Brefs souvenirs 2/12 Jean Norton Cru
Jean Norton Cru n’est évidemment pas un inconnu pour tous ceux qui s’intéressent à la Première Guerre mondiale. Les quelques notes qui suivent seront perçues par beaucoup comme des répétitions. Sur ce même site et dans le livre collectif du CRID 14-18, 500 témoins de la Grande Guerre, figurent des notices « Cru, Jean Norton », de même que dans le tome 1 du Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours (sous la direction de Patrick Cabanel & André Encrevé, Les Éditions de Paris, 2015). Mais la pédagogie est faite de répétitions et celles-ci ne sont pas inutiles tellement on a pu essayer de propager des erreurs à son sujet.
Passons très vite sur son nom et sa nationalité. Jean Norton Cru n’était ni un Américain, ni un Canadien, mais un Français né en Ardèche en 1879, qui a ensuite fait carrière d’enseignant aux États-Unis. Son nom de famille : Cru ; son prénom : Jean. Le nom de famille de sa mère anglaise a été intercalé.
Les quatre erreurs à relever sont les suivantes :
1. Certains ont critiqué JNC sans l’avoir vraiment lu. Son grand livre est Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, publié en 1929 ; une version destinée au grand public a paru chez Gallimard en 1930 sous le titre Du témoignage. Celle-ci comptait 116 pages de résumé de la méthode et 154 pages de passages choisis pour l’illustrer. En 1967, Jean-Jacques Pauvert a repris le texte dans la petite collection « Libertés », si originale, sans l’anthologie mais avec une solide biographie de JNC. D’autres éditions ont paru sans l’anthologie ni la biographie. On ne peut pas se contenter de celles-ci. En fait, un historien sérieux devrait avoir lu les 700 pages de Témoins. Je l’ai fait, deux fois, en prenant d’abondantes notes, et je me prépare avec jubilation à une troisième lecture. Car ce livre, en plus d’être indispensable, est passionnant. En le lisant, on peut suivre une intelligence en marche. C’est peut-être cela que certains n’ont pas su comprendre. Témoins a été réédité. On gagnera à lire la version de 2006 aux Presses universitaires de Nancy, préparée par Frédéric Rousseau, alors membre du CRID 14-18, qui contient en annexe les réactions à l’ouvrage.
2. Parmi les critiques adressées à JNC, il en est une qui revient, bien qu’il l’ait lui-même complètement dégonflée. JNC ne se serait appuyé que sur son expérience personnelle de combattant pour analyser la littérature testimoniale. Une seule expérience ! En fait, il a étudié environ trois cents témoignages ; il les a comparés ; il les a placés dans leur contexte ; il a vérifié leur authenticité ; il a beaucoup lu sur la guerre et consulté les cartes du front… Sans avoir l’expérience directe du front, l’historien du XXIe siècle doit admettre la solidité de la démarche de JNC qui est lui-même devenu un des 500 témoins de la Grande Guerre, livre paru en 2013 après l’édition par Marie-France Attard-Maraninchi et Roland Caty de ses Lettres du front et d’Amérique 1914-1919 (Publications de l’Université de Provence, 2007).
3. J’ai entendu des propos sur l’historiographie qui, sans comprendre que chaque école historique a apporté du neuf, traitaient l’école positiviste de ringarde. Partant de là, d’autres, ou les mêmes, ont qualifié JNC de positiviste pour le dénigrer. Il n’aurait pas été capable de s’élever au-dessus du simple établissement des faits bruts. Or, lisez JNC : il demande qu’un témoignage personnel soit subjectif ; il cherche à comprendre les intentions les plus diverses des auteurs de témoignages. Il a parfaitement su découvrir le dualisme de la pensée chez le même individu, ce que Pierre Laborie a développé depuis dans ses livres sur l’opinion française sous l’Occupation. JNC pense que cette « attitude à double face » « est intéressante car elle est profondément humaine » (Témoins, p. 194).
4. Enfin, JNC a été récupéré par les négationnistes de la Shoah, et c’est une complète aberration. Il aurait montré qu’on ne peut pas se fier aux récits des témoins. On n’attend pas de ces gens-là un grand souci de vérité et de déontologie. Ils sont sans scrupules. Mais que certains historiens aient voulu suivre leurs traces, c’est plus surprenant ! Sont-ils sans scrupules ou sans information ? Car, dès les premières pages de Témoins (p. 13), on peut lire que les témoignages des combattants, dégagés de la gangue constituée par la littérature de guerre la plus conformiste, « représentent une manifestation unique de la pensée française, un accès de sincérité collective, une confession à la fois audacieuse et poignante, une répudiation énergique de pseudo-vérités millénaires ».
Il faut absolument lire Jean Norton Cru.
Rémy Cazals
Prochaine chronique : Brefs souvenirs 3/12 François Maspero
Bonjour,
Merci pour ces « Brefs souvenirs » consacrés à Jean Norton Cru, particulièrement instructifs avec les « quatre erreurs à relever ».