Dantony, Etienne (1879-1917)

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p. Un de ces témoins, Étienne Clément Dantony, né à Montgesty (Lot) le 29 novembre 1879, agriculteur, est parti en guerre au 131e RIT, puis a été versé au 9e RI. Dans sa lettre du 10 août 1914 , il tente de rassurer sa famille : « Nous sommes vieux pour aller au front, aussi nous sommes à passer du beau temps et il nous faut en profiter. » Il se soucie du travail à la ferme, là-bas, « au pays » : « Dans votre lettre, vous me dites qu’au pays il ne fait que pleuvoir, cela ne vous avancera pas pour les travaux du printemps, surtout pour commencer de labourer les vignes et s’il pleut comme vous me dites, c’est impossible que vous puissiez y rentrer, surtout dans le terrain du Sierey » (15 mars 1916). Et, le 20 avril : « Quoique nous soyons bien, notre absence se trouve à dire pour les travaux de la maison ; j’aurais bien voulu, s’il m’avait été possible, vous aider à travailler les vignes, le temps m’aurait pas été si long. »
Comme tant d’autres, il aspire à retrouver sa vie du temps de paix : « Il me tarde beaucoup que cette maudite guerre finisse et qu’on nous laisse reprendre l’ancienne vie civile car à présent l’on en est fatigué de cette maudite vie. Ce n’est pas une existence. Il faut avoir espoir que cette guerre ne peut pas durer toute la vie et qu’avant longtemps Dieu nous accordera la paix tant désirée et elle sera la bienvenue. »
La « maudite guerre » a pris sa vie le 22 mai 1917 dans la Meuse.
Rémy Cazals, avril 2016

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Gardes, Simon (1893-1914)

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Simon Antonin Gardes est l’un d’eux. Il est né le 28 octobre 1893 à Payrac (Lot) et a été tué à l’ennemi le 20 décembre 1914 à Perthes-les-Hurlus, à l’âge de 21 ans. Sergent au 7e RI, il était passé au 207e RI. On a peu de choses de lui : une photo (p. 63 du livre) et quelques lettres adressées à ses parents et à sa sœur Marie. Certaines nous apprennent qu’il était catholique pratiquant : il assiste à la messe, aux vêpres. Le 2 novembre 1914, il écrit : « Des Cadurciens se trouvent au 207e. Ils n’osaient pas faire leur devoir de catholique à Cahors, ils le font à 5 km de l’ennemi. J’ai encore fait ma communion ce matin. »
Le 29 juillet, en pleine crise internationale, il avait écrit à Marie : « Je vois que tu as l’air de te faire beaucoup de mauvais sang pour moi à cause de la guerre. Tu sais que, si elle éclate, il faut que je parte et cela fait que si je vous sais tous à vous faire de la bile et pleurer, comment veux-tu que moi, qui n’ai besoin que de courage et de sang-froid, je résiste à tout cela ? Je puis t’affirmer que, s’il le faut, je partirai de bon cœur et avec du courage en main. Tu sais qu’entre l’Allemagne et nous il faut que ça casse une fois ou l’autre. Si l’heure est arrivée, nous verrons qui aura le dernier mot, mais nous ne craignons rien. » Cependant, dès le 14 octobre, il écrit : « Nous en avons soupé presque tous de la guerre. » Et il termine sa lettre du 18 décembre par un « Vivement la paix ! » Il sera tué deux jours plus tard.
Rémy Cazals, avril 2016

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Lafon, Ernest

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Le témoignage de l’instituteur d’Albas, Ernest Lafon, est peu contextualisé. On ne donne pas son âge ; on dit seulement qu’il a écrit une « relation » des premiers jours de la guerre, vus du Lot ; on sait seulement qu’il a été mobilisé au 131e RIT. Mais ses notes sur juillet-août 1914 sont intéressantes. Il constate que les journaux de fin juillet ont rétrogradé l’affaire Caillaux à la rubrique des faits divers, tandis que les nouvelles de la tension internationale deviennent de plus en plus inquiétantes. « C’est avec une fièvre croissante qu’on attend l’arrivée du courrier. Incapable de continuer ma classe avec calme, je fais les cent pas autour des rangées de bancs. » L’assassinat de Jaurès est « un véritable coup de massue asséné sur nos cerveaux déjà si abattus ». Le télégramme annonçant la mobilisation générale arrive à Albas le 1er août. C’est le dernier jour d’école avant les grandes vacances ; avant de se séparer, maître et élèves crient ensemble : « Vive la France ! » Le 3 août, il voit partir un groupe de jeunes gens qui annoncent leur retour « pour les vendanges ou au plus tard pour boire le vin nouveau ».
Il rejoint la gare de Camy à bicyclette pour assister au départ du train : « Quelle foule ! Il en est venu de partout, de la montagne et de la plaine. Les nôtres, tranquillement assis à l’ombre d’un platane, se trouvent un peu isolés au milieu de toute la population luzechoise qui, fanfare en tête, accompagne ses enfants. Comment rapporter tant d’émouvantes scènes, le stoïcisme de la part de ceux qui restent et qui s’efforcent de maintenir leur abnégation à l’altitude du courage de ceux qui s’en vont ? Je vois encore ces couples muets, la femme appuyée sur l’épaule du mari observant une héroïque froideur, une réserve sublime pour éviter toute défaillance. »
Rémy Cazals, avril 2016

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Sudres, Pierre (18..-1936)

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Parmi ces témoins, Pierre Sudres est conseiller de préfecture à Cahors, issu d’une famille aisée de Saint-Céré. Il a témoigné sur un carnet de route, peut-être revu après la guerre, mais la précision des dates atteste de notes détaillées prises sur le moment.
Rappelé à la préfecture du Lot pendant ses vacances, il est bien placé pour connaitre les nouvelles au moment de la crise de l’été 1914. « L’assassinat de Jaurès éclate comme un coup de foudre. » Puis, lorsque la nouvelle de la mobilisation arrive, le préfet « est très pâle, très ému » ; « les cloches de la cathédrale s’ébranlent, celles des autres églises ne tardent pas à les soutenir de leurs notes lentes et lugubres » ; « les femmes pleurent et se désespèrent ». Lui-même se sent effondré, écrasé, mais il se ressaisit : « Je fais l’offrande de ma vie à mon pays. Le devoir qui va s’imposer à tous les hommes valides de France, je l’accomplirai. […] Je possède quelques biens. Ma mère ne sera pas dans le besoin. Et puis je ne peux pas permettre que nos biens soient défendus par ceux qui n’en ont pas. »
Les combats d’août 1914 commencent mal. Le « Journal de guerre » de Pierre Sudres, sergent au 207e RI, dont de nombreuses pages sont reproduites dans le livre, décrit la retraite des soldats et l’exode des civils : « Poignant spectacle, je contemple le cœur serré ces longues théories de chariots surchargés parfois d’objets inutiles, indice du désarroi et de la rapidité avec laquelle ils ont été assemblés. Je suis d’un regard compatissant ces hommes âgés, ces enfants, ces femmes, ces vieillards qui suivent les restes d’un foyer brutalement abandonné. » La retraite des troupes se fait dans le plus grand désordre après la défaite de Bertrix. On a de la peine à creuser des tranchées car les soldats se sont débarrassés de leurs outils portatifs. Puis c’est la bataille de la Marne, les troupes comprenant « confusément » dès le 6 septembre que la situation est en train de changer.
En décembre 1914, il connait son « grand premier coup de chien », l’assaut sous les balles et la prise d’une tranchée allemande dont les occupants préfèrent se rendre : « Ils ont considéré comme inutile de résister, n’ayant pas sans doute une possibilité de retraite. Ils manifestent du reste une visible satisfaction et ils ne paraissent qu’inquiets de la réaction que cette attaque va provoquer de la part des leurs. » Pierre Sudres en tire un bilan critique : « Décidément, cette attaque partielle me paraît être injustifiée. Ses faibles résultats sont trop disproportionnés avec les pertes qu’ils coûtent. »
Pierre Sudres finira la guerre comme sous-lieutenant. Atteint par les gaz, il en gardera des séquelles jusqu’à sa mort en 1936.
Rémy Cazals, avril 2016

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Papillon (famille : 8 témoins)

Ayant acquis une maison à Vézelay (Yonne), habitée depuis un siècle par des gens modestes, les Papillon, Madeleine et Antoine Bosshard découvrent « un petit paquet, ficelé, de lettres de 1915, puis d’autres encore, et finalement tout le courrier de la famille, de la fin du XIXe siècle aux années 1950 ». Les lettres de 1914-1918, confiées pour expertise à deux historiens, ont été publiées en 2003. Si les noms de Marthe, Joseph, Lucien et Marcel Papillon sont retenus comme « auteurs » du livre, il s’agit en fait du témoignage de huit membres de la famille.
Huit témoins
Les parents, Léon et Emélie, assurent la « permanence » à Vézelay. Ils sont les principaux correspondants de leurs fils mobilisés et de leur fille, domestique à Paris. Léon (1861-1931), descendant de tailleurs de pierres, chef cantonnier, possède quelques terres, bois et vignes. C’est Emélie (1864-1937) qui écrit, donnant les nouvelles des uns aux autres, des conseils de modération dans leurs dépenses à ses chenapans, Joseph et Lucien, et veillant à ce que chacun garde le contact. Ainsi à Lucien (20-9-15) : « On a reçu ta lettre du 15 ce matin. On était bien inquiet de ne pas avoir de tes nouvelles. Ça faisait dix jours que l’on avait rien reçu de toi. Ne sois pas si longtemps que ça une autre fois. » Marcel (1889-1975), l’aîné des enfants, après de bonnes études, est devenu clerc de notaire. Mobilisé dès les premiers jours, il est affecté au 356e RI. Épistolier principal de la famille, il témoigne sur les combats de l’infanterie. Il est démobilisé en août 1919, comme sergent fourrier au 22e d’infanterie coloniale. Joseph (1891-1915) part au 13e Dragons comme bourrelier-sellier. Jusqu’en octobre 1915, il court peu de risques, par contraste avec la situation de Marcel, mais il est alors intoxiqué lors d’une attaque au gaz et meurt à l’ambulance de Mourmelon-le-Petit, le 6 novembre. Marthe (née en 1893) est en 1914 employée de maison chez de riches commerçants parisiens ayant belle demeure à Fontainebleau. Ses lettres constituent un beau témoignage sur la vie à Paris et sur les rapports sociaux entre patrons et domestiques. Lucien (1895-1968), cultivateur, entre à la caserne en décembre 1914 au 89e RI. Fin mai 15, il est envoyé sur le front, au 168e. Il est blessé une première fois en 1915 et une deuxième fois en 1916. Ses lettres, publiées sans correction des fautes, contrastent avec celles de Marcel. Il écrit de manière phonétique, le même mot pouvant présenter une forme différente à deux lignes de distance. Ainsi (27-9-15) : « L’ataque que [je] vous avais parlé c’est trai bien passée. Je suis été blessé d’ai le débu de l’attaque. Je suis blessé à l’épaulle gauche. » Si la plupart des Français mobilisés en 1914 savaient écrire, la maîtrise de la langue était très inégale d’un combattant à l’autre. Parfois au sein de la même famille. Au-delà des fautes d’orthographe ou des tournures maladroites, c’est aussi la capacité à traduire son expérience en mots qui diffère lourdement. Tandis que Marcel raconte les combats auxquels il prend part avec force détails, Lucien écrit simplement, le 11 mai 1917 : « Je te garanti que nous anvoillons [en voyons] des merdes. » Les deux plus jeunes frères, Charles (né en 1897) et Léon (né en 1900) ont été moins touchés par la guerre. D’abord réformé, Charles est devenu mécanicien d’aviation. Léon était trop jeune pour faire la guerre et n’a pas quitté la maison familiale, ni l’activité de cultivateur.
Des apports variés
À ses parents, Marcel ne cache pas la pénibilité de sa vie au front : il ne gomme pas les aspects les plus durs des conditions matérielles et des combats auxquels il participe. Le 17 mai 1915, il écrit : « Quel tableau ! on voit des lambeaux de chair et des bouts de capote, voire même un bras ou une jambe accrochés aux branches déchiquetées des chênes. » Les historiens qui ont parlé d’aseptisation de la guerre dans les récits des combattants auraient dû en lire. Mais Marcel oscille comme beaucoup entre besoin de raconter et nécessité de rassurer. Le 31 mai 1915, alors que son frère va rejoindre le front, dans l’infanterie, Marcel note : « Chers parents, je vous ai écrit carrément ma façon de penser avec toutes mes récriminations à certains moments. J’ai peut-être eu tort. Car vous avez déjà assez de préoccupations sans cela. Mais c’était plus fort que moi. Maintenant que nous sommes 2 [au front], vous serez encore bien plus sur le qui-vive. » En réalité, les lettres qui suivent montrent qu’il ne renonce pas aux récits saisissants de sa vie aux tranchées. Devant l’horreur, « carnage », « extermination d’hommes », « guerre de cent ans », Marcel réclame la paix dès novembre 1914 et à plusieurs reprises ensuite. Il critique les embusqués, il suggère que ceux qui veulent la guerre viennent la faire. Il souhaite que le mauvais temps détruise les récoltes, ce qui hâterait la fin. Sur le fond, le témoignage de Lucien est tout aussi intéressant : quasiment muet sur les combats, il rend systématiquement compte dans ses lettres de sa situation matérielle et de ses besoins. Son témoignage rappelle ainsi l’importance des colis que lui expédie notamment Marthe, sa sœur, depuis Paris. Les lettres de Lucien révèlent également son désir de voir la guerre se terminer, ou, du moins, son désir d’échapper à la violence et aux souffrances de la vie au front. Le 27 septembre 1915, il estime que sa blessure est un bon filon. De Paris, Marthe écrit à ses parents et à ses frères, leur envoyant des colis et leur faisant envoyer des colis par sa patronne. Celle-ci tricote pour les soldats et participe à l’œuvre de la Croix Rouge. Mais la domesticité est fort exploitée, et c’est parfois « en fraude », c’est-à-dire en quelques minutes prises sur un temps de travail sans limite, que Marthe peut écrire. Elle critique les vacances de ses patrons à Nice et les dîners « à tout casser, vins fins, champagne », ce qui, en ce moment, « ne devrait pas être permis ». Auparavant, le 3 août 1914, elle avait montré qu’à Paris aussi « rien ne marche plus et tout le monde pleure », ce qui est bien connu dans les campagnes.
La solidarité du clan
En elles-mêmes, les lettres de chacun sont riches, mais publiées dans l’ensemble familial elles prennent une nouvelle épaisseur. Grâce à ces regards croisés, les relations humaines se dévoilent. Marcel et Joseph ne vivent pas la même guerre. Marcel écrit ainsi à ses parents (17-5-15) : « Je vois que Joseph ne sera jamais si heureux que pendant la guerre, car il n’a jamais connu la misère. Son emploi vaut une fortune. Ce n’est pas comme nous, pauvres misérables. » Le déchirement de Marcel à l’annonce de la mort de Joseph est terrible. Lui qui était jusqu’ici compréhensif à l’égard de l’ennemi est assailli par un désir de vengeance. Le 27 novembre 1915, il écrit : « Quel malheur. Je ne m’attendais pas à une pareille nouvelle. Je suis consterné. Je n’ose pas y penser. […] Ignoble race de boches. Je ne sais ce que l’avenir me réserve. Mais si l’occasion s’en présente, il n’y a pas de pardon, je le vengerai. » Les pages qui entourent le silence de Joseph et l’annonce officielle de sa mort constituent un bon témoignage sur l’angoisse des familles, le désir de conserver un espoir malgré tout. Alors que la lettre maternelle du 1er novembre est retournée à l’envoyeur avec la mention « le destinataire n’a pu être atteint », Marthe écrit encore à ses parents, le 15 : « Avez-vous des nouvelles de Joseph ou alors que devient-il ? […] Une lubie ne lui durerait pas aussi longtemps. […] Tout cela donne à réfléchir. Mais si jamais il est en bonne santé et que ce soit un caprice, qu’est-ce que je lui passerai ! »
Sur Lucien, le regard de Marcel est celui d’un grand frère bienveillant : lui qui se met régulièrement en colère contre les embusqués incite son frère à choisir une arme moins exposée que l’infanterie. Plus tard, il se réjouit de sa « fine blessure » et l’encourage à prolonger sa convalescence. Il lui écrit (9-11-15) : « Tu ne me dis pas si on t’a retiré ton éclat d’obus. Si tu l’as encore, tâche de tirer au cul avec ça. Après ta permission, tu retourneras sans doute au dépôt. Essaie d’y rester un moment. Mais quand tu verras que ton tour approche, tu pourrais choisir un régiment en partant comme volontaire lorsque l’on demandera un renfort, de préférence un régiment de réserve. […] Si, étant au dépôt, on demandait des hommes pour le génie (pour rester en France) ou pour apprendre la mitrailleuse (la mitrailleuse, c’est un bon filon) tu n’as qu’à demander. » C’est d’ailleurs de Lucien que Marcel se rapproche le plus dans les souffrances quotidiennes, le désir d’échapper au front et de voir la guerre se terminer. Marcel aussi se réjouit de trouver un bon filon comme en septembre 1915 : « Je suis tantôt près du capitaine, tantôt au téléphone pour transmettre les ordres. Et au lieu de rester dans la tranchée à me faire geler la nuit et le jour, je suis dans une solide cabane et j’ai l’avantage de pouvoir dormir une partie de la nuit. » Les relations sont étroites aussi avec les jeunes restés à Vézelay et on aspire à de belles parties de chasse. La solidarité du clan familial se double d’un rapport étroit au « pays » : souci de se retrouver entre camarades du pays, de recevoir des nouvelles du pays. En cela aussi, les frères Papillon de Vézelay sont proches des soldats de toutes les régions de France.
« Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! »
Pour conclure, donnons la parole à Marcel, qui écrit (13-4-15) : « Nous avons passé une semaine terrible, c’est honteux, affreux ; c’est impossible de se faire une idée d’un pareil carnage. Jamais on ne pourra sortir d’un pareil enfer. Les morts couvrent le terrain. Boches et Français sont entassés les uns sur les autres, dans la boue. On marche dessus et dans l’eau jusqu’aux genoux. Nous avons attaqué deux fois au Bois-le-Prêtre. Nous avons gagné un peu de terrain – qui a été en entier arrosé de sang. Ceux qui veulent la guerre, qu’ils viennent la faire, j’en ai plein le dos et je ne suis pas le seul. […] Dans la passe où nous sommes, la mort nous attend à tout moment. […] Enfin, il ne faut pas désespérer, on peut être blessé. Quant à la mort, si elle vient, ce sera une délivrance. […] Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! » Dernière phrase qui signifie qu’il y aura des comptes à régler, des changements (politiques ? sociaux ?) à effectuer. Mais il semble que, comme beaucoup, les Papillon aient préféré oublier. Marcel est entré dans les chemins de fer. Il s’est marié en 1935, à 46 ans, et a terminé sa vie à Saintes. Après son mariage en 1917, Marthe fut employée dans un grand magasin. Décoré en septembre 17, obtenant une citation dans les derniers affrontements d’octobre 18, Lucien revient de guerre avec un emphysème qui le handicape à vie. Démobilisé au printemps 19, il devient maçon et se marie en 1932. Figure locale haute en couleur, il est apprécié pour ses qualités d’artisan par les personnalités du monde artistique vivant à Vézelay.
Cédric Marty et Rémy Cazals

*Marthe, Joseph, Lucien, Marcel Papillon, « Si je reviens comme je l’espère », Lettres du Front et de l’Arrière, 1914-1918, recueillies par Madeleine et Antoine Bosshard, postface et notes de Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2003, 399 p. Édition de poche dans la collection Tempus, Paris, Perrin, 2005. Voir aussi Rémy Cazals, « L’originalité du témoignage de la famille Papillon », dans L’Yonne dans la Grande Guerre 1914-1918, Actes du colloque de novembre 2013, Auxerre, Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 10, 2014, p.71-83, avec photos des membres  de la famille.

Nous devons beaucoup à la recherche généalogique effectuée par Michel Mauny, que nous remercions.

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Hayes, Marie (1874-1958)

Voici un témoignage curieux : Saint-Eleuthère (sœur), L’occupation allemande de Noyon, 1914-1917, Les carnets de guerre d’une sœur infirmière, Louviers, Ysec, 2003, 144 p. C’est grâce à Jean-Yves Bonnard et à la Société historique de Noyon que nous avons pu identifier l’auteur comme Marie Hayes, née à Issoudun (Indre) le 5 janvier 1874, entrée en 1897 dans la congrégation de Saint-Thomas de Villeneuve sous le nom de sœur Marie-Eleuthère, ayant prononcé ses vœux perpétuels le 22 septembre 1902, décédée à Rennes le 24 décembre 1958.
Elle est infirmière à l’hôpital-hospice de Noyon (Oise) quand se déclenche la Première Guerre mondiale. Le 26 août 1914, elle consigne dans un journal, repris et complété en 1918, les événements qui se produisent dans son entourage immédiat et dans la cité. Elle y vit l’arrivée des troupes françaises et anglaises avant que la ville soit envahie par l’ennemi, le 30. Dès lors, après les premières heures d’incertitude et d’angoisse qui accompagnent cette installation d’un ennemi redouté, réputé barbare, se met en place sa domination militaire et sa méthodique organisation. Très vite, réquisitions, brimades et suspicions pèsent sur le quotidien des religieuses, quasi chassées de leur hôpital. Les mois s’écoulant, sous la menace constante de la mort par bombardement, et dans l’espoir d’une délivrance par les soldats français si proches, la ville sombre dans la misère et les privations, à peine minorées par l’assistance américaine. Réquisitions et suppression des libertés rendent le quotidien pénible, dont la sœur se fait la narratrice. Menacée d’expulsion, elle se prépare à quitter ses malades quand elle contemple pleine d’espoir les travaux singuliers de l’ennemi. Celui-ci, fait confirmé par le pillage à grande échelle des dernières ressources de la cité, s’apprête à abandonner la ville dans un repli stratégique synonyme de nouvelles angoisses mais aussi d’espoir. Les 16 et 17 mars 1917, derniers jours d’occupation, s’accompagnent d’incendies et de destructions quasi systématiques. Ces dernières heures d’épreuve se terminent le dimanche 18 avec l’arrivée de soldats français et britanniques, éclaireurs d’une délivrance aux joies indicibles. Hélas, un an plus tard, jour pour jour, de nouvelles transes font reprendre la plume à sœur Eleuthère qui, du 18 au 24 mars 1918, raconte son évacuation d’une ville sous la menace d’une nouvelle occupation, prélude à la seconde bataille de la Marne.
Ce sont parfois des regards religieux qui nous font vivre les affres de l’occupation allemande des pays de France envahis. Ce texte reconstitué offre le double intérêt de présenter un journal de guerre de civile et de participer à l’histoire de l’Oise dans la Grande Guerre. Particulièrement riche dans les détails révélateurs du martyrologe des populations envahies, il décrit la vie quotidienne dans une ville proche du front, sous la menace du bombardement et de l’évacuation totale. Il livre des pages riches sur les derniers jours de l’occupation et la politique allemande de la terre brûlée avant le repli. L’ouvrage voit son intérêt légèrement minoré par la réécriture d’après-guerre et son absence de continuité.
Parmi les détails du récit, on peut noter la vue d’un général français blessé payant une voiture 120 francs pour fuir, le 30 août 1914 ; l’arrivée de soldats allemands demandant d’abord du champagne ; le pillage dans les commerces, les vols de vélos et de bijoux ; la peur du soldat noir chez des blessés allemands après la bataille de Verberie ; les morts placés dans des sacs ; l’enterrement des valeurs ; la carence d’huile, remplacée par de la graisse de cheval ou par les restes des boîtes de sardines jetées par les soldats allemands. La sœur se pose des questions quand elle constate que « les Allemands font enlever tous les uniformes des blessés en traitement au théâtre, probablement pour les renforts qu’ils attendent ». Elle évoque le comportement d’ennemis qui s’étaient blessés mutuellement, devenus amis, et Noël 1914 quand les blessés français reçoivent aussi leur colis contenant cigares, cigarettes, tabac, briquets, pipes, couteaux, chocolat, petits fours, manchettes, mouchoirs, chaussettes et même une photo du Kaiser. Elle voit un officier japonais prisonnier (15-2-15), et elle entend les rumeurs de mutineries allemandes (1-3-15). Elle rapporte que « trois femmes sont faites prisonnières pour avoir caché pendant trois mois dans leur cave un déserteur allemand. Celui-ci va être fusillé » (20-4-15). Elle rapporte le fait que ceux qui ne saluent pas les soldats allemands « sont conduits place de l’Hôtel de Ville où ils doivent saluer publiquement un mannequin revêtu de l’uniforme allemand et payer une amende ». La situation se dégrade et, le 1er juin 1916, « pour la première fois, nous mangeons du chat ». De fait, la situation des rats s’en trouve « améliorée » ; ainsi, le 14 octobre, elle rapporte : « Le commandant de place fait afficher que les habitants doivent détruire les rats et en apporter les cadavres à la Kommandantur où il leur sera remis un sou par tête. Nous sommes infestés de ces rongeurs depuis que les chats, étant dans l’impossibilité de les nourrir, furent mangés ou noyés. De plus tous les chiens ratiers ou autres ayant été imposés, la plupart de leurs propriétaires les ont fait abattre. » Le suicide d’une femme, les enfants blessés par une grenade ramassée ou par un détonateur, une civile blessée par imprudence témoignent du long calvaire des populations envahies. Le manque est total et la moindre petite attention devient un trésor : « Il sera remis une aiguille à chaque personne, cette nouvelle nous fait plaisir, car ce modeste objet nous fait défaut depuis longtemps. Nos amis d’Amérique pensent à tout. » Le froid de janvier 1917 est particulièrement éprouvant sans charbon, « les burettes étant gelées le prêtre est obligé de mettre dans le calice un morceau de glace pour remplacer l’eau ». Dès lors, « les escaliers, parquets, portes et fenêtres et même les meubles des maisons sont convertis en bois de chauffage par les soldats ». Certes, d’inévitables phrases dont la véracité semble plus douteuse, voire révélatrice de la littérature de bourrage de crâne, ponctuent le témoignage : les clochers servant de signaux ; l’empilement pyramidal des cadavres allemands ; le bombardement de la gare de Saint-Quentin par un Zeppelin retourné par les Français déguisés en soldats allemands, bruit qu’elle réitère plus tard pour un avion allemand, piloté par des Français.
La présentation de Jean-Yves Bonnard rappelle la rareté des témoignages dans cette ville presque rasée à la fin de la guerre. L’ouvrage est enrichi de documents iconographiques en cahier central.
Yann Prouillet

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Saint-Pierre (famille : 6 témoins)

Les six frères Saint-Pierre qui ont fait la guerre sont nés à Nantua (Ain) dans une famille bourgeoise propriétaire de vignes. Marin (1875-1949), médecin dans cette ville, épouse en 1908 la fille d’un général ; deux filles du couple deviendront religieuses. Clément (1877-1936), avoué à Belley, épouse une fille de médecin en 1905. Amand (1879-1932), notaire à Yenne en Savoie, se marie en mai 1914. Jean (1883-1963) est ordonné prêtre en 1908 ; incorporé en 1915 et très marqué par la Grande Guerre, il écrit jusqu’à la fin de ses jours sur des cartes postales représentant le maréchal Foch. Joseph (1885-1965) devient médecin, et la guerre lui impose de terribles travaux pratiques. La famille compte un dernier frère, Antoine (1895-1972), bachelier en juillet 14, envisageant des études de médecine qu’il achève après-guerre pour s’installer à Oyonnax. Le témoignage familial est : La Grande Guerre entre les lignes, Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre, Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916, Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918, Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 p. Le corpus est formé de 3 journaux et 2 491 lettres et cartes postales. Le journal d’Amand va du 2 août 1914 au 18 octobre 1918, tenu au jour le jour et non réécrit. Celui de Joseph se compose de notes quotidiennes du 31 juillet 1914 au 12 avril 1915 et d’un texte réécrit en 1940, alors qu’il est à nouveau mobilisé à Chambéry ; ce dernier couvre la période du 12 avril 1915 à sa démobilisation en 1919 et comporte des dates décalées et des confusions de situations corrigées par le présentateur. Antoine a écrit trois tomes d’une autobiographie intitulée « Journal de ma vie », dont seules 22 pages concernent la Grande Guerre. Amand écrivait chaque jour à Marguerite, son épouse, une lettre qu’il appelle (6-1-18) « la lettre de notre promesse », lien vital avec la civilisation pour le bonheur et le plaisir qu’elle procure, ainsi qu’à la famille dans le Bugey, soit 1 277 lettres. Marin a laissé 397 courriers et Jean 673 lettres et cartes postales. Enfin 144 courriers ont été échangés entre les frères. Joseph et Amand sont les deux personnages les plus représentés dans l’ouvrage.
La guerre des frères Saint-Pierre
Le parcours militaire de chacun des frères, non exposé dans l’ouvrage, est difficile à suivre et doit être recomposé avec les éléments fournis par les témoins eux-mêmes. Le 1er août 1914, Joseph est affecté au 2e bataillon du 23e RI à Bourg-en-Bresse comme médecin aide-major de 1ère classe. Le jour de l’attaque allemande qui occasionne la prise de la colline de La Fontenelle, dans les Vosges, il se dit « déprimé et à bout de forces » et se retrouve le lendemain à l’hôpital de Saint-Dié, souffrant de fièvre. Alors qu’il demande à revenir immédiatement au front, il apprend qu’il est remplacé et envoyé à l’arrière. Au Thillot, il est reçu par un officier qui lui déclare : « Ah, vous arrivez du front. Eh bien, dites-moi, c’est donc vrai que tous les officiers sont des lâches ? » Cet incident interrompt son journal jusqu’au 15 décembre 1915. Sa « faiblesse » sous le feu ne lui permettra jamais de revenir au 23e. Il sera toutefois cité 6 fois et recevra la Légion d’honneur avec palme le 5 février 1919 alors qu’il a terminé sa guerre dans le 116e BCA.
Amand, âgé de 36 ans à la déclaration de guerre, est affecté au 56e RIT de Belley. Après avoir un temps tenu le camp retranché de Belfort, son régiment, le front stabilisé, est en ligne dans le Sundgau. En octobre 1914, Amand occupe le poste de secrétaire du général commandant le secteur de Bessoncourt et nous renseigne sur ce service d’état-major en relation avec les pouvoirs civils et la population alsacienne. Le 11 octobre 1915, brigadier, il passe au 7e escadron du Train. En janvier 1918, il est sergent, secrétaire d’état-major de la 133e division et passe à la section colombophile. Il se trouve à proximité de ses frères Jean et Joseph mais, en février 1918, Amand passe maréchal des logis au 9e régiment d’artillerie à pied. Marin est médecin aide-major de 1ère classe à l’infirmerie militaire de Bosmont, Territoire de Belfort. Jean termine la guerre au 265e RAC. Antoine est nommé en juillet 1918 sous-lieutenant au 73e RI et se trouve dans le secteur de Montbéliard.
La composition du témoignage
Le présentateur des écrits des frères Saint-Pierre nous renseigne dans son préambule sur le travail réalisé pour la publication des deux volumes, qui ont représenté 15 années d’un véritable « travail de bénédictin : transcrire les textes manuscrits, retrouver leur orthographe, émonder les lettres des passages trop intimes et inintéressants, repérer les lieux de combat et tranchées sur les cartes d’état-major et les plans directeurs au 1/50 000 ; identifier les individus et les événements, rédiger des notes. Les journaux ont été conservés dans leur intégralité, les lettres ont été réduites de moitié environ. Le choix a été fait de ne pas se limiter aux faits de guerre et de conserver ce qui a trait à la vie familiale et à la société de cette époque, afin que le document garde son caractère sociologique. » Les correspondances et journaux multiples sont particulièrement riches d’enseignements (voir les notices Papillon et Verly). Dans le cas des frères Saint-Pierre, il s’agit de transmettre l’expérience de la Grande Guerre en consacrant la cohésion familiale. Tous ont conscience de vivre une expérience extraordinaire et de participer à l’écriture d’une guerre aussi complexe et foisonnante.
Connectés aux mondes littéraire (Julien Arène, Frantz Adam, les dessinateurs Hansi ou Zislin), ecclésiastique, militaire ou médical, ils sont des témoins précieux, lettrés et sensibles au monde qui les entoure. Amand surtout, introspectif, s’autocensure peu. L’analyse de ses propos dans ses lettres et dans son journal permet une opportune comparaison. À Marguerite, son épouse, il dit (4-5-17) : « Ne parle pas de tout cela à Nantua, car à toi seule je dis tout ce qu’il en est. » Dès lors, il ne cache rien de ses états d’âme, parsemés de secrets militaires qu’il jure de garder mais divulgue finalement à sa femme, de sournoiseries d’état-major et de lassitude d’une guerre interminable. Certes, il est refusé comme candidat officier, ce qui pourrait expliquer une éventuelle frustration, mais il rapporte un sentiment général si l’on en croit une lettre reçue par Amand : « J’ai été encore une fois cité à l’ordre du jour, jusqu’à ce que je sois décoré de la croix – de bois. »
Joseph aussi est réaliste, donc pessimiste. Le 1er août 1914, il déclare : « Qu’est-ce que la guerre moderne ? Je connais les récits des guerres anciennes. Je ne doute pas qu’une guerre actuelle soit exactement une boucherie. J’ai la ferme conviction que je n’en reviendrai pas et pour ne pas exagérer, j’émets l’avis que j’ai au maximum 50 % de chance d’en revenir. » Passionné de photo, Joseph utilise son appareil très tôt (septembre 14). Il est ainsi l’un des premiers à photographier la guerre dans les Vosges, aussi ses clichés sont connus en dehors du cercle familial ; il vend des images à L’Illustration et l’on en retrouve dans l’historique régimentaire du 23e. Il use pour cela des techniques particulières telle une photo « aérienne » prise de la tranchée, l’appareil placé au bout d’une perche. Joseph contribue ainsi, avec Frantz Adam et Loys Roux (voir ces noms), au fait que le 23e RI soit surnommé « le régiment des photographes ».
Une encyclopédie de la guerre
L’ouvrage nous plonge dans la guerre avec une multiplicité d’impressions ressenties et décrites. Des impressions sonores : sifflement d’une balle perdue ; son différent d’éclatement des obus selon le sol ; bruit infernal qui endort puis réveille ; éclats imitant des cris d’animaux ; « souffle immensément puissant d’un monstre endormi » quand il s’agit d’un bombardement lent et régulier ; rafales comme des « lancées de mal de dent » ; écho lointain de la bataille de Verdun à 60 km de distance et même jusqu’à Montbéliard. Dans l’air qui « mugit », les raids d’avions produisent une impression éprouvante, qu’Amand décrit à Marguerite : « Je t’assure qu’il n’y a rien d’agréable à se trouver là-dessous : les avions volant très bas, leurs moteurs font entendre un ronflement menaçant d’un lancinant sans nom ; vous sentez les appareils qui vous survolent en vous cherchant, les bombes éclatent épouvantablement, les obus explosent autour des avions, les mitrailleuses crépitent, les débris retombent de partout. » Dans cette guerre, le tonnerre naturel « perd ses droits et devient tout simplement ridicule ».
Des impressions olfactives comme l’odeur du front des Vosges : « La puanteur atroce mêlée à l’odeur résineuse des sapins hachés par les bombardements. » Des impressions physiques, comme l’accoutumance physiologique aux tranchées et aux conditions de vie. Ainsi Joseph : « Un soir, ne sachant où coucher, j’avise un tas de cailloux : lui au moins est relativement sec… Il me servira de lit. C’est un nouveau genre. J’ai déjà goûté du pré, du bois, du plancher, du sillon de labour et, ma foi, on n’y est pas trop mal : les cailloux se moulant un peu sous le poids du corps. » Il revient à plusieurs reprises sur cette « déshabitude du lit ».
C’est surtout la souffrance du soldat qui transpire de ces analyses ; les punitions imbéciles sont notées ; les affirmations cyniques, ainsi cette phrase d’un officier supérieur en août 1916 considérant que fournir des vêtements n’est pas nécessaire puisque les trois quarts des hommes vont y rester. Cette ambiance d’oppression est permanente. Elle découle du fossé qui sépare soldats et officiers. Amand se plaint également de l’ambiance morale : « Par exemple, quelles mœurs, quelle débauche, c’est effrayant, dégoûtant, écœurant… Je ne puis rien en écrire, ça dépasse l’imagination. » La condition ouvrière non plus n’est pas épargnée par Amand, surtout après les grèves du Rhône de 1917 : « Qu’on demande à ceux du front s’ils consentiraient à prendre à l’intérieur la place de ceux qui se plaignent et l’on verra le résultat ! » Même les Parisiens sont décriés (Amand, 4-2-18) : « Oui, j’ai lu le raid des aéros sur Paris et les croix de guerre que cela a fait distribuer dans la capitale. Je regrette qu’il y ait eu des victimes, mais le fait en lui-même rappellera un peu aux Parisiens que la guerre existe […]. C’est malheureux à dire, mais on est obligé de constater dans la masse des poilus, avec un sentiment sincère pour les victimes, une sorte de presque satisfaction de ce fait-là ! » Bref, le fossé entre l’avant et l’arrière est profond et universel à la lecture des frères Saint-Pierre. Et pourtant, les soldats ont conscience de devoir aller jusqu’au bout : « Le temps ne changera rien au résultat final, l’écrasement des Boches, tant pis si on paye des impôts », déclare Marin à sa mère. L’emploi de nouveaux gaz par les Allemands déchaine la volonté de vengeance d’Amand, en juillet 17 : « Il faudrait étripailler tous les Boches, mâles et femelles, petits et grands ! »
Les fraternisations sont le plus souvent représentées par les échanges les plus divers (sifflets, boules de neige, insultes au porte-voix, cigarettes), par l’entente tacite ou simplement par des attitudes d’humanité (ainsi le 24 décembre 1914 au col d’Hermanpaire, dans les Vosges, où un ténor entonne un Minuit chrétien religieusement écouté par les soldats allemands qui applaudissent.
Le bourrage de crâne n’est pas absent : pieds coupés par les Allemands pour éviter les évasions ; blessés achevés ; Boches dépeceurs ; mais aussi Allemands tuant leurs officiers pour se rendre ; officiers autrichiens qui, « pour exciter les hommes, déclarent que le pillage et le viol seront autorisés » en Italie conquise. Autres thèmes récurrents, les charges violentes contre les soldats du midi, le 15e corps, les gendarmes imbéciles, l’espionnite. Et les poncifs comme « La France aura toujours le dernier sou, l’Angleterre le dernier vaisseau, la Russie le dernier homme » ou la motivation alimentaire des désertions allemandes.
Le tout est ponctué de belles descriptions : une remise de décoration ; les bleus « nerveux du fusil » ; une attaque de nuit ; le terrible travail des brancardiers sur le Linge. La boue « comme de la crème », qui empeste le gaz et dans laquelle on peut mourir noyé ; la vue panoramique d’une attaque à Verdun. Verdun, « cette fois, c’est la vraie guerre » et le témoignage justifie sa place particulière dans l’expérience combattante avec la vision traumatique d’une mort individuelle dans la mort de masse.
La victoire
Les six frères Saint-Pierre, tous survivants, non blessés, vivent la victoire avec des sentiments nuancés. Joseph, le 11 novembre à 11 heures, déclare : « Messieurs, vous êtes joyeux, moi non ! Nous devions aller en Allemagne pour confirmer notre victoire. L’affaire n’est pas terminée, dans vingt ans il faudra recommencer. » Antoine est en permission à Nantua à cette date et revient au front, s’étonnant qu’il ne soit plus létal : « Par un clair de lune splendide, je pouvais marcher à découvert sur ce qui avait été le champ de bataille. Je ne pouvais croire au total silence qui régnait sur ces lieux dévastés. » Amand quant à lui « est tout désorienté à l’idée de la démobilisation » et « tout troublé à l’idée du retour ». Après que Joseph ait échappé au minage des caves et des routes lors de la poursuite d’octobre 18, c’est Amand qui manque encore de mourir à cause d’un « fil gros comme un crayon, solidement attaché à deux arbres et traversant la route juste à hauteur de la gorge », tendu de nuit le 14 décembre 1918 à Heimersdorf, dans le Sundgau. Il revient plus loin sur cette insécurité en Alsace. Par contre : « Réveillé par le sifflement très proche d’un obus de gros calibre, j’ai dressé l’oreille pour écouter l’éclatement et juger de la distance de la chute, mais rien. J’avais dû rêver et je m’en suis aperçu de suite, comme tu penses. » C’était le 30 novembre 1918 ! La guerre restera pour tous un traumatisme au-delà du cauchemar.
Yann Prouillet

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Sun Gan (1882-19..)

Né en 1882 au village de Heshang Fang, district de Boshan, province du Shandong. En 1917, il est âgé de 35 ans et père de trois enfants. Instituteur, voulant connaitre le monde pour s’instruire et ensuite transmettre son acquis, il se fait engager par les Anglais dans le Chinese Labour Corps pour aller travailler sur le sol français, en arrière des lignes du front. Il quitte Qingdao le 23 juillet 1917 sur un navire qui le dépose à Vancouver après une traversée éprouvante de l’océan Pacifique. La suite du parcours se fait en train jusqu’à Halifax, puis à nouveau en bateau vers la France. Sun Gan travaille alors pour l’armée britannique à Hazebrouck, d’abord comme ouvrier, puis comme cadre, promotion due au fait qu’il était un des rares instruits parmi une majorité d’illettrés.
Il est revenu dans sa province du Shandong en 1919 et a fondé avec sa femme une école pour les filles, pensant que leur éducation était la clé du progrès de son pays.
Son récit a paru en Chine en 2009 sous un titre traduit par Carnet de notes d’un travailleur chinois pendant la guerre européenne. Il rapporte des anecdotes et ses impressions sur son travail, sur les énormes pertes de la guerre, sur les coutumes (les femmes plus éduquées et plus indépendantes que dans son pays, la danse, le travail du chien de berger…).
Résumé d’après l’article très documenté de Li Ma, « Travailleurs chinois à l’arrière pendant la Grande Guerre », dans Travailler à l’arrière 1914-1918, Actes du colloque international de mai 2013, Carcassonne, Archives départementales de l’Aude, 2014, p. 145-159, avec portrait de Sun Gan. Voir également le livre collectif dirigé par Li Ma, Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, Paris, CNRS éditions, 2012, 560 p.
Rémy Cazals, mars 2016

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Le Noan, Eugène

Trois carnets de route de paysans bretons, Plessala, Bretagne 14-18, 2004, 55 p. Ce petit ouvrage regroupe trois témoignages de guerre fort différents.
Eugène Le Noan est un fermier de Belle-Isle-en-Terre (Côtes-du-Nord). En 1914, il effectue le service militaire au 117e RI du Mans. Malade lors de la mobilisation, il ne vit pas les sombres jours de Belgique ou de Lorraine. Il part en renfort le 20 octobre et commence alors à rédiger un carnet relativement copieux, surtout à des périodes difficiles. L’ensemble remplit 21 pages 21×29,7 avec trois chapitres bien limités chronologiquement : la Somme (secteur de Roye) du 23 octobre au 21 décembre 1914 ; l’offensive de Champagne et la guerre de position vers Massiges, du 25 septembre 1915 au 21 janvier 1916 ; la bataille de Verdun du 1er juillet au 10 août 1916. Revenu ensuite en Champagne, toujours avec le 117e RI, Eugène cesse de rédiger à partir du 21 août 1916. Ses narrations, très copieuses en 1914, étaient devenues de plus en plus concises et schématiques. La guerre de position en 1914 dans la Somme est relatée avec force détails. La bataille de Champagne attise encore la verve du témoin. Pour le passage à Verdun, vers Thiaumont, du 15 au 28 juillet 1916, pourtant très éprouvant pour le régiment, Eugène ne rédige que des chroniques journalières brèves (sauf le 15 juillet) comme s’il était las de ne relever que des horreurs et des angoisses. Le fait que son carnet se referme juste après Verdun est probablement le signe d’une forme d’épuisement de l’entrain et de l’envie de se souvenir et de témoigner. À son retour de la guerre, il conserve et annote un article du Journal sur la journée du 19 août 1916 à Thiaumont, preuve qu’il est toujours taraudé par ces combats de Verdun, sur lesquels il ne s’est pourtant guère étendu dans son carnet.
René Richard, Bretagne 14-18

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Billon, Pierre

Trois carnets de route de paysans bretons, Plessala, Bretagne 14-18, 2004, 55 p. Ce petit ouvrage regroupe trois témoignages de guerre fort différents.
Pierre Billon, paysan d’Erbrée (Ille-et-Vilaine), fut appelé au service militaire au 94e RI le 7 octobre 1913. Il griffonna sur un carnet quelques faits et reprit méthodiquement ces brèves notes sur un cahier d’écolier quand il revint. Ce journal est donc bien structuré (22 pages 21×29,7), bien rédigé, facile à lire et se concentre surtout sur les faits saillants de sa guerre : la mobilisation et la mise en ordre de bataille dans la Woëvre, les premiers combats, la retraite et la bataille de Spincourt, les premières blessure et hospitalisation, l’affectation au 294e RI et le retour au front, dans l’Oise puis dans la Somme en 1914-15, la bataille de Champagne du 25 septembre 1915 (narrée de façon très réaliste), les secondes blessure et évacuation, le long séjour au dépôt et le passage dans l’artillerie (250e RAC) avec un retour au front dans cette arme le 7 mars 1917. Le journal se réduit alors, après avoir été très précis sur les combats menés dans l’infanterie. La chronique de P. Billon est vivante, détaillée, passionnante quand il relate ceux-ci, et il semble que ces 12 mois vécus dans l’infanterie aient constitué l’essentiel de sa guerre, celle qui avait surtout compté car elle l’avait profondément marqué, sur laquelle il voulait témoigner ; les événements de sa vie à l’arrière, dans les dépôts ou sa période de guerre comme artilleur lui paraissant, par comparaison, ternes et dénués d’intérêt.

René Richard, Bretagne 14-18

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