Allain-Launay, Edmond (1878-1924)

1. Le témoin
Quelques-uns de ses ancêtres étaient saint-simoniens. Le passage par Polytechnique était une tradition dans la famille. Lors de la naissance d’Edmond, à Paris, le 12 décembre 1878, son père exerçait de hautes responsabilités dans la comptabilité de l’Exposition universelle. Edmond entre à Polytechnique en 1898 et se révèle un défenseur de l’innocence de Dreyfus. Il se spécialise en électricité et devient ingénieur à la Compagnie d’Orléans puis à la Compagnie générale du gaz. De 1907 à 1914, il participe à la création de centrales électriques en Roumanie, en Grèce et en Belgique. Lors de la mobilisation, marié, il a quatre enfants. Très catholique, il accorde beaucoup de place dans ses carnets à la retraite pascale, à l’action de la Providence, à la présence d’un crucifix sur sa table de travail. Officier de réserve (lieutenant puis capitaine) dans une unité d’artillerie, il trouve qu’on a trop compté sur le 75. Son frère Yves, aviateur, trouve la mort en 1916. Edmond survit et reprend ses activités d’ingénieur. Il meurt à Paris en 1924 d’une crise cardiaque.
2. Le témoignage
La famille a conservé seulement deux de ses carnets, l’un du 1er décembre 1915 au 9 mars 1916, l’autre du 10 mars au 8 avril 1916, ainsi que quelques feuilles volantes (jusqu’au 16 juillet 1916) confiées à sa femme venue le voir près du front. Une copie a été déposée au Service historique de la Défense (cote 2011PA60-32). La bataille qui occupe le plus de place est celle de Verdun.
3. Analyse
Le contraste est fort, dans ses notes, entre les périodes de combat où il réagit comme un technicien, comptant le nombre de coups tirés, annonçant les types de tirs, attitude fréquente chez les artilleurs, et les repos où on retrouve les mesquineries de la vie de garnison qu’il ne supporte pas, et où il s’accroche avec d’autres officiers, surtout de l’active. Il écrit ainsi, le 27 mars 1916 : « Mon moral est assez mauvais. Je suis las de cette guerre. Vingt mois de suite c’est vraiment beaucoup d’autant qu’après avoir été très soutenu par quelques compliments et avoir fourni un effort considérable nous sentons maintenant très nettement que nous autres officiers de réserve ne serons jamais que des officiers de complément et que tous les honneurs doivent revenir aux officiers d’active. » Il décrit aussi (1er juillet 1916) un commandant qui installe son PC le plus loin possible des batteries parce qu’il « a réellement la phobie du coup de canon ». Mais, le 12 juillet : « Je veux noter que le général Humbert, au cours de sa visite, m’a chaleureusement félicité du petit nombre de pertes qu’a subies ma batterie depuis que je la commande, et m’en a attribué le mérite. Je vous félicite, m’a-t-il dit, d’avoir su ménager votre personnel et d’avoir su l’abriter et le protéger. Signe des temps. Autrefois, et pour beaucoup maintenant encore, toutes les récompenses, les honneurs et les décorations allaient à ceux qui avaient eu le plus de pertes, qu’ils aient ou non bien rempli leur mission. On commence à comprendre – et des encouragements comme celui du général Humbert sont précieux – que le devoir consiste à remplir sa mission avec le minimum de pertes possible. Nous sommes comptables de la vie de nos hommes et nous ne devons pas acheter une gloire vaine au prix du sacrifice de leurs vies. Un directeur d’usine qui ferait inutilement massacrer son personnel et ses machines ne trouverait rapidement plus d’employeur, et est réputé mauvais ouvrier celui qui casse tous ses outils. »
En pleine bataille de Verdun, au moment où les unités fondent dans la fournaise, le capitaine Allain-Launay conclut : « Cette guerre est abominable. »
Rémy Cazals

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Holtz, Bernard (1893-1956)

Ses grands-parents sont venus sur le versant occidental des Vosges depuis Muhlbach-sur-Bruche (Alsace) après 1871. Ses parents sont ouvriers du textile (le père manœuvre, la mère tisserande) dans la vallée du Rabodeau. Il naît à Moyenmoutier le 27 mars 1893. Lui-même deviendra ouvrier ajusteur. En 1914, il est en train d’effectuer son service militaire au 62e RAC. Ses notes de guerre, conservées et transcrites par son petit-fils, débutent au 30 juillet 1914 et cessent au 5 mai 1916. Il est possible que la suite ait été perdue. Dans tous les cas, il survit à la guerre, trouve un travail d’ajusteur à Épinal, se marie en 1920 et devient chef de chauffe à la Société de Production et de Distribution d’Électricité à Reims.

Le « métier » d’artilleur

En août 1914, le régiment reste d’abord dans les Vosges, puis participe à la bataille de la Marne, passe en Champagne et se trouve en Artois en novembre 14 et en mai 15, dans les mêmes secteurs que le fantassin Louis Barthas, à Barlin, Mazingarbe, Vermelles, puis Carency et Notre-Dame de Lorette où les combats sont acharnés. Bernard Holtz écrit des notes brèves et exprime rarement ses sentiments. Il signale les tirs effectués en mentionnant le nombre de coups, les bombardements subis, et les phases de tranquillité avec parties de cartes et occasions de boire : il note aussi scrupuleusement ses « cuites » que ses tirs. Il fournit des informations sur la position, le rôle de l’artillerie et ses dangers spécifiques. Si beaucoup de « duels d’artillerie » des communiqués consistaient pour les canons français à tirer sur les fantassins allemands, et pour les canons allemands à tirer sur les fantassins français, avec les risques d’erreurs bien connus, Holtz décrit de vrais duels entre batteries de 75 et de 77, ainsi le 19 juin 1915 : « On nous a changé de pièce : la nôtre est esquintée ; c’est un plaisir de tirer avec celle-là ; les 77 viennent déjà nous trouver. » Il montre aussi le 75 pris à partie par les 105 et 150 allemands. Les obus de 120 et 220 français passent au-dessus des batteries de 75 parce que ces dernières sont positionnées plus près des lignes. Les 75 doivent aussi protéger les attaques de l’infanterie, et d’abord ouvrir des brèches dans les réseaux de fil de fer. Il arrive que les pièces éclatent, et cela fait du dégât.

Notre artilleur fait « son métier » sans se poser de questions, du moins dans ses notes. Il se réjouit de faire « du si bon boulot » sur une tranchée ennemie (24 juillet 1915). « Qu’est-ce qu’on leur balance ! », écrit-il le 18 août, ajoutant : « J’aime mieux pour eux que pour moi. » Il faut tirer sur les Allemands, d’abord pour se protéger soi-même. Ensuite, c’est un peu comme un travail, et les notes de l’artilleur qui compte les coups de canon ont quelque chose du bilan d’une journée d’usine quand on va recevoir un salaire à la tâche. Dans l’artillerie, on peut avoir l’impression de faire un métier, de travailler en équipe, chacun avec sa compétence technique et sa responsabilité précise, chef de pièce, maître-pointeur, tireur, chargeur, déboucheur… Holtz en arrive à admirer le travail de l’artillerie ennemie : « C’est un coup de maître », dit-il d’une marmite tombée en plein sur les avant-trains de sa batterie et qui fait de nombreuses victimes (12 mars 1916). Et, le 17 mars, notant que la hauteur d’éclatement des obus allemands est mal réglée : « Probablement qu’ils ne sont pas encore bien réveillés. » Il était alors à Verdun, notant : « Plus j’y pense, plus je me demande comment je vis encore. Si je ramène ma viande, je m’en rappellerai ! »

RC

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Suhubiette, Jean (1888-1971)

1. Le témoin
Né le 28 octobre 1888 à Behasque, canton de Saint-Palais (Basses-Pyrénées), dans une famille pauvre, Jean Suhubiette émigre en Argentine où il trouve un emploi dans une maison de notables (cuisinier selon un passeport). Célibataire, il a 26 ans en 1914 lorsqu’il répond à la mobilisation et s’embarque pour une « traversée mouvementée » de 25 jours. De Bordeaux, il est dirigé sur Bayonne, écrivant : « Je rentre chez moi avec un congé de trois jours. » C’est également « chez lui » qu’il se rendra en permission pendant la guerre, et il y retrouvera d’anciens camarades d’école, allant avec eux au marché de Mauléon et à la foire de Navarrenx. Au front, jusqu’au 5 mars 1916, il exerce les fonctions de téléphoniste au 234e RI en Lorraine dans les Vosges et à Verdun. Puis il entre au service du colonel, poste qu’il ne définit pas, mais qui est en rapport avec sa profession dans le civil. Il semble cependant que s’il avait été chargé de faire la cuisine cela apparaîtrait dans son carnet. Après la guerre, il retourne en Argentine où il est majordome, homme de confiance, dans une famille traditionnelle de propriétaires fonciers de la province de Buenos Aires, effectuant plusieurs voyages en France. Il est mort à l’âge de 83 ans.
2. Le témoignage
En mars 1919, Jean Suhubiette recopie au propre sur 50 pages d’un carnet les notes prises pendant la guerre. Le document a été retrouvé par Ana-Maria Lassalle, professeur à l’université nationale de la Pampa, à Santa-Rosa, République argentine. Les notes sont malheureusement peu développées. Par exemple, à propos de Verdun, le 28 février 1916 : « Dans ce secteur, le R. ne subit aucune attaque sérieuse, mais le bombardement est terrible, le ravitaillement presque impossible et la température est extrêmement rigoureuse. Les troupes sont très fatiguées. »
3. Analyse
Dans ces conditions, le témoignage de Jean Suhubiette apporte peu. Faisant partie des services du colonel, il le suit de château en château, mais aussi chez un notaire, un vétérinaire retraité, une rentière, un curé, et plus rarement dans une grotte ou une cagna. En fait, il s’agit des colonels successifs dont l’un est « merveilleux », un autre « incapable et égoïste ». Il ne peut que raconter indirectement les exploits du régiment. Il exprime rarement des sentiments personnels. Le 5 août 1917, il note cependant, au Chemin des Dames : « Jamais permission ne fut plus souhaitée qu’en ce moment. » Le 11 novembre 1918, en permission dans son village : « Soudain les cloches sonnent à toute volée. Tout le monde est en extase. C’est du délire. Chacun ne peut y croire. » Il faut l’intense émotion de la démobilisation, le 13 février 1919, pour le faire sortir de sa réserve, et son carnet se termine ainsi : « À 11 heures, je suis rendu à la vie civile. Enfin !!! Quel soulagement que de pouvoir s’alléger de ce fardeau. Que n’a-t-on roulé sa bosse durant cinquante-six longs mois. Chacun a fait son devoir ; la France peut être fière de ses enfants. Elle peut à son tour nous être reconnaissante. Gloire aux immortels héros qui ont versé leur sang pour la liberté des peuples. Dieu dans son royaume leur aura donné ce que les puissants de cette terre ne peuvent disposer. »
Rémy Cazals, juillet 2011

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Duchesne, Louis (1894-1918)

Le point de départ de cette notice est un cahier intitulé « Souvenirs de la Campagne 1914-1915 [Rajouté : 1916] Duchesne Louis Henri, 102e d’infanterie, 8e compagnie », d’une collection particulière. En lisant le texte, bien écrit, d’une assez bonne orthographe, on apprend que ce soldat appartenait à la classe 14, qu’il habitait en août 1914 à Auneuil (Oise), qu’il était catholique et vraisemblablement cultivateur. Le cahier paraît représenter la mise au propre de notes préalables ; il compte 136 pages, mais le récit n’occupe que les 27 premières. Il s’interrompt brutalement et les pages 28 à 126 sont blanches ou manquantes. Le texte reprend p. 127 avec la copie d’un article de Gustave Hervé dans La Guerre sociale du 25 avril 1915, article en l’honneur de ce commandant que nous « aimions beaucoup dans le parti socialiste auquel il est affilié depuis longtemps. C’était pour les questions militaires le bras droit de Jaurès, et un peu dans le parti notre ministre de la Guerre. L’Armée nouvelle, le puissant livre de Jaurès, est bien un peu son œuvre. Pourquoi ne les a-t-on pas écoutés, lui et Jaurès lorsqu’ils expliquaient au pays que, pour barrer la route à l’invasion torrentielle de l’armée allemande, ce n’était pas augmenter le temps de caserne qu’il fallait, c’était organiser puissamment les réservistes et les territoriaux […] » Le commandant dont il s’agit, blessé, qui fait l’éloge de ses soldats et de ses officiers massacrés lors d’une attaque, n’est autre que le commandant Gérard, et l’article de se terminer sur une critique des méthodes du haut-commandement : « Ce n’est pas possible, non ce n’est pas possible qu’avec un état-major comme le nôtre, où les hommes de valeur fourmillent, il n’y avait pas un moyen de préparer les attaques par le génie et l’artillerie de façon qu’une compagnie de héros comme celle-là n’aille pas s’empêtrer, s’accrocher, se faire décimer dans les fils barbelés des tranchées ennemies. » Le deuxième texte en annexe est un poème de Montéhus, « La Croix de Guerre », dédié « au commandant Gérard, respectueux hommage ». Il est clair, à la lecture de ces deux « annexes » et des notes personnelles de Louis Duchesne que celui-ci a été marqué par les attaques des 24 et 25 février 1915 et par la personnalité du commandant Gérard dont l’attitude très originale sera signalée ci-dessous.

Après les hommes, les chevaux

Le récit de la campagne de Louis Duchesne commence lors de l’annonce de la mobilisation à Auneuil : « Les femmes et les enfants pleurent ». La guerre pourra-t-elle être évitée ? « Le 4 août à 4 heures de l’après-midi, un gendarme nous annonce la terrible nouvelle, la guerre est déclarée. Depuis ce moment que je n’oublierai jamais, les autos se succèdent à la gendarmerie sans interruption, portant des ordres d’un côté et des feuilles de route d’un autre. Que de pleurs ! que de larmes ! Tous les jours depuis la première journée de mobilisation les voies de communications ainsi que le tunnel et le pont du chemin de fer sont gardés par la garde civique. Quel entrain ! depuis les plus jeunes jusqu’aux plus vieux, les habitants assurent la police dans le pays. Des patrouilles parcourent le village toutes les nuits, à huit heures tous les cafés sont fermés. Dans le jour, à chaque train en partance, les wagons sont pleins de mobilisés qui vont rejoindre leur régiment. Puis, après les hommes, ce sont les chevaux qui partent à leur tour, les pauvres bêtes elles vont aussi collaborer à la défense de la France. Le pauvre Bouleau part, bon pour le service, et c’est en pleurant que ses maîtres lui donnent le dernier morceau de sucre. » Les premières nouvelles sont bonnes, mais bientôt arrivent les réfugiés du Nord. La classe 14 va être appelée. Louis va d’abord au 51e RI à Brest, puis au 19e Chasseurs à cheval, enfin au 102e RI de Chartres, tout content car il « espère aller au feu beaucoup plus vite ». Il arrive sur le front de la Somme le 12 novembre, et ses premiers coups de fusil visent un Taube. Il découvre les marmites, les tirs de crapouillots, les ruines du front, la boue, et la camaraderie des anciens qui le surnomment le Ch’tiot. À la veille de Noël, trois Allemands viennent se rendre. Le jour de Noël, on entend « les Boches chanter la messe. Notre première ligne tire et c’est nous [en 2e ligne] qui récoltons les pruneaux boches. » « Le premier janvier, comme nous disons dans notre nouveau langage, nous faisons la nouba. Chaque homme touche ½ litre de vin, du jambon, pommes et oranges, ainsi qu’un bon haricot de mouton ; pour finir la fête, chacun fume un bon cigare offert par des personnes charitables et l’on déguste une bouteille de champagne pour 4 hommes. Dans l’après-midi, nous organisons un petit concert vocal et instrumental exécuté par les poilus de la 7e et de la 8e compagnie et présidé par notre colonel lui-même et son état-major. »

Février 1915

Au cours de ce mois, le régiment vient en renfort d’abord dans l’Aisne, près de Craonne, puis en Champagne, vers Suippes. Là, il croise un régiment décimé qui vient d’être relevé : « C’était chose bien triste de voir ces pauvres bougres défiler près de nous par groupes de deux ou de quatre ; ils ne ressemblaient pas à des hommes mais à de véritables masses de boue en mouvement. » On plonge dans l’horreur à Beauséjour, le 24 février : « Nous traversons une tranchée conquise. Elle est pleine de cadavres allemands et de Français. Ici, c’est une tête qui roule sous nos pieds, plus loin c’est un Boche en bouillie recouvert avec un peu de terre, un poilu met le pied dessus et le sang coule en avant. Enfin c’est une orgie indescriptible, pas moyen de poser le pied par terre sans que ce soit sur de la chair humaine. Arrivés à la tranchée de départ, toute la compagnie est massée, prête à sortir. A midi, le lieutenant Héliès crie : « En avant ! » et tous nous courons en hurlant, mais nous n’avions pas fait quinze [mètres ?] que le premier était couché par une balle. Tout le chemin que nous avions parcouru était parsemé de cadavres, tués ou blessés, soit par les balles de la Garde impériale ou par nos pièces d’artillerie. Enfin, quel carnage, quel massacre, morts sur morts, toute la 4e section de la 8e compagnie est obligée de rester sur le terrain, alors les quelques survivants font avec leurs camarades tués une tranchée humaine. La nuit, tout le monde travaille sous la neige à la construction d’une petite tranchée, mais comme on est plein de fièvre, nous dévalisons les morts de leurs bidons afin de se rafraîchir, mais rien à boire. Nous sommes obligés de manger la neige qui tombe et c’est sous ce mauvais que nous passons la nuit. Le 25, le bombardement recommence et à 10 h un bataillon du régiment charge encore une fois. Ah ! les malheureux, ils font le même boulot que nous la veille, c’est encore un massacre. Toute la journée se passe sous le bombardement, c’est un véritable enfer, nous sommes noirs de poudre et nous tirons autant comme nous pouvons sur ces maudits animaux de Boches. Un obus arrive sur notre parapet et met un de nos copains en miettes. Tous les morceaux retombent sur nous. »

Les ordres prévoient de recommencer le lendemain. Alors il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le commandant Gérard leur conseille, « en pleurant » : « Cachez-vous afin que je ne puisse vous rassembler demain. » Au retour au repos, Louis Duchesne constate : « Cette fois nous avons de la place car les ¾ des nôtres sont en moins. »

L’apport précieux des archives

Ce témoin méritait d’être mieux connu. Les Archives départementales de l’Oise, consultées, nous ont fourni d’abord la date précise de naissance de Louis Henri Duchesne à Auneuil, le 23 mai 1894, d’un père journalier et d’une mère ménagère. L’acte de naissance ne porte aucune mention marginale de mariage ou de décès. C’est la fiche matricule qui nous en dit plus. Le jeune homme était ouvrier agricole en 1914. Pendant la guerre, il est devenu successivement caporal (octobre 1915), sergent (janvier 1916), sergent grenadier d’élite (janvier 1918). Il a été blessé à Thiaumont par éclat d’obus à la tête, le 30 août 1916 ; puis à Douaumont par éclat d’obus à la cuisse, le 26 octobre 1916 ; et au Grand Cornillet par éclat d’obus au bras, le 14 mars 1918. Il a été tué le 20 juillet 1918 « aux avant-postes, donnant une fois de plus à ses hommes l’exemple du mordant et de la bravoure ».

RC

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Madrènes, Joseph (1890-1936)

Joseph Antonin Bernard Madrènes est né à La Pomarède, canton de Castelnaudary (Aude) le 24 février 1890. Ses parents étaient cocher et cuisinière au château appartenant à la famille Meunier, et ils ont suivi leurs maîtres lorsque ceux-ci se sont installés à Sallèles-d’Aude. D’après les souvenirs familiaux, les Meunier auraient contribué à l’éducation du jeune Joseph. Puis celui-ci est entré en apprentissage chez un parent, ébéniste à Revel (Haute-Garonne). En 1910, il s’est engagé pour trois ans dans la marine à Toulon, comme charpentier. Rentré à Sallèles, fiancé, il a dû repartir lors de la mobilisation de 1914. La lecture de son témoignage le montre conservateur, patriote et surtout catholique pratiquant et croyant. Proche du Sillon de Marc Sangnier, il milite dans divers cercles catholiques ; à Malte, il cherche à entrer dans toutes les églises ; il célèbre la conversion d’un Anglais au catholicisme ; il prend l’engagement d’aller en pèlerinage à Lourdes après la guerre… Marié en février 1919, il crée son entreprise de menuiserie à Azille (Aude), puis à Toulouse, où il meurt le 22 avril 1936. Entre la fin de la guerre et son décès, à une date que la famille ne peut préciser, il a rassemblé et « mis au propre » les éléments de son témoignage.

La guerre en Méditerranée

Ses notes chronologiques sont portées sur un gros registre très illustré de documents divers, principalement des cartes postales représentant des navires de la flotte française ou des flottes alliées, et des vues de Toulon, Bizerte, Brindisi, Messine ravagée par le tremblement de terre de 1908, Malte, Céphalonie, Milo (« le pays de la Vénus de Milo, dit le commandant »), et autres lieux où son torpilleur a mouillé. Pour qui a lu de très nombreux témoignages concernant l’armée de terre, le dépaysement est certain. Ici, au lieu de l’immobilisation dans les tranchées, on va en quelques jours d’un bout à l’autre de la Méditerranée. La mer joue des tours aux navires qui se déglinguent et aux hommes, victimes du mal de mer (oui, les marins ont le mal de mer : à plusieurs reprises, c’est « tout l’équipage » ou « presque tout l’équipage » qui est malade). On passe donc aussi beaucoup de temps dans les ports afin de réparer les avaries fréquentes, et pour « mazouter », embarquer des vivres et de l’eau. La marine a ses rituels (signaux, pavillons, hourrahs), son langage (appareillage, branle-bas de combat, croisière, etc.) et son argot : le mouilleur de mines, par exemple, « pond des œufs ».

Dans les premiers jours d’août 1914, arrivé au dépôt à Toulon, Joseph Madrènes critique la pagaille qui règne, et il doit soutenir une violente discussion avec de « fortes têtes » hostiles à la guerre. Le 2 septembre, il embarque comme charpentier sur le Protet, contre-torpilleur de haute mer, et la campagne commence mal puisque les deux canons éclatent quelques jours après. Il va rester sur ce navire jusqu’au début de 1917, obtenant le grade de quartier-maître en janvier 1916. Les opérations de guerre du Protet sont variées : il croise au large des bouches de Cattaro (Kotor) pour intercepter les navires autrichiens ; il escorte les convois de troupes qui vont vers la Grèce ; il traque les sous-marins ; il drague les mines et les fait sauter ; il récupère les survivants de navires torpillés… En février 1915, Joseph Madrènes décrit une forte concentration de navires français et anglais pour « un coup contre les Turcs », mais le Protet ne participe pas directement à l’affaire des Dardanelles. Lors du combat naval du 22 décembre 1916 contre les Autrichiens, tout tire, canons, mitrailleuses, fusils, mais l’ennemi passe à travers et peut regagner ses ports de l’Adriatique. La plupart des pertes proviennent du torpillage de navires de surface par les sous-marins ennemis, tandis que Joseph reçoit fréquemment la nouvelle de la mort d’un camarade du village dans les tranchées du front occidental.

1917

Jusqu’au début de 1917, il est question, ici et là, de quelques signes de découragement, du cafard au retour d’une permission à Sallèles pendant que le Protet est réparé à Toulon, de la crainte d’une mutinerie en juin 1915, tellement on est mal à bord. Mais cela ne va pas plus loin. Les officiers s’emploient à relever le moral : « Le commandant nous a fait aujourd’hui une conférence sur la guerre et nous a dit que l’Allemagne jouait ses derniers atouts » (23 août 1915). Mais 1917 (alors que notre quartier-maître a quitté le Protet pour le Marceau) est marquée par des bouleversements. Cela commence par l’annonce, le 17 mars, des troubles à Petrograd et de l’abdication du tsar, et, le 19 mars, du recul allemand dans le Soissonnais. Ce jour-là, Joseph se demande : « Que se passe-t-il en France ? Ici à bord le bateau devient défaitiste ; on y lit La Vague, Le Journal du Peuple. Toute la journée on entend murmurer. Il y a de quoi avoir le cafard. » Le 22 mars, en rade de Brindisi : « Les nouvelles de Russie sont bonnes. Les alliés avancent sur tous les fronts. Hier nous avons eu la visite du roi d’Italie à bord. À cette occasion, l’ordre avait été donné de briquer la plage arrière et de faire les tentes. L’équipage a refusé de le faire. Il a fallu que les officiers parlementent un bon moment. Tout s’est fait par la suite. L’équipage est consigné. En ville il y a eu des manifestations au passage du roi, et des femmes ont demandé du pain. » Le 16 juin : « Les permissionnaires qui rentrent de France disent que tout va mal. Les poilus ne veulent plus marcher. Ce n’est pas possible. » Le 27 septembre, il note encore des émeutes de la faim à Brindisi et à Turin. Le 3 novembre : « Je viens de réitérer ma demande pour entrer dans l’aviation. Pour rien au monde je ne veux rester sur ce maudit bateau défaitiste. » Le 16 novembre, l’information est mauvaise : « En Russie, nouvelle révolution ! Kerensky a pu se rendre maître de Lénine. » Il faut la corriger le 2 décembre : « La Russie qui est aux mains de Lénine vient de conclure un armistice avec l’Allemagne. »

Les notes de l’année 1918 sont très brèves, ce qui est peut-être un signe de lassitude. Le 24 mars, il écrit : « Les journaux italiens nous apprennent que Paris a été bombardé. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les Allemands seraient donc aux portes de Paris ? On nous l’a caché. Ce n’est pas ça qui va relever le moral du Marceau. » En France aussi, on n’avait d’abord pas compris qu’il pouvait y avoir des canons de très longue portée. En septembre, Joseph revient en France. Le 11 novembre, il est à Saint-Tropez où il mène une vie quasi-civile, et il accueille l’armistice avec enthousiasme. Le 4 février 1919, il se marie avec sa fiancée Alice, qui l’attend depuis 1914 ; le 14 mars, il est libéré des servitudes militaires.

Le témoignage contient également une série de coupures de presse sur le sort du capitaine de frégate Forget, qui commandait le Protet lors du combat naval du 22 décembre 1916. Forget a été « débarqué » pour avoir molli devant l’ennemi. Joseph Madrènes et tout l’équipage l’ont soutenu, montrant qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres. En 1919, Forget a demandé à passer en conseil de guerre, Madrènes est venu témoigner, et Forget a été acquitté. Mais le Protet, sans Madrènes, a joué un autre rôle dans l’histoire : en avril 1919, avec son ingénieur mécanicien Marty, il a été partie prenante des fameuses « mutineries de la Mer Noire ».

Rémy Cazals, octobre 2011

*L’original du témoignage est conservé par la famille. Numérisation aux Archives départementales de l’Aude, cote 28Dv8, où se trouve aussi la fiche matricule 631, cote RW589.

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Omon, Lucien (1886-1952)

1. Le témoin
Né le 2 septembre 1886, peut-être à Paris où il passe le conseil de révision le 11 mai 1907, avec le grand plaisir d’être reconnu bon pour le service qu’il va effectuer à Guingamp. Assez cultivé puisqu’il deviendra archéologue amateur. Il écrit sans fautes d’orthographe. Son hobby est la photographie. Il fait la guerre dans les rangs du 52e RI ; il semble qu’il soit devenu sous-officier. Il est décédé le 1er mai 1952.

2. Le témoignage
La famille a conservé 27 petits carnets de format 6×11, dont 3 pour le service militaire, 8 pour 1915, 7 pour 1916, 5 pour 1917 et 4 pour 1918-19, ainsi que 800 ou 900 négatifs à partir desquels Lucien a fait des tirages contacts datés et légendés. Le texte d’un carnet évoque quelquefois précisément la prise d’une photo. Sa petite-fille, Catherine Gauthier-Esnault, professeur agrégée d’histoire et de géographie, a composé deux pochettes de diapositives commentées, reproduisant 24 + 12 photos et des extraits des carnets en regard de chacune : Le journal d’un poilu de 1914 à 1916, série MY 1953, et Le journal d’un poilu de 1917 à la Victoire, série MY 1954, Paris, éditions pédagogiques audiovisuelles Diapofilm, 1988. Les livrets donnent aussi trois croquis de localisation : secteur Soissons-Reims en 1915 ; Verdun en 1916 ; les Vosges en 1917. Les renseignements sur l’auteur sont volontairement limités, car il s’agissait de le présenter comme un « poilu parmi tant d’autres ». Une lettre de Catherine Gauthier à Rémy Cazals apporte quelques précisions, reprises ici.

3. Analyse
Les images sont disposées dans l’ordre chronologique. Plusieurs montrent les tranchées et leur boisement, leur caractère particulièrement rudimentaire à Verdun, les systèmes de protection par chevaux de frise et barbelés, la vue à travers un créneau, le costume des soldats pour s’adapter au froid et à la boue, la chasse aux rats, la toilette au cantonnement et les cuisines roulantes (1-6), les tombes des camarades. On peut noter encore une photo de prisonniers allemands souriant avec leurs gardiens (1-2) ; les cordonniers du régiment arborant ostensiblement un exemplaire du journal La Bataille syndicaliste (1-3) ; de faux canons en bois pour servir de leurres (1-12) ; « un groupe de soldats habillés en patrouilleurs » (2-3), ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’une patrouille prise en pleine action ; un convoi américain d’artillerie (2-8) ; un tank allemand capturé et exposé à Paris, le 14 juillet 1919 (2-11).
Les quelques extraits des carnets ne disent pas si Lucien Omon a exprimé des opinions sur la guerre, la Patrie, les chefs, l’arrière, etc. Le seul passage un peu développé concerne Verdun, entre Vaux et Douaumont, du 4 au 11 juin 1916. L’auteur voit l’armistice comme la fin du « cauchemar ».
Les carnets et les photos n’ont pas été publiés par ailleurs. Peut-être cette brève notice les fera-t-elle ressortir.

Rémy Cazals, juin 2011

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Coyot, Jean (1896-1960)

1. Le témoin
Fils de coutelier, Jean Gustave Coyot est né à Carcassonne le 25 juin 1896. Ses études le mènent au brevet et il souhaite entrer dans les Postes, mais il en est empêché par la guerre. Il est incorporé au 22e régiment d’infanterie coloniale à compter du 11 avril 1915 et se trouve « aux armées » du 24 juillet 1916 au 4 novembre 1918. Il n’est démobilisé que le 15 septembre 1919, après avoir été nommé caporal fourrier en juin de la même année. Il revient à Carcassonne avec une bronchite chronique (Source : registre matricule, Archives départementales de l’Aude, RW 643). Il reprend alors la boutique paternelle, rue du Marché.

2. Le témoignage
Le 28 août 1934, Jean Coyot achève la réalisation de « son » livre en exemplaire unique, relié, illustré de photos, dessins, poèmes et documents divers, sous le titre « Le Front, Journal de route et souvenirs de guerre », et le glisse dans sa bibliothèque. Le livre collectif Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998 [1ère édition 1983] reprend dans sa conclusion (p. 156-157 de l’édition 1998), un beau texte de Jean Coyot sur la tranchée et le sort du poilu : « La tranchée est un sépulcre où l’on entasse des condamnés à mort. Les obus l’émiettent, les torpilles en soulèvent des lambeaux avec un bruit de cataclysme, les grenades vous y plaquent dans la boue, les balles sont des nuées d’abeilles qui passent et dont la piqûre vous tue […]. »

3. Analyse
La description du fantassin revient à plusieurs reprises dans le texte de Jean Coyot. Les poilus sont, « comme [lui], prudents, effacés, débrouillards, peu sensibles aux hochets ». Opprimés par le Commandement, ils sont des bêtes dociles. Un poème intitulé « Le Moulin de Laffaux » veut faire honte aux chefs qui sacrifient les hommes pour assurer leur renommée. Jean Coyot décrit l’échec du Chemin des Dames, signale des soldats « qui ont sauté chez les Boches », compare la situation des fantassins à celle des artilleurs, s’en prend aux embusqués qui « tiennent le haut du pavé » et aux patriotes qui plastronnent après la victoire. Sa conclusion est nette : tout est préférable à l’horrible tuerie.

Rémy Cazals, juin 2011

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Azéma, François (1877-1968)

1. Le témoin
François Azéma, fils d’autre François, cultivateur à Saint-André de Roquelongue (Aude), est né à Auragne (Haute-Garonne) le 26 mars 1877. Il n’avait que 14 ans à la mort de son père, et les religieux de l’abbaye de Fontfroide auraient achevé son éducation (ses carnets révèlent une assez bonne orthographe). Après le service militaire effectué au 100e RI à Narbonne (on a une photo), il s’est marié en février 1905 et a eu un fils en novembre. Il exerçait la profession de cordonnier à Saint-André lors de la mobilisation. Appartenant à la territoriale, il n’est monté en renfort au 280e RI que le 16 mai 1915 (plus jeune que lui de deux ans, Louis Barthas était parti début novembre 1914 pour le même régiment). Lorsque le 280e est dissous, Azéma passe au 256e, et son chemin se sépare de celui de Barthas. En juillet 1917, âgé de 40 ans, il devient cordonnier au dépôt divisionnaire, puis il passe dans l’artillerie de campagne et enfin au 77e régiment d’artillerie lourde à grande puissance. Il est démobilisé le 28 janvier 1919 à Carcassonne, et écrit : « le 29 je rentre chez moi à St André ». Il est mort dans son village le 22 août 1968.

2. Le témoignage
est représenté par deux petits carnets de 44 et 32 pages conservés par la famille. Les notes sont prises au jour le jour, depuis le 16 mai 1915 jusqu’au 29 janvier 1919, au crayon ou à l’encre selon les possibilités. Sur la dernière page du premier carnet, l’auteur a ajouté, après la guerre, la mention suivante : « Le présent livret a été écrit en entier dans les tranchées jour par jour au fur et à mesure que ma triste vie de tranchées s’écoulait. » Les notes sont très brèves, surtout au début, par exemple en juin 1915 : « 22 marche 8 k, soir revue, 23 exercice, 24 matin marche, soir revue, 25 marche et pluie ». Par la suite, elles forment des phrases, sans développements, mais qui réussissent à montrer le caractère exténuant des marches et des travaux, et les dangers affrontés. Pour la première partie, jusqu’à la fin de 1915, on pourra s’appuyer sur les longues descriptions de Louis Barthas pour développer les propos laconiques de François Azéma, par exemple lors des inondations suivies de fraternisations de décembre 1915 en Artois.

3. Analyse
De juin à décembre 1915, le 280e est en Artois, et on retrouve dans les carnets les noms du Fond de Buval, de la tranchée de Calonne, La Targette, Neuville-Saint-Vaast, etc. Comme Barthas, il fait des corvées de rondins, des marches sous la pluie battante, il subit les journées de bombardements qui alternent avec des périodes plus calmes. Le 26 septembre, il note : « Nous avons passé la nuit bien froide couchés sur la terre » ; le 4 octobre, un obus de 77 tombe sur la cagna « d’où on a pu sortir sans blessure » ; le 11 octobre : « J’ai failli être tué par un 105 tombé à 4 m et qui a tué 2 camarades » ; le 75 fait aussi des victimes, tués et blessés.
Il y avait de la boue avant décembre 1915, mais ce mois-là est particulièrement pluvieux : « Nous sommes allés travailler à déblayer les boyaux où la boue nous arrivait jusqu’aux genoux ; il fallait se donner la main les uns les autres pour s’arracher ; plusieurs ont dû abandonner sac, fusil et équipement pour pouvoir se dégager. […] Puis nous sommes montés en 1ère ligne où nous avons eu de la pluie tout le temps et de la boue jusqu’aux genoux ; il fallait travailler tout le temps à la réfection des tranchées : nous avons souffert atrocement pendant ces jours de 1ère ligne, nos pieds gelaient dans la boue ; pendant ces jours-là les Allemands sont montés sur la tranchée, nous de notre côté on en a fait autant et pendant 5 jours tout le monde était en terrain découvert ; les Allemands nous offraient des cigarettes, puis du rhum. Le 15 décembre nous avons été relevés des 1ères lignes. » Louis Barthas, Léopold Noé et d’autres ont évoqué ces scènes.
François part en permission le 1er janvier 1916. Il rejoint son régiment à Dunkerque, pour aller en Belgique. Le 3 mars 1916 est ainsi décrit : « Monté en 1ère ligne par une nuit noire où on ne voyait pas à un pas, il pleuvait à verse, nous sommes arrivés trempés jusqu’aux os ; du fait de l’obscurité nous tombions dans des trous d’obus où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; en résumé, relève très pénible où nous avons souffert atrocement. Le lendemain 4 mars nous avons eu de la neige en abondance nous couvrant ainsi que la terre de son manteau blanc. Cette journée a été très rude car étant mouillés et un vent glacial nous avons gelé ; en somme, journée mémorable par la souffrance que nous avons endurée ; dans la soirée les Allemands nous ont lancé quelques crapouillots sans résultat car personne n’a été blessé ni tué. »
En juin 1916, cet artisan rural, proche des choses de la terre, remarque avec tristesse : « Pendant tout notre séjour à Hardivilliers, nous avons de la manœuvre dans les cultures, soit blé, luzerne, seigle, etc. où nous brisons tout sur notre passage. » Dans la Somme, à la fin de 1916, ce sont encore de très durs moments dans la boue et sous les obus. En Alsace en 1917, cela va mieux, et il va passer dans l’artillerie (sans donner d’explication sur ce changement de statut).
En novembre 1918, un long passage écrit au crayon se termine par la remarque que les prisonniers boches (mot rarement employé) ont été très heureux d’apprendre la nouvelle de l’armistice. Il trouve alors une plume et de l’encre pour écrire, en soulignant la première ligne : « L’armistice a été signé le 11 9bre à 5 heures matin et le feu a cessé à 11 h m. sur tous les fronts. Guillaume II abdique et s’enfuit en Hollande. Son fils le kroumpritz renonce au trône, il en pleure comme un gosse. »
Photo de François Azéma dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 42.

Rémy Cazals, mai 2011

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Olanié, Maurice (1897-1983)

1. Le témoin
Les éditeurs de son témoignage ne donnent ni sa date de naissance, ni son milieu social. Il faut donc traquer ces renseignements dans le texte lui-même. Nous apprenons qu’il a 19 ans en 1916. Il serait donc né en 1897. L’Alsace était le berceau de sa famille, et il parlait allemand. Il est vraisemblablement né à Troyes, puis ses parents ont vécu à Meaux. Il a reçu une bonne instruction primaire et il se montre curieux . Il visite les monuments à Noyon comme à Aix-la-Chapelle ; il passe une semaine merveilleuse à lire dans la riche bibliothèque d’un château, avec l’autorisation du colonel ; il se perfectionne en latin auprès d’un prêtre et en algèbre auprès d’un instituteur. Ayant effectué un stage en cartographie, il en sait plus que les officiers, et s’étonne de leur ignorance. Il est mort à Avignon le 3 février 1983, mais on ignore tout de son métier.

2. Le témoignage
Il est constitué de deux séries de textes. D’abord des carnets rédigés sur le moment en 1917 et 1918, conservés par sa fille. Ensuite des compléments apportés par l’auteur en 1978. Le travail d’édition a été réalisé par Rose-Marie Lange, petite-fille de l’auteur, et Jean-Pierre Rocca, qui a rédigé l’avant-propos et exposé le contexte des opérations militaires. Stephan Agosto a donné une introduction. Le livre, hors commerce, semble avoir été tiré en un petit nombre d’exemplaires en vue de trouver un véritable éditeur. Il porte comme titre Maurice Olanié, 114e Bataillon de Chasseurs alpins, Notes de guerre 1917-1918. Il est complété par quelques photos de la collection Férole (notamment une belle vue de vraie tranchée, boueuse, abri et fils du téléphone visibles ; une étonnante photo montrant, en face de la tranchée française, le visage de deux Allemands casqués). Le texte figure aussi sur le site chtimiste.com.

3. Analyse
Du 12 août au 2 septembre 1917, Olanié se trouve près du Chemin des Dames, en proie à la soif et à la vermine. Le 31 août, il décrit une attaque, précédée d’un barrage, la prise de la tranchée ennemie abandonnée, le nettoyage des abris au lance-flamme, mais aussi la capture de 15 prisonniers.
En mars 1918, il a les oreillons, puis il revient vers Montdidier, pour constater la retraite dans « un désordre indescriptible » (p. 70). Du 6 au 16 avril, il occupe un petit-poste et attend vainement la relève. De mai à août 1918, secteur du Violu dans les Vosges. Le voici ensuite dans l’Oise au moment de la contre-offensive. Le 11 août, le bataillon reçoit de l’eau-de-vie, « ce qui veut dire qu’on est unité de combat ». Ce qui est dur, c’est de respirer l’odeur de cadavre, mais un bombardement violent, qui dure toute une nuit, « par obus de tous calibres et par avions » ne fait aucune victime. Plus loin il décrit Noyon qui flambe sous les obus français ; l’explosion du dépôt de munitions de Bas-Beaurains ; la remontée à travers le département de l’Aisne ; et conclut, le 13 septembre : « La compagnie va se reformer ayant ses effectifs réduits des 2/3. »
Du 30 septembre au 14 octobre 1918, opérations en Belgique. Olanié part en permission et n’en revient que le 2 novembre. Il décrit ainsi la joie qui règne lors de l’armistice : « Quel peut-être, en effet, l’état d’esprit d’hommes qui, la veille encore, n’étaient pas sûrs de terminer sans accident la journée commencée et qui, maintenant, savent que ce cauchemar de quatre années est fini, qu’ils peuvent espérer sans crainte, qu’ils n’entendront plus le bruit si énervant des canons, le sifflement des obus, le grognement des gros noirs ! C’est fini ! Plus d’abris à creuser, plus de tranchées, plus de garde, plus de gaz, plus d’alerte ! » Dans le Brabant, les troupes sont accueillies triomphalement.
Soixante ans après, Olanié ajoute quelques souvenirs. On en retiendra trois. D’abord une critique de la guerre, « cette boucherie » (p. 166), et des combats, « mini-massacres » qui n’ont servi à rien (p. 137). Ensuite, un dialogue dans le no man’s land avec un Allemand qui lui donne des renseignements qu’il ne transmet pas à ses supérieurs parce que « notre artillerie lourde et légère s’en serait donnée à cœur joie, l’artillerie allemande aurait répliqué, et alors quel beau massacre des deux côtés !! » (p. 146). Enfin, et à quatre reprises, il s’en prend, en 1978, aux « salopards de Lénine », à cette « vermine rouge » (p. 119, 134, 162, 166). Il leur reproche d’avoir abandonné les Français en 1917-18. Mais, curieusement, une telle remarque n’apparaît pas dans les notes d’époque. Il est vraisemblable que son opinion de l’URSS et du parti communiste français entre 1918 et 1978 ait joué ici. Un passage, également écrit en 1978, éclaire encore les positions politiques de l’auteur lorsqu’il oppose les « 40 rois qui en mille ans firent la France » aux « mille propres à rien » qui l’avaient « maintes fois conduite au désastre » (p. 123).
Rémy Cazals, 5 mai 2011

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Pomès, Joseph (1883-1966)

1. Le témoin
Joseph Pomès est né le 9 novembre 1883 à Pessan (Gers) dans une famille de paysans aisés. Il est allé à l’école de Castelnau-Barbarens, où il était en pension chez l’instituteur. Il a fait son service militaire dans les Dragons. Célibataire en 1914, il est affecté au 18e RAC avec pour tâche le ravitaillement des batteries de 75. Il vit donc surtout dans l’arrière-front, mais les déplacements fréquents sont pénibles et dangereux. Son régiment est en Champagne d’août 1914 à avril 1915 ; dans la Somme d’avril 1915 à mars 1916 ; à Verdun de mars 1916 à juin 1918 ; il participe à la deuxième bataille de la Marne et à la contre-offensive. Il est démobilisé le 19 mars 1919.
Dans une lettre, Emmanuel de Luget, le présentateur du témoignage, m’écrit ceci : « Joseph Pomès n’a ramené aucune séquelle de ces années de guerre : ni blessure, ni maladie, ni troubles du sommeil, comme si la page était tournée, l’affaire classée, naturellement. Il n’était pas taciturne, mais au contraire d’un tempérament gai. Il n’en parlait pas, sauf avec les gens de sa classe. Pas d’esprit d’ancien combattant non plus. À son retour, il a repris la ferme, sans en étendre la superficie, avec un domestique à l’année et un pour les gros travaux. C’était un propriétaire aisé. Il aimait la chasse, mais pas la pêche. Il avait la passion des chevaux. Il en a toujours eu, même avant la guerre, et n’a jamais voulu d’automobile : il se rendait au marché d’Auch en voiture à cheval. »
Il s’est marié à Pessan, le 3 mai 1920. Il a pris sa retraite peu après la Deuxième Guerre mondiale, et son gendre a repris l’exploitation. Joseph Pomès est décédé à Pessan le 24 décembre 1966.

2. Le témoignage
Joseph Pomès a commencé un premier carnet et lui a donné comme titre « Campagne de 1914 », devant ensuite rajouter les autres années. Le témoignage comprend un deuxième carnet et 200 lettres du front adressées à sa famille. Emmanuel de Luget m’écrit que sa fille et sa femme ont lu les carnets. Ils ont été ensuite « rangés » dans une caisse en bois au grenier. Personne, pas même lui, ne s’en est plus occupé. « On les y savait », sans plus. On les a retrouvés, un peu attaqués par les souris. Emmanuel de Luget a transcrit les documents et les a réunis dans l’ordre chronologique de rédaction, sous la forme d’un tapuscrit de format A4 intitulé « Les carnets de guerre de Joseph Pomès 1914-1919, Texte enrichi de plus de 200 lettres du front ». Il en a rédigé l’avant-propos, et a ajouté trois photos et une chronologie des déplacements de l’auteur.

3. Analyse
Le présentateur remarque très justement que Joseph Pomès s’intéresse surtout à ce qui se passe « au pays », à la vie de l’exploitation, à la famille. La lettre du 8 octobre 1914, par exemple, évoque les travaux : « Enfin je vois que vous vous êtes débrouillés pour faire les travaux. Le dépiquage a dû cependant être long faute de personnel et si vous avez terminé les labours vous avez dû vous lever quelquefois de bonne heure. » La même lettre et d’autres se préoccupent des blessés et des morts du village. Son meilleur copain est Ernest Vignaux, le boulanger de Pessan, « avec qui nous faisons la campagne ensemble depuis le début et que je considère comme un frère » (15 juillet 1915). Mais, le boulanger mobilisé et la farine étant de mauvaise qualité, le pain est mauvais à Pessan. Les parents de Joseph lui ont demandé de transmettre l’information à son copain.
L’évolution de la pensée de Joseph est intéressante. Il part « avec confiance et espoir que ce sera vite fini » (7 août 1914). Dès le 8 mai suivant, il critique un autre Gersois « qui a eu la veine de rester jusqu’à ce moment au dépôt et qui était paraît-il au moment de la mobilisation si partisan de la guerre ; il ne dira pas peut-être toujours pareil. » Celui-là ne semble pas être le seul : « Il y en a beaucoup qui au début criaient « À Berlin » eh bien ! à présent ils sont rares parce qu’on s’aperçoit que nous en sommes loin, aussi beaucoup de ceux-là demanderaient plutôt la paix » (16 mai 1915). Le 21 mai encore : « Nous avons l’occasion de parler tous les jours avec les fantassins. Ils commencent d’en avoir assez. Ils sont découragés, ils n’ont pas tout le tort, car lorsqu’ils veulent sortir des tranchées l’ennemi est si bien retranché qu’ils sont mal reçus par les mitrailleuses, et comme ordinairement c’est toujours celui qui attaque qui casque, c’est pour cela qu’ils ne prennent guère plaisir de monter à l’assaut. » Le tapuscrit contient aussi une lettre de même époque (23 mai), adressée par un soldat du Gers (du 288e RI) aux parents Pomès à Pessan : « Vous me dites de faire tout mon possible pour repousser ces troupes valeureuses et infâmes boches. Oui, cela est beau à dire, mais pas commode à faire et je n’y tiens pas trop à le faire non plus parce que j’en vois trop les conséquences. Mourir pour la Patrie, c’est beau aussi, mais pour moi la Patrie c’est moi, aussi j’étais Patriote mais cela, voyez-vous, m’est passé, et tous ceux qui sont avec moi sont du même avis. Personne ne demande à les taquiner pour les faire partir chez eux. Quand on nous parle de cela, le mal de ventre n’est pas loin. On nous a bourré trop les crânes. »
Plus le temps passe, plus les propos se font virulents. Ainsi le 28 décembre 1917 : « De la victoire à présent on s’en fout mais ce que nous demandons c’est la paix. » Le 10 mars 1918 : « Que vont dire les Parisiens avec les visites si fréquentes des gothas. Ils ne crieront pas tous jusqu’au bout. » Le 5 mai, il s’insurge contre le contrôle de la production et donne à ses parents ces conseils : « Levez-vous tard, couchez-vous de bonne heure, ce qui veut dire travailler pour le nécessaire, soignant la vigne et le bétail, mais ce que je vous recommande n’allez pas vous esquinter pour faire venir du blé. » Mais, en juillet, un sursaut lui fait écrire : « Il faut s’attendre sous peu à un autre coup de torchon. On craindrait à une forte secousse justement sur le point où nous sommes. Eh bien ! ils peuvent venir, nous les attendrons de pied ferme, ils ne passeront pas ! C’est le cri du jour. » Et, le 3 septembre, notant le recul des Allemands, l’agriculteur s’indigne de ce « qu’ils poussent leur méchanceté jusqu’à couper tous les arbres fruitiers. La plus grande partie c’est des pommiers. Ils sont sciés à un mètre de haut. »
Notons enfin trois remarques ponctuelles sur le début de la guerre : la réquisition des chevaux le 4 août 1914 ; un suicide dès le 14 août ; un blessé allemand soigné et nourri en septembre 1914. Au total, même s’il s’agit du témoignage d’un « combattant non directement engagé dans les combats », on peut dire avec Emmanuel de Luget : « La Grande Guerre, c’est aussi la guerre de Joseph Pomès. »
Rémy Cazals, 5 mai 2011

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