtées avec ses supérieurs (Watou, au repos, p. 21) : « Toujours la même vie, toujours très occupée et au fond vide, ordinaire, déplorable. Le lieutenant est insupportable. » Préoccupé par le cadeau qu’il veut faire à sa femme (mouchoirs en valenciennes), il a déniché une dentellière, mais elle n’arrive pas à fournir, et malgré ses relances, ce ne sera pas prêt avant son départ de Belgique : « Quelle flemme ces ouvrières. Il est vrai qu’elles ne font pas que de la dentelle. » Donc dès ses débuts en ligne, on voit un sous-officier consciencieux mais de caractère entier.

L’intérêt principal des carnets réside dans la précision avec laquelle l’auteur décrit son secteur et son service de sergent en Champagne, à Beauséjour. En avril 1915, il commande à des Méridionaux (81e RI – Montpelliers) dans un secteur difficile, car les Allemands sont souvent très près, avec des petits postes ou des boyaux obstrués par des barrages de sacs de terre à moins de 25 mètres. Il raconte ses efforts pour empêcher les hommes de garde de s’endormir, les houspillant, ou au contraire ses soucis avec les bavards, qui ne peuvent travailler aux tranchées en silence. Il engueule certains caporaux, s’appuie sur d’autres, et dépense une grande énergie à essayer de lutter contre l’inertie des hommes fatigués et réfrigérés. Les désaccords sur le service sont aussi fréquents avec son lieutenant (p.39 « Naturellement ça va mal »), et le récit est une très bonne évocation du métier de sergent en première ligne, dans un secteur exposé, dans ce qu’il a de matériel et d’ingrat.

Dans cet univers lunaire, parsemé de cadavres, l’adversaire n’est jamais considéré autrement que comme ennemi désincarné ; ainsi, une opération est montée pour éliminer quelques Allemands trop proches derrière un barrage (on les entend « baragouiner »), et l’attaque surprise par jet de grenade réussit (mars 1915, devant Beauséjour, p. 47) « Les hommes ont fini quatre blessés pour avoir la paix. Ils étaient gênants avec leurs gémissements et leurs Kamarad ! Kamarad ! Ensuite, le lieutenant les fait balancer par-dessus le barrage. Les Boches s’en arrangeront. » De temps en temps, le lieutenant et le meilleur tireur de la section viennent faire des cartons aux créneaux ; l’auteur fait de même (p. 57) : « Un de mes poilus a descendu un Boche que je lui avais signalé. J’en fais autant pour trois autres. Les Boches font passer un chiffon rouge au-dessus de leur parapet (…) » Devant les lignes, la tension est constante (p. 59) « vers 22 heures, je descends un Boche qui s’était avancé, seul, jusqu’à 30 m de chez nous (…) J’ai tout de même bien brûlé 13 cartouches avant d’en venir à bout. La 13e lui a été fatale car j’ai entendu son cri. Pas facile le tir, la nuit. » il précise aussi avoir été obligé de tirer debout, par-dessus le parapet, car son créneau ne valait rien.

Les conflits avec son supérieur direct sont relatés : redescendus au repos, on laisse les hommes se disperser, alors que le commandant et le colonel multiplient les demandes de corvées diverses, et il est impossible de les retrouver rapidement. F. Mergen « raisonne » qu’il n’accepte pas les reproches, que c’est le lieutenant qui a laissé les hommes se disperser, qu’ensuite il aurait dû défendre le repos de ses hommes  etc… Nouveau conflit le lendemain (p. 62) le lieutenant devient grossier « Je lui donne très énergiquement une leçon de politesse, après m’être mis au grade à vous, car l’algarade se passait en présence d’autres sous-officiers et d’hommes. (…) Quel sale oiseau ! » L’auteur est blessé en avril 1915 : revenant d’une reconnaissance en rampant, il fait les trois derniers mètres en se relevant et il avoue avoir fait une belle cible, par sa faute. Évacué sur Biarritz, il revient en Champagne en août.

Tranchée de la Vistule, Aisne, Verdun, 2e blessure (août 1915-août 1917)

La deuxième partie du témoignage en Champagne est marquée par l’évocation de l’offensive du 25 septembre 1915. Le 81e RI est de réserve d’Armée, et n’est engagé que le lendemain du début de l’attaque, pour relayer ceux qui ont pu progresser le 1er jour. Du 26 septembre au 2 octobre, ils se retrouvent bloqués devant la tranchée de la Vistule qui les surplombe, s’épuisant en attaques stériles et meurtrières. Ils sont sous le feu ennemi, le gaz fait son apparition, et ils restent impuissants, sous la pluie, sans liaison efficace avec l’artillerie. Pour lui, si la première vague d’assaut a pu aisément avancer sur la ligne allemande, la seconde vague a rencontré des défenses intactes (p. 100) « et nous sommes venus nous briser sans profit sur les nouvelles lignes boches, non effleurées par notre artillerie qui tire beaucoup mais trop au petit bonheur. » Passé sous-lieutenant à l’automne 1915, en ligne devant Somme-Suippes (le Trou-Bricot), il commande un tir des canons de 58 et après un réglage efficace, il paraphrase le tirailleur Banania, « scie » très à la mode en 1915 : « Nous entendons brailler des Boches pendant que d’autres galopent à fond de train dans les boyaux. Y a bon ! »

Dans l’Aisne en avril 1916, l’auteur évoque un coup de main qu’il doit mener (p. 133) « Vilaine affaire. (…) Il faut, c’est l’ordre, pas à discuter. » La mission se passe sans drame, mais échoue, et ses chefs voudraient qu’il la recommence; ici, comme avec Robert Morin par exemple, il plaide que c’est au tour des autres : « Ma décision a été jugée regrettable car c’est moi qui jusqu’ici avait fait le coup le plus sérieux. J’en suis flatté mais ce n’est pas une raison pour risquer ma peau plus que les autres. La mienne vaut la leur ! Zut ! » On voit que l’espace de négociation des chefs de section est limité mais qu’il existe. F. Mergen raconte ensuite sa très courte et très intense expérience de Verdun. De retour de permission le 4 août 1916, il monte seul en ligne pour retrouver son unité au plus fort du combat (Fleury-sous-Douaumont). Après une nuit épuisante, il doit assurer un assaut local malheureux sous le barrage allemand (p. 152) « Il y a du flottement et il est l’heure ! Ma 1er ligne ne part pas ! J’ai beau siffler tant que ça peut, personne ne bouge ! Nom de nom ! J’y saute et comment ! Allons ! ». Blessé à l’épaule quelques instants après, il est pansé au poste de secours et arrive à pied à la voiture d’évacuation, au milieu des éclatements ; il mentionne une intéressante algarade (p. 155) « Le jeune aide-major qui dirige l’embarquement ne veut pas connaître mon galon, même pas me laisser asseoir à côté du chauffeur et il prétend charger un grand blessé boche ! Heureusement des brancardiers apportent des grands blessés, des nôtres. J’exige que le Boche soit descendu et remplacé par un Français. Après bien des difficultés, j’obtiens gain de cause, d’autorité. »

Armée d’Orient, Salonique, Monastir

Après convalescence, il apprend avec joie sa mutation au 122 RIT, et à 38 ans, il pense pouvoir se reposer un peu, mais catastrophe, trois jours plus tard arrive un contrordre, sa mutation pour l’armée d’Orient. À Marseille, en attendant son embarquement, il visite la ville (janvier 1917, p. 165) : « Pas fameux le vieux Port, mais quelles études de mœurs ! Quelle licence ! Je ne suis pourtant pas bégueule, mais c’est raide jusqu’à l’invraisemblable. ». Embarqué sur le Saint-Laurent, son navire est torpillé en rade de Malte (2.02.17), avec un faible nombre de victimes « Voilà une journée qui compte et nous ne sommes qu’à Malte ! C’est gai ! »

Au printemps, son service au 1er Régiment de marche d’Afrique le tient autour de Salonique, puis il doit en mai 1917 rejoindre les lignes vers Monastir, ce qui n’est pas le cas de tous les cadres : « C’est une vengeance du vieux Dissez qui a horreur des vérités maintes fois entendues. Aussi nous ne nous gênons plus du tout ! (p. 189). À partir de ce moment, il alterne des secteurs de première ligne assez actifs et difficiles (il est enterré plusieurs fois par des torpilles), comme par exemple devant la cote 1248. Il est fréquemment malade, mais à Salonique il refuse en septembre 1917 une proposition d’évacuation (p. 213) « Proposition que je dois repousser à nouveau en raison des circonstances : attente de mon 2e galon, reconstitution du régiment. J’aurais l’air de me sauver et donc je resterai, à moins d’aggravation sérieuse. » Si sa santé se raffermit à la fin de l’année, il sera ensuite régulièrement frappé par des otites très invalidantes. Il tient en 1918 des positions sur le front de Monastir, et il y décrit (p. 234) certains secteurs peuplés de « nombreux cadavres, tous déjà dératisés plusieurs fois, quelques-uns en morceaux épars. (…) C’est un « fouillis effarant et à la Edgar Poe. » Il participe à l’offensive en septembre 1918, mais est réhospitalisé en octobre. À Salonique, il note le 3 novembre « une Grande fête juive, commémorative de la déclaration de Georges V (reconstitution de la Judée) », évoque l’effondrement autrichien le 7 novembre, mais, curieusement, ne dit pas un mot du 11 novembre. Il embarque pour l’Italie le 13 décembre, d’où le train l’amène à Vintimille. Les derniers mots du récit sont un mystérieux (p. 247) : « Zut de zut ! ». Nous avons donc ici l’intéressant témoignage, très factuel, d’un cadre de réserve d’âge déjà « mûr », ce combattant ne disant rien de ses pensées profondes, ni sur lui ni sur la guerre ; et quand l’aumônier veut le convaincre de faire ses Pâques, « je m’en tire en répondant que j’y réfléchirai. » (p. 78).

Au sortir de la lecture de ces carnets, on se fait aussi la réflexion qu’à la rentrée 1919, à l’école primaire d’Asnières, ça n’a pas dû broncher dans la classe de Monsieur Mergen.

Vincent Suard, février 2025

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Costes, Joseph (1884-1930)

Le témoin

Né le 16 avril 1884 à Villefranche-de-Panat (Aveyron), Joseph Costes est ordonné prêtre en septembre 1909. Il enseigne les sciences et l’allemand dans un collège catholique. Il survit à toute la guerre mais a contacté le paludisme dans les Balkans où il était affecté à l’ambulance alpine n° 5. Il meurt le 25 juillet 1930 dans sa commune natale.

Le témoignage

Avant de partir dans l’armée d’Orient, il a servi sur le front franco-allemand, mais le témoignage conservé ne concerne que la période allant de novembre 1915 (embarquement) à mai 1918 (préparatifs pour un nouveau départ). Le carnet et le livret militaire ont été déposés aux Archives municipales de Millau sous la cote 43 J. L’information a été communiquée au CRID 14-18 par Lionel Locqueneaux qui a transcrit et annoté le manuscrit.

Contenu

1. Dès le 15 novembre 1915 est présenté le personnel de l’ambulance avec les professions de chacun dans le civil (ou dans l’ecclésiastique). Tout au long du récit, on suit les départs et les arrivées, et l’équipement de l’ambulance est décrit. Les chefs sont très critiqués, avec l’emploi de termes comme « ces salauds », « crétins », « trouillards ». Ils cherchent à se faire embusquer et à mener la bonne vie, au détriment des subordonnés. Sur le plan médical ils sont incompétents : « assassins », « charcutiers », « tortionnaires ». Un dentiste n’arrachait pas les dents mais les mâchoires. De leur côté, les aviateurs français sont accusés de faire la noce à l’arrière au lieu d’affronter les avions allemands. En plein hiver de la montagne balkanique, les autorités exigent que l’on établisse l’état des moustiquaires : on aurait mieux fait de procurer aux hommes des chaussettes de laine. Au sommet de la hiérarchie, le général Sarrail est épinglé comme franc-maçon et coureur de jupons. Le prêtre aveyronnais pense que les troupes françaises sont trahies par les Grecs et par les Juifs de Salonique. D’autres mentions antijuives figurent ici et là.

2. Les descriptions des pays traversés sont brèves : Malte et ses églises ; les deux quartiers de Salonique ; la Macédoine « pays de pouilleux », « race dégénérée » ; Edessa et ses cascades ; la traversée de la Grèce et de l’Italie lors de son évacuation pour paludisme en février 1918.

3. L’ambulance soigne les blessés et surtout les malades atteints de paludisme et dysenterie, et de multiples pieds gelés en hiver. L’ordinaire est amélioré en capturant grenouilles, tortues, écrevisses et lièvres. La vie est troublée par les bombardements, les raids de zeppelins, dont un est abattu. Le 12 janvier 1916, Joseph Costes signale un fusillé, sans autre précision.

Rémy Cazals, janvier 2025

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Hadengue, Pierre 1893 – 1975

Des gros frères à la libellule Journal de marche 1914 – 1919

Olivier Demoinet

1. Le témoin

Pierre Hadengue est originaire d’Etalon (Somme), son père y est éleveur de chevaux, et son grand-père maternel, Émile Pluchet, homme de pouvoir, est président de la Société des agriculteurs de France (1912 – 1918) et régent de la Banque de France. Le regretté André Bach parle de « bourgeoisie terrienne provinciale » dans sa préface. Sous-lieutenant de réserve en avril 1914, il combat avec le 4e Cuirassier (Cambrai) jusqu’en septembre 1915, date à laquelle il intègre l’école d’aviation de Chartres. Il vole comme pilote d’avion d’observation (MF 22 et So 13), et en 1918 commande l’escadrille 270. Capitaine en août 1918, il se marie en 1919 puis reprend la ferme familiale, participant à la création de l’enseignement agricole en Picardie. Il décède en 1975.

2. Le témoignage

Olivier Demoinet, petit-fils de l’auteur, a publié en 2016 à compte d’auteur « Des gros frères à la libellule », Journal de marche de Pierre Hadengue 1914 – 1919 (358 pages, grand format). Il précise en introduction que c’est en partie grâce à son insistance que son grand-père a, vers 1970, retranscrit ses carnets de guerre dans un texte élaboré. Disposant d’archives familiales, lui-même a repris ce récit en l’accompagnant d’explications et de nombreuses illustrations : carnets de route, carnets de vol, documents militaires et familiaux, cartes et nombreuses photographies…. Le gros dossier final contient la reproduction de l’intégralité du carnet de vol, le livre d’or de l’escadrille 270, des extraits du « Livre de Chartres » du dessinateur Georges Villa, etc…. Le terme « gros frères » désigne la façon dont les cuirassiers se surnommaient entre eux, et la « libellule » est l’insigne peint sur les avions de l’escadrille 270 en 1918.

3. Analyse

Cavalerie

Le document est d’abord précieux pour le récit de la chevauchée d’août à septembre 1914. La mystique de la charge est bien présente (« on se surprend à caresser amoureusement la poignée de son sabre »), mais P. Hadengue note que la Belgique présente de mauvaises conditions pour le déploiement (p. 47) « terrain boisé avec clairières, avec toujours inévitables fil de fer. » De plus la cavalerie allemande refuse systématiquement le combat à cheval, et le commandement interdit rapidement aux cavaliers de pousser trop longtemps les poursuites. Au plan tactique, les cuirassiers montent des « P.A.C. » (« pièges à cons »), destinés à entraîner les uhlans dans de savantes embuscades (p. 53), mais les cavaliers allemands, qui échafaudent de leur côté de semblables constructions, ne se laissent jamais prendre. Dès le 12 août, il doit forcer l’obéissance d’un de ses hommes, qui ne veut pas prendre une faction exposée de nuit (p. 46): [l’homme cède finalement] « Ouf… tuer un Boche, volontiers, mais être obligé de tuer un de ses hommes ç’aurait été terriblement dur, et pourtant c’était le devoir. [à l’écriture 1970] (je viens de revivre là le moment de la guerre le plus pénible pour moi peut-être). » Les cuirassiers font retraite jusqu’à le Marne en septembre et peuvent alors se réorganiser (remonte).

L’auteur, lui-même éleveur, témoigne de ce que grâce à sa vigilance, son escadron a mi-septembre « encore » 80 chevaux sur les 146 du départ de Cambrai. Les montures restantes ont beaucoup souffert (Meaux, p. 74) : « Les plaies [sous les tapis de selle] sont énormes, infectées, et sentent mauvais : dans beaucoup, les asticots grouillent. Spécialement le soir, quand on prend le trot, cela répand sur la colonne une odeur cadavérique. » Il dit aussi que pour la remonte, les chevaux de réquisition, omniprésents dans les récits d’août 1914 à la ferme, sont rapidement abandonnés, car peu endurants «ils ne peuvent fournir le très gros effort que nous demandons maintenant à nos chevaux.» 

« En l’air »

Fin septembre et en octobre les cuirassiers sont utilisés dans la Somme, le Pas-de-Calais puis en Belgique, pour établir le contact sur un front discontinu et mouvant, ils combattent à pied à la carabine, puis se redéploient vers l’avant lorsque l’infanterie les relaie : ils sont « en l’air » avec ordre de boucher les trous, (p. 100) «  Nous allons ainsi (…) contenir l’ennemi, jusqu’à l’arrivée de l’infanterie et continuer notre marche vers l’aile débordante. » Sa progression l’amène près de la ferme familiale à Étalon, il y arrive avec son peloton le 23 septembre (p. 95). L’ennemi est très proche, ses hommes se reposent un temps dans le hameau, et il déjeune avec ses parents qui n’ont pas voulu fuir (p. 95) « Devant nous ça ferraille. Quelques balles dégringolent dans la rue où maman vient de passer. » Quand l’ordre de rejoindre arrive, la scène de départ évoque, pour le cinéphile, l’univers de John Ford (cycle de la cavalerie, 1948 – 1950) : « Il y a un moment pénible, mais il faut se raidir. Il ne faut pas que les hommes voient que je suis ému. J’embrasse Papa et Maman. « À cheval, par deux, direction sur moi » Poignée de mains au départ, ça fait toc-toc ! Quand nous reverrons-nous ? »

À partir d’octobre, de « désagréables nouvelles » arrivent à l’escadron de manière de plus en plus pressante : on demande des cadres pour former des escadrons à pied. Il réussit à éviter toutes ces mutations forcées (« Ce n’est pas rigolo d’abandonner les éperons »), faisant des périodes de combat dans la tranchée, mais continuant aussi l’entraînement à cheval (préparation de la destruction des arrières allemands, si la percée de mai 1915 avait réussi en Artois). Son chef qui l’apprécie bloque sa demande de passage dans l’aviation, mais grâce aux relations de son grand-père, il finit par arriver à Chartres le 30 septembre 1915.

L’aviation

L’auteur décrit de manière précise sa formation initiale de pilote d’octobre à décembre 1915, avec de nombreuses photographies. On retrouve en annexe un fac-similé d’une partie du « Livret de l’école d’aviation de Chartres », album fantaisie de dessins, poèmes et chansons illustré par le dessinateur Georges Villa, élève-pilote au même moment, et P. Hadengue y a sa caricature. L’auteur, passé par Ermenonville au début 1916, est affecté à la MF 22, dans le Pas-de-Calais, dans la Somme puis à Verdun. Les missions de réglage y sont nombreuses et dangereuses (49 missions au-dessus des lignes à Verdun de mai à juin 1916). Son unité est ensuite utilisée à la fin de l’été dans la 2e partie de la bataille de la Somme, il vole beaucoup et en novembre 1916 (p. 178) fait fonction de commandant d’escadrille.

Etalon

On a vu que P. Hadengue est passé par chez lui avec ses hommes pendant le combat de 1914. Cette même mobilité lui fait survoler, en 1916, la ferme-manoir natale à l’intérieur des lignes allemandes. Ses parents ont été autorisés à y rester (lettre en français, du Gal Von Aven, se terminant par « mes compliments à Madame », p. 118). Il est très ému en survolant les siens : c’est une mention fréquente, par exemple dans les récits de pilotes belges de la R.A.F. en 1941 ou 1942, mais beaucoup plus rare pour ce conflit. Lors du retrait volontaire des Allemands en mars 1917, c’est encore sa mobilité (avion + automobile + grade d’officier) qui lui permet, de sa propre initiative, d’aller errer, au milieu d’Anglais surpris, dans les ruines d’Etalon (22 mars 1917 p. 188). Il retrouve très vite ses parents qui ont été laissés à Nesle par le retrait allemand (p. 191) « Que d’émotions dans cette journée ! Le matin, messe et communion tous les trois ensemble. » Lorsqu’on prend connaissance, dans le recueil, de documents issus des cabinets du roi d’Espagne ou du Pape, obtenus par l’entregent du grand-père Pluchet (donner des nouvelles ou appuyer une demande de rapatriement), il est clair que nous ne sommes pas ici dans la famille du PCDF « de base » ; toutefois ces facilités, interdites à l’immense majorité des combattants, n’empêchent pas Étalon d’être complètement détruit, ou l’auteur de mener une guerre exposée et pleine de risques : on a ici un itinéraire très particulier, qui est une des façons marginales, cavalerie montée ou aviation, de faire la guerre.

Religion

Atypique semble aussi le degré de religiosité de P. Hadengue, au point qu’en introduction, O. Demoinet s’en excuse presque : « on peut être choqué (ou sceptique) devant l’importance qu’il apporte à la religion (…)». Par exemple, dans une lettre du tout début de la guerre, sa mère lui précise qu’après la prière habituelle du soir (p. 41), il y aura « spécialement pour toi un Pater, un Ave et des invocations à St Pierre, St Jean Chrysostome, St Georges [le patron de la cavalerie] et St Michel. » et son père ajoute « Si tu quittes la terre, ce sera pour le Paradis ! Tu ne seras pas à plaindre, mon cher Pierre (…)» puis « frappe comme l’Archange Gabriel, etc… ». P. Hadengue mentionne fréquemment ses confessions, ou des entretiens avec des prêtres ; sa pratique ne traduit pas un regain lié à la guerre, elle lui pré-existe, et se retrouve assez souvent dans une petite noblesse, encore bien présente dans la cavalerie ; cette religiosité est ensuite fort « diluée » dans l’aviation, au recrutement plus mêlé.

Les femmes

L’auteur aborde volontiers ce passage « obligé » des mémoires de pilote, et on reste perplexe devant la contradiction entre son éthique religieuse rigoureuse (« pour son arrivée dans cette arme nouvelle », il va par exemple se confesser) et sa relative complaisance pour ce thème. Lors de la disparition d’un équipage, il mentionne le classique contrôle systématique du courrier des disparus, pour éviter de restituer aux familles des correspondances fâcheuses. Si « une noce crapuleuse avec des femmes plus que douteuses » est repérée dans des lettres d’un disparu (p. 180), ce n’est pas surprenant puisqu’il s’agit d’un individu méprisable qui a déserté en se posant volontairement chez l’ennemi. La contradiction évoquée plus haut semble ici dépassée par une lourde insistance de l’auteur sur le niveau social supérieur des bonnes fortunes féminines; ici, pas d’amours ancillaires, mais plutôt une nouba « de classe », pour utiliser une terminologie marxiste (Saint-Dizier, juillet 1916, p. 167) : «Perquin et moi, nous hasardons à aborder deux très jolies femmes, évidemment d’une bonne bourgeoisie, et à les inviter à dîner avec nous à l’hôtel. Impossible me dit l’une d’elles, nous sommes trop connues ici où mon mari est un gros industriel (…)». De même à Nancy en janvier 1918, une ville gaie et dissolue (p. 201): « Il ne s’agissait pas de « professionnelles », mais de personnes aussi désintéressées qu’aimables : femmes d’affaires, de fonctionnaires, de gros commerçants, d’employés. ». Ce thème disparaît en fin de volume, l’auteur se fiançant peu avant l’Armistice.

Politique

Un indice, au tout début du conflit, indique un conservatisme sans nuances : le député de Cambrai qu’il croise, coupable de pacifisme, est pour lui un « infâme radical-socialiste » (p. 28). Les documents de fin de volume montrent qu’il a dû attendre 1938 pour avoir la Légion d’honneur ; ce retard est probablement plus dû, dans la seconde partie des hostilités, à un caractère entier et peu diplomate, qu’à un engagement ultérieur au Comité Central de Défense Paysanne (tendance dorgériste, document de 1938), de toute façon bien plus tardif.

L’escadrille 270

En janvier 1918, la So 13 se dédouble, et P. Hadengue prend le commandement de l’escadrille 270, petite unité d’observation équipée de Sopwith puis de Salmson (été 1918). Son escadrille fait beaucoup de liaisons d’infanterie, et ses statistiques de 1918 témoignent de son engagement: « 13 combats, 4 ennemis abattus, 8 des nôtres descendus sur un effectif de dix avions. »

Olivier Demoinet, décédé en 2021, a donc réalisé un travail remarquable avec ce riche corpus, fruit d’un ambitieux travail de mise en forme, d’explication et de publication d’archives, et ce témoignage est peut-être plus novateur encore pour la cavalerie que pour l’aviation.

Vincent Suard, décembre 2024

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