Leleu, Louis (1892 -1967)

Originaire de Beuvry,  petit village du Nord de la France, Louis Leleu s’engage en mars 1913 à 21 ans au le 102e RI de Versailles après l’obtention du certificat d’études et une expérience de clerc de notaire, afin d’intégrer la musique militaire, musique qu’il pratique depuis l’enfance. Il entre ainsi en guerre comme « musicien militaire » attaché au poste de brancardier qu’il conservera comme soldat de 2e classe jusqu’en juillet 1919, date de sa démobilisation.

Ses souvenirs, écrits tardivement après l’événement, font montre à la fois d’un certain style et d’un recul bienvenu dont il prévient le lecteur et qu’il garde en permanence : « Je veux seulement décrire ce qu’a vu un simple soldat dans son horizon fort restreint », écrit-il comme une sorte de préambule. Et justement Louis Leleu s’astreint à replacer sa petite histoire dans la grande, avec le souci de bien écrire son expérience avec « son » 102e, d’en faire un récit vivant, soulignant lorsqu’il le faut, franchement les lacunes de sa mémoire. Le témoignage de Louis Leleu est à rapprocher de celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, écrit celui-ci « sur le vif ». Même ton, et similitudes dans les tâches et l’organisation du temps et de la sociabilité des musiciens-brancardiers chez les deux témoins, qui traversent la guerre dans des groupes stables. L’un, mort avant la fin de la guerre, tient un carnet non retouché alors que le second reprend ses souvenirs plusieurs dizaines d’années après le conflit pour les livrer aux lecteurs.

Evoquant ses jours de caserne d’avant août 1914 et l’organisation de la « carrée » (il confond d’ailleurs alors l’origine de l’expression « Sou du soldat »), l’auteur reconnaît la « naïveté » avec laquelle il aborda le conflit, comme nombre de ses jeunes camarades soucieux de sortir de l’enfermement militaire. Louis Leleu circule durant la guerre entre la Somme, la Marne, la Champagne et le front de Verdun qui prend d’entrée un caractère d’exception. Les musiciens-brancardiers sont essentiellement chargés de récupérer les cadavres sur le champ de bataille, soulignant les  moindres contraintes de l’autorité en première ligne, en proportion des dangers vécus. Il raconte les combats, le quotidien et les anecdotes de guerre sans toujours bien dater les faits. Mais il tente dans ses souvenirs de s’opposer une histoire mythifiée de la guerre, dénonçant l’aveuglement des chefs, rappelant utilement à travers la description empreinte encore de beaucoup d’émotion à plusieurs dizaines d’années de distance, de deux exécutions auxquelles assiste la Musique, que la justice militaire a sévi pendant toute la durée du conflit. La première se déroule dans la Somme fin 1914 : « La troupe, selon le rite, défila devant le cadavre avec notre Musique en tête » (p. 69). La seconde, à Verdun, est particulièrement traumatisante (p. 126).

Son témoignage met en valeur l’importance des rituels de socialisation, l’accueil des bleus, l’arrogance parfois des anciens, l’élaboration enfin de différentes strates de sociabilité dont celle du groupe de la Musique. Ce dernier trouve dans cette activité, celle du secours aux blessés, un solide ferment de solidarité d’autant que la fonction particulière « fait » groupe et séparent les musiciens-brancardiers des autres protagonistes. Ils s’appellent entre eux « les quatre mousquetaires », « les «bonshommes de la 1ère escouade » (p. 66 avec photographie de groupe page suivante) : « La première sera toujours la première » devient leur devise. Il souligne également la possibilité continuelle de nouvelles affectations et ses conséquences : « Quitter les copains, c’était pour moi une catastrophe, outre que la mission n’avait rien d’affriolant » (p. 134).

La circulation des régiments fait revenir les soldats dans les mêmes secteurs, retrouver les liens avec les civils, les régiments jumeaux. Peu  sensible aux distinctions qui se multiplient, mais qui permettent surtout des occasions festives et des jours de permission en plus. L’auteur fait montre d’un certain talent de conteur avec quelques brins d’humour (p. 134 sur le double sens du mot « coureur »), rappelant les bons mots échangés souvent entre les hommes dans les moments les plus difficiles. Il s’attarde également à souligner les liens noués avec les jeunes filles de l’arrière, et les « idylles » dont il semble écrire qu’elles furent nombreuses, débouchant parfois sur des mariages (p. 163). Les musiciens deviennent d’ailleurs au dire de Leleu de fervents catholiques pratiquant uniquement pour approcher le « cœur » des demoiselles (p. 157).

L’édition du texte de Louis Leleu est accompagnée de photographies de l’auteur ou de l’un de ses camarades, Deblander, intrépide photographe qui risque sa vie pour des photos (p. 138) réalisées au front et viennent heureusement apporter : portraits, groupes, à des dates différentes avec le nom des protagonistes.

Originaire d’un village d’un département situé à « 5 ou 6 kilomètres » de la ligne du front fin 1914, Louis Leleu évoque à plusieurs reprises la situation de ses parents qui tiennent un commerce : liens avec les régiments anglais, peur des bombardements et des pillages, évacuation en 1918 et perte de la maison familiale devant la violence des engagements. Pourtant, malgré cette situation, Louis Leleu écrit : « Ma mère avait reçu d’une commission administrative une sommation de payer immédiatement un impôt spécial sur les bénéfices de guerre ! » (p. 167).

Des Flandres aux Vosges. Un musicien-brancardier dans la Grande Guerre, texte transcrit par Danièle Percic, Saint-Cyr-sur-Loire, Éditions Alan Sutton, 2003, 192 p.

Avril 2012 – Alexandre Lafon

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Prud’homme, René (1894-1972)

« Je me rends parfaitement compte que les choses vont mal pour nous, pourtant préparés à aller toujours de l’avant » (22 août 1914 – Virton Belgique). Cet écrasement des hommes, le caporal puis sergent René Prud’homme, ayant devancé l’appel en 1914, le rencontre dès l’entrée en guerre et à plusieurs reprises dans son expérience combattante au 124e RI de Laval.

La première épreuve du feu, intense et déstabilisante, se déroule ce même 22 août 1914. Le soldat-combattant subit plus qu’il n’agit lors de cette journée fondatrice. Puis la retraite au milieu des civils s’apparente pendant plusieurs jours à une longue plage de combats marquée par le manque d’informations qui démoralise. Cet anonymat du combat, souligné par nombre de témoins, René Prud’homme le décrit après son retour au front suite à une première blessure lors des dures journées de février 1915 dans la Marne. Après avoir été à cette occasion évacué plusieurs mois pour maladie et suite à un stage de mitrailleur, il reprend le chemin des tranchées en février 1916 comme chef de section. Ce sera Verdun en mai 1916, et un autre épisode difficile, d’autant que les combats peuvent être ici directs, rapprochés, au fusil et à la grenade. Les fantassins sont parfois pleinement acteurs, ce que souligne un lieutenant blessé près du fort de Vaux : « Je me suis bien battu ». Mais ce sont aussi les « douches de mort » et l’attente impuissante (juin 1916) sous la mitraille, les cadavres qui s’agglutinent, la peur des hommes qu’il faut conduire tout de même en première ligne. L’expérience se durcit et la remobilisation constante paraît plus difficile. Le 124e RI reste ensuite cantonné à partir du printemps 1917 au Nord de Mourmelon dans le secteur du massif de Moronvilliers. Le témoin décrit alors la multiplication des combats rapprochés mais aussi la guerre de matériel et de techniciens (il est devenu sergent-grenadier). L’équipement et la logistique générale bien meilleurs soutiennent le moral malgré la violence des combats et des duels d’artillerie.

Ce carnet originellement intitulé En première ligne en partie publié, offre un témoignage personnel où n’apparaissent que peu de noms propres, mais parfois les termes « camarades » ou « amis » que l’auteur perd souvent au fil du temps de guerre. Il s’applique surtout à décrire la « petite guerre interne » qui mine les rapports humains au front en parallèle aux souffrances ressenties. Ainsi, on retrouve des échos des carnets de Louis Barthas dans ce témoignage qui n’a pourtant rien d’engagé lorsque l’auteur dénonce les officiers zélés et rancuniers, les petits arrangements et les abus de pouvoir.

René Prud’homme évoque l’importance du « devoir » de combattre. Il veut bien « chasser l’ennemi mais ne pas mourir pour rien » (pp. 79 et 125). Et ceux qui l’entourent, à l’exception de quelques officiers téméraires, sont à son image : « J’ai vu des départs où il fallait traîner les hommes ivres comme des bêtes, et les jeter dans les wagons. »

Le témoignage de René Prud’homme, sans doute composé dans l’immédiat après-guerre, met en relief quelques éléments intéressants : l’utilisation par l’auteur de deux planches sur le torse en 1914 pour se prémunir des coups de baïonnettes (abandonnées en 1915),  l’utilisation de mitrailleuses en bois pour l’entraînement des futurs spécialistes encore en 1916, le desserrement des liens d’autorité en première ligne, notamment à Verdun. Les descentes vers le cantonnement de l’arrière se font ainsi souvent individuellement ou par petits groupes sans aucune pression coercitive : il s’agit pour les hommes de trouver enfin, un coin pour boire, dormir, manger. René évoque aussi « les chemins de fer aériens » et ces obus sur trois qui n’explosent pas, les morts et les blessures dans les secteurs calmes causés le plus souvent par des accidents.  Il faut encore une fois à travers ce témoignage noter le faux rythme du front, entre monotonie des secteurs calmes et les temps de combat ? Ces derniers se transforment avec les progrès techniques réalisés – aviation, microphone, lance grenade Vivien-Bessières, camion-automobile -, les nouvelles formations de combat aussi à partir de la fin 1917. Ce qui n’empêche pas le 124e RI d’effectuer encore 200 km à pied en 12 jours pour aller prendre le cantonnement dans la Somme en novembre-décembre 1917. Des exemples de « vivre et laisser vivre » parsèment ce témoignage comme cet épisode relatant la découverte d’un puits d’aération d’une tranchée souterraine allemande en Champagne : « Mon lieutenant me promet de garder pour lui ce que je lui fais voir, car un rapport à l’arrière pourrait déclencher un tas de catastrophes » (p. 135). Il s’agit, quand c’est possible, de garder la « tranquillité », même si les « boches restent les boches » (p. 136), et que des « cartons » peuvent être faits sur les « kamarades » d’en face (p. 163). De ce point de vue, l’année 1918 est bien présentée comme une année meurtrière, René Prud’homme perdant sept soldats de sa section lors d’une relève après de difficiles combats en face du mont Cornillet en 1918 : « J’ai besoin de pleurer car ce sont des amis que je perds » (p. 182). En septembre, désireux de « ficher le camp » après avoir bien servi, René obtient un stage pour passer chef de section, mais refusera ensuite au lendemain de l’armistice toute promotion. Il quittera définitivement l’uniforme en 1919.

Des aquarelles de l’auteur et des photographies  d’un autre soldat du 117e RI (pas toujours bien utilisées) illustrent ces souvenirs de guerre, ainsi que des extraits utiles du Journal des Marches et Opérations qui viennent nous rappeler le discours dominant de l’autorité militaire durant le conflit, discours très orienté qui fait de l’unité un corps « brave », dynamique et volontaire sans nuance, usant d’un vocabulaire largement déréalisant.

Le fusil et le pinceau. Souvenirs du Poilu René Prud’homme 124e R.I., Saint-Cyr-sur-Loire, Editions Alan Sutton, 2007.

Alexandre Lafon, février 2012

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Pergaud, Louis (1882-1915)

« Ça continue, je lâche le crayon et vive la France ! » (8 octobre 1914). Ce passage illustre à lui seul l’état d’esprit dans lequel l’écrivain Louis Pergaud, prix Goncourt 1910 avec La Guerre des boutons, a rédigé son carnet de guerre. Ce dernier  témoigne en tout cas, à travers une écriture directe, et grâce à la présentation critique de son édition par Françoise Maury, de l’expérience d’un homme de lettres appelé par la conscription au combat, soucieux de noter fidèlement sur son petit carnet marron ce qu’il vit, avec un certain talent de narrateur. Mobilisé dès l’entrée en guerre d’août 1914 au 166e RI cantonné à Verdun, il restera avec son unité dans le secteur au Sud-Est de cette ville jusqu’à sa disparition en avril 1915.

Pergaud retient d’abord l’incorporation et l’intégration au groupe des camarades de l’escouade du peloton des futurs sous-officiers, et à celles encore plus restreintes des camarades choisis (« la vie à trois s’organise ») à la caserne, mais qui partent à tour de rôle dans des directions différentes. Stéréotypes énoncés envers les Méridionaux, échos des « atrocités allemandes » et des « batailles » se succèdent dans les notes de l’écrivain jusqu’au départ au front en octobre 1914 après une courte formation. D’emblée, les « mots » de guerre de Louis Pergaud montrent un soldat investi dans son rôle de cadre combattant et une adaptation vitale aux conditions de vie et de combat. Il nous rappelle la violence des engagements de l’automne, ici autour de Verdun, chacun des deux armées ayant encore la perspective de prendre rapidement l’avantage.

L’intellectuel entre en contact avec toutes les composantes sociales et régionales de la société, intégrant l’argot de caserne et des tranchées qui s’installent avec la fixation de la ligne de front et en parallèle, le brassage et de la mobilité des hommes de secteurs en secteurs. Arrivé dans les tranchées, Louis Pergaud conserve son « métier » d’écrivain et rédige la préface du journal de son capitaine de compagnie, tout en s’incorporant au groupe des sous-officiers dont il narre le quotidien. Le rôle du sous-officier d’infanterie paraît difficile puisqu’il s’agit de régler en guerre la vie en communauté, sous les ordres d’officiers parfois peu altruistes : distribuer équitablement abris, postes et nourriture, surveiller et punir, régler les litiges entre les hommes et avec les civils, et sermonner les « poilus » qui « pissent » littéralement sur leurs camarades endormis (9 novembre). La guerre racontée par Pergaud est donc celle « au ras du sol », qui évite les grandes tirades et les réflexions panoramiques, pour s’attacher aux détails signifiants. Il trouve dans son nouveau « métier » à la fois une communauté, celle des sous-officiers « dans la tranchée » avec qui il partage les tâches, les corvées, les colis. C’est pour lui le cadre de la camaraderie masculine construite aussi par l’autorité militaire (appel des morts de la compagnie – 31 décembre 1914) qui ne va pas d’ailleurs toujours de soi, tant le camarade militaire peut être un « puant individu », ou porteur d’une identité de « caste » (p. 70).

La sanction positive devient un des horizons d’attente : devenir adjudant et coudre l’écusson du grade ou acheter après cette nomination sa gaine de revolver ; être proposé sous-lieutenant, autant de perspectives notées avec régularité dans le carnet de Pergaud qui témoigne de la force d’attraction de la hiérarchie : il s’agit aussi de briller et se rapprocher du monde des décideurs.

En février 1915, Pergaud n’a pas perdu son coup de plume et témoigne des échos de la bataille des Eparges. Les 18 et 19 mars, il connaît la violence décuplée des assauts devant Marchéville-en-Woëvre qui monte d’un cran, avec l’écrasement des hommes présentés comme spectateurs. L’écrivain n’hésite pas à noter l’horreur de la situation : « Le soir, la 1ère compagnie seule doit recommencer l’opération. C’est ridicule et odieux ! Et le 75 nous a tapé dessus achevant les blessés de P3 » ; « Danvin manque de se noyer dans un trou plein de boue, de sang, de pissat et de merde. » Il semble que Louis Pergaud ait été blessé dans la nuit du 7 au 8 avril 1915, pulvérisé ensuite sur le champ de bataille par les mêmes tirs des canons français.

Bibliographie :

. Pergaud Louis, Carnet de Guerre, Paris, Mercure de France, 2011, 158 p.

. Les Tranchées de Louis Pergaud, Connaissance de la Meuse, 2006.

Alexandre Lafon, février 2012

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Gabard, Ernest (1879-1957)

L’acte de témoigner explicitement peut se matérialiser sous différentes formes. Ernest Gabard, âgé de 35 ans lors de l’entrée en guerre, ancien élève de l’Ecole des Beaux-Arts à Paris, versé au 270e RI, est l’un de ces artistes qui ont utilisé leur talent au service de leur mémoire de guerre. Il choisit ainsi de fixer son expérience du conflit à travers la production d’aquarelles, prolongeant après-guerre son activité artistique par les sculptures ornant une quinzaine de monuments aux morts érigés dans le Sud-ouest de la France dans les années 20, dont beaucoup seront de facture pacifiste.

Les 42 aquarelles publiées avec soin dans le cadre des missions éducatives du CDDP des Pyrénées-Atlantiques ont été réalisées sur des feuilles de petit format, reliées entre elles par un anneau, facilement transportable dans la musette. Le régiment de l’auteur oscille alors entre les différents secteurs du front de l’Argonne, entre La Harazée et la rive gauche de Verdun. La confrontation avec le Journal des Marches et Opérations de son unité montre que le témoignage reste fidèle à l’expérience de l’auteur.

Chaque aquarelle porte, comme un album photographique construit, date et légende permettant de localiser scènes et paysages. La production conservée et publiée couvre la période de novembre 1915 à avril 1916.

Les aquarelles d’Ernest Gabard se rapprochent des productions et du trait de Mathurin Méheut, notamment lorsqu’il s’agit de dessiner les hommes du front (voir en particulier pp. 11 et 57 dans MÉHEUT Maturin, 1914-1918, des ennemis si proche, présenté par Elisabeth et Patrick Jude, Rennes, Éditions Ouest-France, 2001). Dans le cas de la production d’Ernest Gabard, le spectateur se trouve face à une succession de sujets propres à l’expérience de fantassin vécue par l’auteur, à l’image de cette aquarelle datée du 23 mars 1916, réalisée à Villers-les-moines et portant la légende : « La loge à cochon… que j’habite ! » L’auteur croque ainsi des scènes du quotidien : « Nubécourt, Noël 1915 à la veille de « prendre les tranchées » le lieutenant réunit les offs et s/offs du bataillon. Réunion des plus gaies et des plus cordiales. Le s/lt Allain chante « Chargez ! » On retrouve les thèmes classiques de la littérature de témoignage : la vacuité du temps long de l’attente, les jeux, les tranchées, les abris, le matériel et les armements auxquels doivent faire face les combattants, l’arrivée des premiers casques et des masques à gaz… Ernest Gabard choisit un cadrage ressemblant à la photographie sépia usant d’une riche variation de teintes. Ses œuvres décrivent un univers guerrier et masculin, comme une sorte de « huis-clos » dont les civils sont absents, empreints d’une certaine douceur qui rompt avec la réalité de la violence de la guerre de siège. Cet univers est marqué par l’adaptation continue de ses occupants, à l’image de la transformation de l’autel d’une église en pleine air qui « devient salon de coiffure et bureau où chacun va faire sa correspondance ». Le « regard » de l’artiste offre alors à l’historien une porte d’entrée supplémentaire pour appréhender la guerre de tranchée, propice à la production d’un tel témoignage.

Il reste à souligner la qualité de l’édition qui propose lexique et appareil critique utile et complet, et surtout la mise à disposition d’un site Internet qui permet d’avoir accès aux aquarelles : http://sites.crdp-aquitaine.fr/gabard/

Carnet de guerre. Aquarelles. Novembre 1915-avril1916, Pau, CDDP des Pyrénées-Atlantiques, 1995.

Alexandre Lafon

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Jean, Renaud (1887-1961)

1.Le témoin.

Renaud Jean, premier député communiste élu en 1920 et membre du Comité Central du Parti communiste français entre 1932 et 1940, est né à Samazan dans le Lot-et-Garonne le 16 août 1887. Issu du monde rural (son père et métayer engagé dans des mandats locaux), possédant une solide formation scolaire, adhérent au parti socialiste en 1907 et porté par des idées révolutionnaires, Renaud Jean part en guerre à l’âge de 27 ans. Il a effectué son service militaire entre 1908 et 1910 dans un régiment régional, le 88e RI d’Auch et entre en guerre affecté au 24e RI colonial de Perpignan comme caporal (volonté d’éloignement?).

Il connaît la première épreuve du feu dans les Ardennes Belges le 22 août 1914. Après la retraite, redressement de la Marne où il est blessé le septembre. Soigné à l’hôpital auxiliaire du lycée Palissy (où il rencontrera sa future épouse, professeure agrégée de sciences naturelles). Il est définitivement réformé en janvier 1915. Il sera par la suite le fer de lance du communisme rural dans le département du Lot-et-Garonne mais également par ces engagements nationaux dans entre-deux-guerres.

Document : Archives départementales de Lot-et-Garonne, série R, registres matricules – carton 1 R 643

2. Le témoignage

Le carnet de Renaud Jean, authentifié, a été publié en totalité dans le numéro 44 des Cahiers du Bazadais en 1979 par Jacques Clémens. L’original contient 80 pages, dont 43 ont été le support de l’écriture du récit au crayon. Le carnet a été tenu au jour le jour, voire heure par heure pour certaines journées, comme celle de la blessure, que l’on peut située entre 11h et 14h le mardi 8 septembre 1914. Le récit de guerre s’arrête avec elle, après le retour à Agen le 13 du même mois.

3. Analyse

Assurément, les quelques notes laissées par Renaud Jean montrent un homme d’abord profondément antimilitariste. Il impute au « capitalisme », « patriotisme », « colonialisme » et « nationalisme », la responsabilité de l’entrée en guerre, soutenue par des « chefs » militaires injustes et pétris de « discipline ». Citant Kropotkine, « le prolétariat n’a pas su faire le socialisme », c’est un homme de culture révolutionnaire qui prend l’uniforme, c’est un homme aussi déçu par le cours des événements. L’attente du combat pèse sur ces propos de plus en plus défaitistes, d’autant qu’il se retrouve dans un régiment colonial où la cohabitation avec les cadres sous-officiers et officiers de carrière semble difficile. Et le 22 août dans les Ardennes belges, c’est l’épreuve du feu : le soldat Jean devient combattant, ce qui transparaît dans l’évolution de l’écriture. Le récit des combats, des rumeurs constamment évoquées, de la peur qui laisse peu de place à la réflexion de fond : « Quand on est au combat, on s’abrutit, on ne pense à rien » (31 août). L’adaptation se fait par la force des circonstances, qui sont d’abord celles de la retraite qu’il compare à la Débâcle de 1870 racontée par Emile Zola. Il perçoit rapidement que la guerre se gagnera avec l’artillerie et l’aviation que les militaristes « prussiens » utilisent avec intelligence. « Nous sommes victimes de l’incurie des administrations et de l’incapacité des chefs », écrit-il le 3 septembre. L’escouade, la section, le camarade que l’on voudrait retrouver dans le désordre du combat deviennent autant de repères qui montrent l’intégration littérale du soldat Jean dans la guerre, avant que la blessure ne l’éloigne définitivement du champ de bataille. Celui de la Grande Guerre tout du moins puisqu’il écrivait dès le 18 août : « (…) Je suis persuadé que dans 20 ou 40 années nous en aurons une nouvelle, et ainsi jusqu’à la consommation des siècles. Attendre la paix des gouvernants, c’est folie. » Son parcours de l’entre-deux-guerres est bien déjà en germe à l’automne 1914.

Alexandre Lafon

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Castéla, Maurice (1892-1990)

1. Le témoin.

Maurice Castéla part en guerre comme sergent réserviste au 11e RI de Montauban, dès les premiers jours du conflit. Son parcours peut être qualifié d’odyssée. En effet, il connaît avec la IVe Armée la première épreuve du feu lors de l’offensive de Lorraine le 22 août 1914 dans les Ardennes belges qui se solde par la débâcle de son unité. Resté à l’arrière de l’avancée allemande, il ne rejoint les lignes françaises que le 16 septembre dans la Somme après avoir réussi à échapper aux troupes ennemies. De septembre à novembre 1914, il reste au dépôt à Montauban avant de reprendre le chemin du front dans le secteur de la Marne. Après un long séjour aux tranchées, il est évacué une première fois en janvier 1915 pour maladie, notamment à Mailly-Le-Camp puis à Castelnaudary. Il rejoint le front en mars 1916 mais reste plusieurs semaines au dépôt. Il est enfin affecté au 100e RI en juillet 1916. Incorporé après une formation dans une « compagnie des mitrailleuses », il sera encore par trois fois évacué, dont deux pour blessures (février 1917 et mars 1918).

2. Le témoignage.

Mis au propre en entre 1916 et 1919, le témoignage sans doute rédigé à partir de carnets écrits sur le moment  (« (…) Nous faisons la manille. Je viens de perdre deux sous » – 26 novembre 1914), se compose de feuilles dactylographiées organisées en trois parties. La première reprenant les souvenirs du sergent Castéla d’août 1914 jusqu’à l’engagement du 22 de ce même mois en Belgique, accompagnée de plusieurs lettres envoyées alors à ses parents. La seconde s’attache en 82 pages à décrire l’épisode des « 26 jours dans les lignes allemandes ». Sur ce sujet, lire également : Quatre ans derrière les lignes allemandes pendant la Grande Guerre. Les troglodytes de Graide 1914-1918, présentés par Jacques Clémens, Recueil de document n°4, Agen, Archives départementales de Lot-et-Garonne, 1984. C’est en cela que ce témoignage est essentiellement original. La troisième partie enfin relate l’expérience du témoin entre le 26 septembre et le 26 juillet 1916, date à laquelle se termine le témoignage : « (…) La guerre durant depuis trop longtemps déjà, les poilus cessent de noter leurs souvenirs de guerre » (p. 43). Nous n’avons ensuite qu’une feuille simple qui récapitule son parcours de 1916 à fin 1918 date à laquelle il est réformé.

Articles de journaux, extraits de citations, quelques correspondances échangées avec des soldats ayant été camarades d’infortune coincés avec le témoin derrière la ligne allemande et avec des civils qui les avaient abrités, listes de personnages intervenant dans le récit viennent compléter le témoignage proprement dit.

3. Analyse.

Maurice Castéla entre en guerre comme bien d’autres témoins, avec l’impression de partir et de vivre ensuite des grandes manœuvres. Les premiers combats du 22 août dans la forêt de Luchy (Ardennes belges) éclatent alors comme un coup de tonnerre (lire entre autre les témoignages de Valéry Capot et Henri Despeyrières sur cet épisode) : la première épreuve du feu s’avère catastrophique : « Le feu intense de l’adversaire nous inflige de lourdes pertes. » L’ennemi est invisible, et son tir précis, le combat se fait « d’arbre à arbre ». Quand la fusillade se calme, Maurice Castéla et un groupe d’hommes avec lui se retrouvent derrière la ligne allemande : « L’armée française recule donc. Aujourd’hui, il faudra essayer coûte que coûte de sortir d’ici » (23 août 1914). Finalement, le groupe d’étoffe de plusieurs dizaines de soldats de plusieurs unités, blessés ou valides, surpris par le recul des troupes française. Il prend le chemin du sud puis de l’ouest.  S’en suivent des jours de marche (une moyenne de 21 km par jour) dans les bois pour rejoindre le gros des troupes, en évitant les unités ennemies et en vivant sur le pays ou grâce en particulier à l’aide fournie par les populations civiles (nourriture, vêtements civils). Certains soldats quittent le groupe en volant des effets personnels de leurs camarades. Au final, Maurice Castéla reste avec deux autres soldats, mais écrit le 15 septembre aux abords des lignes allemandes en France, dans la Somme : « (…) Nous avons perdu Maury en route. Il a dû être fait prisonnier.»

Dans la courte période de guerre de position relatée dans le témoignage qui nous est parvenu, et qu’il découvre fin 1914 après sa difficile expérience de la guerre de mouvement,  Maurice Castéla évoque son univers de sous-officier de réserve : il retrouve au front ses anciens camarades du service militaire et du « païs », tout en s’inscrivant dans une camaraderie de grade (« popote » des sous-off, « club », « société »). Il accède rapidement au poste d’agent de liaison : « Ici, près du commandant se trouvent les cuisines, ce qui m’a permis mieux boire, mieux manger et de passer la nuit sous un très bon abri auprès d’un bon poêle » (26 novembre 1914). L’hiver 1914 est difficile dans la boue des tranchées et les attaques pour quelques mètres de terrain et c’est sans doute ces difficiles conditions de vie qui sont à l’origine de sa première évacuation. Il s’applique ensuite à décrire sa vie « d’éclopé » pendant laquelle se développent de nouvelles amitiés entre 1915 et 1916. La suite de son parcours montre de ce point de vue le caractère fragmenté de ce qu’ont pu être de nombreuses expériences de guerre.

Alexandre Lafon – novembre 2011

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Viard, Albert (1887-1964)

1. Le témoin

Né en 1887 à Gruey dans les Vosges, Albert Viard est issu d’une famille de commerçants. On ne connaît pas exactement son niveau d’études, mais la teneur de ses lettres et son parcours militaires témoignent d’une solide formation secondaire. Il est en juillet 1914, maréchal des logis de carrière au 62e RAC. Après avoir fait la campagne en Alsace-Lorraine, participé à l’offensive de la Marne, avoir été en Artois en 1915 et être passé par le front de Verdun en 1916, il termine cette même année à l’Ecole d’Application de l’Artillerie et du Génie d’où il sort officier. Incorporé au 213e RAL et réengagé à partir du mois d’avril 1917 sur le front, il participe à l’offensive de juillet 1918 dans l’Aisne où il reçoit la blessure qui l’éloignera définitivement du champ de bataille. Il reste mobilisé jusqu’en juin 1919 et la signature des traités de paix.

2. Le témoignage

Publié en 2010 sous le titre Lettres à Léa aux éditions l’Aube, le témoignage d’Albert Viard se compose de la correspondance échangée avec sa femme s’étalant du 31 juillet 1914 au 26 juin 1919, sans qu’elle ne couvre l’ensemble de ses « jours de guerre ». Il manque en particulier toutes les lettres de 1916. quant aux lettres de sa femme, aucune n’a été conservée. Un « journal de marche », adressé lui aussi à Léa témoigne des trois premiers mois de la guerre pour s’arrêter le 14 octobre 1914 avec la mention : « Il est inutile que je détaille la suite car mes lettres ont dû te renseigner suffisamment. »

VIARD Albert, Lettres à Léa 1914-1919, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2010, 222 pages.

3. Analyse

Albert Viard, artilleur militaire de carrière, engagé à l’arrière de la première ligne des fantassins, écrit dès qu’il le peut à sa femme, Léa, restée dans les Vosges. Très croyant, il pense la guerre comme une épreuve de rédemption et tente en invoquant Dieu de soulager l’angoisse de son épouse. L’autocensure est omniprésente notamment dans les premières lettres où la guerre paraît (presque) une partie de plaisir. Le vocabulaire utilisé comme les scènes retranscrites veulent témoigner de l’univers particulier de la guerre de siège. Mais s’il essaye de minimiser le danger tout en mettant en avant son activité combattante, cette autocensure se fissure dès 1915, et l’émotion jusque là retenue prend davantage d’importance, d’autant qu’il perd deux de ses « meilleurs camarades ». L’homme se transforme : « Sans doute qu’à force d’être ici, on devient un peu sauvage et on a des idées à part » (26 novembre 1915). Peu à peu, les extraits de lettres proposés se concentrent sur le lien avec l’épouse, autour de leur première fille, de la naissance d’une seconde en 1917 et de la perspective d’agrandir encore le foyer. Devenu officier dans la lourde, les informations sur la guerre deviennent rares : « (…) La guerre, quand c’est intéressant, on n’a pas le temps d’écrire, et quand on a le temps d’écrire, on a rien à dire » (23 avril 1918). Les réflexions se multiplient sur ce conflit qui dure et qui laisse mourir les bleus de la classe 1918 (26 mai 1918). Il faut attendre le printemps de la même année pour retrouver une certaine assurance : « Je crois qu’ils n’iront pas plus loin » (2 juin 1918). Les lettres témoignent alors de la reprise de ce que Viard appelle la « vraie guerre ». Sa colère contre les « boches », ces « sauvages », elle, ne semble pas faiblir. Les liens de camaraderie et l’amitié transparaissent aussi lorsqu’il raconte le quotidien du front. C’est pendant cette période, le 31 juillet 1918 qu’il est blessé de plusieurs éclats d’obus et rapatrié dans un hôpital militaire, inquiet de ne pas avoir de nouvelles de son épouse. Le retour à la paix sans réelle démobilisation, est source d’ennuis et d’attente de retrouver le foyer tant aimé, quitté depuis 5 ans : « Pendant la guerre, les jours passaient plus vite que maintenant » (28 avril 1919). En creux se dessinent les grèves à Paris, et déjà, la demande de reconnaissance des droits des « poilus » sur ceux de l’arrière.

Dans son court « journal de marche », la guerre est racontée comme elle a été vécue : marches en avant, vie sur le pays, la retraite, la peur, le combat avec son lot de morts et de blessés hurlants, l’aide apportée lorsque cela est possible, même aux Allemands, le temps du retranchement en septembre 1914. Son journal fourmille ainsi de détails qui donnent à lire la guerre « au ras du sol » et qui viennent contrebalancer les propos souvent très atténués des lettres.

Alexandre Lafon – octobre 2011

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Madrènes, Joseph (1890-1936)

Joseph Antonin Bernard Madrènes est né à La Pomarède, canton de Castelnaudary (Aude) le 24 février 1890. Ses parents étaient cocher et cuisinière au château appartenant à la famille Meunier, et ils ont suivi leurs maîtres lorsque ceux-ci se sont installés à Sallèles-d’Aude. D’après les souvenirs familiaux, les Meunier auraient contribué à l’éducation du jeune Joseph. Puis celui-ci est entré en apprentissage chez un parent, ébéniste à Revel (Haute-Garonne). En 1910, il s’est engagé pour trois ans dans la marine à Toulon, comme charpentier. Rentré à Sallèles, fiancé, il a dû repartir lors de la mobilisation de 1914. La lecture de son témoignage le montre conservateur, patriote et surtout catholique pratiquant et croyant. Proche du Sillon de Marc Sangnier, il milite dans divers cercles catholiques ; à Malte, il cherche à entrer dans toutes les églises ; il célèbre la conversion d’un Anglais au catholicisme ; il prend l’engagement d’aller en pèlerinage à Lourdes après la guerre… Marié en février 1919, il crée son entreprise de menuiserie à Azille (Aude), puis à Toulouse, où il meurt le 22 avril 1936. Entre la fin de la guerre et son décès, à une date que la famille ne peut préciser, il a rassemblé et « mis au propre » les éléments de son témoignage.

La guerre en Méditerranée

Ses notes chronologiques sont portées sur un gros registre très illustré de documents divers, principalement des cartes postales représentant des navires de la flotte française ou des flottes alliées, et des vues de Toulon, Bizerte, Brindisi, Messine ravagée par le tremblement de terre de 1908, Malte, Céphalonie, Milo (« le pays de la Vénus de Milo, dit le commandant »), et autres lieux où son torpilleur a mouillé. Pour qui a lu de très nombreux témoignages concernant l’armée de terre, le dépaysement est certain. Ici, au lieu de l’immobilisation dans les tranchées, on va en quelques jours d’un bout à l’autre de la Méditerranée. La mer joue des tours aux navires qui se déglinguent et aux hommes, victimes du mal de mer (oui, les marins ont le mal de mer : à plusieurs reprises, c’est « tout l’équipage » ou « presque tout l’équipage » qui est malade). On passe donc aussi beaucoup de temps dans les ports afin de réparer les avaries fréquentes, et pour « mazouter », embarquer des vivres et de l’eau. La marine a ses rituels (signaux, pavillons, hourrahs), son langage (appareillage, branle-bas de combat, croisière, etc.) et son argot : le mouilleur de mines, par exemple, « pond des œufs ».

Dans les premiers jours d’août 1914, arrivé au dépôt à Toulon, Joseph Madrènes critique la pagaille qui règne, et il doit soutenir une violente discussion avec de « fortes têtes » hostiles à la guerre. Le 2 septembre, il embarque comme charpentier sur le Protet, contre-torpilleur de haute mer, et la campagne commence mal puisque les deux canons éclatent quelques jours après. Il va rester sur ce navire jusqu’au début de 1917, obtenant le grade de quartier-maître en janvier 1916. Les opérations de guerre du Protet sont variées : il croise au large des bouches de Cattaro (Kotor) pour intercepter les navires autrichiens ; il escorte les convois de troupes qui vont vers la Grèce ; il traque les sous-marins ; il drague les mines et les fait sauter ; il récupère les survivants de navires torpillés… En février 1915, Joseph Madrènes décrit une forte concentration de navires français et anglais pour « un coup contre les Turcs », mais le Protet ne participe pas directement à l’affaire des Dardanelles. Lors du combat naval du 22 décembre 1916 contre les Autrichiens, tout tire, canons, mitrailleuses, fusils, mais l’ennemi passe à travers et peut regagner ses ports de l’Adriatique. La plupart des pertes proviennent du torpillage de navires de surface par les sous-marins ennemis, tandis que Joseph reçoit fréquemment la nouvelle de la mort d’un camarade du village dans les tranchées du front occidental.

1917

Jusqu’au début de 1917, il est question, ici et là, de quelques signes de découragement, du cafard au retour d’une permission à Sallèles pendant que le Protet est réparé à Toulon, de la crainte d’une mutinerie en juin 1915, tellement on est mal à bord. Mais cela ne va pas plus loin. Les officiers s’emploient à relever le moral : « Le commandant nous a fait aujourd’hui une conférence sur la guerre et nous a dit que l’Allemagne jouait ses derniers atouts » (23 août 1915). Mais 1917 (alors que notre quartier-maître a quitté le Protet pour le Marceau) est marquée par des bouleversements. Cela commence par l’annonce, le 17 mars, des troubles à Petrograd et de l’abdication du tsar, et, le 19 mars, du recul allemand dans le Soissonnais. Ce jour-là, Joseph se demande : « Que se passe-t-il en France ? Ici à bord le bateau devient défaitiste ; on y lit La Vague, Le Journal du Peuple. Toute la journée on entend murmurer. Il y a de quoi avoir le cafard. » Le 22 mars, en rade de Brindisi : « Les nouvelles de Russie sont bonnes. Les alliés avancent sur tous les fronts. Hier nous avons eu la visite du roi d’Italie à bord. À cette occasion, l’ordre avait été donné de briquer la plage arrière et de faire les tentes. L’équipage a refusé de le faire. Il a fallu que les officiers parlementent un bon moment. Tout s’est fait par la suite. L’équipage est consigné. En ville il y a eu des manifestations au passage du roi, et des femmes ont demandé du pain. » Le 16 juin : « Les permissionnaires qui rentrent de France disent que tout va mal. Les poilus ne veulent plus marcher. Ce n’est pas possible. » Le 27 septembre, il note encore des émeutes de la faim à Brindisi et à Turin. Le 3 novembre : « Je viens de réitérer ma demande pour entrer dans l’aviation. Pour rien au monde je ne veux rester sur ce maudit bateau défaitiste. » Le 16 novembre, l’information est mauvaise : « En Russie, nouvelle révolution ! Kerensky a pu se rendre maître de Lénine. » Il faut la corriger le 2 décembre : « La Russie qui est aux mains de Lénine vient de conclure un armistice avec l’Allemagne. »

Les notes de l’année 1918 sont très brèves, ce qui est peut-être un signe de lassitude. Le 24 mars, il écrit : « Les journaux italiens nous apprennent que Paris a été bombardé. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les Allemands seraient donc aux portes de Paris ? On nous l’a caché. Ce n’est pas ça qui va relever le moral du Marceau. » En France aussi, on n’avait d’abord pas compris qu’il pouvait y avoir des canons de très longue portée. En septembre, Joseph revient en France. Le 11 novembre, il est à Saint-Tropez où il mène une vie quasi-civile, et il accueille l’armistice avec enthousiasme. Le 4 février 1919, il se marie avec sa fiancée Alice, qui l’attend depuis 1914 ; le 14 mars, il est libéré des servitudes militaires.

Le témoignage contient également une série de coupures de presse sur le sort du capitaine de frégate Forget, qui commandait le Protet lors du combat naval du 22 décembre 1916. Forget a été « débarqué » pour avoir molli devant l’ennemi. Joseph Madrènes et tout l’équipage l’ont soutenu, montrant qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres. En 1919, Forget a demandé à passer en conseil de guerre, Madrènes est venu témoigner, et Forget a été acquitté. Mais le Protet, sans Madrènes, a joué un autre rôle dans l’histoire : en avril 1919, avec son ingénieur mécanicien Marty, il a été partie prenante des fameuses « mutineries de la Mer Noire ».

Rémy Cazals, octobre 2011

*L’original du témoignage est conservé par la famille. Numérisation aux Archives départementales de l’Aude, cote 28Dv8, où se trouve aussi la fiche matricule 631, cote RW589.

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Lechner, Jean (1893-1955)

1. Le témoin

Jean Lechner naît à Strasbourg le 14 juin 1893, d’un père alsacien et d’une mère allemande originaire de Düsseldorf. Cet exemple d’union mixte n’est pas inhabituel à cette époque en Alsace-Lorraine, surtout dans les grandes villes du Reichsland qui ont accueilli le plus grand nombre de migrants allemands au cours de l’Annexion. Né allemand, il poursuit sa scolarité jusqu’à l’obtention de l’Abitur, équivalent du Baccalauréat. Contrairement à la plupart des jeunes de son âge, il parle couramment français. Dès août 1914, à l’âge de 21 ans, il est mobilisé dans un régiment d’artillerie de l’armée allemande. Durant ses premiers mois de formation d’artilleur, il tire tous les bénéfices de sa bonne condition physique liée à une pratique régulière de la natation avant la guerre. Il rejoint le front de Champagne en février 1915 et y demeure jusqu’en avril, avant d’être transféré vers le front oriental en Pologne. En août, il est affecté aux équipes de téléphonistes. A sa grande satisfaction, sa campagne russe prend fin en septembre de la même année, quand il est redirigé vers la Champagne. Après avoir connu des combats très meurtriers dont il sort indemne, il est promu caporal le 20 octobre 1915. Un mois plus tard, il change de secteur pour celui de Verdun où il participe au début de la grande bataille en février 1916, avant d’obtenir sa première permission à Strasbourg le 1er avril. Là, il est affecté auprès d’une batterie de réserve à Schiltigheim afin de former les jeunes recrues. Il est par ailleurs cité à l’ordre de l’armée et décoré de la croix de fer 2e classe. Il repart au front à Verdun le 24 juin 1916. Ensuite, les permissions dans sa famille sont plus fréquentes et il connaît des promotions successives : le 1er janvier 1917 il est promu maréchal des logis, puis le 3 juillet lieutenant de réserve. Parallèlement, il intègre une formation d’officier d’artillerie qui  lui permet de quitter le front régulièrement pour des périodes variables. A chaque fois, ces périodes sont accueillies avec beaucoup de soulagement, comme autant de jours de répit loin du front (p.115). Après une dernière formation sur la logique de guerre entre le 25 juillet et le 8 septembre 1918, il rejoint le front dans les Ardennes. Bien que la guerre ne laisse plus aucun espoir de victoire du côté allemand, cet Alsacien est encore décoré de la croix de fer 1ère classe le 5 novembre. Malgré quelques difficultés rencontrées au passage du Rhin avec les troupes françaises, il peut enfin retrouver sa famille au début du mois de décembre 1918. Réintégré dans la nationalité française, il se marie en 1922 puis s’installe avec sa femme à Colmar, où il obtient un poste de fonctionnaire à la préfecture. Son passé militaire sous l’uniforme allemand le rattrape en 1940 quand l’Alsace est annexée de fait par l’Allemagne nazie. Les nouvelles autorités en place tentent alors de se rallier cet ancien officier de l’armée impériale, mais en vain car malgré les pressions et les menaces d’expulsion, celui-ci demeure hostile au IIIe Reich. Redevenu français en 1945, il s’éteint 10 ans plus tard, en décembre 1955.

2. Le témoignage

« Journal de la guerre 14/18 du soldat Jean Lechner », in Catherine Lechner, Alsace-Lorraine. Histoires d’une tragédie oubliée, Séguier, Paris, 2004, p.13-176.

Jean Lechner a rédigé son journal de guerre en allemand et semble avoir mis un point d’honneur à le tenir le plus régulièrement possible, depuis sa mobilisation jusqu’à son retour des armées. Ce n’est cependant pas la forme originale de ce journal qui a été éditée ici, mais la version traduite en français par les propres soins de son auteur. En effet, une fois la guerre terminée Jean Lechner entreprend de traduire son journal. Cela lui semble être un « bon exercice » linguistique au moment où le français redevient la langue officielle dans sa région natale (p.167). Il décide ensuite de brûler le journal original en allemand, comme pour effacer un peu d’un passé devenu controversé dans le contexte d’effervescence tricolore qui suit la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France. Cela rend donc impossible toute confrontation entre la source originale et sa traduction. Catherine Lechner, qui est à l’origine de sa publication, n’y a apporté aucune modification.

3. Analyse

Le premier intérêt d’un journal de guerre est d’offrir à l’historien une multitude de détails sur la vie quotidienne des soldats. Outre les qualités littéraires de Jean Lechner, la longueur de son service (52 mois) et la variété des théâtres d’opération sur lesquels il a été engagé font de son témoignage un outil remarquable pour appréhender les difficiles conditions de vie au front. Le froid (p.133), la boue (p.33, 39), les poux et plus généralement la mauvaise hygiène (p.34, 39, 52) sont des thèmes omniprésents, tout comme les préoccupations quotidiennes du soldat en dehors des combats : la faim, la soif et l’alimentation (voir notamment p.54, 102) occupent une place importante, de même que l’épuisement, la fatigue (p.85, 102), l’attente du courrier et la joie lors de son arrivée (p.45, 58, 78), ou encore la participation aux offices religieux (p.39, 110, 113, 127, 131, 139).

Ce témoignage permet également de suivre le parcours d’un soldat qui commence comme artilleur et finit la guerre comme officier. Les spécificités de la condition d’artilleur apparaissent au fil des pages, avec les changements réguliers de position, les longues marches, les travaux pour l’installation et le camouflage des pièces d’artillerie, puis les bombardements (l’auteur s’applique souvent à noter le nombre d’obus tirés), le bruit assourdissant qui occasionne des maux de tête, des vertiges, ou des saignements du nez et des oreilles (p.40). Pour Jean Lechner, à force de répéter sans cesse les mêmes gestes, la « guerre devient un métier » (p.63). Bien que moins soumis aux assauts de l’infanterie ennemie, l’artilleur craint des bombardements souvent meurtriers. Par ailleurs, Lechner est parfois désigné pour faire le guet en première ligne, ce qui constitue pour lui des moments où « la tension est à son comble » (p.57). Il connaît également l’épreuve du feu en première ligne en tant que téléphoniste, une fonction qui nécessite d’assurer les réparations des lignes lors des assauts. Cependant, malgré les risques encourus, il effectue son travail consciencieusement. Cela lui vaut de monter en grade et d’obtenir ainsi de meilleures conditions de vie, avec des heures de repos régulières, le confort d’un lit, une meilleure nourriture, une meilleure solde, et plus de temps libre qu’il peut mettre à profit pour ses loisirs (promenades à cheval, natation, théâtre, concerts ou casino).

Le style assez personnel d’un journal de guerre permet de pouvoir suivre l’évolution du moral de son auteur. Ici, le « cafard » et l’angoisse de la mort sont deux sentiments qui reviennent sans cesse. Dès août 1914, Jean Lechner fait part de ses réticences face à la guerre : « nous sommes jeunes et ne demandons qu’à vivre, à faire du sport, à poursuivre nos études et fonder une famille » (p.24). Puis, à partir de son baptême du feu en février 1915, il transcrit régulièrement et sans pudeur dans son journal la peur qui l’agite (p.34). Cette angoisse de la mort est très étroitement liée à sa profonde envie de vivre et/ou survivre à cette épreuve  (« je ne veux pas mourir » est une formule qui revient souvent). Tandis qu’à certains moments il veut croire à la bonne étoile qui l’a maintenu en vie quand ses camarades tombaient à ses côtés (p.74, 79), à d’autres sa désillusion est si grande qu’il se résigne à attendre une mort qui lui semble aussi certaine que prochaine (« J’ai un fort pressentiment. Cette fois je ne reviendrai pas », p.69. Voir aussi p.87-88). Ainsi, après la mort de ses plus proches camarades en septembre 1915, il n’attache plus aucune importance à sa vie et se porte volontaire pour des missions hautement dangereuses, qu’il s’agisse de faire le guet dans des postes d’observation pris pour cible par l’ennemi, ou bien d’aller réparer des lignes téléphoniques sous le feu de la mitraille. Il en sort pourtant à chaque fois indemne, et ses actes désespérés sont perçus par sa hiérarchie comme autant de preuves de courage et de bravoure qui lui valent une promotion au grade de caporal (p.89). Cependant, même avec les améliorations successives de sa condition, son fatalisme reprend régulièrement, notamment à partir de son arrivée à Verdun (« je vais mourir (…)  je ne reviendrai jamais de là », p.99). De la même manière, le cafard ne le quitte jamais longtemps et, même en permission auprès des siens, il a du mal à retrouver le calme intérieur auquel il aspire (p.58, 106, 150). Une forte lassitude se développe chez lui au cours de l’année 1918 devant une guerre qui ne se termine pas, accompagnée d’une amertume profonde envers les décideurs (« je hais ceux qui ont fait cette guerre » p.149, à nouveau p.162).

Enfin, l’intérêt principal de ce journal est de nous offrir un bon exemple de la complexité du cas des Alsaciens-Lorrains au cours de la Grande Guerre. Même s’il ne porte pas un grand intérêt aux affaires politiques de sa région natale, Jean Lechner semble être de tendance autonomiste, dans une famille dont le père et le frère sont francophiles et la mère allemande de naissance. Aussi, il est très vite confronté à un questionnement identitaire et s’interroge souvent sur le sens à donner à cette guerre. A la veille de son départ au front, il note : « Je n’ai pas de haine pour l’ennemi. Qui est l’ennemi, au juste ? Les Français aux côtés desquels certains de mes amis sont allés se battre ou les Allemands, les fils du pays de ma mère ? » (p.31). Cependant, les combats meurtriers auxquels il participe l’éloignent temporairement de ces réflexions, et il semble alors exercer son « travail » de soldat sérieusement et loyalement, sans jamais penser à déserter pour rejoindre les lignes françaises, ni hésiter à les combattre. Le 25 mars 1915, sur le front français, il écrit : « nous prenons des centaines d’obus sur la tête, j’en ferai prendre autant à mes ennemis (…) il faut tuer pour vivre » (p.41). Arriver à finir la guerre en vie et sans mutilation le préoccupe davantage que l’avenir politique de l’Alsace-Lorraine, qui fait pourtant l’objet de grands débats à l’arrière (p.107-108, et p.125 : « nous, Alsaciens, sommes les soldats oubliés de cette guerre (…) si plus tard je devais rester allemand ou devenir français, que m’importe »). Pourtant, les victoires alliées de l’été 1918 réactivent les questions d’identités et de sentiment d’appartenance : « beaucoup d’Alsaciens voudraient redevenir Français. Je le voudrais bien aussi » (p.159). Grâce à l’Armistice et à la démobilisation rapide de l’armée allemande, Jean Lechner arrive en gare de Kehl (première ville à l’est de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin) le 4 décembre 1918. Impatient de retrouver les siens, il se heurte cependant aux contrôles des troupes françaises stationnées à la frontière. Ce n’est qu’après de longues heures d’interrogatoire qu’il peut enfin retrouver ses proches. Comme beaucoup d’Alsaciens-Lorrains rentrés de l’armée allemande défaite, il vit mal la méfiance dont il fait l’objet à son retour dans la région natale, autant celle des nouvelles autorités françaises en place que celle d’une population devenue hostile à tout ce qui rappelle l’Allemagne (« nous rentrons chez nous où notre population maudit les soldats allemands » p.166). Son malaise se poursuit les journées suivantes, quand toute la ville est plongée dans une euphorie tricolore à laquelle il se sent étranger : « je me sens très fatigué devant cette effervescence, ce déploiement d’enthousiasme. (…) Les cafés sont bondés de gens qui crient leur haine de l’Allemagne. Je ne crois pas qu’aucun soldat alsacien revenant du front puisse s’exclamer de la sorte. Nous sommes avant tout heureux d’être vivants. Des voisins à mes parents s’interrogent sur mon indifférence devant la victoire des Français et me soupçonnent presque d’être germanophile » (p.167). Trouver une place dans la nation du vainqueur après avoir combattu dans les rangs du vaincu : ce passage exprime très bien la difficulté que ces soldats rencontrent à partir de leur retour pour se réintégrer dans une société alsacienne-lorraine qui a radicalement changé depuis leur départ.

Raphaël GEORGES, août 2011.

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Préauchat, Elie (1876-1935)

1. Le témoin

Élie Préauchat est né le 10 mai 1876 à Saint-Launeuc (Côtes d’Armor) au lieu-dit La Bruyère, dans une ferme du château, disparue aujourd’hui. Il est le cadet d’une fratrie de cinq enfants. Très tôt, il travaille à la petite exploitation familiale mais fréquente aussi un peu l’école communale. Il épouse en 1909 Léonie Herpe, sa cousine germaine ; ils auront trois enfants.

Élie Préauchat fut mobilisé dès le 4 août 1914, comme soldat de 2ème classe à la 9ème compagnie du 74ème Régiment d’Infanterie Territoriale de Saint-Brieuc. Cette unité commença d’abord par surveiller les côtes de Normandie avant d’être appelée, dès octobre 1914, à renforcer le dispositif de défense du front dans le secteur d’Ypres. Après un hiver très éprouvant pour ces « vieux » soldats que les énormes pertes éprouvées par l’armée française de l’avant pendant les premières semaines de guerre condamnaient à tenir les tranchées, ce fut la terrible attaque allemande aux gaz du 22 avril 1915. Élie Préauchat y est fait prisonnier. Il subit d’abord les dures conditions de vie du grand camp de Meschede où il retrouve son frère cadet Jean-Baptiste. Tous deux étaient si amaigris, si affaiblis, si mal rasés qu’ils ne s’étaient pas reconnus au premier abord. Il apprend alors la mort accidentelle de son fils Pierre, âgé de 2 ans ½, décédé accidentellement, ébouillanté par de l’eau chauffant dans la cheminée alors que sa mère aidait les voisins à planter des choux. Le 21 juin 1915, il est détaché pour travailler dans une ferme à Lochtrop, non loin de Meschede. Il n’y subit pas de sévices, bien au contraire, mais connut, avec la population allemande, les privations. Après sa libération et jusqu’à sa mort, il resta en contact avec ses anciens « gardiens », des fermiers allemands qui lui avaient prédit une revanche pressentie par l’arrivée au pouvoir du Chancelier Hitler en 1933. Il n’eut pas le temps de connaître la suite.

De retour chez lui à Saint Launeuc, en mars 1919, il reconnut au milieu d’un groupe d’enfants sa fille Marie, âgée de 7 ans qu’il n’avait pas vue depuis 4 ans. Il rapporte ce journal de guerre écrit en Allemagne au cours de sa captivité, ainsi que ses carnets de captivité.

Il reprit son travail de cultivateur jusque sa mort, le 14 septembre 1935 des suites de problèmes pulmonaires, séquelles de l’attaque du 22 avril 1915. Il repose au cimetière de Saint-Launeuc.

2. Le témoignage

Carnets de guerre et de captivité d’Élie Préauchat, Janvier 2006, Bretagne 14-18, 76 pages (format 21×29)

Durant la Grande Guerre, Élie Préauchat a toujours pris des notes sur des carnets. À la mi novembre 1914, à l’occasion d’une violente attaque allemande, il écrit : « Les hommes disent qu’ils vont être prisonniers, ils sont presque cernés. La plupart se débarrassent de lettres et écrits compromettants. J’enterre mon calepin où j’inscrivais mes mémoires et mes lettres où il était question des Allemands. » (p. 22) C’est à cette occasion que le premier carnet de notes d’Élie Préauchat a disparu.

Le 22 avril 1915, après une vaine résistance des hommes du 74ème R.I.T. en ligne, Élie Préauchat essaie de se sauver vers l’arrière, abandonnant son sac et vraisemblablement son deuxième carnet de notes. À Meschede, en mai 1915, il nous dit n’avoir pour tout bien que sa gamelle (p. 40).

Dès son arrivée au camp de Meschede, il relate les événements de sa vie quotidienne et note ses impressions sur un troisième carnet constitué d’un petit calepin allemand couvert de Moleskine, contenant les calendriers 1915 et 1916 ainsi que des renseignements postaux.

Le dimanche 3 octobre 1915, il nous dit : « J’écris mes Mémoires de la guerre. Je ne peux me rappeler tout. » Il vient d’ouvrir un quatrième livret de notes sur lequel il a reconstitué ses « Souvenirs des principaux faits de guerre pendant son séjour au front ». Tous les dimanches, il rédige son texte de mémoire et certainement avec l’aide de compagnons du 74ème R.I.T., prisonniers comme lui à Lochtrop. Une fois ce texte terminé, il le retranscrit consciencieusement sur le Tagebuch qu’il vient d’acheter, cahier d’écolier allemand contenant également un emploi du temps d’élève et les cartes des colonies allemandes : le Cameroun, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Sud.

Sur ce cahier d’écolier allemand est transcrit le journal de guerre (août 1914-22 avril 1915) qui constitue la première partie du document publié.

La deuxième partie (avril 1915-août 1916) est un véritable carnet rempli de ses notes écrites au jour le jour, tout d’abord au camp de Meschede puis dans une ferme de Lochtrop. Ce texte s’arrête le 27 août 1916, à la fin du cahier. Très organisé, Élie Préauchat notait méthodiquement sur ce petit document la date des lettres écrites ainsi que l’expéditeur et la date de réception des lettres et des colis. On peut penser qu’il a continué à prendre des notes sur d’autres carnets ou cahiers mais que ceux-ci n’ont pas été conservés ou n’ont pas encore été découverts dans les archives familiales (le Tagebuch a d’abord été retrouvé par un arrière petit-fils à qui, plusieurs mois plus tard, une tante remettait le 3ème carnet oublié dans un vieux tiroir).

3. Analyse

Les témoignages de simples soldats ne sont pas très fréquents et celui d’Elie Préauchat est de qualité. Ce petit paysan de la partie « gallo » de la Bretagne, est de la province non bretonnant, n’a été que quelques mois à l’école communale mais il y a acquis le plaisir et le désir d’écrire et une belle et bonne culture. L’écriture est de qualité, le style est travaillé, l’orthographe est presque toujours correcte. Il veut témoigner et le fait de façon exemplaire : « Si la mort venait à me frapper pendant ma captivité, je prie celui de mes camarades ou autres de faire parvenir ce petit récit à ma famille qui serait reconnaissante à celui qui le lui ferait parvenir. » (p. 34)

Dans ce qui est son journal de guerre (1re partie), il relate de façon précise ce que furent les conditions de vie et de combat de ces territoriaux qui n’auraient jamais dû devenir des combattants de première ligne et qui furent traités, peut-être plus que leurs camarades plus jeunes, de façon indigne. Il écrit ne point se permettre de critiques car il est « trop patriote pour blâmer (son) pays »mais ce qu’il confie pages 32 et 33 est sans appel.

Dans son carnet de captivité (2e partie), Élie Préauchat décrit d’abord la vie étriquée et bornée du prisonnier d’un camp, le bonheur des retrouvailles avec son frère, les privations, le profond ennui, les attentes des colis et des lettres. La mort accidentelle et horrible de son jeune fils Pierre l’affecte tout particulièrement mais ce chrétien convaincu s’y résigne. Il conserve un esprit patriote et est à l’affût des nouvelles, encourageantes ou décevantes. Il s’élève contre ce soldat de son pays, compagnon de captivité qui est volontaire pour travailler et ainsi gagner de l’argent (p. 40). Tout change lorsqu’il est envoyé lui-même d’office dans une ferme. Il se trouve alors mêlé à la population allemande et est en régime de semi liberté. Au milieu de ces « ennemis » civils, point de haine et point d’exactions. La nourriture devient bien meilleure et il grossit. Le travail est rude mais sans contrainte excessive. Un climat de confiance règne entre le groupe de prisonniers et les patrons (dont le fils part à la guerre). Cette rédaction peut sembler très répétitive, mais elle est fidèle à ce qu’était la succession lancinante des jours et des travaux, est le reflet des « jours monotones » des captifs. Il souffre surtout de l’éloignement des siens ; les Allemands qu’il côtoie chaque jour subissent aussi la guerre, tout en espérant la gagner, comme les prisonniers français…. Lorsque la nourriture devient moins abondante, ce dont il se plaint à plusieurs reprises, c’est parce que les privations atteignent la population allemande (p. 71).

Témoignage rare, car rédigé vraiment sur place, quotidiennement. Témoignage sans concession mais sans outrance. Témoignage d’un honnête homme attaché à son pays et à sa famille, désirant la victoire de sa Patrie, mais comprenant aussi les douleurs et malheurs de « ceux d’en face » et déplorant « que la folie humaine a fait commettre beaucoup de crimes » (p. 55).

René Richard, août 2011

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