Astruc, Jules (1889-1975)

Le collectionneur Bernard Azéma, de Mazamet, a acheté dans une brocante un cahier format écolier portant le titre « Campagne 1914 à 1919 » et un sous-titre « Résumé de mes carnets de route 10 octobre 1914 – 19 février 1919 ». L’auteur est Jean Astruc, de Cahors, brancardier-musicien au 344e RI de Bordeaux, 136e brigade, 68e division. Bernard Azéma a appris qu’il existait une dizaine de carnets qui auraient été confiés par la famille à l’écrivain Georges Blond. Il est regrettable qu’ils n’aient pas été conservés car le « résumé » ne reprend pas les sentiments que le poilu aurait pu exprimer sur le moment. Il faut donc se contenter d’analyser le contenu du « résumé ».

Celui-ci contient une série de cartes : cartes de France pour représenter les parcours entre Cahors et le front, et les retours dans le cas des 11 permissions obtenues ; croquis précis des secteurs tenus par le 344e RI. Le récit est laconique. Astruc mentionne le nom des villes et villages traversés. Il compte avec précision les kilomètres parcourus : 24 804 km au total général, dont 19 669 km à l’occasion des permissions.

Il note le froid terrible de janvier 1915 quand pain, vin et café sont gelés. Il reçoit la tenue bleu horizon en février, le casque Adrian en décembre 1915, la première permission en février 1916. Il note les pertes du régiment en Woëvre en 1915, à Verdun en 1916, à Cerny en 1917. Il évoque la boue de Verdun, les creutes de l’Aisne, les brancardiers allemands participant au transport des blessés lors de la deuxième bataille de la Marne en août 1918, l’accueil des troupes françaises à Mulhouse après l’armistice. Mais tout cela trop brièvement. Les carnets originaux contenaient peut-être des récits plus développés.

L’originalité du cahier résumé tient à ce qu’il dit des activités des musiciens du 344e. Concerts épisodiques pendant la guerre, nombreux concerts publics à Mulhouse après l’armistice, un concert de nuit sur la glace du canal à Montbéliard, le 11 février 1919. Il donne la liste complète des morceaux joués pendant la période, et la liste des musiciens avec leur instrument, mais aussi avec leur profession dans le civil. Jules Astruc jouait de la clarinette ; il était commerçant en fers à Cahors. Quelques photos sont collées sur les pages ainsi qu’un extrait du Poilu déchaîné, journal du 344.

Belle écriture, bonne orthographe.

Rémy Cazals, novembre 2021

Share

Dedryver-Debeire, Jeanne (1908- après 1986)

Souvenirs et grâces d’état d’une enfant durant la Première Guerre mondiale en zone occupée

1. Le témoin

Jeanne Dedryver (1908 – après 1986) est née et a vécu à Tourcoing (Nord). Fille d’un couple d’instituteur et institutrice, elle a exercé longtemps la profession de dentiste, rue de Gand, dans cette même ville.

2. Le témoignage

Souvenirs et grâces d’état d’une enfant durant la Première Guerre mondiale en zone occupée a paru aux éditions de la Morinie (Lille, 1986, 86 pages) ; les textes, assez succincts, sont illustrés de dessins de l’auteure.

3. Analyse

Jeanne Dedryver commence son évocation, au titre un peu cryptique, en disant ressentir le besoin et l’intérêt de « raconter simplement ce qu’elle a vécu », notamment pour ses petits-enfants. Elle a 78 ans lorsqu’elle couche sur le papier ses souvenirs d’occupation, et ceux-ci se rapportent à une période où elle était âgée de six à dix ans. C’est un récit bref, qui évoque en fait plutôt des souvenirs d’enfance et des évocations de l’ambiance de la maisonnée familiale. Son père, mobilisé comme territorial, est resté de l’autre côté du front : sa famille, demeurée dans Tourcoing occupé, restera longtemps sans nouvelles de lui et l’auteure signale qu’elle avait perdu jusqu’au souvenir de son visage : (p. 23) « il était impossible de me le représenter, ce qui peut paraître étrange, puisque j’avais déjà six ans quand il est parti pour la guerre. » Les faits documentés sont rares, et c’est ici plutôt le ton intimiste qui peut présenter un intérêt dans ce document. J. Dedryver en est consciente : (p. 36) : « il peut apparaître dans tout ceci que la guerre elle-même eut peu d’importance pour moi. Mais j’étais une enfant, avec la capacité de vivre des instants sans en rechercher le pourquoi (…) ». La famille est évacuée vers la France non-occupée par la Suisse, probablement à la fin de 1917 ou au début 1918, mais les réfugiés doivent passer plus de quatre mois en Belgique : l’auteure signale le bon accueil des habitants belges lors de cette période et elle souhaitera « payer sa dette » en mai 1940, en allant chercher au hasard, sur la place de la gare de Tourcoing, une famille nombreuse de réfugiés belges pour les héberger. Ils retrouvent finalement le père qui les attend à Limoges. Ses dernières lignes signalent (elle a dix ans alors) n’avoir pas compris l’ampleur du drame vécu par le pays. Après la guerre, son père quittera l’enseignement scolaire pour enseigner la comptabilité aux mutilés de guerre.

Le recueil pose le problème du témoignage de l’enfant très jeune, ici restitué 70 ans après les faits ; ce petit ouvrage ne permet guère d’avancer sur cette question, on dira simplement que des impressions, des bribes, si ténues soient-elles, peuvent ressortir et représenter fidèlement un moment, certes fugace, mais qui appartient quand-même au témoignage : (p. 55), [les écoliers jouent dans la cours de récréation – peut-être en 1915, elle a sept ans] « des chevaux immenses montés par des uhlans au grand casque, entrèrent au galop par la porte cochère laissée ouverte, caracolant sur les pavés de la cour. Les enfants, effrayés par les chevaux, le bruit des sabots, la rapidité de l’action, n’eurent que le temps de se sauver, se rabattant contre les murs de la cour. Épisode de cruauté et d’arrogance qu’on n’oublie pas. Je suis sûre qu’aucun des enfants présents ne l’a oublié. »

Vincent Suard septembre 2021

Share

Pascaud, Martial (1894-1980)

Une vie, un exemple Mémoires

1. Le témoin

Martial Pascaud (1894 – 1980) est né à Saint-Junien (Haute-Vienne) dans une famille de cultivateurs pauvres. Classe 14, il sert au 42e RI, étant engagé dans l’Aisne et dans l’offensive de Champagne en 1915. Convalescent au moment de Verdun, il passe au 116e RI de Vannes en 1916, et est en ligne en 1917 au Chemin des Dames. Il est fait prisonnier en juin 1918 lors de l’offensive allemande sur ce même Chemin des Dames. Blessé trois fois durant la guerre, c’est sa captivité qui s’avère la plus éprouvante pour sa santé. Après la guerre, redevenu ouvrier (papetier-sachetier), il se syndique, fonde avec d’autres une coopérative ouvrière de fabrication, et adhère au parti communiste en 1933. Résistant proche des F.T.P., il devient après la guerre maire de Saint-Junien sous l’étiquette communiste de 1945 à 1965.

2. Le témoignage

Une vie, un exemple, Mémoires, de Martial Pascaud a paru en 1981, avec une préface de Marcel Rigout, aux éditions S.P.E.C. – L’Écho du Centre (198 pages). Le récit de sa participation à la Grande Guerre occupe les pages 33 à 89 ; la première moitié de l’ouvrage va de l’enfance à 1919, et a été terminée en 1943 ; la suite (luttes syndicales, participation à la Résistance) a été rédigée vers 1965.

3. Analyse

Le récit de Martial Pascaud est marqué par la volonté de décrire la réalité vécue, c’est la narration de l’expérience du combat d’un jeune « classe 14 », au contact de secteurs souvent exposés, des offensives ou de l’hôpital et de la captivité. Le ton général n’est pas antipatriotique, mais est très réservé par rapport à la guerre elle-même, et l’auteur fait, dans la description de chaque bataille où il est engagé, le constat de l’horreur et de l’absurdité de ces sanglants affrontements.

Après son baptême des tranchées sur le front de Vingré, il est engagé dans la bataille de Crouy en janvier 1915, dans une action de résistance, avant de repasser l’Aisne. La mort brutale à ses côtés de son capitaine lui montre rapidement la réalité : (p. 38) « Avec un frisson dans le dos, j’ai alors compris que la guerre n’était pas une promenade joyeuse où les héros meurent le sourire aux lèvres. » Il raconte la défense devant Soissons: isolé de sa section avec un camarade, il a perdu le contact avec son unité, et on le voit faire tout son possible pour se couvrir, pour prouver sa bonne foi : p. 41 « Je pensais aux soldats de Vingré qui avaient été passés par les armes au sujet d’un motif futile. » Plus loin, toujours devant Soissons, il contemple au loin les cadavres verts [des Allemands], et repense aux taches rouges [des Français] devant Vingré deux mois auparavant : p. 42 « N’ai-je pas l’occasion d’être satisfait de ce qu’on pourrait appeler une juste revanche ? Positivement, je ne peux avoir la même pitié pour cette dernière vision ; mais cela est tout de même atroce de voir que des victimes s’ajoutent à d’autres victimes ; de voir que la haine appelle la haine. ». Au repos en janvier 1915 à Saint-Pierre-Aigle, il doit participer à un bataillon qui encadre le peloton d’exécution d’un homme qui, ivre, avait mis en joue un gradé, puis s’était enfui des arrêts peu après. (p. 45) « J’ai vu partir la salve qui a désarticulé son corps, puis le coup de grâce. Malgré la faute de ce soldat (entraîné malgré lui dans la fournaise), cela nous a paru cruel et des larmes ont coulé sur nos visages impassibles. »

Son combat le plus dur de toute la guerre est celui de Quennevière en juin 1915 (Moulin-sous-Touvent) dans l’Oise, une bataille localisée pour réduire un saillant allemand, acharnée et sanglante et sans autre résultat que 600 m de progression sur 1.2 km de large, pour plusieurs milliers de pertes : « Bientôt le plateau sera arrosé de sang innocent et couvert de cadavres. Pour servir qui ?…Pour défendre quoi ?… C’est encore une question qui met en contradiction mon idéal et la réalité.» Il tente de décrire ce « lieu infernal », dans des tranchées bouleversées, où il faut résister, sous le bombardement, à une violente contre-attaque allemande avec des effectifs qui fondent. Son récit, fait presque 30 ans après les faits, trouve des accents qui permettent de bien se représenter ce qu’a éprouvé l’auteur.

Lors de l’offensive de Champagne, il décrit l’assaut du 25 septembre, sous une pluie fine. Ils franchissent sans obstacle les deux premières lignes allemandes, mais la troisième est intacte et se défend : « En quelques instants la bataille se transforme en un affreux massacre dont nous ne sommes pas exclus. (…) en un clin d’œil, j’enregistre des scènes incroyables dont je ne frémirai que plus tard.» Agent de liaison, au moment où il essaie de déployer au sol un calicot blanc visible par l’aviation, un projectile fait exploser sur lui ses fusées de signalement, et il est blessé, surtout à la tête. Il met toute son énergie à rentrer, se retrouve seul dans un entonnoir avec un Allemand désarmé (p. 61 et 62) : M. Pascaud essaie de le ramener prisonnier, mais l’Allemand refuse ; mis en joue, celui-ci pleure, agenouillé. L’auteur pense qu’il avait peur d’être massacré dans les lignes françaises. Il l’abandonne (« je ne suis pas un barbare ») et rejoint sa ligne de départ. Plus tard, un camarade lui avait dit : « fallait le zigouiller ». « Non, l’idée de tuer un homme blessé et désarmé ne m’est pas venue. Je l’ai laissé en pensant qu’il était aussi malheureux que moi. » En 1916, il signale qu’un concours de circonstance lui permet d’échapper aux débuts de la fournaise de Verdun. Il passe au 116e RI, refait des séjours à l’hôpital, et en 1917, il est en secteur au Moulin de Laffaut, puis vers Heurtebise. Il ne parle pas du 16 avril, mais centre un chapitre sur le 9 mai, jour qui voit sa 2ème blessure et son évacuation. Il a évoqué pour cette période le fait que (p. 69) : « le grand élan du début faisait place au découragement et aux actes de révolte dans plusieurs unités. J’étais moi-même ébranlé, et il m’arrivait de penser que le néant était une douce chose à côté de cette réalité cruelle», mais il n’entre pas dans les détails.

Soufflé par une torpille, alors qu’il tentait avec quatre camarades de réoccuper un petit poste abandonné, il est hospitalisé à Amiens. Il évoque le repos, et l’idylle qui s’ébauche avec Marthe, une infirmière avec qui il fait de lentes promenades, à petits pas, lorsqu’elle a fini son service. Il souligne qu’ils sont conscients de la folie de ce rêve, et au 53ème jour d’hôpital, il est envoyé chez lui (p. 74) : « Marthe est venue m’accompagner à la gare où, sans retenue et sans honte, nous avons mêlé nos larmes. Bien longtemps nous avons échangé des correspondances, mais ma captivité de juin 1918, devait rompre le dernier lien et ne laisser en moi qu’un bien doux souvenir. » Ayant rejoint son unité, il est à nouveau blessé légèrement en octobre 1917 lors des préparatifs de l’attaque de la Malmaison. Convalescent jusqu’à janvier 1918, le début de l’année est calme pour lui, mais son unité est engagée contre la poussée allemande de mai 1918. Il raconte le quotidien du combat de résistance en rase campagne, avec le décrochage tous les soirs, pour éviter l’enveloppement. Lui et sa section sont faits prisonnier le 2 juin 1918. Il évoque ensuite le triste sort des prisonniers français, qui doivent suivre le repli allemand, condamnés à des travaux de défense toujours recommencés par le déplacement des lignes, et très rapidement épuisés par ces travaux forcés et la sous-alimentation (p. 82) « En peu de jours, nous allons ressentir les morsures de la faim, de la maladie, de la vermine. Amaigris et épuisés, nos corps prendront bientôt, des formes squelettiques et la dysenterie creusera de grands ravages dans nos rangs. ». Le 11 novembre le trouve en Belgique, et lui et un camarade s’échappent dès le 12, et rentrent à pied en France (Sedan) par Bouillon.

Il est à noter que malgré le contexte de rédaction, pendant la dure année 1943 et la menace de la Gestapo, il n’y a jamais de haine des Allemands, sauf peut-être à l’occasion de la description de l’esclavage famélique auquel il est condamné à l’automne 1918 (p. 85) « Non ! Je ne pouvais, si tôt, pardonner à ceux, à tous ceux qui avaient été les fomentateurs et les bourreaux de tant de souffrances, de larmes et de deuils.» Dans ce récit intéressant se pose globalement la question de l’influence que la conscience politique de l’auteur et son engagement communiste des années 30 – 40, ont pu avoir comme empreinte sur son écriture de la Grande Guerre. S’il est probable que ses convictions politiques ultérieures ont influencé son témoignage, la seule certitude, en inversant les termes, est que c’est son vécu de la guerre qui a déterminé, au moins en partie, ses engagements d’après, avec par exemple son expérience Espérantiste des années 20. Cette guerre vécue a ainsi été déterminante pour la suite de son existence : (p. 86) : « Je m’efforce de renouer avec la vie normale, mais je n’arrive pas à chasser de mes pensées les scènes d’épouvante vécues au cours de ces quatre dernières années. »

Vincent Suard septembre 2021

Share

Lesage, Edgar (1898-1993)

Journal d’un brassard rouge

1. Le témoin

Edgar Lesage (1898-1993) est au moment de la guerre un jeune Lillois, originaire d’une famille de moyenne bourgeoisie.

2. Le témoignage

Ce témoignage, un petit carnet manuscrit, est apparu au moment de la grande collecte en 2014, et les AD 59 en détiennent désormais une copie numérique. Madame Lesage, fille d’Edgar, qui possède l’original, a transmis, via Martine Dumont, documentaliste aux AD 59, à Yvette Henel une reproduction scannée du document, et celle-ci en a assuré la transcription et sa publication dans « Lille Simplement, bulletin de l’Association des Amis de Lille », numéro 8, septembre 2019, 18 pages. Le carnet est un agenda 1914, dans lequel Edgar Lesage a tenu son journal de travailleur forcé (Brassard rouge).

3. Analyse

Le carnet décrit trois mois de travail forcé, du 11 juin 1917 au 31 août 1917. Sur la page de garde figurent dix-huit noms et adresses de Lillois, avec la mention « adresse des prisonniers qui ont refusé le travail ». Un titre intérieur annonce : « notes prises au camp de Dourges ». C’est une localité minière et un nœud ferroviaire, à proximité d’Hénin-Liétard (Pas-de-Calais), à environ 10 km des lignes anglo-canadiennes. Le document présente un double intérêt, car on a peu de récits des requis civils, et parce qu’il s’agit aussi d’une tentative de refus de travail forcé pour l’effort de guerre des Allemands.

A leur arrivée à Dourges, on demande d’abord aux jeunes gens de creuser des tranchées. Lui refuse, et il évoque les pressions multiples : station en plein soleil, soif, faim, simulacre de violence, argument de l’autorité selon lequel il s’agit d’abri et pas de tranchée…, et l’auteur finit par céder : « Quel malheur, j’en pleure comme un gosse » ; les jours suivants sa conscience est torturée : « Que la souffrance morale est terrible ». Avec quelques camarades, il décide de résister et reformule son refus de travailler. La répression reprend, ils sont cloîtrés en permanence dans des baraques, on leur retire leur paillasse, et les gardiens bouchent les croisées avec des planches. E. Lesage désigne dès lors ceux qui résistent comme les « prisonniers », les autres étant appelés «travailleurs ». Pour le terme global les désignant, il ne parle pas de « brassards rouges » mais « d’évacués ». Des camarades qui acceptent de travailler réussissent à les aider, et l’auteur relativise ses souffrances (19 juin) « nous couchons sur le treillis de fer c’est un peu dur, mais enfin on sait bien que dans cette guerre tout le monde doit souffrir. D’ailleurs si nous étions de l’autre côté, nous serions soldat (sic) et nous aurions bien d’autres souffrances. » Après quelques jours de ce traitement, la faim commence à faire fléchir le moral de certains : « On voit par les fissures de notre baraque les nôtres manger avidement quand nous sommes réduits à notre maigre morceau de pain séché. » Quelques uns cèdent, et sont conduits directement aux cuisines. Mais le contact n’est pas rompu avec l’extérieur, puisque certains – les travailleurs – peuvent retourner à Lille en permission le dimanche (environ une heure de trajet) et en revenant font passer du courrier aux prisonniers.

À la fin du mois de juin, il semble qu’un compromis soit trouvé, car les prisonniers acceptent de travailler, mais ne vont pas aux tranchées et restent à la gare à décharger des wagons, et l’amélioration de leur sort est immédiate: meilleure nourriture, et la porte de la prison reste ouverte (à l’intérieur du camp). Le dimanche suivant, E. Lesage signale toutefois qu’il est interdit aux prisonniers d’aller à la messe. Les « travailleurs » sont payés, 4 francs pour les hommes et 3 francs pour les « enfants », mais pas les « prisonniers ». L’auteur finit par obtenir de rentrer en permission à Lille, du samedi au dimanche, le 21 juillet, soit six semaines après son arrivée au camp. Par la suite, les mentions les plus fréquentes du journal concernent la qualité de l’alimentation ou les permissions. Le régime en est, pour les travailleurs, tous les quinze jours, lui mentionne être rentré à Lille les 21, 28 juillet et 19 et 26 août. Il signale aussi qu’une quête a été faite dans le camp pour les prisonniers, parce que ceux-ci ne gagnaient rien. Bien que « prisonnier », il signale sa réticence : (p. 38) « j’ai bien envie de refuser de recevoir ma part car plus tard on nous le reprochera toujours et à Lille nous aurons l’honneur d’avoir été content d’avoir eu recours à eux.» Le journal fait encore mention d’un accident mortel, une grenade ayant été placée par erreur dans un sac à peser, et l’explosion fait au total trois morts. Une dernière mention, le 31 août, clôt le journal : « On a retrouvé ce matin, un homme mort dans son lit. Il avait été réformé au début de la semaine et attendait son retour à Lille. » Après cette fin abrupte, il est difficile de dire si l’auteur est rentré chez lui, mais les requis étant en général plus nombreux à la belle saison, c’est vraisemblable.

L’impression générale est donc celle d’un sort difficile, avec des travaux forcés, à réaliser contre les alliés anglais et une tonalité patriotique très présente dans le récit, pour des jeunes de 18 ou 19 ans, isolés devant l’impressionnante autorité allemande. Il reste que les conditions semblent moins rudes que ce que rapportent les récits sur les déportés agricoles des Ardennes, avec une absence de mention d’amaigrissement et de dysenteries, une alimentation presque correcte et des permissions fréquentes, pour ceux qui cèdent aux injonctions de travail: est-ce parce que ce sont des jeunes gens « de bonne famille » ? Les adresses au début du carnet concernent plutôt des quartiers résidentiels, c’est une piste, mais seulement une piste.

Vincent Suard septembre 2021

Share

Caillierez, Marc (1897- ?)

Mémoires de Guerre, 1914-1918 – Quelques souvenirs de 1914 à 1919, sans indication d’éditeur ou d’année, 95 p.

(Tampon en page de garde : Ceux de Verdun – 1914-1918 – Amicale d’Arras)

Ces souvenirs se présentent comme un tapuscrit relié, il s’agit d’un document familial, diffusé également dans le cercle associatif ancien-combattant local. Le témoin se présente comme suit en fin d’ouvrage : « CAILLIEREZ Marc – Ex-chef de la première pièce de la 5e batterie du 26e RAC – secteur postal 70 ». Son grade le plus élevé est maréchal des logis.

Il s’agit de souvenirs mis en ordre très postérieurement à la guerre, vraisemblablement au cours des années 1970 comme permet de le déduire l’avertissement en page de garde : « Certains des faits que je vais essayer de relater datant de quelques soixante ans, je n’ai pas la prétention de toujours en garantir la date exacte ». Malgré cette précaution imputable certainement à la modestie de l’auteur, on a clairement affaire, à la lecture du texte, à un témoignage de bonne tenue, très factuel et dont la rigueur chronologique est tout à fait satisfaisante, quoique parfois implicite ou indirecte.

Le livre se divise en 19 petits chapitres, j’ai relevé et cité les passages présentant un intérêt singulier.

— « Période 1914-1915 » (pp. 5-14)

L’auteur a 17 ans au moment de l’entrée en guerre, il vit dans une région rurale dans le canton de Beaumetz-les-Loges (Pas-de-Calais). Il raconte les conditions particulières des travaux agricoles de l’été 1914, mais aussi la perception progressive du passage de la guerre de mouvement à la guerre de positions au cours de l’automne : « des réfugiés nous apprennent que les Allemands [autour d’Arras] n’avancent plus », « à partir du mois d’Octobre, les conducteurs vont ravitailler les pièces et conduire des matériaux pour construire des abris et des tranchées, l’on sent que la guerre de mouvement est arrêtée ». Il faut bien sûr ici faire la part de la vision très rétrospective des choses qui est celle de l’auteur au moment où il écrit : rédigeant en toute connaissance de la suite des événements, il a tendance à les organiser dans un déroulement cohérent.

En avril 1915 il signale son recensement au titre de la classe 1917. Fait très intéressant, il va devancer l’appel pour bénéficier du droit donné aux engagés volontaires de choisir leur arme d’incorporation. Cette démarche qui entre dans le registre des stratégies d’évitement car elle permet d’éviter d’être versé dans l’infanterie où les pertes sont les plus lourdes, est ici décrite de façon tout à fait limpide. Son père étant incorporé comme maréchal des logis dans le 26e RAC de Chartres, il lui fait savoir dans un courrier début juillet 1915 « que le 26e recrute encore des engagés pour la durée de la guerre, et que son capitaine, un ingénieur des mines de Lens lui conseille de me faire venir à Chartres car la classe 1917 sera appelée en grande partie dans l’infanterie ». (p. 13)…

— « Arrivée au 26e RAC » (pp. 15-21)

— « Départ pour le front – Main de Massigues » (pp. 22-23)

— « 1er séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 24-26)

— « 2e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 27-34)

— « 3e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 35-38)

— « 4e séjour à Verdun » (p. 39)

— « 5e séjour à Verdun » (p. 40-44)

— « Position entre Verdun et les Éparges » (pp. 45-47)

Caillierez se retrouve sur le front après une année passée à l’arrière à faire ses classes et à apprendre le métier d’artilleur. Son régiment est envoyé dans le secteur de Verdun en juillet 1916, où il participe notamment à la reprise du fort de Douaumont en octobre 1916. Divers éléments sont très intéressants dans son récit, en commençant par son récit de l’explosion d’une pièce d’artillerie : « le 17 [septembre 1916] à neuf heures du matin, la 3ème pièce qui a tiré toute la nuit comme les autres, est choisie par le capitaine pour régler le tir parce qu’elle est la plus récente de la batterie (9 000 coups ; elle éclate en plein milieu avec le 7ème obus que je venais de charger, alors que j’étais prêt à en charger un autre ; je reçois des éclats de fer et de boulons, mais sans mal. Par chance, sans doute parce qu’elle était en plein air, il n’y ni tué, ni blessé, ce qui a rarement été le cas quand les pièces éclatent sous abri – ce qui ne nous empêche pas de trembler « comme des feuilles » après coup. La culasse qui pèse dix-huit kilos est passée au-dessus de nos têtes et s’est enfoncée dans le sol, elle n’a pas été retrouvée ; l’obus, quant à lui, allait éclater à quelques mètres devant la pièce » (p. 25). L’auteur relate ici un moment périlleux, mais pas seulement : ce qui apparaît aussi, c’est la volonté de montrer les dangers encourus par les artilleurs, de fait moins exposés que les fantassins. Ces derniers leur reprochant souvent de mal ajuster leurs tirs et de les frapper ainsi involontairement, il s’agit de se justifier : « nous avons maintenant sur le front de Verdun, de l’artillerie de tous calibres et de l’aviation, pour remplacer le plus possible de poitrines. Si, pour la préparation, nos officiers s’efforcent d’atteindre les objectifs, pour l’attaque proprement dite, tous les calculs sont faits d’avance par le capitaine. À l’heure H, les chefs de pièce sont appelés et reçoivent une feuille de tir, leur donnant le nombre de coups à tirer par minute, et par bonds de 50 ou 100 mètres suivant la marche ; en principe, nous ne voyons plus les officiers. Il arrive encore que, par moments des coups tombent trop près des vagues d’assaut, quand par exemple l’infanterie ne rencontrant pas de résistance, a tendance à vouloir arriver plus vite sur son objectif, d’où les coups tirés trop courts, et reproche est fait à l’artillerie ! » (p. 37)

— « Position de Sept-Sault » (pp. 48-55)

— « Séjour en Belgique » (pp. 56-61) [mai-juillet 1918]

Durant la dernière offensive allemande du printemps 1918, les combats augmentent en intensité, ce qui donne à l’auteur l’occasion d’évoquer la question des citations et décorations, soit la reconnaissance officielle, cruciale pour le soldat-citoyen du devoir accompli : « chaque fois que la division avait subi un coup dur, comme c’était le cas en Belgique, il y avait quelques citations, d’abord pour les morts et les blessés. Pour la batterie, il en restait une, les lieutenants et l’aspirant étaient d’accord pour me proposer au capitaine, car chef de la première pièce, j’avais été souvent plus exposé que les autres en réglant le tir de la batterie, mais celui-ci a décidé que j’attendrais parce que je lui avais mal répondu (…) ce n’était pas trop grave pour moi, puisque j’avais déjà la croix [de guerre], surtout gagnée à la bataille de Verdun ». Le témoin explicite ici une sorte d’échelle de légitimité combattante, la croix de guerre gagnée à Verdun lui permettant de faire fi de l’arbitraire et des humeurs de son supérieur. Il ajoute ensuite cette remarque aigre-douce : « il fallait autant que possible, essayer de ne pas avoir la croix de bois, et l’on était encore loin, au mois de juillet, d’apercevoir la fin de la guerre. Il n’empêche que c’est comme cela que l’on écrivait déjà l’histoire ».

— « Reprise de la guerre de mouvement » (pp. 62-67)

— « Reprise de l’offensive » (pp. 67-69)

« Le 19 [juillet 1918], nous commençons à allonger le tir et bientôt il faut déménager pour aller de l’avant, les Allemands reculent. Peut-on se figurer ce que ces trois mots représentent pour nous, après avoir été à deux doigts d’être faits prisonniers (…) Quel changement, malgré la fatigue et le danger ! Le moral est beaucoup meilleur (…) Cette fois c’est bien la guerre de mouvement. Nous repartons en avant, éclairés maintenant par les incendies des villages qu’ils allument avant de partir ».

— « Derniers combats » (pp. 70-71)

— « 11 novembre 1918 » (pp. 72-79)

[À Sedan] : « accueil délirant de la population, les femmes embrassent nos chevaux, l’on se demande d’où sortent tous les petits drapeaux qui flottent aux fenêtres puisque la ville a été occupée pendant toute la guerre ; c’est une journée inoubliable » (p. 72)

— « Champ de destruction des Ardennes » (pp. 80-85)

— « Départ des Ardennes » (pp. 86-87)

Après l’armistice, au printemps 1919, Caillierez est chargé de détruire des obus dans les obus (« entre quarante-cinq et cinquante-mille obus de tous calibres »). Le principe est d’en disposer plusieurs centaines dans un grand trou de telle sorte qu’ils puissent tous exploser simultanément. C’est évidemment un travail assez dangereux, mais dont il semble bien s’accommoder en attendant sa démobilisation : « ce métier devait durer un long mois. Dans toute la vallée on m’appelait le destructeur (…) De nombreux habitants de plusieurs villages se plaignaient au capitaine que je faisais casser leurs carreaux, et celui-ci me les envoyait. Bien que je leur expliquais que je mettais toujours la même charge et que je ne pouvais faire autrement, quand ils « rouspétaient » trop, je menaçais de mettre 50 obus de plus le lendemain ».

— « Rentrée du régiment » (pp. 88-94)

— « Démobilisation » (p. 95)

« Après avoir passé une journée à Paris en revenant, et une à Douai pour me faire démobiliser, je suis rentré – comme l’on dit – « dans mes foyers ». Voilà comment s’est terminée ma campagne. J’avais passé quatre ans et quarante-cinq jours sous les drapeaux – de 18 à 22 ans – à tel point que je me suis toujours demandé si j’avais eu vingt ans. Tout le monde n’en a pas fait autant, le tout était d’en sortir ».

François Bouloc, septembre 2021

Share

Bastide, Auguste (1896-1983)

Né à Castelnaudary (Aude) le 16 janvier 1896. Fils ainé, il doit interrompre ses études en classe de seconde pour aider son père dans son commerce d’épicerie. En janvier 1915, il s’engage et il est affecté dans un bataillon de chasseurs alpins à Die. Il fait toute la guerre, notamment dans les Vosges (La Chapelotte) et dans l’armée d’Orient. Il en ramène le paludisme. Il termine la guerre comme caporal à Carcassonne, secrétaire d’un capitaine.

Démobilisé, il reprend le commerce familial et se marie. Il s’intéresse à l’aviation et fait partie des fondateurs de l’aéro-club de Castelnaudary. Retraite à Fendeille (Aude) où il meurt le 31 décembre 1983 après avoir vu son témoignage de 14-18 publié en août 1982.

C’est tardivement qu’il a rédigé son texte : « J’ai écrit ce cahier l’hiver 1980-81. Pourquoi ? Parce que, sous l’empire des souvenirs, j’ai pris peu à peu conscience que je devais les soustraire à l’oubli. J’ai jugé que quatre ans terré dans les tranchées, avec la mort pour compagne, était quelque chose de barbare et d’impensable. J’ai pensé que je devais porter ces faits, ainsi que l’héroïsme et les souffrances des « Poilus », à la connaissance de mes enfants, de mes petits-enfants et de mes arrière-petits-enfants. J’aurais dû l’écrire plus tôt, cela aurait été plus précis et plus détaillé car, à bien des moments, la mémoire me fait défaut. » Confié à la FAOL, il porte comme titre Tranchées de France et d’Orient, et prend le n° 4 dans la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc ».

Il s’agit d’une série d’anecdotes personnelles sur la guerre des tranchées, les souffrances des combattants, les rats, les poux, les heurts avec les officiers, etc. En 1917, longue description de la traversée de l’Italie pour aller s’embarquer sur le Charles Roux, transport de troupes escorté par trois bateaux de guerre car, peu de temps avant, l’Amiral Magon avait été coulé par un sous-marin allemand. Description de Salonique, bonnes relations avec les Serbes.

Comme Auguste Bastide l’a reconnu, il s’agit de souvenirs lointains ; ajoutons les risques de confusion avec les jugements politiques de l’entre-deux-guerres.

En plus : le témoignage de Mme Bastide qui se trouvait à Narbonne lors de l’arrivée des premiers blessés. Sa description est à mettre en parallèle avec celle de Louis Barthas.

Une originalité intéressante de ce petit livre est constituée par l’échange entre l’auteur et l’animateur de la collection, celui-ci posant des questions pour susciter compléments et précisions. Par exemple :

– Texte d’Auguste Bastide : « Je ne me hasarderai pas à raconter ce que furent dans les tranchées ces deux années de ma jeunesse, précédant mes deux années d’Orient. Des écrivains de talent l’ont essayé. Mais ce n’était pas ça ! Ce ne pouvait pas être ça ! Car ces souffrances, ces héroïsmes, ces horreurs ne peuvent pas se décrire. »

– Question : « Vous avez fait allusion à des écrivains de talent. Pouvez-vous préciser ? »

– Réponse : « J’ai lu Au seuil des guitounes de Maurice Genevoix, Le Feu d’Henri Barbusse, Les Croix de bois de Roland Dorgelès. Mais je l’ai dit : ce n’était pas ça. Le seul livre vrai est Les derniers jours du fort de Vaux, par le commandant Raynal. Il ne traite pas de la vie des tranchées, mais de celle toute particulière qu’il a passée dans le fort. Celle des tranchées, et d’ailleurs toute la guerre, est décrite d’une façon simple et totalement vraie par Louis Barthas, tonnelier. Ce livre est une merveille, c’est une véritable fresque de 14 à 18 par un poilu qui l’a vécue. Ce livre est tellement beau et tellement vrai que j’ai pleuré à plusieurs reprises en le lisant. »

Rémy Cazals, août 2021

Share

Mussolini, Benito (1883-1945)

Une biographie complète du militant socialiste ultra gauche devenu interventionniste (partisan de l’entrée en guerre de l’Italie en 1915), directeur du journal Il Popolo d’Italia, chef du parti fasciste et dictateur de l’Italie ne peut trouver ici sa place. On peut renvoyer aux 985 pages du livre de Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999.

            Qu’en est-il du témoignage de Mussolini sur la guerre de 1915-1918 ? Dans sa biographie du Duce, Pierre Milza donne cette information : « Selon sa fille Edda qui en fera la révélation en 1950, il [son père] aurait tenu un journal intime, non destiné à la publication et par conséquent non soumis à la censure, que la comtesse Ciano remit au docteur Ramiola avant de se réfugier en Suisse et qui disparut après l’arrestation de celui-ci. ». Ce document étant perdu, on doit donc se contenter de Mon Journal de guerre, dont les pages ont d’abord paru en feuilleton dans Il Popolo d’Italia, puis ont été réunies dans le premier volume des œuvres du Duce, traduit en français chez Flammarion dès 1923. Le texte est clairement travaillé pour servir à une propagande patriotique (puisque c’est le nouveau choix politique de Mussolini) et personnelle (puisque Mussolini a des ambitions). Si un « journal intime » a existé, cela renforce l’idée qu’il faut prendre le témoignage officiel avec quelque précaution.

            La partie la plus fiable concerne la dureté de la guerre dans les Alpes. « Quelle autre armée tiendrait dans une guerre comme la nôtre ? » demande Mussolini qui fait dans ce texte très peu de remarques négatives sur l’organisation militaire et les chefs. Au contraire il signale à plusieurs reprises des contacts familiers entre gradés et simples soldats ; il insiste sur le bon moral des troupes italiennes. Juste avant de mourir, les bersagliers prennent le temps de crier « Vive l’Italie ! » et Mussolini lui-même termine ses pages sur la guerre par la victoire et la phrase : « Qu’un cri immense s’élève des places et des rues, des Alpes à la Sicile : Vive, Vive, Vive l’Italie ! »

            En lisant ce journal de guerre, j’ai été frappé par le très grand nombre de noms de soldats italiens cités. Comme s’il s’agissait de faire appel à des témoins. Si Mussolini peut désigner Tommei, Failla, Pinna, Petrella, Barnini, Simoni, Parisi, di Pasquale, Bottero, Pecere, Bocconi, Strada, Corradini, Bascialla et des dizaines d’autres, ils pourraient témoigner de sa présence dans les tranchées. Je remarque aussi que Mussolini mentionne la ville ou la province de presque tous ces soldats, une façon de montrer l’engagement des Italiens de toute origine géographique, y compris ceux revenus d’Amérique pour défendre la Mère-Patrie.

            Tous les historiens ont montré l’évolution remarquable de l’antimilitariste ayant manifesté violemment contre la guerre de Libye puis ayant poussé à l’intervention dans la guerre européenne en 1915. Et l’antimonarchiste s’est présenté au roi, après la marche sur Rome (lui-même étant venu de Milan en train à l’appel de Victor-Emmanuel) en prononçant la phrase : « Maestà, vi porto l’Italia di Vittorio Veneto. Majesté, je vous apporte l’Italie de Vittorio Veneto. » Le régime fasciste s’est présenté comme l’héritier unique de l’expérience de guerre et de l’héroïsme, en particulier dans l’enseignement, comme l’a montré la communication de Stéfanie Prezioso au colloque de Sorèze, Enseigner la Grande Guerre qui a réuni en 2017 plusieurs membres du CRID 14-18 et de la Mission du Centenaire.

Share

Sarrail, Maurice Paul (1856-1929)

Né à Carcassonne le 6 avril 1856, mort à Paris le 23 mars 1929.

Carrière militaire. Général de division en 1911. Lors de la bataille de la Marne, il refuse d’obéir aux ordres de Joffre d’abandonner le secteur de Verdun presque encerclé et le conserve dans les lignes françaises.

Un des rares généraux marqués à gauche, franc-maçon, Sarrail, que Joffre a voulu marginaliser en l’envoyant commander à Salonique une trop faible troupe, s’est défendu en publiant en 1920 chez Flammarion son témoignage sous le titre Mon commandement en Orient (1916-1918). Il y justifie sa stratégie dans des conditions rendues très difficiles par la mésentente des Alliés, la duplicité du gouvernement grec, et surtout les ordres contradictoires venant du Grand Quartier Général en France. Un seul exemple de l’opinion exprimée par Sarrail sur le GQG, page 188 : « Travailler à faux dans un bureau, sur des idées générales préconçues, ne pouvait qu’entraîner fautes sur fautes ; le GQG n’y manquait pas. » Les pièces justificatives en annexe occupent 120 pages sur un total de 424. Le livre du général Sarrail a eu un bon succès. Mon exemplaire figure dans le vingtième mille. Rémy Porte l’a réédité en 2012.

La biographie de Sarrail dans Wikipedia est résolument hostile et peu fiable. Elle rapporte que Sarrail aurait participé aux intrigues entrainant la chute de Joffre en décembre 1917 (consulté le 25 août 2021) alors que, à cette date, depuis le limogeage de Joffre en 1916, deux autres généraux en chef ont occupé le poste à la tête de l’armée française, Nivelle et Pétain. Inversement, l’opinion d’Albert Londres, grand reporter à Salonique, est dithyrambique : « Il n’y a qu’une chose au milieu de cette ville tourbillonnante, paradoxale, sournoise et peut-être bientôt sanglante, il n’y a qu’une chose qui nous remette l’esprit en place, c’est lorsque, le soir, vers sept heures, sur le quai, vous voyez passer une automobile éclairée, et que dans cette automobile, vous reconnaissez un homme dont le regard devant les événements les plus sombres est toujours droit, limpide et puissant. Cet homme, c’est un général, ce général, c’est Sarrail. »

Je n’ai pas étudié personnellement la question des compétences de Sarrail. Je ne peux me prononcer que sur un point : pendant la guerre, les généraux ont employé une partie de leur énergie à se dénigrer (même chose côté allemand). Cela aussi fait partie du témoignage. Complément : on trouve une photo du mariage du général Sarrail avec Mlle de Joannis dans le livre du pasteur Freddy Durrleman, Lettres d’un aumônier sur un navire-hôpital, Armée d’Orient (1915-1918), page 145 (voir ce nom dans notre dictionnaire).
Rémy Cazals, août 2021

(Voir aussi le riche fonds iconographique sur le général Sarrail disponible sur Wikimedia Commons)

Share

Painlevé, Paul (1863-1933)

Mathématicien de réputation internationale, membre de l’Académie des Sciences en 1900, et son président en 1919. Il suit de près les débuts de l’aviation et favorise son développement.

Il fait partie des savants convaincus de l’innocence du capitaine Dreyfus. Député du centre gauche, il siège comme ministre dans plusieurs gouvernements pendant et après la guerre.

Président du Conseil des ministres en 1917 (du 12 septembre au 13 novembre) ; à nouveau en 1925 pour une durée plus longue, 7 mois.

Mort en 1933. Funérailles nationales. Inhumé au Panthéon.

Voir sa biographie détaillée dans le livre d’Anne-Laure Anizan, Paul Painlevé, Science et politique de la Belle Époque aux années trente, Presses universitaires de Rennes, 2012.

Son livre de témoignage qui nous intéresse ici est Comment j’ai nommé Foch et Pétain, La politique de guerre de 1917, Le commandement unique interallié, Paris, Félix Alcan, 1923, 424 pages dont 116 de documents en annexe. En couverture, le nom de l’auteur est suivi de l’intitulé de ses fonctions qui lui font comme un devoir d’apporter son témoignage : « Ancien ministre de la guerre, Ancien président du Conseil ». Le titre du livre est valorisant (« j’ai nommé ») et il affirme la supériorité du pouvoir civil sur les chefs militaires aussi célèbres soient-ils. Les premiers chapitres décrivent la période critique de la fin de 1916 et du début de 1917 : crise du haut commandement ; échec de l’offensive Nivelle ; mutineries dans l’armée. Porté au pouvoir dans ces conditions tragiques, Painlevé justifie sa politique et met en valeur ses décisions fondamentales, d’avoir nommé Pétain général en chef de l’armée française, et choisi Foch comme futur généralissime des armées alliées. Dans ce livre comme dans les témoignages d’autres hommes politiques ou généraux, les pièces placées en annexe occupent une large place car Painlevé a eu besoin d’organiser une défense argumentée contre ses adversaires politiques et militaires, en particulier ceux qui ont cherché à mettre en cause le pouvoir civil pour effacer les erreurs des généraux Nivelle et Mangin en avril 1917.

Rémy Cazals, août 2021

Share

Riondet, Pierre (1866 – 1942)

De l’Artois aux Flandres 1914 Souvenirs d’un officier du 158e

1. Le témoin

Pierre Riondet (1866 – 1942) est un officier de carrière venu du rang, passé par l’école de Saint-Maixent, il a servi dans la Gendarmerie. Capitaine dans la Garde Républicaine quand arrive la guerre, il assure d’abord des missions de protocole, puis de service d’ordre et de place à Paris. Il prend ensuite un commandement au 158e RI, en Artois (octobre 1914) et en Flandres (novembre 1914) ; blessé, et par ailleurs de santé fragile, le commandant Riondet revient au front pour l’offensive de mai 1915, mais il est ré-évacué en juillet 1915 et dès lors il exercera des missions diverses à Paris jusqu’à l’Armistice. Passé hors-cadre, et jusqu’à 1936, il a été adjoint au commandant militaire du Sénat, offrant aux sénateurs ses talents de polyglotte, pour des traductions variées.

2. Le témoignage

« De l’Artois aux Flandres 1914 », Souvenirs d’un officier du 158e, de Pierre Riondet, a paru aux éditions Bernard Giovanangeli en 2012, (138 pages). Claude Vigoureux, auteur par ailleurs d’ouvrages historiques, connaissait depuis longtemps l’existence de ce manuscrit, écrit par un cousin de son grand-père maternel. Il l’a retranscrit, annoté et présenté, avec un dossier biographique et deux photographies. Il indique qu’il est vraisemblable que P. Riondet destinait ces pages à la publication, car il avait déjà donné des articles à différentes revues (avec autorisation de C. Vigoureux pour les citations).

3. Analyse

La période couverte par les souvenirs du commandant Riondet représente environ quatre mois, de la fin juillet 1914 à la fin de novembre. C’est d’abord un capitaine de la Garde Républicaine de 48 ans qui assure à la mobilisation des tâches diverses, comme la surveillance de l’embarquement des mobilisés, le signalement et l’enquête sur des individus suspects (espionnage), ou le transfert des prisonniers de la prison de Fresnes lorsque les Allemands approchent de Paris… Un des deux principaux intérêts de l’ouvrage (l’autre étant la description de la bataille d’Ypres) réside dans la relation de l’embarquement des soldats à la gare de « Saint-Germain-Ceinture »  (Saint-Germain-en-Laye-Grande-Ceinture) à l’ouest de Paris, il supervise le départ des trains pendant la première quinzaine d’août 1914; sa relation du départ fait état d’un grand calme de la foule, de bonne volonté sans effusions extrêmes : le récit est-il rédigé ici pour lui-même ? Pour un projet de publication ? (p. 31) « À l’heure des trains, je passais au milieu de cette foule pour prévenir ; adieux silencieux, pas un cri, pas une larme ; pas d’exaltation non plus : chacun s’en allait, suivant docilement les indications (…). Ceux qui restaient, mères, jeunes femmes, grands-parents survivants de 70, restaient sans protester en dehors de la gare, s’approchaient des barrières et regardaient sans mot dire, agitant leur mouchoir dans un dernier adieu au moment du départ du train, et s’en allaient la tête haute, quand il avait disparu, quelques-unes essuyant furtivement une larme dont elles avaient souvent l’air d’être honteuses… » L’auteur évoque aussi le passage des trains de réfugiés italiens, qui voyagent parfois dans de dures conditions (wagons à découvert) ; début septembre, c’est le spectacle des trains de réfugiés et leur « défilé lamentable » dans Paris, ou le choc de la vision des premiers trains de blessés ; il est d’ailleurs chargé d’empêcher les blessés légers d’entrer dans Paris, où « d’aucuns, paraît-il, s’étaient perdus » (p.43).

Volontaire pour le front, il prend le commandement d’un bataillon du 158e RI en Artois en octobre 1914 (il est promu commandant à cette occasion) ; il décrit une unité très éprouvée par les combats qui ont précédé sa venue, et son évocation de Mazingarbe et Vermelles est courte mais précise, décrivant les lignes qui passent devant les habitations de mineurs (p. 59) : « Tous ces corons avaient été occupés un moment par les Allemands, puis repris par nous. Tout y était dans un désordre inexprimable ; les murs avaient été percés et l’on passait de l’un à l’autre, à l’abri des rues et, relativement, des coups. »

Le second intérêt de l’ouvrage réside dans la description de la Première Bataille d’Ypres à laquelle l’auteur a participé, lors de la poussée allemande de fin octobre-novembre 1914. L’auteur décrit au ras du sol les violents affrontements, sans répit et avec des effectifs fondants, entre combats en rase-campagne et début de la guerre de position. Ses fonctions à la tête d’un bataillon lui permettent d’avoir une bonne vue des opérations, et de les restituer clairement pour le lecteur. Le récit est tendu, haletant. Ainsi dans un passage, l’auteur, épuisé, doit prendre un moment de sommeil ; il est réveillé par un lieutenant qui lui apprend que le colonel Houssement, commandant le régiment, (4 novembre, p. 95) : « venait d’être tué au bord d’une tranchée de première ligne, et que je prenais dès lors le commandement du régiment. Je ne compris pas tout d’abord, mais peu à peu, la réalité se présenta à moi. J’étais atterré et navré… Il n’y avait pas quinze jours que j’étais au front et je me voyais chef, responsable de tout un régiment, en plein combat, sur une position importante qu’il fallait conserver à tout prix. Je ne pense pas que jamais officier ne se soit trouvé en situation plus tragique. » Bien que de « culture gendarmerie», c’est-à-dire peu entraîné à la direction du combat d’infanterie, il semble s’en sortir à peu près bien.

L’auteur décrit à un autre moment une tranchée pilonnée, dont les effectifs fondent, et que les occupants rescapés demandent à évacuer : il refuse et trouve péniblement deux sections de renfort qu’il envoie, (p. 100) « L’une de ces sections perdit 15 hommes pour faire 100 mètres environ, en rampant, tellement la crête était balayée par les balles. » En effet, si ténues soient les altitudes, vers Wijtschate ou Messine, la Flandre n’est pas plate et chacun cherche à surplomber l’ennemi. Le régiment qui tient sa gauche cède, « Les Allemands se lancèrent à la baïonnette sur cette partie de la position et, au moment où ils arrivaient à la tranchée, les occupants jetèrent leurs armes et se rendirent. Un capitaine de la barricade tua d’un coup de feu l’officier qui se rendait avec ses hommes… Les Allemands commencèrent à se rabattre sur nous. » La situation finit par être rétablie au terme d’un dur combat.

La nuit venant, il reçoit en soutien une compagnie de territoriaux : «Elle était commandée par un ancien officier démissionnaire qui me parut étrange ; il devint fou, en effet, le lendemain. Je lui expliquai ce que j’attendais mais je ne parvins pas à me faire comprendre. » Le lendemain, dans le brouillard, sur une ligne à peu près rétablie, il reçoit, avec des renforts, un ordre d’attaque du C.A., ses hommes épuisés « devant se mettre en marche vers l’avant dès qu’ils seraient atteints par les éléments de troupe d’attaque, pour servir de guide. » Sceptique, à cause l’état d’usure de ses hommes, il prévoit l’échec inéluctable qui ne manque pas de se produire. (p. 105) «Cet ordre me parut singulier, mais je n’eus pas le temps de réfléchir longtemps (…) Le même ordre, du reste, contenait autre chose : il prévenait que l’artillerie avait reçu l’ordre de tirer et la cavalerie de charger sur les hommes que l’on verrait quitter les lignes de combat pour se porter en arrière. C’était probablement la capitulation des Méridionaux, la veille, qui avait inspiré le chef qui avait donné de tels ordres ; (…) Le chef, du reste, qui avait donné cet ordre, et celui qui l’avait rédigé, furent relevés de leur commandement quelques jours plus tard. »

À la mi-novembre, il est à Saint-Éloi, au sud-ouest d’Ypres, et il évoque la totalité du front septentrional dont il perçoit la réalité : (p.113) « Pendant que nous dinions et bavardions, les propriétaires de la maison faisaient en commun et à haute voix la prière du soir dans une pièce voisine. Une prière en flamand, longue et recueillie : grands-parents et petits-enfants, maîtres et domestiques. (…) Je passai une partie de la nuit dehors, à écouter cette canonnade, à regarder les éclairs à l’horizon, à écouter le ronflement et le fracas des très gros obus que les Allemands envoyaient sur Ypres, du nord-ouest et du sud-est. Toute la nuit, depuis l’extrémité de l’horizon du côté de la mer, jusque vers le sud, vers La Bassée et Lens, je sentais le sol trembler sous moi sans arrêt, comme en un mouvement sismique continu. Jusque-là, je n’avais jamais entendu que les canons proches de moi ; à la distance où je me trouvais, j’entendais ceux de toute la ligne : c’était grandiose et terrifiant… » Dans des combats ultérieurs de novembre, faisant toujours fonction de commandant du 158e, il tente, en courant, de rallier des hommes qui gagnent l’arrière sans ordres, tombe dans un fossé à cause de « la nuit épaisse » et se démet gravement l’épaule. Il finit par devoir être évacué et c’est à ce moment que s’interrompent ces carnets, ponctuels, mais documentés et évocateurs.

Vincent Suard juin 2021

Share