Baudel, Elie (1894-1917)

1. Le témoin

Né à Douelle (Lot) le 5 avril 1894 dans une famille de cultivateurs, fils de Augustin Pierre Baudel et de Marie Basiline Rigal, il est le frère cadet de Georges Baudel (1888-1916) et le neveu de Edmond Baudel (1881-1954) eux aussi envoyés au front.

Elie Baudel a 20 ans quand la guerre est déclarée et il part le 6 septembre 1914 dans le 7e régiment d’infanterie dont le dépôt est à Cahors. Il fait partie de l’armée active. Il est nommé caporal le 15 décembre 1914. Il meurt le 28 juillet 1917 au secteur des Eparges dans la Meuse. Il recevra la médaille militaire à titre posthume.

2. Le témoignage

Au cours de la guerre il écrit à son père et s’adresse ainsi à la famille. Son niveau d’instruction à été évalué à 3, comme son oncle, mais tout en maîtrisant l’écriture, il fait des fautes.

Ce témoignage est conservé en archives privées, mais il est presque totalement retranscrit (p. 48-239) dans le mémoire de Master 1 de Lucile Frayssinet, Un fantassin de 20 ans. Lettres d’Elie Baudel à sa famille (1914-1917), Université de Toulouse Le Mirail, juin 2007, 275 p., illustrations.

La correspondance, de septembre 1914 à juillet 1917, est constituée de 340 cartes, 58 cartes-lettres, 98 lettres et 4 télégrammes ; soit 500 envois. Il écrit surtout au crayon à papier, mais il peut lui arriver d’écrire à l’encre ou au crayon à l’aniline. Il écrit régulièrement, tous les trois jours environ et par moment tous les jours à sa famille, et il ne parle que de ce qu’il vit. Lorsqu’il rapporte ce qu’on lui a raconté, il le précise en disant qui le lui a dit et comment cette personne le sait. Parfois même il souligne la méfiance que l’on doit avoir envers les rumeurs. Son récit n’a pas pour vocation d’en faire un héros, il écrit à sa famille avant tout pour dire qu’il va bien et pour avoir des nouvelles.

3. Analyse

Dans sa correspondance, il montre son intérêt pour le travail agricole ; ce qui se fait chez lui, et où ça en est, mais aussi pour ce qu’il voit au cours de ses déplacements. Il s’efforce également d’expliquer ce qu’est la vie dans les tranchées, il évoque les attaques. Il écrit assez librement ce qu’il pense, ce qui rend sa correspondance d’autant plus intéressante. Quelques-unes de ses lettres sont accompagnées de coupures de journaux présentant des photos de tranchées et de destructions, un article, une photo. Il souhaite rapidement la fin de la guerre même s’il veut la victoire de son camp, et il croit qu’avec l’intervention de l’Italie tout sera réglé.

A travers la correspondance d’Elie Baudel, nous pouvons percevoir comment il a vécu la guerre. Ses expériences sont identiques à celles d’autres combattants, il témoigne de l’expérience d’un soldat qui n’a rien hors du commun, et qui essaye à sa façon de s’adapter aux conditions de vie difficiles. Mais, chaque individu ayant sa propre personnalité, certaines réactions lui sont propres ; ses sentiments envers la guerre évoluent ; il fait tout pour s’en sortir, quitte à émettre des revendications à la fin du conflit, afin de faire connaître la réalité du front.

4. Autres informations

Sources

Archives municipales de Douelle : état-civil

Archives départementales du Lot :

– Recensement de 1911

– Registre matricule : cote 1R RM 14

– Liste du tirage au sort et de recrutement cantonal : cote 1R 128 Classe 1914

Lucile Frayssinet, mars 2008

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Denisse, Albert (1868-1946)

1. Le témoin

Fils de Pierre François Denisse, négociant en textile, et de Marie Josèphe Julie Adèle Cappe, il est né le 18 septembre 1868 au Cateau-Cambrésis (Nord). Etudes à l’Ecole supérieure de Commerce de Paris. Service militaire au 120e RI en 1886-87. Voyages au Mexique et aux Etats-Unis. Parle l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Marié le 23 août 1899 avec Obéline Mahieux, fille d’un riche propriétaire. Installé à Etreux (Aisne). Son fils Pierre naît en 1900, sa fille Thérèse en 1905. En 1904, il achète et modernise une brasserie à Etreux. Son fils lui succèdera en 1926.

Albert Denisse, dit Pabert, est catholique, conservateur. Il a siégé au conseil municipal d’Etreux. En 1914, il a 46 ans.

2. Le témoignage

Lors de l’avance des Allemands en août 1914, Pabert envoie sa femme et ses deux enfants vers Paris et reste à Etreux pour sauvegarder ses biens. Il commence à tenir un journal à partir du 26 août, jour du départ de sa femme, les Allemands arrivant dans le village dans la nuit du 27 au 28. Sans savoir combien de temps la séparation allait durer, il résume chaque jour ce qui s’est passé, comme s’il conversait avec sa famille. Ceci jusqu’au 3 novembre 1918. Il écrit sur la partie inutilisée de cahiers scolaires de ses enfants ou de livres de comptes de l’entreprise. Nombreuses abréviations. Des passages mettant en cause des proches sont en sténo (par exemple la transcription du délire d’un malade accusant une femme de l’avoir empoisonné). Un passage manque entre le 14 novembre et le 10 décembre 1917. Les originaux sont la propriété des descendants d’Albert Denisse. Une transcription intégrale accompagne le mémoire de maîtrise de Franck Le Cars cité plus bas.

3. Analyse

La bourgade d’Etreux, en Thiérache, sur le canal de la Sambre à l’Oise, avait 1450 habitants en 1914. L’activité principale était l’agriculture ; il y avait aussi une usine textile, une minoterie et deux brasseries, dont celle d’Albert Denisse. Entre fin août 1914 et fin octobre 1918, Etreux fut occupée par les Allemands, et donc, entre les deux dates, resta en dehors de la zone de combat. Seuls quelques bombardements aériens des Alliés sur un champ d’aviation situé à proximité sont à noter.

Etreux fut le siège d’une kommandantur qui dirigeait 22 communes, les maires n’ayant qu’à obéir et à appliquer les décisions allemandes. Les occupants imposèrent l’heure allemande et un couvre-feu précoce, l’obligation pour les civils de saluer les officiers en se découvrant. La circulation était limitée et soumise à des permis. Les habitants devaient loger les Allemands, ce qui avait beaucoup d’inconvénients, mais aussi quelques avantages. « Mon officier », comme le désigne Albert Denisse, rend des services. Par contre, le comportement du « Gros Capitaine Pilleur Pels Leusden » fait l’unanimité contre lui.

Les réquisitions sont quasi-permanentes (et détaillées dans le témoignage) : produits alimentaires, en particulier œufs, lait, vin ; matériel de couchage ; métaux (par exemple tout l’équipement des brasseries). Entre réquisitions officielles et pillages des soldats, il n’y a pas une grande différence, mais certaines plaintes déposées par les notables peuvent être suivies d’effet. Les perquisitions dans les caves des particuliers font apparaître des réserves considérables de plusieurs centaines de bouteilles, 1200 bouteilles dans une cave murée chez une dame ; seulement 200 bouteilles chez le curé, dont le contenu était qualifié de vin de messe. Catholique pratiquant, Albert Denisse ne peut s’empêcher de ponctuer sa phrase de plusieurs points d’exclamation. L’occupant réquisitionne aussi les jeunes hommes pour travailler. Des otages sont pris. Albert Denisse passe ainsi une semaine à Maubeuge en décembre 1917, en représailles de quelque chose qu’il ignore. Il devient « chef de popote » d’un groupe de notables de la région parmi lesquels le docteur Charles Lecompt, de Vendegies-sur-Ecaillon, le père d’une jeune fille qui a également tenu son journal de l’occupation (voir la notice Lecompt, Andrée). D’autres otages sont envoyés en Allemagne.

La principale difficulté est le ravitaillement. Les prix montent, la qualité des produits diminue. On épuise rapidement les réserves que les Allemands ont laissées ; on développe la culture des jardins ; le « ravitaillement américain » apporte de temps en temps une embellie. Albert Denisse doit adapter la qualité de bière au goût des occupants, puis cesser de produire lorsque l’équipement de la brasserie est démonté. Il utilise alors ses capitaux pour devenir marchand de vivres en allant chercher du ravitaillement en Belgique ; il prête à des particuliers et à des communes.

Les comportements de la population sont divers. L’auteur note des gestes d’entraide. Mais les rivalités politiques et économiques du temps de paix sont exacerbées par la situation difficile. C’est le cas par exemple pour les deux brasseurs, mais leur guerre se terminera par la disparition des deux brasseries. Il y a des lettres anonymes de dénonciation : Albert Denisse note que les Allemands en sont écœurés. Des jeunes filles fréquentent des soldats. Des femmes qui en insultent une autre rencontrée en compagnie d’Allemands sont condamnées à trois jours de prison. Depuis août 14, certains habitants ont caché des soldats alliés, des Anglais principalement, croyant peut-être que la guerre serait courte. Le temps passant, leur situation devient intenable. On en capture, sur dénonciation, jusqu’en février et avril 1915, et encore deux en février 1916.

Un grand problème est celui de l’information. Et d’abord, comment avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants ? Il pense à utiliser les bons offices d’un sergent allemand pour envoyer une lettre par la Suisse. Le sergent conseille de passer par les services de la Croix Rouge. C’est le 7 septembre 1915, après plus d’un an de séparation, que Pabert apprend, indirectement et de manière laconique, que sa femme se trouve à Versailles et en bonne santé. Les nouvelles sont parties de France à destination d’un prisonnier de guerre en Allemagne, lequel les a communiquées à son épouse habitant un village proche d’Etreux. Autre moyen : donner un message aux personnes âgées et malades rapatriées vers la France par la Suisse. Tout ceci est lent et incertain, mais c’est un bon exemple des capacités d’adaptation à une situation apparemment inextricable. En mai 1916, Pabert apprend, par l’entremise d’un prisonnier de guerre, un succès scolaire de son fils et il glisse dans sa tirelire « une belle pièce d’or de cent francs » pour qu’il la trouve à son retour, « et nous espérons que ce sera bientôt ». Par la Croix Rouge, le 3 février 1918, il reçoit une lettre de sa famille partie le 25 octobre 1917 ; puis, le 18 mars 1918, une lettre du 14 janvier. Retards et contradictions, quand il s’agit d’intermédiaires, font que Pabert n’arrive pas à savoir vraiment si son fils est entré à l’Ecole de Commerce, au lycée Henri IV ou s’il a abandonné ses études…

L’information sur la guerre en cours est beaucoup plus abondante. Les journaux allemands donnent les communiqués officiels des principaux pays belligérants. Albert Denisse les compare, en exerçant un esprit critique certain. Il apprend rapidement les faits bruts : changements ministériels en France, offensive allemande sur Verdun, rupture des Etats-Unis avec l’Allemagne, renversement du tsar, etc. La révolution russe le préoccupe dès le 16 mars 1917. Certes le nouveau gouvernement entend poursuivre la guerre, mais « je m’attends à des divisions terribles qui affaibliront certainement l’armée russe ». Il signale dès le 10 novembre la deuxième révolution, celle des « maximalistes » (il écrira plus tard : « bolcheviki »). Sa critique porte sur la « lâcheté » des Russes qui abandonnent leurs alliés, mais il se préoccupe aussi des fameux emprunts russes : « Le gouvernement révolutionnaire russe renie, paraît-il, tous les emprunts antérieurs de la Russie !! Est-ce le commencement de la banqueroute russe ? Ce serait encore bien triste pour la France » (19 janvier 1918).

Si les rumeurs sont nombreuses au sein des armées (voir en particulier Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, présentés par Fabrice Pappola, Toulouse, Privat, 2006), le phénomène n’épargne pas les population civiles en territoire occupé. Albert Denisse les signale, mais « on en dit tant qu’il ne faut plus croire que ce que l’on voit », écrit-il dès le 18 octobre 1914. Par contre, il est bien placé, au milieu de soldats allemands, pour se faire l’écho de leurs paroles et les interpréter. Certes, ils fêtent leurs victoires. Mais, dès le 22 novembre 1914, Albert les entend dire qu’ils ont déjà un million d’hommes hors de combat , et en décembre que l’artillerie française fauche des régiments entiers. Le 22 mars 1915, il constate qu’il y a « beaucoup de soldats à qui cela ne plaît pas du tout de se rapprocher ainsi de la ligne de feu ». Le 5 avril 1915, il voit arriver une division revenant du front : « L’artillerie et la cavalerie sont en bon état, mais l’infanterie laisse beaucoup à désirer car on y voit beaucoup d’éclopés, de tristes mines fatiguées, et beaucoup de tout jeunes gens encadrés par des vieux. En général, il ne semble plus guère y avoir beaucoup d’enthousiasme dans ces troupes. » En mai 1915, en août 1916, il note que les hommes n’ont aucune envie de retourner en ligne. En mars 1917, il voit un lieutenant pleurer à l’idée de repartir, puis faire la fête avec ses hommes lorsque le contrordre arrive. Le 19 avril : « J’ai vu aujourd’hui un soldat allemand qui revenait de permission, et il a pleuré à chaudes larmes pendant quelques minutes en me racontant toute la misère qui existe en Allemagne où tout le monde a faim. » Les femmes allemandes voudraient rendre l’Alsace-Lorraine en échange de leurs maris (juillet 1917). Même lors de la nouvelle avancée profonde du printemps 1918, les soldats allemands disent qu’il s’agit d’une « victoire désastreuse », « que c’est une boucherie épouvantable sur le front de bataille, et cela diminue beaucoup leur enthousiasme ; il y a même beaucoup de traînards partout, et beaucoup de soldats qui sont équipés à neuf ici vendent une partie de leurs vêtements pour très peu de chose et bien souvent pour avoir à manger » (avril 1918).

Le 1er janvier 1918, pour la quatrième fois, Pabert note son souhait d’une fin prochaine du cauchemar. Les cours du change à Zurich sont favorables à la France, mais les nouvelles offensives allemandes du printemps remportent des succès spectaculaires confirmés par l’incessant passage de colonnes de prisonniers français, mais nuancés par les propos des soldats allemands rapportés plus haut. Plus tard, le retournement est également visible et audible. Les gendarmes allemands traquent les déserteurs de plus en plus nombreux. Les avions alliés lancent des bulletins d’information. Même les journaux allemands ne peuvent masquer l’avance des Alliés sur tous les fronts : prise du saillant de Saint-Mihiel par les Américains ; succès en Palestine, en Bulgarie. Le 17 septembre, Albert Denisse note : « Cette nuit, le canon s’est très rapproché de nous et nous ne l’avions jamais entendu aussi près depuis 4 ans. » Le 2 octobre, « la Gazette de Cologne publie un article presque pessimiste et comme nous n’en avions encore jamais vu ». Ce ne sont plus des prisonniers qui passent par Etreux, mais des populations civiles évacuées à cause du rapprochement de la ligne de feu. Le 5 octobre, « la kommandatur commence à emballer pour partir bientôt ». Le 6, le changement de chancelier et les perspectives de paix prochaine font que « les soldats allemands chantent dans les rues, les officiers ont l’air tristes ». La population d’Etreux est évacuée à son tour les 13 et 14 octobre. C’est dans une grange, à Fontenelle, à la limite du département du Nord, qu’Albert Denisse termine son journal, au crayon, le 3 novembre 1918.

Du début à la fin, malgré quelques moments de découragement, il a écrit qu’il voulait la victoire alliée, comprenant toutefois que, si l’Allemagne termine complètement épuisée, « nous ne le serons guère moins » (17 janvier 1918). La phrase suivante résume assez bien le mélange des sentiments au moment où la fin approche : « Si nous vivons dans l’angoisse, nos cœurs sont gonflés d’espérance et notre tristesse disparaît devant notre joie » (9 octobre 1918).

4. Autres informations

– Franck Le Cars, La vie quotidienne du village d’Etreux sous l’occupation de la Grande Guerre d’après un document inédit : le journal de Pabert, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, octobre 1996, 121 p., illustrations.

Le journal de Pabert, 25 août 1914 – 3 novembre 1918, transcription intégrale par Franck Le Cars, annexe au mémoire de maîtrise, 264 p.

Rémy Cazals, mars 2008, d’après les travaux de Franck Le Cars

Complément au 3 novembre 2020 : La ténacité de Franck Le Cars vient d’être récompensée. Il a réussi à publier l’intégrale du témoignage de son arrière-arrière-grand-père, sous le titre PABERT, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre, 484 pages, 22 euros. Pour toute l’actualité de Pabert et la commande d’ouvrages : www.pabert.fr

 

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Riou, Gaston (1883-1958)

1. Le témoin

Né le 7 janvier 1883 à Vernoux-en-Vivarais (Ardèche). Homme de lettres qui commence sa carrière littéraire en 1913, année durant laquelle il publie Aux écoutes de la France qui vient. Participe début 1914 à un ouvrage collectif avec Henri Bergson, Charles Gide et Henri Poincaré intitulé Le matérialisme actuel. Soldat ambulancier de 2e classe durant la guerre. Unité inconnue. La mention d’une ancienne appartenance au 31e R.I. (p 103 de l’édition de 1916) ne peut être retenue car ce régiment n’est pas engagé dans le secteur de Dieuze fin août 1914 où le témoin a été fait prisonnier. A cette époque, son unité semble appartenir à la 29e D.I. (111e, 112e, 3e et 141e RI) qui a été engagée dans la bataille dite de Morhange.  Interné pendant 11 mois en Allemagne dans la forteresse d’Orff près d’Ingolstadt. Semble rapatrié à l’occasion d’un échange de prisonniers. Publie à partir de 1923 plusieurs romans qui constitueront les différents volets d’une œuvre d’ensemble sous le titre de La vie de Jean Vaucanson. Participe en 1926 à Vienne au premier Congrès paneuropéen. Devient cette même année le principal animateur de l’Union économique et douanière européenne. Publie en 1927 un essai politique dans lequel il défend l’idée d’un fédéralisme européen, Europe, ma patrie. Il reçoit pour cette publication les encouragements de deux hommes politiques aussi différents que Poincaré et Briand. Poursuit une activité consacrée à la défense de l’idée européenne. Publie en 1928 un second livre en faveur de la construction de l’Europe, S’unir ou mourir. Fonde en 1930 la Ligue France-Europe qui deviendra la Ligue internationale pour les Etats-Unis d’Europe dont il est élu président en 1935.  Proche d’Herriot, il fonde en 1934 la fédération radicale-socialiste de son département natal, l’Ardèche. Est élu premier vice-président du parti radical et président d’honneur des Jeunesses radicales. Est élu député de l’Ardèche aux législatives de 1936 dans la première circonscription de Privas. Siège à la commission des affaires étrangères. En février 1938, quand le chancelier Schuschnigg refuse tardivement de céder aux pressions allemandes au moment de l’Anchluss, il intervient dans le débat d’interpellations tout en apportant son soutien au gouvernement. Il se livre alors à une critique des traités de 1919 qui ont morcelé l’Europe et se déclare favorable à la poursuite de négociations en vue d’un règlement pacifique des tensions. Il vote les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940.  Mort le 12 juillet 1958 à Lablachère.

2. Le témoignage

Gaston Riou, Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Hachette, 1916, 251 p. (préface d’Edouard Herriot, illustrations de Jean Hélès). Cette édition – que nous utilisons ici – possède des passages censurés. Réédité en 1917 chez Hachette et traduit cette même année en espagnol. Cet ouvrage est également réédité après la guerre sous le titre Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Valois, 1931, 283 p., avec restitution des passages censurés. Bien qu’antérieur à 1928, ce témoignage n’a pas été recensé par J.N. Cru.

3. Analyse

Les 26 chapitres de ce témoignage possèdent tous des repères chronologiques précis, notés en tête de chapitre, permettant de dater précisément les faits ou l’évolution du ressenti de la captivité.

Capture et entrée en captivité

Le premier chapitre évoque l’arrivée en Allemagne du prisonnier par le train, le 2 septembre 1914. L’accueil est glacé : menaces de mort à l’égard des ambulanciers qui, selon la propagande allemande, achèvent les blessés, premières privations alimentaires et manifestations d’hostilité par la population civile allemande (femmes et enfants). Cette arrivée est aussi l’occasion pour l’auteur d’évoquer un récent voyage en Allemagne accompli en 1913 à Heidelberg et Leipzig, voyage durant lequel l’auteur fut accueilli dans les milieux intellectuels allemands libéraux. Riou intercale dans ces souvenirs l’évocation de sa campagne en Lorraine dans une division qui « était sacrifiée d’avance » pour permettre la retraite. Il est fait prisonnier à Kerprich près de Dieuze. Cette période de la fin août est ressentie par lui comme particulièrement difficile à vivre : « (…) défaillant de sommeil et de fatigue, dix fois mis en joue par les patrouilles, jour et nuit, j’ai charrié de la chair humaine : des morts, encore des morts (…) » (p 26) Les Allemands lui confient une quarantaine de blessés français issus du 20e corps qui agonisent dans une tente dépourvue de matériel médical. L’auteur relate l’exécution sommaire d’officiers français blessés par des patrouilleurs allemands (p 28). Ignorant son statut – retenu ou prisonnier ? – il est finalement emmené le 28 août sur Dieuze d’où il embarque pour Ingolstadt, toujours persuadé d’être en partance pour la Suisse du fait de son statut d’ambulancier. Lors de son transfert à pied vers son futur lieu de détention, il peut constater les effets de la propagande allemande sur les civils et militaires de l’arrière qui accusent les Français d’être les « agresseurs » (p 34).

Les conditions matérielles de la détention

Le fort d’Orff, situé dans la région d’Ingolstadt, possède le « confort » des vieilles bâtisses militaires… Toutefois, son architecture et son étendue offrent aux prisonniers la possibilité de longues promenades dans les contre-escarpes du fort. L’étendue des lieux atténue assurément le sentiment d’enfermement (p 71-72). La réclusion n’est pas totale. L’auteur est ainsi invité – sous bonne garde – à se rendre en ville avec deux camarades et trois officiers français des services de santé grâce à l’autorisation d’un commandant-major allemand (pp 145-146). Une autorisation spéciale, accordée par le commandant de la forteresse, lui permet également de rendre visite à d’autres détenus français internés dans une redoute située à plusieurs kilomètres de son lieu de détention. La configuration matérielle des lieux et les conditions de détention y sont nettement plus dures que celles du fort  d’Orff (pp 179-183). Riou mentionne un rationnement de la nourriture dès son arrivée. Les privations matérielles sont toutefois légèrement atténuées par un trafic clandestin de marchandises, notamment du thé et du tabac (p 71 et 93). Le temps passant et le nombre de prisonniers augmentant, la nourriture devient moins abondante et la question des vivres demeure la préoccupation principale des prisonniers. Le commandant du camp n’est pas tenu pour responsable de cette pénurie. Ce sont « deux épiciers d’Hepperg », profiteurs de guerre détournant des vivres pour leur profit personnel qui subissent la vindicte des prisonniers… Les gardes allemands, chargés de fournir la part de vivres attribuée aux prisonniers, sont également accusés de se servir largement et d’alimenter le marché noir (p 129-130). Il en est de même pour certains officiers, notamment un certain Bursch dont les agissements douteux ne semblent guère être connus du commandant du camp (pp 139-143). Les querelles d’ordinaire entre compagnies au sujet des parts attribuées à chacune sont arbitrées par les gradés français du camp, en l’occurrence les majors appartenant au service de santé (pp 125-126). Les « canards » les plus fréquents ont pour sujet la question de la répartition des vivres (p 131). Les colis envoyés par les familles ne sont mentionnés qu’à partir du mois de décembre (p 185). A la pénurie de vivres s’ajoute la description de la vie « vide et stérile » du prisonnier et de son amertume face à l’interdiction de correspondre avec les proches. Cette dernière est cependant levée en octobre 14. Toute correspondance est soumise à une réglementation qui paraît sévère aux prisonniers : des cinq compagnies présentes (1 100 hommes) dans la citadelle, seule l’une d’elle a droit à l’envoi d’une lettre chaque 5 jours. Le contenu des lettres est soumis à la censure et ne peut en aucun cas évoquer la guerre (p 92). L’évocation du contenu de cette correspondance par l’auteur laisse apparaître les mêmes phénomènes d’autocensure affective que l’on retrouve chez les combattants (pp 94-95). L’arrivée du rare courrier (lettres et paquets) est toujours vécue comme un événement : « On chante, c’est qu’il y a des lettres ! » (p 183) Outre la description des lieux  et des conditions de détention, l’auteur – qui est et demeure un intellectuel – revient à plusieurs reprises sur la souffrance de vivre en permanence en compagnie d’autres prisonniers dans une promiscuité complète et pesante (p 38, pp 55-56 et p 85). Il parvient, grâce à l’intervention d’un  camarade, à obtenir l’accès à un lieu d’isolement à proximité d’une cuisine et se félicite d’y avoir une table pour écrire (pp 55-58). Rien ne permet d’affirmer de façon sûre que l’ensemble du récit de Riou ait été totalement rédigé au moment de sa captivité mais rien non plus ne permet d’infirmer cette hypothèse : à plusieurs reprises l’auteur s’adresse à une « amie » qui semble être la première destinatrice de ce récit (p 88, p 109). Les datations au début de chaque chapitre et la mention de carnets de captivité (note 1 p 186) confortent l’idée d’une rédaction au moins partielle en captivité. Ce n’est qu’au début novembre que l’auteur mentionne le départ d’une centaine d’hommes pour un camp de travail situé à 8 km de la citadelle. Cette proportion correspond donc à moins de 10% de l’effectif des détenus du fort. L’auteur ne précise pas si l’engagement se fait sur la base du volontariat ou de la contrainte. La seule compensation matérielle est d’ordre alimentaire : « une petite saucisse d’un doigt. » Le rythme de travail paraît assez peu soutenu, les carences alimentaires ayant affaibli les organismes (p 135). Ce recours à la main d’œuvre des prisonniers est à mettre en relation avec les départs des soldats allemands qui, jusque là, n’ont pas encore rejoint le front.

Une expérience de guerre, courte mais intense.

L’évocation des scènes de guerre est également au centre des discussions de ces hommes de derrière les murs. Même si leur campagne a été courte, on y retrouve le rappel des faits de guerre, de l’attitude des supérieurs hiérarchiques au feu, de leur plus ou moins grande compétence, du comportement des hommes au combat, empreinte de peur ou, au contraire, d’une trop grande assurance due à leur inexpérience (pp 49-53). L’auteur revient également sur son expérience d’infirmier et sur le manque de moyens du service de santé dans les premières semaines de la guerre : insuffisance des brancards pour récupérer les corps, recours à « une fourragère de réquisition, rembourrée de paille » pour évacuer les blessés vers des postes de secours improvisés dans des fermes, majors débordés par l’afflux de blessés, manque de matériel chirurgical, conditions d’hygiène plus qu’insuffisantes entraînant des amputations abusives et constantes menaces pesant sur ces postes de secours improvisés qui, à tout moment, risquent d’être pris par l’avance de l’ennemi (pp 74-80).

La guerre vue… d’Ingolstadt.

Pratiquant peu la langue allemande, Riou parvient pourtant à obtenir des renseignements sur le déroulement du conflit grâce à l’Alsacien Durupt. Ce dernier qui parle l’Allemand couramment mène à l’encontre des gardiens allemands une véritable guerre de propagande visant à miner le moral de l’adversaire. Les arguments de ce dernier, sincères, sont certes un peu courts mais témoignent de la confiance et du patriotisme des prisonniers en ce début de guerre (pp 59-66). Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la forteresse d’Orff n’est pas un univers hermétiquement clos aux visites de l’extérieur. Des civils – dont des femmes – y déambulent régulièrement. Ces contacts avec le monde de l’extérieur sont l’occasion de discussions au cours desquelles les prisonniers maîtrisant l’allemand parviennent à connaître l’essentiel des informations véhiculées par la presse. Leur contenu permet également de mesurer l’efficacité de la propagande de guerre allemande sur les civils (p 66-68). La fréquentation des offices religieux catholiques par les civils et les prisonniers favorise également ces échanges entre prisonniers et civils allemands (pp 70-71). Certaines idylles platoniques parviennent parfois à se nouer entre prisonniers et civiles allemandes (pp 116-118). A l’évidence, les relations privilégiées que l’auteur noue avec le commandant du camp (promenades en sa compagnie) l’autorisent à bénéficier d’un régime de faveurs d’autant plus important que les conditions de captivités demeurent libérales. Au fil des mois, le poids de la guerre sur la population allemande est une réalité qui semble relativement bien perçue par les prisonniers français, sans pour autant que l’auteur  n’omette l’affirmation de quelques clichés bien rodés : « Ces pauvres gens souffrent. Ils ont tous sept ou huit enfants. Leurs économies sont épuisées. La misère menace (…) Ce sont de bonnes natures, point compliquées du tout, un tantinet serviles, lourdes d’un infini de siècles de soumission silencieuse. » (p 228) Riou s’emploie – à l’image de la propagande alliée – à bien différencier le « petit peuple allemand » de ses gouvernants pour mieux disqualifier ces derniers. Il n’hésite pas à forcer le trait sur la prétendue soumission des Allemands aux ordres de leur hiérarchie militaire ou civile (pp 231-232). Le chapitre intitulé « Le petit peuple allemand et la guerre » (pp 228-245) est bien une œuvre de propagande qui n’a sans doute pas été entièrement rédigée à Ingolstadt… L’arrivée de nouveaux prisonniers dans la citadelle en provenance de l’hôpital d’Ingolstatdt permet également aux prisonniers d’avoir des nouvelles récentes de la guerre. Ainsi l’arrivée d’un caporal du 146e R.I.  ayant entendu les récits d’un officier hospitalisé permet-il à l’auteur de connaître la victoire de la Marne et de prendre ainsi conscience de la stabilisation du front occidental (pp 80-84).

La mise en place d’une sociabilité des barbelés : de l’acceptation résignée aux inévitables tensions.

Dans un premier temps, les relations entre prisonniers et geôliers sont cordiales. L’obligation de vivre ensemble crée visiblement des liens. Ainsi des apports de nourriture supplémentaire sont effectués par certains gardiens de façon tout à fait désintéressée (p 89). Il arrive que quelques prisonniers aillent trinquer et fumer avec leurs geôliers (pp 102-103). L’officier responsable du camp, le baron Von Stengel, est qualifié de « type achevé du gentilhomme, amène, courtois, juste. » (p 104) L’auteur lui consacre un chapitre dans lequel il dresse un portrait amène de ce septuagénaire  plutôt francophile qui a participé à la campagne de 1870 (pp 150-164). Son départ, en décembre 1914, est source d’inquiétude pour les prisonniers français : « Il me semblait qu’avec le rappel de Von Stengel une nouvelle captivité commençait, vexatoire, sans sécurité, inhumaine ; que ça allait être désormais la vraie prison… » (p 201). Ce pressentiment est par la suite confirmé par les faits (pp 210-212). A l’opposé, les subalternes de Von Stengel sont dépeints comme de « francs hypocrites, tonitruant de patriotisme, qui vantent les vertus allemandes et simulent des rhumatismes et des faiblesses de cœur pour ne point partir au feu. » (p 172)   Les récits de malades venant d’autres camps confirment l’idée que le régime de détention d’Ingolstadt est, sur tous points, bien moins sévère qu’ailleurs (pp 105-106). Un fourrier allemand pourtant qualifié de « franc malotru et bassement haineux vis-à-vis des Français » n’en fournit pas moins une paillasse à l’auteur en vue d’affronter les rigueurs de l’hiver (p 110-113). L’esprit de camaraderie et d’entraide entre prisonniers est largement évoqué. Du moins dans un premier temps. Pourtant, l’ennui aidant, le désoeuvrement de certains peut devenir un prétexte à tensions. Les rumeurs sont monnaie courante : « Il y a toujours un canard dans le fort. Aujourd’hui, par exemple, l’on commente, sur les couverts, la prise de Breslau par les Russes ! », précise l’auteur (p 107). L’apparition de trafics liés à la pénurie alimentaire est un autre facteur de tension entre les prisonniers. Un petit noyau d’une vingtaine d’entre eux parvient ainsi à créer une oligarchie de nantis dans un monde où « l’on [ne] dure, par ruse, violence ou génie, qu’au prix d’une constante victoire. » (p 120) L’illusion d’une guerre courte s’étiole avec l’arrivée de l’hiver. Désormais les plus optimistes prévoient que « la guerre durera deux ans » et « tous sont à bout de patience. » (p 135) Un chapitre consacré au « cafard » fait son apparition à la fin novembre (pp 170-174). Il est à l’évidence à mettre en rapport avec la perception d’une guerre qui est désormais entrevue comme forcément longue.  L’absence de courrier, la séparation des proches, le désoeuvrement, le « mal du pays » et la découverte de l’enlisement du conflit sont à l’origine de ce que l’auteur nomme un « énervement dont je ne suis point maître.» La vieille forteresse devient alors un « sépulcre ». La qualité des soins apportés aux prisonniers blessés se dégrade fortement à partir de décembre. Le fort d’Orff accueille des prisonniers français convalescents qui ont dû quitter précipitamment l’hôpital d’Ingolstast face à l’afflux de populations civiles venues de Poméranie. Un soldat français sévèrement touché à la face doit endurer les dures souffrances de sa blessure, faute de soins appropriés. « Un abcès maintenant se déclare dans l’oreille interne, il en mourra sans doute », observe lucidement Riou  (pp 196-198). L’arrivée en avril 1915 de prisonniers russes avait été présentée aux prisonniers français comme une menace par les gardes allemands. Ceux-ci sont pressentis comme « une peste asiatique » (p 213). L’accueil qu’organisent les Français pour leurs alliés russes semble contredire cette tentative de mise en opposition. Echange de vivres et de cigarettes, chants et danses mêlent les deux communautés de prisonniers qui sont désormais appelées à vivre ensemble. Mais derrière cette attitude bienveillante des prisonniers français il faut sans doute aussi percevoir un moyen approprié de s’opposer aux discours des gardiens allemands… Les Russes paraissent s’intégrer facilement, notamment en participant activement aux diverses corvées (p 226).

Les maigres distractions…

Au début de la détention, assez peu de travaux d’intérêt général sont imposés aux prisonniers, à l’exception de la confection des maigres repas. Les scènes descriptives de la vie des prisonniers laissent plutôt apparaître une réelle liberté pouvant confiner au désoeuvrement. L’occupation du temps est et demeure donc l’une des plus grandes préoccupations des prisonniers. Les distractions sont rares : observation grâce à « un poste d’observation » des manœuvres d’artilleries lourdes dans une forêt proche du lieu de détention, participation aux offices religieux protestants (en guise de distraction…), jeux sportifs, sculpture sur cailloux de képis ou casques à pointe « écussonnés aux armes de Bavière », exploration de la citadelle en ses parties souterraines ou inconnues (pp 97-99 et pp 118-119). La fabrication d’objets ainsi que l’organisation d’une forme de marché noir entre prisonniers permettent de s’occuper mais apportent également un certain enrichissement visant à lutter contre la faim (pp 120-121 et 178-179). L’existence de cette pratique, où le principe du chacun pour soi est de mise, heurte la conscience de l’auteur qui reconnaît pourtant que le système D demeure une obligation incontournable permettant d’améliorer l’ordinaire. La lecture reste l’un des passe-temps favori de ceux qui ont un goût pour les occupations intellectuelles. Les livres sont rares, « on se les passe les uns aux autres jusqu’à effritement complet. » (p 185). On écrit également beaucoup : des poèmes, des chansons dont les textes caustiques amusent la communauté des prisonniers. L’écriture de carnets de captivité demeure l’activité littéraire la plus répandue. L’autorité allemande s’oppose à cette pratique et l’auteur confie que c’est au moyen « de ruses quasi-quotidiennes » qu’il peut conserver ses carnets personnels (note 1 p 186). Certains soldats profitent de leur captivité pour relater les péripéties des combats d’août et leur capture. Riou les retranscrit textuellement (et sans doute partiellement) dans ses propres carnets (pp 187-193). On notera combien les activités manuelles ou intellectuelles de ces prisonniers ressemblent à bien des égards à celles des combattants du front.

L’échappée belle…

Riou est finalement libéré par la Suisse. Rien dans son témoignage n’explique les circonstances précises de cette libération. Il semble que l’auteur se soit livré ou à une autocensure ou que son manuscrit ait subi une censure extérieure sur cette question sensible au moment de son édition, ce qui pourrait expliquer qu’aucun passage de ce dernier chapitre n’ait eu à subir les foudres d’Anastasie…

4. Autres informations

Archives de l’auteur déposées aux archives départementales de l’Ardèche (cote 69J1-26), manuscrits et correspondance littéraires.

J.F. Jagielski, 27/02/07

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Retailleau, Léopold (1892-1918)

1. Le témoin.

Léopold Retailleau est né à Cholet le 5 mai 1892 d’un père tonnelier et d’une mère couturière. Musicien, il est affecté lors de son incorporation avec la classe 1912 dans la fanfare régimentaire du 77e Régiment d’Infanterie de sa ville natale. Célibataire, âgé de 22 ans, il est sous les drapeaux lorsque la guerre survient. Comme musicien, il occupe également les fonctions de brancardier pendant le conflit, d’abord en Belgique, puis sur la Marne et dans les Flandres. Son régiment le même ensuite en Artois et en Champagne en 1915, puis à Verdun en 1916, avant de participer à la fin de la bataille de la Somme. Département dans lequel il restera jusqu’en janvier 1917. En 1917, c’est le Chemin des Dames, puis après une période d’accalmie, l’engagement contre les offensives allemandes entre la Somme et la Marne. C’est là qu’il tombe, le 26 juillet 1918, « mort pour la France » après 1447 jours de guerre. Son corps est exhumé trois ans plus tard pour être inhumé à Cholet en 1921.

2. Le témoignage.

Léopold Retailleau a écrit comme un certain nombre de soldats un journal de guerre pendant la presque totalité de sa présence au front, rassemblés sur dix carnets tenus quasiment au jour le jour. Les notes du carnet sont précisément datées, accompagnées du décompte des jours de guerre, le premier jour correspondant au mercredi 5 août 1914, date du départ de Cholet.

L’édition intégrale du carnet s’accompagne des dessins produits par Léopold, ainsi qu’une série de photographies réalisées par le même soldat entre 1914 et 1918. Il est ainsi possible de compléter les impressions laissées par la lecture des notes avec les images produites ou conservées par Léopold Retailleau. Il est dommage que l’on n’est que très partiellement accès à l’intitulé original des légendes, et ainsi pouvoir mieux contextualiser les clichés.

Musicien-Brancardier… Carnets de Léopold Retailleau, du 77e R.I. (1914-1918), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2003, 544 p.

3. Analyse.

On retrouve dans ce témoignage les thèmes traditionnels de l’expérience de guerre : départ et premiers engagements détaillés, puis installation dans la guerre de siège avec des notes quotidiennes qui se réduisent, les camarades du « pays », les morts, l’attente du courrier, les commentaires sur les nouvelles des autres « fronts », la vie monotone du cantonnement…

Plus intéressant, comme musicien et brancardier, ce témoignage donne à lire l’expérience d’un soldat amené à côtoyer à la fois les états-majors installés à l’arrière, ainsi que les premières lignes lorsqu’il s’agit d’aller rechercher les blessés.Embusqués pour certains, on découvre des brancardiers effectivement éloignés du quotidien des tranchées, mais exposés aussi lors de la guerre de mouvement (« sinistre besogne » des blessés à ramasser alors que la bataille fait rage, p.66) ou durant les grandes offensives. Le quotidien de la guerre, c’est avant tout l’attente et l’ennui sur l’arrière-front, et les musiciens « tuent » le temps en multipliant les promenades, les activités annexes (dessins, jeux…), ainsi que les repas chez ou avec les civils (les femmes notamment). Ainsi, une grande partie des notes laissées concernent ces plages de temps qu’il faut combler, la guerre en cours n’étant perçue que ponctuellement, même si elle reste toujours présente : « 118e jour, lundi 30 novembre 1914. Je fais deux grillés beurrés. Un camarade me donne une peau de chamois pour me nettoyer, ce qui me fais beaucoup plaisir. J’envoie mes lettres d’hier par un vaguemestre du génie. Les Boches bombardent une batterie située à 200 mètres avec des crabouillards… ». Retailleau note scrupuleusement les repas qu’il prend, et commente les nuits qu’il passe et les parties de cartes. Ses notes méticuleuses laissent percevoir l’ennui du quotidien, où l’on doit trouver de l’occupation, quitte à faire du tourisme de champ de bataille (p. 177 – juin 1916), rythmé par les obus, seule présence meurtrière d’un ennemi invisible. Son regard, personnel, mais induit par sa fonction et sa « pratique » de la guerre, permet une comparaison intéressante avec les témoignages de fantassins de premières lignes comme Barthas, Capot ou d’autres. Et laisse percevoir des expériences multiples, des capacités différentes des uns et des autres de s’adapter aux rythmes imposés par la guerre, des situations très diverses qui obligent à ne pas parler d’un unique « quotidien » combattant.

Alexandre Lafon, février 2008.

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Vigne, Aimé (1894-1916)

1. Le témoin

Né le 27 septembre 1894 à Saint-Maurice-sur-Aygues (Drôme). Ses parents tiennent à Nyons l’hôtel Terminus et un commerce d’huile. Il devient comptable dans l’entreprise familiale. Engagé volontaire pour quatre ans en octobre 1912 au 52e RI. Caporal en 1913, sergent-major le 1er septembre 1914, sous-lieutenant au début de 1916. Blessé en septembre 1914. Après une longue hospitalisation, il est en 1916 à Verdun. Blessé mortellement par un éclat d’obus au visage en août. Sa tombe n’a pas été retrouvée.

2. Le témoignage

Le corpus comprend 79 lettres d’Aimé à ses parents et quelques autres lettres, notamment de sa fiancée. Elles sont conservées par la famille. Larges extraits publiés dans Je suis mouton comme les autres. Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., préface de Rémy Cazals, Valence, Editions Peuple Libre et Notre Temps, 2002, 503 p. [p. 215-247], illustrations.

3. Analyse

Parti pour vaincre les Allemands, « ces sacrés troubleurs de la paix universelle » (juillet 1914), il garde jusqu’au bout l’espoir de la victoire sur les « sales Boches » (juillet 1916). Mais, en juin 1916, il écrit à son jeune frère qui veut s’engager : « je te refuse [souligné par lui] mon consentement » et « je prie mon cher papa de te refuser le sien ». Il explique alors que, dans la ténacité des soldats, le patriotisme compte peu : « nos soldats se battent parce que la guerre est devenue, chez eux, une habitude…, ils sont braves parce que… que veux-tu, c’est dans leur sang ».

Entre temps, il a raconté l’épisode de sa première blessure aux deux jambes, comment il a été pillé par des soldats bavarois et protégé par l’intervention d’un sous-officier (les Allemands ayant reculé, il fut ramassé par les Français). Il dit le besoin de recevoir des lettres de la maison et des colis contenant de bonnes choses du « pays ».

Rémy Cazals, 02/2008

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Vidal, Albert (1879-1943)

1. Le témoin

Albert Vidal est né à Mazamet (Tarn) le 22 août 1879 dans une famille de la bourgeoisie lainière protestante. Son père, qui avait été républicain sous l’Empire, meurt alors qu’Albert n’a que 3 ans, mais la famille et les amis relaieront ses idées politiques. Dans sa jeunesse, Albert Vidal récuse la carrière toute tracée dans le commerce international des laines. Peu assidu dans ses études, il obtient la première partie du baccalauréat avant de voguer vers l’Argentine (1898) où il achète de la matière première pour l’industrie mazamétaine du délainage en pleine expansion. De retour en France en 1900, il envisage de vivre de sa plume. Il participe à la création de la Revue provinciale qui va tenir difficilement de 1901 à 1905 à Toulouse ; il écrit des nouvelles et de courtes pièces de théâtre qui rencontrent un succès d’estime, mais ne lui permettent pas de vivre. Il doit donc, dès 1903, revenir à Mazamet et à la laine, mais il continuera à écrire pour son plaisir. Ses descriptions de la ville industrielle, paysage, travail, coutumes, comportements patronaux et ouvriers, ont un grand intérêt pour l’historien. Militant laïque au parti radical-socialiste, il est maire de Mazamet en 1912 pour assurer un intérim ; il est également président du club de rugby.

Après la guerre, il se marie et aura trois enfants. Son entreprise connaît la prospérité des années 20 et la crise des années 30. Partisan du Front populaire, hostile aux dictateurs, il joint les actes à l’écrit en transformant ses magasins de laine en hôpital pour les blessés républicains espagnols en 1939 et en rédigeant des textes contre Franco. Après la défaite de 1940, il parle et écrit contre Vichy et les Allemands. Il meurt de maladie le 25 janvier 1943. Sa femme a été une des premières conseillères municipales de Mazamet en 1945.

2. Le témoignage

Sur la période 1914-1918, on dispose des textes suivants :

– le manuscrit intitulé « Loin des tranchées. Journal d’un embusqué », 33 pages ; l’original est dans le fonds Vidal aux Archives du Tarn

– trois brèves notes publiées dans La Paix par le Droit, janvier 1918, p. 10-13, signées « A. V. volontaire à l’armée d’Orient »

– le premier acte d’une pièce sans titre et sans date, écrite après 1929 puisque les deux autres actes concernent la crise ; Archives du Tarn et Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, p. 177-184

– quelques évocations de la guerre dans des notes des années 30 : Le jeune homme…, p. 205-207

– à quoi il faut ajouter une nouvelle écrite en 1902, intitulée « L’Allemande », publiée en 1903 et reprise intégralement dans Le jeune homme…, p. 93-103.

3. Analyse

La nouvelle « L’Allemande » a été écrite d’après ce qu’il a observé dans le milieu bourgeois où on employait des jeunes filles étrangères pour s’occuper des enfants ; ces personnes avaient un statut ambigu et elles étaient jalousées par le personnel domestique. D’autant que les Allemands, depuis 1870, avaient la mauvaise réputation d’être des « voleurs de pendules ».

Réformé pour raisons médicales, Albert Vidal a cherché à s’engager. Il y a réussi en janvier 1915, mais a dû rester plusieurs semaines au dépôt, d’où le titre du journal qu’il a commencé alors à tenir : « Loin des tranchées. Journal d’un embusqué ». Par la suite, il ne modifie pas son titre car il ne s’estime pas un vrai combattant. Il conduit des camions en Lorraine en 1915 et dans la grande noria de ravitaillement de Verdun en 1916. Volontaire pour l’armée d’Orient, il arrive à Salonique en juillet 1916, toujours conducteur de camions, et reste dans les Balkans jusqu’en novembre 1917. A cette date, il obtient une permission, passée à Mazamet. En 1918, il est en Vénétie, mais n’a rien écrit sur cette expérience. La dernière date mentionnée sur son journal est le 3 novembre 1917.

C’est, au total, un témoignage intéressant sur la vie d’un conducteur de camions. Même si ses conditions de vie furent parfois très dures, on y était relativement peu exposé au danger. Albert Vidal n’a pas remis en cause son patriotisme : il fallait vaincre le militarisme allemand. Mais il a pris conscience de l’existence d’un militarisme français et il fustige les erreurs, les brimades, les abus de pouvoir des officiers.

Les textes envoyés à son ami Jules Puech (voir ce nom), rédacteur de La Paix par le Droit, complètent les pages sur les Balkans. Le morceau intitulé « Les laboureurs soldats » est un hommage aux combattants serbes ; « La Foi » critique l’ambiguïté de la politique grecque ; « La tempête de neige » décrit les conditions de vie dans la montagne.

Le premier acte de la pièce mentionnée plus haut se déroule « dans un salon bourgeois en 1920 », en fait à Mazamet dans le milieu que connaît l’auteur. Y apparaissent d’intéressants profiteurs de guerre, des gogos en admiration devant Clemenceau ; le personnage de Colombié représente Albert Vidal lui-même, et l’acte est l’occasion d’exposer les circonstances de son engagement et de définir son attitude vis à vis de l’armée, de revenir sur son souci de se faire respecter par les officiers.

Les notes des années 1930 sont l’occasion d’un retour désespéré sur les illusions du temps de la guerre. Le passage suivant est révélateur de cet état d’esprit : « Pendant les permissions, ils nous accablaient des hauts faits d’aviateurs ou d’agents de liaison. On les sentait poliment incrédules devant le détail de notre misère. Ils nous offraient un cigare ou un petit verre – quelquefois les deux – et retournaient à leurs bénéfices en nous encourageant avec bonne humeur : « On les aura. » Ils nous ont eus. Par un petit matin de 1915, ce père de famille, vous savez ce qu’on en a fait. Sa veuve n’a pas de pension. Et quand on parle de la guerre, ses enfants tremblent de colère et de honte. Et pourtant il n’avait pas fui. » [allusion à une exécution]

4. Autres informations

– Tous les manuscrits d’Albert Vidal, la correspondance reçue, et de nombreux autres documents sont déposés aux Archives départementales du Tarn, sous la cote 141 J.

– Pour une vue générale de la vie d’Albert Vidal et la transcription d’une partie de ses œuvres, voir Albert Vidal et Rémy Cazals, Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, Toulouse, Privat, 1985, 255 p.

– Deux photos d’Albert Vidal pendant la guerre, dans Traces de 14-18, sous la direction de Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 46. Une photo, au camp de Zeitenlick, dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 437.

Rémy Cazals, 02/2008

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Escholier, Marie (1876-1956)

1. Le témoin

Née à Mirepoix (Ariège) dans une famille de notables, propriétaires de la ferme de Malaquit où elle revient chaque année en vacances après son mariage avec Raymond Escholier en 1905. Celui-ci était un critique d’art, conservateur de musée à Paris.

Après la guerre, Raymond et Marie écriront des « romans du terroir », parmi lesquels Cantegril obtint le prix Fémina en 1921. Elle est décédée à Malaquit le 21 mars 1956.

2. Le témoignage

A Malaquit, Marie Escholier et ses deux fils attendent Raymond qui doit « descendre » de Paris en cet été de 1914. Mais il ne viendra pas. Marie commence alors un journal, qu’elle va tenir jusqu’au 12 mai 1915. Son fils Claude pense qu’après cette date, en accord avec son mari, elle a abandonné son journal pour se consacrer à l’écriture de leur premier roman, Dansons la trompeuse. Le manuscrit du Journal n’était pas destiné à la publication, mais rien ne l’interdisait. Retrouvé par Claude Escholier, il a été publié en 1986 sous un titre qui n’est pas d’origine : Marie Escholier, Les saisons du vent. Journal août 1914 – mai 1915, Carcassonne, GARAE/Hésiode, 1986, 154 p., prenant aussi le n° 10 dans la collection « La mémoire de 14-18 en Languedoc ». Une présentation des éditeurs explique en quelques pages le choix du titre. Postface de Claude Escholier, « Naissance d’une écriture ». Le volume donne une liste des romans publiés en collaboration entre Marie et Raymond Escholier, et un lexique des mots occitans employés dans le Journal.

3. Analyse

La grande finesse de l’auteur lui permet de comprendre les individus ; son sens de l’observation lui permet de décrire l’impact de la situation de guerre sur une société rurale, la campagne ariégeoise autour de Mirepoix. On peut regrouper les principaux apports en trois grandes parties.

Bouleversements et brassages

La mobilisation des hommes jeunes a des conséquences fortes sur le travail des champs, sur l’aspect de la rue, et sur l’honorabilité de quelques jeunes filles qui ne pourront pas « réparer leur faute » dans le mariage. Des réfugiés arrivent du Nord, de Belgique, de Paris en août, avant la bataille de la Marne. Cela produit quelques frictions. La classe 14 vient faire des manœuvres autour de Malaquit ; les jeunes soldats ont l’air d’un « troupeau d’enfants malades », d’autant qu’une épidémie de méningite fait des ravages. L’ambiance générale est triste : pas de foire, pas de fête. Mais, en février, il y aura la fabrication de la charcuterie à partir du cochon élevé à domicile : l’ordre immuable de la cérémonie sera respecté.

L’information

Le grand thème, c’est l’attente des nouvelles. Le facteur prend une importance inhabituelle. Les lettres deviennent source collective d’informations (« la lettre d’un soldat appartient à tout le monde »). Echanges d’objets avec le front : colis de vêtements et de nourriture d’un côté ; produits de l’artisanat des tranchées de l’autre. Les silences et les contradictions de la presse sont assez vite perçus ; on ne croit plus à ce que disent les journaux (« dont les fanfaronnades imbéciles me font mal au cœur », écrit Marie dès le 6 septembre 1914). Mais on les lit tout de même. Les rumeurs circulent, dans la version « archaïque » des prophéties (p. 28, 48, 60, 79).

Sentiments et attitudes

L’état de guerre crée une conception plus profonde de la vie. On regarde avec respect ceux qui vont partir au feu. Les enfants sont confondus de voir pleurer un homme adulte, un soldat blessé venu en convalescence et qui repart. Les lettres contiennent des formules terribles dans leur laconisme : « Je suis encore en vie, la plupart des copains sont morts » ou « J’ai bien changé, je sais ce que c’est que la vie, nous sommes moins qu’une fumée ».

L’enthousiasme patriotique est vite remis en question. Dès le 4 octobre, un soldat qui va partir remarque : « Nous sommes de la viande de boucherie. » Un autre, réformé, rayonne. Une mère dont le fils est prisonnier à Magdeburg est radieuse, et Marie Escholier précise : « On a des bonheurs qui feraient la désolation des jours ordinaires. » Une réfugiée belge annonce que dans quinze ans la France et l’Allemagne seront alliées contre l’invasion russe. L’Union sacrée aussi est remise en question. La campagne critique la ville. On recherche le bouc émissaire : pour certains, ce sont les curés et les riches qui ont déchaîné la guerre ; pour d’autres, la défaite est due à la débandade des soldats d’Antibes, aux socialistes, aux officiers, ou tout simplement à la « trahison ».

Au total, des pages admirables.

4. Autres informations

– Voir la notice Raymond Escholier dans Témoins de Jean Norton Cru.

– Alexandre Lafon, « Un couple dans la guerre : Raymond et Marie Escholier », dans Patrimoine Midi-Pyrénées, n° 1, octobre 2003, p. 58-59.

– Bernadette Truno, Raymond et Marie-Louise Escholier. De l’Ariège à Paris, un destin étonnant, Canet, Editions Trabucaire, 2004, 222 p., illustrations.

Rémy Cazals, 02/2008

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Sénéclauze, Henri (1884-1959)

1. Le témoin

Né le 22 juillet 1884 à Anneyron (Drôme). Cultivateur. Service militaire à Romans. Marié en 1908. En 1914, il a trois enfants. Mobilisé au 75e RI. Grièvement blessé à Verdun en août 1916. Amputé du bras gauche.

Après la guerre, il devient receveur buraliste, jusqu’à l’âge de la retraite, en 1946. Décédé le 3 novembre 1959, renversé par une voiture sur la N 7.

2. Le témoignage

Lettres adressées à sa femme, conservées par la famille. Extraits, avec quelques réponses, dans Je suis mouton comme les autres. Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., préface de Rémy Cazals, Valence, Editions Peuple Libre et Notre Temps, 2002, 503 p. [p. 191-212], illustrations.

3. Analyse

Il décrit les conditions de vie au niveau des animaux. Il aspire à retrouver « l’ancienne vie ». Il épingle le bourrage de crâne par les journaux et les patriotes de l’arrière : « Jean m’a écrit aussi, et comme ceux qui ne participent pas à la guerre il est un peu patriote. » A Verdun, en mai 1916 : « Il paraît que le 140 s’est presque refusé à remonter aux tranchées le dernier coup : si ça pouvait devenir général ! »

Il donne à sa femme des conseils pour les travaux des champs, mais, ajoute-t-il en juin 1916, « je voudrais que tu ne travailles plus ces terres ; et si tout le monde faisait ainsi, la guerre ne pourrait durer plus longtemps, mais malheureusement c’est encore un problème difficile à résoudre : un s’arrêtera et les autres continueront. » Et en juillet : « Que des coups de fusil qui se perdent sur cette bande qui nous gouverne ! »

Rémy Cazals, 02/2008

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Corbeau, Paul (1892-1973)

1. Le témoin

Né le 27 juillet 1892 à Mayenne (département de même nom), de parents commerçants. Il doit interrompre ses études d’ingénieur en électricité à la mort de sa mère. Au service militaire en 1913, il ne sera démobilisé qu’en 1919. Ouvrier électricien à Paris après la guerre. Marié en 1932. Décédé en 1973.

2. Le témoignage

Journal de guerre tenu sur des carnets, réécrit en 1960, publié par ses enfants :

Paul Corbeau, J’étais sapeur au 8e Génie, Trélazé, Editions Jean-Yves Lignel, 2007, 232 p.

Le livre est préfacé par sa fille et édité par son petit-fils. Les carnets originaux n’ont malheureusement pas été conservés. La préface évoque de possibles coupures, de Paul lui-même, pour ne pas retenir les mauvais souvenirs. Je n’en suis pas persuadé. Les évocations d’appétits sexuels (p. 82), de ces « plaisirs frelatés mais nécessaires dont nous étions privés depuis longtemps » (p. 92), des filles de la rue X (p. 157, 162), laissent penser que l’auteur ne s’est pas censuré. Il est clair que des réflexions du Paul Corbeau de 1960 ont été ajoutées : elles sont immédiatement repérables. Il semble que ses carnets originaux n’aient pas été tenus avec une totale régularité. De nombreuses remarques et descriptions sont d’une grande précision, mais on trouve aussi des confusions chronologiques (par exemple arrivée de Foch et Clemenceau en mai 1917). Le passage (p. 69-70) sur les refus d’obéissance et sur les fusillés en 1915 ne doit pas être pris comme une information sur les faits eux-mêmes, présentés là dans une certaine confusion, mais sur le « bouche à oreille », comme le dit l’auteur (ici, la note de l’éditeur comporte une faute d’orthographe, Vingué au lieu de Vingré, et réunit curieusement les deux historiens spécialistes de la question sous le nom d’Offenbach ; à corriger dans une prochaine édition). De nombreuses photos dans le texte illustrent le livre de Paul Corbeau, dont les dernières pages donnent aussi à lire un autre travail d’écriture d’amateur sous le titre « Grand-mère Romain, Souvenirs d’enfance ».

3. Analyse

C’est l’anxiété au 31 juillet 1914 qui provoque le recours à l’écriture du carnet de guerre. Paul est devenu caporal en décembre 1914 et sergent en octobre 1915. Téléphoniste dans le Génie, il a été un travailleur et non directement un combattant. Il évoque ce travail de réparation de lignes coupées, de vérification, de permanence au téléphone. Promu sergent, Paul a la charge du transport de matériel en camion. Auparavant (été 1915) il avait préparé « les liaisons pour une bataille qu’on sentait proche » (l’offensive de septembre en Champagne). Un texte intéressant sur la construction d’un nouveau réseau de tranchées au point ultime atteint par l’offensive. Il a conscience qu’il y a plus malheureux que lui-même : il décrit plusieurs charniers après des attaques d’infanterie. Et encore : « Les fantassins nous regardaient curieusement, nous étions trop propres pour ne pas être remarqués » (p. 122). Il évoque des stages rassemblant quelques hommes des tranchées pour leur « inculquer des notions sur la téléphonie de campagne » : « Ils étaient tellement heureux d’avoir abandonné pour huit jours leurs tranchées que leur séjour était une détente, presque une partie de plaisir. »

Paul Corbeau est un des rares cas de soldats racontant avec quantité de détails leur permission au « pays » (« Mayenne, mon pays », p. 93). Il évoque les femmes faisant la chasse aux embusqués, s’occupant d’œuvres en faveur des réfugiés ou en faveur des poilus (en s’étonnant de n’avoir jamais bénéficié des résultats). Il ajoute (p. 99) : « J’ai l’impression, à tort ou à raison, qu’à part ceux qui avaient des proches au front, ceux de l’arrière ne nous comprenaient pas. Il leur semblait naturel que nous laissions notre peau dans ce conflit. » Bien d’autres soldats l’ont noté mais peu ont donné une aussi longue description de leur séjour en famille (ici, le récit de la première permission tient plus de dix pages, avec mention de la rencontre de Paul Lintier, ami d’enfance, auteur de deux livres importants de témoignage sur la Grande Guerre : Le tube 1233 (1917) et Ma pièce (1918), analysés par Jean Norton Cru. L’ouvrage de Paul Corbeau reproduit une photo de jeunesse de Lintier, et il évoque le choc qu’a provoqué sa mort.

A proximité du front, les soldats rencontrent les populations civiles : villageois contraints à abandonner leur maison (p. 30), mercantis exploitant les troupes (p. 71), habitants de la Somme hostiles parce qu’ils préféraient la présence des Anglais (p. 128). Sur les questions d’information, Paul Corbeau relève le bourrage de crâne de la presse française à propos de la soi-disant faiblesse de l’artillerie allemande (p. 46).

Le texte couvre la totalité du temps de guerre ; il évoque l’Alsace, l’Aisne (Ambleny, p. 37), la Champagne (Suippes, p. 72), l’Argonne, la Somme… Paul Corbeau signale l’espionnite en début de guerre (p. 24) ; les fléchettes lancées des avions (p. 30) ; les gendarmes menaçant des fuyards de leur revolver (p. 42) ; la lecture d’un roman feuilleton du capitaine Danrit (p. 62) ; une croix de guerre tirée à la courte paille (p. 82) ; l’arrivée des Américains qui, à l’épreuve du feu, disent : « No bonne la guerre » (p. 160) et les tanks (p. 168) ; l’annonce de l’armistice du 11 novembre 1918 reçue comme « un coup de poing dans le visage » (p. 171). Il a connu les troubles de 1917. Il raconte un retour de permission en mai, les discussions entre soldats qui « en avaient marre de se faire casser la gueule », l’évocation des camarades blessés ou tués lors de l’offensive Nivelle. Les soldats chantent l’Internationale ; ils arrêtent le train, détellent un wagon, rudoient des sous-officiers qui prêchent le calme. Puis ils arrivent dans une petite gare gardée par des Sénégalais, ils sont parqués dans des baraques sous la menace de mitrailleuses. On demande aux sous-officiers présents de désigner les meneurs, mais ils ne reconnaissent personne, ne voulant pas faire les policiers (p. 153-155).

Rémy Cazals, 02/2008

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Blayac, François (1874-1963)

1. Le témoin

Né à Corneilhan (Hérault) le 25 novembre 1874. Etudes à Sorèze (Tarn), puis Droit à Paris. Propriétaire de 150 ha de vigne à Castelnau-le-Lez ; hôtel particulier à Montpellier. Fait partie d’associations culturelles, est en correspondance avec célébrités. Mort à Montpellier en février 1963.

2. Le témoignage

François Blayac, Carnets de guerre 1914-1916, Carcassonne, Ecomarine, 2006, 423 p. + illustrations.

La source est surtout formée de deux carnets, retranscrits et présentés par un de ses petits-fils (avec quelques erreurs de lecture, mais peu), et de 450 plaques stéréo (nombreuses photos à la fin du livre).

3. Analyse

Officier gestionnaire de l’ambulance 1/66, 58e DI (la division des régiments de Barthas, 280, 296).

En Alsace d’août à octobre 1914 (p. 19-80).

En Artois d’octobre 1914 à décembre 1915 (p. 81-421).

1916, gestionnaire d’hôpital à Montpellier puis à Castres ; 1917-18, responsable, à Béziers, de l’acheminement du vin vers le front. Pas de notes de François Blayac sur ces deux dernières périodes.

Ce texte étonnant est d’une grande importance. Il montre la guerre d’un officier d’administration, vivant en permanence dans l’arrière-front (selon la définition de F. Cochet, Survivre au front, 2005). On peut classer les notes en 4 parties : les conditions dans lesquelles il vit, ce qu’il fait, ce qu’il voit lui-même directement ; comme tous les contemporains, soumis à l’information officielle, il l’avale avec une grande crédulité au début et manifeste tardivement des signes de lucidité et de critique ; il avale aussi une information locale apportée dans les conversations par les officiers d’infanterie et d’artillerie qu’il fréquente : c’est la grande originalité de ce texte de citer quantité d’exploits extraordinaires racontés par leurs « auteurs », par vantardise et pour épater le semi-embusqué ; Méridional, de la haute société, il est intéressant de lire ce qu’il écrit des troupes du Midi.

a) François Blayac à la Grande Guerre

Conditions de vie

Excellents dîners, bons vins, manille, bridge, gaie conversation ; bouteille d’Hennessy ; huîtres, poisson, figues… Le tub quotidien lui fait beaucoup de bien. En permission, il voyage en 1ère classe, il passe à Paris voir Maginot.

Il n’est pas totalement à l’abri de certains bombardements, mais il n’y a pas grand danger. Il a l’honnêteté de se considérer comme privilégié par rapport à l’infanterie (p. 332, 360, 384).

Son travail

Envoyer des actes de décès, établir les « successions », c’est-à-dire envoyer à la famille ce qu’on récupère sur le mort (p. 108 : 70 successions du 280e, déballage navrant et malodorant), faire arranger les tombes et peindre les croix (141). Il a beaucoup de temps libre. Il va en promenade pour voir le duel d’artillerie.

Il est envoyé une fois en première ligne pour 3 à 4 jours, pour repérer les sépultures (p. 354). C’est horrible et il considère cela comme une vengeance de son supérieur. On est en octobre 1915. C’est un moment important : la découverte de la réalité. C’est à partir de ce moment qu’il plaint le plus l’infanterie et qu’il émet le plus de critiques sur la conduite de la guerre.

Ce qu’il a vu directement

– p. 21, soldat se méfiant quand une Alsacienne lui donne de l’eau

– 23, arrivée massive de blessés (19 août), impossible tenir registre

– 29, blessés allemands enchantés d’être PG

– 34 (26 août), l’odeur du champ de bataille

– 65, un PG qui craignait qu’on lui coupe le nez et les oreilles

– 65 et 85, degrés divers de l’émotion et de l’indifférence devant la mort

– 66, un blessé allemand sympa

– 156 et ailleurs, le souci de garder des souvenirs photographiques de la guerre

– 160, une tentative de suicide

– 189, il vaudrait mieux ne pas faire revenir un régiment là où il y a les tombes de camarades

– 250, ordre de verser l’or contre des billets

– 292, les Anglais au rythme de la Marseillaise, plus que les Français

– 310-311, établissement puis suppression de la censure du courrier au sein des unités

– 346, les bourguignotes ont sauvé des milliers d’existences

– 396, l’odeur des Boches

– 402, un officier furieux de n’avoir pas eu une promotion.

En quête de trophées et souvenirs

Cet aspect de la « guerre » revient sans cesse. Quelques pages remarquables : 159 (badges anglais), 164 (porte-plumes fabriqués par un artilleur), 166 (le cadeau de la princesse Mary), 175 (trophées demandés à officiers infanterie), 207 (casque prussien acheté au café du Commerce), 208 (casque wurtembergeois), 210 (obus), 239 (fusil), 317 (se fait fabriquer briquets et bagues).

Embusqués

Il s’agit ici de s’embusquer ou de se faire embusquer, non de critiquer les embusqués. Des cas :

– petits pistons à connaissances pour éloigner du danger : 386 (cycliste), 418 (muletier) ;

– attitude de proches qui cherchent motifs pour se faire évacuer (125, 128), ou expriment crainte d’être renvoyés aux tranchées (232) ;

– faire passer son beau-frère dans l’aviation ; « il faut vite le tirer de là [infanterie] avant que la mort n’y mette ordre » ; opération rondement menée en un mois ; c’est un « sauvetage » ; on apprend à la fin que deux autres beaux-frères étaient embusqués ;

– son court séjour en 1ère ligne lui fait souhaiter la relève pour être envoyé « loin de ces horreurs » ; il écrit à Maginot et à Simon pour accélérer le processus ; son impatience est « fébrile ». Il obtient satisfaction.

b) Les informations générales sur le déroulement de la guerre

Tous les combattants en ont reçu, par des canaux divers. Blayac les indique parfois. Lorsqu’il ne les indique pas, il s’agit généralement de la presse. Il lit L’Echo de Paris. Le cas de Vermelles aurait dû le faire réfléchir : pris (84), peut-être pas pris (88), pas pris (89), bombardé par nous (91), pris après évacuation par les Allemands (129, voir Barthas, Hudelle). Blayac est crédule. Les signes de doute sont tardifs.

Victoires et renforcement des Alliés

– 70, victoire certaine après mauvais départ à cause d’impréparation (28 septembre 1914)

– 100, 171, 204, 210, énormes pertes allemandes

– 123-125, grande victoire russe confirmée par un officier qui le tient d’un cycliste d’état-major

– 149, prochaine entrée en danse de la Roumanie, info donnée par son père au caporal Clémentel

– 163, prochaine offensive annoncée par un cousin, un ami…

– 165, intervention japonaise annoncée par un pasteur qui le tient d’un directeur de ministère

– 191, la retraite des Russes est une manœuvre

– 196, un artilleur tient d’un cycliste qui l’a entendu d’officiers… que l’armée allemande est coupée

– 388, de source bien informée la guerre va finir en décembre 1915.

Signes de doute, critiques

Le premier doute, léger, est du 17 décembre 1914 : on a avancé, mais peu, sans proportion avec les pertes. Il faut ensuite attendre le 16 avril 1915 : on a fait 1200 prisonniers, ce sont les 120 d’hier augmentés d’un zéro. Il se met à mentionner les propos découragés que tiennent tous les blessés. Il en vient à critiquer la stupidité des généraux qui ne tiennent pas compte de l’opinion des officiers de tranchées. Il rapporte une conférence rasoir du général Niessel (voir Barthas, 194).

c) Récits d’exploits sur le terrain

La grande originalité de ce carnet de guerre, c’est de rapporter les conversations tenues dans l’arrière-front, en particulier entre officiers de différentes armes.

Cruauté, lâcheté et autres faiblesses des Allemands

– atrocités : 53 (seins coupés), 60 (cruautés), 61 (viol collectif), 123 (bouclier humain)

– lâcheté : 54 (peur de la baïonnette), 60 (peur du canon)

– mal nourris : 55 ; mauvaises tranchées et mauvais projectiles : 137

– dopés à l’éther : 181

– stupides : 201.

Les récits d’exploits de combattants français (principalement officiers subalternes)

Récits lors de conversations. Fidèlement rapportés le jour même. On note une forte tendance à la vantardise. Et à la cruauté avec l’exécution sans merci des Allemands qui veulent se rendre. En même temps, on signale quantité de prisonniers, donc non exécutés.

– exploits de fantassins : 77 (tue des Allemands avec son sabre, sensation agréable), 68 (Boches exécutés), 114 (fils de fer posés pour prendre Boches au collet), 127 (un goumier tue 7 officiers qui voulaient se rendre), 150 (le 280, régiment de Barthas, ne fait pas de prisonniers), 165 (6 Français blessent 45 Allemands à l’arme blanche et font 80 prisonniers), 170 (on les tire comme des lapins), 172 (un lieutenant, très adroit, tue 50 Boches), 269 (encore massacre de PG sans défense), 350 (un capitaine tue 8 Boches de sa main) ; la part de vantardise devant de semi-embusqués est visible dans les récits de son beau-frère p. 264.

– exploits d’artilleurs : 169 (foudroyants succès), 181 (le 75 détruit des batteries à 6200 m), 240 (colonel dit avoir détruit 2 batteries boches dans l’après-midi), 242 (depuis 4 jours, destruction de 8 objectifs par jour).

Informations diverses non vérifiées

Elles concernent souvent des fusillés : on a fusillé un commandant, un lieutenant, quelques mutilés volontaires ; un espion ; 3 déserteurs d’un BCP ; un PG boche pour vol ; trois soldats (mais avec des ?)

Comportements déviants : refus d’attaquer, relations avec l’ennemi

– 134 : refus de monter à l’assaut (13 déc. 1914) ; 361 : refus du 280, le 7 octobre 1915 (Barthas, p. 186, parle du bataillon De Fageolles) ;

– 274 : capitaine français tué par ses soldats après avoir lui-même tué un soldat

– 63 : deux patrouilles ne s’attaquent pas à cause du froid

– 117 : invitation lancée par officiers français à officiers boches, qui ne répondent pas

– 136 : un officier dit qu’il a souvent causé avec les Boches

– 153 et 159 : la nuit de Noël 1914, chants des deux côtés, faux et maladroits du côté boche

– 414 et suivantes : décembre 1915, la boue, soldats enlisés (Barthas 210-212), Niessel sauvé par hommes du 280 (Barthas 211) ; on passe à travers champs, on ne tire pas ; il y aurait eu des déserteurs des deux côtés (voir Barthas, Noé).

d) Le Midi et ses régiments

– 55 : les régiments du Midi ont mal tenu au feu (14 septembre 1914)

– 70 : héroïsme prodigieux du 281 et du 343, merveilleux soldats

– 168 : un officier insulte le Midi, je relève très vertement

– 255 : noble conduite du 281, fin de la légende tenace des régiments du Midi qui ne marchent pas.

Rémy Cazals, 02/2008

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