Charles Leuleux, Feuilles de route d’un ambulancier. Alsace – Vosges – Marne – Aisne – Artois – Belgique, Paris, Berger-Levrault, 1915, 111 pages
Résumé de l’ouvrage :
Charles Leleux est mobilisé le 9 août 1914 à l’ambulance hippomobile n°6 du 21ème Corps d’Armée (6/21). Il quitte Paris à cette date en direction de l’Est puis à pied, rejoint la ligne d’un front mouvant qui l’amène sur la ligne de contact dans les Vosges, au nord du Donon où son ambulance manque qu’être capturée, à l’instar de celle du docteur Perrin, du 3ème BCP, à Lettenbach. Suit la retraite de la bataille des frontières qui l’échoue, après la bataille de La Marne, dans les premières offensives de Champagne, autour de Suippes. Puis ce sont l’Aisne, l’Artois et la Belgique où Leleux décrit à la fois l’installation de l’ambulance, son action pour les blessés et son environnement, y compris social. Début janvier 1915, il apprend qu’il est muté dans un train sanitaire ; il cesse sa narration de cinq mois de guerre haletants, basée sur la tenue d’un carnet de guerre dont il dit, le 21 décembre 1915 : « Comment tenir un carnet de route à jour, avec de pareilles semaine ? » (page 105), complété du carnet de route du docteur Henri Liégard, l’un des 6 médecins de l’ambulance dirigée par Edouard Laval, autre témoin de la 6/21.
Eléments biographiques :
Chartes Leleux est né le 31 juillet 1876 à Château-Thierry, dans l’Aisne, de Charles Eugène, ouvrier en cheveux, et de Marie Anne Rothfritsch, exerçant la même profession. Ils habitaient 53 rue des Capucins. Il épouse le 29 août 1909 Apolline Marie Alphonsine Raillot à la mairie du 5ème arrondissement de Paris, où il demeure. Il fait ses études au collège Notre-Dame de Rethel, dont il deviendra plus tard vice-président des Anciens Elèves, publiant en 1930 Quand nous étions jeunes… (Souvenirs du Collège Notre-Dame de Rethel). Il fait une carrière d’avocat à la Cour d’Appel de Paris mais c’est comme personnel de formation sanitaire, d’abord comme ambulancier pour l’année 1914, puis dans un train sanitaire, qu’il fait la Grande Guerre. Il fera également une carrière littéraire assez diversifiée, classé par la BNF comme auteur d’ouvrages de vulgarisation scientifique et fondateur de la revue paramédicale « Aristote« . Il meurt en 1943.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Le parcours décrit par Charles Leleux dans son ouvrage est à confronter avec le Journal des Marches et Opérations de l’ambulance, visible sous la cote DE 2021 ZE 2/264, (consultable ici JMO6/21). Il convient de s’y reporter pour l’ensemble des précisions quant aux rattachements de l’ambulance aux grandes unités, aux déplacements et à l’activité médicale, traitement, entrées, sorties et décès, de l’unité) porte également la mention du docteur Cellier, médecin-Major de 2ème classe qui lui succèdera. Il permet aussi de rétablir en partie les caviardages patronymiques contenus dans le témoignage, notamment lors de la présentation de la composition sociale très hétérogène de l’ambulance faite par Charles Leleux pages 5 et 6. Ainsi, « Ce cavalier, en tête de notre colonne, c’est notre médecin-chef, l’aimable docteur La.. » (page 5). Il s’agit d’Edouard Laval, médecin-major de 2ème classe, médecin-chef jusqu’à fin février 1915, porte-t-il sur le document dont il est le rédacteur. Il n’est donc pas étonnant qu’il se serve de cette rédaction pour rédiger ses propres mémoires, publiées en 1932 sous le titre « Souvenirs d’un médecin-Major, 1914-1917 » Laval Edouard (1871-1965) – Témoignages de 1914-1918 dans la « Collection de mémoires, études et documents pour servir à l’Histoire de la guerre mondiale », collection de référence « concurrente » à celle de la Librairie-Militaire Berger-Levrault « La Guerre – les récits des témoins » dans laquelle est publié l’ouvrage de Charles Leleux et dont la lecture est indissociable, comme celle du livre de François Perrin, « Un toubib sous l’uniforme » Perrin, François (1875-1954) – Témoignages de 1914-1918, notamment pour « l’affaire de Lettenbach ». Ce document renseigne sur sa date de création, le 10 août 1914, à Darnieulles, dans les Vosges, correspondant au début du périple « à pied » de l’ambulance après son débarquement du train. Leleux poursuit en citant l’architecture de l’unité, composée des docteurs M[artial-Lagrange]., H[auser, lequel sera évacué le 23 décembre suivant pour cause de lithiase biliaire], A[lexandre]., R. et L., médecin de réserve, tous parisiens et Ch. Pharmacien-Major, « qui, malgré ses cinquante-trois ans, a voulu, comme ses deux fils, faire campagne ». [Il s’agit du docteur Choay, qui sera évacué pour un érésipèle de la face sur l’hôpital de Châlons-sur-Marne le 29 septembre (page 12 du JMO), qui reviendra à son unité pour être à nouveau évacué le 18 février du fait d’un névralgie faciale gauche avec hémiparésie du même côté (page 24 du JMO)]. Suit le capitaine d’administration B. [le capitaine Bouchu, officier d’administration gestionnaire de la formation. C’est lui qui organisera le décrochage de Lettenbach, auquel rend hommage le docteur Laval puisqu’il évite à la 6/21 la capture par les Allemands, (page 7 du JMO)], secondé par le lieutenant de réserve, l’abbé W. Il précise en effet que plusieurs prêtres sont au nombre des ambulanciers : « deux missionnaires de Paris, deux professeurs de Versailles et trois curés de Seine-et-Oise ». Suivent ensuite : « et comme eux réservistes ou territoriaux -, un avocat à la Cour de Paris, un pharmacien de Montreuil, deux dentistes, un étudiant en médecine, trois élèves pharmaciens, un étudiant en droit, et puis des commerçants, des employés, des ouvriers, en tout une quarantaine. Joignez-y les dix « tringlots » qui, sous la conduite de leur « margis » ; s’occupent des chevaux et conduisent nos six fourgons, et vous aurez le recensement complet de notre effectif » précisant encore : « Tous unis, d’ailleurs, tous fraternisant, sans distinction d’opinion, de culture ou de milieu : voyez ce caporal et ce soldat, qui marchent côte à côte en devisant ; l’un est le vicomte M. de La V., « camelot du Roy » s’il en fut, et l’autre le charpentier J., enragé « cégétiste » de la rue Grange-aux-Belles… Non loin d’eux, le docteur…, qui est protestant, bavarde avec l’abbé L., professeur de grand séminaire, cependant que, déjà hissé sur le siège d’un fourgon – où son obésité, son asthme et ses « ampoules » ne justifient que trop sa présence – notre gros avocat parisien égaie la marche de la colonne par son rire et ses chansons » (page 6). La confrontation de l’ouvrage au JMO donne ainsi confirmations et précisions : Le docteur Rolet est désigné pour rester avec les blessés intransportables car il est le plus jeune des praticiens ; il reste avec les infirmiers Bois, Gaudin et d’Albay.
Pour son récit, Charles Leleux s’appuie sur les écrits d’un des médecins de l’ambulance, le docteur Henri Liégard, chef de clinique aux Quinze-Vingts, qui a vécu le même parcours que lui jusqu’à sa propre évacuation le 15 février 1915 pour kyste au crâne (JMO page 24). Au final, l’ouvrage est un témoignage remarquable, permettant un suivi chronologique et toponymique précis et exact. Il est, à l’instar de son homologue « Souvenirs d’un médecin-Major, 1914-1917 », teinté de patriotisme, nombre de blessés ne souhaitant que guérir et repartir au feu, et de plusieurs épisodes de bourrage de crâne et d’espionnites, plus rapportés et supposé que réels, (cas du téléphone au fil souterrain dans la vallée de la Bruche ou du vieillard enterré vivant à Bréménil). Leleux se lance même dans une avance osée, prêtant ces propos au docteur Laval : « … j’avoue que j’éprouve un sentiment d’admiration profonde devant le stoïcisme de tous ces mutilés. S’ils étaient « civils », je suis sûr qu’ils hurleraient de douleur lorsqu’on les panses… Mais ils sont soldats ! Voyez dans cette salle, pas un cri ! Ce sont des vrais Spartiates… ! » (page 93). La comparaison avec la même date dans la relation d’Édouard Laval confirme les affres de la journée du 5 novembre 1914 dans l’école. Il fait également mention de ces « civils », mais en termes plus sobres ! Il dit : « Ah, combattants mes frères, vous ne vous doutez pas que, dans ces minutes extraordinaires, ceux que vous dénommez non-combattants donneraient beaucoup pour être à votre place, exposés, risquant la mort plus sûrement, soit ! mais ne pensant qu’à brandir leur instinct de protection et à taper sur l’ennemi avec toute la rage qu’on peut avoir au cœur, quand, au milieu des camarades animés de la même ardeur, on défend sa peau… » (page 80 de « Souvenirs d’un médecin-Major, 1914-1917 »). Plus loin, il précise toutefois, contredisant Leleux : « Ce ne sont plus les blessés vaillants des premiers combats de la guerre, mais des êtres mornes, dont les nerfs semblent usés » (page 81 du même ouvrage). La confrontation du carnet de route de Henri Liégard et de Charles Leleux et les souvenirs d’Édouard Laval éclairent profondément le parcours de l’ambulance 6/21 et l’érigent en unité hippomobile la mieux documentée de ce type de formation sanitaire. Leleux est cité (pages 171 et 172) dans Témoins, de Jean Norton-Cru, mais sa notice est étique sur le plan de l’état-civil (sa date de naissance a été laissée en blanc et son année de naissance est erronée) et Cru n’ pas identifié plus précisément l’ambulance.
Parcours suivi par l’auteur (date – période)
En train : Gare de Bercy – La Rapée – Versailles – Vanves – Fontainebleau – Moret – Montereau – Sens – Joigny – Montbard – Dijon – Gray – Jussey – Monthureux – Darnieulles (9-10 août 1914). Débarquement – Gugnécourt – Bruyères – col du Haut-Jacques – La Bolle (11-13 août) – Saint-Dié – La Hollande – Saint-Jean-d’Ormont (14 août) – La Grande-Fosse (15 août) – Saales Bourg-Bruche – Saint-Blaise-la-Roche – Fouday (16 à 18 août) – Rothau – Donon – Raon-sur-Plaine (18 août) – Abreschviller – Saint-Quirin (19-20 août) – Lettenbach (20-21 août) – Cirey-sur-Vezouze – Bréménil – Badonviller – Pexonne – Neufmaisons – Raon-l’Etape – La Haute-Neuveville – col de La Chipotte – Saint-Remy – La Salle – Housseras – Autrey – Sainte-Hélène – Grandvillers – Aydoilles – Dompierre – Destord (22 août – 6 septembre).
En train : Darnieulles – Mirecourt – Pont-Saint-Vincent – Sorcy – Gondrecourt – Joinville – Wassy (6 septembre) – La Neuville-à-Remy – Montier-en-Der – Lentilles (8 septembre) – Chavanges (9 septembre) – Donnement – Brébant – Saint-Ouen – Le Meix Tiercelin – Sompuis – Soudé-Sainte-Croix (12 septembre) – Vitry-la-Ville – Pogny (13 septembre) – Suippes (13-28 septembre) – Saint-Etienne-au-Temple – Saint-Hilaire. En train : Châlons – Epernay – Damery – Dormans – Château-Thierry – La Ferté-sous-Jouarre – Trilport – Meaux – Lagny – Paris – Saint-Denis – Creil – Amiens – Saint-Pol. À pied – Ramecourt (28 septembre – 6 octobre) – Savy-Berlette — Aubigny (6 octobre – 1er novembre) – Cambligneul – Gouy – Hersin – Nœud-les-Mines – Béthune (2 novembre) – Merville – Vieux-Berquin – Outersteen – Bailleul – Belgique (3 novembre) – Locre – Reninghelst – La Clytte (4-12 novembre) – Vlamertinghe (12 – 29 novembre) – Poperinghe (29 novembre – 2 décembre) – Ypres (2 – 29 décembre ) – Elverdinghe – Hersin (janvier 1915).
Table des illustrations publiées dans l’ouvrage
Entre les pages 16 et 17 : Poteau frontière abattu au col de Saales et vue de Saales – 16 août
Entre les pages 32 et 33 : Gorge de Fouday et vue de Rothau – 18 août
Entre les pages 36 et 37 : Blessés sortant d’un ambulance à Saint-Quirin, devant le restaurant Louis Baillet) et Zeppelin LZ22 – 18-22 août
Entre les pages 44 et 45 : Vallon de Saint-Quirin et blessés – 19-20 août
Entre les pages 64 et 65 : Blessés (Suippes) et convois sur les routes des Flandres (18 novembre)
Entre les pages 80 et 81 : Blessé à Ypres (décembre)
Entre les pages 84 et 85 : Halles d’Ypres avant le bombardement
Entre les pages 92 et 93 : Halles d’Ypres après le bombardement (janvier 1915)
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 16 : Enterrement des chevaux
31 : Espionnite généralisée « comme ce chef de gare de Saulxures, dans la vallée de la Bruche, qui, au moyen d’un fil souterrain, indiquait aux Allemands l’emplacement de nos batteries » (vap 17 et 48, avortées)
41 : Exactions allemandes, vieillard enterré vivant à Bréménil
45 : Manque général de boisson, même l’eau, empoisonnée (vap 52)
46 : Plan de Paris « soigneusement côté » trouvé sur un officier allemand tué
47 : Etat d’Epinal le 6 septembre
50 : Allemands capturés car endormis dans les maisons
51 : Odeur de la destruction, sentant l’oignon rôti, rappelant l’odeur de Bazeilles (vap 53)
52 : Comparaison patriotique des monceaux de morts français et allemands
54 : « Épaves de l’exode »
: Million de bouteilles de champagne sur le bord des routes
56 : « Sur la crête qui le domine [Souain], les allemands en se repliant ont établi leurs fameuses taupinières, cimentées et blindées comme des forteresses », blockhaus vus dès le 14 septembre 1914
57 : Sur les plaies peu graves car aseptisées par la chaleur (200 °) de la vitesse de la balle
: Vue de l’organisation et du fonctionnement de l’ambulance de Suippes (vap pp 91 et 92 la même description plus précise de l’ambulance de La Clytte, installée dans une école)
60 : Tombe = tranchée sans relève
63 : Vue d’une exécution
65 : Vue du cimetière du parc de l’ambulance de Suippes et identification des tombes
66 : Voit une tranchée, définition sobre : « nous comprenons qu’un fossé est là et que dans ce fossé il y a des hommes »
67 : Parle sans savoir d’un grosse Bertha
71 : Vue d’exode et de paysans endimanchés
74 : Tableau de fraternisation des blessés français et allemands
: Annonce de la prise d’Anvers par un avion allemand
76 : Vue de l’obus qui sort de la bouche du canon
77 : Accouchement au front, (vap 78 enfant portant le prénom des médecins)
79 : Village nègre du bois de Bouvigny
80 : Retour des personnels (Dr Rolet et les ambulanciers d’Albay, Bois et Godin) capturés à Lettenbach, (à rapprocher aux témoignages des docteurs Laval et Perrin)
82 : Sur le poilu : « C’est un gaillard, il a du poil »
88 : Vue de Cipayes
89 : Autobus anglais
93 : Bruit de l’obus, « un bruit de train lancé sur des rails mouillés »
96 : Jeu flamand de la fléchette
101 : Mitrailleuse allemande de prise utilisée comme DCA
105 : Collection de guerre : « .. un éclat d’obus est entré sans crier gare ! Chacun se précipite. C’est à qui l’aura : il n’ a pas que les anglais, en effet, qui ont la manie de la collection… »
108 : Superstition, un de ses ambulanciers utilise le tarot qui annoncent sans cesse « une victoire certaine »
Sur la joie : « … à travers nos misères et nos souffrances, il y a des rayons de lumière, des instants de vraie joie, d’exquises minutes : c’est l’annonce d’un succès de nos poilus, ou de nos amis les Russes ; c’est l’arrivée d’une lettre ; c’est la réception d’un colis, vêtements chauds, vivres, tabac, toutes les douceurs de l’amour ou de l’amitié… »
Yann Prouillet, 03 août 2025
Saint-Clair-Erskine, Millicent (1867-1955)
Résumé de l’ouvrage :
Duchesse de Sutherland, Six semaines à la guerre. Bruxelles – Namur – Maubeuge. Paries, Librairie militaire Berger-Levrault, 1916, 91 pages
Issue d’une des familles les plus riches d’Angleterre, grande propriétaire terrienne, Millicent Sutherland, crée dans un de ses nombreux châteaux, celui de Dunrobin, une association au profit de ses ouvriers et fonde un hôpital pour les enfants malades de ses terres. Une fois la guerre déclarée, membre de la Croix-Rouge française, elle décide de poursuivre cette œuvre et d’utiliser son statut et son argent pour créer de toutes pièces une ambulance qu’elle emploierait dans une zone de guerre, pensant d’abord à la France. À Paris, elle apprend que la Belgique manque d’ambulance ; elle monte alors une « équipe » composée d’un chirurgien et de 8 infirmières (page 12) et se rend à Bruxelles où elle est redirigée sur Namur. Là, elle s’installe au couvent des sœurs de Notre-Dame, au centre de la ville, à quelques mètres de la confluence entre la Sambre et la Meuse (la photographie de la porte gardée par deux sentinelles, page 53, correspond aujourd’hui au 41 rue du Lombard), qui dispose de 150 lits. C’est là qu’elle est submergée par la vague de l’invasion allemande, de ses cortèges d’exactions et destructions, et qu’elle reçoit jusqu’à 100 blessés. Elle semble alors découvrir l’ampleur et les implications de sa tâche. Le 23 août, elle dit : « Ce dont auparavant, je me fusse crue incapable me semblait alors tout naturel : laver les blessures, enlever les habits et les loques tachés de sang, tenir des cuvettes pleines de sang, calmer les gémissements des soldats, soutenir un blessé recevant l’extrême-onction entouré des religieuses et du prêtre, tant il paraît près de mourir ; tout cela devient un devoir facile à accomplir ». Devant l’affluence, elle complète : « … je comprends soudain qu’elle bénédiction est notre ambulance » et devant la réalité de l’implication de son personnel, elle précise enfin : « Personne ne peut, tant que ces horribles choses ne sont pas réalisées, s’imaginer la valeur des infirmières anglaises entraînées et disciplinées » (page 23). Elle assiste au bombardement et à l’incendie partiel de la ville, rencontre le général von Bülow, dont le quartier général est situé à l’hôtel de Hollande, et décrit « la vie avec les envahisseurs ». Le 4 septembre, elle obtient l’autorisation de se rendre à Mons (à 70 kilomètres à l’ouest de Namur) afin « de voir les Anglais blessés » (page 43). Tous ses blessés finalement évacués, elle se voit contrainte de quitter Namur par ordre du gouverneur allemand. Elle essaye alors de rejoindre la France en pleine bataille de La Marne et finit par rentrer en Angleterre, par Liège et la Hollande, avec son personnel particulièrement dévoué, le 18 septembre 1914, après six semaines rocambolesques dans une Belgique en guerre et occupée. Reconnaissant l’héroïsme de son « équipe », elle dit : « C’est à leur courage et à leur habileté professionnelles que je dédie ce livre » (page 12). L’ouvrage est illustré de 8 photographies intéressantes, dont deux du personnel de l’ambulance au complet (pages II et 81). Elle donne parfois quelques éléments sur les circonstances de ces prises de vues dans le livre, d’une carte de la Belgique et du nord de la France, et de deux fac-simile de ses passeports pour circuler dans la Belgique occupée. Elle dit également nourrir sa narration sur la base d’un carnet de guerre dans lequel elle puise parfois des éléments, comme elle l’annonce le 22 août, quitte à entraîner quelques confusions, notamment sur la date du lendemain, celle de l’afflux des premiers blessés dans son ambulance (pages 23 et 24). Son témoignage semble fiable, d’autant que lorsqu’elle reporte des éléments douteux, comme ces pièces lourdes de siège prépositionnés dans une usine allemande avant la guerre, elle prend soin d’ajouter : « Cette histoire me paraît peu admissible » (page 65).
Eléments biographiques :
Lady Millicent Fanny Saint-Clair-Erskine naît le 20 octobre 1867 à Dysart, ancienne ville royale située dans le comté de Fife en Ecosse. Elle est la fille aînée d’un homme politique écossais, Robert Saint-Clair-Erskine, comte de Rosslyn, et de Blanche Adeliza Fitzroy. Elle a deux sœurs, Sybil Fane et Angela Forbes. Elle a 17 ans, le 20 octobre 1884, quand elle épouse Cromartie Sutherland-Leveson-Gower, lequel hérite de son père du duché de Sutherland. Ce dernier meurt en 1913 après lui avoir donné 4 enfants (Victoria Elizabeth (1885-1888), George (1888-1963), Alastair (1890-1921) et Rosemary (1893-1930)). Bien que noble et mondaine, elle développe une réputation de réformiste sociale ; Elle crée plusieurs associations et une école technique, montant même un hôpital dans l’un de ses châteaux, celui de Dunrobin, « pour les petits malades de ses terres » (page IX). S’impliquant dans la guerre, elle relate son épopée sanitaire entre le 8 août et le 18 septembre 1914 avant de rentrer en Angleterre où elle épouse, le mois suivant, Percy Desmond Fizgerald, major au 11ème régiment de Hussards, devant Lady Millicent Fitzgerald. Elle en divorcera en 1919 pour se marier, en octobre, avec le lieutenant-colonel George Hawes. Homosexuel, elle divorce une nouvelle fois en 1925. Après son épopée belge, elle revient en France et crée, à l’été 1915, l’hôpital militaire de Bourbourg, à quelques kilomètres de Dunkerque. Voyageuse, elle vit un temps en France. Au cours de sa vie, elle écrit 7 ouvrages, romans, nouvelles, pièce de théâtre, dont Six Weeks at the War, en 1915, qu’elle autorisera à traduire en français pour la prestigieuse collection La guerre – les récits des témoins de la Librairie Militaire Berger-Levrault l’année suivante. Elle est aux Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale et revient à Paris en 1945. Elle décède le 20 août 1955 à Orriule, dans les Pyrénées-Atlantiques, après une vie aussi riche qu’extraordinaire.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Parcours suivi par Millicent Fanny-Saint-Clair-Erskine : Angleterre – Boulogne (8 août 1915) – Paris (9 août) – frontière belge – Bruxelles (17 août) – Charleroi – Moustier -Namur (14 août) – voyage Namur – Binche – Mons (5 septembre) – Voyage en train par Charleroi (9 septembre) – Landelis – Thuin – Erquelinnes – à pied jusqu’à Maubeuge – en voiture depuis Maubeuge – Bavai (Bavay) – Valenciennes (11 septembre) – Tournai – Bruxelles – Namur – Liège – Visé – Eben-Emael – Maestricht (Maastricht) – Utrecht – La Haye – Rotterdam – Fluching (18 septembre)
Page 3 : Potage Maggie
: Londres-Paris, 15 heures le 8 août 1914
: Couvre-feu
: Rue François 1er, siège de la Croix Rouge
: Autorisation par Messimy
6 : Barricades sur les routes belges : «Faites de cars culbutés, d’arbres et de branches destinées à ralentir la marche des automobiles allant à une trop grande vitesse»
7 : Nom des forts de Namur : Suarlée, Emines, Cognelée (au nord), Marchovelette, Maizerat, Andoy (à l’est), Dave, Saint-Héribert (au sud) et Malomme (à l’ouest)
9 : Boy-scouts
11 : Femmes allemandes belliqueuses envers les déplacés
: Confusion entre allemands et britanniques du fait de l’uniforme kaki (vap 69)
17 : Taube appelé « frelon de l’enfer »
21 : Effectif des Sœurs de Notre-Dame : 4 000 pour 41 couvents en Belgique, 72 en Amérique, 19 en Grande-Bretagne, 2 au Congo belge, 2 en Rhodésie et 1 dans l’Etat libre d’Orange
22 : 23 août 45 premiers blessés belges et français. Eclats d’obus rarement mortels s’ils sont pris à temps !
24 : Armes et munitions récupérées par les gendarmes belges
: Homme fou
25 : Entrée en ville des Allemands, soulagement paradoxal signifiant la fin des combats
: « Que pouvait faire ce brave petit peuple contre cette force ? »
: Enterre son revolver
27 : Comment tire le soldat allemand selon elle, le fusil sur la hanche
: Seconde ligne de soldats appelés « surveillants »
29 : L’ami de l’ordre, journal de Namur
31 : Utilisation massive des automobiles sanitaires et problème de l’essence
32 : Enigme de la chute rapide des forts et fuite du général belge Staff
: Vue du général von Bülow, anglophone, qui visite son ambulance
34 : « Les Flamands étaient bien amusants dans leurs efforts pour se faire comprendre de nous »
36 : Allemands sales et tatoués
: Proclamation multiples sur les murs, menaces diverses sur les populations
39 : Rumeurs sur l’utilisation anglaise des balles dum-dum
43 : Vol de livres à la bibliothèque de Louvain incendiée sous prétexte de sauvegarde
50 : Peur d’un officier allemand d’être rasé par un Belge
53 : Réservistes ayant leur arme chez eux, source de répression ou d’exactions allemandes
55 : Inscription sur les trains
56 : Vue et description de trains sanitaires
64 : Vue de tombes
65 : Vue d’inscriptions sur des canons
: Rumeur de canons de siège de 17 cm prépositionnés avant la guerre dans une usine allemande, bourrage de crâne
68 : « Il est vexant de constater comme un grand nombre d’officiers allemands parlent correctement le français, voire l’anglais. Je ne puis me défendre d’une certaine honte du fait qu’une notable proportion de nos soldats et marins ne parlent aucune langue étrangère »
72 : Vue des drapeaux belges dans Bruxelles que les Allemands n’ont pas eu le temps de faire enlever
76 : Vue de Jim Barnes, écrivain voyageur américain (1866-1936), utile pendant le voyage
82 : Vue de préparatif de guerre en Hollande
83 : Sur les espions en Hollande
Yann Prouillet – 25 juillet 2025
Watkins, Owen Spencer (1873-1957)
Avec les français en France et en Flandre, Owen Spencer Watkins, Berger-Levrault, collection La guerre – les Récits des Témoins, 1915, 114 p.
Résumé de l’ouvrage :
Owen Spencer Watkins, révérend et aumônier du corps expéditionnaire britannique est versé, à Dublin, le 16 août 1914, à la 14e ambulance de 14e brigade de la 5e division. Il débarque en France, au Havre, et le 22 août est embarqué en train pour la région de Valenciennes. Par 9 lettres-tableaux qui se succèdent depuis cette date jusqu’au 31 décembre 1914, l’auteur nous fait vivre successivement la retraite de Mons et la bataille du Cateau (jusqu’au 6 septembre), la bataille de La Marne, celle de l’Aisne, la poursuite vers le nord, la résistance sur la ligne Béthune – Arras – La Bassée, la route de Calais barrée, la bataille d’Ypres – Armentières et la fixation du front préliminaire au premier hiver de guerre. Un appendice, en forme de post-scriptum, révèle, avant l’impression de l’ouvrage (déposé en octobre 1915), le destin de quelques hommes cités, le plus souvent tués dans l’exercice de leur mission.
Eléments biographiques :
L’ouvrage s’ouvre sur une notice biographique des éditeurs qui indique que le révérend Owen Spencer Watkins est né le 28 février 1873 à Southsea, un quartier du sud de Portsmouth (Angleterre). Son père, Owen Watkins, est lui-même révérend, pionnier du champ missionnaire de l’Afrique centrale. Il fait ses études à l’école de Kingswood et au Richmond college. En 1896, à l’âge de 23 ans, il est aumônier wesleyen auprès de la garnison militaire de Londres. Il sert également ailleurs qu’en Angleterre, dans le corps d’occupation en Crète (1897-1899), fait partie de l’expédition du Nil et prend part à la bataille d’Omdurman, qui se déroule le 2 septembre 1898 au Soudan, pendant la guerre des mahdistes. Il fut un des quatre aumôniers qui célébrèrent le service commémoratif du général Gordon, mort le 26 janvier 1885 à Khartoum. En 1899-1900, il se rend dans le sud africain et prend part aux batailles de Lombard’s Kop, de Nicholson’s Neck, au siège de Ladysmith, de Majuba, etc. Ces quatre années de campagnes lui apportent plusieurs citations à l’ordre du jour de l’Armée, la médaille de la Reine et la médaille de l’Egypte, avec plusieurs agrafes. Il attrape manifestement en Afrique une malaria qui le rattrape sur le front. Il parvient toutefois, par ses relations, à éviter l’hôpital de la Base, disant : « Une ambulance n’est pas faite pour s’encombrer de malades » ! Nommé honorary chaplain de 3ème classe le 19 août 1910, il est délégué à la conférence œcuménique de Toronto et aumônier du corps expéditionnaire britannique en 1914, promu à la second classe, ayant rang de lieutenant-colonel. Bien qu’il n’en parle pas dans sa lettre du chapitre V, de l’Aisne au nord de la France, correspondant à la période du 1er au 17 octobre 1914, il est cité à l’ordre du jour par le maréchal sir John French lui-même le 8 octobre. Grand amateur de golf, il a publié avant la guerre plusieurs ouvrages sur son expérience et sa mission africaines. Il réside à la publication du livre, qu’il dédie à sa femme, à Londres, dans le quartier de West Ealing. O.-S. Watkins sera une figure importante dans le développement de l’aumônerie méthodiste et poursuivra sa carrière d’aumônier général. Il quitte l’armée en 1928 et décède en 1957.
Commentaires sur l’ouvrage :
Cet ouvrage est de définition composite, ayant l’apparence d’un carnet de guerre, dument daté, aux noms restitués et au suivi géographique précis, facile à suivre, mais qui indique une suite de tableaux de guerre formés de 9 lettres écrites du 16 août au 31 décembre 1914. L’auteur rejoint l’ambulance de campagne n°14, formée à Dublin, le 16 août 1914, formation sanitaire du Corps Expéditionnaire Britannique (CEB). Embarqué sur le City of Benares, le navire transporte les éléments sanitaires de la Division (entre autres l’hôpital de la Base et son ambulance), il côtoie quatre aumôniers de l’Eglise anglicane et un catholique. Le 22, l’ambulance embarque dans un train à destination de Valenciennes alors que la bataille de Mons est déjà commencée. Mais les marches épuisantes successives vers le nord se heurtent au gros des troupes allemandes qui foncent vers le sud ; c’est la retraite, les premiers secours de l’ambulance à peine déclenchés. La marche vers le sud, par Cambrai, à partir du 26 août, lui fait côtoyer des hommes de toutes armes, agissant au secours des blessés en retraite de Mons ou du Cateau, ce jusqu’au revirement de La Marne, qu’il vit, le 6 septembre, au sud de la rivière, à Saacy. La retraite changeant de camp, la bataille de l’Aisne s’engage suivie d’une remontée effrénée en direction du nord, jusqu’à la Belgique, engagé dans la terrible bataille d’Ypres où le front va finir par se cristalliser à l’entrée de l’hiver. L’ouvrage permet d’entrer dans l’organisation du C.E.B., des différents régiments qui le composent, issu des villes ou des comtés, et des grandes unités qui prennent le nom de leur commandant. Il permet également de toucher du doigt l’action du témoin, sanitaire, médicale mais aussi sacerdotale, même si la diversité des obédiences religieuses anglaises apparaît clairement en filigrane. Mais paradoxalement il exerce peu son ministère, avouant même que la première messe qu’il peut donner au front survient seulement un dimanche de la fin de septembre (p. 47), un mois environ après son départ d’Angleterre. Il s’en ouvre (p. 74) disant : « Quant à l’œuvre d’aumônier, qu’importe ? (…) Peu d’occasions de réunir les hommes en un office solennel ». Peu d’erreurs sont décelées et les épisodes d’espionnite, réelle ou supposée, sont le reflet de la période d’écriture. Il ne sont pas totalement absents toutefois, avec une concentration de multiples cas rapportés (allemands déguisés, signaux lumineux, nuages de fumée ; ailes de moulins, trahison des habitants) (page 81). Existent aussi de rares exagérations (comme ce soldat blessé d’une balle « pénétrant dans la nuque (..) (et) ressorti[e] par la bouche » qui s’exprime aussi héroïquement que sans séquelle !) (page 69) ou ces tireurs allemands embusqués dans les lignes anglaises (p. 86), ne gêne pas fondamentalement le témoignage globalement crédible et opportun. L’ouvrage est titré « avec les français » mais ceux-ci sont relativement peu présents dans le récit qui n’est pas non plus teinté de francophobie exacerbée. Il n’aligne pas non plus les outrances de la « bochophobie », également courante dans les ouvrages ayant cette date d’écriture (1914) ou de publication (1915). Certes le livre met en avant sa « communauté », il dit : « Il n’y a vraiment pas dans l’armée anglaise d’hommes plus braves et plus remplis d’abnégation que les infirmiers et les brancardiers du corps médical » (p. 42). Pendant la bataille de l’Aisne, Owen Spencer Watkins aligne le chiffre des pertes des quatre premières journées de la bataille de l’Aisne : « 13 officiers et 450 blessés passèrent par l’ambulance n°14 ; les aumôniers enterrèrent 2 officiers et 230 hommes. Combien furent accueilli par d’autres ambulances ou inhumés par d’autres aumôniers, il est impossible de le savoir » (p. 46), y revenant quelques jours plus tard, disant, dans le chapitre Béthune – Arras – La Bassée : « Pendant les trois jours de notre présence au front, il ne passa pas moins de 100 officiers et de 3 000 soldats par la 14ème ambulance de campagne, à destination de l’Angleterre ou des hôpitaux de la Base » (page 74 ». Précis sur les lieux cités, le parcours de l’ambulance d’O.S. Watkins (p. 42) est aisé à suivre. Il contient aussi, par son long périple entre Paris et la Belgique, des éléments anthropologiques à noter. Par exemple, il décrit, dans les environs de Villers-Cotterêts : « En beaucoup d’endroits, les villageois veillèrent toute la nuit ; devant leurs maisonnettes, ils dressèrent des tables couvertes de rafraîchissements qu’ils distribuèrent aux troupes qui passaient d’heure en heure – café, thé, pain et beurre, tablettes de chocolat, fruits, cigarettes, gâteaux ; il est probable que tout ce qui pouvait se manger, se boire et se fumer fut consommé longtemps avant le passage de la queue de la colonne » (page 55). L’ouvrage est également intéressant sur le contraste entre l’armée anglaise, non basée sur la conscription universelle, et qui révèle, après la bataille de la Marne, l’absence de renforts due à une armée régulière exsangue dès les premières semaines de guerre (voir pages 89 et 90). Owen Spencer Watkins rend hommage à cette armée et aux sacrifices des soldats du CEB Il dit : « Point de renforts, pas de réserves, rien qu’une mince ligne khaki tenant opiniâtrement en respect des armées allemandes écrasantes » (p. 90) en plein cœur de la bataille d’Ypres en octobre.
L’ouvrage est enrichi d’une carte, d’un portrait de l’auteur et de 6 intéressantes illustrations montrant officiers et personnels de l’ambulance, malades et blessés dans l’église de Dranoutre ou l’ambulance dans un hameau proche du village.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 14 : Respect du drapeau de la Croix Rouge planté sur un tertre près de la gare d’Honnechy (Belgique). Horreur de l’ambulance
15 : Evoque des tranchées dès le 26 août
: Français en retard ou ayant battu en retraite
19 : Voiture hippomobile filtre pour la potabilité de l’eau
25 : Voitures anglaises portant des inscriptions des maisons de commerce
26 : Inscription sur les maisons pour éviter le pillage, parfois respectées par l’ennemi
27 : Bravoure des éclaireurs à moto, étudiants d’Oxford ou de Cambridge
28 : Vision émouvante d’un enterrement et de la participation de la population au traitement du corps en amont (vap 45)
34 : Assainissement du champ de bataille et enterrement des « braves allemands »
37 : Explication du surnom de Tommy : « À une certaine époque, les soldats anglais reçurent un calepin sur lequel ils devaient inscrire leur nom, le numéro de leur régiment et certains détails les concernant personnellement. Une formule imprimée fut jointe au calepin comme modèle à suivre. Thomas Atkins fut le nom hypothétique choisi par l’autorité militaire. Ce nom s’étendit au calepin, puis au soldat lui-même ».
59 : Sur la couleur de l’uniforme anglais : « Notre khaki est sans doute plus pratique, mais paraissait bien terne et bien sale à côté » de celui des cuirassiers
61 : Sur les apports inestimables des véhicules transformés en ambulances par des particuliers
63 : Saccages allemands, consommation des bouteilles et corvée de nettoyage (fin 64)
66 : Croix de Victoria, décoration instituée en 1856, décernée pour haut fait de guerre, avec rente annuelle de 250 francs
80 : Note sur la ceinture Sam Browne, large ceinture de cuir portée par les officiers anglais et imaginée par le général Sam Browne, qui se fit connaître particulièrement à l’époque de la révolte des Cipayes en 1857
80 : Espionnite multiple : allemand déguisé, signaux lumineux, nuage de fumée ; ailes de moulin, trahison des habitants
83 : Autobus londoniens transportant les troupes
86 : Tireurs embusqués dans les lignages anglaises, débusqué pas des gendarmes
88 : Note sur la chanson, sur la route de Tipperary, composée dans les premiers mois de la guerre par Harry Williams et Jack Judge
: Général von Kluck surnommé « Vieux five o’clock », vap 103 « Têtes carrées »
89 : Plaisanterie : « Il y a probablement une armée de Kitchener, mais pas un des pauvres diables qui sont ici ne vivra assez longtemps pour la voir arriver ! »
90 : Premiers froids dans la bataille d’Ypres
92 : Eloignement de l’ambulance (16 kilomètres aller-retour), trajet
96 : On entend le son du canon depuis Folkestone (première permission, 7 jours, du 23 novembre au 1er décembre)
: Visite du roi et du Prince de Galles, remise de décorations
101 : Être « fricassé », être cuit, avoir « du chien », du courage
106 : Foot au front et note sur la différence entre foot-ball Rugby et foot-ball Association
107 : Docteurs soignant gratuitement les nécessiteux, réfugiés et paysans ruinés par la guerre, état sanitaire des hommes
109 : Vue de Noël 1914 anglais
Yann Prouillet, 12 mai 2025
Dutoo, Charles (1886-1964)
Résumé de l’ouvrage :
Les mémoire d’un chef de fanfare, Charles Dutoo, Ets Douriez-Bataille éditeur, 1963, 96 p.
Aumônier du 56e BCP, l’auteur, au début des années 1960 couche sur le papier ses mémoires de guerre et notamment le rôle qu’il accepte du successeur de l’emblématique colonel Driant, mort dans les premiers jours de la bataille de Verdun, le commandant Berteaux, de monter une fanfare régimentaire. Bénéficiant pour ce faire d’un appel de Maurice Barrès dans la presse, 6 000 francs sont collectés, permettant la créant de l’ensemble musical, l’acquisition des partitions et des instruments. Un appel « aux chasseurs ayant des connaissances musicales et la pratique d’un instrument » reçoit la candidature de 50 d’entre eux. La fanfare est ainsi rapidement montée, avec 28 exécutants, majoritairement des gars du Nord et du Pas-de-Calais. La générale se passe à la tête des troupes en traversant Belfort en mai 1916. Dès lors, la formation se produit au gré des mouvements du bataillon, se rodant au camp d’Arches, dans les Vosges, puis sur la Somme en juillet, dans le secteur du fort de Vaux et en Champagne en 1917. La formation accompagne les messes ou les visites d’autorités, distrayant les soldats entre deux attaques. Parallèlement à la vie de son unité sonore, Dutoo relate sa vie particulière d’aumônier-musicien au front. Il raconte le côtoiement étonnant des soldats noirs du Bataillon du Pacifique, dont le roi de l’île de Lifou. Musicien bien entendu, l’auteur explique le fonctionnement de son « unité », son registre, ses archives, bientôt complété par une chorale. L’hiver 1917 se passe en Alsace avant un retour en Champagne à l’été 1918. Il est en Flandre et participe aux derniers combats en Flandre belge à la fin de la guerre lorsque le 15 octobre, à 10 heures du matin, il est blessé à la jambe par un éclat d’obus. C’est sur la place d’Avranches qu’il participe à la joie délirante de la population à l’annonce de l’Armistice. Il vit ces grandes journées en territoire belge, défilant avec la 77e Division avant d’entrer en territoire allemand aux premiers jours de 1919, logeant ses fanfaristes chez des allemands. Il décrit enfin la dissolution du 56e bataillon, réparti dans les 9ème et 18e BCP, lui-même étant versé au 9ème. Le 29 mars 1919, à Mohon, dans les Ardennes, il est démobilisé pour reprendre son service de vicaire à l’église Saint-Etienne de Lille.
Eléments biographiques :
Charles Dutoo nait le 20 avril 1886 à Tourcoing, dans le Nord. Il fait ses études au collège du Sacré-Cœur, où il cultive très tôt sa vocation religieuse. Il entre au Grand séminaire à Cambrai et Saint-Saulve, près de Valenciennes et fait entre temps son service militaire au 8e BCP à Amiens. Il est ordonné prêtre le 7 juillet 1912 et est nommé professeur au collège de Tourcoing. C’est là que la guerre le mobilise au 26e BCP, celui du colonel Driant, dont il devient l’aumônier. Il retrouve à Tourcoing le 4 décembre 1918 sa mère, « que je n’avais pas revue depuis 4 ans ». Après la guerre, il reprend son métier de vicaire pendant 10 années puis devient sous-directeur puis directeur diocésain des Œuvres de Lille pendant les 18 années qui suivent. Il est également Pasteur à Notre-Dame-de-Fives et curé-doyen à Lille Saint-Maurice. Il fonde l’Action civile ouvrière puis l’Action catholique, ayant une action sociale tournée vers les « humbles gouvernantes de presbytère, à ces femmes qui par leur dévouement caché aident le ministère des prêtres pour un salaire souvent modeste » (selon un discours posthume anonyme). Il restera très marqué par la guerre et décède de longue maladie le 27 janvier 1964 à l’âge de 78 ans. Il était chevalier de la Légion d’honneur, et avait également reçu la Croix de guerre et la Médaille militaire.
Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage de l’aumônier-fanfariste du bataillon des chasseurs de Driant Charles Dutoo est par cette fonction un livre de souvenirs singulier. Même si peu profond dans sa matérialité testimoniale, souvent se raccrochant aux secteurs parcourus, un peu moins précis sur les dates, il permet toutefois de retracer la réalité peu connue d’une fanfare de bataillon au front, activité périphérique le plus souvent dévolue au service de santé, ainsi que son animation musicale dans la guerre. Constituée par la conjonction de la volonté, « le rêve » du colonel Driant et l’appui de Maurice Barrès pour sa constitution, Dutoo n’élude rien de sa création, de son économie, de son fonctionnement, de ses œuvres et autres caractéristiques (comme la création périphérique d’une chorale) en replaçant cette existence dans les différents fronts de sa Grande Guerre, entrant par cette relation dans le champ testimonial. Ceci principalement de 1916 à la dissolution du bataillon (28 février 1919) et sa démobilisation (31 mars 1919). Mais il n’est pas seulement musicien ; sa tache au front est également la gestion des morts et le renseignement des vivants. Il dit à ce sujet : « Les lendemains d’attaque, je recevais toujours une avalanche de lettres. Familles ou amis voulaient apprendre de l’aumônier où, quand et comment leur être cher était tombé. Après avoir trié prudemment ; on comprend pourquoi, toute la correspondance du défunt, je renvoyai aux siens les modestes mais précieux souvenirs, qui alimenteraient sa mémoire, peut-être au cours de plusieurs générations » (page 29). Plusieurs descriptions de cette tâche sont à relever dans l’ouvrage. Dutoo décrit également son côtoiement avec les soldats d’un Bataillon du Pacifique et de son roi.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 30 : Monseigneur de Liobet, évêque de Gap, futur archevêque d’Avignon, atteint par la loi Dalbiez, versé à 42 ans dans une division du 30e corps.
32 : Chasseur mort de froid
33 : Fouille les morts pour restituer objets et documents, rédige des cartes macabres à l’intention des familles
: « Il n’y a avais plus [à Verdun] que des ossements et de la poussière ! Je me disais que le sol de Verdun était réellement fait de la cendre des morts : que la terre entière aussi était faite de tous ceux qui nous avaient précédés, depuis des millénaires, et que l’Eglise avait raison de nous rappeler chaque année que, comme les autres, « nous sommes poussière et nous retournerons en poussière »»
34 : Ramassage des corps éclatés
37 : Nom et paternité de morceaux joués par la Fanfare
40 : Espionnite, affaire des signaux, en fait une chasse aux pigeons
45 : Nécrophores (insectes) empêchant le transport des corps, traînés sur le champ de bataille
: Constitution d’un cimetière, gravage des noms sur des boîtes de conserve, carte des croix
48 : Baptême de l’air proposé aux officiers au repos
52 : Bataillon du Pacifique, nom de roi, difficulté climatique et repos à Saint-Raphaël, utilisation privilégiée du tutoiement, hommes champions du lancer de grenade (fin 55)
65 : Kouglof appelé gouqueloupf
80 : Sur les caves de Reims
84 : Reçoit en don d’un prisonnier allemand un parabellum
86 : Aime son Adrian, « ce cher casque « ennobli », lors de ma démobilisation, d’une visière supplémentaire de cuivre »
92 : Démobilisé, il reçoit « un costume civil gris de douteuse qualité », le costume Abrami.
Yann Prouillet,16 avril 2025
Costes, Joseph (1884-1930)
Le témoin
Né le 16 avril 1884 à Villefranche-de-Panat (Aveyron), Joseph Costes est ordonné prêtre en septembre 1909. Il enseigne les sciences et l’allemand dans un collège catholique. Il survit à toute la guerre mais a contacté le paludisme dans les Balkans où il était affecté à l’ambulance alpine n° 5. Il meurt le 25 juillet 1930 dans sa commune natale.
Le témoignage
Avant de partir dans l’armée d’Orient, il a servi sur le front franco-allemand, mais le témoignage conservé ne concerne que la période allant de novembre 1915 (embarquement) à mai 1918 (préparatifs pour un nouveau départ). Le carnet et le livret militaire ont été déposés aux Archives municipales de Millau sous la cote 43 J. L’information a été communiquée au CRID 14-18 par Lionel Locqueneaux qui a transcrit et annoté le manuscrit.
Contenu
1. Dès le 15 novembre 1915 est présenté le personnel de l’ambulance avec les professions de chacun dans le civil (ou dans l’ecclésiastique). Tout au long du récit, on suit les départs et les arrivées, et l’équipement de l’ambulance est décrit. Les chefs sont très critiqués, avec l’emploi de termes comme « ces salauds », « crétins », « trouillards ». Ils cherchent à se faire embusquer et à mener la bonne vie, au détriment des subordonnés. Sur le plan médical ils sont incompétents : « assassins », « charcutiers », « tortionnaires ». Un dentiste n’arrachait pas les dents mais les mâchoires. De leur côté, les aviateurs français sont accusés de faire la noce à l’arrière au lieu d’affronter les avions allemands. En plein hiver de la montagne balkanique, les autorités exigent que l’on établisse l’état des moustiquaires : on aurait mieux fait de procurer aux hommes des chaussettes de laine. Au sommet de la hiérarchie, le général Sarrail est épinglé comme franc-maçon et coureur de jupons. Le prêtre aveyronnais pense que les troupes françaises sont trahies par les Grecs et par les Juifs de Salonique. D’autres mentions antijuives figurent ici et là.
2. Les descriptions des pays traversés sont brèves : Malte et ses églises ; les deux quartiers de Salonique ; la Macédoine « pays de pouilleux », « race dégénérée » ; Edessa et ses cascades ; la traversée de la Grèce et de l’Italie lors de son évacuation pour paludisme en février 1918.
3. L’ambulance soigne les blessés et surtout les malades atteints de paludisme et dysenterie, et de multiples pieds gelés en hiver. L’ordinaire est amélioré en capturant grenouilles, tortues, écrevisses et lièvres. La vie est troublée par les bombardements, les raids de zeppelins, dont un est abattu. Le 12 janvier 1916, Joseph Costes signale un fusillé, sans autre précision.
Rémy Cazals, janvier 2025
Haensler, Alphonse (1885-1986)
Curé de campagne, Paris, La France retrouvée, 281 p.
Résumé de l’ouvrage :
A 93 ans, Alphonse Haensler se penche sur son passé et se souvient de l’ensemble de sa vie et de son parcours religieux, exercé dans les Vosges. Ordonné prêtre le 1er juin 1912, il est mobilisé dans la Grande Guerre comme brancardier divisionnaire à Nancy. Occupé d’abord dans le secteur de Lunéville à la sanitarisation du front, il attrape la paratyphoïde à Bray-sur-Somme, qui l’éloigne de la première ligne. Après sa convalescence, et avouant un certain ennui à l’arrière, il demande à rejoindre le front et est affecté à l’hôpital de Neufchâteau. Il reçoit dans toute leur horreur les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges mais en janvier 1916, la Loi Dalbiez l’oblige à se porter volontaire comme brancardier régimentaire au 79e RI où son frère est déjà aumônier. Il connaît l’enfer de Verdun et traverse finalement l’ensemble du conflit en échappant à plusieurs reprises à la mort, nourrissant quelque peu le sentiment d’avoir été protégé, notamment par sa foi. Démobilisé en mars 1919 ; il regagne Thaon-les-Vosges où il avait été affecté comme vicaire juste avant la déclaration de guerre. Sa carrière comme prêtre se poursuit dans différentes petites communes vosgiennes, « vieux pays chrétien », jusqu‘à son entrée en 1968 à la maison de retraite de Docelles.
Eléments biographiques
Le 20 avril 1885 à Mont-lès-Neufchâteau (Vosges), Alphonse Haensler naît dans une famille militaire et paysanne d’origine alsacienne de trois enfants. Son père, dont la famille est de Dambach près de Sélestat, optant, est militaire, affecté à la surveillance du fort de Bourlémont, près de Neufchâteau. Il mourra le 7 novembre 1939. Sa mère, François Clog, épousée en 1884, (morte quant à elle le 14 novembre 1944) est très pieuse. De fait, il cultive très tôt, comme son frère, Eugène, son aîné d’une année (qui mourra le 30 octobre 1930 des suites de gazage au front), une vocation de religieux. Il entre à 15 ans au Petit séminaire de Châtel-sur-Moselle, puis celui d’Autrey, en classe de troisième, en 1902, fait son service militaire en 1905 au 79e RI de Nancy dans un climat particulièrement anticlérical. « L’hostilité était manifeste, les plaisanteries fusaient » (page 74). Il entre en octobre de la même année au Grand séminaire de Saint-Dié et est enfin ordonné prêtre le 1er juin 1912. Le 12, il est un temps vicaire à la basilique du Bois Chenu de Domrémy puis à Thaon-les-Vosges. C’est là que la guerre vient le chercher pour quatre années. Retourné à sa cure en mars 1919, il intègre enfin comme prêtre le petit village de Mortagne en 1927 puis celui d’Housseras en 1930. En pleine Seconde Guerre mondiale, en 1944, il est affecté dans la commune de Bellefontaine puis passe aumônier au couvent des Rouceux, près de Neufchâteau, l’année suivante. En 1948, il est nommé aumônier à l’hôpital d’Epinal. Après une longue vie sacerdotale, il entre à la maison de retraite de Docelles en septembre 1968. Le 2 octobre 1977, il reçoit la Légion d’Honneur et meurt à Saint-Dié-des-Vosges le 20 août 1986 à l’âge de 101 ans.
Commentaires sur l’ouvrage :
La guerre de l’abbé Alphonse Haensler ne représente que 16 pages sur une longue autobiographie de 192 pages. Mais l’intérêt de son témoignage est manifeste : il est particulièrement disert tant sur son métier que sur toutes ses implications, morales comme politiques. En cela le témoignage est précieux car le curé de campagne vosgien n’élude que très peu des sujets qui permettent tant une analyse psychologique que sociologique voire pratique du personnage, qui de plus fait montre d’une fibre politique (il dit page 189 : « Je me sens pleinement socialiste ») marquée, et de sa fonction dans le monde rural sur près d’un siècle, de 1888 à la fin des années 1970. Le 25 juillet 1914, il part en vacances en Alsace avec son frère, alors vicaire à Remiremont. Il y constate la préparation de guerre de l’Allemagne, qui l’impressionne, et rentre pour recevoir, à 2 heures du matin, son ordre de mobilisation. Patriote, il dit : « Nous n’avions qu’une peur : arriver à Nancy après les Allemands » (page 126) mais lucide sur le bellicisme s’appropriant la religion, le « Dieu est avec nous » répondant au « Gott mit uns », il ajoute : « Monstrueuse supercherie, escroquerie sans nom que de s’approprier le Ciel ! » (page 128). La guerre déclarée, il dit : « En tant que prêtre, il n’était pas question de porter les armes. J’avais été rappelé comme brancardier à la 11ème division de Nancy, où j’ai troqué ma soutane contre l’uniforme » (Page 129). Il est immédiatement confronté au vrai visage de la guerre. Il dit « : J’ai découvert l’horreur et l’impuissance, la douleur et la mort » (page 130). Les conditions de vie des premiers mois de guerre et sa fonction de brancardier le font finalement contracter, à Bray-sur-Somme, une paratyphoïde qui manque de le tuer (il réclame même l’extrême onction). Finalement sauvé, il entre en convalescence dans une clinique de Salins-en-Béarn, près de Pau, puis sur Troyes. Honnête, il dit : « J’aurais peut-être pu jouer les planqués jusqu’à la fin de la guerre, mais au bout de quelques mois, j’en avais assez, je m’ennuyais ferme, et par-dessus tout, je ne voulais pas prêter le flanc à la critique. J’ai demandé à être envoyé quelque part et reversé dans l’active » (page 132). Il est donc réaffecté comme infirmier à l’hôpital de Neufchâteau où il reçoit les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges. Se succèdent alors tableaux et visions d’horreur, assistant de chirurgien amputant « à tour de bras », s’endurcissant devant l’attitude, protéiforme, des hommes confrontés à la souffrance et à la mort. Le 4 juin 1915, la Loi Dalbiez le menaçant d’être obligé de « prendre le fusil », et entendant « rester fidèle au « Tu ne tueras point » », il demande à partir en première ligne comme brancardier. En mars 1916, il rejoint le front de Verdun et son frère, aumônier au 7-9. Immédiatement il est en pleine fournaise et s’interroge, entre chance et protection divine, lorsqu’un obus n’éclate pas entre eux deux ou quand il échappe aux balles en juin 1917. Voyant se succéder à son endroit ce type de miracle, il en nourrit une conviction qu’avec l’aide du Sacré-Cœur, il bénéficie en effet d’une protection divine. Il dit : « Dans cet enfer quotidien, je priais Dieu, et de toute la guerre, je n’ai jamais eu peur. J’avais le sentiment que Dieu me protégeait, qu’il ne m’arriverait rien » (page 138) ou plus loin, alors qu’une de ses messes est bombardée, il prie en disant « Pas maintenant seigneur » ! (page 141). Non combattant, il reçoit pourtant en juillet 1916 dans la Somme la Médaille militaire après avoir, brandissant le fanion du Sacré-Cœur, entraîné les hommes à l’attaque. L’arrêt des combats le cueille à Hirson, à la frontière belge : « … nous étions tous fous de joie, on s’embrassait comme des gosses, ivres de bonheur. C’en était donc enfin fini des balles, des obus, du cortège des blessés et des morts, du froid, de la boue, de l’horreur. Subitement, le silence s’est installé sur tous les fronts et il a fallu du temps pour s’habituer » (page 141). Il est démobilisé à Nancy en mars 1919. Dans son ministère d’après-guerre, celle-ci reste source d’inspiration : « J’avais mis sur pied une troupe de théâtre dont le répertoire était souvent puisé dans le registre patriotique de la Grande Guerre » (page 144). Sa guerre, courte mais dense, contient peu de précisions et quelques erreurs toponymiques (Arancourt pour Arracourt, page 130 ou place Hirson sur la côte belge, page 141). Le reste du témoignage, rédigé en toutes connaissances de cause, Haensler citant Bernanos et son Journal d’un curé de campagne, conserve un caractère référentiel sur la diversité des sujets touchant à un ministère de prêtre, avant et après la Grande Guerre, sa psychologie et sa matérialité dans le monde politique comme dans son évolution dans une société connaissant elle-même de profonds bouleversements sociologiques. Ce témoignage possède également un indéniable intérêt anthropologique, distillant anecdotes sur les us, coutumes, légendes et quotidienneté, entrant dans le paradigme des Arts et Traditions Populaires, y compris pour le vocabulaire. Il ne manque pas non plus d’humour (notre témoin n’hésitant pas à évoquer qui s’est endormi lors d’une confession !) et décrit même l’économie de son métier. C’est aussi un témoignage autoanalysé de la fonction « politique » du prêtre, entre loi séparative, anticléricalisme, communisme, tant Haensler n’hésite pas à s’aventurer sur le terrain politique quand la nécessite, notamment communale, s’impose. L’ouvrage se termine par une longue analyse chiffrée des prêtres et de l’église dans le temps du témoignage du curé Haensler par Julien Potel, membre de l’association française de Sociologie religieuse et Roger H. Guerrand, chargé de cours à l’EHESS. Cet appendice permet de densifier le témoignage sur des concepts, (hydre du modernisme, du presbytère à l’usine), des chiffres (le diocèse et les inventaires, les curés sacs au dos morts dans la Grande Guerre, le nombre de prêtres en fonctions des époques, la loi de séparation de 1905)) ou des notions (le mythe du bon curé, etc.).
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Réflexion sur la sexualité et son évolution sociétale (vap 163 sur la tentation des jeunes filles, traumatisme du curé d’Uruffe ou par le défroquage de celui d’Housseras)
107 : Nom des différentes prières de la journée
121 : Rétribution des prêtres en 1912, prix des meubles
124 : Est en Alsace fin juillet 1914, vision de l’armée allemande prête à envahir la France, « magnifiquement équipée »
130 : Décrit la réalisation d’une fosse commune : « … pour qu’ils tiennent moins de place, j’ai dû les ranger dans une grande fosse commune de quatre mètres de profondeur, j’y suis descendu les coucher les uns à côté des autres, leur mettre la capote sur la tête et passer à un autre rang »
132 : Horreur des blessés du Bois-le-Prêtre puis des Eparges, dégoût et foi vacillante, puis finit par s’endurcir
133 : Attitude et diversité des blessés
135 : Honte de la Loi Dalbiez, qui envoie les prêtres au front
136 : Tu ne tueras point est un problème en guerre
138 : Horreur d’un pilote d’avion abattu, description du corps après sa chute
139 : Evoque Claire Ferchaud et le Sacré-Cœur de Jésus. Le 26ème RI de Nancy surnommé « régiment du Sacré-Cœur », retour à la foi
141 : Messe au front
145 : Après-guerre, invente un cerf-volant « de propagande » répandant des messages sur Thaon-les-Vosges
148 : Vin de messe venant de Bordeaux, vicaire de Saint-Dié assistant à la vendange
149 : Affaire du nom d’un voleur assassin donné par la victime mourante, problème du secret de la confession
155 : Affaire de l’empoigne, coutume locale des habitants de Mortagne
156 : Scandale des petites filles dénudées lors des visites médicales
182 : S’endort lors d’une confession !
186 : Location de chaises à l’église et les trois classes d’enterrement, inégalité
194 : Sur André Lorulot, libre-penseur et anarchiste contre qui s’est opposé Haensler (vap 261)
195 : 9 mai 1940, bombardement de Rambervillers
196 : Fidèle à, Pétain car ancien combattant de 14-18
198 : Son rôle pendant la 2ème Guerre mondiale, évoque la Résistance mais n’en fit apparemment pas partie
206 : Son hygiène de vie, sa longévité, ses jubilés
Yann Prouillet, août 2024
Laurens, Jacques (1893 – après 1982)
Vie et souvenirs d’un gavot Haut-Alpin
1. Le témoin
Jacques Laurens (1893 – après 1982) est né à la Cluse en Dévoluy (Hautes-Alpes) dans une famille de cultivateurs. Incorporé par anticipation (classe 1913) au 6e RA de Valence, il combat à la bataille des Frontières puis en Artois en octobre 1914. Réformé temporairement en avril 1915, à la suite de l’aggravation d’une blessure contractée en août 1914, il est réincorporé à la fin de 1915 et on le voit devant Verdun en 1916. Promu maréchal des logis en janvier 1917, il participe à l’offensive du 16 avril à Braye-en-Laonnois. Après un retrait en Alsace, il revient en Lorraine en 1918, prend part aux durs combats de juin (Reims) et juillet (Dormans et Fère-en-Tardenois) en 1918, et termine la guerre dans les Flandres. Rengagé jusqu’à 1929, il est stationné à Cologne, est occupant à Essen lors de l’affaire de la Ruhr, puis est caserné à Landau, jusqu’à son retour à Briançon en 1927. Il quitte le service actif en 1929.
2. Le témoignage
Jacques Laurens est l’auteur de « Vie et souvenirs d’un gavot Haut-alpin », paru en 1980 et édité par « Culture provençale et méridionale », Marcel Petit, 160 pages. « Gavot » signifie habitant des montagnes des Hautes-Alpes et de l’Isère, pour l’auteur ce terme a un aspect péjoratif (arriéré, sauvage) et il l’utilise volontairement, pour montrer la fierté de son origine montagnarde, et que le gavot qu’il est « n’a jamais failli à son devoir ».
3. Analyse
Jacques Laurens se décrit comme un autodidacte, un homme curieux, qui passe le baccalauréat par correspondance à 27 ans. Il vient d’une culture paysanne de montagne, et son propos évoque d’abord la vie au village, dans son enfance. Il ne rechigne pas aux travaux de la ferme, mais il insiste surtout sur son appétit de connaissance, dans ce lieu très reculé. Ainsi, la feuille locale hebdomadaire ne lui donnait pas assez d’informations sur la France et le Monde (p. 33) « aussi je m’étais abonné au journal le « Petit Parisien », que le facteur m’apportait tous les 2 ou 3 jours. Je ne voulais pas obliger ce fonctionnaire à parcourir trois kilomètres en montagne pour un journal, lorsqu’il n’avait pas d’autre courrier pour la maison. »
En 1914, Jacques Laurens est infirmier à sa batterie, au 6e RA, et dans les premiers combats (Charme), son groupe est submergé par les gros calibres allemands. En retraite à la fin de la dure journée du 22 août, il est blessé au moment où il participait à la destruction des canons de sa batterie. Évacué inconscient, il se réveille le lendemain à l’hôpital d’Épinal. Il réintègre son unité en septembre, et début octobre, alors que les lignes sont encore mouvantes et qu’il faisait une liaison avec une section du 159e RI (Est d’Arras) il est fait prisonnier par les Allemands. Convoyé dans l’obscurité, dernier de la file, il profite de la présence d’une meule de paille pour s’y cacher la nuit et toute la journée suivante, puis il reprend contact avec les Français et est félicité. En 1915, sa blessure d’août, mal refermée, l’envoie à Bernay pour deux mois d’hospitalisation. Il décrit ses bonnes relations avec son infirmière, la Comtesse veuve de Sémaison, dont il visite le domaine à Lisieux. Il décrit une relation qui se développe, et peut-être qu’avec l’effet de distanciation (plus de 60 ans ici pour la rédaction – il tempo è galantuomo -) le passé est-il un peu enjolivé ? (p. 67): « de même âge et d’une égale culture, certaines affinités nous rapprochaient. Par la suite, une idylle ne manquait pas de se créer. La situation et les événements ne permirent pas de lui donner une suite. Mais cette fin ne se fit pas sans un grand chagrin de part et d’autre, qui fut très long à se résorber. » Le niveau scolaire de J. Laurens (fiche matricule) est de niveau 2 en 1913, c’est-à-dire correspond à un niveau primaire basique.
Réformé temporaire d’avril à septembre 1915, lors d’une commission de rappel des exemptés (Loi Dalbiez), il insiste pour être réincorporé. Sa santé s’est améliorée, et sa situation devient difficile au village où la pression sociale est forte (p. 68) «Les voisins, ne sachant pas le degré du mal qui m’avait fait mettre en congé de l’armée, trouvaient un peu étrange que je reste si longtemps sans rejoindre une formation militaire. Pas ou peu de gens de mon âge étaient au village. Il y avait eu plusieurs tués dans la commune.» Cette démarche de volontariat lui permet aussi de réintégrer son corps d’origine, le 6e RA. .En 1916, il évoque le dur engagement de sa batterie à Verdun, avec surtout le premier combat, du 1er au 20 mars 1916. Il mentionne le grand nombre de tués et blessés à sa batterie, et la réquisition temporaire de soldats de l’infanterie pour aider, mais évidemment, ils « n’arrivent pas à rendre les mêmes services ». Comme dans d’autres carnets de Verdun, l’auteur fait une description des combats (ici chute de Douaumont) en reprenant longuement des extraits de l’almanach du combattant (1977), ou du livre du général Rouquerol.
En 1917, promu maréchal des logis, il évoque le commandement de la section spéciale du CA qu’il doit assurer (section de « joyeux »), ce sont pour la plupart des condamnés renvoyés au front. Il fait avec eux du terrassement puis organise une unité de crapouillots. L’auteur mentionne aussi sa rencontre avec le lieutenant Édouard Daladier, jovial commandant d’une compagnie de mitrailleuses de la 77e DI, alors que celui-ci est déjà maire de Carpentras depuis 1911.
En 1918, l’auteur, après avoir raconté sa grippe espagnole (avril), évoque les durs combats de juin et juillet, où l’hypérite est omniprésente. Toujours en liaison avec un bataillon d’infanterie, cette fois le 97e RI, il raconte par exemple un épisode de panique (19 juillet 1918, Ville-en-Tardenois, p.125) « [attaque violente allemande] « Des éléments de la compagnie, en petit nombre heureusement, pris de panique, en face de la vague d’infanterie allemande qui fonçait sur nous, quittaient la tranchée sans ordres et avaient tendance à s’enfuir. C’est alors que le capitaine me dit : « Révolver au poing avec moi ». C’est ce que je fis sans hésiter : et tous les deux, debout sur la tranchée, le capitaine cria : « Le premier qui recule est mort » ; devant cette attitude, toute la compagnie regagna son poste de combat. » De manière moins dramatique, il évoque sa perplexité devant des Anglais positionnés à leur côté. En général, les Français sont intrigués par les habitudes d’hygiène britanniques, jugées souvent excessives, voire néfastes (août 1918, Noyon, p. 127) : « Avant d’intervenir, les Tommies faisaient leur toilette. Fait très caractéristique, qui nous a toujours laissés perplexes sur la valeur de cette troupe au combat. »
Donner la mort, de manière caractérisée, au moment du combat, n’est pas chose si courante dans les récits, et on en a une mention ici, lors des violents combats qui marquent la reprise de la guerre de mouvement, en août 1918. Il s’agit, depuis une position d’observation avancée, d’interdire aux assauts allemands l’entrée du parc du château de Plessis-de-Roye. (p. 128) « (…) de mon côté, à la mitrailleuse, j’abattais les soldats ennemis, à bout portant, comme des lapins sauvages en pleine campagne… Aujourd’hui, 60 ans après, lorsque je me rappelle ces faits !!! j’en frémis d’horreur. Il me semble impossible que cela ait eu lieu. Des hommes s’entretuer de la sorte !!!, c’est horrible. Cependant, les faits sont authentiques, il fallait se défendre. C’était de la légitime défense. »
En Flandre à partir de septembre 1918, l’auteur est aussi en liaison avec un régiment belge (octobre 1918, devant Roselaere), et il se trouve honoré par le roi de Belges, un peu par hasard, semble-t-il (p. 131) : « Me trouvant parmi les soldats belges, je fus présenté au roi (…) Après un court entretien, le Roi Albert Ier pris la croix de guerre que portait un officier belge et me l’épingla sur la poitrine en me donnant l’accolade. J’en fus ému jusqu’aux larmes, ne pouvant ouvrir la bouche pour le remercier. Dans ma vie j’ai rarement ressenti pareille émotion. » Après l’armistice, J. Laurens est à Bruxelles et Louvain, puis à côté de Cologne où son unité s’installe durablement. Il « rempile » ensuite par engagements successifs de deux ans, et passe ainsi presque huit ans en Allemagne (p. 145) « (…) Ayant six ans de service militaire accomplis auxquels s’ajoutaient des campagnes, je décidai de continuer une carrière militaire, pour parfaire quinze ans de services et avoir droit à une retraite. Les campagnes de guerre comptant double c’était appréciable. » Participant à l’occupation de la Ruhr, il est à Essen en 1923. L’historien prendra ici son témoignage avec intérêt, mais aussi avec prudence, car il décrit l’occupation durant l’année 1924 comme un séjour agréable (p. 147) : « les contacts avec la population civile, à quelques exceptions près, étaient assez bons. (…) [il est chargé des achats d’approvisionnement] « Je n’ai jamais eu de litiges de quelque nature que ce soit. », et il continue plus loin : « Pratiquement, la résistance n’existait pas. A ma connaissance nous n’avons pas eu de sabotage à déplorer. Les incidents qui se produisaient, se réglaient toujours au mieux. Les manifestations étaient tout à fait rares. » Il reste qu’en 1924, il dit être très surpris par le bruit qui accompagne, dans la rue allemande, l’annonce du résultat de l’élection du Cartel des gauches. C’est un grand défilé bruyant à Essen, avec « Deutschland über alles » et chants patriotiques, et son logeur allemand, qui parle aussi français, lui apprend les raisons de ce déferlement patriotique : (p. 148) « Monsieur Laurens, naturellement, vous n’êtes pas au courant ! Mais avec les élections françaises, l’Allemagne a remporté une très grande victoire. Ces élections ont évidemment coûté très cher à l’Allemagne, parce qu’il a fallu les financer. » Notre auteur reprend cette rumeur et la développe comme un fait établi.
Il quitte Essen en juillet 1925, et part en garnison à Landau dans le Palatinat. En 1927, il retourne dans la région de Grenoble, puis est détaché à Briançon : il participe à la remise en état de petits forts démantelés en 1915, après que l’Italie fut entrée dans la guerre aux côtés de l’Entente. Après sa sortie du service actif en 1929, il signale avoir tenu un commerce à Avignon, mais curieusement, alors qu’il a été postier pendant de nombreuses années à partir de 1929 (receveur des postes), lui, très prolixe par ailleurs, ne signale jamais cette honorable profession. Une autre impression de passé un peu enjolivé repose sur l’ambiance décrite de 1917 à 1929, où l’on a constamment l’impression qu’il est officier subalterne, alors que sa F.M. dit qu’il ne passe adjudant-chef qu’en 1927. S’il est clair qu’il a très souvent « fait fonction », une curiosité renforce la perplexité du lecteur ; une feuille étrangère au volume, tapée à la machine en stencil, est collée page 77, avec comme titre « Errata » : « il m’est reproché de n’avoir pas, dans cet ouvrage, fait mention de mes promotions. Or il est assez délicat de parler de soi-même. Mais puisque l’on me le demande ; je ferais abstraction de ce scrupule, et je dis que ma proposition au grade de Sous-lieutenant me parvint le 28 février 1916. (…) » C’est très ambigu, car si la proposition a pu exister, il ne devient Maréchal des Logis qu’en janvier 1917, quant à sous-lieutenant, c’est de réserve, et seulement en mars 1933, alors qu’il a quitté l’uniforme. Cette petite faiblesse autobiographique d’un rédacteur de 87 ans ne doit toutefois pas nuire à l’essentiel : nous avons ici un récit riche et attachant, et qui montre que le conflit, comme l’institution militaire après 1918, ont pu être pour certains mobilisés de réels outils de promotion sociale.
Vincent Suard, septembre 2022
Cristiani, Léon (1879-1971)
Léon Cristiani est né le 4 janvier 1879 à Escurolles (Allier) dans un « milieu catholique intransigeant » comme l’écrit le présentateur de son journal. Son père, ancien gendarme, est devenu ermite. Léon a fait des études de théologie, a soutenu une thèse de philosophie sur l’évolution de la pensée de Luther. En 1914, il était professeur à la faculté de théologie de Lille. Il parlait l’allemand.
Son journal de route est à la fois personnel et celui d’un train sanitaire. Il contient aussi des poèmes, chansons, sermons composés par lui, et des copies de dépêches officielles. Il n’avait aucune formation médicale et s’occupait de tâches administratives. Le 15 août 1914, les prêtres représentaient 40 % de l’effectif du train sanitaire. Le parcours à travers la France permet des visites touristiques, Bordeaux, Dôle… Le carnet est interrompu du 22 avril au 25 septembre 1915 et arrêté le 11 octobre de la même année, peut-être parce que la vie « se traîne languissante et sans gloire comme sans intérêt ». Le document final est une copie personnelle réalisée après la guerre. Il est publié dans le livre : Un prêtre dans la Grande Guerre, Journal de Léon Cristiani, infirmier militaire, suivi du Journal du capitaine Abel Reverzy, édition établie par Michel Casta, Amiens, Encrage éditions, 2022. [Léon Cristiani n’était par vraiment infirmier ; voir la notice Reverzy Abel dans ce même dictionnaire des témoins.] La suite de la guerre est évoquée dans ses mémoires : il a toujours occupé des fonctions loin du feu.
Tandis que certains témoins ecclésiastiques ont réfléchi personnellement, Léon Cristiani émet tous les poncifs de la propagande, peut-être parfaitement intériorisés, peut-être par volonté délibérée. Il critique les soldats du Midi (p. 53). Il exprime sa confiance totale dans la hiérarchie et dans l’organisation (la mobilisation se passe dans un ordre parfait, les uniformes sont flambants neufs, la nourriture est « alléchante et nutritive »). Il fait l’éloge de Barrès, de Paul Bourget et de l’historien Hanotaux, et il critique le général Sarrail, marqué à gauche. L’exactitude des communiqués du GQG « demeure incontestée » (p. 105). Le « flot moscovite » est irrésistible. « Un peuple n’est grand que par l’idéal qu’il porte au cœur, et malgré les affreux ravages qu’elle exerce, la guerre a cela de bon qu’elle provoque les plus sublimes élans d’héroïsme, de dévouement et d’honneur. » (p. 22) Pendant la messe du 22 novembre 1914 à Aillevillers, son sermon développe le thème : « Motifs de gratitude envers la Providence que nous offre tout spécialement la guerre actuelle. » Et, le 22 avril 1915 : « On s’aperçoit en France qu’une nation ne peut pas vivre, surtout quand elle est assaillie par l’épreuve, avec les seuls éléments qu’on croyait pouvoir substituer à la religion : l’esprit scientifique, l’ardeur de vivre, la passion de jouir, l’amour de l’argent ! »
Rémy Cazals, avril 2022
Madec, Emile (1891-1917)
1. Le témoin
Émile Madec, appelé Milec par ses proches, et originaire du petit bourg de Pont-Aven (Finistère), vient de finir sa formation de peintre (décoration, travail sur bois, dessin d’art) lorsqu’il est incorporé en 1912 au 19e RI de Brest. Caporal-infirmier, il prend part à toutes les opérations de ce régiment breton (Ardennes, Somme à l’automne 1914, Champagne, Verdun, Aisne…) et est finalement grièvement blessé à son poste de secours le 6 mai 1917. Il meurt le lendemain et est enterré à Œuilly-sur-Aisne.
2. Le témoignage
Milec le soldat méconnu, journal de voyage d’Émile Madec, a été publié aux éditions Vagamundo par Soizick Le Pautremat (2017, 511 pages). L’ouvrage, introduit par un utile propos didactique de Nicolas Beaupré, est constitué des carnets de campagne confiés en 1968 par sa grand-tante à l’auteure. S. Le Pautremat, historienne de profession, a récemment « souhaité transmettre » le témoignage de son grand-oncle et a donc mis en ordre ce récit, avec une présentation très éclairante, dans un ouvrage d’apparence soignée, qui fait aussi penser à un livre d’art; le corpus est constitué des carnets proprement-dits, et de dessins, d’aquarelles et de photographies. Une autre richesse de l’ensemble réside dans la reproduction de lettres du caporal-infirmier à sa marraine de guerre, une jeune femme de sa connaissance elle-aussi originaire de Pont-Aven. Le récit de la postérité mémorielle de Milec dans la famille, ainsi qu’une présentation biographique, complètent l’ensemble.
3. Analyse
Un témoignage sur le service de santé
Le témoignage de Milec, qui a déjà deux ans « de régiment » au début de la guerre, est intéressant par les descriptions précises qu’il donne de son travail d’infirmier régimentaire, dans des postes de secours débordés, au bord de la rupture lors des grandes batailles, ou dans des infirmeries calmes et routinières à l’arrière, où il faut tuer le temps pendant les périodes calmes. Il évoque les malades à la visite du matin, le pansage, la corvée que représentent les vaccinations ou encore les aspects pénibles de la fonction (septembre 1915, p. 148) : « Il y a de la besogne, à cause des cas nombreux de diarrhées dysentréiformes et il n’est guère intéressant de vérifier les matières peu appétissantes de tous ces hommes. »
Sur le plan des opérations, c’est peut-être pour Verdun (avril 1916) que son récit est le plus riche. Au Ravin de la Dame, il évoque un bombardement effroyable, l’impossibilité d’abriter les blessés, l’évacuation de son Major (p. 222) : « le bombardement que nous eûmes à subir, lundi, fut certainement sans précédent – pendant toute la journée, pas une seconde d’interruption et ceci avec des obus de tout calibre.» (…) « Nous avons là perdu un assez grand nombre d’hommes et plusieurs officiers. » En novembre 1916, le 19e RI retourne à Verdun et l’auteur effectue deux durs séjours en ligne, au moment de la reprise du fort de Vaux. Son poste de secours est au bois Fumin, et (2 novembre 1916, p. 346) « dans la nuit nous soignons toute une série de grands blessés du 1er bataillon – Tous ces malheureux sont criblés d’un bout à l’autre et pleins de boue – Comme le réduit que nous occupons est plutôt étroit, c’est avec difficulté que nous pansons nos blessés qui sont tous couchés sur des brancards – Quelle horrible nuit – La plus cruelle peut-être que je n’ai jamais passée ». Après la prise du Fort de Vaux, ils sont relevés pour un séjour de trois jours dans le tunnel de Tavannes. L’auteur décrit le lieu comme infect, plein de boue puante, et le séjour y est extrêmement pénible (p. 352) : « On ne voit pas le jour, on respire très mal, on mange froid. » Après un deuxième séjour à la redoute, la relève est effroyable (obscurité, boue, pluie, « on tombe plus de cent fois, heurtant son pied à une racine, un fil ou un cadavre ») mais le retour à Tavannes est moins pénible « Encore ce maudit tunnel – Mais cette fois je m’y trouve mieux car mon moral est mieux disposé que la première fois. » Une lettre du 7 novembre à Jeanne, sa marraine de guerre, évoque la violence de Verdun (p. 351) : « Sur quinze de nos brancardiers, 4 furent tués et 7 blessés – Parmi les morts se trouve un charmant et dévoué camarade avec lequel je vivais en frère depuis plus de vingt mois. » La description de la vie quotidienne autour de son poste de secours est aussi intéressante dans la Marne et dans l’Aisne en 1917.
Un témoignage sur les marraines de guerre
La richesse du livre repose aussi sur un apport assez exceptionnel : S. Le Pautremat a retrouvé 41 lettres écrites par Milec à sa marraine de guerre, ces lettres lui ont été données par la petite-nièce de Jeanne G. La juxtaposition des carnets et des lettres permet ainsi de donner une densité affective au témoignage, dans le sens où l’auteur écrit pour séduire sa marraine, nous pénétrons ainsi dans sa vie privée. Avec le prisme documentaire (les carnets) et celui de l’intime (les lettres à la marraine), le croisement de ces deux sources permet de donner une véritable incarnation au personnage. Jeanne, 25 ans, est une camarade d’enfance avec qui il commence une relation épistolaire en mai 1916 (p. 231) : « Chère Jeanne. La guerre et le souvenir de ce joli Pont-Aven m’obligent à venir glaner quelques lignes réconfortantes. Aussi je m’adresse à vous, persuadé que vous saurez atténuer cette mélancolie qui depuis mon retour s’est emparée de moi – Faites-vous, je vous en prie pour une fois la Marraine du « Poilu » Milec – Appelez-moi si vous voulez votre filleul ce qui vous aidera à me parler plus librement. » La relation s’établit dans la confiance, on dispose aussi de quelques cartes de Jeanne (p. 233) : «Je suis aussi très heureuse d’être marraine d’un poilu surtout parce que ce brave poilu est un vieux camarade d’enfance duquel j’ai gardé un excellent souvenir. » Milec a à l’évidence un projet de relation plus aboutie avec Jeanne, mais il est prudent, à travers un marivaudage qui va crescendo, et ses longues lettres évoquent ses fonctions et occupations sur le front, et la précision de ses descriptions intéressent ici l’historien: par exemple, p. 245, il adopte une tournure dialoguée : « je vais, si vous voulez bien m’accompagner, vous faire visiter mon poste de secours (…) Descendons les huit marches et ça y sera. Là, nous voilà à l’intérieur. C’est riche hein ? En gens chics, nous nous éclairons au carbure. » Il évoque et traduit l’argot des tranchées, le « rata », « au jus ! », et le régional « au rabiot, les goélands ! ». En août 1916, Jeanne lui demande de lui retracer quelques scènes émouvantes touchant les blessés, il accepte mais en soulignant qu’il a vu tellement de souffrances depuis le début du conflit que cela ne le touche plus guère (p. 282 « mon cœur s’est pétrifié »). Il lui décrit alors des scènes « tristes et douloureuses », écrivant depuis un poste de santé avancé à Moscou dans le secteur de Berry-au-Bac (p. 292) : « Pendant que très brutalement je vous parle de toutes ces abominations je dois plusieurs fois poser ma plume pour panser des blessés graves. » Et sa lettre continue sans transition avec des formules galantes « Jeanne, vous êtres délicieuse ! » Par la suite, il se fait plus insistant, mais est remis à sa place, et en septembre 1916 les relations semblent avoir trouvé un équilibre (p. 302) « Sur votre demande, je passe l’éponge sur toutes les déclarations, si déclaration il y a, empressées et amicales que je vous ai fait, pour redevenir le vieux camarade vrai et sincère d’antan. » Mystérieusement, les relations entre les deux s’interrompent après une permission de Milec à Pont-Aven en mars 1917, sans que nous en connaissions la raison. Rupture il y a eu, et du fait de Jeanne, mais Milec, semble-t-il, reprend assez vite le dessus, ainsi dans une lettre à son beau-frère (fin avril 1917, p. 433) : « Mon cher, Madeleine a dû te dire que les relations diplomatiques de Milec et de Jeanne G. ma Marraine, sont rompues – Nous restons toujours bons amis, mais ne nous écrivons plus – Naturellement, je ne me suis pas arrêté là et possède en ce moment une nouvelle Marraine. ». C’est sa cousine Cécile qui, en lui indiquant l’adresse d’une nouvelle marraine, lui signale (p. 428) : « Ce matin en sortant de l’église [dimanche] j’ai frôlé ton ancienne marraine. A deux reprises elle m’a regardée d’un air assez drôle et que je ne sais trop comment interpréter ?… » Nous possédons aussi un brouillon d’une lettre envoyée à Mary Allais, sa nouvelle marraine, ainsi qu’une jolie première lettre de Mary, datée du 5 mai, alors qu’il est frappé le 6 et meurt le 7 : l’a-t-il lue ?
Une mémoire locale, une mémoire familiale
La réussite de l’ouvrage est certes de nous présenter les documents avec une approche historique rigoureuse, mais elle réside aussi dans le fait d’évoquer une mémoire familiale, en n’hésitant pas à intégrer l’émotion dans la démarche. S. Le Pautremat présente sa famille au début du XXe siècle, avec de petits artisans bretonnants de Pont Aven, mais c’est le moment de la bascule culturelle : les deux sœurs aînées utilisent de préférence le breton, Milec, leur jeune frère, parle aussi breton mais est allé étudier la peinture dans la région parisienne, ses carnets sont rédigés en français (l’auteure signale quelques bretonnismes) et ses deux autres plus jeunes sœurs n’utilisent que le français. Elle éclaire aussi la relation de la famille avec Théodore Botrel, le « Barde breton », qui est avec Gauguin un des « inventeurs » de Pont-Aven (première fête folklorique de Bretagne, le « Pardon des Fleurs d’Ajonc »). Cet auteur qui devient le « chansonnier des armées », d’ailleurs souvent mal vu par les hommes, car sa venue au régiment « annonce qu’il allait falloir remonter à l’assaut » (p. 29), dédicace à la famille de Milec une berceuse en breton en hommage au disparu (« Kousk Soudardik ! » [dors, petit soldat !] 1917/1920). S. Le Pautremat nous montre ensuite la place particulière que le disparu a occupé dans la mémoire familiale : ses parents, décédés tous les deux en 1921, seraient «morts de chagrin » (p. 458) ; au fond, la mort de Milec, ce serait « la faute de Jeanne» (conversation avec l’auteure 07/2019), et le pauvre « n’a pas eu de tombe ». Il est mort à Hurtebise (ou Heurtebise) et il semble que c’est là qu’après-guerre, la famille l’a cherché et ne l’a pas trouvé. On leur aurait dit « qu’il y a eu d’autres batailles et des cimetières ont été détruits… ». L’auteure expose cette légende familiale puis retrace sa démarche méthodique pour retrouver la tombe, ce qui se fait sans grandes difficultés car les informations étaient disponibles, notamment avec une carte postale d’un camarade qui situe la tombe à son endroit réel (Œuilly-sur-Aisne). La fin de l’ouvrage évoque les retrouvailles avec le disparu: c’est en 1987 que la famille part à la recherche de la tombe (p. 450) : « il m’a fallu de la patience, de la détermination pour persuader ma mère, la nièce de Milec, qu’il était inutile de le chercher « près d’Heurtebise ». De toute façon : « on n’allait pas le trouver puisqu’il n’avait plus de tombe », disait-elle. (…) Et…nous l’avons trouvé… Il nous attendait depuis 70 ans… Je ne vous cache pas que l’émotion a été très forte pour tout le monde. Ma mère m’est tombée dans les bras, elle pleurait et répétait la phrase légendaire… « Il n’avait pas de tombe. » »
Vincent Suard, mars 2020
Baudin, Georges (1891-1962)
1. Le témoin
Georges Baudin est cultivateur à Laines-aux-Bois (Aube) au moment de son incorporation au 26e RI en 1912. Joueur de bugle, il fait partie de la musique de ce régiment de Nancy, et il ne changera pas d’affectation de toute la guerre, faisant fonction de brancardier lorsque le régiment est en ligne, et jouant dans la musique lorsque celui-ci est en arrière ou au repos. Démobilisé en août 1919, il reprend le travail de la terre à Souligny (Aube) après avoir passé presque sept ans sous l’uniforme.
2. Le témoignage
Brancardier sur le front, carnets de guerre 1914-1919, a paru en 2015 aux éditions La Maison du Moulin (568 pages). Les six carnets manuscrits de G. Baudin furent récupérés par sa petite-fille Marie-Claude Pintiau-Patrois, et elle a mené un travail de retranscription qui dura plusieurs années. Elle précise en introduction avoir respecté le texte original, corrigeant l’orthographe et la grammaire, mais sans toucher à la syntaxe ni aux informations données. Avant la parution papier, les carnets avaient été rendus publics sous la forme d’un blog, élaboré par Frédéric Pintiau, arrière-petit-fils de l’auteur.
3. Analyse
L’appartenance de Georges Baudin à la « Division de fer » (ici au 26e RI pour la 11e DI – 20e CA) le fait participer à la quasi-totalité des batailles menées par l’armée française, front d’Orient exclu. Ses notations sont quasi-journalières, et courent sur la totalité de la durée du conflit: nous avons ici un témoignage exhaustif sur le vécu de la Grande Guerre d’un paysan de l’infanterie engagé dans une unité très exposée. Il survit au conflit, et n’y est pas non plus blessé grièvement : musicien-brancardier, il est moins exposé lors des attaques pendant lesquelles il suit les vagues d’assaut pour ramasser les blessés. L’auteur écrit de manière concise, avec un bon niveau de langue, et si pour la première partie du témoignage, jusque 1916, on reste surtout dans une mention des faits et des lieux, la suite des carnets apporte plus de remarques, de jugements et de critiques.
Brancardier
L’auteur décrit la recherche des blessés, d’abord en rase campagne fin août 1914, avec le danger lié à des lignes mouvantes (26 août, p. 33) : «Nous allons très loin et certaines équipes craignant de rentrer dans les lignes ennemies font demi-tour sans avoir de blessés. Pourtant il y en a, cela est triste à constater. ». Il évoque ses tâches lors du nombre impressionnant d’offensives auxquelles il participe (Champagne, Artois, Somme, Aisne, été 1918…) ou de batailles défensives (Somme 1914, Ypres 1914, Verdun…), et le service d’évacuation peut-être relativement aisé, bien organisé ou au contraire très compliqué « le service d’évacuation marche très mal » (16 avril 1917, p. 344). Son jugement sur l’offensive de 1917 est tellement négatif qu’il finit par se demander si « nos généraux, eux aussi, ne sont pas boches » (p. 351). C’est l’évocation du harassement, de l’épuisement physique qui domine dans la description du brancardage, lors de ces périodes où les blessés sont nombreux, ainsi en mai 1915, près de Neuville-Saint-Vaast (p. 112) « Nous continuons toujours notre évacuation mais c’est à peine si nous avons la force de transporter les blessés. On rassemble toute notre volonté et la tension de tous nos nerfs pour y arriver et encore nous sommes obligés de faire de nombreuses pauses. » C’est le même épuisement en Champagne en septembre 1915 (p. 165): « Ça m’étonne même que l’on tienne encore debout ». Une autre tâche consiste à récupérer les cadavres, et ceux du 31 août 1914 sont déjà dans un tel état de décomposition qu’il est difficile de les empoigner (p. 37) : « Nous en avons assez car c’est une corvée très rude et nous préférons aller avec danger faire la relève des blessés plutôt que celle des morts. » Il décrit aussi, à la fin de la guerre, cette « corvée des morts » dans les champs, lors de la progression de juillet 1918, il signale pour une journée quarante morts récupérés, tous Français. Le lendemain, ce sont des Allemands (p. 479) : « Ce matin encore nous allons aux morts mais cette fois aux Boches. Nous partons comme hier de bon matin et au lieu de les ramener tous au même point pour les enterrer ensuite afin de faire un petit cimetière, nous décidons d’abréger un peu notre tâche et de les enterrer sur place, soit dans la tranchée où ils se trouvent ou bien dans un trou d’obus assez profond. Nous en enterrons ainsi une cinquantaine. »
Musicien
Georges Baudin, qui pratique la musique dans sa fanfare locale, décrit les prises d’armes, défilés, concerts pour les civils dans les kiosques, soirées récréatives… Les exécutants sont bien reçus et il mentionne souvent les cigares et gâteaux que ne manquent pas de leur offrir les autorités après chaque exécution. Le 26e RI passe trois mois au repos à Dieppe après son engagement sur la Somme en août 1916, et la musique du régiment est très courue par les habitants, locaux, réfugiés et estivants: (17 septembre 1916, p. 290) « Nous sommes heureux partout où nous allons. Nous sommes reçus sincèrement et admirablement. Dans toutes les cérémonies et fêtes nous sommes surtout les bienvenus. » Pour ce régiment souvent engagé dans les coups durs, les périodes de retrait et repos sont aussi plus longues, et avec les concerts et leur ambiance festive, le contraste est d’autant plus violent quand l’auteur retourne sur le front (novembre 1916, p. 304) « De grosses pièces en batterie tout près de nous, nous font tressaillir car il y a bien longtemps que nous n’avons pas entendu le canon de près. » La musique représente aussi « le filon », car le travail des répétitions permet d’échapper à des corvées multiples, au point que les camarades de G. Baudin hésitent à se faire évacuer pour des maladies ou blessures légères, de peur d’être changés d’affectation à leur retour de convalescence.
Santé
L’auteur mentionne ses maladies, consultations, mises au repos, et cette méticulosité donne une vision intéressante de l’état de santé au jour le jour d’un poilu pendant le conflit (refroidissement, bronchite, traumatismes dus aux chutes en brancardant, blessure légère par éclats). Il fait ainsi la description détaillée d’une typhoïde grave qui manque de le tuer en décembre 1914, avec la description quotidienne des décès autour de lui, de sa fiche de température, de son régime alimentaire et des soins qui lui sont donnés à l’hôpital: la qualité de ce récit intéressera aussi les historiens de la médecine.
État d’esprit
Les notes insistent sur ses bonnes relations avec ses camarades musiciens, sur l’importance de la convivialité au sein des « groupes primaires », amitié qui fait supporter la vie au front. Les Allemands sont peu évoqués, sauf pour les condamner moralement pour leur manière de faire la guerre, et ce jugement peut justifier l’emploi des mêmes procédés déloyaux que ces ennemis (Flirey, attaque aux gaz française, 14 septembre 1917, p. 381) : « Mais bah ! Pas de pitié pour ces gens-là. Ce sont eux les premiers qui ont fait usage de ces ingrédients chimiques. »
À partir de 1917, on voit apparaître des préoccupations liées à la volonté de s’épargner des fatigues et des dangers. En décembre 1917, il obtient pour un temps une fonction de conducteur de voiture régimentaire (p. 398) : « Je ne suis pas à plaindre, j’ai le filon ! ». En janvier 1918, après un long séjour à l’arrière en Lorraine, il ne s’émeut pas trop de la perspective de repartir à Verdun (p. 409) : « En un mot depuis l’attaque de l’Aisne (avril 1917) où nous avons souffert pendant un mois, nous avons été depuis très avantagés. Ma foi c’est toujours autant de bon temps de passé puisqu’on ne voit pas la fin de cette maudite guerre. Pas vrai ?». Convalescent après une blessure légère, il est chargé en septembre 1918 d’aller aider le cuisinier du colonel à Blérancourt (p. 499) : « Ma foi, je crois que ce ne sera pas le mauvais fricot. » Il devient aussi critique avec sa hiérarchie, c’est après Verdun (Malancourt) que ce changement de ton intervient (juin 1916 p. 253) : « Pauvre France, ta devise est souillée : Liberté : ils nous tiennent bien. Egalité : Que d’injustices surtout au régiment. Fraternité : chacun pense à soi et on a bien vite fait d’envoyer « balader » un homme qui vous est gênant. » Devant un déferlement de corvées, l’auteur préconise une résistance modérée, passive et silencieuse (p. 260) : « « Ils ne nous auront pas ! », on en fera à notre tête !… ». Une colère ponctuelle peut exploser dans ses écrits (offensive de la Somme, 27 juillet 1916, corvée jugée inutile) : « J’en conclus que quand on n’est pas capable d’assurer un service sur le front, on reste planqué à l’arrière. J’aurais voulu le voir ce De Lagouanère le 9 mai 1915 avec près de quatre cents blessés en quinze minutes de temps… Son principal cauchemar, ce sont les gaz alors je ne lui souhaite pas de mal mais qu’il en crève asphyxié le plus tôt possible car question service sanitaire, c’est une nullité ». Bien noté, G. Baudin semble ici utiliser l’écrit comme exutoire à sa colère. A l’été 1918, la lassitude augmente, et le moral est atteint par les durs combats de juillet; le ton n’a rien de triomphal, malgré l’échec de l’attaque allemande du 15 juillet. Ainsi à l’annonce d’une pause dans l’engagement, (p. 496) « nous nous réjouissons déjà de sortir des griffes de Mangin ». En septembre 1918, il décrit le mauvais moral dans les compagnies du 26e RI, épuisées par les combats de poursuite, (p. 501) : « tout le monde en a marre », et le 11, il signale que dans les compagnies, les hommes, malgré les harangues des officiers, « ne veulent plus du tout remonter ». En même temps l’auteur n’est pas un révolté, il se réjouit sincèrement de l’attribution de la fourragère aux couleurs de la médaille militaire conférée au 26e RI (août 1918) (p. 497) « je pense que nous serons fiers de la porter», c’est surtout une grande lassitude qui le rend désabusé, ainsi à la nouvelle de l’annonce officielle de sa deuxième citation (p. 504) : « J’en suis heureux. Ce sera toujours deux jours de plus à ma prochaine permission. Il n’y a que cela d’intéressant. »
Classe 1911, il fait un long séjour au camp de Mailly au début de 1919, et si le rythme de travail est très modéré – « il ne faut rien casser ! » [pour : « il ne faut pas se fatiguer! »] -, l’impatience le gagne, il jalouse les classes déjà libérées (p. 545) : « Enfin nous ne sommes pas malheureux mais il nous tarde quand même de partir et de quitter les répugnants effets bleu-horizon car pour ma part voilà bien assez longtemps que je les porte. » À Metz en mai 1919, il fait mouvement le 16 juin vers l’Allemagne, ce déplacement ayant pour but « de décider les Boches à signer.» L’auteur arrête son journal à la date du 29 juin 1919 à Sarrebrück, aussitôt après la signature du Traité de Versailles, avec cette conclusion amère (p. 557) qui clôt ce témoignage de qualité: « Ce jour donc, j’arrête mon carnet de campagne. Vraiment j’étais loin de penser qu’il aurait duré si longtemps. Enfin après ce que j’ai vu et enduré pendant cette terrible guerre je suis heureux d’en être sorti indemne. Ce que je regrette le plus ce sont les années de jeunesse qu’il m’a fallu passer au régiment et en campagne. Maintenant que tout est terminé, seul ce mauvais souvenir reste encore et sera pour moi ineffaçable. Heureux ceux qui ne l’ont pas connu ! »
Vincent Suard, mars 2020