Moulin, Albert (1894-1937)

Le témoin
Albert Moulin, fils d’un négociant en bois de Villeneuve-le-Comte (Seine-et-Marne), est charpentier à Lagny à la mobilisation. Il passe avec succès fin juillet 1914 son brevet d’aptitude militaire pour pouvoir intégrer le Génie. Appelé en septembre, il intègre le 9ème Régiment du Génie aux Ponts-de-Cé en octobre et arrive sur le front belge en novembre (Compagnie 6/3, 42ème DI). Blessé une première fois légèrement le 18 décembre, il retrouve le front en Argonne et est alors blessé par balle le 14 mai 1915. Hospitalisé jusqu’en juillet à Agen, il est classé service auxiliaire en décembre 1915 ; démobilisé en mai 1919, il reprend l’entreprise de son père; il meurt en 1937 des suites d’un accident de ski.
Le témoignage
L’édition de Ma guerre de la Belgique à l’Argonne Villeneuve le Comte, mon village de Brie 1913 – 1919, Editions Fiacre, Montceaux-les-Meaux, 2008, 291 pages, est établie d’après un texte manuscrit, rédigé sur plusieurs supports et formats (cahiers d’école et registres), qui représentent 347 pages. L’auteur raconte sa campagne et ses convalescences, mais tient aussi une chronique précise de son village dans les six premières semaines de la guerre, en y ajoutant un condensé des informations lues dans les journaux. Son récit militaire s’arrête début 1916, et des notes personnelles éparses, sur sa situation ou sur son village, complètent l’ouvrage pour 1918 et 1919.
Analyse
Le journal d’Albert Moulin se partage en deux parties inégales, qui montrent d’une part son parcours militaire, relativement court (5 mois de front au total) et d’autre part la guerre décrite à Villeneuve-le-Comte. Appelé en septembre 1914, il décrit « août 14 » dans un village de la Brie, avec la mobilisation, les noms de ceux qui partent (p.17) : « L’impression qui se dégageait de tous ces départs subits était triste à voir. » Il évoque dès le 10 août la distribution de soupe et bons de pains pour certaines femmes de mobilisés, « il y a environ 74 portions à distribuer pour la commune », ou les Anglais qui passent au bourg. Il recopie chaque jour une synthèse des nouvelles, largement positives: cette sélection d’informations nous donne un bon aperçu, malgré son caractère outrancier ou fantaisiste, de la façon dont la situation était perçue au jour le jour.
Après dix-sept jours dans le secteur d’Ypres, il est soufflé par une marmite allemande qui le laisse fortement contusionné. Évacué, il décrit l’hôpital 101 de Rennes et, après une convalescence, il réintègre la compagnie 6/3 fin janvier 1915 à Bagatelle, en Argonne (Vienne-le-Château). Ses quatre mois en ligne n’occupent qu’une vingtaine de pages (p. 109 à 127), on peut évoquer la description plaisante de deux cadres (p. 111) : «L’adjudant Roland est un ex-colonial, du Dahomey, Sénégal, etc., plutôt « gueulard » et se piquant très souvent le nez. Son gourbi recèle des bouteilles de gnole et de vin, de quoi régaler toute une section ; pas très calé au point de vue boulot, s’en tirant quand même, notre section ne faisant pas de travaux bien compliqués. Just, le sergent de notre demi-section, crâneur au dépôt mais depuis son arrivée au front très doux et gentil (…), un peu trop tatillonnant, habitude de gratte-papier, vous prodiguant des    « comment dirais-je » à profusion et surnommé ainsi. » Il évoque aussi l’arrivée de la classe 15 (p. 120) « Les jeunes ardents les premiers jours se calmèrent vite et firent comme les copains : leur besogne normale et rien de plus. »
« Cette journée qui fut sanglante et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. » p. 114 : A. Moulin fait partie de ces poilus qui n’ont participé qu’à un seul  coup dur, et qui en ont d’autant plus été marqués. Il participe à un assaut dans l’Argonne (Fontaine-Madame), après explosion de trois mines (17 février 1915) : sa section du génie attaque avec le 151ème RI et le 16ème chasseur, il est chargé d’aménager un boyau entre l’entonnoir et la tranchée allemande conquise; il travaille jusqu’au milieu de l’après-midi, «à ma place une dizaine de boches sont étendus dans la tranchée « empilés » l’un sur l’autre (…) Je barbote un porte-monnaie contenant deux marks en argent, des pfenings et du papier monnaie ; un chasseur du 16ème qui monte la garde en fumant sa pipe sur les cadavres, a eu la main heureuse, est maintenant propriétaire d’une lampe électrique et d’un bidon de gnôle. » Puis la contre-attaque allemande se déclenche à 15 heures « Puis voilà une fusillade infernale et, enfin, les boches s’élancent à l’assaut en poussant des gueulements effroyables. (…) Par-dessus le parapet, au jugé, nous attendions les boches la baïonnette levée, mais ils descendirent dans la tranchée vingt mètres plus loin et commencèrent à nous refouler avec des grenades et pétards, boîte de singe, etc. » C’est un mouvement général de fuite pour évacuer les possessions de la matinée. «Mais marche mortelle, les bombes pleuvent drues sur ce troupeau humain. On se baisse à chaque fois au « encore une ». D’autres profitant de ce tapis de dos courbés marchent dessus à quatre pattes pour avancer plus vite. » (…) Tant de monde tué pour aboutir à aucune avance, puisque l’ennemi réoccupa le soir la majeure partie de la tranchée.» p. 118
Au travail à installer un gabion, la terre qu’il rejette le fait repérer et il reçoit par ricochet dans la tranchée une balle dans le dos. Inévacuable et opéré à l’ambulance de La Harazée le 15 mai 1915, il décrit la douleur des suites de l’opération p. 127 « Meurtri par la douleur, je comptais les heures (…) Combien moururent, de mes compagnons que le hasard avait fait voisins de souffrance. Tous les jours il en décédait un , crevait serait plus juste, car on ne fait pas plus cas d’une bête que d’un homme. Hélas, c’est la guerre, c’est la boucherie qui dure depuis neuf mois, qui nous a endurci le cœur à ce point. L’indifférence est maîtresse (…) La douleur vous fait perdre les qualités humaines de charité et de compassion. » Transféré dans les services auxiliaires en décembre 1915, le récit suivi s’achève à cette date : la suite du recueil contient des retours chronologiques (« Villeneuve-le-Comte mon village de Brie » 1913-1919) et des considérations sur la fin du conflit. L’auteur évoque notamment son activité avant-guerre aux Jeunesses républicaines de Coulommiers; il s’agissait de regrouper des jeunes gens, dans un but de républicanisme, pour les soustraire à l’attirance des Sociétés catholiques. Les notes éparses décrivent aussi en détail son conseil de révision et les festivités qui l’accompagnent, deux jours minutieusement décrits p. 224 à 228 – aucune mention « des filles » -, éléments à joindre à une anthropologie du Conseil de révision qui complètera utilement les pages de Jules Maurin.
Les notes reprennent en 1918 et l’auteur décrit ses démarches auprès de la tombe de son frère Henri (12ème Cuirassiers), tué au fort de la Pompelle en juillet 1917. Du 28 au 30 novembre 1918, il se rend d’abord avec sa mère à Puisieux sur la tombe de son frère, puis le 27 mars 1919, revenu seul, il fait procéder à l’exhumation et reconnaît le corps (p. 253, « reconnu facilement le corps décomposé de ce pauvre grand à des signes distinctifs. Maman me fit d’amers reproches le dimanche 30 quand je lui annonçais cette opération, prétextant qu’elle m’en voudrait toujours. »). Il le fait placer dans un cercueil de zinc mis dans un cercueil de chêne, le tout dans une caisse de sapin puis ré-inhumer sur des bastaings en travers dans la fosse, « pour pouvoir l’enlever quand l’exhumation sera permise. » Ces détails funéraires, avec présence d’une facture détaillée, sont intéressants parce qu’assez rares, pour une situation qui a été vécue par beaucoup de familles en 1919.
Des considérations sur la situation générale à la fin de 1919 terminent l’ouvrage. Albert Moulin vient de reprendre l’entreprise de commerce de bois de son père décédé, et son ton critique et désabusé le range sans nuances du côté de la réaction patronale (p. 264 et 265) : « – vote, par l’ancienne chambre en juin 1919, de la loi de huit heures, loi de paresse, qui a surpris tout autant l’ouvrier qui ne le demandait nullement, à part quelques exaltés, que le patronat. Votée avec une rapidité surprenante. (…) La fièvre du plaisir, les mœurs nouvelles, déclinent la journée de 24 heures en trois périodes suivantes : huit heures de travail, huit heures de sommeil et huit heures d’amusement, les cinémas se multiplient avec une rapidité croissante progressive à leur prix, de plus en plus élevé. Enfin, le plus grave, paralysant toute l’action productrice et économique d’une nation : des grèves. Jamais année ne connut plus d’arrêts dans la cessation du travail ; l’une étant terminée l’autre reprenant aussitôt. »

Vincent Suard octobre 2017

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Rieulle, Clotaire (1884-après 1984)

Le témoin
Clotaire Rieulle, qui a servi de 1902 à 1907 comme engagé volontaire dans les équipages de la Flotte, est mobilisé en 1914 dans l’infanterie. À aucun moment, dans ses souvenirs, il n’indique le numéro de son unité, mais les étapes de son régiment en 1915, son départ en Orient et le torpillage du transport de troupes « Amiral Magon » font franchement opter pour le 40ème RI de Nîmes. Sous-officier pendant toute la guerre, il est démobilisé en mars 1919 et travaille ensuite comme employé de banque à Paris.
Le témoignage
Les Souvenirs et pensées d’un sous-officier d’infanterie ont été éditées à compte d’auteur en 1978 (dépôt légal n°78001, 105 p.). L’ouvrage est illustré d’un certain nombre de reproductions photographiques sans crédits, iconographie semblant provenir essentiellement de l’hebdomadaire L’Illustration. Sur notre exemplaire, une dédicace rédigée d’une écriture hésitante et datée de 1985 amène à penser que l’auteur est décédé centenaire.
Analyse
Clotaire Rieulle, arrivé au soir de sa vie, souhaite laisser un récit de son expérience de la guerre. Il décrit d’abord sa période de tranchées en France (1914-1916), avec les combats de la région de Verdun en septembre-octobre 1914, puis à Saint-Mihiel ou en Champagne. Le récit, souvent anecdotique, évoque l’établissement des tranchées continues, un assaut infructueux sous Montfaucon, des combats de petits postes et les patrouilles de nuit, avec par exemple la mention hélas commune d’un agonisant entre les lignes appelant « venez me chercher » pendant toute une nuit et toute une journée alors que les Allemands empêchent tout mouvement, « ses appels nous déchiraient le cœur » (p. 21). Il évoque aussi, dans la région de Saint-Mihiel, des attaques et contre-attaques allemandes à l’occasion desquelles il assiste à la mort d’un camarade qui avait reçu des éclats d’obus dans le ventre (p. 23) : « Pendant de longues heures, il prononça toutes sortes d’injures contre l’Armée, contre le Pays, contre Dieu et le Monde (…) les brancardiers attendaient un arrêt des bombardements pour le transporter mais aucun soin ne pouvait le sauver. J’avais hâte de ne plus l’entendre proférer des paroles atroces, ordurières, méchantes qui lui passaient dans la tête. » L’auteur s’endurcit après cet incident : « Sa mort augmenta ma confiance en moi, jusqu’à ce jour, je n’avais pas éprouvé de telles émotions. »
C. Rieulle, sergent-chef, évoque ses responsabilités, avec un grade non sollicité qui lui a apporté de fâcheux ennuis au cours de la guerre (p. 42), « faire exécuter des ordres par des hommes fatigués par la longueur de la guerre n’était pas chose facile. » Il raconte que, désigné pour la dégradation solennelle d’un condamné aux bataillons d’Afrique (p. 41), il va la veille à la prison pour préparer les boutons de l’uniforme du détenu, l’écusson de son képi et le numéro de son régiment, « afin qu’ils soient plus faciles à arracher. » Le témoignage se poursuit avec des anecdotes variées, comme par exemple son refus de charger un caporal, « rude Aveyronnais et homme de montagne », qui l’avait insulté et risquait le conseil de guerre (p. 29), ou l’empoisonnement et le décès de deux hommes à Souain en Champagne par ingestion de champignons : « Ces deux hommes étaient originaires des Cévennes, pays réputé pour les champignons, ils prétendaient les connaître (…) la mort de mes deux hommes intoxiqués fut apprise dans le régiment avec émotion » (p. 33).
L’unité de C. Rieulle est transférée à Toulouse à l’automne 1916, pour être préparée à un transport vers le front d’Orient. Il apprend ce transfert avec un immense soulagement (p. 42) : «Je considérais mon éloignement du front français pour celui de Salonique comme si la guerre était terminée pour moi. J’exagérais certainement car j’ignorais complètement les dangers que je rencontrerais. N’importe, j’étais optimiste. (…) Ne plus revoir le front français et tout ce que j’avais souffert était ce que je pouvais le mieux désirer. » Il évoque ensuite le torpillage du transport de troupe « Amiral Magon » le 25 janvier 1917, qui fait plus de 160 morts, essentiellement du 40ème RI, et auquel il échappe car, resté à Toulouse, il attendait la livraison d’un canon de 37. L’auteur fait partie des troupes transférées à Athènes en juin 1917 pour pousser le roi Constantin à l’abdication, et il est désigné pour « occuper l’Acropole » (p. 61) avec un petit canon de montagne. Le correspondant de guerre de L’Illustration l’y photographie, lui et ses hommes, en position de tir, face à la ville. Le cliché, reproduit p. 76, est relativement connu et popularisé ensuite par « l’Album de la guerre de l’Illustration »: C. Rieulle est le personnage de gauche, en casque colonial, appuyé debout contre le mur d’enceinte (Google Image [« acropole canon mitrailleuse»]). L’auteur raconte ensuite (p. 67 à p. 82) un épisode sentimental et platonique avec une femme francophile d’Athènes, séparée de son mari grec et dont le fils est engagé volontaire en France. Il décrit leur idylle et ses tourments moraux, car il est marié en France. Ils vont au spectacle, ils discutent littérature (p. 75) : « de nos écrivains, elle apprécie leurs œuvres, de Balzac, de Paul Bourget, du roman d’analyse, d’Henri Bordeaux, de Pierre Loti, de Melchior de Vogüé… ». Son unité fait mouvement vers Monastir (août 1917) puis il revient à Salonique en avril 1918. Il évoque les marraines de guerres, des jeunes filles qui envoient des colis avec des tricots, laissant au fond d’une chaussette leur nom et adresse, dans l’espoir de connaître le nom du soldat destinataire. Cette correspondance se développe toutefois avec difficulté, car aucun des hommes de C. Rieulle ne veut écrire à ces jeunes filles de Paris, « de peur d’être critiqués sur leur écriture ou sur leur manière de s’exprimer. » (p. 90). C’est leur supérieur qu’ils chargent d’entrer en relation avec ces « charmantes expéditrices », mais après deux échanges, tout s’arrête. Il est frappé de paludisme en 1918 et, inquiet sur l’état de santé de sa femme en France (grippe espagnole), il réussit à se faire rapatrier en décembre 1918 en délaissant son amie athénienne avec qui il était resté en relation : « Mon aventure sentimentale devait se terminer avec la guerre. C’était elle la coupable qui avait créé ces circonstances et fait naître le hasard de ma rencontre. »
Clotaire Rieulle, très âgé au moment de la rédaction de ses souvenirs, présente un témoignage succinct, discontinu et parfois marqué par une sorte de sentimentalisme, mais la description de la dure condition de la tranchée au début du conflit est précieuse. Pour lui c’est l’expérience la plus douloureuse, et il conclut en 1919 (p. 103) : « Me voilà libéré de cette abominable guerre».

Vincent Suard octobre 2017

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Cazals, Maximin (1882-1936)

Dans le livre collectif, 500 Témoins de la Grande Guerre, en page 24, une photo prise en 1915 représente un groupe de sept poilus. Celui qui porte une veste sombre est Maximin Élie Cazals. Il est né le 29 mai 1882 à Mazamet (Tarn). Son père, tisserand, est issu de familles de travailleurs de la laine des montagnes du sud-est du Tarn, région de Brassac. Maximin reçoit une instruction primaire mais ne semble pas avoir obtenu le certif. Son livret militaire indique qu’il ne sait pas nager. Il entre très jeune au travail comme ouvrier mégissier. Après le service militaire, il se marie à Aussillon en avril 1907 et habite alors dans cette commune limitrophe de Mazamet. Deux filles naissent en 1908 et 1912, deux fils en avril 1915 et mars 1918, une dernière fille en 1923. Après la guerre, il reprend son travail dans la mégisserie et devient contremaître.
Lors de la déclaration de guerre, il a 32 ans. Il est simple soldat dans divers régiments, puis au 52e d’infanterie coloniale à compter du 16 août 1915. Auparavant, il avait été blessé à Massiges, le 3 février : « plaie pénétrante épaule droite par shrapnell ». Il participe aux attaques de Champagne (septembre 1915), de la Somme (octobre 1916) et de l’Aisne (avril 1917). Le 16 avril, il est devant Hurtebise. Caporal le 9 octobre 1918.
Il semble qu’il n’ait pas tenu de carnet de guerre. Sa correspondance a été brûlée après sa mort et celle de son épouse par une de ses filles. Il reste de ses quatre années de 1914-1918 la photo mentionnée plus haut, son livret militaire, un certificat de visite constatant sa blessure, une fiche de citation à l’ordre du régiment datée du 31 octobre 1917 et sa croix de guerre. Dans les années 1980, ses enfants ont apporté le souvenir suivant : Il ne parlait jamais de la guerre et n’allait pas aux réunions d’anciens combattants. Un de ses copains l’y a entraîné une fois. Il en est revenu à la maison en pleurant et, là, il a tout raconté.        « C’était exactement ce qu’a décrit Barthas », a dit son fils aîné qui avait lu le récit du caporal audois.

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Lefort, Edouard (1896-1963)

1 – Le témoin
Né à Paris, Édouard Lefort est l’aîné de quatre enfants. Son père tient une confiserie-chocolaterie, rue Notre-Dame-de-Lorette. Après son certificat d’études, le jeune Édouard travaille dans le magasin de son père comme ouvrier chocolatier-confiseur.
Pendant la guerre, son parcours va connaître diverses étapes : la sécurité hors des champs de bataille (avril 1915 – janvier 1917), l’armée d’Orient (janvier – avril 1917), et trois années d’hospitalisation en tant que « gueule cassée » (avril 1917 – mars 1920).
Mobilisé en avril 1915, Édouard Lefort commence son instruction militaire dans la Nièvre, au 79e RI. À partir de décembre 1915, il continue sa formation d’élève caporal dans un bataillon du 113e RI cantonné dans la Meuse, à trente kilomètres de la ligne du front, et regrette d’être désigné grenadier. Il creuse des tranchées dans le secteur de Vauquois en avril 1916, et dans le secteur de Verdun en juin-juillet.
Fin juillet 1916, il intègre le 311e RI et s’apprête à monter au Mort-Homme (région de Verdun) en étant grenadier, mais un écoulement à l’oreille lui permet d’être évacué le 5 août et d’être hospitalisé jusqu’en octobre. Après un temps de caserne dans le sud-est de la France et un bref passage au 35e RI, il est versé au 3e régiment de zouaves en janvier 1917.
Cinq jours plus tard, il devient zouave au 2e RMA (régiment de marche d’Afrique), un régiment disciplinaire et régiment d’attaque qui rejoint l’armée d’Orient. Les troupes débarquent à Salonique fin janvier, vont en Albanie sur le front qui fait face aux Bulgares, reviennent en Grèce, partent en Serbie sur le front situé près de Monastir face aux Allemands. Pendant l’attaque du 19 avril, Édouard Lefort est grièvement blessé aux mâchoires.
D’abord soigné en Grèce, puis sur un navire-hôpital faisant partie d’un convoi qui ramène 4000 blessés en France, il est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Marseille pendant un peu moins de deux ans et au Val-de-Grâce à Paris pendant une année.
À sa sortie d’hôpital en mars 1920, il a retrouvé un visage presque normal après treize opérations et grâce au port de la barbe. L’armée le déclare réformé et l’État lui accorde une pension. Il reprend sa place à la confiserie et se marie. Plus tard, lorsque la confiserie doit fermer, il devient encaisseur de primes d’assurance à Paris, pour la compagnie « l’Urbaine Vie ». Devenu veuf en 1937, il se remarie l’année suivante. Il décédera en 1963 lors d’un accident de voiture.

2 – Le témoignage
C’est à la demande de sa famille qu’Édouard Lefort a rédigé ses Souvenirs de guerre entre 1930 et 1931. Vingt ans plus tard, il a ajouté des remarques sur son état de santé. L’ensemble est édité par son petit-fils, Benoît Lefort, auteur de la préface, tandis que Pierre Lefort, le fils d’Édouard, fournit en fin de volume de brèves informations sur la vie de son père.
L’édition se veut fidèle au cahier manuscrit en reproduisant les photographies, les cartes postales, les plans géographiques, trois lettres d’amis ayant lu ce témoignage en 1932 et 1933, des extraits de journaux recopiés dans le cahier, ainsi que le tableau établi par Édouard Lefort pour récapituler ses cantonnements militaires, ses séjours en hôpitaux et ses treize opérations. Deux pages du cahier sont visibles.

3 – Analyse
L’intérêt de ce témoignage, c’est bien sûr celui d’une « gueule cassée », mais aussi celui d’un soldat quittant l’infanterie pour rejoindre l’armée d’Orient avec les « joyeux » ou les « têtes brûlées » (p. 98), que sont les zouaves.
En 1915, Édouard Lefort part à l’armée plein d’enthousiasme, désirant être un soldat modèle. Évoquant ses premiers mois, il écrit : « Je fus heureux le jour où j’ai tenu pour la première fois un fusil. Mais ma joie ne fut complète que lorsque je tirai ma première balle véritable » (p. 32).
En février 1916, Édouard Lefort regrette la spécialité qui lui est attribuée : « Me voilà promu pour être grenadier. Ce n’est pas précisément un filon. On parle de couteau de tranchée, vrai couteau de boucher, fixé dans une gaine, à la ceinture du grenadier ; pour se battre au corps à corps, quand les grenades font défaut » (p. 47). Il ajoute plus tard : « Nanti de ces engins [un petit obusier lance-grenade, une cuirasse abdominale], je suis pris d’un véritable cafard, le travail du grenadier est vraiment du sale boulot, pourtant je n’ai rien de ce que l’on appelle un < nettoyeur de tranchées ! > » (p. 78).
En juillet 1916, après son passage dans la région de Verdun, où il a vu au matin l’arrivée des corps des soldats tués pendant la nuit, il écrit : « Il me semble que je sors d’un cauchemar, et pourtant qu’ai-je vu ? Ayant à peine frôlé cette terrible région de Verdun » (p. 67).
En janvier 1917, Édouard Lefort découvre le 2e RMA : « J’arrivai dans un régiment de… forçats ! Tous mes nouveaux camarades étaient passés en conseil de guerre. Mon caporal avait dix ans de travaux forcés, un autre cinq ans, un autre dix, etc. » (p. 150). Un camarade lui explique : « Pas en Albanie, mais sur d’autres secteurs, les zouaves sont toujours en avant pour attaquer, résultat : de grosses pertes. La guerre se prolongeant, il n’y a plus assez de ces vieux zouaves de métier pour alimenter le régiment. Obligation de puiser dans l’infanterie, nous avons été pris au hasard dans un groupe de 400 pour compléter le 2e RMA » (p. 150-151). Mêlé aux anciens de Biribi (établissements pénitentiaires d’Afrique du Nord), il note : « Le soir, au cantonnement, j’ai eu maintes fois l’occasion d’entendre les récits de la vie des bagnards. La vie que nous menions en Orient était pénible, ce n’était rien paraît-il avec Biribi, tous les condamnés demandaient à partir au front » (p. 152-153).
Le 19 avril 1917, après la blessure qui vient de le défigurer, Édouard Lefort marche vers le poste de secours et croise d’autres soldats : « Oh, avec quels yeux ils me regardent ! des yeux d’épouvante, faut-il que je sois si affreux ? Et de fait, je sens qu’à chaque pas mon menton balance, des lambeaux de chair sanguinolente pendent lamentablement. Ma capote est rouge de sang jusqu’en bas » (p. 179). Il a perdu 19 dents, presque tout le maxillaire inférieur, ne peut plus parler, ni manger. Il est nourri au biberon avec du « lait de poule » (voir l’explication p. 204) et ses nuits sont hantées de cauchemars. Il écrit : « Je trouve absolument monstrueux les gens qui osent prétendre la guerre… nécessaire pour punir les peuples trop ambitieux. […] La guerre est un terrible fléau, il faut y passer pour s’en rendre compte » (p. 184).
À bord du navire-hôpital qui le ramène en France, il apprend ce qu’il advient des blessés décédés pendant le voyage : « L’enterrement ou plutôt  l’emmerment  est, paraît-il, vite fait : à la nuit, on les jette par-dessus bord pour le grand régal des poissons. Quelques jours de plus de voyage et c’était le sort qui m’était réservé… » (p. 215).
Relatant son débarquement à Marseille, il note : « Je ne suis plus qu’une loque humaine » (p. 220). Cependant, quatre mois après sa blessure, une greffe de chair lui permet de fermer la bouche, de retenir sa salive et de parler, mais son alimentation restera principalement liquide. Édouard Lefort décrit les traitements reçus et parle de ses compagnons de chambre, tous mutilés de la face. Il mentionne Auguste, qui n’a plus de visage et sera interné dans un asile d’aliénés (p. 241-244). En mars 1919, Édouard Lefort est transféré au Val-de-Grâce, à Paris. Cet hôpital infecté de rats est surnommé « Le Val-de-Crasse » par tous les malades.

Édouard Lefort se souvient également des femmes rencontrées : la première à exercer le métier de barbier en avril 1916 (p. 58), les premières conductrices des tramways de Besançon en janvier 1917 (p. 96), des Grecques entièrement voilées (p. 131), des Albanaises miséreuses cassant des pierres au bord des routes (p. 134) ; puis, ce sont les infirmières, celle qui le soigne en Grèce et qu’il appelle « ma petite maman d’Orient » (p. 189 et s.), et la jeunesse joyeuse du personnel féminin de Marseille (p. 229).
À la fin de son cahier, Édouard Lefort a inséré une photo du colonel Picot, le président des « Gueules cassées », et quelques cartes du château de Moussy-le-Vieux en Seine-et-Marne, devenu le domaine des « Gueules cassées ». En 1951, il écrit : « J’appartiens à l’Association des mutilés de la face n° 135. De la guerre 14-18, nous étions 7000. À l’heure actuelle, il en manque déjà la moitié, tous fauchés vers la cinquantaine… » (p. 302).

Édouard Lefort, Souvenirs de guerre d’un gueule cassée, 1915-1920, Préface de Benoît Lefort, Éditions Société des Écrivains, Saint-Denis, 2015, 308 pages.

Isabelle Jeger, septembre 2017

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Germain, René (1895-1985)

1 Le témoin
René Germain est originaire d’une famille de la petite bourgeoisie de Thonon (Haute-Savoie). Classe 15, il est affecté au 5e régiment d’infanterie coloniale et monte en ligne en Argonne en juillet 1915. Nommé caporal, il prend part à l’offensive de Champagne du 25 septembre à Souain ; passé sergent, il est en secteur dans l’Oise jusque mai 1916 ; blessé par un éclat, il est hospitalisé jusqu’en juillet. En convalescence, il se porte candidat pour un peloton d’élèves-aspirants et est formé à Joinville-le-Pont jusqu’à février 1917. Après un temps où il est lui-même instructeur, il est muté au régiment d’infanterie coloniale du Maroc (RICM) en juin 1917 au Chemin des Dames. Il participe comme sous-lieutenant chef de section à l’attaque de la Malmaison en octobre 1917 et il combat en mars et avril 1918 lors de l’offensive allemande ; évacué pour grippe, il revient au front le 18 août 1918. Arrivé en Alsace, il va ensuite occuper Mayence. Radié des cadres en septembre 1919, sa carrière civile transforme ensuite, nous dit son petit-fils, le « jeune fonctionnaire provincial en un inspecteur des impôts parisien particulièrement redouté».
2 Le témoignage
L’édition des carnets (René Germain, Il revint immortel de la Grande Bataille, Editions Italiques, 2007, 311 pages) emprunte son titre à la traduction de la devise du RICM, « Recedit Immortalis Certamine Magno ». Pascal Besnier, petit-fils de l’auteur, a retranscrit un manuscrit d’origine de 500 pages, rédigé dans les années 20 ou 30, et assuré la préface ; il y présente les carnets comme relevant à la fois du récit (emploi du passé simple) et du journal, avec un grand souci d’exactitude pour les dates et les lieux. Des fac-similés de pages du manuscrit accompagnent chaque tête de chapitre, et des cartes, photographies ou croquis complètent l’édition.
3 Analyse
Pascal Besnier craint que les écrits de son grand-père ne soient qualifiés de « récits militaristes », alors que d’après lui René Germain a « certainement autant aimé l’armée qu’il a détesté la guerre ». En effet la teneur du récit est celle de la volonté, de l’enthousiasme parfois, et souvent de l’insouciance lorsqu’il revient au repos. L’auteur aime « l’aventure » et la vie militaire et on peut penser que l’émotion qu’il évoque en refermant une dernière fois sa cantine d’officier en 1919 n’est pas qu’une reconstruction nostalgique liée au temps qui a passé. Si R. Germain éprouve une réelle motivation patriotique, il faut souligner aussi le caractère spécifique de la « coloniale », et plus particulièrement de son régiment d’infanterie coloniale du Maroc, dans lequel la culture d’active reste très forte malgré l’usure des cadres : c’est une unité d’élite employée pour les coups durs, et dans laquelle l’entraînement est à la pointe (accompagnement de chars, canon de 37 d’infanterie pour réduire les mitrailleuses…). L’auteur évoque certains soldats difficiles, au casier judiciaire chargé, quelques sous-officiers d’active alcooliques mais semble-t-il efficaces, et des chefs de bataillon dont le pragmatisme dans l’action le séduit. Pour autant R. Germain ne cache rien de la dureté de la guerre, de l’angoisse sous le bombardement, du doute qui naît de la peur, et de la lassitude des années 1918 et 1919. Son récit est à la fois factuel et réaliste (la préface le qualifie de « naturaliste »), et sa narration de l’action au niveau de sa section est extrêmement prenante : dans l’assaut de l’offensive de Champagne ou celui de la Malmaison en octobre 1917, on pense à J. Tézenas du Moncel ou à C. Delvert, avec une pincée de B. Cendrars pour l’évocation de certains combattants, mi-titi, mi-apaches.
Après une convalescence liée à une blessure, sa formation d’aspirant et son emploi comme instructeur, il y a presque un an qu’il a quitté le front lorsqu’il arrive, « tout joyeux à l’idée de ces nouvelles aventures » (p. 124), au Chemin des Dames en juin 1917, dans un secteur encore très actif ; il évoque la guerre de « coups de mains », et effleure la question des événements de mai-juin, mais sans y faire allusion directement. Les désertions au RICM ou la mutinerie au bataillon de Somalis (juillet) de la division ne sont pas évoquées (voir Denis Rolland, la base de données du CRID 14-18, ou le récit d’Henri Brandela dans la Lettre du Chemin des Dames, 2014) ; l’auteur évoque une ambiance très tendue lorsque sa compagnie n’est pas relevée comme promis (20 juin 1917, p. 143) : « Je renonce à décrire l’état de mes poilus : des fauves en cage, hurlant des imprécations : Ah les salauds, Ah les vaches ! V’là deux mois qu’y sont au repos, et faut qu’on reste là ? Moi j’fous le camp tout seul ! » L’auteur évoque ensuite « ces régiments, peu nombreux il est vrai, qui oublièrent leur devoir au point qu’il fallut les ramener à l’arrière et les reformer entièrement ! » et il conclut « Et je me dis que peut-être, ce jour-là, nous n’étions pas passé loin du pire… » De plus, en août, il va faire du maintien de l’ordre parmi les permissionnaires à la gare régulatrice de Survilliers, « on avait décidé de faire donner la police par des poilus du front, les gendarmes n’ayant plus aucune autorité » (p. 149), et il évoque les issues gardées militairement et les mitrailleuses braquées sur les différentes sorties de la gare (p. 150). Par ailleurs, en octobre 1917, son bataillon est désigné pour assister à une exécution capitale, et il conclut son récit (p. 173) : « le condamné était certainement un misérable, mais cette exécution était hideuse et restera pour moi un des plus mauvais souvenirs de la guerre. »
C’est ce même mois que le RICM participe à l’offensive sur le Fort de la Malmaison. L’auteur décrit une attaque limitée mais très soigneusement préparée, il juge que ce fut une bataille de matériel (artillerie sur péniche et sur rail, chars, lance-flamme…) et une bataille mathématique « où chaque homme connaissait son rôle et le chemin qu’il devait parcourir à deux mètres près » (p. 169). L’évocation de l’opération (p. 174 à p. 190) forme un récit remarquable : elle est décrite au ras du sol, évoquant le ressenti intérieur de l’auteur, de la peur avec tremblement convulsif à l’énergie galvanisante. Le lecteur est saisi par l’évocation du pilonnage allemand des hommes massés dans un parallèle de départ, la description de l’assaut et l’évocation de la réduction d’Allemands refusant de se rendre et réfugiés dans des abris bétonnés (p. 185) : « J’y envoie un de mes lance-flammes qui, d’un jet de feu, massacre tous les occupants » ou (autre chambre souterraine) « Je me penche au-dessus de l’orifice mais un coup de feu venu d’en bas me salue en me frôlant la joue. Tant pis pour eux ! Je fais venir un lance-flamme et un jet de feu s’engouffre dans le puits. Des hurlements affreux sortent de là-dessous » : on sort hébété d’un tel déferlement de violence.
En mai 1918, c’est avec la grippe espagnole que son unité doit contenir la poussée allemande sur Compiègne : « Les infirmiers passaient leur temps à faire des ventouses en 1ère ligne, et c’était vraiment un curieux spectacle de voir les mitrailleurs faire le guet à côté de leur terribles engins, le visage cireux et des verres à ventouse sur le dos ! » (p. 233). Il est lui-même évacué vers l’intérieur et hospitalisé à Agen : il s’y sent mal à l’aise, « J’étais parmi les embusqués », et a de fréquentes altercations dans les rues et les cafés d’Agen avec ces « messieurs » (p. 240) : « Je faisais des allusions blessantes d’une douce voix qu’on aurait entendue à 2 kilomètres, et les civils prenaient mon parti. » Evacué sur Toulouse, R. Germain y rencontre une jeune femme avec qui il se lie et il semble dès lors beaucoup moins enthousiaste à l’idée de réintégrer son unité d’élite (p. 242) : « avant mon départ, je posais ma candidature pour une affectation dans l’artillerie, à la demande de celle que je considérais déjà comme ma fiancée, mais cette demande fut rejetée en raison de la pénurie de cadres dans l’infanterie coloniale. » La fin des combats est très meurtrière, les Allemands ayant fortifié les défilés d’Argonne, et R. Germain l’évoque avec une attaque de « la fin » au RICM (20 octobre 1918, p. 264) : « on distribua des vivres légers aux hommes soudain crispés, dont l’angoisse visible était augmentée par la certitude que la fin de la guerre approchait, et par la pensée qu’il serait vraiment stupide de se faire tuer pour ce bois fangeux après 4 ans de souffrances. » Logé ensuite à Mayence, l’auteur participe à l’occupation de la Rhénanie en 1919 ; il évoque des civils terrorisés au départ car – lui dit un interlocuteur – « toute la ville redoute votre arrivée, car on dit que le RICM est un régiment de coloniaux féroces qui vont piller et brûler les maisons » (p. 278). Si l’auteur est critique par rapport à son hôte « Monsieur Baumgarten avait le type du Boche pure race : tête carrée, cheveux rasés courts, il me déplut tout de suite » et insiste sur la revanche que les Français ont à prendre « nous nous étions donnés le mot de ne pas nous gêner », il finit par avoir pitié de ses hôtes affamés et par les aider « on a beau être chez les Boches, on possède encore un cœur » (p. 279). Il est toutefois critique envers les femmes : « A mes yeux, et à part quelques exceptions, les femmes allemandes n’avaient aucune séduction : lourdes et sans aucun chic, elles étaient d’ailleurs très sensibles aux cadeaux de nature gastronomique ! Les soldats le savaient bien et « Schokolade » était le mot de passe qui ouvrait bien des cœurs » (p. 280). Il évoque aussi des violences : « Je crois même qu’il fut question de quelques viols au sujet desquels les victimes eurent la « sagesse » de ne pas insister » (p. 286). Une visite à Mannheim, ville non-occupée par les Français, et imprudemment faite en uniforme, manque de se terminer mal pour lui p. 291 : « j’étais en liaison constante avec le maire de Mannheim (…) quand nous voulûmes repartir, il fut impossible de faire démarrer l’auto, dont le moteur avait été saboté. Nous dûmes rentrer à pied, et les habitants m’injuriaient à mon passage (…) nous accélérâmes l’allure, suivis par une foule grossissante qui m’envoyait des noms d’oiseaux. »
La tension est remontée brutalement en juin 1919, lorsque les délégués allemands renâclent à signer le traité de Versailles « l’activité du secteur était incroyable, et toutes les unités se mettaient en place pour la reprise de l’offensive, on ne voyait partout que canons et munitions en mouvement (…) Si l’Allemagne ne signait pas la paix à l’heure dite, la guerre reprendrait et nous serions à Francfort 2 heures plus tard : les soldats ne cachaient pas leur joie et leurs yeux brillaient de convoitise. Je crois que les hostilités auraient repris, les Boches en auraient vu de dures ! » L’annonce de la signature transforme l’état d’alerte en retraite aux flambeaux. (p. 287).
Le manuscrit de René Germain, long de 500 pages écrites d’une belle écriture ronde sans aucune rature, est probablement le fruit d’un travail de réélaboration et de mise au propre d’un premier ensemble sur lequel nous ne savons rien. Nous reste donc ici un récit de type « guerrier », un témoignage énergique qui n’exclut pas la nuance et qui peut témoigner, sans perdre de vue la spécificité de son unité coloniale, d’une expérience originale de la Grande Guerre.
Vincent Suard mai 2017

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Gourp, Georges (1896-1960)

Source : Alain Gourp (petit-neveu du témoin), « Un zouave raconte sa guerre en Champagne », Revue du Tarn n° 235, automne 2014, p. 413-427 (avec photo).
Georges Gourp est né à Castres (Tarn) le 26 mars 1896, fils d’ouvriers de l’industrie textile. Après le certificat d’études primaires, il devient apprenti tailleur d’habits à Castres et à Toulouse. Il fait la guerre dans le 2e Zouaves et devient sergent. Après la guerre, il se marie en 1921, a une fille et exerce son métier dans sa ville natale après un séjour à Paris.
La famille a conservé ses récits de guerre sur deux cahiers d’écolier, déposés à la bibliothèque municipale de Castres dans le cadre de la Grande Collecte. Le premier cahier concerne la bataille de Verdun en 1916. Ayant eu les pieds gelés le 15 décembre, il est évacué et rédige le texte. Le deuxième commence en février 1917 du côté de Reims, se termine avec sa blessure par une balle de mitrailleuse d’avion, le jour même du 16 avril, et il est rempli lors de son séjour à l’hôpital à Laval. Inapte à l’infanterie, il termine la guerre dans l’artillerie. Seul le texte de 1917 est retranscrit dans la revue.
Le 15 février, les zouaves relèvent des Russes dans un cantonnement infect, puis en ligne dans des tranchées mal entretenues, non loin de la ferme des Marquises. Gourp décrit la vie au petit poste et les idées angoissantes qui gagnent le cerveau. Les Allemands font des coups de main facilités par des souterrains creusées sous le réseau de barbelés. Le 6 avril, les zouaves sont relevés après 38 jours en première ligne. Au repos, il dort de longues heures et rencontre des camarades du « pays » qui vont être évacués et qui ne sont pas vexés de ne pas participer à « la fête » qui se prépare. L’offensive Nivelle s’annonce par des amoncellements d’obus et le bombardement intense des lignes allemandes.
On distribue aux hommes des vivres et de « l’eau de vie éthéromane » et on leur attribue la mission de percer le front sur une profondeur de 17 kilomètres. À la veille de l’attaque, la section prémédite et réalise le pillage des caves du château du général Dubois, mal gardé par deux sous-officiers d’infanterie. Ils font main basse sur « maintes bouteilles de Champagne, des liqueurs et pots de miel. Tout est bu et mangé en chœur à la section, adjudant compris. »
C’est ensuite la description de l’attaque du 16 avril. D’abord la marche vers les lignes dans une cohue de toutes sortes de troupes. Puis la sortie sous un déluge de feu (à lire p. 424). Au milieu des cadavres, Gourp pense « que l’attaque est loupée ». Il est alors touché par une balle de mitrailleuse d’avion et doit quitter le terrain en rampant (voir la notice Edouard Ferroul pour une situation de même type). Voyant que l’artillerie fait demi-tour, il comprend que son intuition était bonne : « Ça y est, c’est encore manqué, mon Dieu, que de pertes inutiles… »
Rémy Cazals, mai 2017

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Lugand, Fernand (1888-1950)

1. Le témoin

Fernand Lugand est né le 28 janvier 1888 à Saint-Germain-de-Joux dans l’Ain. Il est le cinquième enfant d’Ennemond Alfred-François Lugand, préposé aux douanes (lequel mourra le 25 janvier 1917), et de Marie-Eugénie Burdet, modiste et lapidaire. Il fait son service militaire à Remiremont (Vosges) du 10 octobre 1909 au 24 septembre 1911, puis se marie avec Marie-Antoinette Ballivet, diamantaire. Le couple s’installe à Lajoux (Jura), où il est affecté comme préposé aux écritures à la capitainerie des douanes. Le 28 juillet 1914, il est mobilisé au 13ème Bataillon de Chasseurs alpins de Chambéry et part occuper le col de la Faucille, à la frontière suisse. De fait, il ne rejoindra pas immédiatement la ligne de feu : « …J’avais un peu honte de rester chez moi, mais l’ordre était formel, les douaniers devaient rester à leur poste d’après les plans de mobilisation » (page 45). Il a même le temps de connaître la naissance, le 8 mars 1915, de sa première fille, Renée (qui mourra d’une angine pernicieuse en 1929, à l’âge de 15 ans). Le 3 mai suivant, il intègre le 13ème BCA comme chasseur de 2ème classe et rejoint finalement le front des Vosges le 24 juin. Même si son baptême du feu, à Sondernach, date du 10 juillet, 1915, il reste dans un premier temps relativement à l’arrière des points chauds, aidé en cela par son grade de caporal-fourrier, qui lui permet de rester au pied des champs de bataille en pleines batailles d’une année 1915, celles des « Grands orages » sur les Vosges. Il finit par participer aux combats du HWK, (décembre 1915 – janvier 1916) puis du Linge (avril 1916), jusqu’à sa très grave blessure par balle, le 24, puisqu’il perdra l’usage d’un bras. Sa guerre est donc terminée et après opérations et convalescence, il est finalement renvoyé dans ses foyers le 27 février 1917. Il reprend alors ses fonctions dans les Douanes à la capitainerie de Châtillon-de-Michaille (Ain). Sa seconde fille, Andrée, naît le 21 novembre 1918. Il perd son épouse de tuberculose en 1922 et se remarie avec Emma Michel, fille d’un hôtelier. Il poursuit sa carrière jusqu’à sa retraite en 1949, après avoir eu une action manifeste dans la Résistance. Fernand Lugand meurt le 13 octobre 1950 à Cognin (Savoie), emporté par une attaque cérébrale.

2. Le témoignage

Lugand, Fernand, Les carnets de guerre d’un « poilu » savoyard. (Mémoires et souvenirs de Fernand Lugand). Ouvrage présenté par Xavier Charvet. Préface du Professeur Jean-Jacques Becker, Montmélian, La Fontaine de Siloé, collection Les carnets de vie, 2000, 154 pages.

3. Analyse
Xavier Charvet, qui biographie très précisément le parcours de l’auteur, indique que celui aurait écrit ses mémoires à l’hôtel de Savoie à Chambéry à l’hiver 1934-1935. Car en effet, certainement basé sur un carnet de guerre, l’ouvrage, qui retrace 10 mois de guerre dans les Hautes-Vosges, forme en fait une succession de tableaux chronologiques, parfois didactiques (« qu’est-ce que ma cagna ? » page 74) voire justificatifs (« le feu des tentations », page 115, où il tente de se disculper d’un non-amour !) mais en forme de transmission orale à sa seconde fille Andrée, à laquelle il s’adresse nommément (comme page 77 où il dit « Laisse-moi te raconter une petite histoire ». Fernand Lugand s’en explique en forme d’introduction : « J’écris ceci, afin que tu saches ce que ton père a pu voir et endurer pendant les longs jours de malheurs de 1914 à 1918. » (page 43) et reviens sur sa démarche dans l’ultime chapitre : « A mes descendants » : « J’ai écrit ce qui précède sans prétention aucune et sans recherche littéraire, tous simplement pour que tu connaisses mes diverses péripéties qui ont marqué ma vie pendant cette période tourmentée… ». Toutefois, celle-ci a 13 ans lorsque Lugand prend la plume pour son récit et il est donc vraisemblable qu’il l’a édulcoré d’une vérité trop crue. Il tient à plusieurs reprises à démontrer qu’il fut un bon soldat (voir page 124), ce que nous croyons volontiers quand Lugand dit sa décision de ne pas tuer au fusil, (il se dit bon tireur) un allemand occupé à creuser un trou à la pioche : « Je me dis qu’il serait lâche de tuer ainsi un homme qui peut-être travaille à ce trou pour donner une sépulture à un camarade. Je relève mon arme, la dépose à mes pieds et ma conscience me dit : « Tu as bien fait » » (page 59). Sur le rôle moral fondamental de la correspondance, il dit : « … les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps ». A plusieurs reprises, il donne des éléments sur la mort (page 62), y compris par pulvérisation (page 93), et l’inhumation des camarades. Il réfléchit à sa propre mort en dormant dans un … cercueil (page 71) et s’interroge sur la résistance de l’Homme aux conditions climatiques de la guerre dans les Vosges : « … Comment le corps humain peut-il offrir pareille résistance à tous ces éléments ? ». Enfin, sa blessure renseigne sur les conditions sanitaires d’extraction du champ de bataille et d’évacuation d’un blessé depuis la ligne de feu, ce, jusqu’à sa démobilisation, avec une anecdote d’intérêt lorsqu’il se réveille d’opération chirurgicale : « Je passe la main droite autour de mon cou où je trouve suspendue la balle qui m’a été extraite du flanc. Je l’ai pieusement conservée, rangée dans la boîte qui contient ma médaille militaire » (page 130).
L’ouvrage, bien édité, est enrichi d’un avant-dire de Xavier Charvet sur la famille, longue lignée de douaniers, les lieux, terres de montagnes (Savoie, Jura, Vosges) qui forment la ligne commune de ce témoignage, et sur la démarche de publication. Le livre produit également des cartes, photos du soldat, reproductions d’un ordre de Serret (66ème D.I.) et d’une page du cahier de Lugand, d’une généalogie et d’une bibliographie sommaire.

Yann Prouillet – mars 2017

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Trémeau, Henri (1898-1981)

1. Le témoin
Henri Trémeau, originaire de Châlon-sur-Saône, s’engage volontairement à 18 ans en octobre 1916 pour choisir son arme (cf. l’étude de Jules Maurin sur cette démarche courante); il est titulaire lors de son incorporation du permis de conduite automobile. Il sert d’abord moins d’un an dans l’artillerie lourde (85e RAL) puis dans l’artillerie d’assaut (mécanicien électricien sur char lourd Saint-Chamond (81e RAL). Après dix mois, il est accepté dans l’aviation en juillet 1917, et suit un cursus ab initio (Chartres, Avord) ; il devient brigadier en novembre et se spécialise sur Spad dans la chasse (Pau, Le Plessis-Belleville). Il arrive sur le front avec 61 heures de vol et est affecté à la Spa 83 de février 1918 jusqu’à janvier 1919. Il a une victoire homologuée en juillet 1918 et une autre en octobre. Il devient formateur et chef de patrouille en septembre 1918 et est promu adjudant le 1er novembre 1918. En janvier 1919 il est versé à la Spa 81 près de Mayence et le 4 juillet 1919, un accident (moteur en panne, il s’écrase en milieu urbain contre un arbre qui amortit le choc) l’immobilise à l’hôpital de juillet à octobre 1919 ; il est démobilisé le 17 de ce mois.
2. Le témoignage
Une introduction de Bernard Trémeau, fils d’Henri, nous présente la genèse de l’ouvrage J’étais pilote de chasse au-dessus des tranchées, sous-titré : Récit et photographies d’un Bourguignon de 18 ans engagé volontaire dans la Grande Guerre, Brigadier Henri Trémeau. L’ouvrage (168 pages), paru en 2011 aux éditons Gilles Platret, a connu trois versions: la première a été élaborée pendant la guerre avec des notes racontant « à chaud » certains événements, puis des passages ont été rédigés après la guerre, en relation avec l’association des anciens pilotes de chasse dont H. Trémeau faisait partie. Enfin, recherché par la Gestapo et caché en 1943-1944 en Auvergne, il a occupé ses loisirs forcés à réécrire ses mémoires de Guerre. Le texte édité ici a fait des choix pour éviter des redites, « le texte le plus intéressant ayant seul été retenu pour ce livre ». Deux petits-fils ont aidé à la mise en forme informatique préalable, et la Société d’Histoire et d’Archéologie de Châlon-sur Saône a mis en valeur dans l’édition présente de nombreux clichés originaux et de qualité (grandes plaques).
3. Analyse
En devançant l’appel à 18 ans, l’auteur, passionné d’aviation, fait une demande pour servir comme pilote, mais il lui est répondu que l’aviation ne recrutait pas ses effectifs « directement, mais dans les autres armes » (p.7). Il choisit alors l’artillerie lourde, dont il pense qu’il n’est pas difficile de sortir pour passer ensuite dans l’aviation. Il est canonnier, conducteur d’engins lourds et électricien de chars, et l’ouvrage présente des clichés intéressants des ateliers de blindés Schneider et Saint-Chamond.
Il commence sa formation de pilote d’avion en juillet 1917 : sa rédaction, précise, est utile pour restituer le cursus des élèves-pilotes, avec la progression, les exercices, les choix des instructeurs, les différents terrains d’initiation, de voltige, d’école de tir… Par exemple, il fait son premier vol solo après 3 heures 4 minutes de double-commande et 29 atterrissages, et obtient son brevet de pilote après 25 heures et 115 atterrissages. Devenu brigadier en novembre 1917, il suit la formation de voltige à Pau, sur Bébé Nieuport, mais en restant prudent, car un de ses camarades vient de se tuer sans pouvoir sortir d’une vrille volontaire imposée en fin de cursus (décembre 1917 p. 34) : « Je remarquais quelques beaux nuages au-dessus de la piste et je notai que nous serions plusieurs à faire des exercices d’acrobatie (…) ma ruse avait réussi, je n’avais pas vrillé. » Bien noté, il est formé sur Spad, et commence ses patrouilles de chasse le 15 février 1918 à la Spa 83 du groupe de combat 14.
L’auteur évoque la vie en escadrille, les « explications du coup » après les missions, fait le portrait, hostile ou chaleureux, des pilotes qu’il fréquente. Le récit restitue, par de nombreux détails, l’ambiance de l’escadrille, qui jouit d’une image de grande liberté (terrains isolés et autonomes, le « ciel » par rapport à « la tranchée »…). Les pilotes viennent d’autres armes, et gardent leur uniforme d’origine avec seulement les ailes et les étoiles qui permettent de les distinguer. H. Trémeau parle aussi du droit de décorer son avion (ou pas), de l’efficacité des tenues de vols, de la nature des relations entre sous-officiers et officiers, de la camaraderie malgré les différences sociales ou au contraire du mépris de classe et de la morgue parfois rencontrée.
L’auteur évoque aussi les combats aériens et les pilotes des appareils allemands, par exemple (p. 120, septembre 1918) : « Depuis cette mémorable présentation du Rumpler et du Spad, nous nous sommes fait d’autres gentillesses. Aidé une fois d’un camarade, malheureusement novice, j’ai bien failli l’abattre. Nous avons échangé des gestes injurieux. Cependant il n’a pas encore réussi à me placer une seule balle. Et j’en suis assez fier… » A son sens, les Allemands sont toujours techniquement en avance, et le parachute en est une des multiples illustrations : 26 septembre 1916, p. 122 « soudain je vis un des avions prendre feu. Un Fokker VII ! Le malheureux ! Je vis le pilote sauter dans le vide. J’en avais le cœur froid d’émotion. (…) mais que se passait-il ? (…) L’Allemand se balançait sous un parachute ! Ainsi les pilotes allemands pouvaient se sauver en parachute, eux ! Encore une fois, ils étaient en avance sur nous. » H. Trémeau témoigne avoir vu le 21 avril 1918 en patrouille un combat opposant des Anglais et des Allemands, puis plus bas un triplan rouge en pylône au sol près de Corbie (p. 69). La nouvelle de la mort de Manfred von Richthofen fut confirmée: « au groupe, elle fut loin de susciter un grand enthousiasme. Chacun sentait confusément que si des pilotes de la valeur de Guynemer, de Dorme, de Boelke, (…) étaient abattus, ses propres chances de finir cette guerre vivant étaient bien minces. »
La peur et le courage en mission, et ce que nous appellerions aujourd’hui le stress, sont aussi évoqués, ainsi que la discipline en patrouille et en combat tournoyant, les pilotes de chasse à ce moment-là n’ayant plus l’autonomie tactique d’un Navarre à Verdun. Les missions de chasse, d’appui au sol, les combats aériens sont décrits en détail. Il évoque aussi ses « poussins », nouveaux pilotes arrivants dont il a la responsabilité, lui qui est déjà un vétéran à 20 ans en septembre 1918 ; il les forme à l’entraînement et les dirige en mission.
Notre aviateur attache une grande importance à la question de l’apparence du pilote, de son équipement, de son élégance ou de la liberté qu’il prend avec les règlements sur la tenue : des remarques dans ce domaine reviennent souvent. Il évoque l’importance de la coquetterie des cavaliers et il estime à 80% de ses camarades d’escadrille ceux qui viennent de cette arme ; il évoque un pilote « à la belle mèche blonde que, d’un seul coup de peigne, il savait placer en arrière et un peu à côté, comme c’était la mode à ce moment-là » (p. 35). Il cite un autre, ex-élève des Beaux-Arts « le torse bien moulé dans un chandail de grosse laine à col roulé, aussi peu règlementaire que possible » (p.48). Lorsque l’auteur se présente à l’escadrille Spa 83 en tenue « d’aviation », on l’informe (p. 43) qu’on lui confisquait sa « tenue fantaisie ». « C’était un coup dur, car je n’avais pour me présenter à l’escadrille que mes habits règlementaires bleu horizon non retaillés et plutôt défraîchis, et des godillots au lieu des fameuses bottes d’aviateur. » (p. 43) H. Trémeau dit qu’il n’attribuait pas à l’élégance vestimentaire une importance excessive, mais souligne qu’arriver en tenue règlementaire [bleu horizon coupe standard avec pointes de col artilleur] « dans un groupe de chasse où les cavaliers de bonne noblesse sont en forte proportion est tout de même un sérieux handicap. » (p. 50). Il est d’ailleurs persuadé qu’il a failli être refusé à l’escadrille de Spad à cause de ses brodequins, et de son apparence « non-aviateur ». L’arrière-plan étant ici aussi et peut-être surtout une humiliation sociale, il se sent méprisé par les officiers de cavalerie « j’appris par la suite qu’il avait été question de m’envoyer d’autorité dans une escadrille de triplaces, évidemment plus « démocratique. » » (p 48). Quelques missions de guerre puis l’acquisition de bottes d’aviateurs le rassérèneront assez vite.
L’auteur aborde aussi la question de l’image du pilote, fortement médiatisée, notamment par La Guerre aérienne de J. Mortane, dans sa relation aux femmes. Le pilote serait séducteur, noceur et toujours accompagné d’une aura liée à ses nombreux succès féminins. Chez H. Trémeau, qui est critique à l’égard de ce cliché, certes les femmes sont dangereuses pour les pilotes (p. 146), car « ceux qui avaient du tempérament (…) commettaient des abus qui les laissaient hébétés, les réflexes faussés, pendant assez longtemps. » On peut ici penser à la prostitution et surtout à l’alcool et au manque de sommeil. Il leur oppose les pilotes sages (au rang desquels il se compte) qui savent profiter du repos et par exemple utiliser le mauvais temps pour récupérer (voir à cet égard aussi le témoignage de Paul Résal). Pour l’auteur, « beaucoup d’accidents, surtout à l’atterrissage, avaient une « femme fatale » à l’origine » (manque de sommeil et surmenage psychique) (p. 146).
L’attitude raisonnable d’H. Trémeau, qui comme P. Résal semble déclarer « nous ne sommes pas ce que l’on dit que nous sommes » ne se retrouve toutefois pas chez tous : l’auteur doit en effet réunir les affaires d’un camarade de chambrée, abattu et fait prisonnier, pour les renvoyer à sa famille (p. 70, 22 avril 1918) : « Je rangeai ses affaires dans sa cantine, avant de les envoyer à sa femme. Ce bougre-là avait trouvé le moyen de correspondre avec une danseuse des Folies-Bergères. Par snobisme, étant aviateur, il avait estimé qu’il lui fallait une maîtresse tapageuse ! Et les lettres de la danseuse étaient pêle-mêle avec celles de la femme légitime, des photos aussi. Heureusement, il m’en avait parlé, sans quoi j’aurais respecté sa correspondance et ne me serais pas livré à un filtrage complet, que j’étendis à toute la cantine, à toutes les poches des vêtements, afin d’éviter des souffrances et des affrontements inutiles. » Ce problème n’est pas rare, par ailleurs, à l’échelle de tous les combattants : il se retrouve posé de manière dramatique, lorsqu’il faut rendre à une famille les effets d’un soldat décédé, le défunt s’avérant mener auparavant une double vie et laissant derrière lui plusieurs ménages (voir R. Cazals, correspondance des époux Puech, p. 103). [Notices Jules et Marie-Louise Puech dans ce dictionnaire]
Quelques pages (p. 134 à 146) sont rédigées ultérieurement par un fils (Bernard Trémeau), puis le récit se termine avec l’occupation en Allemagne et l’accident qui clôt sa carrière de pilote de guerre. Toutes les photos, de qualité, enrichissent ce témoignage très personnel sur la vie de pilote de chasse en 1917 et 1918.
Vincent Suard, décembre 2016

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Couvreur, Henri (1895-1981)

1. Le témoin
Henri Couvreur, né à Carvin (Pas-de-Calais) dans une famille dont le père dirige une petite tannerie, a étudié au collège Saint-Joseph à Lille et obtenu la première partie du baccalauréat. En 1914, sa famille se réfugie à Bordeaux et il est incorporé (classe 15) à Limoges. En juin 1915, il est versé au 127e RI (Valenciennes) où il servira toute la guerre: d’abord en secteur en Champagne, il participe à l’offensive de septembre, puis passe l’hiver 1915-1916 dans « un secteur pépère » (p. 45); engagé à Verdun de février à avril 1916, il passe par Craonne puis participe à la bataille de la Somme (août – septembre 1916). Après un stage d’aspirant à Saint-Cyr, lors de l’attaque d’avril 1917, il rejoint sur l’Yser son unité engagée en Flandre (août – décembre 1917). En 1918, il rejoint Craonnelle, Montdidier et puis recule avec son unité lors de la poussée allemande. Actif dans la guerre de mouvement de mai et juin, il participe à l’offensive alliée (le 17 juillet) avec le grade de sous-lieutenant. Blessé le 18, il est évacué par Paris, Béziers et Lamalou-les-Bains. Avec sa convalescence et un nouveau stage à Saint-Cyr, il ne réintègre pas le front et est démobilisé en 1919.
2. Le témoignage
La Société de recherches historiques de Carvin a publié en 1998 les Mémoires de Guerre 1914 – 1918 d’Henri Couvreur (229 pages, ISBN 0398 2661). Le manuscrit a été apporté à l’association érudite par deux enfants d’Henri, et la publication, encouragée par sa petite-fille Patricia Meurisse (qui a rédigé une biographie), a été facilitée par le fait qu’Henri Couvreur, historien amateur, avait fondé ladite Société dans les années soixante.
Le manuscrit a été très légèrement modifié par les éditeurs (format, mise en page). L’auteur avait rédigé une première version en 1921, suivant des notes et des courriers conservés, puis a repris l’ensemble en 1934 « en ne retenant que les faits intéressants» (prologue). Un point final est apporté (« terminé le ») le 13 mars 1939. C’est donc un texte mûri, réécrit avec une distance de vingt ans, mais qui se tient à une progression chronologique relativement précise. La réécriture postérieure est souvent nette mais cela ne nuit pas, semble-t-il, au caractère historique du document.
3. Analyse
Offensive de Champagne, Verdun, la Somme, l’Aisne en avril 1917… Le 127e RI d’Henri Couvreur est une unité très exposée, et il a plusieurs fois, par hasard, la chance d’être de bataillon de réserve ou d’appui, ou d’être en stage, lors du moment le plus meurtrier des combats ; ainsi, entré aux tranchées en juillet 1915, il n’est blessé que le 18 juillet 1918.
Il évoque la préparation de l’attaque meurtrière de septembre 1915 en Champagne, montrant que la volonté des hommes est résolue : « en finir, en finir… » (p. 33). Le discours d’exhortation du lieutenant à sa compagnie avant l’attaque trouve des accents spécifiques (24 septembre, p. 33) : « Il nous a exhorté à accomplir totalement notre devoir. Il nous a rappelé que nos parents, nos femmes, nos enfants dans le Nord, attendent depuis longtemps l’heure de la délivrance. » Son bataillon, unité d’exploitation, n’est finalement pas éprouvé, à cause ou grâce à l’échec de la rupture des lignes par le reste du 127e. Puis le témoignage, relativement classique, évoque la vie en secteur et la bataille de Verdun, où, bien qu’engagée plusieurs fois, du 26 février au 29 mars 1916, sa compagnie a des pertes relativement faibles. Son régiment, appartenant à la 1ère DI, est relevé car (p. 69) « si le 127e a été privilégié, le 1er Corps a payé son tribut à Verdun. »
Reprenant après Verdun le secteur de Craonne, H. Couvreur participe à la relève d’unités du 18e CA de Bordeaux, dans ces tranchées depuis septembre 1914, et l’auteur note amèrement que ce corps « ne s’est jamais battu », « qu’il possède des accointances en haut-lieu» et qu’il a encore tous ses cadres de la mobilisation. A la relève (fin avril 1916), des incidents ont lieu avec l’arrivée des Lillois du 43e RI (ils appartiennent avec le 127 à la 1ère DI). Le narrateur restitue une scène d’affrontement verbal, dans laquelle il est difficile de faire aujourd’hui la part de la reconstruction, mais qui montre que l’ambiance est exécrable (p. 73, 23 ou 24 avril 1916, plateau de Craonne) :
«- Le bon temps est fini, tas de veinards… Allez-y, en route pour Verdun! C’est bien votre tour…
– T’as pas su y venir, crevé… Nous on tient tout notre secteur… On va pas chercher les voisins…
– Pas étonnant, on faisait risette aux boches… Nous on n’arrête pas de s’battre… Vous n’en foutez pas une rame, tas de fainéants…
– Ta gueule, Ch’ti mi… C’est pas à nous de se faire crever la paillasse pour tes sales patelins pourris ! »
L’auteur garde son sens critique avec « tous ces rapports plus ou moins exacts et amplifiés au 43» et l’encadrement a repris la main lors de la relève par le 127e : le croisement des unités se fait en silence : (p. 74) « seuls nos yeux peuvent lancer à l’adresse de tous ces beaux gaillards d’active, (…) tranquilles comme Baptiste depuis dix-huit longs mois de guerre, les reflets de l’injustice dont nos cœurs sont pleins. »
Il est envoyé ensuite sur la Somme pour la deuxième partie de l’offensive ; de famille catholique fervente, il s’engage dans la ligue du Sacré-Cœur à son arrivée ; à trois reprises il attaque à Maurepas et Comble: ce sont des échecs partiels, les Allemands se montrant particulièrement coriaces (p. 95, 3 septembre 1916) : « Après le passage de nos troupes, des boches même blessés qui avaient fait « Kamarad » au passage de la vague d’assaut reprirent leurs fusils et tirent dans le dos de ceux qui venaient de les épargner. » Le moment le plus terrible de l’expérience de guerre de Couvreur a lieu lors d’une attaque (Ferme de Priez), lorsque, empêché de progresser il doit plonger dans un trou d’obus avec d’autres. Ils s’entassent à six dans le même creux, deux sont tués et expirent sur eux, quand un troisième va aussi être touché ( p. 101, 25 septembre 1916) : « [je fais glisser le cadavre sur moi] quand je vois, horrible folie, l’oncle Brenet se risquer au bord de son trou et faire signe à son neveu Roche de le rejoindre. Je vois avec horreur le pauvre Roche se lever sur sa jambe valide. Il n’est pas de sitôt debout qu’une balle le frappe en pleine tête, et le fait plonger mort dans les bras de son oncle. » Pour les nordistes, on constate souvent que l’expérience de la Somme est décrite comme pire que celle de Verdun. Le souvenir reste absolument intact (p. 101) « Elle fut, cette fraction de seconde, d’une intensité telle qu’après vingt-deux ans, nous sommes en décembre 1938, je revois encore ce tableau vivant figé. » Il décrit aussi le lugubre tableau, en revenant vers l’arrière, des trous d’obus qui recèlent chacun un ou deux cadavres qui se laissent découvrir progressivement. Lors de son départ de la Somme, sa section a eu 5 tués et dix blessés, la situation étant pire dans les autres compagnies.
Revenu à l’arrière, il prend beaucoup de photographies des hommes et des officiers, et finit par organiser un petit commerce florissant avec des photos de groupe (p. 111, octobre 1916) : « Le petit rouleau tiré était expédié à Saulieu où mes sœurs le développaient et m’adressaient quelques épreuves. Je les soumettais aux intéressés et passais les commandes par douzaines. » Un stage d’aspirant lui permet ensuite d’échapper involontairement à l’offensive d’avril 1917.
Le 127e RI, dont la division est alors commandée par l’ancien ministre de la guerre Messimy, est ensuite envoyé, équipé de neuf, dans la région parisienne pour une longue marche « publique » de plusieurs jours, et arrive le 20 décembre 1917 à Sarcelles près d’Ecouen, « cette marche a pour but de relever le moral des civils et de favoriser l’emprunt en cours. Dans chaque ville, bourg ou bourgade, nous défilons au pas cadencé, drapeau déployé. Nous sommes nippés de neuf et cela produit son effet. » (p. 121). Le général Messimy soigne sa popularité et organise des revues monstres, des dames se trouvant incidemment sur le parcours et semant « des billets de 10, de 20, voire de 50 francs ! »
Promu aspirant après son stage de Saint-Cyr, il a évité du fait de sa formation non seulement l’attaque sur le plateau de Craonne mais aussi à l’automne un combat dans les Flandres, à la forêt d’Houdhust.
A partir de fin avril 1918, le récit est centré sur le difficile rôle de chef de section dans la guerre de mouvement qui reprend, alternant replis, formation d’îlots de résistance (mai-juin) puis reprise de la progression vers l’avant (juillet). Les gaz sont omniprésents et ces combats dans le Soissonnais sont aussi durs pour les civils, quand les troupes françaises investissent des villages qu’ils viennent d’évacuer: Pernant, 30 mai 1918, p. 139 « Quand nous en repartons quelques heures plus tard [du village de Pernant], tout a été mis sens dessus dessous. Poules, lapins, provisions de toutes sortes sont mis à profit ; rien ne résiste à nos estomacs vides. Les armoires sont pillées de fond en comble (…) nous passons en festin quelques bonnes heures, voulant surtout profiter de ces quelques instants de répit. » L’auteur ralentit ensuite son récit pour évoquer l’investissement progressif du village du Port, qui commande un pont de l’Aisne, avec des Allemands qui tirent depuis des lucarnes et se cachent dans les caves. L’affaire dure plusieurs jours et le récit s’étire de la page 140 à 183 pour 5 jours de combats très sporadiques mais très dangereux autour de ces quelques maisons. L’exécution d’un blessé allemand est signalée (p. 183) : « une des sentinelles détachée dans le bois (…) découvrit dans un fourré un boche blessé abandonné. Sans crier gare, notre homme lui colla une balle dans la tête (…) Copieusement j’eng…uirlandais notre homme. Celui-ci laissa passer l’orage et sèchement me dit ces simples mots : « – ils ont bien tué mon frère »; Je venais de lui signifier qu’il serait traduit en conseil de guerre s’il recommençait. »
Promu sous-lieutenant, H. Couvreur participe à l’attaque du 17 juillet et est blessé au bras d’un éclat de grenade défensive française (p. 207) «bienheureuse blessure ! Maintenant qu’officiellement je venais d’être déclaré hors de combat, un autre homme s’empare de moi. Je ne suis plus le guerrier acharné au combat et je me sens redevenir un homme. » Il est dirigé sur Senlis dans un centre d’évacuation des blessés. Il décrit un grand baraquement avec des bancs où se regroupent sans ordre les blessés (p. 208) « Il y avait de tout : des soldats, des sergents, caporaux, capitaines, des diables bleus, des bicots, des noirs, des bleus horizon, des kakis, des artilleurs, des fantassins, des aviateurs. »
L’auteur ne remontera plus en ligne, et lorsqu’à l’occasion d’une permission dans Carvin libéré (novembre 1918), il constate que la tannerie familiale n’est plus que ruine, il conclut ses mémoires de guerre avec des considérations positives (nous avons la victoire) et volontaristes (le travail nous attend), et il conclut par un curieux « tout va bien ! » (p.212), suivi de « terminé ce 13 mars 1939 ». A cette date effectivement, la tannerie a été reconstruite et agrandie…

Vincent Suard, décembre 2016

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Rémi, Henriette (pseudonyme d’Henriette Wille) (1885-1978)

1 – Le témoin
L’historien genevois Stéphane Garcia a réussi à identifier l’auteure d’Hommes sans visage, un récit consacré aux « gueules cassées », publié en 1942 sous le pseudonyme d’Henriette Rémi.
Il s’agit d’une Suissesse, dont le nom de jeune fille est Henriette Wille, née à La Chaux-de-Fonds (canton de Neuchâtel) le 31 août 1885. Ses parents appartiennent à la bourgeoisie des horlogers neuchâtelois ; ils ont cinq enfants et sont des libres-penseurs. À dix-neuf ans, Henriette Wille est trilingue (français, allemand, anglais). En 1908, elle ouvre un atelier de photographie à La Chaux-de-Fonds après avoir suivi une formation à Berlin.
En avril 1914, elle épouse Hans Danneil, un officier prussien. Son mariage avec un étranger lui fait perdre la nationalité suisse. Pendant la guerre, elle réside à Verden an der Aller, en Basse-Saxe, et devient infirmière auprès des « gueules cassées » (les soldats défigurés).
Après la guerre, Henriette Danneil veut promouvoir une nouvelle société fondée sur la paix. En 1919, elle adhère à l’Internationaler Jugend-Bund (IJB, Ligue internationale de la jeunesse), un mouvement pacifiste et anticapitaliste qui prône un socialisme éthique. Elle s’installe à Göttingen où siège l’IJB, puis se sépare de son mari.
En février 1924, elle arrive à Genève où vit sa famille. Dans cette ville qui abrite la Société des Nations, elle enseigne l’espéranto. Elle adhère au Bureau international d’éducation, devient secrétaire à l’Institut Jean-Jacques Rousseau et collabore à la revue Pour l’Ère Nouvelle dirigée par le pédagogue Adolphe Ferrière. Elle reste proche de l’IJB devenu un parti politique en 1925 : l’Internationaler Sozialistischer Kampf-Bund (Union internationale de lutte pour le socialisme), dont elle anime la cellule genevoise.
En 1929, les autorités helvétiques refusent de lui rendre la nationalité suisse pour cause de « mauvaise réputation » (c’est-à-dire activités socialistes), ce qui implique un renvoi en Allemagne à l’échéance de son permis de séjour. Mais en août 1929, elle épouse un Suisse, Emile Ith, ouvrier ébéniste anarchiste et objecteur de conscience, de dix-sept ans plus jeune qu’elle, et redevient Suissesse. Tous deux militent pour le pacifisme et la non-violence. Henriette Ith adhère à l’Union mondiale de la femme pour la concorde internationale, au Mouvement international de la Réconciliation et fréquente les Quakers de Genève. Tous deux s’intéressent aux écrits de Gandhi et aux maîtres spirituels hindous Ramakrishna et Vivekananda, dont Romain Rolland a publié les biographies.

2 – Le témoignage
En 1915, une autre Genevoise avait publié Les Carnets d’une infirmière sous le pseudonyme de Noëlle Roger (Hélène Dufour). Elle y relatait son expérience d’infirmière de la Croix-Rouge engagée volontaire auprès des soldats français. Écrit dans les premiers temps du conflit, son témoignage au style émouvant et bien pensant avait connu un certain succès.
En 1939, dans un contexte d’avant-guerre, Henriette Ith rédige un bref témoignage, Hommes sans visage, pour dénoncer toute guerre en rappelant sa cruelle réalité. Le livre ne sera édité qu’en 1942 aux Editions Spes à Lausanne. Paru sous le pseudonyme d’Henriette Rémi, l’ouvrage n’est pas interdit par l’Office romand de censure du livre, qui applique les directives de l’état-major de l’armée. Il n’est diffusé qu’en Suisse romande.
En 2014, Hommes sans visage est réédité à Genève, accompagné d’une importante postface écrite par Stéphane Garcia. Ayant pu identifier l’auteure, il retrace la vie de celle-ci jusque dans les années 1940 et révèle son engagement pacifiste constant. La couverture du livre reproduit le tableau peint par Otto Dix en 1920, Die Skatspieler (Les joueurs de skat), représentant trois grands défigurés et mutilés de guerre.

3 – Analyse
Le texte est composé de onze brefs chapitres relatant chacun une scène vécue. C’est à partir du chapitre IV que l’auteure commence son activité à l’hôpital, où elle va côtoyer des soldats gravement défigurés et, pour la plupart, aveugles. Sa première réaction est l’effroi : « Et elle [tante Marie] se sauve, me laissant plus morte que vive, en face… de ce que j’ai vu de plus atroce de ma vie ! Une vingtaine de , une vingtaine de monstres, d’hommes qui n’ont presque plus rien d’humain, de corps portant des débris mutilés de visages » (p. 33-34). La nuit suivante, revoyant ces visages, elle croit les entendre crier : « C’est ta faute aussi si nous sommes ainsi. Pas d’exception et pas d’excuse. C’est la faiblesse de chacun qui a permis cette boucherie. Tu as ta part, tu as ta part ! » (p. 39).
Mettant en scène quelques-uns d’entre eux, l’auteure expose leurs diverses situations. Si vivre comme avant n’est plus possible, chacun espère cependant réintégrer sa famille et l’on assiste aux retrouvailles douloureuses ou tragiques entre un fils défiguré et son père, un mari défiguré et sa femme, un père défiguré et son enfant.
Lorsqu’un père effondré voudrait attraper le soldat ennemi qui a défiguré son fils, l’auteure pense en elle-même : « Il était artilleur, votre fils. Vous oubliez que les éclats d’obus qu’il lançait en ont arrangé bien d’autres . Et peut-être en ce moment même, de l’autre côté de la frontière, un vieux père, martyrisé en son cœur comme vous, serre aussi les poings et crie : – Ah ! si je le tenais, si je le tenais ! » (p. 44-45).
Assis dans un train où son visage effraie les passagers, un soldat s’adresse à un enfant : « Regarde-moi bien, mon petiot, regarde-moi bien. Et ne m’oublie jamais. Ça, c’est la guerre – la guerre, c’est ça, et rien que ça ! Et tout ce qu’on te dira d’autre pour te faire marcher : mensonge, tromperie. Souviens-t’en toujours, toujours ! » (p. 77).
La scène du dernier chapitre montrant un petit garçon qui s’enfuit en criant « Pas papa ! Pas papa ! », suivie du suicide de son père, a été reprise par Marc Dugain dans son roman La chambre des officiers publié en 1998 et dans le film du même titre réalisé par François Dupeyron en 2001. Auparavant ce père avait confié : « Avoir été un homme, avoir mis toutes ses forces à réaliser en plein ce que ce mot veut dire… et n’être plus que ça… un objet de terreur pour son propre enfant, une charge quotidienne pour sa femme, une honte pour l’humanité… » (p. 83).
L’absence de noms germaniques laisse croire que le récit se passe en France, alors qu’il témoigne d’une réalité vécue en Allemagne. Ce changement de camp semble lié aux contraintes d’une publication en région francophone en 1942, comme l’explique Stéphane Garcia. L’effet de surprise passé, on réalise que cette permutation ne change rien à la dénonciation de la guerre et correspond finalement à l’esprit de l’auteure, pour laquelle un camp équivaut à l’autre : les victimes allemandes aux victimes françaises, les responsabilités des militaires aux responsabilités des civils.
Isabelle Jeger, décembre 2016

Henriette Rémi, Hommes sans visage, Postface historique de Stéphane Garcia, Editions Slatkine, Genève, 2014, 133 pages.
Sur Henriette Rémi, voir également : Stéphane Garcia, « Henriette Rémi, une Suissesse face au visage inhumain de la guerre », dans : La Suisse et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au Château de Penthes [Genève], sous la direction de Christophe Vuilleumier, Editions Slatkine, Genève, 2015, p. 107-115.

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