La playlist Metal du Crid 14-18 (#1) (par François Bouloc)

Cette nouvelle rubrique du site Crid 14-18 vous propose de découvrir à chaque fois un morceau de musique metal traitant de la Première Guerre mondiale. Assez peu reconnue et diffusée en France, la musique metal est apparue il y a environ une cinquantaine d’années, elle est basée sur un son de guitare lourd et nanti d’une très forte distorsion, d’une batterie puissante et souvent rapide et de vocaux aigus ou gutturaux (pour faire bref). Ses thématiques de prédilection gravitent notamment autour de la mort, la destruction, la souffrance, l’horreur ou la guerre, et l’histoire est souvent convoquée à travers des personnages ou des périodes liées à ces dernières. Par suite, la première Guerre mondiale est abordée par de très nombreuses formations du genre, et en tant qu’historien de ce conflit et amateur de longue date de cette scène musicale, je me propose ici d’expliciter un morceau particulier dans chaque nouvelle chronique.

Vous pouvez voir la vidéo du morceau en cliquant sur son titre ci-dessous.

#1 — 1914, « … And a Cross Now Marks His Place » (2021)

Le groupe 1914 constitue un choix incontournable pour démarrer cette série de textes. La formation, d’origine ukrainienne, existe depuis 2014 et, comme son nom le laisse deviner, se consacre exclusivement à la Première Guerre mondiale dans ses chansons. Son dernier album en date, The Blind Leading The Blind, est sorti à 11h le 11 novembre 2018… La ville d’origine du groupe, Lviv, qui s’est aussi appelée Lvov ou Lemberg au gré de l’histoire européenne, symbolise de fait à elle seule l’intérêt et l’attachement des membres du groupe à l’histoire en général, et au premier conflit mondial en particulier. Nous aurons l’occasion d’évoquer d’autres morceaux de ce groupe au fil de ces chroniques, mais j’ai ici choisi leur dernier single en date, publié en août 2021 pour plusieurs raisons : le morceau en lui-même est d’excellente facture, et dans l’idée de créer un pont entre histoire et musique, le choix du texte est tout à fait approprié, puisque les paroles du morceau sont la reprise d’une véritable lettre de condoléances envoyée par l’officier d’une compagnie britannique à la mère d’un soldat mort au combat.

Le texte et sa mise en musique fournissent une riche matière pour l’explicitation de l’expérience combattante dans les tranchées, bien illustrée par les images d’archives proposées. Une simple recherche nominative concernant le soldat tué permet de retrouver une page sur greatwarforum.org où une descendante dudit Arthur George Harrison donne tous les éléments retranscrits à la fin de la vidéo, et précise qu’il a été tué le 20 mai 1918 à Ploegsterr en Belgique, dans le cadre de la dernière offensive du printemps 1918. Comme le fait remarquer un autre contributeur du même forum, la date ne correspond pas à un engagement majeur du régiment selon son journal de marche, aussi tout laisse penser que Harrison a pu être victime d’un tir d’artillerie isolé, son poste de mitrailleuse ayant été repéré par l’ennemi. La lettre de condoléances peut donc « enjoliver » le contexte de la mort du soldat en la faisant résulter d’une attaque décisive alors qu’il ne s’agissait certainement que d’une action très locale, un « coup de main » selon les termes de l’époque. Quoi qu’il en soit, le processus décrit dans le texte est très intéressant en ce qu’il retrace bien le flux et le reflux structurant la guerre de positions :

– attaque (ici des Britanniques) contre des positions ennemies (allemandes) : « the company was taking part in an attack and your son’s gun team was one of them which advanced against the enemy » / la compagnie prenait part à une attaque and le groupe de mitrailleurs de votre fils faisaient partie de ceux qui progressaient contre l’ennemi

– gain de nouvelles positions, souvent évacuées préalablement d’ailleurs par les troupes ennemies : « the attack was successful and all guns reached and established new positions » / l’attaque réussit et tous les groupes atteignirent et établirent de nouvelles positions

– contre-attaque quelques heures (plus tard) déclenchée comme il est décrit ici par un tir ciblé d’artillerie. C’est très judicieusement le point de basculement dramatique de la chanson, les mots « later in the night, the enemy shelled our position » / plus tard dans la nuit l’ennemi bombarda nos positions s’accompagnant d’une accélération du tempo et d’une utilisation très figurative de la double grosse caisse pour rendre l’intensité du bombardement.

Nous avons donc ici une description en peu de mots du fonctionnement de la guerre de positions, soit la convergence de la violence extrême atteinte grâce à l’utilisation des armes de l’âge industriel et la stagnation stratégique (personne n’ayant  réellement avancé au terme du cycle flux-reflux que l’on vient d’évoquer).

La violence de guerre est aussi crûment mise en lumière avec là encore une grande économie de mots : Harrison est tué par un obus qui tombe là où il se trouve, blessant aussi le camarade à ses côtés (« and one shell fell on your son’s gun, killing him and wounding a comrade »). La phrase suivante dit l’intensité de la destruction des corps sur les champs de batailles de la Grande Guerre : « It was impossible to get his remains away » / il n’a pas été possible de ramener ses restes, euphémisme pour dissimuler un peu le fait que le corps a été intégralement broyé par l’explosion, et qui explique que seul l’emplacement de son décès a été marqué : et une croix indique sa place, comme le dit le titre du morceau.

Enfin, les mots que l’officier formule à la fin de sa lettre ouvrent le champ du deuil familial, nouvelle phase de la vie de ses proches que le registre patriotique incontournable en la circonstance peine forcément à compenser : « votre fils a toujours fait son devoir, il a même donné sa vie pour la patrie, Nous honorons tous sa mémoire, et j’ai l’espoir que vous trouverez un peu de consolation en gardant ceci en mémoire ». De fait, si la mort du private Harrison fut « instantanée et sans souffrance », il n’en sera pas de même de l’ombre portée de son absence, et les expressions de visage de l’officier fictionnel qui écrit la lettre dans la vidéo montrent qu’il en a d’ailleurs pleinement conscience. Les derniers mots, froidement ironiques, détournent le texte original de la lettre, qui est signée non de l’officier, mais de la guerre elle-même (« In true sympathy, yours faithfully, War », soit : En toute sympathie, fidèlement votre, la Guerre…).

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