Son père était professeur d’allemand ; lui-même, né à Vic-en-Bigorre (Hautes-Pyrénées) le 16 janvier 1888, devient agrégé d’allemand. Fiancé en 1914, il se marie en août 1917. Son témoignage publié est tiré de son manuscrit « Mes mémoires de guerre 1914-1918 et 1939-1940 », rédigé tardivement comme le montrent plusieurs indices, en particulier la mention du maréchal Pétain en 1917. Il y avait sans doute des notes au jour le jour, dont la succession des dates a été conservée pour certaines périodes, et pas pour d’autres. Dans tous les cas, on a l’impression que le témoignage a été lissé avec affirmation répétée d’un patriotisme sans hésitation ni murmure, attitude peu vraisemblable chez un combattant des tranchées, mais construite par la suite à partir d’un parcours particulier.
Lors de la mobilisation, il est caporal au 83e RI de Toulouse. Face à « l’agression brutale de l’Allemagne », il écrit que « le Pays se redresse plus fier et plus fort que jamais et se prépare à tous les sacrifices pour défendre son sol et sa liberté ». Dans l’enthousiasme général, le 83 part, la fleur au fusil. Caujolle aligne quelques poncifs : territoriaux à barbe blanche ; quantité d’espions allemands qui rôdent en France. Le 8 août est le plus beau jour de sa vie : « L’Alsace est à nous. » En marche vers le nord, ses chaussures lui abîment les pieds, ce qui le handicape lors de la bataille de Bertrix où le régiment est fauché par les mitrailleuses. Il est évacué vers Saint-Gaudens où il critique les embusqués qui ne veulent pas monter. Il dit qu’il est envoyé, sans l’avoir sollicité, comme sergent instructeur à l’école des élèves aspirants de Toulouse, avec la noble mission de former des officiers dont on a tant besoin. Il y reste jusqu’en février 1915, étant lui-même nommé aspirant. Il retourne au front en avril au 209e d’Agen et découvre la guerre de tranchées le 5 mai devant Arras. Certes les attaques n’apportent que massacres inutiles. Mais : « Les grands et nobles sentiments que mes parents ont fait naître dans mon âme prennent maintenant une netteté et une force inaccoutumée. Je sens tout ce qu’il faudrait pour créer une France rajeunie, vigoureuse, ardente, vaillante, digne de son glorieux passé, débarrassée de tous ces sales politicards arrivistes et sectaires qui l’ont désunie et ont failli par négligence, veulerie ou faux idéalisme humanitaire, la conduire à la ruine » (sentiments du 19 mai 1915 ou du 6 février 1934 ?). Il cite Péguy, Psichari et Barrès ; il fait des conférences sur le pangermanisme.
À plusieurs reprises, il affirme que ses chefs sont très contents de lui, mais il se dit écœuré par la distribution des croix à des incapables et des froussards parce qu’ils savent faire la cour ou parce qu’ils sont d’Agen. Il note que les permissionnaires sont découragés par les scandales qu’ils ont vus à l’arrière. On utilise ses compétences de la vie civile pour envoyer dans les petits postes allemands des lettres participant de la guerre psychologique. En décembre 1915 en Artois, on s’attendrait à voir tomber la pluie pendant des jours entiers, jusqu’à l’inondation des tranchées et à la fraternisation que tant d’autres ont pu constater. Mais pas Caujolle. Cela correspond à une période lissée où peu de dates sont précisées.
En janvier 16, il est blessé par éclats d’obus et envoyé à l’arrière. En août, rétabli, il est détaché au 2e bureau de l’état-major de la 158e DI. Il vient souvent en première ligne pour effectuer des observations, mais il regagne ensuite son confort. Il écrit qu’il réclame à plusieurs reprises son retour dans une unité combattante, mais en vain. Lors de l’offensive du 16 avril 1917, il est nommé chef du 2e bureau de la division. L’attaque connaît l’échec. Le journal de Caujolle passe du 19 avril au 13 mai sans notes. Le 27 mai, il évoque la « révolte des soldats dans les trois régiments de notre division ». Ils viennent d’être relevés, ils croient pouvoir bénéficier d’un repos, on leur donne l’ordre de remonter en ligne en renfort. C’est alors une « explosion de colère qui trouve un terrain préparé par une perfide propagande antimilitante [antimilitaire ? antimilitariste ?], antipatriotique, qui depuis quelque temps intoxique notre armée ». Opinion d’un officier d’état-major qui semble bien loin des poilus ; peut-être, aussi, loin dans le temps car il ne faut pas oublier que Caujolle écrit vingt ans plus tard. C’est ici qu’il parle à trois reprises du maréchal Pétain ; qu’il évoque une 5e colonne d’agents payés par l’ennemi ; qu’il précise qu’il s’agit de propagande communiste ; qu’il mélange dans la même catégorie des « journaux défaitistes inspirés par l’ennemi » La Gazette des Ardennes et Le Bonnet rouge. Une note intempestive du présentateur vient encore aggraver la confusion en annonçant que Bolo Pacha a été condamné à mort en février 1919, alors qu’il a été fusillé le 17 avril 1918.
En novembre 1917, Caujolle monte un échelon de plus en entrant à l’état-major de la 3e armée à Noyon. Il se spécialise dans la cartographie à partir de photos aériennes et souligne que tout le monde le félicite pour son travail. Sur les épisodes de 1918, offensives allemandes et contre-offensive alliée, il n’écrit que des pages d’histoire générale et non de témoignage personnel. Jusqu’à l’entrée triomphale en Alsace, jour de gloire bien arrivé. Après l’armistice, il est nommé professeur d’allemand à Saint-Cyr, puis entreprend une carrière civile en lycée.
RC
*Louis Caujolle, Mémoires de Guerre 1914-1918, s. l., éditions Gascogne, 2011, 217 p., illustrations (dessins et aquarelles de l’auteur).
Deruelle, Eugénie (1853-1927)
Le témoin
Fernande Eugénie Anastasie Durin est née le 5 mars 1853 à Sains-Richaumont, gros bourg de Thiérache à proximité de Marle. Son père, François Eugène Durin (1826-1870), est médecin et maire de Sains de 1862 à 1870. Du côté maternel son grand-père Charles Capon était le plus gros contribuable de la commune de Sains, maire et médecin du village.
Eugénie fait ses études en 1867 et 1868 au pensionnat des Oiseaux rue de Sèvres à Paris. Elle passe des vacances à Granville, chez sa cousine, où elle fait la connaissance de la famille Dior.
En 1872, à l’âge de 19 ans, elle est mariée à Léon Deruelle de dix ans sont aîné. C’est un mariage de raison comme c’est alors la règle dans la bourgeoisie. Il est originaire de la commune de Sus-Saint-Léger (Nord) où son père est « propriétaire » et Conseiller général. Il a un frère notaire à Amiens. Il est lui aussi docteur en médecine. Il a soutenu sa thèse à Paris en 1868 et aurait fait alors la connaissance de Clemenceau. Il reprend la succession de son beau-père à Sains-Richaumont et deviendra maire en 1882.
Les époux Deruelle ont une fille en 1875 qui ne vivra que quelques mois. Léon Deruelle meurt en 1904.
Eugénie Deruelle est patriote. Elle est très pieuse, va à la messe régulièrement et fait dire chaque mois une messe en souvenir de ses ancêtres. Elle semble plus tournée vers le passé que vers l’avenir.
Elle est entourée de sa servante Jeanne Thiéry, originaire de Saint-Quentin avec qui elle entretient des liens amicaux. Ses deux chiens Scott et Mylord sont ses compagnons fidèles. Ses relations sont très nombreuses, le maire M. Pagnier, le doyen Cagniard, le conseiller général Gaetan, mais aussi toutes sortes de notables des environs et parmi eux l’ancien ministre Gabriel Hanotaux.
En 1914, elle habite une maison moderne, équipée de l’eau courante, de l’électricité et du téléphone. Cent ans après, cette maison est parvenue intacte avec sa véranda dont Eugénie Deruelle était si fière.
Eugénie lit beaucoup, les livres de sa bibliothèque ou ceux qu’on lui prête : Victor Hugo, Emile Zola, Jules Verne, George Sand, mais aussi bien d’autres auteurs tels Bernstein et Shakespeare. Elle écrit beaucoup, à ses amies et à sa famille. Elle est aussi une femme très active qui jardine, fait de la couture, et se livre à toutes sortes de petits travaux. Elle gère elle-même son patrimoine et ses avoirs financiers. Son testament déjà rédigé bien avant 1914 est mis à jour régulièrement et évolue en fonction de ses sentiments du moment. Le dernier, en 1927, rédigé quelques jours avant sa mort est extrêmement détaillé. Néanmoins, ses précieux carnets ne sont pas mentionnés, probablement parce que, s’agissant de confidences, elle les a déjà confiés à M. Jourdan, son exécuteur testamentaire. Représentant local des anciens combattants, il est en quelque sorte le détenteur de la mémoire de la guerre. Après le décès de celui-ci les carnets viendront entre les mains de M. Hincelin, maire de la commune. Son fils en sera le dernier détenteur.
Le témoignage
Eugénie Deruelle a écrit en tout trente-deux carnets, mais il n’en subsiste que dix-neuf. Pendant plus de soixante-dix ans, les carnets passent de mains en mains. Négligence des emprunteurs ou, on ne peut l’exclure, volonté d’occulter des témoignages parfois dérangeants, certains disparaissent. Les périodes manquantes sont les trois premiers mois de la guerre, août 1916, un mois entre octobre et novembre 1917 et les quatre derniers mois de la guerre. Toutefois, en juillet 1916, Eugénie Deruelle est revenue sur les événements d’août 1914, nous renseignant ainsi sur l’arrivée des Allemands en août 1914. Le dernier carnet se termine le 10 avril 1920.
Les carnets sont écrits au jour le jour, d’une écriture, lisible, rapide avec peu de fautes d’orthographe et de rares ratures. Les supports sont au début les anciens agendas de son mari médecin, puis des cahiers d’écoliers reliés avec une couverture cousue, enfin des cahiers qu’elle fabrique.
Certains sont précédés d’un commentaire. Le quinzième débute ainsi : « Ce carnet, trouvé chez ma mère, avait servi à son grand-père, comme la dédicace conservée l’indique. Les avis et renseignements en avaient été enlevés… Aujourd’hui, cette relique va avoir une autre destination : ce sera le 15e de mes confidents de cette guerre si longue et si cruelle pour nous. »
Dans la crainte qu’ils soient découverts elle dissimule soigneusement ses écrits car elle n’ignore pas que les Allemands interdisent cette pratique. Le curé de Vaux-sous-Laon en a fait l’expérience en étant déporté pour cela.
Ces écrits sont avant tout des confidences dans lesquelles l’auteur livre ses émotions, ses impressions, ses rancœurs. Ils sont aussi une chronique de la vie sous l’occupation allemande. Eugénie Deruelle y inscrit chaque jour les événements de la journée et toutes sortes de détails sur la vie du village et de ses environs. Elle semble avoir consacré beaucoup de temps à leur rédaction. On le voit au cours des carnets, c’est une occupation incontournable une confession journalière qui permet à cette femme seule de supporter sa condition.
Pourtant ses conditions de vie matérielle sont beaucoup plus enviables que celles de beaucoup d’autres. Certes, elle ne perçoit plus ses fermages mais elle a conservé des liquidités mises à l’abri dans son coffre-fort. Néanmoins sa vie n’est plus celle d’avant 1914. Elle est soumise à des restrictions qu’elle n’a jamais connues. Plus que tous les autres habitants de Sains-Richaumont, elle subit les réquisitions de toutes sortes. La présence continuelle d’officiers dans sa maison lui est difficilement supportable car elle est souvent reléguée au rang de servante.
Analyse
Les carnets débutent le 29 août 1914. C’est alors la panique dans le village, les habitants fuient. Eugénie Deruelle, après avoir pris ses dispositions pour partir, se ravise au dernier moment. Pourtant les combats se déroulent autour de Sains-Richaumont. Rapidement elle ne va plus rien ignorer de la situation. Le téléphone ne fonctionne plus depuis plusieurs jours, pourtant il sonne dans l’après-midi. Elle décroche et raconte :
J’entends le général de Housset dire à l’homme du poste : « Téléphonez immédiatement à l’état-major à Marle, téléphonez à la place de Laon, téléphonez partout où vous le pouvez que le 11e corps, en perdition à Sains-Richaumont, demande du secours. »
Deux jours plus tard, le 31 août, le général Von Bulow vient passer la soirée et la nuit chez elle.
Je commence à déjeuner lorsqu’une auto s’arrête devant la maison ; six chefs demandent : « Il nous faut votre maison, douze chambres, etc. » après les avoir conduits de la cave au grenier, ils prennent tous les lits, me laissant seulement celui de Jeanne. De plus, il faut leur mettre quinze couverts dans la salle à manger, et leur faire, pour 6 heures, à dîner pour quinze. Ma chambre est destinée à von Bulow de la Garde royale, et généralissime des troupes.
Une lacune importante fait reprendre les carnets le 26 novembre. On ne sait donc rien des premières semaines de l’occupation.
La maison d’Eugénie Deruelle étant grande et confortable elle héberge continuellement des officiers.
3 janvier 1915 : Le matin, mon chef m’annonce son départ ; il me présente, avant, son successeur (pas une minute de répit !) : c’est un juge pour la justice militaire.
Ce juge fera beaucoup parler de lui.
La suite des carnets est une véritable chronique du village pendant l’occupation ponctuée de confidences et de ressentiments. Les difficultés de la vie de tous les jours, les réquisitions continuelles, le comportement des Allemands, les vexations, les émigrés, les prisonniers, la prostitution, sont autant de thème récurrents. les nouvelles des villages environnants, grâce à la réunion hebdomadaire des maires, celles du front et même de France, au travers de la Gazette des Ardennes, sont aussi continuellement évoquées. Mais ce qui se passe dans sa maison est plus particulièrement relaté. Elle s’indigne fréquemment du comportement des Allemands, mais s’ils sont courtois et bien élevés, elle met de côté sa rancœur.
Parcourons ces carnets pour en saisir la richesse.
24 avril 1915 : A midi, le soldat Maasbaël revient pour Mme Leleu, à bicyclette depuis St-Quentin Il a eu un bien mauvais temps. Je le fais déjeuner avec nous. C’est un charmant garçon, franc, et bien prudent.
28 mai 1915 : Jour des maires et grande revue des chevaux. Ils les classent et M. Marquet me dit qu’il pense qu’ils les prendront avec les voitures et notre mobilier, quand ils partiront : c’est une belle perspective !!!
21 juin 1915 : Le juge reçoit des femmes qui m’ont l’air de faire un drôle de métier : enfin !
9 septembre 1915 : Je finissais de dîner lorsque M. Hénon est venu mesurer mon seul noyer. Ils vont prendre ceux qui atteignent 90 cm de circonférence, et le mien a à peu près 104 : adieu les noix ! À Buironfosse, ils prennent tous les sabots : ils ne laisseront rien, puisqu’on ne les chasse pas…
– 26 octobre 1915 : La saleté du juge n’est partie qu’hier soir : elle a donc passé 3 nuits ici ; le jour, elle est substantée par le casino : c’est du propre ! J’enrage, mais si je me plains, on me fera quitter ma maison… Hier, elle a eu les persiennes fermées toute la journée. J’aurais grand plaisir à les savoir malades tous deux : ce n’est pas charitable, mais c’est trop fort, à la fin !
– 18 novembre 1915 : Il est arrivé 60 prisonniers russes. Ils vont déterrer les Prussiens tués par ici, et faire un cimetière au Sourd, dans la pâture de Gustave Macon.
– 4 décembre 1915 : Hier matin, j’ai trouvé le juge dans le vestibule, je ne l’avais pas rencontré depuis trois semaines ; à son bonjour je lui dis : « Monsieur, est-ce que depuis que vous êtes ici, vous avez eu à vous plaindre de moi, ou de quoi que ce soit dans ma maison ? […] Eh bien ! Alors pourquoi m’infligez-vous la honte de souiller ma maison, comme vous le faites ? Vous y entretenez des femmes, et cela jusque quatre jours de suite. […] Monsieur, ma maison a toujours, depuis trois générations, été respectée et respectable, et vous en faites une maison publique ! […] Madame, c’est la guerre ! Naturellement nous ne le savons que trop ! — Mais Monsieur, si Madame et Mlle Mauser se trouvaient dans de mêmes conditions, en Allemagne, je voudrais savoir ce qu’elles en penseraient, et quelles appréhensions vous auriez ? (Là-dessus j’ai quitté ce sale type…) Que va-t-il faire ? Le plus de mal qu’il pourra. C’est pourquoi, je me remets toute entre les mains de la Providence.
– 27 avril 1916 : La question des œufs est grosse de magots : ce matin j’ai porté mes 9 œufs ; en revenant, je lis à la pancarte chez Dupont qu’il faut donner 2 œufs par poule, et même par coq et poussin.
– 21 mai 1916 : On amène une masse de prisonniers et prisonnières, et ce, pour des bagatelles : une femme condamnée à quinze jours de prisons et quinze jours de travail parce qu’elle n’a pas salué un gendarme : eh bien ! Depuis quand et dans quel pays les femmes doivent-elles saluer les hommes la première ? À quel niveau veulent-ils nous mettre ??? Il paraît qu’on sera condamné s’ils entendent qu’on les traite de Prussiens ou de boches…
– 3 juin 1916 : Mlle Elise, l’émigrée de La Neuville-Housset, arrive en prison avec trois autres jeunes filles, parce qu’elles n’ont pas travaillé, à temps, dans les champs : quinze jours de travail forcé. Elle m’apporte son porte-monnaie, et je lui prête assiettes, verres et couverts pour quatre personnes.
– 12 septembre : 1916 On attend à Faucousy 200 Russes qui vont faire une ligne de chemin de fer, en lieu et place du Decauville qui reliait l’usine de phosphates à la gare.
– 19 octobre 1916 : on va avoir 1.000 prisonniers Russes qui feront une ligne de chemin de fer de Puisieux à St-Gobert. À Chevennes, Mme Sarazin a dû déménager toute sa ferme, où on loge aussi 400 Russes ; et il y en a à Housset, La Neuville, et Richaumont !
– 2 novembre 1916 : En sortant de la messe, j’ai vu un tableau affreux : trois tombereaux de sable amenés par une dizaine de Belges, attelés et enchaînés comme des bêtes de somme ! C’est horrible ! Et ils crient, et frappent sur eux avec la crosse de leurs fusils !
– 8 novembre 1916 : A 7 h du matin, on sonne ; c’est M. Sérouart qui vient avec un ordre de réquisition de la mairie, d’avoir à porter pour 8 h à l’usine Bayart 10 assiettes et 10 cuillères. […] Ce n’était pas pour servir aux émigrés, comme on nous l’avait dit, mais à un bataillon prussien, arrivé à 9 h, avec le corps d’un colonel de la Garde, petit-fils de Bismarck, et tué au front de la Somme avant-hier, et qu’on a enterré, ce matin, au cimetière du Sourd… Étant dans le bureau de la fabrique, j’ai vu défiler ces soldats, et leur musique. Les chefs suivaient à cheval ou en auto.
– 21 novembre 1916 « La fabrique de choucroute, ici, est considérable : on y emploie une quarantaine de femmes et une vingtaine d’hommes. […] Leur service est très dur : il faut être debout tout le temps, au-dessus d’une cuve dans laquelle on coupe fin les choux […]. Les femmes, en sus de cela, sont dans un bâtiment ouvert à tous les vents, et les pieds dans la boue… Des cuves, les choux passent dans des tonneaux, où les hommes les piétinent, et c’est peu propre, car on s’y soulage de toutes les façons !.. N’importe, le sel purifie tout, paraît-il…
– 31 décembre 1916 J’ai lu, dans la Gazette des Ardennes, le message du président Wilson. J’ai dit à la marchande de journaux de m’apporter chaque numéro… C’est ennuyeux de leur faire gagner de l’argent, mais il faut (quand bien même je n’ai aucune foi en leurs dires) se tenir au courant…
– 29 mai 1917 : Un des lieutenants qui viennent manger ici, M. Schmitt, est arrivé, hier soir, longtemps avant les autres convives. Il fait des caresses à Scott, qui était près de moi, à l’entrée du jardin ; il cause longtemps de sa mère, catholique son père, son frère, tous deux sont docteur en médecine, le frère au front. Lui a 22 ans (on lui en donnerait 18, à peine). […] Comme on me demandait un bouquet, il est venu avec moi dans le jardin et le clos.
– 18 juin 1917 : A 2 heures, deux soldats viennent pour prendre les laines des matelas. Je leur explique que M. Sérouart les a emportées. Il faut aller avec eux l’expliquer aux gendarmes qui habitent rue St-Marcel, chez Mme Lalouette mère. Le chef me remercie, puis, me parle des cuivres aux portes (j’en conclus qu’ils viendront, au premier jour me dévaliser encore une fois).
– 26 juillet 1917 : Ces soldats retournaient au « Chemin des Dames ». Il y en avait qui pleuraient. Je ne les ai pas vus, mais leurs larmes me laisseraient bien indifférente…
– 31 juillet 1917 : On m’apprend que Richard Widermann a été tué « au Chemin des Dames ». C’est la première fois que je n’applaudis pas la mort d’un Allemand… Ce brave saxon ne méritait pas d’être classé avec ces bandits !
– septembre 1917 : Il vient d’arriver, par le train, 500 Russes : à quoi vont-ils les employer ? Ils construisent un chemin de fer du Quesnoy à Maubeuge, mais n’avancent guère dans leurs travaux, les aéros se chargent de les démolir au fur et à mesure…
– 26 septembre 1917 : [À propos du lazaret d’Efry] C’est un véritable abattoir ! On est peu soigné : une pilule de temps en temps… Comme aliments : café au matin, ou plutôt eau rousse ; à midi, mauvaise soupe, et le soir : eau blanche, c’est-à-dire mélangée à très peu de farine. À ce régime, la convalescence se change souvent en décès, et il y meurt 6 à 10 personnes par jour… C’est un lazaret installé dans une tôlerie, où l’on admet : les Français, les Belges, les Russes. Les religieuses sont de la maison mère de St-Erme. Les sanitaires sont allemands et s’adjugent les biscuits et certaines denrées du ravitaillement de la C.R.B. des malades et convalescents.
– 2 janvier 1918 : Il nous a montré une photo, faite chez Mme Plonquet, le 1er de l’an à 2 heures du matin… Les troisième et quatrième demoiselles étaient T. L. et son amie de Laigny que M. L. est allée chercher à 4 heures du matin… La donzelle de Laigny, qui est très grosse, se trouve assise sur les genoux de Krïmm, qui en avait la charge, et qu’elle masque complètement ! Quelles mœurs !
– 10 janvier 1918 : A 9 heures du matin, M. le maire vient me dire que je suis désignée comme otage et dois me préparer à partir pour Holzminden !
Ce départ est un déchirement rétrospectivement décrit très en détail à la date du 25 août, un mois après le retour d’Eugénie avec notamment cette scène :
J’ai été touchée au moment de quitter chez moi, d’être appelée, dans la cour de Lambert, par l’aîné des tracteurs qu’il logeait depuis des mois. Cet homme avait toujours été très poli envers moi. Il voulait me dire adieu, et ne pouvait le faire dans ma maison devant tout le personnel du chef. Il pleurait et me dit qu’il habitait près de Holzminden, et que, quand il irait chez lui en congé, en mars, il viendrait me voir, ferait son possible pour que je loge chez lui, et que sa femme me soignerait bien… Le pauvre homme n’a pas eu son congé, et est parti de Sains… pour un autre pays.
Le séjour au camp d’Holzminden fait aussi l’objet d’une chronique détaillée qui permet de voir le fonctionnement du camp et les conditions d’existence des otages. On y trouve la preuve des relations de son mari avec Clemenceau :
6 avril 1918 : On m’appelle au 20 pour me remettre une fiche de 111 marks 54 envoi de « M. le Président du Conseil, ministre de la Guerre, Paris ». Il a donc reçu ma lettre du 12 janvier.
Nous ne saurons pas comment se termine la guerre à Sains-Richaumont. Une nouvelle lacune dans les carnets nous amène au 12 octobre 1919, la vie a repris.
– 10 avril 20 : Tout est si cher ! Et, ne recevant pas de revenus, je me demande si je pourrai continuer à rester chez moi, où j’ai de gros frais ! Il est vrai qu’ailleurs tout est aussi cher ! Et où aller ???
[…]
Je termine ce cahier aussi tristement qu’il fût commencé au 1er janvier 1918 : quelle existence, ô mon Dieu ! Sauvez-moi du découragement qui me mine chaque jour davantage !!!
Denis Rolland
*Les carnets d’Eugénie Deruelle, Une civile en zone occupée durant la Grande Guerre, présentés par Guillaume Giguet, Amiens, Encrage, 2010, 655 p., index, illustrations.
Barbusse, Henri (1873-1935)
Fils de journaliste, né à Asnières le 17 mai 1873, Henri Barbusse est bien connu comme l’auteur du best-seller Le Feu paru dès 1916. Jean Norton Cru a fait une sévère critique de ce livre qui se présente à la fois comme un roman et comme le « journal d’une escouade ». Il ne l’a pas placé dans la dernière catégorie de fiabilité, mais dans la quatrième sur six, disons un peu au-dessous de la moyenne. C’est que JNC ne supportait pas que l’on ajoute des effets littéraires au témoignage. Le Feu, prix Goncourt 1916, a une grande importance parmi les livres de guerre de par son tirage considérable ; beaucoup de poilus l’apprécièrent parce qu’il prenait le contre-pied du bourrage de crâne. Après la mort de l’auteur, en 1937, ont été publiées les lettres à sa femme, écrites de 1914 à 1917, que l’on peut donc considérer comme un témoignage direct, à la différence du roman.
Elles sont d’abord un témoignage sur la rédaction du roman, véritable obsession chez Barbusse, intellectuel fasciné par l’argot populaire. Il est tout joyeux d’employer dans ses lettres, et de traduire, quelques expressions comme « se taper la hotte (id est : manger) ». Il évoque la documentation écrite amassée pour le roman, « composée en grande partie d’expressions pittoresques trop abondantes pour rester dans ma mémoire à la portée de ma plume ». Ensuite il est question de corriger les épreuves, s’insurger contre les coupures, compter les tirages successifs, pister les comptes rendus et s’en prendre à ceux qui sont défavorables, dans la presse cléricale comme dans le « journal infect d’Hervé », chez les « brutes dangereuses » de L’Action française comme chez « l’ignoble Lavisse ». « Changeons de conversation », écrit Barbusse lui-même après qu’il ait développé son thème favori. Il est beaucoup question de colis : « Un paquet seulement tous les quatre jours = quatre-vingts francs par mois. Ça suffit, le reste est du superflu. » Pourtant, en dehors de la nourriture et d’un peu d’opium, que d’objets envoyés à un homme des tranchées ! Jusqu’à un « relève-moustaches » (5-4-15).
Barbusse a connu le danger à Crouy près de Soissons, au cours d’une « terrible semaine » de janvier 1915. Il était arrivé fin décembre 1914 ; le rude épisode prit fin à la mi-janvier ; il quitta les premières lignes au printemps. Il eut cependant le temps de faire les remarques habituelles du poilu : décrire le système des tranchées et l’ensevelissement des cadavres ; noter l’ivresse des soldats et les brimades imbéciles des chefs ; ironiser sur les « touristes des tranchées » et les décorations allant aux embusqués. Dès le 6 avril 1915, il écrit que les hommes en ont assez. En décembre, il fait allusion aux inondations suivies de fraternisations. Il stigmatise « Botrel-le-Crétin », Henry Bordeaux formaté pour entrer à l’Académie française, les revues de la Bonne Presse qui inondent les hôpitaux. « Comme tous ces gens ont une haine féroce, obstinée, invincible, du socialisme et de la libération des exploités ! » Car, la guerre étant « une chose dont on ne peut soupçonner l’horreur lorsqu’on ne l’a pas vue », « il faut que d’autres que nous n’aient pas à la refaire » (20-6-15). La seule solution serait la victoire du socialisme, seule doctrine politique « où il y ait, au point de vue international, je ne dis pas seulement une lueur d’humanité, mais une lueur de raison » (14-4-16).
RC
*Henri Barbusse, Lettres à sa femme 1914-1917, Paris, Buchet-Chastel, 2006, 375 p., préface de Frédéric Rousseau, chronologie de la vie de l’auteur et liste de ses œuvres (1ère édition Flammarion, 1937).
Taurisson, Henri (1882-1953)
Né le 3 avril 1882 à Turenne (Corrèze), agriculteur à Saint-Sozy (Lot), marié, ayant deux fillettes, il part dès le premier jour avec le 7e RI de Cahors où il est cuisinier. Des extraits de sa correspondance conservée par sa famille ont été publiés en 2010 dans un recueil de témoignages lotois cité plus bas. Son hostilité à la « maudite guerre » est exprimée dès le 1er août, mais il pense que la victoire sera rapide. Le régiment subit de terribles pertes à Bertrix en août ; à la fin de l’année 14, il est en Champagne, puis en Argonne et à Verdun. Henri est grièvement blessé le 18 mars 1916 à La Harazée et ne revient pas sur le front, obtenant une pension d’invalidité relative.
« On voudrait que ça se termine au plus tôt », écrit-il le 17 novembre 1914, et trois jours plus tard : « J’en ai plein le dos. » En décembre, au cours de la prise d’une tranchée, il dit avoir été retenu par ses camarades au moment où il voulait « percer » des Allemands (« ces mauvais bandits ») qui se rendaient. « Heureuses les familles qui sont comme nous qui n’avons que des filles car j’aurais un gosse, je l’étoufferais aussitôt au monde », autre formulation excessive mais qui traduit bien les misères endurées. Le même jour, 2 janvier 1915, il ajoute : « Se voir mitrailler de cette façon, écoute, la civilisation est devenue une sauvagerie abominable. » Le 14 janvier, il n’hésite pas à écrire à sa femme que « les hommes ne veulent plus marcher » et il oppose leurs terribles souffrances à la « bonne vie » menée par les généraux loin des premières lignes. Certains soldats ont compris que « toutes ces attaques n’aboutiraient à grand-chose, qu’à faire écraser tous les braves qui montent à l’assaut », et ils se cachent dans les caves, tandis qu’on « change souvent de chefs, car si peu qu’on voit les galons ils sont sitôt descendus ». En février, il exprime l’espoir que la guerre sera terminée le mois suivant, mais le 3 mars, « tout patriotes que nous sommes », c’est le découragement général, et Henri demande une nouvelle photo de sa fille Laure car, écrit-il, « quand j’aurais l’idée très mauvaise, en la regardant ça pourrait m’éviter de faire beaucoup de choses », précaution contre le suicide que d’autres combattants ont également prises.
Au fil du temps, la critique se radicalise. Le 26 mars 1915, il s’en prend aux députés : « Au parlement il faudrait une vache au lieu de ces bandits qui roulent dans les théâtres, vont voir les poupées, et nous pauvres soldats faudra rester des mois, onze, peut-être davantage sans revoir ceux qu’on aime. » Et le 5 mai : « Tout ce qu’on a fait, des cimetières partout. Voilà, la guerre est la destruction de la basse classe ! » Tandis que « les Boches, ces cochons, à 3 km de leurs tranchées ils ont fait travailler, semer, tous les pays conquis », du côté français, « aucun officier nous dirait « Ne marchez pas sur la récolte », beaucoup ne savent même pas ce que c’est que le froment, et encore moins ce que c’est que la guerre ». « Si ceux-là qui au commencement voulaient la guerre connaissaient ce que c’est, ils arrêteraient tout de suite, mais ces messieurs ont des draps de lin et nous de la paille et des poux » (29-8-15). Le bourrage de crâne des journaux est durement condamné.
Henri donne des conseils à sa femme pour les travaux agricoles, mais il lui demande de ne pas trop en faire : « c’est pas la peine de se crever » (9-7-15). Sa correspondance fait place à quelques allusions sexuelles, retenues (« j’ai toujours peur que les enfants lisent les lettres »), mais réelles : « Et puis n’être pas sûr de revoir celle que l’on aime tant et qu’on voudrait serrer entre ses bras et puis autre chose encore que je ne dis pas mais que tu comprends. » Le jour de la foire de Saint-Sozy (12-2-16), Henri va plus loin. Il estime qu’il faut oublier toutes les misères, et peut-être les mésententes du passé et commencer « une deuxième vie », la guerre ayant finalement montré où se trouvait le bonheur : « nous Germaine et Henri partirons travailler un petit coin de notre bien et voilà notre vie sans oublier le petit jardin de la lande où on sèmera quelques carottes, choux et navets. »
Blessé grièvement, il reproche à sa femme de devenir « patriote », et estime que les Allemands « sont des hommes comme nous poussés à la mort ». Les souffrances du blessé à l’hôpital sont peu de choses, estime-t-il, « ici les balles ne viennent pas nous voir ni les obus, on peut endurer quelque chose ».
RC
*Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 : Les Poilus, collection des Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Ramadier, Paul (1888-1961)
Député de l’Aveyron de 1928 à 1940, de 1945 à 1951 et de 1956 à 1958, plusieurs fois ministre et premier président du Conseil de la IVe République. Un des 80 parlementaires à avoir refusé les pouvoirs constitutionnels à Pétain en 1940, Résistant, Juste parmi les Nations. Ce futur homme politique d’importance nationale, est né à La Rochelle le 17 mars 1888, fils de médecin ; il devient docteur en droit et avocat et adhère au parti socialiste en 1904. En 1914, il est mobilisé comme sergent au 322e RI et prend des notes depuis le 15 août jusqu’au 11 novembre 1914, jour de sa grave blessure.
En si peu de temps, le sergent Ramadier participe à l’avancée en Lorraine suivie de la retraite (bien décrite) d’une troupe complètement désorganisée sous le feu, aux officiers désemparés, aux soldats prêts à la panique qu’il faut reprendre en mains en les menaçant, voire en tirant sur les fuyards. Au 2 septembre, le 322 n’existe plus et Ramadier passe au 122. Le lendemain, le régiment entre à Gerbéviller que les Allemands ont détruite croyant que les civils avaient tiré sur eux. Sur le terrain, Ramadier comprend « que dans cette guerre l’artillerie seule importe » et il se préoccupe du front principal : le 4 septembre, il note que la cavalerie allemande est aux portes de Paris ; le 11, « le bruit court que les nouvelles sont un peu meilleures et que les Allemands sont arrêtés ». Se succèdent les jours où il n’y a « rien à manger » et ceux où, au repos, « on mange tout le temps ». Le 30 septembre, vers Seicheprey, la confusion est telle que le bois occupé par le 122e est pris d’assaut par le 142e, baïonnette au canon, affaire qui se termine heureusement par des éclats de rire. On se livre à tous les métiers, terrassier, croque-mort après un bombardement : « Les cadavres que l’on retire des décombres sont en bouillie. Personne ne voulait les remuer, ni chercher leurs plaques d’identité sur leur poitrine sanglante ou défoncée. Il a fallu qu’à la lueur d’un flambeau, dans cette église sombre, je fasse cette corvée de croque-mort. » Par contre, quelques jours après, il rencontre un sien cousin, cavalier, « merveilleux d’astiquage ». La course à la mer conduit le régiment du côté d’Ypres. Le 2 novembre, à Poelcapelle, il subit une attaque d’Allemands qui chargent en criant et sont repoussés. Le 11, à Verbranden Molen, il est gravement blessé à la cuisse et évacué.
RC
*« Carnet de guerre de Paul Ramadier », Revue du Rouergue, automne 2004, p.391-421.
Beaufils, Jean-Louis (1894-1950)
*Jean-Louis Beaufils, Journal d’un fantassin, Campagnes de France et d’Orient, Août 1914-Août 1919, Paris, L’Harmattan, 2007, 417 p.
La publication de ce témoignage pose quelques problèmes qui vont être abordés. Disons d’abord que, oui, Jean-Louis Beaufils fut un authentique poilu. Mobilisé au 90e RI, il arrive sur le front le 15 novembre 1914 et le quitte le 2 décembre, les pieds gelés. Sa convalescence dure jusqu’en mai 15 et on le retrouve au 125e RI en Artois où il participe à l’attaque du 25 septembre. En janvier 16, après un stage, il passe à la compagnie de mitrailleurs, se rend en Champagne, puis à Verdun, en mai. Il participe à « l’inutile et sanglante bataille dans la boue de la Somme » en septembre et octobre. Ce titre de chapitre est proche d’un titre de Barthas : « Dans la boue sanglante de la Somme ». Le parcours des deux hommes a d’ailleurs été proche, Artois, cote 304, Somme. Beaufils suit les préparatifs de l’offensive Nivelle, mais se trouve en permission lors de son déclenchement. Il assiste aux mutineries et nous dit que c’est « la peur hideuse de braquer une mitrailleuse sur une bande de soldats en débandade » qui le fait se porter volontaire pour l’armée d’Orient. Même si la véritable raison était d’échapper aux horreurs du front occidental, il n’y aurait rien de contraire à l’esprit des vrais poilus. Il quitte les tranchées le 10 juin 1917 et, après une permission, un séjour à Marseille, un passage en Italie, il débarque à Itéa et il est transporté à Salonique où, le 2 août, il est affecté au 176e RI. Commence une campagne « à pied dans l’âpre Albanie : faim, froid et paludisme ». Trois mots qui résument la situation, car les combats sont rares. Beaufils passe une grande partie du temps comme infirmier ou comme malade, le cafard ajoutant son poids car, selon sa belle formule, « le cœur lui aussi a son paludisme ». Après la victoire, le régiment est transporté à Odessa pour contenir les bolcheviks. Beaufils en part le 25 janvier 1919 à destination de la France. Cinq ans sous les drapeaux, il semble qu’il soit resté simple soldat.
Et nombre de ses descriptions, brèves ou développées, sont celles que l’on rencontre chez d’autres poilus. Dès juin 1915, il a compris que les attaques, aussi bien allemandes que françaises, ne pouvaient aboutir qu’à des pertes humaines sans gagner de terrain. Il a décrit le système complexe des tranchées et montré concrètement la difficulté de circuler dans les boyaux étroits : « On trébuche dans des trous, les jambes s’emmêlent dans les fils télégraphiques qu’accroche le quillon du fusil : jurons, cris de ceux qui suivent et qui craignent d’être coupés de la compagnie par des corvées ; c’est alors l’embouteillage. Puis on s’égare dans le dédale des sapes, on revient sur ses pas, le temps passe, la fatigue s’accroît et les courroies pénètrent dans les chairs. » Il parle d’artisanat, des totos et des rats, des petits filons des « embusqués du front », d’un feu de crosses de fusils, du vin « en paillettes dans les bidons » en janvier 17, des poilus charmés par le chant des oiseaux. Il évoque une fraternisation et une nuit de travail face à face avec les Allemands, sans tirer.
Mais ce soldat ordinaire est bien singulier par certains aspects. Chrétien militant et lecteur de L’Action française, ses camarades sont des prêtres, des séminaristes ou de solides croyants n’hésitant pas à fonder un « cercle de soldats chrétiens » qui décide « d’instituer le rosaire vivant au 2e bataillon pour contrebalancer la vague d’immoralité qui s’étend à l’arrière chez les civils ». Lui-même, avant de partir en août 14, est resté longtemps prosterné au Sacré-Cœur de Montmartre : « Quand je me suis relevé, je ne m’appartenais plus, j’étais à la Patrie. » Et en août 17, près de Salonique : « Je songe à la grandeur, à la puissance, à la beauté de Dieu et je m’endors, confiant ma petitesse au Maître des Mondes, qui connaît chaque brin d’herbe. » Tout en respectant la personnalité de chacun, il faut pointer deux contradictions. D’une part, certains pourraient dire que « la joie furieuse » qu’il éprouve « de tirer, de tuer » (7-5-16) n’est point un sentiment chrétien. D’autre part, affirmer que les bons camarades tués ont « reçu la récompense des amis du Christ » (5-9-15) ou encore « la récompense ineffable » (8-5-16) rend incompréhensible sa satisfaction d’en réchapper après un bombardement terrible, grâce à « la protection de la Sainte-Vierge » (9-5-16).
Le thème de la guerre comme expiation de l’anticléricalisme des gouvernements de la République revient sans cesse, de même que la critique des parlementaires, des partis, des journaux les plus subversifs qui « ont libre cours » (ah, une absence dans le texte du poilu Beaufils : pas la moindre critique du bourrage de crâne). Les poilus ne murmurent pas quand il faut monter ; la majorité assiste à la messe, et avec ferveur ; ils ne veulent pas entendre parler d’une paix boiteuse. Si tout n’est pas parfait, c’est parce qu’il y a eu trahison, rôle néfaste des apaches ou des francs-maçons, des « révolutionnaires juifs bolcheviks » ou des instituteurs de l’école laïque, victimes des « théories de l’enseignement matérialiste et athée professé dans les écoles normales ».
Si l’on accepte comme témoignage authentique celui d’un socialiste, il faut aussi accepter celui d’un catholique réactionnaire avec ses propres points de vue, et, dans les grandes lignes, le texte publié ne semble pas en contradiction avec les idées du poilu en 1914-19. Toutefois, des dizaines de pages paraissent surajoutées : texte intégral de sermons patriotiques, cantiques, « poèmes », chansons cocardières de Botrel (« Botrel-le-Crétin », disent d’autres poilus). Dire que les poilus attendent, le flingot et « Rosalie » à portée de la main, en novembre 1914 paraît un anachronisme, encore accentué par une note de bas de page qui prétend que Rosalie est la « personnification de la baïonnette par les Poilus », alors que c’est une chanson de Botrel qui l’a popularisée à l’arrière et que les combattants parlent éventuellement de « la fourchette ». Et encore, en mars-avril 1916, parmi les « mauvais maîtres » de l’instituteur Hilaire Sapain, à coté de Darwin, Rousseau, Voltaire, A. France et Romain Rolland, figure Barbusse. Une note précise que ce dernier « venait de recevoir le Goncourt (1916) pour son livre Le Feu ». Or ce roman a commencé à paraître en feuilleton seulement en août 1916, en volume en septembre et n’a obtenu le prix qu’en décembre. Une des dernières pages du livre de Beaufils commence ainsi : « Quelques vingt ans après, savoir se souvenir ! » Il semble bien que l’écriture définitive du témoignage date de la fin des années Trente. Pas au-delà car on n’y trouve pas de pages à la gloire de Pétain. On souhaiterait savoir ce qu’est devenu Beaufils dans l’entre-deux-guerres, et même ce qu’il était avant 1914. Trois textes précédant le témoignage proprement dit pourraient nous renseigner.
Mais la préface de Monseigneur Hippolyte Simon apporte peu, en dehors du fait que Beaufils était un chrétien. L’introduction, signée Sophie de Lastours, directrice de la collection , n’apporte pas plus sinon une bizarre confusion entre l’œuvre d’un certain « capitaine allemand d’artillerie » nommé Richter et le beau livre de Dominique Richert. Le troisième texte préalable est l’avant-propos de Françoise Robin qui commet deux erreurs fondamentales pour un tel texte : nous dire à l’avance ce qu’on va trouver dans le témoignage ; ne rien nous dire sur la biographie du témoin. Divers indices dans le témoignage laissent penser que Jean-Louis Beaufils est né à Dournazac (Haute-Vienne) le 14 décembre 1894, qu’il est allé à l’école communale de ce village, que ses parents étaient dans l’agriculture, que lui-même habitait Paris. Mais quel était précisément son milieu social ? jusqu’où a-t-il poussé ses études ? quel était son métier avant 14 ? Et après ? Est-il devenu camelot du roi ou Croix de Feu ? On ne saura rien de tout cela. Par contre, on « apprend » qu’on peut s’abriter dans une sape ou dans une « marmite ». Françoise Robin a également ajouté au témoignage une importante série de notes, dont beaucoup sont inutiles (« Que de soupirs pour la permission, la grande désirée », écrit Beaufils en novembre 17, et la note 156 de préciser « Toujours le malaise des soldats privés de permission »), d’autres entachées d’erreurs d’inattention sur les dates (par exemple les notes 27 et 203), d’autres enfin un peu ridicules : l’Internationale est présentée en note 120 comme « hymne des partis ouvriéristes » ; lorsque Beaufils emploie le mot « buffleteries » pour décrire l’uniforme de beaux officiers embusqués, la note 158 est là pour dire « Peut-être pour bluffeteries, néologisme pour acte de bluffer ? », etc.
Mieux vaut publier moins en quantité et améliorer la qualité des productions.
Rémy Cazals
Colin, Ernest (1859-1945)
1. Le témoin
Constant Ernest Colin naît à Saint-Dié (Vosges) le 5 mars 1859, de Constant, commis de fabrique, et de Marie Anne Gérard. Employé de commerce puis fabricant de tissu, il épouse le 26 février 1889 à Blâmont (Meurthe-et-Moselle) Marie Claire Hennequin, sans profession, avec laquelle il aura trois enfants, Marie Renée (1889), Emile (1891) et André (1896). Elu conseiller municipal de sa ville en 1910, il devient adjoint au maire, Camille Duceux, lorsque celui-ci quitte la ville avant l’invasion allemande le 24 août 1914. Pour son action dans la récupération des otages alsaciens, il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur le 7 août 1916, décoration qui lui est remise le 9 lors d’un voyage du Président de la République Raymond
Poincaré dans les Vosges [1]. Ernest Colin décède à Reims le 25 février 1945 [2].
2. Le témoignage
Colin, Ernest, Saint-Dié sous la botte. Une mission imposée par les Allemands en 1914. Paris, Berger-Levrault, 1919, 81 pages, collection La guerre – les récits des témoins.
Le 27 août 1914 à 17 heures, les troupes allemandes de la 3e division de réserve du général von Knoerzer envahissent la ville de Saint-Dié dans les Vosges. Dès le lendemain, ils convoquent Ernest Colin et lui intiment l’ordre de tout mettre en œuvre pour faire rapatrier des otages, majoritairement femmes et enfants, arrêtés par les troupes françaises dans les vallées alsaciennes voisines de la Bruche et de la Liepvrette lors de l’offensive d’août 1914. En cas d’échec de sa mission, une valeur égale de femmes et d’enfants déodatiens, dont les membres de sa famille, « seront arrêtés et leurs maisons incendiées » (page 2). Porteur de laissez-passer, il va devoir, alors que les offensives allemandes pour tenter de forcer le verrou de la Haute Meurthe font rage autour de la ville, traverser le champ de bataille pour effectuer sa mission en zone libre. Après une tentative infructueuse du fait des combats, il traverse une première fois la ligne de feu sous les obus et parvient à Epinal où il rend compte de sa mission au préfet des Vosges Linarès et au général Dubail. Muni de la réponse suivante : « Le Gouvernement acceptait la remise des femmes et des enfants arrêtés comme suspects, mais à la condition que la population de Saint-Dié n’aurait rien à souffrir pendant l’occupation allemande » (page 16), Colin repasse la ligne de feu avec un trompette français et est reçu au quartier général allemand. Cette réponse génère un engagement de l’occupant en ces termes : « Il est accordé à la population de Saint-Dié tous ménagements sous condition qu’elle s’abstienne de toute action hostile. Cependant à cette condition que les femmes et les enfants qui ont été faits prisonniers soient remis en liberté et ramenés » (page 23). Les yeux bandés, il est ramené à la limite des lignes allemandes, traverse une nouvelle fois la zone de feu, est arrêté par une patrouille française, et reconduit devant le général Dubail à Epinal. Une partie des otages alsaciens, 14 femmes et 7 enfants, y sont retrouvés et chargés dans un autobus avec mission pour Ernest Colin de les ramener à Saint-Dié. Le 2 septembre, l’autobus débarque les civils à la limite de la ligne de feu française et femmes et enfants traversent le no man’s land : « Les obus éclatent nombreux dans la vallée et quelques-uns à trente mètre de nous ; on se figure les cris de frayeur, les pleurs des enfants qui sont glacés d’effroi, les arrêts continuels de tous ces gens paralysés par la peur » (page 30). Ils parviennent sans dommage toutefois à Saint-Dié mais il manque encore 15 femmes et 19 enfants, toujours prisonniers des Français. La propre femme d’Ernest Colin, Marie, est alors arrêtée et l’édile est mandé de terminer sa mission. Il repasse donc une nouvelle fois les lignes au même endroit que précédemment, est intercepté par deux fantassins du 133ème R.I., et est conduit une nouvelle fois à Epinal. Les otages manquants sont retrouvés à Clermont-Ferrand, rapatriés sur les Vosges et eux-aussi placés dans des autobus avec mission pour Ernest Colin de les rapatrier à Saint-Dié. Mais au moment d’embarquer, l’une d’entre-elles, Lydia Damm, enceinte, perd ses eaux et est hospitalisée. Le 8 septembre, le convoi (deux bus et une automobile) se
met en route mais est pris sous des bombardements à Saint-Léonard, en zone française. Femmes et enfants sont alors débarqués et traversent le champ de bataille : « A partir de ce village, le trompette exécuta les sonneries règlementaires mais sans succès ; dès que nous fûmes sortis de la localité, les obus recommencèrent à tomber dans notre rayon, plusieurs à quelques mètres de nous, dans les prés avoisinant la route. Que serait-il arrivé si quelques femmes et enfants avaient été tués ou blessés ? » (page 48). Les otages rendus à l’autorité allemande, Ernest Colin se rend alors en Alsace pour tenter de retrouver son épouse, qui n’est pas libérée malgré l’accomplissement de sa mission. Entre temps, les troupes allemandes abandonnent Saint-Dié et retraitent vers la frontière. Colin passe donc une nouvelle fois la ligne de feu et revient dans sa ville enfin libérée. Marie, un temps emprisonnée à Strasbourg, échouée chez des proches en Alsace, parvient à obtenir un sauf-conduit de retour et, par la Suisse, retrouve enfin son mari le 24 septembre 1914.
3. Analyse
L’un des 33 titres de la célèbre collection La guerre – les récits des témoins des éditions Berger-Levrault, ce rapport de l’édile vosgien est un témoignage ahurissant. En pleine bataille, du 27 août au 8 septembre 1914, alors que se déroulent des combats parmi les plus sanglants connus dans les Vosges – l’équivalent à l’est de la bataille de La Marne – autour de Saint-Dié, un civil est chargé de récupérer 29 femmes et 26 enfants arrêtés en Alsace quelques jours auparavant « sous l’inculpation d’espionnage » (page 45). Il traverse à plusieurs reprises les champs de bataille en plein combats et, en deux « livraisons », ramène sous les obus femmes et enfants à l’occupant. Cette affaire, digne d’un scénario de fiction surréaliste, est pourtant révélatrice d’une réalité peu évoquée dans les études martyrologes : les rétorsions infligées à la population civile lors de la courte libération de l’Alsace en août 1914 et leurs conséquences. En effet, derrière la « barbarie » dénoncée par Ernest Colin, qui se place comme une victime d’une « mission imposée par les Allemands », dépeints comme déloyaux, il fait état d’une réalité inversée. Dans les « espions » arrêtés dans la vallée de la Bruche se trouvent entre autres deux institutrices, une femme de chef d’équipe de la gare de Saulxures, une femme de chef de gare de Saales et une femme de gendarme, enceinte, avec ses quatre enfants. Quasiment toutes sont de jeunes mères de famille emmenées avec leurs enfants. La guerre n’ayant pas aboli le droit, la diligence mise à leur libération par les autorités françaises semble témoigner de l’ampleur de « l’incident diplomatique » généré par cette vague d’arrestations ayant manifestement peu de lien avec la sécurité nationale. Elle illustre les méfaits de l’espionnite au sein des troupes françaises. Opportunément, il se trouve, à la réclamation allemande, que l’autorité française décide que les « arrêtés comme suspects, seront remis en liberté, l’instruction ouverte contre eux sous l’inculpation d’espionnage n’ayant pas établi de charges suffisantes » (page 45). La narration de cet épisode démontre également la réalité des ententes entre belligérants et les contacts possibles entre eux en plein combats pour des questions d’ordre diplomatiques. Elle révèle aussi l’efficacité des communications et la célérité de l’application des décisions administratives dans une France loin d’être désorganisée par la guerre. Plusieurs ouvrages [3] font état de cette « affaire des otages » mais « Saint-Dié sous la botte » est le seul qui fasse vivre l’évènement de l’intérieur, par l’un de ses principaux acteurs.
Yann Prouillet, mars 2013
[1] Très brièvement évoqué page 308 de Poincaré, Raymond, Au service de la France. Neuf années de souvenirs. Tome VIII : Verdun. 1916. Paris, Plon, 1931, 355 pages.
[2] L’état-civil de Saint-Dié-des-Vosges ayant été totalement détruit en novembre 1944, nous remercions Pierre Colin, généalogiste déodatien émérite, pour les informations généalogiques fournies.
[3] Citons entres autres Courtin-Schmidt, Charles, De Nancy aux Vosges. Reportages de guerre. Nancy, Dupuis, 1918, pages 70 et 190, Gromaire, Georges, L’occupation allemande en France, 1914-1918. Paris, Payot, 1925, page 362 ou Allier, Raoul, Les Allemands à Saint-Dié (27 août – 10
septembre 1914). Paris, Payot, 1918, page 47.
Rouppert, Jean (1887-1979)
En présentant le livre Jean Rouppert, un dessinateur dans la tourmente de la Grande Guerre (Paris, L’Harmattan, 2007, 220 p.), le sociologue Ronald Müller explique qu’il a « effectué une réception réflexive de cette biographie, en la mettant en lien avec la notion de générativité à partir d’une acception multi-référentielle. Cette dernière démarche d’appropriation conceptuelle est présentée et développée dans la deuxième partie de l’ouvrage. » Nous y renvoyons donc en évoquant seulement ici les sources du témoignage de Jean Rouppert sur la guerre : un récit de 209 p. intitulé « Journal de bord », rédigé à 86 ans ; 1926 lettres échangées entre lui et son épouse, de 1913 à 1919 ; une série de 123 dessins (parmi lesquels la représentation d’une exécution). D’autres textes, romans, essais, théâtre, apparemment non publiés, ainsi qu’une série de sculptures complètent l’information sur cet homme né à Custines, près de Nancy, le 11 août 1887, fils d’un ouvrier lamineur. Ayant quitté l’école à 14 ans, il vécut pendant cinq ans de divers petits métiers où il découvrit l’exploitation de tous les instants car, écrit-il avec humour, « il n’est pas d’exemple plus démoralisant que l’inactivité d’un salarié ». Ayant « pataugé sur la lisière où l’animal dressé et l’humain conditionné partagent une même relativité », il décide de s’engager dans l’armée coloniale en 1906 pour quatre ans. En 1913, il est apprenti décorateur à la verrerie Gallé à Nancy. En mars 1914, il épouse une institutrice, puis il est mobilisé au 6e RAC. Il est blessé deux fois et a une grave maladie à la suite d’une morsure de rat (description détaillée de l’épisode). Après la guerre, il s’installe dessinateur et sculpteur à son compte à Lyon et participe à diverses expositions.
En 14-18, il se considère comme un « grain de sable, drossé par la houle guerrière ». Dès le 26 août 1914, il prend ses dispositions pour le cas où il ne reviendrait pas. Il sait décrire la boue et les abris qui ne sont que des trous, les arrivées de marmites et les hommes rendus fous, l’envoi d’agents de liaison risquer leur peau pour porter des messages dérisoires mais exigés par la bureaucratie militaire. Le 24 février 1915, il dresse l’imposante liste des objets qu’on lui a volés. Des objets, justement, il en fabrique, et son habileté lui vaut le succès. Il vend des garnitures d’étagères, un casse-noisettes en chêne, un fume-cigare, un coupe-papier. Le 27 septembre 1917, il écrit à sa femme : « la bricole (à mon compte) baisse un peu en ce moment ». Il a inventé un beau modèle de rond de serviette, mais il est victime de plagiaires fabricant au rabais, et même : « mes revendeurs me trahissent sans honte ». Enfin, « le goût change », et il songe à mettre sur le marché un nouveau produit, une blague à tabac peut-être. Notons son abonnement « à un journal original, lequel emploie toute sa verve à parodier les autres journaux » et son intention de lui envoyer quelques pensées à l’humour « plus cruel que comique ». Il me semble que l’auteur du livre aurait dû vérifier si cette collaboration au Canard enchaîné a été effective.
Notons encore cette belle remarque de Jean Rouppert, écrite après l’armistice : « Sur le front, on ne courait qu’un risque. En permission, on le mesurait. » La même page témoigne de sa joie : « Bientôt je serai Moi, chez moi ! » Mais, plus tard : « La chance d’être revenu à peu près intact au foyer est une maigre compensation pour une existence gâchée dans son épanouissement. Les ex-poilus peuvent comparer leur défaite individuelle à la victoire commune. »
RC
Balard, Auguste Germain (1881-1961)
Les 454 pages du manuscrit de Germain Balard posent la question de la date de l’écriture. L’entrée en guerre constitue l’entrée en matières sur 2 pages qui évoquent l’assassinat de Jaurès et le procès Villain ; la rédaction est donc postérieure à 1919. L’auteur raconte alors sa jeunesse en 76 pages et sa mobilisation à Perpignan en 5 pages. À partir de son départ pour le front, le 10 avril 1915, le récit, parfaitement daté, est une rédaction à partir d’un carnet de notes précises. La guerre (avec ses suites immédiates) occupe jusqu’à la p. 442. Viennent enfin 12 pages de remarques isolées de 1924 et de 1930-32. La dernière phrase est : « Le monde est en train d’évoluer rapidement. »
La longue biographie permet de dire que Germain est né le 3 janvier 1881 à Saint-Juéry (Tarn), de père inconnu. Sa mère a ensuite épousé un sabotier qui donna son nom à l’enfant. Celui-ci fréquenta irrégulièrement l’école, mais réussit à obtenir le certificat d’études et entra en apprentissage à 12 ans pour devenir tailleur de limes. Tant en usine que dans l’agriculture, il fit plusieurs métiers manuels jusqu’à la date du service militaire commencé à Carcassonne, mais non terminé pour raisons médicales. Sa grande chance, en 1906, fut d’être embauché comme livreur par un pharmacien de Toulouse qui l’initia à l’étude des médicaments et l’encouragea à acquérir une culture d’autodidacte. La situation était bonne et Germain se maria en 1909 avec une couturière. Réformé, il fut « récupéré » en décembre 1914 et envoyé comme infirmier à l’ambulance 5/16 en Champagne en juin 1915. À 34 ans, c’était un libre-penseur, anticlérical, un homme curieux de tout, ayant une haute idée des règles morales à respecter et une capacité d’indignation qui allait rencontrer de nombreuses occasions de fonctionner. Ainsi, face à un prêtre chauvin : « Lui qui se dit éducateur d’une certaine jeunesse, est capable de lui enseigner un nombre infini d’erreurs, plus grossières les unes que les autres. Aussi, comme conclusion à cette discussion, je lui conseille de revenir à l’école et de travailler la philosophie. » Il pense qu’il faudrait punir les responsables de la guerre ; qu’il faut lutter contre le « badernisme ». Il critique les profiteurs et les embusqués, la censure et le bourrage de crâne, les absurdités de la vie militaire. Il décrit un des médecins chefs de l’ambulance comme drogué, incompétent, fainéant et despotique.
Après la Champagne, l’ambulance est regroupée avec d’autres pour former un HOE à Landrecourt près de Verdun en août 1916. Là, il voit descendre des survivants : « Le 143e RI descend des lignes, passe près de nous. C’est avec un serrement de cœur très pénible que l’on voit à quel état squelettique sont réduits ses bataillons. Sur 3000 hommes qui étaient montés, il en redescend 700, et dans quel état ! Cependant leurs clairons sonnent et leurs tambours résonnent à la traversée de Landrecourt. Beaucoup d’entre eux se redressent dans un suprême effort d’énergie pour marquer le pas ; mais plus nombreux encore sont ceux que tout laisse indifférents, traînant péniblement ce qu’ils ont pu rapporter de ce lieu infernal, parce qu’ils savent qu’on ne leur demandera pas d’autre effort avant longtemps, qu’on va les prendre en auto à quelques mètres de là. Il n’y a pas quinze jours que ce régiment était monté en ligne au complet. »
En juin 1917, retour de permission, Balard décrit l’effervescence dans les trains où les poilus cassent toutes les vitres et conspuent les gendarmes, « aussi à chaque arrêt y a-t-il des individus qui descendent du train et incitent les autres à descendre et à ne pas revenir au front ». Lui-même n’y participe pas, mais estime que les hommes arrêtés par les gendarmes « auront toujours assez de mal pour se soustraire aux griffes de la justice militaire ». Le 28 octobre 1917, notation originale, il dit entendre la Madelon pour la première fois.
L’offensive alliée en 1918 fait découvrir des territoires dévastés. Ainsi au retour d’une permission, le 3 septembre, dans les parages de Villers-Cotterêts : « Je parcours de récents champs de bataille : des trous d’obus partout, des arbres fauchés par la mitraille tombés un peu partout et n’importe comment, des canons ennemis abandonnés au petit bonheur. J’arrive à Longpont que je connaissais comme petite ville accidentée très coquette et propre ; je ne rencontre plus que des ruines partout ; pas une maison n’a été épargnée. […] Je remarque des tombes un peu partout, sur les bords de la route, dans les champs. Elles sont reconnaissables à la terre fraîchement remuée, un piquet qui supporte un casque ou un sabre, une vareuse ou des restes de capote ; quelques-unes ont une croix avec un nom. […] Là, sur un petit plateau, deux tanks inutilisables. » Et, le 15 septembre, le travail repris à l’ambulance : « Les blessés affluant de toutes parts, je me trouverais débordé sans l’aide de deux prisonniers allemands dont un est particulièrement dévoué. Ils me sont d’un grand secours étant donné que j’ai un seul blessé français – on n’a pas voulu le mettre dans une salle où il aurait été seul – tous les autres sont allemands. »
Le 11 novembre, le mot « armistice » est écrit en lettres capitales : « Pour savoir ce que ce mot représente, il faut avoir vécu la journée d’aujourd’hui parmi les poilus, parmi les civils qui ont quelqu’un de leurs proches sur la ligne de feu, parmi ce qu’il est convenu d’appeler le peuple ! »
RC
*Virginie Auduit, Carnet de guerre d’un ambulancier 1914-1918, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 1998 (avec 75 pages d’extraits du témoignage).
Hubinet, Emma (1875-1969)
1. Le témoin
Emma Hubinet naît le 11 novembre 1875 à Glageon (Nord) d’une famille bourgeoise et industrielle ; les tissage et corderie Louis Hubinet, fondée par son grand-père. Charles Hubinet, son père, filateur, ancien combattant volontaire de la guerre de 1870, décoré de la Légion d’Honneur (1906) et son épouse, Emma Dubois, ont eu trois enfants ; Louis (1870-1944), Emma et Nelly (1878-1966). Emma se marie le 6 mars 1905 à Achille Boulanger, négociant en laine, avec lequel elle aura deux enfants ; Roseline (1905-1994) et Didier (1907-1947). A la mort de son père le 2 novembre 1913, elle aide sa mère à diriger la filature familiale, laquelle sera détruite par les Allemands qui l’incendient en quittant le territoire le 6 novembre 1918. Elle bénéficiera des dommages de guerre pour reconstruire l’usine qui deviendra la filature du Petit Glageon en 1929. La suite de la vie du couple n’est pas connue et Emma Boulanger-Hubinet décède à Montmorency (Val-d’Oise) le 13 février 1969.
2. Le témoignage
Buthine, M.-A. Entre l’enclume et le marteau (1914-1918). Paris, imprimerie Paul Dupont, 1932, 343 pages, non illustré.
Sous un nom d’emprunt, formé par l’anagramme de son patronyme et les initiales phonétiques de son prénom, Emma Hubinet met un zèle tout particulier dans l’ouvrage à protéger le véritable état-civil de sa famille et le nom de sa commune, Glageon, gros village de près de 2 850 habitants (1911) presque limitrophe à la Belgique. Les quelques éléments fournis dans l’ouvrage confirment toutefois que sont bien évoqués sa mère, son père, décédé en 1913, et ses deux enfants, âgés de 9 et 7 ans à la déclaration de guerre. De fait, c’est également l’histoire de Glageon et de la filature Louis Hubinet pendant la Grande Guerre qui sont racontés par Emma. Passés les premiers jours d’août 1914, où elle assiste à la mobilisation de cette commune de l’Avesnois, au sud de Maubeuge, elle est prise en voiture dans l’exode des populations frontalières et belges (page 17) alors qu’arrivent les Anglais en renfort. Mais Maubeuge capitule, Achille, son mari, part alors pour la captivité, et la région est envahie dès les premiers jours de septembre 1914. Commence alors une longue et douloureuse occupation et le lent dépeçage de ses biens et de l’usine familiale à coups de perquisitions (une vingtaine en tout) et de réquisitions de tout ce qui peut servir à l’occupant. En mai 1915, pour avoir critiqué le fait que « dans les régions envahies, nous étions empoisonnés par la Gazette des Ardennes » (page 91), elle écope de 10 jours de prison au Château des Carmes de Trélon, car elle refuse de payer une amende de 100 marks. De forte personnalité, elle multiplie les actes de « résistance » par « un esprit frondeur qui se manifeste en toutes occasions » (page 113), et qui lui vaut, le 5 février 1916, une nouvelle condamnation, cette fois-ci à 3 mois de prison à purger en Allemagne, à la prison de Trier (Trêves) puis Siegburg. De retour à Glageon, elle continue de s’opposer à l’exhaustion de son patrimoine industriel et écope d’une nouvelle condamnation de 3 mois de prison, en avril 1917, pour sa mauvaise volonté devant les « réquisitions », ainsi que du surnom de « madame Capitaliste » (page 208). En effet, politiquement, elle dit des socialistes : « Tous nos conseillers municipaux sont socialistes, Les belles doctrines du parti ; l’égalité des classes, le partage intégral, l’entr’aide sociale, nul parmi eux ne les a pratiquées ; elles se sont effritées sur les pierres de touche de l’égoïsme, et du népotisme. La guerre a arraché leurs masques » (page 329). 1917 est une année difficile au point de vue alimentaire – en témoignent les tableaux comparatifs des rations des aliments de première nécessité reproduits pages 257 et 258 – aussi œuvre-t-elle par pétitions à la C.R.B. (Commission for Relief in Belgium) à améliorer le sort de ses compatriotes. Le 6 novembre 1918, elle assiste accablée à l’incendie de la filature familiale et aux destructions d’une armée allemande en retraite. La libération apporte en effet des exactions que l’occupation n’avait pas vu commettre. La fin de la guerre n’arrête pas son récit qui évoque l’épuration, jusqu’au procès de Lille, où elle est convoquée comme témoin en avril 1921. Elle ressort de cet immédiat après-guerre avec le sentiment d’un « assainissement » inachevé (page 339). Elle termine son récit sur des phrases prémonitoires, écrites en mars 1932, et frappées au coin de la fatalité : « On n’est bien persuadé à présent qu’une nouvelle guerre est inévitable. L’Allemagne ne se résigne pas, elle élève ses enfants dans le culte de la revanche. A la tête des agitateurs, l’épileptique Hitler domine la masse populaire, et déchaînera l’abominable cataclysme » (page 343).
3. Analyse
L’histoire de la Résistance française pendant la Grande Guerre reste à écrire. Le journal d’Emma Hubinet en est une indéniable contribution par le témoignage d’une résistante inertielle d’une chef d’entreprise en zone occupée. Car elle est véritablement une personnalité ; bourgeoise cultivée et volontaire, elle représente les rares prises de parole du monde industriel [1] qui fut lui aussi victime de la Grande Guerre et qui a concouru également pour une large part à la résistance intérieure sous l’occupation, en tentant de limiter l’apport forcé à l’économie de guerre allemande. Elle multiplie donc, outre sa mauvaise volonté permanente, les soustractions de matières premières aux perquisitions, et développe des trésors de ressources pour en dissimuler le plus possible aux visites domiciliaires, jusqu’aux linges « cachés dans les jardins, dissimulés dans les haies, ou confiés aux voisins déjà perquisitionnés » (page 278). C’est très souvent le motif qui va occasionner ses condamnations à la prison, augmenté d’un comportement d’opposition systématique et de bravade exaspérant pour l’occupant. En fait, elle effectue un travail de sape psychologique qu’elle pense effectif quand elle constate que « les soldats partent démoralisés, sans entrain, l’âme endeuillée » (page 280) après ses entrevues. Alors qu’elle écrit en 1932, elle confie : « Même à l’heure actuelle, écrivant après de longues années le récit de mes souvenirs de guerre, j’ai un tel respect pour les cachettes, restées inviolées, que je n’en livre pas le secret, me souvenant des difficultés accrues en France libre les moyens dont on usait pour tromper les Allemands ; ceux-ci étaient finalement renseignés par leurs espions » (page 64). Elle enterre en effet le vin (page 107) ou ses tuyaux de cuivre ; « ce cuivre-là au moins ne fut pas converti en munitions » (page 85). C’est très vraisemblablement le statut social de la réfractaire qui lui évitera la déportation et les camps de travail. Toutefois, sa non participation à un réseau actif de résistance ne lui confère pas toutefois le statut d’une Louise de Bettignies avec laquelle elle sera par ailleurs incarcérée (page 163). Sa vision des Allemands est bien entendu sans complaisance ; « les jeunes officiers ressemblent pour la plupart au Kronprinz ; sans doute copient-ils ses manières et accommodent-ils leurs visages dans ce but » (page 42). Plus loin, elle revient sur les images d’Epinal d’un Allemand voleur mais qui « avait épargné la pendule. Ce procédé confirme la remarque faite depuis l’invasion. Les Allemands que l’on a appelés, après la guerre de 1870, LES VOLEURS DE PENDULES, n’ont garde de les prendre au cours de cette campagne ; elles sont sacrées, ils n’y touchent pas, d’accord sans doute avec les ordres des chefs » (pages 227-228). Elle rapporte la francophobie alimentée par l’armée allemande : « (…) je rappelle un ordre donné à la population allemande, par le général teuton Liebert, dont j’ai eu connaissance après la guerre : « Quiconque sur le sol allemand prête à un Français un toit ou un abri, quiconque serre sa main maudite, quiconque ne le méprise, et ne le hait pas jusqu’à la mort, quiconque le juge digne d’un regard, doit être considéré comme un misérable sans honneur » (pages 241-242). Elle évoque enfin, comme nombre d’autres témoins, l’odeur de l’ennemi[2], sentant « autant que des fauves » (page 302). Mais également, elle leur trouve quelques similitudes avec les combattants français : « Il y a un antagonisme profond entre les soldats du front, et les embusqués des services de l’arrière » (page 209). Elle décrit aussi les prisons et leur population ; otages, inculpés, prisonniers, ayant des conditions de réclusions spécifiques (page 101) ou des vêtements personnalisés (page 138). Emma liste les raisons possibles d’une peine d’incarcération : « refus du salut, insoumission au travail, carte d’identité oubliée ou perdue, utilisation d’objets réquisitionnés, course sans passeport, commerce d’aliments de fraude » (page 214) mais aussi conservation de lait ou de beurre pour les fermiers, utilisation du mot boche, etc. Elle note une différence de traitement entre les populations belges et françaises envahies (page 211). Elle dévoile les multiples subterfuges dont elle use pour tromper la censure et la surveillance des courriers, change de nom, de profession (page 194), de statut, de style d’écriture, passant la correspondance par la Belgique toute proche (page 104). Des ruses similaires sont employées pour faire passer des victuailles aux prisonniers (page 213). Le conflit durant et malgré l’aide de la C.R.B. du comité hispano-américain, l’alimentation et la vie quotidienne deviennent de plus en plus difficiles ; augmentation du prix des denrées (notamment pages 243 et 257), les feuilles séchées de noyer remplacent le tabac (page 253), il n’y a plus de chaussures (page 267), les inconfortables matelas « en poils de bêtes » (page 279), etc. Bien entendu, elle garde, même après-guerre une profonde aversion contre l’occupant : « (…) des équipes de prisonniers allemands, sous la direction de gardiens inflexibles, réparent les dégâts des leurs. (…) J’éprouve même un réconfort intense à voir ces pelotons peiner, suer, car je les ai vus à l’œuvre et je sais comment ils traitaient les nôtres » (page 332).
Yann Prouillet, février 2013
[1] Emma Hubinet rappelle le témoignage de Marie Cuny, industrielle vosgienne de la zone libre. Voir sa notice dans le présent dictionnaire ou sur http://www.crid1418.org/temoins/2012/12/03/marie-cuny-nee-boucher-1884-1960-et-georges-cuny-1873-1946/.
[2] Lire à ce sujet l’étude de Courmont, Juliette, L’odeur de l’ennemi. Paris, Armand Colin, 2010, 184 pages.