Lachiver, Jules (1891-1915)

Lettres de guerre (août 1914-mai 1915) de Jules Lachiver, déclaré « mort pour la France » le 9 mai 1915,
Bretagne 14-18, 2000, 31 pages 21×29,5 ISBN : 2-913518-12-5

1 – L’auteur.
Jules Lachiver est né le « décembre 1891 à Gomené, dans le sud-est du département des Côtes-du-Nord, où ses parents étaient instituteurs publics. C’est presque naturellement que leur fils s’orienta vers l’enseignement. Quand il partit au service militaire, le 9 octobre 1912, il exerçait dans l’école publique de Pléhérel, sur la côte. La guerre le surprit à la caserne de Vitré, incorporé au 70e RI, où il était sergent depuis le 2 octobre 1913. Il fit le début de la campagne, sur la Sambre, à Guise et sur la Marne ; il fut blessé le 3 octobre 1914 à Neuville-Vitasse ; blessure légère, hospitalisation brève, remontée au front d’Artois à la mi-novembre. Il passe l’hiver dans ce secteur. Le 9 mai 1915, sa compagnie, la 10e, fait partie de la première vague d’assaut du régiment. Elle est lancée au nord-est de Roclincourt et est décimée par les mitrailleuses allemandes. Jules Lachiver est tombé lors de cette vaine attaque et son corps ne fut jamais retrouvé.

2 – L’ouvrage.
Les parents de Jules Lachiver, très affectés par la disparition de leur fils unique (le père décèdera trois mois après, miné par le chagrin), avaient conservé ses lettres. Ce lot de missives, surtout important de janvier au 8 mai 1915, a été sauvegardé par un neveu qui l’a confié à Bretagne 14-18. Y ont été ajoutés divers documents et, en particulier les courriers échangés après la disparition de Jules Lachiver. La famille garda longtemps l’espoir de retrouver son corps.

3 – Le témoignage.
La correspondance de Jules Lachiver, surtout adressée à ses parents, révèle son entrain et son patriotisme. Pour lui, après la déconvenue de Belgique et le retournement de la Marne, il faut bouter les Allemands hors de France ; là est son devoir qu’il rappelle dans nombre de lettres ; après seulement, il pourra rentrer à la maison, espoir qu’il exprime cependant de plus en plus souvent. On sent, très imperceptiblement percer la lassitude et l’émotion se fait jour de plus en plus. Civil devenu soldat par la force des événements, il se borne à relater les faits de la vie quotidienne à la guerre, sans porter de jugements sur ce que l’on ordonne aux combattants. Sa détermination ne semble jamais faiblir. Mais, au-delà de ses déclarations patriotiques, sa dernière phrase pathétique dans sa dernière lettre (« Écrivez-moi souvent. ») traduit bien une certaine détresse. Il pensait passer encore une fois entre les balles et retrouver les siens. Espoir cruellement déçu.
René Richard

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Ledeux, Maurice (1893-1918)

Maurice LEDEUX, Correspondances,
Lettres de Maurice Ledeux, sous-lieutenant au 330ème R.I. (août 1914-mars 1917),
Bretagne 14-18, avril 2007, 310 pages 21×29,5
Reliure souple, quelques clichés, dessins ou cartes. ISBN : 2-913518-40-0

1 – L’auteur.
Maurice Ledeux, étudiant ecclésiastique, né à Vitré (I-et-V) le 13 juillet 1893, était au service militaire à la déclaration de guerre. Il part pour la frontière avec le 130ème R.I. de Mayenne. Blessé au combat de Mangiennes, il est ensuite affecté au 330e RI qu’il rejoint début novembre 1914 dans la Woëvre, dans le secteur d’Etain-Fresnes. Nommé sous-lieutenant, il fera toute la campagne avec ce régiment avant de tomber, le 20 août 1918, au combat du Mont de Choisy, près de Noyon.

2 – L’ouvrage.
Pendant toutes ses années de front, Maurice Ledeux écrira une, sinon 2 ou 3 lettres par jour, à ses parents, commerçants aisés de Vitré dont il était l’unique fils, à sa seule sœur ou à sa grand-mère. Ce lot de 695 lettres, conservé dans deux albums, a été sauvé lors d’une vente et elles ont été confiées à l’association Bretagne 14-18 qui les a reprises intégralement. La correspondance s’arrête le 31 mars 1917.

3 – Le témoignage.
Les lettres s’étendent donc de la période du 1er août 1914 au 31 mars 1917. Maurice Ledeux se pose en épistolier d’une fécondité impressionnante. Aux lettres quasi-quotidiennes à son père, à sa mère ou à sa sœur, quelques soient l’endroit et les circonstances de l’instant, il faut ajouter les courriers qu’il échangeait avec les autres membres de la famille, les amis, les anciens professeurs, les relations familiales … Écrire était manifestement pour lui le moyen de tenir et il ne fait que très rarement état d’un quelconque cafard.
Maurice Ledeux se présente comme un patriote fervent, anti-allemand. Sa foi en Dieu lui permet de supporter toutes les misères du soldat à la guerre et il est convaincu de l’intense nécessité de la prière pour aller vers la victoire et donc vers la paix.
D’après sa correspondance, il apparaît comme un jeune homme de santé fragile, surveillant de près ses dysfonctionnements internes et en rendant compte à la famille, se soignant au front comme il le faisait à la maison, recevant de Vitré tous les médicaments nécessaires. Sa famille pourvoira très largement au complément de nourriture par d’importants ravitaillements en de multiples colis alimentaires et autres, que la Maison Potin familiale assurera régulièrement à son cher Maurice.
L’essentiel de chaque lettre est consacré à des échanges strictement familiaux et domestiques (santé des uns et des autres, nourriture, hygiène, vêtements …) ou à la spiritualité (famille très religieuse). Il ne s’étend pas sur les combats ou sur les relations dans les tranchées ou aux cantonnements. Pourtant, il appartiendra de novembre 1914 au 20 août 1918 au 330e RI de Mayenne, régiment qui fit partie de la Division de marche de Verdun longtemps en position dans la Woëvre, dans le secteur de Fresnes-en Woëvre, devant Marchéville, là où tomba Louis Pergaud, le 8 avril 1915. Le très bon carnet d’Auguste Georget, autre instituteur public, incorporé au même 330ème R.I. et tombé en ce même lieu le 13 avril, montre en effet qu’en ce seul secteur, les affrontements furent, chaque jour, meurtriers (Publié en plusieurs parties par l’Oribus de Laval, numéros 2, 3, 4, 5, 6 de mars 1981 à juin 1982). Pour le 13 avril, Maurice Ledeux écrit sobrement : « Hier, nous avons été aux tranchées et prononcé une attaque, Pendant des heures, nous avons été sous le feu de l’ennemi, nous en avons reçu des marmites … Le régiment compte quelques tués et blessés. » – dans la réalité le régiment déplora pour cette journée 40 tués, 150 blessés et 16 disparus – Sur la Somme, le 17 juillet 1916, alors que le régiment est durement engagé : « Je suis heureux que ma compagnie ait été relevée des premières lignes car il n’y fait pas bon. Et, pour quatre jours, nous avons pu nous en tirer sans trop de mal. » Il cherche manifestement à ne pas inquiéter les siens. Et il en sera ainsi pendant toute la guerre, dans toutes ses lettres. Maurice Ledeux, quand on le lit, donne l’impression de vivre dans la guerre ou même en marge mais de ne point la faire.
René Richard

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Compagnon, Auguste (1879-1915)

1. Le témoin


Auguste Compagnon est né le 12 mai 1879 à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) « d’une très honnête famille de travailleurs ». Son oncle, le Révérant Père Compagnon, directeur des Missions étrangères, lui fait faire ses études à l’Ecole cléricale de Rimont (Saône-et-Loire) où il est un brillant élève, doué pour les lettres. Après avoir accompli son service militaire au 56e RI de Chalon, il se dirige vers le journalisme, devient correcteur d’imprimerie au Courrier de Saône-et-Loire puis grimpe les échelons dans ce journal pour être successivement secrétaire de rédaction et rédacteur en second, signant de nombreux articles. En 1907, il publie Primevères, un recueil de poésie. Marié, il a deux enfants, Henri (né en 1906) et Juliette (née en 1911) et un frère, Pierre, combattant également comme sergent infirmier (en 1916). La guerre le mobilise à Gray comme caporal infirmier, peut-être du fait de sa myopie, mais il désire rejoindre son unité au front. Il y parvient en décembre 1914, y passe rapidement sergent et semble avoir de l’ascendant sur ses camarades qui le surnomment le « Père de la compagnie », la 8e du 56e. Son présentateur, anonyme, indique même que « la tranchée où il succomba fut dénommée par les Autorités militaires : « Tranchée Compagnon » (page 9). Le 7 octobre 1915, il est tué alors qu’il se porte au secours d’un blessé au lieu-dit « Le Caméléon » à Sommes-Suippes (Marne) en Champagne et est inhumé au cimetière du « Voussoir », près de Tahure. Son nom est inscrit sur l’un des murs du Panthéon.

2. Le témoignage

Compagnon, Auguste, Poèmes et lettres des tranchées. Œuvres posthumes. Chalon-sur-Saône, Association Amicale de la Presse Chalonnaise, 1916, 148 pages.

L’ouvrage se compose de trois parties ; une biographie panégyrique, empruntant plusieurs courriers de ses supérieurs, compagnons d’armes et collègues de la presse en formes de condoléances (33 pages) ; des poèmes de tranchées (33 pages) et ses lettres de tranchées (70 pages). C’est cette partie de l’ouvrage qui fait l’objet de la présente analyse.

3. Analyse

Adressées à plusieurs personnes anonymes de différents milieux (confrères de la presse, amis, comités de secours et sa famille), ses lettres couvrent une année de guerre, du 12 octobre 1914 au 5 octobre 1915. Dans un ouvrage ouvertement panégyrique, Auguste Compagnon est à classer parmi les témoins patriotes. Lui-même confirme dans un courrier du 4 mars 1915 qu’il s’est donné une mission dans la guerre : « Si, au point de vue formation
militaire, je ne suis pas un bon soldat (myope comme je suis surtout), j’ai conscience d’être utile par mon influence sur mes camarades. Je réchauffe leur patriotisme, j’impose silence aux brebis galeuses (car il y en a), je leur communique mon sang-froid et ma bonne humeur. J’ai conscience depuis que je suis ici, d’avoir beaucoup relevé le moral des hommes, dont beaucoup hélas ! déprimés par les privations, ne songeaient qu’à se faire évacuer
» (pages 132-133). Il se bat car il ne tient pas « à recommencer, dans quelques années, une aussi rude campagne, encore moins à en passer la charge à nos fils » (14 juillet 1915, page 82). Dès lors la réalité épistolaire de sa guerre est sujette à caution, mais l’ensemble de l’ouvrage est éclairant sur la dialectique patriotique. Ainsi, évoquant l’ennemi prisonnier : « Ils auraient pu résister encore ou, du moins, bravement mourir. Mais ils sont venus à nous, drapeau blanc déployé, en se traînant sur les genoux, en nous tendant, pour nous apaiser, leurs musettes, leurs bidons, leurs effets d’équipement. Tous très jeunes, vingt ans au maximum, à part une dizaine. Et déjà tous lassés de la guerre, déclarant qu’ils en avaient assez, tous heureux et non pas honteux d’être pris. Voilà les nouveaux soldats du Kaiser, le suprême espoir de l’Allemagne épuisée » (16 mai 1915, pages 78-79). Jusqu’au bout, il diffuse ce bourrage de crâne, minore « la casse » et souscrit aux pertes, lourdes uniquement chez l’ennemi : « (…) le corps le plus éprouvé, le 14e, n’avait que 3 000 hommes hors de combat (dont 2 500 blessés, et la plupart peu gravement. Au contraire, on cite des régiments boches, dont il ne reste que 22, 23 et 60 survivants) » (4 octobre 1915, page 83). Le caractère inoffensif des obus est une antienne (pages 109 ou 131). Il n’est pas question pour lui de fraternisation : « J’ai ouï dire qu’en certains régiments, les hommes s’amusaient à parlementer avec les Boches. Ici, rien de tout ça. Les officiers ne le permettraient pas et les hommes n’y sont pas disposés. On ne se parle entre ennemis qu’à coups de fusils » (18 février 1915, pages 92-93). Il confesse toutefois, avec la même outrance inversée, que cela existe aussi dans son régiment le 14 juin suivant : « nous ne sommes dans notre secteur qu’à une dizaine de mètres des Boches, – pas plus – mais ces Boches-là ne manifestent aucune ardeur guerrière. Ils parlementent, au contraire, avec nos sentinelles, montrent la tête et jusqu’à la poitrine pour inspirer confiance, envoient des saluts militaires, des bouffées de tabac et de vielles boîtes de fer-blanc contenant, dit-on, des écrits, mais que nul ne songe à aller ramasser, car elles tombent assez loin de la tranchée, sur une pente d’où l’on est vu de partout » (page 100). Le 3 mai 1915, il évoque son retour du front et son ambition « aussitôt rentré, de constituer une ligue des combattants de 1914-1915, qui n’aurait d’autre mission que : 1° De maintenir, entre Français l’Union sacrée, en reléguant chez Satan l’infâme politique, cette nourricière des charlatans ; 2° De mettre toute sa force au service exclusif de l’intérêt général (soit du pays, soit de la cité), et de ne mettre à la tête des affaires que les hommes les plus compétents, abstraction faite de toute considération de nom, de fortune et autre futilité ; 3° De surveiller étroitement toute tentative de retour… pacifique des Boches » (3 mai 1915, page 94). Le 4 mars 1915, il rédige une violente charge contre les embusqués : « J’apprends avec plaisir qu’on fait déménager les embusqués. Quelle triste mentalité que celle de ces lâches qui s’embusquent, et quelle responsabilité ils assument devant leurs enfants et les générations à venir ! (…) Ah ! dans leur égoïsme épouvantable, ces gens-là se réservent un bien pâle avenir : honteux de se réjouir d’une victoire à laquelle ils n’auront pas contribué et si, par impossible, nous étions vaincus, bien obligés de s’avouer qu’il sont responsables de la  défaite. Ah ! je ne les envie pas, ces émasculés là ! » (pages 129-130). Il explique également le patriotisme de ses camarades du front : « Les Boches ont attaqué, mais ils ont été tenus toujours à une respectable distance. Ainsi, pas de prisonniers de vive force. Très peu aussi de prisonniers volontaires, car, en passant d’une tranchée à l’autre, ils se feraient, le jour, fusiller par les leurs, la nuit par les nôtres qui tirent au moindre bruit. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’ici, Français ou Boches capturent, vivants, quelques-uns de leurs adversaires » (4 mars 1915, pages 130-131).

Yann Prouillet, janvier 2013

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Danré (née Darras), Thérèse (1883-1978)

Thérèse Darras, née le 6 novembre 1883 à Villers-Saint-Frambourg (Oise), dirigeait avec son mari Paul Danré la grosse ferme de Puiseux, à peu de distance du département de l’Aisne. Cette ferme, qui appartenait au couple, comptait une cinquantaine de domestiques pour s’occuper des champs et d’un cheptel important et varié. Son mari mobilisé, Thérèse resta à Puiseux avec ses quatre enfants pour essayer de défendre son bien. Elle écrivit au jour le jour, du 1er septembre 1914 au 2 avril 1915, témoignant de sentiments patriotiques et catholiques.
Les Allemands apparurent le 1er septembre, dans leur marche vers Paris, mais cela n’interrompit point les moissons. Thérèse pensait avec inquiétude à son mari et à ses parents, et plaçait sa confiance dans la protection divine. Ainsi, le 10 septembre : « Je suis dans l’anxiété. J’ai peur de me trouver en pleine bataille ; mais j’ai confiance en Dieu, je lui recommande toute ma maisonnée. Il la protègera comme il l’a fait jusqu’ici. » Parmi les Allemands, certains sont brutaux et pillards ; d’autres plus sympathiques. Plusieurs parlent français. Les Français reviennent le 13 septembre, dans le prolongement de la victoire de la Marne. La ferme se trouve alors au cœur des combats. Les blessés et les enfants sont mis à l’abri dans les carrières proches : « Toujours dans l’isolement ! Quelle épreuve ! Nous logeons toujours dans la carrière. Le soir, nous mettons nos matelas sur la paille et nous nous y étendons tout habillés. Des moutons sont à côté de nous, enfermés derrière les claies ; nous avons aussi une vache de peur qu’on nous la prenne. » Thérèse participe aux soins des blessés, en ayant pris des leçons auprès des soldats eux-mêmes, puis d’un major.
À partir du 20 septembre, la ferme reste aux mains des Allemands, mais le front est trop proche et il faut évacuer, vers Nampcel. La cohabitation avec les Allemands est supportable : ils distribuent du café, du sucre, du sel, de la viande de cheval ; on peut se procurer du pain. On peut aussi discuter avec eux, même si c’est pour que chacun affirme le droit de sa patrie. Ainsi cet Allemand, qui s’en va et dit au revoir aux enfants, ajoute : « Ces petits vont dire encore des cochons d’Allemands. » Ou bien, lorsque le petit Lucien est monté sur les épaules d’un Allemand, que réussira-t-on à lui faire crier : « Vive la France » ou « Vive l’Allemagne » ou « Vive la France et l’Allemagne » ? Thérèse est également capable d’observer, le 31 janvier 1915, par exemple, que les Allemands sont tristes de repartir vers les tranchées. Elle n’est pas dénuée d’humour lorsque, les femmes étant conduites à la messe par un soldat, elles lui demandent s’il est catholique. Sur sa réponse : « protestant, ajoutant pour s’excuser que ce n’était pas sa faute », elles décident « de prier pour sa conversion » (3 novembre 1914).
Thérèse et ses enfants sont évacués très tôt (le 15 mars 1915) vers la Suisse où ils arrivent le 17 mars, opposant l’accueil chaleureux reçu dans le pays neutre à celui, « glacial » de la France à Évian. Mais c’est beaucoup mieux en Lot-et-Garonne, dernière étape avant les retrouvailles familiales dans la région parisienne et la clôture du journal personnel. En France, Thérèse a pu recevoir une citation à l’ordre de la VIe armée pour les soins donnés aux blessés.
Rémy Cazals
*« Mémoires de Thérèse Danré », présentées par Robert Attal et Denis Rolland, dans Mémoires du Soissonnais, 1999-2001, p. 125-157, illustrations.

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Carlier, Emile (1882-1947)

1. Le témoin
Né à Valenciennes (Nord), marié en 1910, il a deux enfants en 1914 et exerce la profession d’agent d’assurance ; mobilisé à Douai, il réussit à quitter la ville avec le dernier train le 1er octobre 1914. Il rejoint ensuite Guéret, où il est mis en disponibilité par l’autorité militaire. Le réserviste est rappelé en mai 1915 et incorporé au 127e Régiment d’infanterie (1ère DI).
Il est en secteur devant Reims jusqu’en février 1916, à Verdun (février-mars 1916), puis dans l’Aisne, participe aux attaques de septembre 1916 dans la Somme, retourne en Champagne fin 1916, participe à l’offensive d’avril 1917 à Vauclerc, est dans les Flandres de juillet à décembre 1917. Le 127e participe ensuite à la bataille de Picardie (défense d’Amiens en avril 1918) puis à la défense de l’Aisne (offensive allemande du 27 mai 1918, percée au Chemin des Dames). Il est transféré dans les Vosges puis participe à l’occupation de Mayence ; Carlier est démobilisé en février 1919.
Après le conflit, il se consacra à des activités culturelles, fut conservateur adjoint du musée de Valenciennes, spécialiste de la peinture hollandaise et journaliste au Petit Valenciennois. Il s’occupa aussi de l’Association des Anciens Combattants du 127e dont il fut un des principaux animateurs. Il eut six enfants dont un fils tué lors des combats de la Libération en Alsace en janvier 1945 (19e BCP). « Emile Carlier atteint au plus profond de son être par la mort de Daniel, mourut le 17.09.1947 pensant souvent à ces deux guerres, à ses morts et à son fils. » (p.7, présentation de l’auteur).

2. Analyse du témoignage
Le récit d’E. Carlier est d’abord paru anonymement par épisodes sous l’intitulé « Souvenirs d’un Ancien soldat du 127e » dans la feuille locale le Petit Valenciennois. Il a fait l’objet d’un manuscrit global en 1937 sous la signature de l’auteur : p. 141 « C’est aujourd’hui que se termine la publication de « Mes Souvenirs de Guerre ». Ai-je été sincère ? Ai-je dit la vérité ? Ai-je fait un récit exact des faits dont j’ai été le témoin ? J’ai, entre les mains pour l’affirmer, de nombreuses lettres de mes anciens compagnons d’armes dont plus de 20 lettres d’officiers. » L’édition définitive date de 1993 : Carlier Emile, Mort ? Pas encore ! Mes souvenirs 1914 – 1918, par un ancien soldat du 127e RI, Editions Société Archéologique de Douai, 1993.
Le récit se présente comme le journal de son passage au front comme téléphoniste ; cette fonction est un « filon » en secteur calme, mais le poste se révèle très exposé lors des coups durs. Cet emploi donne à Carlier, au PC du 3e Bataillon, un point de vue qui le tient bien informé de la vie de sa division (1ère DI puis ID162).
Le témoignage est un récit classique de combattant, des carnets avec les mouvements, événements, lieux et dates ; son souci est l’exactitude, la vérité des faits vécus. C’est un Valenciennois qui parle sous le contrôle de ses lecteurs compagnons d’armes (publication en feuilleton dans la presse locale). Cet aspect original induit un auto-contrôle particulier de l’écriture, car Carlier cite des individus nommément, vivants ou morts, des voisins, des collègues voire des membres de sa famille encore actifs dans l’entre-deux guerres. Il s’occupe d’autre part de l’amicale des Anciens du 127e. On sent que Carlier pense à ses lecteurs, témoins comme lui, et en même-temps aux morts du régiment dont il se sent le légataire, lorsqu’il rédige son témoignage : p. 49 « Si ces heures furent glorieuses pour notre cher régiment, il ne convient pas de laisser dans l’ombre leur côté tragique et de taire les souffrances physiques et morales des combattants. »
C’est d’abord un récit patriotique, qui glorifie le sacrifice : p. 42, capitaine R. Billiet (apparenté à E. Carlier) : « ce qui devait fatalement arriver arriva. Frappé en plein cœur par un éclat d’obus, Roger Billiet meurt bravement comme il avait vécu, fidèle aux principes et aux enseignements qu’il avait reçus dès l’enfance et qui se résument en un mot : le Devoir ! » Le témoin n’évoque pas de considérations politiques ou de questionnement sur la guerre, ses justifications ou ses buts. Sa perception des mutineries est classique (mauvaise perception de l’esprit du troupier, tout rentre dans l’ordre grâce à Pétain) : p. 50 « je me hâte de dire que dès la nomination de ce dernier, les intolérables abus et les pratiques dont nous eûmes à souffrir précédemment disparurent. »
C’est aussi un récit de l’infanterie, qui veut montrer la spécificité de la souffrance du troupier (p. 49 « Le fantassin a bu le calice jusqu’à la lie »). Son sort est considéré par l’auteur comme largement inconnu de l’opinion commune : p. 49 « Beaucoup de personnes ignorent la vie de martyr que mena le simple soldat dans l’infanterie pendant la guerre. Il convient de la faire connaître à tous. C’est rendre hommage à nos morts et à ceux qui ont souffert pour que la France vive. » C’est un propos « d’en bas », de ceux qui n’ont pas la parole, d’une certaine manière, c’est une position « politique » (au sens de L. Smith), c’est-à-dire qui conteste à l’intérieur d’une structure d’autorité, mais qui ne la remet pas en cause et ne réfléchit pas à la guerre dans sa globalité. Curieusement pour le lecteur du XXIe siècle, le scandale à dénoncer n’est pas la stupidité d’offensives meurtrières et vouées à l’échec, mais celle des « chiens de quartier », celle des brimades inutiles et évitables d’officiers, surtout à l’arrière et au repos : p. 28 « Il n’admettait pas (lieutenant Davaine) les brimades et les vexations dont certains officiers de métier étaient vraiment prodigues à l’égard de leurs soldats, à tel point que le repos faisait regretter les tranchées. Pour ceux d’entre eux qui considèrent le galon seul comme critérium de l’intelligence, du savoir-vivre et de la distinction, un soldat est un soldat, c’est-à-dire une brute à laquelle on n’a pas de comptes à rendre, attendu que dans le métier militaire, il ne faut pas chercher à comprendre. » Carlier insiste plusieurs fois sur ce fait p. 13 «La perspective de partir à l’arrière, où tout est prétexte à exercices et brimades, nous donne le cafard » ou p. 55 « Mon bataillon part au repos à l’arrière et je dois suivre sa fortune, bien que je préférerais de beaucoup rester aux tranchées. »
Nous sommes ici dans un « moment historiographique », le récit dominant de la guerre à ce moment (A. Prost/J. Winter) restant celui de l’encadrement (officiers supérieurs) p. 49 « Certes la publication d’un récit de ce genre n’ira pas sans soulever les susceptibilités de ceux qui n’ont connu la guerre que par les histoires des « bourreurs de crâne » ou qui, de bonne foi, ne peuvent admettre que certaines erreurs aient pu être commises, que des souffrances inutiles aient été imposées à la troupe.» Notable plutôt conservateur après-guerre, Carlier est insensible dans son propos à l’environnement pacifiste, mais il insiste sur la vérité du témoin, et en cela il est représentatif de la démarche de J. N. Cru. Des réactions d’officiers à la lecture de son manuscrit sont à cet égard intéressantes, et on a presque l’impression d’une gradation des opinions qui suivrait les grades militaires:
Général de Fonclare (1937) « j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article et à ce sujet je vous remémore la suggestion que je vous ai déjà faite de publier en un volume les « Souvenirs » concernant le 127e RI. Les écrits des grands chefs abondent à ce sujet… Ils ont valeur d’ensemble, mais ceux des « petits » qui mirent plus ou moins obscurément la main à la pâte, ceux-là ne sont pas moins précieux (…) ce « plus ou moins obscurément la main à la pâte » est à mettre en relation avec les « visions d’Apocalypse » (p. 35) de la Somme… une autre lettre du paternaliste général, ancien commandant de la 1ère DI : « En ce qui concerne les appréciations un peu vives qui sont les échos de vos souffrances physiques et morales et de celles de vos camarades, je sais l’indulgence qui leur est due… »
p. 142 colonel Carrot « J’ai reçu avec plaisir votre magnifique journal de campagne (…) C’est une belle période de ma vie que je retrouve en lisant vos pages de guerre. »
capitaine Pendaries « Ces souvenirs dépeignent d’une façon aussi juste que touchante les souffrances que nous avons eu à supporter pendant la guerre. »
capitaine Guérin-Séguier « Je ne puis que vous féliciter de fixer ainsi les détails de cette guerre que l’on oublie trop, hélas ! »

3. Thèmes

Relation des nordistes avec les méridionaux
p. 23 « Le régiment reçoit, pour combler les vides de Verdun, un important renfort de méridionaux. Le Colonel les harangue. Il fait l’éloge des gens du Nord dont a été formé jusqu’à présent le 127e. Il espère que les gens du Midi sauront imiter leur vaillance. Intérieurement, nous approuvons. Ce n’est pas sans une certaine méfiance que nous recevons les nouveaux arrivés. Méfiance parfaitement injustifiée et qui ne tarda pas à se dissiper au chaud contact de nos exubérants camarades. Nous n’eûmes jamais de plus gais compagnons et quand arriveront les sombres jours de la Somme et de Craonne, ils sauront, eux aussi, donner l’exemple du patriotisme et du devoir. »

Perception critique de l’arrière, ambiance à Paris, permission 23 mai 1916
p . 25 « Je reste dans la capitale et pour la première fois depuis mon incorporation, je peux juger de visu de la mentalité de l’arrière. La vie est bien différente de celle que j’ai vécue moi-même à Paris, dans les premiers mois de la guerre alors que j’attendais mon ordre de mobilisation. On sentait alors qu’il y avait quelque chose de changé dans les mœurs de la capitale. La population fiévreuse et surexcitée, attendait dans une angoissante inquiétude la marche des événements. L’âme du peuple vibrait en songeant aux souffrances et aux dangers de ses défenseurs. Les Zeppelins venaient survoler la ville. C’était la guerre !
En juin 1916, ce n’est plus la guerre. On ne connaît pas encore les restrictions. Le naturel a repris le dessus. Les théâtres, les cinémas regorgent de spectateurs, la mode donne libre cours à tous les caprices. Luna Park a rouvert ses attractions. On s’est organisé dans la guerre. Paris s’amuse pendant qu’à Verdun toute une génération souffre et meurt. Je me sens tout dépaysé. J’ai presque hâte de retrouver mes camarades et ma solitude et je repars sans le moindre cafard. »

Après Verdun, considérations sur la guerre et le devoir
2 avril 1916 p. 21 « Certes, nous sommes sortis indemnes de la sanglante tragédie et nous voici maintenant au repos, mais tous, nous savons que ce repos une fois terminé, nous sommes destinés à être jetés dans de nouvelles fournaises et, comme le dit le fabuliste, « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ». Ces considérations ne nous empêcheront pas de faire notre devoir, mais nous songeons, avec mélancolie, que la patrie exige de nous de bien durs sacrifices. Elle est comme Saturne. Elle dévore ses enfants ! »

Evocation des attaques dans la Somme Marche vers le front, août 1916, chaleur
p.29 « Après toutes ces marches plus éreintantes les unes que les autres, le moral est assez bas. La fatigue physique, portée au-delà de son extrême limite, abat les âmes les mieux trempées. Nous essayons de nous remonter mutuellement. Nous sommes bien sortis vivants de Verdun, la Somme ne peut pas être plus terrible. Hélas ! ce qui nous attendait là-bas dépassa de beaucoup tout ce que notre imagination aurait pu supposer. Jamais nous n’aurions pu concevoir que de pareilles souffrances, de tels spectacles , de tels dangers nous étaient réservés.»

La Somme Préparation de l’offensive
20 août 1916 Camp des Célestins
p. 33 « Nous ne savons pas grand-chose des événements militaires qui se déroulent devant nous et auxquels nous sommes destinés à prendre part. Par des évacués du front rencontrés dans les villages voisins, de vagues rumeurs circulent. Il paraît que les combattants n’ont pas d’autres abris que les trous d’obus . Les Allemands massacreraient tous les prisonniers. On nous raconte de terrifiantes histoires à ce sujet. Les journaux qui nous parviennent s’étendent, d’autre part, avec complaisance sur les ravages effrayants occasionnés de part et d’autre par l’artillerie : les mots de marmitage, de pilonnage reviennent fréquemment. Si le moral de l’arrière est toujours aussi élevé, les perspectives qui s’ouvrent devant nous sont des moins réjouissantes. »

La Somme des cadavres partout
24 août 1916 p. 35 « ce sont des visions d’Apocalypse qui se dressent devant nous quand nous nous avisons de passer la tête au-dessus de la tranchée. »

Des prisonniers allemands pendant l’attaque
Midi, 2 septembre 1916, Maurepas, lisière du bois Louage
p. 38 « Trois soldats passent conduisant un capitaine, un feldwebel et deux autres prisonniers de moindre importance. Le capitaine Rouhier, à la porte de son P.C., regarde philosophiquement défiler les prisonniers ; l’officier boche le toise avec insolence, s’arrête et l’invective, se plaignant avec aigreur que les Français ne respectent pas les lois de la guerre. Comme le Boche, ne recevant pas de réponse, revient à la charge de plus en plus arrogant, notre brave capitaine le repousse et lui décoche dans… la banlieue de son dos un énergique coup de pied qui l’envoie valser dix pas plus loin. La liaison s’empresse de suivre l’exemple et passe à tabac les trois autres prisonniers. »

Relève 5 septembre
p. 41 « Depuis dix-neuf jours, nous n’avons pu nous laver, nous raser, nous déshabiller, enlever nos chaussures. Nous avons passé toutes nos nuits à la belle étoile. Nous avons été successivement rôtis par le soleil, noyés et glacés par la pluie. Nous avons connu la faim, la soif. Nous sommes dévorés par la vermine. Plusieurs fois, nous avons senti passer les affres de la mort. Nous avons vécu des heures entières d’agonie. »

Description d’un « état de choc», qui nous choque aujourd’hui pour d’autres raisons 8 septembre, retour en arrière, camp des Célestins
p. 43 « Les visages pâlis et maigris de ceux qui m’entourent témoignent assez les fatigues des survivants et dans les baraquements hier trop étroits et aujourd’hui trop larges, la place des morts est restée vide. Dans le camp, des nègres passent. On se détourne d’eux avec horreur. Ils évoquent trop de souvenirs des cadavres en pourriture qui nous entouraient sur le champ de bataille. »

Messe vengeresse 9 septembre 1916, camp des Célestins
p. 44 « Après l’évangile, l’aumônier, M. l’abbé Branquet, prend la parole. Il adresse un souvenir ému et reconnaissant à la mémoire de tous ceux qui sont tombés pour la défense de la Justice et du Droit : « Et maintenant, dit-il en terminant, vengeons-les ! ».
Cette messe, en plein air au milieu du camp, cette foule de soldats massés au pied de l’autel, ce prêtre aux accents belliqueux prêchant une nouvelle croisade, tout cela ne manque pas de grandeur. L’âme s’exalte à l’idée du Devoir et du sacrifice. »

Distraction au repos 21 novembre 1916
p. 56 « Le programme comportait une « Revue ». Le régiment avait à son actif assez de faits glorieux pour que l’on profitât de l’occasion pour relever le moral des hommes, faire vibrer chez eux la corde patriotique et rappeler la mémoire des chers disparus. On préféra tomber dans le trivial et l’obscène, flatter les basses passions de l’individu. Bien souvent, j’ai fait cette triste constatation en assistant aux séances de cinématographe et aux représentations du Théâtre aux armées, offertes aux soldats du front. Se croyait-on revenu aux tristes temps de la décadence romaine, où l’on jetait en pâture à la plèbe « du pain et des jeux ? ». Le soldat français – mais il faut savoir le prendre – a d’autre idéal, grâce à Dieu, que l’ivrognerie et la débauche ! »

Opinion sur les troupes coloniales Champagne, 6 octobre 1916
p. 54 « Le poste est occupé par des coloniaux qui n’ont pas l’air de s’en faire et desquels nous nous efforçons de tirer les renseignements pratiques et techniques qui nous sont nécessaires. C’est en vain que nous leur demandons leurs consignes, le relevé des lignes téléphoniques et le schéma du réseau. Nos prédécesseurs ne connaissent rien de tout cela. Une seule question les intéresse, « le pinard », et les seules consignes qu’ils peuvent nous passer sont des indications très nettes et très précises sur les moyens de faire parvenir le précieux liquide jusqu’à nous. »

Offensive d’avril 1917 Attaque du plateau Vauclerc
16 avril 1917 18 heures
p. 69 « Aucune progression n’a pu être réalisée depuis le matin par le 327e et le 43e. Ces deux régiments sont toujours arrêtés par les mitrailleuses du bois B.1 que notre artillerie n’est pas parvenue à détruire. Plus impitoyables encore que les barrages d’artillerie, les nappes de balles fauchent au passage tous ceux qui s’aventurent sur le bled. (…) Le 201e est relevé après être resté seulement quelques heures en ligne. L’emplacement occupé par ce régiment est marqué au loin par la grande tâche bleu horizon de centaines de cadavres amoncelés au même endroit. (…) « C’est pire que dans la Somme ! » me disent ceux de mes camarades qui viennent des premières lignes. »

Offensive allemande, bataille de l’Aisne 1er juin 1918 midi
p. 106 « Le général Messimy (ancien Ministre, commandant l’ID 162) arrive en auto. Il déclare que maintenant, il ne faut plus céder aucun terrain à l’ennemi. Il faut résister coûte que coûte. « Dites bien à tout le monde, déclare-t-il à haute voix, que je viens d’abattre à coup de révolver un homme qui voulait se sauver ! ». « Ce n’est pas vrai, ajoute-t-il plus bas en s’adressant aux officiers qui l’entourent, mais qu’on le dise et qu’on le répète aux soldats. »

Spécificité du soldat des régions envahies
p. 59 « Le mois de décembre 1916 nous amène également de nombreux rapatriements du Nord envahi. J’ai la joie de voir revenir les miens. Je demande aussitôt la permission à titre exceptionnel à laquelle j’ai droit, mais comme ma famille est restée en Suisse, il me faut un certain temps pour obtenir les papiers nécessaires ( …) je trouve un train qui m’emmène à Paris où je prendrai la correspondance pour Genève. »

En secteur en Flandre après juillet 1917
p. 83 « Depuis le jour où la guerre nous a si brusquement arrachés à nos familles et au pays natal, nous nous sommes sentis partout déracinés. Pour la première fois depuis trois ans, en Belgique et en Flandre française, nous nous sommes retrouvés chez nous et le sympathique et chaleureux accueil que nous avons rencontré chez nos braves et honnêtes populations du Nord a contrasté étrangement avec l’indifférence, voire même l’hostilité qui nous a accueillis partout ailleurs. »

Grande offensive 18 juillet 1918
p. 111 « On pousse vers la grotte des flots de prisonniers. Il y a parmi eux des gamins complètement imberbes, de véritables enfants dont l’arrivée soulève une hilarité générale. Je constate une fois de plus le bon cœur du soldat français. Pour celui qui a vécu la vie du front avec ses peines, ses dangers et ses souffrances, un prisonnier est un frère de misère, et il ne viendrait à personne l’idée de le maltraiter. On oublie que l’on a devant soi un Boche bien souvent bourreau des nôtres dans les régions envahies. On aime mieux passer pour naïf que cruel. »

Découverte des Américains
mars 1918, la bataille de Picardie secteur Montdidier
p. 95 « Les troupes américaines sont au bivouac dans le parc et une cuisine roulante s’est installée dans les dépendances du château. Nous remarquons que les officiers ont le même ordinaire que leurs hommes. »

Volonté de témoigner après la Somme
p. 50 « Je suis sûr, dans la circonstance, d’être l’interprète de tous mes camarades, de tous ceux qui ont vécu ces souvenirs et de traduire fidèlement leurs impressions. »

Vincent Suard 10/05/2012

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Cornet-Auquier, André (1887-1916)

1. Le témoin 

Hector, Fréderic, Arthur, André Cornet-Auquier est né le 2 juillet 1887 à Nauroy dans l’Aisne, dans une famille protestante – son père est pasteur à Chalon-sur-Saône) dont il cultivera très tôt la foi. Il fait ses études au collège de Chalon et au lycée Ampère de Lyon, où il cultive le goût des arts, de la poésie, de la musique, du chant et des « grandes œuvres de Dieu » de la nature. Il fait des études supérieures à l’université de Dijon et devient professeur en Angleterre, à Glasgow. C’est à Colwyn-Bay au Pays de Galles que la guerre le rappelle en France, le 2 août 1914. Il a fait son service militaire à Dijon et est sous-lieutenant de réserve au 133e régiment d’infanterie de Belley (Ain). Passé capitaine, commandant de compagnie le 12 septembre 1914, il est mortellement blessé dans les Vosges et meurt à l’hôpital de Saint-Dié le 2 mars 1916 à l’âge de 28 ans. Il a été décoré de la croix de guerre et fait chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage

Cornet-Auquier, André, Un soldat sans peur et sans reproche. Pages dédiées aux jeunes, pour leur servir d’exemple en mémoire de André Cornet-Auquier, capitaine au 133e régiment d’infanterie. Chevalier de la Légion d’Honneur, décoré de la croix de guerre, mort pour la France à l’âge de 28 ans. Extraits de sa correspondance et discours prononcé par le Pasteur H. Gambier dans le Temple de Chalon-sur-Saône à l’occasion du service funèbre commémoratif. Chalon-sur-Saône, imprimerie Générale et Administrative, 1917, 61 pages. Seules les pages 23 à 61 reprennent les extraits de la correspondance de l’officier.

Après une présentation panégyrique familiale dans laquelle la grande piété du capitaine Cornet-Auquier est mise en avant, mais aussi un caractère boute-en-train, un long discours prononcé par le pasteur Gambier dans le temple de Chalon-sur-Saône lors d’un service commémoratif qui s’est tenu le 16 mars 1916, est reproduit. Il glorifie, comme les témoignages succincts qui suivent, une « âme d’élite », pieuse et dévouée.

André Cornet-Auquier, sous-lieutenant au 133e RI, arrive en Alsace le 23 août 1914, quelques jours avant la retraite de la bataille des frontières qui le fixe dans le département des Vosges, au Ban-de-Sapt. Il passera lieutenant, puis capitaine, commandant la 1ère compagnie, et participera avec succès, en 1re ligne, aux affaires de Metzeral (15 juin 1915) et de la Fontenelle (8 juillet 1915) au cours desquels il côtoie sans égratignure la mort, donnant au lecteur, et peut-être à lui-même, un sentiment d’invulnérabilité. Blessé par éclat d’obus au ventre à Denipaire dans la nuit du 29 février au 1er mars 1916, son transport à Saint-Dié n’empêchera pas la mort du héros le lendemain.

3. Résumé et analyse

Les  extraits les plus significatifs de ses lettres de guerre permettent de suivre pas à pas l’officier et de voir avec ses yeux la réalité des situations et des tableaux qu’il vit. Courtes ou plus disertes, il n’omet pas d’abord de rassurer sa famille avant de narrer ses combats avec un patriotisme exacerbé et une véritable haine de l’ennemi. Ainsi, dans une lettre datée du 27 octobre 1915, il déclare : « …malgré la forme humaine, ce ne sont pas des hommes qu’on a devant soi » (page 54).

Profondément pieux, il transparaît dans les extraits de la correspondance du capitaine Cornet-Auquier un mélange de piété et d’esprit de sacrifice exacerbé, faisant ainsi singulièrement passer dans son parcours militaire la guerre au second plan. Immédiatement, il teinte son témoignage du moralisme de sa culture ; ainsi, dès le 15 août, il fustige les cafetiers « saligauds qui font entrer nos hommes dans leurs établissements par des portes de derrière, pour les soûler » (page 21). Il constate, à son arrivée en Alsace, un histrionique sentiment francophile (page 22). Nommé commandant de compagnie, il dit son angoisse des fonctions de capitaine ; « la vie de tant d’hommes entre mes mains », à la fois sensible à la mort possible de ses hommes et « indifférent en présence de cadavres » (page 23). Il décrit d’ailleurs plus loin une affectivité décalée par la guerre : insensible à la vision de la décomposition, des blessures, des cadavres, de la mort, il l’est par « des récits émouvants, des paroles patriotiques, une action d’éclat, un élan de pitié » (page 26). Transcendé par la guerre, il dit de la tranchée qu’elle est une « cure contre la neurasthénie » (page 32), fait installer une piscine près de son poste de commandement (page 40) et a même des chats mascottes (page 41). Il est aussi transcendé par la victoire quand, le 16 juin 1915, « après la conquête de trois lignes de tranchées ennemies. Au moment où j’ai eu la sensation de la victoire, j’ai pleuré : la détente nerveuse » (page 43), trouve sa « crasse glorieuse » et les officiers prisonniers « arrogants à gifler » (page 45). Parfois plus prosaïque, il décrit le contenu des « petits paquets du soldat » (page 25), aime le côtoiement de femmes dorloteuses (page 28) ou les roses que lui envoie au front sa mère (page 40). Il souffre pourtant de cette carence affective : « rien, rien, rien pour le cœur » (page 56).

Mais l’ouvrage apparaît surtout sous un jour hagiographique, maladroit et hors de propos par ailleurs, et son intérêt documentaire devient alors trop ténu pour en faire un ouvrage de référence sur la guerre dans les Vosges. Certes, quelques descriptions et relations intéressantes permettent de le faire contribuer à l’étude de la Grande Guerre sur ce front et notamment à la vision de la bataille de juillet 1915 à la Fontenelle. Mais il convient de faire la part des comptes-rendus de gazette dont il se fait parfois rapporteur. Au final, outre quelques relations en rapport avec les évènements peu décrits par ailleurs de la guerre de tranchées dans les Vosges, peu d’enseignements sont à titrer des 40 pages d’extraits de lettres reproduites dans cette plaquette familiale et qui ne valent que par le front secondaire évoqué. Les correspondances incomplètes, et c’est par cela même que pêche cet ouvrage, d’André Cornet-Auquier présentent donc un intérêt documentaire limité. L’ouvrage, de présentation et de typographie médiocres, est illustré d’un portrait de l’officier.

Parcours géographique suivi par l’auteur (date) (page) :

Colwynbay (Angleterre) (3 août 1914) (21) – Chalon-sur-Saône (4 août) – Belley (6 – 15 août) – Alsace (23 août) – Vosges (4 septembre – 17 octobre) (23–25) – Ban-de-Sapt – Gemainfaing – la Fontenelle (17 octobre 1914 – 14 juin 1915) (25-41) – Metzeral (4 juin – 2 juillet) (42-47) – la Fontenelle – Denipaire (3 juillet 1915 – 29 février 1916) (47-61).

Liste des noms cités dans l’ouvrage (page) :

Lt-col Dayet (cdt du 133e RI) (26, sa mort, 34) – Defert, Farjat, Jacquier (29) – Barberot (cdt) (31-32-40-41, sa mort 45, 47) – Defert (ss-lt) (36) – Cornier (cpt) (39-43-45) – Guillemin (lt) (45) – Joffre (50) – Réjol Maurice (ss-lt) (sa mort, 51) – Paulus André (ss-lt) (51).

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

Une notice Cornet-Auquier figure dans le Témoins de Jean Norton Cru, p. 507-509.

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Jünger, Ernst (1895-1998)

1. Le témoin

Enfance et jeunesse :

Ernst  Jünger est né le 29 mars 1895 à Heidelberg. Son père, chimiste dans un laboratoire d’analyse est aussi expert auprès du tribunal de Hanovre avant de devenir pharmacien. À l’école, le jeune Ernst se montre inattentif, rétif à la discipline mais se révèle aussi grand amateur de lectures, féru des œuvres de Conan Doyle, de Hackländer, des romans d’aventures de Karl May ; il lit les grands classiques comme Robinson Crusoë de Defoe, Don Quichotte, Don Juan de Byron, Roland furieux de l’Arioste, Le Comte de Monte Cristo de Dumas.

À l’occasion d’un échange scolaire, durant l’été 1909, un séjour en France près de Saint-Quentin lui permet de perfectionner son français. Jünger tient déjà un journal. En 1911, il s’inscrit au Wandervogel, mouvement de jeunesse proche du scoutisme mais mixte et non confessionnel. En 1913, Ernst Jünger, fortement impressionné par la lecture des récits de l’explorateur Henri Morton Stanley commence à rêver d’aventures en Afrique au point de s’enrôler dans la Légion étrangère française au bureau de recrutement de Verdun avec l’intention de déserter pour pouvoir pénétrer au cœur de l’Afrique. Incorporé le 3 novembre, il subit une courte période d’instruction à Sidi-Bel-Abbès, puis déserte. Il est repris. Pendant cet épisode, son père effectue des démarches pour le récupérer, arguant de son jeune âge. L’armée libère alors Ernst qui intègre la classe de première au lycée de Hanovre. Suite au décret de mobilisation du 1er août 1914, il s’engage à Hanovre au 73e Régiment de fusiliers (régiment de Gibraltar). Le 21 août, il passe en urgence une session exceptionnelle du baccalauréat et croyant en une guerre courte, s’inscrit à l’Université de Heidelberg. Le 6 octobre, il rejoint son régiment et subit trois mois de formation. Lorsqu’il rejoint le front de Champagne, on est déjà le 27 décembre. Il n’a donc pas connu la guerre de mouvement du début de la guerre. Il est blessé une première fois aux Éparges, le 25 avril 1915, presque en même temps que Maurice Genevoix, son vis-à-vis.

Pendant l’été 1915, il suit une formation d’élève-officier à Döberitz dans le Brandebourg. En septembre, il retrouve la guerre de position à Monchy (tranchées) et Douchy (repos) en tant qu’aspirant. Il est lieutenant le 27 novembre 1915. En avril 1916, E. Jünger suit un nouveau stage de formation à Croisilles ; après des heurts avec un colonel, il demande sa mutation dans l’aviation qui lui est refusée. Blessé une deuxième fois en août, il est soigné puis rejoint son régiment dans le secteur de Saint-Vaast. Le 12 novembre, troisième blessure. Le 16 décembre, il reçoit la Croix de fer de 1ère classe. Le 18 décembre, il commande la 2e compagnie de son régiment.

À partir du 17 janvier 1917, E. Jünger subit quatre nouvelles semaines d’instruction au camp de Sissonne, près de Laon. Il s’oppose alors à son père qui se montre soucieux de le voir trouver un poste moins exposé.  On retrouve ici l’expression des stratégies de protection familiale. En mars 1917 : il prend part à la retraite de la Somme. Avril, combats dans le secteur de Fresnoy ; juin : combats d’escarmouches contre des troupes hindoues ; juillet, combats autour de Languemarck ; à cette occasion, il sauve la vie de son frère grièvement blessé. Une nouvelle demande d’être versé dans l’aviation lui est refusée, ce que ne mentionne pas son journal publié. Août, secteur de Regniéville ; 17 octobre, Flandres ; 15 novembre, double bataille de Cambrai contre les troupes britanniques. Le 9 décembre, il est blessé à la tête ; il obtient une permission pour Noël et il est fait chevalier de l’Ordre de la Maison de Hohenzollern.

Les trois premiers mois de 1918 sont consacrés à la préparation de la grande offensive. Le 19 mars, sa compagnie est presque entièrement anéantie par un obus. Ernst Jünger sort profondément traumatisé par cette expérience, ce dont il témoignera particulièrement dans Orages d’acier et Feu et sang. Le 21 mars commence la grande offensive pendant laquelle Ernst reçoit deux nouvelles blessures qui lui valent un séjour dans les hôpitaux militaires d’Allemagne. De retour sur le front le 4 juin dans le secteur de Vraucourt, il participe aux ultimes tentatives menées pour contenir les poussées anglaises. Des combats acharnés se déroulent notamment autour du Boqueteau 125 (qui donnera le titre d’un de ses livres de guerre), près de Bapaume. Le 25 août, une blessure sérieuse au poumon reçue près de Cambrai met un terme à la guerre d’Ernst Jünger.

L’après-guerre :

Le 22 septembre 1918, il reçoit la plus haute distinction militaire de l’armée allemande : « l’Ordre pour le mérite ». Au terme de sa convalescence, il intègre au printemps 1919 la nouvelle Reichswehr au 16e RI, sous les ordres du capitaine Oskar Hindenburg. En mars 1920, il se trouve engagé dans la répression du putsch de Kapp. Compte tenu de son expérience en tant que chef de groupe de choc, il est alors chargé au ministère de la guerre à Berlin de rédiger le nouveau règlement de l’infanterie ; ce dernier est publié en 1922.

En septembre 1923, bien que n’appartenant pas au N.S.D.A.P., il publie un article dans la revue du parti nazi Révolution et idée. En septembre, E. Jünger accepte d’être responsable pour la Saxe des Corps francs de Gerhard Rossbach mais trouvant ses camarades bien peu révolutionnaires, il en démissionne dès le mois suivant.

En 1924, il entame des études de zoologie à Leipzig. En 1925, il se marie, et, adhère au Stalhelm, association paramilitaire d’anciens combattants refusant l’humiliation du traité de Versailles. Jünger est alors considéré comme un journaliste politique actif de la droite allemande radicale qui se proclame révolutionnaire. Il rejoint un groupe de jeunes extrémistes hostiles à la République de Weimar dans lequel figurent entre autres, son frère Friedrich Georg, et l’écrivain Werner Beumellung. Son ouvrage Feu et sang est publié aux éditions du Stalhelm.

À partir de 1927, tout en éprouvant une certaine sympathie à l’égard du mouvement d’Hitler, il tient néanmoins à s’en démarquer et repousse les avances de Goebbels. En avril il collabore à la revue d’Ernst Niekisch, Widerstand. Zeitschrift für sozialistisches und national-revolutionäre Politik (Résistance. Revue pour une politique socialiste et nationale-révolutionnaire). Cette revue s’oppose alors à la République de Weimar comme elle s’opposera ensuite à la politique d’Hitler, même après son accession au pouvoir. Le 1er juillet 1927, il repousse une offre de devenir député national-socialiste.

Erich Maria Remarque fait l’éloge d’Orages d’acier et du Boqueteau 125 dans l’hebdomadaire Sport im Bild du 18 juin 1928. Jünger publie l’année suivante sa première œuvre prenant une distance avec l’expérience de la Première Guerre mondiale : Cœur aventureux. Notes prises de jour et de nuit.

Bien qu’invité, il ne se rend pas au Congrès du parti nazi qui se tient à Nüremberg en août 1929. Le 1er septembre, il soutient l’action terroriste du mouvement paysan du Schleswig-Holstein condamnée par les Nazis ; Jünger critique alors le légalisme de ces derniers et « leur nature foncièrement bourgeoise ». Le 27 octobre, Jünger est violemment attaqué par Goebbels dans le journal du parti nazi, Der Angriff (l’Attaque). Fin 1929-début 1930, il fait la rencontre de Carl Schmidt ; puis publie deux ouvrages assortis de près de 300 photographies, Le Visage de la guerre mondiale. 1. Expériences vécues sur le front par les soldats allemands. 2. La parole est à l’ennemi. Expériences vécues à la guerre par nos adversaires (voir l’étude de Nicolàs Sanchez Durà, Ernst Jünger, técnica y fotografia, Univ. De Valence, 2000.)

En 1933, son domicile est perquisitionné par la police ; il refuse de siéger au Reichstag en tant que député national-socialiste, et le 16 novembre, d’entrer à l’Académie de poésie.

2. Le témoignage

Composée après-guerre, à partir des notes consignées dans un carnet tenu pendant la guerre, Orages d’acier est un témoignage et une œuvre littéraire peu ordinaire en ce qu’elle vit, évolue, se façonne et se refaçonne pendant 60 années, au gré des rééditions successives, au prix d’un travail de réécriture permanent. Bien qu’écrit après la guerre, le récit proprement dit intègre des notes consignées dans le carnet de guerre (ex. p. 45-46), ainsi que d’autres documents (lettres, témoignages de camarades, ex. p. 96 ; de son frère Fritz p. 157).

La première édition d’Orages d’acier sort en octobre 1920 à compte d’auteur. Puis, en 1922 paraît une édition légèrement revue, chez l’éditeur Mittler & Sohn à Berlin, en même temps que Le Combat comme expérience intérieure composé l’année précédente. En 1924 paraît une troisième version d’Orages d’acier dotée d’une coloration plus nationaliste (extrait de la préface de 1924 : « […] Nous ne sommes pas d’humeur à rayer cette guerre de notre mémoire, nous en sommes fiers. Nous sommes indissolublement liés par le sang et le souvenir. Et une nouvelle jeunesse plus hardie vient déjà combler nos vides. Nous avons besoin, pour les temps à venir, d’une génération de fer, dépourvue de scrupules. Nous échangerons de nouveau la plume pour l’épée, l’encre pour le sang, la parole pour l’action, la sensiblerie pour le sacrifice – nous devons absolument le faire, sinon d’autres nous piétineront dans la boue. […] Puisse nous guider au-dessus de toutes les bassesses notre grande idée claire et communautaire ; la patrie, conçue au sens le plus large. Pour elle, nous sommes tous prêts à mourir… », p. 274). La même année paraît le Boqueteau 125 (octobre). En 1934 paraît une quatrième version d’Orages d’acier expurgée des passages ultranationalistes susceptibles d’être exploités par les nazis. L’année suivante paraît une cinquième version accentuant l’orientation de 1934. Au total, ce sont sept versions d’Orages d’acier que Jünger aura publiées (4 du Boqueteau 125 et 5 de Feu et sang).

La première traduction française d’Orages d’acier paraît en 1930, réalisée et présentée par le lieutenant-colonel Grenier ; cette traduction est conforme à la troisième version du texte, celle de 1924, non expurgée.

Une remarquable dernière édition française d’Orages d’acier vient d’être publiée sous l’égide de Julien Hervier dans la collection de la Pléiade (Gallimard), dans la traduction d’Henri Plard publiée en 1970 (chez Christian Bourgeois Éditeur, à partir de l’édition allemande de 1961 publiée chez Ernst Klett Verlag de Stuttgart), traduction revue par Julien Hervier pour Gallimard, en 2008. Toutes les informations d’ordre biographique ci-dessus sont empruntées à la présentation fort bien renseignée de Julien Hervier : Jünger, Journaux de guerre, 1914-1918. Une introduction situe historiquement l’action pour chacun des chapitres. Ce dispositif est complété par les différentes préfaces ayant accompagné les éditions de 1920, 1922, 1924, 1934 ; préfaces aux traductions anglaise de 1929 et française de 1960. Notons encore que dans ce volume, Orages d’acier est suivi des trois autres journaux de guerre : Le Boqueteau 125, Feu et sang, La Déclaration de guerre de 1914 ainsi que d’autres récits sur la Première Guerre mondiale : Le combat comme expérience intérieure, Sturm.

3. Analyse.

L’œuvre de Jünger constitue une véritable mine de renseignements à plus d’un égard : concernant le fonctionnement des petits groupes de soldats ; les mécanismes de cohésion, le conformisme aux normes et aux valeurs du groupe, le rôle et les postures des chefs d’unités, le combat rapproché ; les relations avec les civils en zone occupée ; le rapport aux corps et aux cadavres…

Motivations du départ : D’après Jünger, son propre départ, et le départ de nombreux jeunes allemands, furent avant tout motivés par une soif d’aventures, de prise de risque, l’idée de ne pas rater un événement exceptionnel : la guerre… : « […] Ah, surtout, ne pas rester chez soi, être admis à cette communion ! » (p. 3 : N.B. toutes les pages indiquées dans cette notice sont celles de l’édition en Pléiade). En même temps, la guerre est perçue comme une épreuve de virilité. Mais à peine arrivées sur le front, les jeunes recrues enthousiastes sont vite dégrisées : premiers obus, premiers blessés… (p. 4-5) ; les anciens assaillent les nouveaux de questions et essaient d’obtenir des informations du pays : « On nous demanda ce qui se passait à Hanovre, et si la guerre n’allait pas bientôt finir » (p. 6) ; Jünger note également que les nouveaux, qui sont en outre des engagés volontaires, ne sont pas très bien accueillis par leurs camarades plus anciens et simples mobilisés : « Les anciens ne laissaient passer aucune occasion de nous ?mettre en boîte? de la belle manière, et tous les empoisonnements, toutes les corvées imprévues tombaient tout naturellement sur les ?enragés volontaires?. Cet usage […] disparut d’ailleurs après qu’une première bataille subie en commun nous eut donné le droit de nous considérer comme des anciens » ; l’expérience partagée du danger, l’épreuve du feu soudent les groupes primaires.

La guerre réelle ne correspond pas aux attentes formées depuis l’arrière par les recrues : « Un court séjour au régiment avait suffi à nous guérir de nos illusions premières. Au lieu des dangers espérés, nous avions trouvé la crasse, le travail, les nuits sans sommeil, tous maux dont l’endurance exigeait un héroïsme peu conforme à notre naturel. Mais le pire, c’était l’ennui, plus énervant pour le soldat que la proximité de la mort. Nous espérions une attaque… » (p. 10)

Les Éparges : 23 avril 1915, premier combat (p. 19).

Notations sur le commandement, la conduite de la guerre et des hommes : En première ligne, il ne peut être question de repos ; ni le jour, ni la nuit, du fait des gardes et des travaux divers et incessants ; Jünger évoque la « torpeur » dans laquelle tombent de nombreux soldats. Les périodes dites de « repos » ne sont d’ailleurs pas plus reposantes ; là encore, les travaux se succèdent (p. 8).  Le surmenage est également mis sur le compte d’un commandement qui n’a pas encore pris l’exacte mesure des exigences de la guerre de  position. Jünger critique également l’aménagement d’abris profonds et confortables qui « crée la manie de s’accrocher au dispositif de défense, un besoin de sécurité auquel on a ensuite du mal à renoncer » (p. 11) ; « Ces brefs coups de main, durant lesquels il fallait serrer les dents, était un moyen de s’endurcir le courage et de rompre la monotonie de l’existence dans les tranchées. Il faut avant tout que le soldat ne s’ennuie pas » (p. 79) ;

Discipline : Un soldat puni est envoyé monter la garde en poste avancé muni seulement d’une pioche (p. 12). Le vandalisme, le pillage sont nuisibles à la cohésion et à la discipline : Cf. destructions lors de la retraite sur la ligne Siegfried (Hindenburg) au printemps 1917 ; son commentaire vis-à-vis de ces destructions a varié : « Ce fut la première fois où je vis à l’œuvre la destruction préméditée, systématique, que, plus tard dans ma vie, j’allais rencontrer jusqu’à l’écœurement ; elle est sinistrement liée aux doctrines économiques de notre temps, rapporte au destructeur lui-même plus de tort que de profit et ne fait aucunement honneur au soldat » (p. 114-115) [Une note précise : « ce paragraphe est un ajout assez tardif ; les destructions sont décrites sans commentaire dans les versions de 1934 et 1935. De 1920 à 1924, le commentaire était le suivant : ?la légitimité morale de ces destructions est très contestée, mais sur ce point, les réactions de colère et de tristesse chauvines me semblent plus compréhensibles que les applaudissements satisfaits des guerriers en chambre et des scribouillards des journaux. Quand des milliers de personnes pacifiques sont dépouillées de leur patrie, le sentiment complaisant de notre puissance doit se taire./ Naturellement, en tant qu’officier prussien, je ne doute pas un instant de la nécessité de ces actes. Faire la guerre, cela veut dire essayer d’anéantir l’adversaire en déployant sa force sans restriction aucune. La guerre est le plus rude des métiers, ses maîtres d’œuvre ne doivent ouvrir leur cœur aux sentiments d’humanité que dans la mesure où celle-ci ne risque pas de leur nuire./ Quant au fait que ces destructions qui répondaient aux exigences de l’heure n’étaient pas belles, il ne changeait rien à l’affaire? » (note 5, p. 730)] ; « […] à la découverte des réserves de vin rouge, le village, déjà pris sous le feu de l’ennemi, était devenu le théâtre d’un débridement bachique qu’il avait eu le plus grand mal à réfréner. […] nous prîmes l’habitude, les fois suivantes, de fracasser à coups de pistolet les dames-jeannes et autres récipients de même calibre » (p. 118).

La force de l’exemple : Postures de chefs et de meneur d’hommes  : (p. 20) ; « À 3 heures de l’après-midi, mes guetteurs de gauche arrivèrent et me rapportèrent qu’ils ne pouvaient plus tenir, leurs trous étant démolis par les obus. Je dus déployer toute mon autorité pour les renvoyer à leur poste. Il est vrai que je me trouvais à l’emplacement le plus dangereux, et c’est là qu’on dispose de la plus haute puissance de commandement » (p. 89.) ; « La méthode d’approche [patrouille] que je viens de mentionner consistait à faire alternativement ramper en avant chaque homme de la patrouille, sur un terrain où nous pouvions à chaque instant nous heurter à l’ennemi. […] Je prenais naturellement mon tour dans cette fonction, bien que ma présence dans la patrouille eût été mieux indiquée ; mais à la guerre, les considérations tactiques ne sont pas toujours les seules décisives » (p. 130) ; « Je fus le dernier à quitter le petit fortin… » (p. 152) ; (p. 171).

Obtenir l’obéissance : « […] les jeunes de ma section s’étaient déjà enquis une bonne de douzaine de fois de savoir si je n’étais pas encore revenu. Cette nouvelle me toucha profondément et m’emplit de force ; elle m’apprit que dans les jours brûlants qui nous attendaient, je pouvais compter sur plus encore que la seule obéissance due à mon grade, et que je disposais aussi d’un crédit personnel » (p. 80) (21 août 1916) ; « En avant ! En avant ! Des hommes s’abattaient soudain dans leur course et nous les cinglions de menaces pour les forcer à tirer de leurs corps épuisés leurs dernières énergies » (p. 86) ; (p. 92) ; (p. 123) ; « Comme notre petit groupe était très réduit, je tentai de le renforcer à l’aide des nombreux hommes qui battaient le terrain sans chef. La plupart déférèrent de bonne grâce à nos sommations, […], tandis que d’autres poursuivaient leur course après s’être arrêtés un moment, surpris, quand ils avaient vu qu’il n’y avait rien à gagner chez nous. Dans ce genre de situation, il n’y a pas de ménagement qui tienne. Je les fis mettre en joue » (p. 151) ; idem p. 152 ; « [patrouille] ne connaissant pas le chemin […]. Tout en me hâtant de passer, je le demandai à un sous-officier inconnu qui se tenait à une entrée de cave. Pour toute réponse, il se fourra les mains dans les poches et haussa les épaules. Comme je n’avais pas de temps à perdre au milieu des projectiles, je bondis sur lui et lui arrachai les renseignements nécessaires en lui mettant mon pistolet sous le nez.

Ce fut la première fois où je rencontrai au combat un homme qui me fit des difficultés, non par frousse, mais, de toute évidence, par pur dégoût de la guerre. Bien que ce dégoût se fût naturellement accru et généralisé dans ces dernières années, une telle manifestation, en pleine action, n’en restait pas moins très insolite, car la bataille lie, tandis que l’inaction disperse. Au combat, on est sous le coup de nécessités objectives. C’est au contraire lors des marches, au milieu des colonnes revenant de la bataille de matériel, qu’on pouvait le plus ouvertement observer la manière dont la discipline s’effritait » (p. 175-176) ; (p. 185)

Altercation avec des soldats de l’arrière : (p. 125)

Alcool : « on nous versait en abondance une gnôle d’un rouge pâle […] qui avait un franc goût d’alcool à brûler, mais qui par ce temps humide n’était nullement à dédaigner » (p. 10) ; « duels bachiques, selon la bonne vieille tradition allemande » à Douchy (p. 31) ; conduites déviantes, inconscientes du danger sous l’effet de l’alcool (p. 58) ; « Le 17 [mars 1917] au matin, nous remarquâmes qu’une attaque devait être imminente. Dans la tranchée anglaise de première ligne, fortement embourbée et vide à l’ordinaire, on entendait le clapotis de multiples bottes. Les rires et les cris d’une troupe nombreuse révélaient que nos gaillards avaient aussi dû s’humecter sérieusement le gosier » (p. 116)

Corps : on ne trouve pas de trace d’aseptisation chez le témoin Jünger : [après un bombardement] « Nous attrapâmes les membres qui sortaient des décombres et tirâmes les cadavres. L’un avait eu la tête arrachée : le cou était planté sur le tronc comme une grosse éponge sanguinolente… […] Je dressai la liste des objets de valeur que nous trouvâmes sur les corps. C’était un travail lugubre. […] mes hommes me tendaient les portefeuilles et les objets d’argent comme s’ils observaient un rite sombre et mystérieux. La fine poussière jaune des briques s’était déposée sur le visage des morts, lui donnant la rigidité de masques en cire. Nous jetâmes des couvertures sur leurs restes et nous hâtâmes de quitter la cave, après avoir emmailloté notre blessé dans une toile de tente » (p. 122). « L’odeur de décomposition, dans cet air lourd, avait crû jusqu’à devenir presque intolérable. Nous arrosâmes les morts de chlorure de chaux que nous avions emporté dans des sacs. Les taches blanches luisaient dans l’obscurité comme des suaires » (p. 139). D’autres soldats se montrent moins respectueux des morts ; certains pillent les cadavres (p. 22) et (p. 204) ; (p. 145) ; (p. 172)

Tranchées constituées dans des charniers : (p. 46), (p. 88) ; (p. 154) ; Inhumation (p. 76) ; pendant la bat de la Somme : « Des blessés tombaient, appelaient à l’aide, sans que personne y prît garde, de droite et de gauche, dans les trous d’obus, les yeux rivés à l’homme de devant, le long d’un fossé qui ne nous venait qu’au genou, fait d’une chaîne de gigantesques entonnoirs où les morts se suivaient à la file. Le pied écrasait avec dégoût les corps flasques qui cédaient sous lui ; l’obscurité dérobait leurs formes aux yeux. Le blessé qui tombait en travers du chemin n’était pas moins destiné à être piétiné par les bottes de ceux qui poursuivaient en hâte leur route. » (p. 86-87)

Tirs amis : (p. 148-149) ; p. 152 ; p. 171 ; p. 219 ; p. 243-244

Peur : Jünger est surpris de voir que les artilleurs se montrent plus impressionnés par le sifflement des balles que par celui des obus (p. 12) ; « Le feu d’artillerie, en terrain aussi découvert où l’on peut se mouvoir librement, n’a ni la même puissance matérielle ni le même effet moral que dans les agglomérations ou les tranchées » (p. 71) ; « Nous nous égaillâmes d’un bond et nous plaquâmes dans les entonnoirs. Je tombai le genou dans le produit de la frousse d’un prédécesseur et, en hâte, je me fis nettoyer au couteau, vaille que vaille, par mon ordonnance » (p. 253).

La force des normes sociales dominantes : « Un froussard se plaqua au sol sous les rires un peu contraints de ses camarades » (p. 19). Orgueil du groupe : « Le colonel a souvent voulu nous affecter à un secteur plus calme […] mais chaque fois, la compagnie demandait comme un seul homme de pouvoir garder son secteur C » (p. 45) ; « Le 8 novembre  [1916]. […] Ce capitaine de cavalerie logeait avec quatre officiers chefs de patrouille, deux officiers-observateurs et son adjoint dans le vaste presbytère, dont nous nous partageâmes les pièces. Dans la bibliothèque, l’un des premiers soirs, une longue discussion s’engagea au sujet des offres de paix allemandes, qui venaient d’être publiées. Böckelmann y mit fin d’une phrase : chaque soldat devait s’interdire de prononcer seulement le mot de paix, tant que durait la guerre. » (p. 101)

« Nous devions nous infiltrer en deux points dans la tranchée ennemie et tâcher d’y faire des prisonniers. […] Quand je demandais des volontaires, j’eus la surprise de voir – car nous étions tout de même à la fin de 1917 – se présenter dans presque toutes les compagnies du bataillon près des trois quarts de l’effectif. […] Quelques volontaires en surnombre pleurèrent presque lorsqu’ils furent refusés. […] Les casse-cous les plus cinglés du 2e bataillon avaient fait équipe.

Dix jours durant, nous nous exerçâmes au lancer de grenades et répétâmes notre coup de main contre des défenses qui reproduisaient notre objectif. […] A part cela, nous étions dispensés de service…  » (p. 166-167).

Gestes de solidarité : Encouragements mutuels (p. 23) ; « En franchissant la route, nous rencontrâmes la 2e compagnie. Kius avait été mis au courant de notre situation par des blessés et, tant de son propre mouvement que sur les instances de ses hommes, il s’était mis en route pour nous sortir de ce mauvais pas. Il l’avait fait sans ordre. Cela nous émut et nous emplit d’une exubérance joyeuse, un de ces états d’âme où l’on voudrait arracher des arbres » (p. 152). « De temps à autre, l’un de nous disparaissait dans la boue jusqu’aux hanches, et si ses camarades ne lui étaient pas venus en aide en lui tendant la crosse de leurs fusils, ils s’y seraient immanquablement noyé » (p. 180) ; à l’occasion de sa dernière blessure, ses hommes se sacrifient pour le ramener au poste de secours « […] Cet exemple peu encourageant n’empêcha pas un second sauveteur de risquer une nouvelle tentative pour me tirer d’affaire… » (p. 259-260)

Hindous : p. 134-135

Jünger témoigne de ce qu’un soldat peut tuer sans haine ; on note chez lui un profond respect pour l’ennemi ; même s’il n’hésite pas à tuer en cas de danger : « Les Français avaient dû tenir des mois auprès de leurs camarades abattus, sans pouvoir les ensevelir […] « Dans ce désordre gisaient les corps des braves défenseurs, dont les fusils étaient encore appuyés aux créneaux… » (p. 21-22); « Alerté par un guetteur, Eisen accourut avec quelques hommes et lança des grenades, contraignant l’adversaire à se retirer en laissant deux hommes sur le terrain. L’un d’eux, un jeune lieutenant, mourut aussitôt après, l’autre, un sergent, était grièvement blessé au bras et à la jambe. Nous apprîmes par les papiers de l’officier qu’il s’appelait Sokes et appartenait au 2e fusiliers, le Royal Munster. Il était très bien habillé, et son visage convulsé par l’agonie avait des traits intelligents et énergiques. Son calepin contenait une foule d’adresses de jeunes filles, à Londres ; ce détail m’émut. Nous l’ensevelîmes derrière notre tranchée et lui plantâmes une croix sans ornement, où je fis marquer son nom avec des clous de soulier. Cet incident me fit voir que toutes les patrouilles ne se terminaient pas aussi heureusement que les miennes, jusqu’à présent du moins. » (p. 111-112) ; « Cette chasse à courre dans le marais était totalement exténuante » (p. 181) ; « […] nous vîmes les premiers Anglais venir vers nous, les bras en l’air. L’un après l’autre, ils contournèrent la traverse et débouclèrent leurs armes ; menaçants, nos fusils et nos pistolets étaient braqués sur eux. […] La plupart montraient par leur sourire confiant qu’ils ne s’attendaient pas à des atrocités de notre part. D’autres essayaient de se concilier nos bonnes grâces en nous tendant des paquets de cigarettes et des tablettes de chocolat. Je vis avec la joie croissante du vrai chasseur que nous avions fait une prise considérable ; […] J’arrêtai un officier et l’interrogeai sur la suite du tracé de la position et sur les effectifs qui la tenaient. Il me répondit très poliment ; qu’il se mit par surcroît au garde-à-vous, c’était totalement superflu. […] il me conduisit au commandant de compagnie, un captain blessé, qui se trouvait dans un abri voisin. J’y fis la connaissance d’un jeune homme d’environ vingt-six ans […] qui s’appuyait au châssis de galerie, le mollet traversé d’une balle. Quand je me présentai, il porta à sa casquette sa main où brillait une gourmette d’or, me donna son nom et me tendit son pistolet. Ses premières paroles me montrèrent que j’avais affaire à un homme : ?We were surrounded about?. Il se sentait obligé d’expliquer à son adversaire pourquoi sa compagnie s’était si vite rendue. Nous nous entretînmes en français de choses et d’autres. Il me raconta qu’une série de blessés allemands, que ses hommes avaient pansés et ravitaillés, étaient étendus dans un abri voisin. […] Lorsque j’eus promis de le faire ramener à l’arrière, ainsi que les autres blessés, nous nous serrâmes la main et nous séparâmes » (p. 189-190) ; « Nous passions à la hâte devant des corps encore chauds, robustes, sous les kilts courts desquels luisaient des genoux vigoureux, ou nous rampions par-dessus eux. C’étaient des Highlanders, et l’allure de leur résistance montrait bien que nous avions affaire à de vrais hommes » (p. 223) ; « J’eus une vive empoignade avec le chef du train des équipages, qui voulait faire jeter en bas de la voiture deux Anglais blessés, alors qu’ils m’avaient soutenu durant la dernière partie de notre trajet » (p. 230)

Réduction de la violence, trêves tacites : « En maints endroits de la position […] les sentinelles sont à trente mètres à peine l’une de l’autre. Il s’y noue parfois des relations personnelles […]. De brèves apostrophes, qui ne manquent pas d’un certain humour primitif, volent d’une ligne à l’autre. ?Hé, tommy, t’es toujours là ? – Ouais ! – Alors, planque ta tête, je vais tirer !? » (p. 39-40) ; « L’infanterie des deux côtés s’en tenait, par convention tacite, au fusil, et l’emploi d’explosifs provoquait un tir de représailles deux fois plus intense » (p. 58) ; ces trêves ne sont pas réservées aux premiers mois de guerre : « Ce jourlà, je vis de petits groupes de brancardiers, drapeaux de la Croix-Rouge déployés, se mouvoir à découvert dans la zone des feux d’infanterie, sans qu’un seul coup fût tiré contre eux. De telles images ne se montraient au combattant, dans cette guerre souterraine, que dans les cas où la détresse avait atteint un paroxysme insoutenable » (p. 183, octobre 1917, Flandres)

Scène de fraternisation en décembre 1915, secteur de Quéant provoqué par l’inondation des tranchées : « Les occupants des tranchées des deux partis avaient été chassés par la boue sur leurs parapets, et il s’était déjà amorcé, entre les réseaux de barbelés, des échanges animés, tout un troc d’eau-de-vie, de cigarettes, de boutons d’uniforme et d’autres objets… » (p. 49-51) ; « […] un ton où s’exprimait une estime quasi sportive… » (p. 50) ; l’artillerie accompagne et signale la fin de l’entretien (p. 51) ; le soir de Noël 1915 : les Allemands entonnent des chants que les Anglais « étouffèrent sous les salves de leurs mitrailleuses. Le jour de Noël, nous perdîmes un homme de la troisième section, atteint par ricochet d’une balle dans la tête. Juste après, les Anglais firent une tentative de rapprochement amical en hissant sur leur parapet un arbre de Noël, que nos hommes furibonds, balayèrent en quelques coups de feu, auxquels les tommies répondirent à leur tour…. » (p. 51)

Un blessé se lamente de devoir quitter définitivement le front ; cela surprend Jünger ; nous sommes au début de la guerre (p. 28) ; cas inversé en mai 1917 : « […] l’un de mes hommes attrapa une balle de shrapnel qui lui resta dans la fesse droite. Quand, alerté, j’accourus au lieu de l’accident, je le trouvai déjà tout réjoui, attendant les brancardiers, assis sur sa fesse gauche, en train de boire le café accompagné d’une gigantesque tartine de confiture » (p. 127).

L’amour du pays : Jünger est évacué en Allemagne après sa première blessure reçue aux Éparges : « Le train nous déposa à Heidelberg. Quand je vis les collines du Neckar couvertes de cerisiers en fleur […]. Comme ce pays était beau, et bien digne qu’on versât son sang et qu’on mourût pour lui ! » (p. 28)

Les rapports avec la population civile occupée sont nombreux et apparemment cordiaux : septembre 1915 (p. 30) ; Douchy est la base de repos du 73e : « La population française était cantonnée à la sortie du village, du côté de Monchy. Des enfants jouaient sur le seuil. […] Nous n’allions voir les habitants que pour leur apporter notre linge à laver ou pour leur acheter du beurre et des œufs » (p. 31-32) « […] adoption de deux petits orphelins français par la troupe… » (p. 32) ; le village ruiné de Monchy-au-Bois (p. 32) ; relation avec une jeune fille de 17 ans du village de Croisilles (p. 60) ; civils de Douchy inquiets des gaz demandent au colonel allemand des masques ; ils sont évacués vers l’arrière (p. 74) ; cantonnement à Brancourt : flirts et amourettes entre soldats et femmes françaises (p. 99-100) ; cantonnements successifs à Cambrai chez la famille Plancot : « mes hôtes, un couple d’orfèvres très aimable, les Plancot-Bourlon, laissaient rarement passer un déjeuner sans m’envoyer dans ma chambre quelque bon morceau. Nous occupions nos soirées ensemble devant une tasse de thé, à jouer au trictrac et à bavarder. Bien entendu, une question épineuse revenait souvent sur le tapis : pourquoi faut-il que les hommes se fassent la guerre ?… » (p. 141) ; « Je retrouvai M. et Mme Plancot, qui m’avaient si bien hébergé l’année précédente, et à qui ma visite fit le plus grand plaisir…» (p. 250) ; « [Jünger blessé, août 1918] […] M. et Mme Plancot m’envoyèrent une lettre aimable, une boîte de lait condensé dont ils s’étaient privés à mon intention, et le seul melon qu’eût produit leur potager » (p. 261) ;  octobre 1917, cantonnement à Roulers/Roeselaere en Flandre : bombardements de l’aviation anglaise (p. 173-175) ;

Description d’une tranchée de première ligne (p. 34-36) ; une journée de tranchée-type (p. 37-39)

TUER. Chef d’un groupe de choc, Jünger est très explicite sur la pratique de la violence interpersonnelle, les différentes façons d’éliminer son ennemi, les coups de main et les combats rapprochés: (p. 42) ; (p. 46) ; « Ils contemplent avec une volupté de connaisseurs les effets de l’artillerie sur la tranchée ennemie… » ; « Ils aiment tirer des grenades à fusil et des mines légères contre les lignes adverses, au grand mécontentement des timorés […]. Mais cela ne les empêche pas de réfléchir constamment à la meilleure manière de projeter des grenades avec une espèce de catapulte de leur invention… » (p. 42) ; « Devant le secteur de la première section, deux ravitailleurs anglais apparurent à la tombée du jour : ils s’étaient égarés. Ils s’approchèrent le plus paisiblement du monde : l’un tenait à la main une grande gamelle ronde, l’autre un long bidon plein de thé. Tous deux furent  abattus presque à bout portant. […]  Il n’était guère possible de faire des prisonniers dans cet enfer : comment aurait-on pu les ramener à travers la zone d tirs de barrage ? » (p. 91) ; « Schmidt, le premier survivant peut-être des défenseurs du chemin creux, entendit des pas qui annonçaient l’approche des assaillants. Aussitôt après, des coups de feu retentirent à ras du sol, et des éclatements de charges explosives et de grenades à gaz : on nettoyait l’abri. » (p. 98-99) ; [combat dans une tranchée] (p. 112) ; « j’arrachai le fusil des mains du guetteur le plus proche, mis la hausse à six cents mètres, visai soigneusement, un peu en avant de la tête, et pressai la détente. Il fit encore trois pas, tomba sur le dos… » (p. 112-113) ; « Un tirailleur isolé se montra à l’orée du bois et marcha vers nous. Un homme commit l’erreur de lui crier : ?Le mot de passe !?, sur quoi il s’arrêta, indécis, puis fit demi-tour. Un éclaireur, bien entendu.

?Descendez-le !?. Une douzaine de coups de feu ; la forme s’écroula et glissa dans l’herbe haute » (p. 133) ; « C’était le moment voulu pour foncer dans le tas. Baïonnette au canon, en poussant des hourras furieux, nous montâmes à l’assaut du petit bois. Des grenades volèrent à travers les broussailles denses, et en un rien de temps nous eûmes reconquis notre avant-poste sans avoir réussi, à vrai dire, à saisir notre souple adversaire » (p. 134) ; Suit le ramassage de trois blessés hindous. « Nous bloquâmes sans tarder leur avance, bien qu’ils arrivassent avec une supériorité numérique considérable. Nous tirions rapidement, mais en visant. Je vis un gros soldat de première classe de la 8e compagnie appuyer avec le plus grand flegme le canon de son fusil sur une souche déchiquetée ; à chaque coup, c’était un assaillant qui tombait » (p. 153) ; « J’avais fait le choix d’un vêtement de travail conforme à la tâche que nous nous proposions d’accomplir » ; Jünger emporte deux pistolets et différents types de grenades… « Nous avions décousu les pattes d’épaule et le ruban de Gibraltar, pour ne pas donner à l’ennemi d’indications sur notre corps. Comme signe de reconnaissance, nous portions à chaque bras un brassard blanc » (p. 167-168) ; « Kienitz me raconta en hâte qu’il avait chassé à coups de grenades, dans la première tranchée, des Français occupés au terrassement, et qu’en poursuivant son avance, dès le début il avait eu des morts et des blessés, dus au tir de notre propre artillerie » (p. 171) ; « Le lendemain matin, le colonel von Oppen vint voir une seconde fois les hommes de la patrouille, distribua des Croix de fer et donna à chacun des participants quinze jours de permission. » (p. 172) ; corps à corps : « Domeyer se heurta à un territorial français à la barbe de fleuve qui à sa sommation : ?Rendez-vous !?, répliqua avec fureur : ?Ah non !? et se jeta sur lui. Au cours d’un duel acharné, Domeyer lui tira un coup de pistolet à travers la gorge et dut, comme moi, revenir sans prisonniers » (p. 173) ; une forme de bouclier humain… « Juste après l’attaque, le chef de ce petit fortin, un adjudant, avait repéré un Anglais qui ramenait trois Allemands prisonniers. Il abattit l’Anglais et renforça de trois hommes son effectif. Lorsqu’ils furent à bout de munitions, ils placèrent devant la porte un Anglais soigneusement pansé afin d’empêcher d’autres tirs, et une fois la nuit tombée, ils réussirent à battre en retraite sans se faire repérer.

Un autre fortin bétonné, où commandait un lieutenant, fut sommé de se rendre par un officier anglais ; pour toute réponse, l’Allemand bondit au-dehors, saisit l’Anglais au collet et le traîna à l’intérieur sous les yeux de ses hommes médusés » (p. 182-183) ; « Un avion allemand descendit en flammes une saucisse anglaise dont les observateurs sautèrent en parachute. Il exécuta encore quelques évolutions autour de ces Anglais suspendus en l’air et les arrosa de balles traçantes – signe que la violence impitoyable de la guerre s’aggravait » (p. 186) ; Combats à la grenade (p. 193-195) ; « Entre tous les moments excitants de la guerre, aucun n’est aussi fort que la rencontre de deux chefs de troupes de choc, entre les étroites parois d’argile des positions de combat. Plus question alors de retraite ni de pitié ! » (p. 195) ; Un face à face : « Nous nous aperçûmes au moment où je débouchai d’un tournant. […]. Ce fut une délivrance de voir enfin concrètement l’adversaire. Je posai le canon de mon arme contre la tempe de l’homme paralysé par la peur, l’empoignant de l’autre main par sa vareuse d’uniforme qui portait des décorations et les insignes de son grade. Un officier ; […] Avec un gémissement, il porta sa main à sa poche, pour en tirer, non pas une arme, mais une photo qu’il me tint sous les yeux. Elle le montrait sur une terrasse, entouré d’une nombreuse famille. Ce fut un appel magique […]. J’ai par la suite considéré comme un grand bonheur de l’avoir épargné en poursuivant ma course en avant » (p. 211) ; « Le défenseur n’était donc plus qu’à une longueur de bras de nous. Cette immédiate proximité de l’ennemi constituait notre sauvegarde. Elle constitua aussi sa perte. Une buée brûlante montait de l’arme. Elle devait avoir fait déjà beaucoup de victimes et continuait à faucher. […]

Je fixai, fasciné, ce bout de fer brûlant et vibrant qui semait la mort et me frôlait presque le pied. Puis je tirai à travers la toile. Un homme se dressa près de moi, l’arracha et balança une grenade dans l’ouverture. Une secousse et la fumée blanche qui jaillit nous en apprirent l’effet. Le procédé était brutal, mais sûr. Le canon ne bougeait plus, l’arme se tut » (p. 212-213) ; « Ce fut la première fois à la guerre où je vis se heurter des masses humaines. […] Je sautai dans la première tranchée ; […] je me heurtai à un officier anglais à la vareuse déboutonnée, dont pendait la cravate par laquelle je l’empoignai pour le plaquer contre un parapet de sacs. Derrière moi apparût la tête chenue d’un commandant qui me hurla : ?Abats ce chien !?

C’était inutile. Je passai à la tranchée inférieure, qui grouillait d’Anglais. On se serait cru au milieu d’un naufrage. Quelques-uns lançaient des ?œufs de cane?, d’autres tiraient avec des colts, la plupart s’enfuyaient. Nous avions désormais l’avantage. Je pressais comme en rêve la détente de mon pistolet, alors que depuis longtemps, je n’avais plus de balles dans le canon. Un homme à côté de moi, jetait des grenades parmi les fuyards. […] Le sort du combat fut réglé en une minute. Les Anglais sautèrent hors de leur tranchée et s’enfuirent à travers champs. De la crête du remblai, un feu de poursuite furieux éclata. […] en quelques secondes, le sol fut couvert de corps étendus. C’était le mauvais côté de ce remblai.

Des Allemands, eux aussi, étaient déjà sur le glacis. Debout près de moi, un sous-officier, bouche bée, contemplait la mêlée. Je lui pris son fusil et tirai sur un Anglais engagé dans un corps-à-corps avec deux Allemands. Ceux-ci restèrent un instant stupéfaits de ce secours invisible, pour poursuivre leur avance aussitôt après. […] Chacun courait droit devant lui. […] Nous formions une meute… » (p. 214-215) ; « Une entrée d’abri m’attira. J’y jetai un coup d’œil et aperçus un homme assis en bas […]. De toute évidence, il n’avait encore aucune idée des changements de la situation. Je le pris tranquillement au bout du guidon de mon pistolet, mais au lieu de l’abattre aussitôt, comme la prudence l’ordonnait, je lui criai : ?Come here, hands up !? Il se leva d’un bond, me fixa d’un air ahuri et disparut dans l’ombre de l’abri. Je balançai une grenade derrière lui. » (p. 215) ; « Les bras en l’air, les Anglais se hâtèrent de fuir vers nos arrières, pour échapper à la fureur de la première vague d’assaut […]. J’assistai, pétrifié par l’attention, au premier choc, qui eut lieu tout près du bord de notre petit retranchement. Je vis ici qu’un défenseur qui, jusqu’à cinq pas, tire ses balles presque à bout portant sur son assaillant ne peut espérer que ce dernier lui fera grâce de la vie. Le combattant qui, pendant l’attaque, a eu un voile de sang devant les yeux, ne veut pas faire de prisonniers ; il veut tuer » (p. 216) [note 10 p. 745: « de 1920 à 1924, avec quelques variantes mineures, ce début de l’assaut donne lieu à un développement différent : ?De tous les trous d’obus surgissaient maintenant des formes brandissant des fusils, qui, les yeux révulsés et la bouche écumante, montaient en hurlant de terribles hourras à l’assaut de la position ennemie d’où les défenseurs sortaient par centaines en levant les bras. / On ne faisait pas de quartier […] Une ordonnance de Gipkens en abattit une bonne douzaine […]. / Je ne peux pas en vouloir à nos hommes de ce comportement sanguinaire. Assassiner un homme désarmé est une bassesse. À la guerre, personne ne m’était aussi odieux que les héros de café du commerce […]. / Par ailleurs, qui tire ses balles sur l’assaillant jusqu’à six pas de lui doit en supporter les conséquences. Durant l’assaut, un voile de sang flotte devant les yeux du combattant, ensuite il ne peut changer d’humeur. Il ne veut pas faire de prisonniers, il veut tuer. Il n’a plus d’objectif devant les yeux, il est entièrement sous l’emprise de violents instincts originels. C’est seulement lorsque le sang a coulé que se dissipent les brouillards de son cerveau ; il regarde autour de lui, comme s’éveillant d’un rêve profond. Alors, seulement, il redevient un soldat moderne, capable d’assumer une nouvelle mission tactique?. Modifié et abrégé en 1934 et 1935, ce passage trouve sa forme définitive en 1961 ».] « Comme il persistait, en dépit de mes sommations, […] nous mîmes fin à ses hésitations de quelques grenades et poursuivîmes notre route. […] J’en abattis un au moment où il bondissait hors du premier abri » (p. 218) ; « Le nettoyage à la grenade se déroula lentement, comme devant Cambrai » (p. 223) ; « Quand nous eûmes ainsi gagné cent mètres environ, la pluie toujours plus dense de grenades à main et à fusil nous contraignit de nous arrêter. La situation menaçait de s’inverser, elle commençait à ?sentir mauvais? ; j’entendis des apostrophes nerveuses : ?V’là les Tommies qui contre-attaquent !? […] ?Gare, mon lieutenant !? C’est justement dans les corps-à-corps de tranchées que de tels retournements sont redoutables. Une petite troupe de choc s’élance en tête, tirant et lançant ses grenades. Quand les grenadiers bondissent en avant, puis en arrière, pour échapper aux effets destructeurs de leurs propres projectiles, ils se heurtent aux suivants, qui suivent en masses trop compactes. Il n’est pas rare alors que le désordre se mette chez l’assaillant. Quelques-uns tentent peut-être de se replier à découvert et s’écroulent sous le feu des tireurs d’élite, ce qui aussitôt encourage considérablement l’adversaire » (p. 224) ; Combats à la grenade p. 246 ; « La scène s’animait de plus en plus. Un cercle d’Anglais et d’Allemands nous entourait, nous invitant à jeter nos armes. […] J’exhortai d’une voix faible mes voisins à poursuivre leur résistance. Ils fusillaient amis comme ennemis. […] À gauche, deux colosses anglais fourrageaient à coups de baïonnettes dans un bout de tranchée d’où s’élevaient des mains implorantes.

Parmi nous, on entendait aussi des voix stridentes : ?Cela n’a plus de sens ! Jetez vos fusils ! Ne tirez pas, camarades !? Je lançai un coup d’œil aux deux officiers, debout à côté de moi dans la tranchée. Ils me répondirent d’un sourire, d’un haussement d’épaules, et laissèrent glisser à terre leurs ceinturons » (p. 258) ; « Il ne me restait plus que le choix entre la captivité ou une balle. Je rampai hors de la tranchée et marchai d’un pas vacillant vers Favreuil. […] La seule circonstance favorable était peut-être la confusion, telle que d’un côté on échangeait déjà des cigarettes, tandis que de l’autre on continuait à s’entr’égorger. Deux Anglais, qui ramenaient un groupe de prisonniers du 99e vers leurs lignes, me barrèrent la route. Je plaquai mon pistolet sur le corps de l’un d’eux et appuyai sur la détente. L’autre déchargea son fusil sur moi sans m’atteindre » (p. 258-259).

Corps à corps : ? « L’un de ces intrus devait être un risque-tout. Il avait bondi sans se faire voir dans la tranchée et avait couru derrière la ligne des postes de guetteurs, d’où les hommes surveillaient les approches. L’un après l’autre, les défenseurs, que leurs masques à gaz empêchaient de bien voir, furent assaillis par derrière : après en avoir abattu un bon nombre à coups de matraque ou de crosse, il retourna, toujours inaperçu, jusqu’aux lignes anglaises. Quand on déblaya la tranchée, on retrouva huit sentinelles à la nuque fracassée » (p. 75).

Esprit de vengeance : après qu’un territorial terrassier, père de 4 enfants, ait été abattu : « Ses camarades sont restés longtemps encore aux aguets derrière les créneaux pour venger le sang versé. Ils pleuraient de rage. Ils semblaient considérer l’Anglais qui avait tiré la balle mortelle comme leur ennemi personnel » (p. 48).

Patrouilles dans le no man’s land : pistolet, grenades et poignards serrés entre les dents (p. 63) ; non utilisés dans ce cas. Une seconde sortie pour rien le lendemain (p. 64)

« En un rien de temps, nous nous glissâmes en tapinois jusqu’aux obstacles de l’ennemi […] ; quelques Anglais se montrèrent et se mirent à y travailler, sans repérer nos corps plaqués dans les herbes.

Me souvenant des mésaventures de la dernière patrouille, je soufflai aussi bas que possible : « Wohlgemut, balancez-leur une grenade. – Mon lieutenant, je trouve qu’on devrait les laisser d’abord un peu travailler. – C’est un ordre, aspirant ! »

[…] Mal à mon aise, comme qui s’est embarqué dans une aventure scabreuse,  j’entendis auprès de moi le craquement sec du cordon qu’on tire et vis Wohlgemut, pour se découvrir le moins possible, lancer sa grenade comme une bille à ras du sol. Elle s’arrêta dans les broussailles, presque au milieu des Anglais, qui semblaient ne s’être aperçus de rien. Quelques secondes d’extrême tension passèrent. « Crrrac ! » Un éclair illumina des formes vacillantes. Braillant ce cri de guerre : « You are prisoners !« , nous bondîmes comme des tigres au sein de la nuée blanche. En quelques fractions de seconde, il se déroula toute une scène sauvage. Je braquai mon pistolet sur un visage qui luisait devant moi […]. Une ombre tomba à la renverse avec un hurlement nasillard, dans les barbelés. C’était un cri hideux […]. À ma gauche, Wohlgemut déchargeait son pistolet, tandis que Bartels, dans son énervement, lançait au petit bonheur une grenade au milieu de nous » (p. 79) ; au total donc, peu de baïonnettes ou de poignards en action…

La guerre comme travail : « Quand le fil téléphonique  était coupé, j’étais chargé de le faire réparer par mon détachement d’intervention. Je découvris en ces hommes, dont j’avais à peine remarqué jusque-là l’activité sur le champ de bataille, une espèce particulière de « Travailleurs inconnus » dans la zone mortelle. […] rattacher deux bouts de ligne téléphonique : tâche aussi périlleuse que sans éclat » (p. 105-106).

Le plaisir du travail bien fait : « Notre grand orgueil était notre activité de bâtisseurs, où intervenaient peu les ordres de l’arrière… » (p. 56).

Crises de nerfs de Jünger : (p. 79) ; (p. 92) ; « […] l’obus s’était abattu juste au milieu de nous. A demi assommé, je me relevai. Dans le grand entonnoir, des bandes de cartouches de mitrailleuses, allumées par l’explosion, lançaient une lumière d’un rose cru. Elle éclairait la fumée pesante où se tordait une masse de corps noircis, et les ombres des survivants qui s’enfuyaient dans toutes les directions. […] Moi qui, une demi-heure auparavant, était encore à la tête d’une compagnie sur le pied de guerre, j’errais maintenant avec quelques hommes complètement abattus à travers le lacis des tranchées […]. Je me jetai à terre et éclatait en sanglots convulsifs, tandis que les hommes m’entouraient, l’air sombre » (p. 202-203).

Gaz : effets : p. 72-74 ; (p. 102).

Faim : (p. 107-108) ; (p. 162).

Boue : « Ce fut une matinée pitoyable. J’y pus constater une fois de plus qu’aucun tir d’artillerie n’est capable de briser la volonté de résistance aussi radicalement que le froid et l’humidité » (p. 155)

Notes psychologiques : (23 août 16) « […] un chauffeur s’écrasa le pouce en mettant son auto en marche. La vue de cette blessure me causa, à moi qui ai toujours été sensible à ce genre de spectacles, une espèce de haut-le-cœur. Si j’en fais mention, c’est qu’il est d’autant plus curieux que j’aie été capable de supporter dans les jours suivants la vue de graves mutilations. Cet exemple montre que dans la vie, le sens de l’ensemble décide des impressions particulières » (p. 81) ; « Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une lourde odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses – et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j’en fus à peine surpris – elle était accordée au lieu. Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire » (p. 83) ; « C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là seulement que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n’arrivai pas à contenir » (p. 83) ; « À partir de 7 heures, la place et les maisons voisines reçurent à des intervalles d’une demi-minute des obus de 150. Beaucoup d’entre eux n’éclatèrent pas : leur choc bref, énervant, secouait la maison jusqu’à ses fondations. Et pendant tout ce temps, nous restâmes dans notre cave, assis dans des fauteuils recouverts de soie, autour de la table, la tête entre les mains, à compter les intervalles des explosions. Les blagues devinrent plus rares, et pour finir, les plus intrépide eux-mêmes se turent » (p. 85) ; « Sous l’effet de violentes douleurs dans la tête et les oreilles, nous ne pouvions nous entendre qu’en braillant des mots sans suite. La faculté de penser logiquement et le sens de la pesanteur semblait paralysés. On était en proie au sentiment de l’inéluctable, de la nécessité absolue, comme devant la fureur des éléments. Un sous-officier de la troisième section devint fou furieux. » (p. 85).

Bat de la Somme, Combles (août 1916) (p. 83) civils ensevelis sous les décombres : « Une petite fille gisait devant un seuil au milieu d’une flaque rouge » (p. 84) « Un endroit violemment bombardé était le parvis de l’église détruite, en face de l’entrée des catacombes, de très anciennes galeries souterraines parsemées de niches où logeaient entassés presque tous les états-majors des unités combattantes. On racontait que les habitants avaient dégagé à coups de pioche, dès le début des bombardements, l’accès muré qu’ils avaient caché aux Allemands pendant tout le temps de l’occupation » (p. 84).

Grippe espagnole : (p. 238-239).

Volontaires de 1918 : « […] le volontaire de 1918, fort peu modelé, de toute évidence, par la discipline, mais brave d’instinct. Ces jeunes casse-cou aux tignasses farouches, en bandes molletières, se prirent violemment de querelle à vingt mètres de l’ennemi par ce que l’un d’eux en avait traité un autre de dégonflé… » (p. 242).

Frédéric Rousseau, mai 2010.

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Hertz, Robert (1885-1915)

1. Le témoin

Robert Hertz (Saint-Cloud, 22 juin 1881 – Marchéville, 13 avril 1915). Sociologue, normalien, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1904, il est proche de Durkheim. Dès 1905, il collabore à L’Année sociologique. Ses travaux portent sur les représentations collectives religieuses, avec des thèmes de recherche comme le culte des saints1, la mort et ses rites, le péché (sujet de sa thèse inachevée). Hertz est aussi un alpiniste et un sportif. Ces caractéristiques se retrouvent dans sa pratique scientifique : il a le goût de l’ethnographie au grand air, des enquêtes de terrain (ce dont il doit d’ailleurs se justifier à l’époque envers l’Université). Issu d’un milieu de commerçants aisés, il est rentier et n’a pas besoin d’une activité professionnelle pour subvenir à ses besoins, mais il connaît néanmoins des expériences d’enseignement avant-guerre.

Politiquement, c’est un intellectuel socialiste, proche de la sensibilité de la Fabian Society anglaise. Son socialisme est parlementaire, réformiste, intellectualiste, laïciste, scientiste et positiviste. À ses yeux, la science sociale doit nourrir la réflexion politique et le progrès. Il participe ainsi à la fondation du Groupe d’Études Socialistes en 1908. Pour compléter ce profil rapide, on n’omettra pas de mentionner les activités de sa femme Alice Bauer (1877-1927, mère d’Antoine Hertz, né en 1909), pédagogue d’avant-garde, parmi les pionnières de l’éducation des très jeunes enfants en France. Ceci explique l’importance accordée par Robert Hertz aux questions de transmission et de diffusion des savoirs, position d’ailleurs en cohérence avec sa conception d’une imbrication nécessaire de la pratique scientifique et de la vie citoyenne. Sur ce point, Robert Hertz est très représentatif des élites juives de l’époque, très attachées à la République. Un fort patriotisme (visant l’intégration dans la communauté nationale, toujours ambivalent quelques années seulement après l’Affaire Dreyfus) en découle assez naturellement la Grande Guerre venue.

2. Le témoignage

Un ethnologue dans les tranchées (août 1914-avril 1915). Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, Paris, CNRS éditions, 2002, 265 p., présentation par Alexander Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson.

Le recueil présente un extrait des lettres envoyées par Robert Hertz à sa femme Alice. La taille exacte du corpus n’est pas précisée. Ce volume ne reproduit pas les lettres dans leur intégralité, ce que signalent préalablement A. Riley et P. Besnard : « nous n’avons généralement pas reproduit les passages des lettres qui ne concernent que des affaires strictement privées, événements familiaux, questions financières, considérations pratiques sur l’envoi des colis au front » (p. 37). Ce choix a ceci de fâcheux qu’il contribue à rendre de Robert Hertz, déjà très porté sur les réflexions sociologiques et patriotiques, une image excessivement désincarnée et idéaliste. Le gommage des aspects prosaïques de sa vie obère en l’occurrence l’intérêt du document en tant que source historique, l’inadaptation de Hertz aux exigences pratiques et manuelles de la condition de combattant revêtant, comme on le verra, une importance cruciale. Il est dans le même ordre d’idées regrettable que les éditeurs n’aient pas publié les lettres de sa femme, qui permettent de comprendre en reflet bien des choses quant à l’exaltation de Robert Hertz, laquelle se manifeste aussi en réponse aux questions et affirmations d’Alice. (cf. MARIOT (N.), art. cit., n. 24)

Parcours militaire :

– 2 août 1914 – 14 août 1914 : sergent au 44e Régiment territorial d’infanterie (15eCie) (Verdun, caserne Miribel)

– 14 août 1914 – 21 octobre 1914 : sergent au 44e Régiment territorial d’infanterie (15eCie) (village de Bras, région de la Woëvre)

– 21 octobre 1914 – 13 avril 1915 : sergent au 330e Régiment d’Infanterie (17e Cie) Lieux : Verdun, Braquis(20 kms à l’est de Verdun, nord de la crête des Éparges). Le 330e R.I. participe à l’offensive de la cote 233 à partir de Fresnes-en-Woëvre les 12 et 13 avril 1915, date de la mort de Robert Hertz, qui avait été promu sous-lieutenant le 3 avril : « l’attaque avait coûté quarante morts, cent cinquante blessés et seize disparus » (préface de Jean-Jacques Becker, p. 23).

3. Analyse

La guerre (presque) sans combats. Traits de la vie dans l’arrière-front :

Dans ses lettres, Robert Hertz s’étend régulièrement sur le quotidien de la vie dans les tranchées, en ayant le souci, commun dans ce type d’écrits combattants, de ne pas engendrer trop d’anxiété pour les proches. Il décrit par suite les activités diverses auxquelles lui est ses hommes sont affectés (terrassements et travaux divers notamment), ainsi que les repas, nuits en plein air, marches… qui constituent l’essentiel de cette vie de sentinelles d’un pays en guerre. Il délivre des appréciations concises et précises la condition du troupier :

« après deux jours et deux nuits de repos passés au village, j’ai regagné le bois où nous sommes aux avant-postes (…) je suis sous une hutte construite avec des fagots de bois (…) une mince couche de paille à moitié pourrie constitue notre literie. Mais ce qui fait le charme de notre demeure, c’est un petit feu que nous sommes autorisés à entretenir à l’intérieur parce que nous sommes bien en arrière de la lisière du bois. Il faut vivre au bivouac par ces jours-ci pour apprécier vraiment la vertu d’un feu. Il ne faut pas trop plaindre les soldats en campagne – s’ils ont des privations, des misères, ils ont de grandes joies : se sécher au coin d’un bon feu, une rafle de cochons dans un village abandonné, une vieille bouteille oubliée dans un recoin, etc. » (30 octobre 1914, p. 88).

Un intellectuel à la guerre. Écrire, lire et réfléchir…

Robert Hertz note à plusieurs reprises le moindre intérêt qu’il porte à la lecture du fait de la guerre. Il lit essentiellement les livres qu’Alice lui envoie, ou bien qui lui tombent sous la main (Antigone de Sophocle, 3 octobre 1914, p. 69). Il ne cesse par contre de se projeter dans ses travaux et publications d’après-guerre.

Il exerce ses compétences d’intellectuel en produisant de nombreuses réflexions sur le cours de la guerre, sa signification, les traits de mentalité de ceux qui y participent… Il nous faut ici détailler un peu le fond de ces pensées : à travers elles, en effet, ce sont plusieurs penchants typiques des intellectuels dans la Grande Guerre qui peuvent être saisis. Car si Robert Hertz pense, analyse et disserte comme sa formation lui a appris à le faire, il démissionne dans le même temps quant au devoir de critique. Cette posture, qu’il endosse explicitement au nom des circonstances, constitue une part pourtant essentielle de l’éthique de sa profession et ce à plus forte raison pour un sociologue comme lui, ayant à cœur de ne pas dissocier les apports de la science de leurs implications sociales.

Dans un tel cadre, on le trouve fréquemment en train de relativiser certaines notions issues du discours dominant sur la guerre, tout en assumant de ne pas trop pousser sa réflexion.

Ainsi l’idée de guerre d’agression menée par l’Allemagne, pourtant un élément-clef de l’acceptation de la guerre par sa famille politique, est-elle fort judicieusement mise en balance avec les sentiments éprouvés par la masse des Allemands, eux aussi convaincus de lutter contre les menaces pesant sur leur patrie. Mais ce constat lucide une fois posé, aucune conséquence n’en est tirée :

« comme cette distinction entre la guerre d’agression et de conquête et la guerre de défense paraît futile à l’épreuve des faits. Heureusement nul besoin de raisonner » (17 novembre 1914, p. 113).

De telles abdications de l’analyse critique objective se rencontrent ailleurs : il remet en cause le rationalisme d’un autre mobilisé, l’ingénieur Chiffert, qui voit dans la guerre un gâchis de vies, de forces et de richesses :

« L’idée que cette guerre pût être embrassée comme un événement salutaire et saluée par l’un de nous comme l’heure culminante de sa vie lui paraissait billevesée, mystique et le faisait sourire. Pour ce catholique très pratiquant, la religion était une affaire d’un tout autre ordre – il n’y avait pas communication… », (16 décembre 1914, p. 149).

Reprochant de la sorte à un catholique le cloisonnement de ses valeurs (attitude très laïque au fond), Robert Hertz n’est guère crédible quand il s’irrite ailleurs, avec une rhétorique très banalement anticléricale du retour aux autels. C’est là pour lui la marque des esprits faibles et superstitieux : il faut en effet« peu de choses pour faire vaciller leur raison » (28 novembre 1914, p.127). On notera la contradiction dans les termes avec la tirade émise onze jours plus tôt.

Cette mise en jachère des exigences du travail intellectuel se traduit de diverses façons : généralisations à partir de cas isolés (sur les qualités innées du Français, 10 août 1914, p. 42), désir d’une « absorption dans le service » (26 décembre 1914, p. 167), éloges à Maurice Barrès (28 novembre 1914, p. 128), le pacifisme et les idéaux d’avant-guerre comme « illusions perdues »(1er novembre 19114, p. 92) ouvrant sur l’inévitable dévouement sacrificiel à l’intérêt collectif (3 novembre 1914, p. 98, 8 novembre 1914, p.105 et surtout 20 février 1915, p. 215-216, où sont convoquées l’Union sacrée, la charité, la guerre juste…)

Son consentement/« contentement » (préface de Christophe Prochasson, p. 31) à la guerre est certes effectif, il n’est toutefois pas univoque. Le même qui clame les vertus de l’oubli de soi et le sacrifice intégral ne décourage pas les efforts de ses proches pour lui obtenir une affectation de faveur en usant notamment des réseaux normaliens autour d’Albert Thomas (cf. p.107, 109, 119, 124, 133, 135).

En outre, toute sa vision de la guerre doit être rapportée à la tranquillité des secteurs où il est mobilisé jusqu’à ses derniers jours2. Cette précaution analytique doit notamment s’appliquer à son approche – ambivalente – de l’ennemi. Il entre d’une part dans le cercle fermé de ceux qui vivent la guerre comme une croisade (5 décembre 1914, p. 139), en véritable moine-soldat (25 novembre 1914, p. 120). Cela doit bien être rattaché à son affectation relativement protégée et à sa mort prématurée, qui préservent de telles conceptions de l’épreuve des faits. Mais cette situation abritée agit sur un autre versant de ses réflexions. Hertz ne manifeste pas, en effet, de haine de l’ennemi : « pourquoi chercher à dénigrer, à rabaisser son ennemi, qui, comme dit Nietzsche quelque part, est notre partenaire, notre camarade de lutte ? » (28 novembre 1914, p. 127). Une telle conception, celle du « pur guerrier » et de la communauté de sort des combattants de part et d’autre du front, aurait pu évoluer dans la durée en pacifisme, mais ce n’est là qu’une conjecture. Telle quelle, elle interpelle par sa proximité avec d’autres considérations métaphysiques sur le soldat, telles celles d’Ernst Jünger. Par exemple :« lorsque nous nous tombons dessus dans un brouillard de feu et de fumée, alors nous ne faisons plus qu’un nous sommes deux parties d’une seule force, fondus en un seul même corps » (La guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 2008, p. 155). Sauf que si Jünger a bel et bien vécu le combat de première ligne, ce qui fait de telles assertions des témoignages d’un état d’esprit spécifique (et marginal), le propos de Robert Hertz, par suite, ne nous renseigne guère que sur les élucubrations personnelles de ce dernier.

Mettre en évidence un tel degré de décalage entre les écrits de Robert Hertz et le vécu de sa guerre, c’est rappeler que sa formation et son statut ne font pas automatiquement de lui le »super-témoin » qu’une appréciation un peu rapide peut mettre an avant : « voir et avoir la capacité d’en rendre compte sont deux choses totalement différentes. Rendre compte, cela signifie avoir d’abord le talent d’observation, ensuite celui d’écriture, en d’autres termes être ou devenir un écrivain ou, comme dans le cas présent, être ethnologue » (préface de Jean-Jacques Becker, p. 24).

C’est aussi dire clairement qu’il serait erroné d’accorder au contenu analytique, largement extrapolé, des lettres de Robert Hertz une valeur représentative quant aux convictions de la masse des soldats. Ceux-ci sont en moyenne,  comme il va en faire maintes fois l’expérience, bien plus attirés par la perspective de survivre à la guerre que de la mettre au profit pour réaliser un destin patriote modèle.

Vivre dans la nature, avec le peuple

En même temps qu’elle lui offre le contexte de spéculations politiques et métaphysiques, la guerre est pour Robert Hertz le théâtre d’expériences personnelles nouvelles, soit la vie au grand air en compagnie d’hommes des classes populaires. On a dit que le sociologue était familier de l’activité physique (membre du Club Alpin français), mais la guerre de tranchées rend quotidien ce qu’il ne connaissait qu’en termes de loisirs, la vie en extérieur. Il s’en trouve très bien, et répète à l’envi les bienfaits d’une telle existence. Comme n’importe quel individu amené à passer beaucoup de temps en extérieur, il est attentif au temps qu’il fait, aux changements de saisons, à la multitude de signes que la nature donne à ceux qui savent y prêter attention. Cette proximité – inédite parce que permanente – avec l’environnement naturel se double d’une autre, celle vécue avec les autres combattants, issus de milieux populaires et ruraux pour la plupart. Le tout relié aux références culturelles du normalien forme un drôle d’attelage, où les classes sociales sont simultanément estompées et affirmées, sur fond de retour à la Nature :

« Doux et gai rayon de soleil qui nous dit que la boue ne submergera pas tout. Et puis, dans le bois effeuillé, que de promesses déjà : des feuilles mortes à demi décomposées ont levé, drue, une moisson de mousse très verte, très fraîche. Et comme je la remarquais, les gars de la campagne m’ont dit : c’est la saison – les saules au bord de la petite rivière débordée (qui marque en ce moment la frontière entre l’ennemi et nous) – argentées aujourd’hui – les saules sont tout roses – les bourgeons des charmes commencent à se déployer et à montrer leurs feuilles »

(13 décembre 1914, p. 145).

« Plus je vois des hommes ici et plus je me convaincs que la campagne est indispensable pour régler et calmer les hommes, et je crois que que la chasse pratiquée avec des hommes du terroir, un tantinet braconniers, doit être une école merveilleuse (d’observation aiguë, d’endurance, de poursuite tenace, etc.) Ce que je souhaite le plus à nos petits, c’est de ne pas être prisonniers de la tradition citadine, livresque et bourgeoise, c’est d’être des hommes frais en contact direct avec la nature, capables de créer. La lecture de La Campagne de France de Goethe m’a de nouveau fait vivre dans cette atmosphère légère, libre et sereine que fait naître toujours cet étonnant annonciateur de l’Europe nouvelle ».

(3 octobre 1914, p. 68)

Hertz amalgame assez automatiquement le milieu naturel avec les hommes d’origine sociale modeste : les deux font corps dans ses représentations. Il exerce sur eux son regard d’ethnologue, dans lequel se mêlent empathie, admiration et condescendance. Un relevé des expressions employées par Hertz au fil des jours pour qualifier ses compagnons est très significatif quant à ces équivoques : « bons camarades », « les gars » (39), « braves meusiens », « ouvriers parisiens dégourdis et habiles » (45) ; « bons gars débrouillards » (46), « grands enfants de trente à quarante-six ans » (48), « belle race » (54), « rudes lapins », « amis » (70), « inculte mais gentil » (71), « leurs propos sont toujours savoureux et instructifs » (71), « gais et insouciants » (85), « mes oiseaux de basse-cour ». Les « Mayennais » sont  tels des « enfants heureux » (cf. 117-119, 141, 200-216).

Robert Hertz est aussi très à l’écoute de ses camarades : il note leurs dictons et expressions, relève des éléments de folklores, de croyances. Il est également prompt à évoquer leurs mérites et leurs limites. Si Hertz lui-même est assez porté sur les abstractions patriotiques, il a toutefois la lucidité de reconnaître que ce trait est tout sauf répandu dans la zone des combats, où les formes diverses du rire populaire ont tôt fait de tourner en ridicule les péroraisons officielles :

« ils ont une sorte de répugnance instinctive à la phrase, au lyrisme. Je leur ai lu le manifeste socialiste, du Barrès, l’article de Lavisse aux soldats de France. Rien de tout cela ne m’a paru mordre. Leur puissance est dans la blague (…) ils ne se laissent pas « bourrer le crâne » (…) ils poussent la légèreté jusqu’au sublime. Stoïcisme spontané, simple, élégant » (1er janvier 1915, p. 175).

Il n’est au fond pas très étonnant de constater par le biais de ces observations la facilité avec laquelle les usages de la culture populaire demeurent actifs malgré la guerre. Hertz raconte ailleurs comment, tombés sur diverses têtes de bétail, les hommes « jouaient à se vendre les bêtes (…) tout comme au champ de foire de chez eux » (14 février 1915, p. 207).

Par moments, Robert Hertz s’approprie un peu du réalisme troupier, de ses satisfactions prosaïques et néanmoins essentielles. Un très bon exemple est ce petit moment de liberté individuelle retrouvée quand RH doit effectuer un trajet à pied seul, libre de ses mouvements pour quelques kilomètres : « pour la première fois [depuis deux mois] j’avais l’espace devant moi, la bride (relativement) sur le cou » (6 janvier 1915, p. 180).

Cette expérience de vie – et non de temps passé en enquête de terrain – avec des ouvriers et des paysans l’amène plus largement à redéfinir une échelle politique et morale des valeurs. Si le parcours scolaire et universitaire de Robert Hertz n’est en rien celui d’un paresseux, il vaut néanmoins d’apprécier le regard qu’il porte sur le travail manuel. Ainsi, quand des « bûcherons de l’Argonne » viennent « construire de nouvelles baraques », il se dit : « c’est beau de les voir travailler le bois d’une main sûre et vigoureuse (…) la plupart des hommes d’ici, ouvriers, cultivateurs, bûcherons, aiment leur travail, ils en ont la fierté et la nostalgie » (19 septembre 1914, p. 57). Ce thème ne le lâche pas, et quelques mois plus tard, il en fait le fondement d’une éthique patriotique et sociale renouvelée en le rapportant à l’inscription dans la durée de la guerre de position :

« ce long effort patient et obscur, ces progrès lents, assurés par tant de sacrifices, c’est le type même de l’action féconde, disciplinée, que nous avions à apprendre et qu’il faudra bien continuer dans tous les domaines après la guerre. Nous avons appris à avoir juste la confiance en nous qu’il faut pour bien vivre et qui est aussi éloignée de la sotte infatuation que du méchant dénigrement de soi auquel nous nous laissions trop aller » (13 décembre 1914, p. 145-146). Ajoutons simplement ici que cette découverte des vertus du labeur assidu, sans éclat ni valorisation individuelle est une réalité vécue de longue date par la France des ouvriers, employés et paysans : encore une fois, la vision de Robert Hertz est modelée par son habitus de savant et de bourgeois.

Cette dernière caractéristique est essentielle pour une compréhension embrassant l’intégralité de son expérience de guerre. L’intérêt du rapport de Robert Hertz au travail manuel réside aussi dans le constat que l’on peut faire de ses inaptitudes personnelles en la matière. Malgré ce que l’on pourrait appeler une « bonne volonté manuelle », il ne fait guère de progrès en la matière, et se trouve souvent ébahi par les compétences de ses congénères. Ce fossé de l’habileté entre lui et ces derniers dit bien l’étendue, malgré le « communisme chaud, intime » des tranchées (14 février 1915, p. 208), du décalage issu des origines sociales de chacun.

Sur ce point, dans sa préface, Christophe Prochasson avance l’idée que durant la guerre, si « pour un socialiste comme Hertz, le « peuple« , la « classe ouvrière«  s’incarnent soudainement (…) la tranchée n’est pas pour lui un lieu propice à la critique sociale. Le grand thème idéologique d’après-guerre, celui de la fusion sociale qu’on prétendait s’y être réalisée, trouve dans cette correspondance, si peu politique, un sévère démenti tant les barrières culturelles semblent infranchissables » (p. 28-29). Je souligne au passage l’expression culturelle, à mon sens inappropriée et euphémisante. C’est bien de barrières sociales qu’il faut en effet parler, ainsi que le montre en de multiples occurrences cette correspondance. Au fond de tous les sentiments mêlés que l’on décèle chez lui vis-à-vis du peuple, on retrouve toujours une certaine condescendance, celle du (bon) maître envers la domesticité – qu’il évoque le cuisinier Jamin, « bon type de troupier français » usant d’expressions approximatives mais débrouillard (15 octobre 1914, p. 76) ou la cuisinière familiale Laurence (« gentille fille de la campagne française, je suis content que ses yeux clairs et francs ne nous aient pas trompés, et ne cachent point comme tu dis, une âme vile », 21 novembre 1914, p. 116).

Mais les inégalités sociales se manifestent aussi à des signes concrets, des attitudes. Il décourage ainsi sa femme de lui faire parvenir des effets pour les soldats :

« Quant à m’envoyer des choses pour les hommes, en particulier de ces « salopettes » qui leur seraient certes utiles, je juge inopportun de m’ériger en Mécène, même anonyme, de la compagnie où je suis un « humble et obscur sergent ». Tout ce qui rappelle les anciennes inégalités de fortune, de classe, etc. est mauvais, et, avec tous mes précieux accessoires, couteau, montre, jumelle, musette somptueuse, couverture de Léon, etc. je tranche déjà trop sur le commun » (15 décembre 1914, p. 147). Rien de culturel ici, assurément, et pas davantage dans l’extrait suivant, où Robert Hertz est dérangé dans la rédaction de sa correspondance par une petite fille du village de cantonnement :

« Tandis que j’écris, elle veut à tout prix m’ôter mon alliance. « Tiens Maman, le monsieur, il a une dent en fer ! » (Je t’ai déjà dit, je crois, combien mes dents en or font d’impression par ici) » (8 novembre 1914, p. 105).

Si l’on tente, pour finir, une synthèse de la façon d’être en guerre de Robert Hertz, sociologue, rentier, juif patriote et socialiste, il faut mettre en avant la richesse des entrelacs entre classes sociales auxquels ses lettres nous permettent d’accéder, souvent malgré Hertz lui-même. Il demeure en effet captif de son intellectualisme malgré toutes les perceptions inédites (du peuple, de la nature, des hiérarchies sociales) que lui a apporté la guerre. Il reste indéfectiblement persuadé que son point de vue est issu (un peu comme par nature) de la raison critique distanciée, quand ses positions témoignent au contraire d’un suivisme patent quant au conformisme de ce temps. Il se voit en guerrier idéaliste mais demeure naïf, empoté, livresque, le tout avec une exaltation à laquelle on ne peut retirer aucune part d’honnêteté ou de sincérité. Sa mort, au-devant de laquelle Émile Durkheim n’est pas loin de penser qu’il s’est porté par exaltation patriotique (cf. présentation, p. 14), pourrait dans un tel ordre d’idées être comprise comme celle de l’échec d’un homme à devenir un soldat malgré toute sa bonne volonté. Ainsi, une dizaine de jours avant sa mort, il écrit à sa femme : « Aimée, je n’écris pas ce que je voudrais, je suis las d’écrire et un peu dérangé par le bruit et par les petits soins du métier. Près de moi, mes gentils poilus, appliqués et sérieux, vérifient l’état de leurs fusils et nettoient leurs cartouches comme pour une revue, pour qu’elles n’encrassent pas leur canon » (2 avril 1915, p. 248). Ce commentaire un peu agacé ne révèle-t-il pas l’étendue des lacunes du sergent Hertz ? Car, ce qu’il prend comme un zèle un peu mécanique de la part de ses subordonnés, c’est avant tout un geste essentiel de soldat. Les paysans qui l’entourent sont habitués à porter un soin méticuleux à leurs outils, et ont transféré cet usage dans leur métier de soldat. Davantage accoutumé à compter sur les autres pour les aspects pratiques de l’existence, Hertz tombe peut-être, par contre, pour des raisons fort peu métaphysiques mais, comme l’indique en raccourci l’exemple choisi, très liées à son statut social.

4. Autres informations :

Notes :

1 – Cf. Nicolas MARIOT, « Les archives de saint Besse. Conditions et réception de l’enquête directe dans le milieu durkheimien », Genèses, 63, juin 2006, pp. 66-87.

2 – Cf. Rémy CAZALS, « Non, on ne peut pas dire : « À tout témoignage on peut en opposer un autre » », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 91, juillet-septembre 2008, pp. 23-27.

(François Bouloc, mars 2010)

Voir Nicolas Mariot, Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, Paris, Seuil, 2017, 442 pages.

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Tuffrau, Paul (1887-1973)

1. Le témoin

Paul Tuffrau est né le 1er mai 1887 dans une famille de propriétaires vignerons bordelais. Après des études secondaires brillantes, il arrive à Paris et prépare au lycée Louis-le-Grand le concours de l’Ecole normale supérieure, où il entre en 1908. Agrégé de lettres en 1911, il commence à enseigner et fréquente un milieu de jeunes intellectuels parmi lesquels Romain Rolland. En août 1912, à l’issue de son service militaire, il épouse Andrée Lavieille, artiste peintre. Il est mobilisé en 1914 comme sous-lieutenant à la tête d’une section de mitrailleuses du 246e régiment d’infanterie de Réserve de Fontainebleau. En avril 1916, il passe capitaine, puis chef de bataillon au 208e RI en octobre. Plusieurs fois blessé, il fit en tout 52 mois de campagne dans l’infanterie comme officier de troupe. Après la guerre, il redevient professeur de lettres, est nommé au lycée de Chartres, puis au lycée Louis-le-Grand à Paris comme professeur de khâgne, enfin à l’École polytechnique où il sera titulaire de la chaire d’histoire et de littérature jusqu’en 1958. Il publie de nombreux ouvrages. Citons entre autres La légende de Guillaume d’Orange (1920), Les lais de Marie de France (1922), Raoul de Cambrai (1924), Le merveilleux voyage de Saint Brandan (1926), le Manuel illustré d’histoire de la littérature française (avec Gustave Lanson) (1929), le Roman de Renart (1942). En 1999 ont été publiés à la fois ses écrits de jeunesse – Anatcho -, Garin le Lorrain et ses notes durant la Deuxième Guerre mondiale dans De la « drôle de guerre » à la Libération de Paris (1939-1944). Il est mort le 16 mai 1973 à Paris.

2. Le témoignage

Paul Tuffrau est un homme de lettres. Il écrit beaucoup : des lettres, chaque jour à son épouse ; des articles qu’il envoie, dès 1916, au quotidien le Journal, sous le pseudonyme de Lieutenant E.R., doublés à partir de 1917 d’une série de « Billet du poilu » signé A.L., au ton plus rude envers la hiérarchie. Ses articles donnent à lire des scènes du front nettement plus justes que celles dont la presse regorgeait alors. Le succès de ces articles pousse un éditeur à publier en 1917 un recueil de 32 d’entre eux sous le titre Carnets d’un combattant (Payot, 1917). Son véritable nom est ajouté entre parenthèses dans le courant de l’année. Ce premier témoignage fait l’objet d’une analyse dans Témoins de Jean Norton Cru (pp. 405-406). Ce dernier, tout en saluant la qualité de cette oeuvre, soulignait néanmoins les limites de ce témoignage : « Tandis que Tuffrau voulait remettre la presse en bonne voie, ses successeurs veulent témoigner sur la guerre ce qui est plus. […] Tel fait de guerre a eu lieu à telle date exacte, à tel point précis et il est raconté par un tel, de tel grade, à une unité bien définie. » L’imprécision des articles de Tuffrau (lieux, dates, etc.) n’est pas de mise avec son journal de guerre, publié en 1998 sous le titre 1914 – 1918. Quatre années sur le front. Carnets d’un combattant (Paris, Éditions IMAGO, 245 p.). La richesse de ces vingt carnets de notes, prises au jour le jour, nous pousse à regretter l’amputation de près de la moitié de l’œuvre au moment de la publication.

3. Analyse

Tuffrau passe près de 5 ans sous l’uniforme. Revenons d’abord sur son parcours et son ascension dans la hiérarchie et les responsabilités : il combat comme jeune sous-lieutenant, du 14 au 25 août 1914 dans le secteur de Saint-Mihiel/Pont-à-Mousson ; du 28 août au 2 septembre de la même année, il bat en retraite, de la Lorraine à la Somme, puis de la Somme à Creil. Début septembre, il est promu lieutenant. Jusqu’au 10 septembre, il participe à la bataille de la Marne, avant d’être engagé dans le secteur de Soissons jusqu’en mai 1915. De mai à novembre en Artois, de novembre 1915 à juin 1916 près de Reims, sur l’Aisne, Paul Tuffrau – devenu capitaine en avril – est ensuite envoyé en Argonne et à Verdun jusqu’en avril 1917. En avril-juin 1917, il revient dans le secteur de Saint-Mihiel, puis, durant plus de deux mois, dans celui de Mourmelon-le-Petit/Reims. On le retrouve de septembre à novembre 1917 dans le secteur de Craonnelle/Craonne, où il reviendra après un passage, en décembre 1917-janvier 1918, dans la région de Coulommiers/Meaux. Depuis l’automne 1917, il est employé comme officier mitrailleur de sa division, la 55e DI, commandée par Mangin. Il reçoit, pendant l’offensive allemande de mars, l’ordre de tenir le hameau de Dampcourt, à Marest. En mai, il est nommé adjoint du commandant de bataillon (soit le grade de capitaine-adjudant-major). Le front ne craque pas et au mois de juillet s’inverse la tendance. Tuffrau obtient une mutation au 208e Régiment d’Infanterie. Il est envoyé en Alsace, à Massevaux. Il apprend à Neuviller-sur-Moselle au sud de Nancy, sa nomination au grade de chef de bataillon. Il entre en Moselle libérée le 18 novembre 1918 à Bechy, accueilli comme un sauveur. Le 4 décembre 1918, il est nommé administrateur de Sarrelouis et sera démobilisé le 28 mars 1919.

Du début à la fin de la guerre, Paul Tuffrau tient ses carnets. Ces derniers nous révèlent la personnalité réellement exceptionnelle d’un officier au parcours littéraire, personnel et militaire hors du commun. Le gommage de tout élément biographique ou topographique dans les articles envoyés au Journal n’empêchaient déjà pas de sentir, dans des textes comme « Avant l’assaut » ou « La boue des tranchées », que la sensibilité et l’acuité du regard de Paul Tuffrau étaient appuyées à une solide expérience de guerre. On retrouve les mêmes qualités littéraires dans les carnets de guerre. On note également le souci de donner à l’arrière une image plus juste de la guerre, tout en ménageant le moral des combattants au front : « Lu Le Feu de Barbusse. Un livre très fort, très juste, systématiquement tragique : je l’ai lu, la gorge serrée, et tout le cafard de l’Artois m’est revenu. Un livre dangereux pour l’avant – très utile pour l’arrière qui ne sait pas ce qu’est la guerre. Toute l’attaque de la côte 119 est superbe. J’aurais voulu moins d’apocalypse à la fin. La vérité de cette poignante misère humaine suffisait. » (p.140) Par bien des aspects, le carnet de guerre de Paul Tuffrau nous offre un regard plus intime et plus personnel de la guerre : le carnet sert ainsi souvent d’exutoire à ses émotions et à ses colères. Par ailleurs,

Si les articles publiés anonymement dans Le Journal visaient à rendre compte du vécu-type des combattants de la Grande Guerre, les notes prises au jour le jour par Tuffrau donnent à lire la singularité de son expérience, de son vécu, de ses sentiments. Le carnet permet ainsi d’inscrire le témoignage de Paul Tuffrau dans le temps et dans l’espace. L’évolution du moral peut être contextualisée : le 28-29 novembre 1914, dans le secteur de Soissons, il écrit : « La bonne humeur des hommes ne faiblit pas – et cela me plaît. Tout le monde est confiant, surtout depuis les victoires russes, et le journal, qui nous parvient chaque matin, est lu avec passion. » De même, sa confiance dans la nécessité d’aller jusqu’au bout, qui apparaît constamment dans les articles, est réaffirmée dans ses carnets, mais il note le 30 mai 1916 que ce sentiment n’est pas partagé par la troupe  : « de tous côtés ici, bruits de paix ; c’est le même vœu de tous ; […] j’étais le seul à défendre la continuation de la guerre, au point de vue de la dignité nationale, que tout le monde taxait (peut-être avec raison) « d’amour propre stupide » : pays voué à la ruine disaient-ils, parce que saigné d’hommes, écrasé de dettes, diminué dans sa productivité et dans son activité commerciale ; épuisement financier, inutilité des massacres. »

Le témoignage de Paul Tuffrau est celui d’un officier de troupe, attentif à ses hommes, comme en témoigne ces mots, le 16 octobre 1916 : « Le travail de nuit sous les obus devient scabreux. Il faut faire vite, piocher dans des cadavres. […] Les hommes sont fatigués, ils n’ont pas un beau moral. Un qui avait pioché, disait cette nuit : « Ils [les chefs] n’ont pas pu nous faire crever par les balles et les obus, ils nous auront par l’usure. » » Le 26 novembre 1916, près de Reims, il témoigne du calvaire des hommes glissant et tombant dans la boue : « c’est une satisfaction morale de se sentir plus près des hommes dans cette commune misère et de les soutenir un peu en leur montrant qu’on souffre autant qu’eux. » En donnant l’exemple, il suscite le respect chez ses hommes. Le ton est paternaliste mais l’affection sincère : « Comme il est dur de les perdre maintenant ! En septembre, on se connaissait à peine, chacun était encore engagé dan,s la famille qu’il venait de quitter… Mais, à présent, tout est fondu, et cinq mois de souffrances et de dangers lient fortement. » (p. 67). Paul Tuffrau souligne bien la difficulté de sa position hiérarchique et de ses responsabilités. Il est le premier à critiquer dans son carnet, les conceptions tactiques du haut commandement, comme le 5 janvier 1915 : « Voilà la grande misère : c’est que beaucoup d’officiers d’active voient le galon plutôt que le résultat. Et ce qui est monstrueux, c’est qu’ils se servent pour cela des  vies humaines. Les deux colonels ont chuchoté quelque chose que j’ai mal compris, une petite attaque partielle qui « permettrait de donner à S. son étoile » ! ». Mais il jouit d’un autre côté d’une marge de manœuvre très limitée lorsqu’il reçoit un ordre (voir les notes du 17 mars 1917).

Ses observations témoignent d’une grande sensibilité. Citons, le 4 janvier 1915, ces quelques mots sur la perception du temps, découpé pour mieux être supporté : « usure nerveuse produite par une tension trop prolongée, – ennui de cette vie monotone dont on ne voit pas la fin, – peut-être aussi une vague appréhension devant tant de périls qu’on a appris à connaître. […] Il ne faut pas non plus regarder l’énorme tâche qui nous reste à remplir, mais la diviser, et n’envisager que la besogne immédiate, s’en bien acquitter, pour être en paix avec soi, ne pas songer à l’avenir, ni au passé : bref faire la guerre à l’imagination, sous toutes ses formes. » (p.73).

Il serait illusoire de prétendre résumer ici la richesse de ce carnet, mais par son parcours, sa finesse d’analyse, son sens aigu de l’observation et ses qualités littéraires, ce témoignage apparaît bel et bien comme un document incontournable pour comprendre la Grande Guerre. Cette dernière a constitué pour Tuffrau comme pour nombre de combattants, une expérience marquante, comme en témoigne les derniers mots de son carnet, le 28 mars 1919 : démobilisé, il arpente les rues de la capitale : « Il fait très beau. J’ai revu avec une joie intime les paysages familiers, la petite ville un peu vide… La vie reprend, les choses sont les mêmes, nous seuls avons changé… »

08/03/2009

Marty Cédric.

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Bénard, Henri (1858-1916)

1. Le témoin

Né le 23 février 1958, Henri Bénard était officier d’active, commandant, et retraité en juin 1912. Passé par l’Ecole de Saint-Maixent en 1881-1882, il était capitaine vers 1902-1903. Le 3 août 1914, il reprend volontairement du service, à 56 ans. C’est alors un homme marié, père d’une fille. Sa femme, Ernestine, est issue d’un milieu alsacien aisé : son père dirigeait à Strasbourg une entreprise de transports internationaux ; vers 1910, il a monté une succursale à Paris et laisse la direction de l’usine de Strasbourg à ses deux fils. Henri part de Caen avec le 236e Régiment d’Infanterie, vers le 7 ou le 8 septembre. Il est blessé à la cuisse le 30 mai 1915. Après un long séjour à l’hôpital puis au dépôt, il rejoint le 366e R.I. en décembre 1915, sur le front, en Lorraine. Il meurt à Verdun le 28 février 1916.

2. Le témoignage

Les lettres d’Henri Bénard s’étalent d’août 1914 à février 1916 ; elles ont été écrites pour différents destinataires, le plus souvent sa femme. Henri Bénard écrivait beaucoup, parfois plusieurs fois par jour. Le 4 août 1914, il prévient sa femme : « conserve mes lettres. Plus tard, si j’ai l’occasion de faire quelque chose d’intéressant, je serai heureux de relire ces pages. » Tué en 1916, il n’en aura pas l’occasion mais, conservées par sa femme puis sa fille dans un coffret avec ses initiales, accompagné de divers objets et de photos, ses lettres ont été publiées par sa petite-fille, Françoise Lautier sous le titre De la mort, de la boue, du sang. Lettres de guerre d’un fantassin de 14-18 (Paris, Jacques Grancher, 1999, 250p.). Les lettres sont publiées avec, à la fin de chaque chapitre (correspondant à un mois de guerre), une série de précisions éclairantes sur le parcours du témoin, les personnages dont il est question dans les lettres, les lieux, etc. On trouve également quelques photographies dans un livret central.

3. Analyse

Les lettres écrites par Henri Bénard entre 1914 et 1916 sont d’une grande richesse qu’il serait illusoire de résumer ici. Nous nous bornerons donc à souligner trois aspects qui marquent autant la richesse de ce témoignage que la nécessité de le lier au parcours personnel et professionnel du témoin avant-guerre.

Commençons par son expérience d’officier d’active : Henri Bénard aborde le combat pétri du discours dominant sur la guerre à venir : « le moral de tous les soldats est tel que leur élan sera irrésistible » (p. 15). D’où l’amère désillusion lorsque le front s’enlise à l’ouest : « Cette guerre est horriblement triste et monotone. C’est bien allemand. Pas de vie, pas d’enthousiasme. Des duels d’artillerie continuels dans lesquels nous restons spectateurs terrés sous les rafales, voilà tout ce que nous voyons. Des pertes sans combat, quand un obus tombe sur nous, de la puanteur de cadavres de chevaux, des cris de blessés qui, toute la nuit, appellent au secours, de la mort, de la boue, du sang. Voilà nos visions de chaque heure. Ce n’est pas ce que j’avais rêvé. » (p. 30) La guerre est une « guerre d’usure » où « le succès appartiendra au plus tenace » (pp. 36-37) et le commandant Bénard ne se fait pas d’illusion sur la durée de la guerre : elle sera longue affirme-t-il le 28 octobre, puis le 25 novembre 1914. Les responsables désignés de cette situation de blocage sont les Allemands, pour lesquels Henri Bénard n’a pas de mots assez durs : « le Kaiser est malade et l’Allemagne aussi. Il faudra les tuer tous, si on le peut, pour que cette vermine ne puisse se renouveler. Nous en avons tué un certain nombre ces jours derniers. C’était de la garde bavaroise. On ne s’amuse plus à faire de prisonniers. » (p. 118) Soulignons le contexte particulièrement angoissant de la guerre de mines qui sévit alors dans son secteur et menace les hommes d’être ensevelis vivants.

Second point : l’attachement aux provinces perdues, intense dans le témoignage de Bénard, s’explique par les origines alsaciennes de sa femme. Apprenant l’avancée des troupes françaises à l’Est, en août 1914, Henri Bénard exulte : « le rêve de ma vie s’est réalisé. Mais je voudrais être plus jeune et ne pas avoir tant attendu la délivrance. » (p. 17)

Au fil des lettres, il apparaît également que la guerre n’épargne pas les officiers (p. 72) bien qu’ils jouissent de conditions matérielles meilleures (p. 46). Le commandant Bénard livre ainsi de belles pages sur la dureté des conditions de vie au front : la boue, la peur, le froid (voir par exemple p. 58). Sa qualité d’officier confère d’ailleurs à son témoignage un intérêt majeur. Il met un peu plus en lumière la responsabilité et le rôle du chef, chargé de maintenir la discipline jusque dans l’attaque (p. 42). Il n’hésite pas, ainsi, à les menacer de mort avant l’assaut, en cas de défaillance. Son rôle, explique-t-il plus loin, est celui d’une courroie de transmission entre l’infanterie, dans les premières lignes, et l’artillerie, un peu en retrait.

08/03/2009

Marty Cédric.

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