Philippe Husser, Un instituteur alsacien. Entre France et Allemagne. Journal de Philippe Husser, 1914-1951, La Nuée bleue, 1989, 428 pages
Résumé de l’ouvrage :
Le 2 août 1914, Philippe Husser, instituteur alsacien domicilié à Mulhouse, débute un journal de guerre, qu’il va continuer, la paix revenue, pour ne l’achever que le 14 avril 1951, quelques semaines avant sa mort. Il rédige ainsi 9 carnets, en français et en allemand en fonction des périodes (par exemple, il repasse au français le 5 décembre 1918) dans lesquels il raconte sa vie et celle de son environnement proche comme familial. L’ensemble, très dense, forme un témoignage très profond sur l’Alsace du sud pendant les deux guerres, avec une vision politique dans l’entre-deux-guerres. L’ouvrage est décomposé par les présentateurs en grandes périodes : La guerre (1914-1918), Malaise et déchirements (1918-1924), Oui au particularisme, non aux autonomistes cléricaux (1924-1932), « Tragédie alsacienne » : dernier épisode (1932-1951)
Eléments biographiques :
Philippe Husser naît à Sundhoffen (Haut-Rhin) le 29 août 1862 d’un père tisserand. Il n’a pas 9 ans quand l’Alsace devient une province du Reichsland. Après une scolarité linguistiquement mixte, puisque l’allemand obligatoire est introduit dès 1871, il entre à l’école préparatoire puis à l’école normale d’instituteurs de Colmar. A la fin de ses études, en 1882, il obtient un prix spécial, en récompense des progrès réalisés en langue allemande, sa langue maternelle restant le français. Le 1er mai 1882, son premier poste enseignant est à Munster puis, trois ans plus tard, il gagne Mulhouse qu’il ne quittera qu’à sa retraite en 1928, après une carrière de 40 années comme instituteur. Il évoque enseigner dans un établissement à statut spécial qui consiste à dispenser un enseignement en français, même au-delà de 1900, grâce à la tolérance de l’Administration allemande. L’ouvrage est ainsi très instructif sur l’enseignement en Alsace à cette période, ses statuts et son particularisme, notamment sur les écoles interconfessionnelles. Le 24 août 1891, il épouse Marie Boeschlin, avec laquelle il aura trois filles : Marie, en 1892, Lucie, en 1893, qui deviendront toutes deux institutrices (dont le 1er poste de remplaçante dans une école de fille de Dornach survient le 21 octobre 1915) et Jeanne, qui voit le jour en 1898 et qui restera sans profession malgré son admission aux Beaux-Arts en décembre 1920. Elle se marie à un français le 29 octobre 1921. Il s’inquiète pour elles à la fin de la guerre. Il devient grand-père (sa fille Lucie) le 31 octobre 1925. Politiquement, Philippe Husser est un progressiste. Dès 1890, il est membre de l’association des instituteurs libéraux et entre au comité directeur de la Oberländische Schulzeitung puis, en 1916, devient rédacteur en chef de l’Elsass-Lothringische Schulzeitung, fonction qu’il cesse à la fin de la guerre. La guerre déclenchée, il se « réfugie » un temps rue Herrenweg à Sundhoffen, dans la maison familiale de son épouse, et regagne Mulhouse pour la rentrée scolaire de septembre 1914, le 13. Sa culture comme sa conscience politique, son statut et ce poste le placent au centre des agitations politiques qui divisent l’Alsace au cours de toute son existence, et plus encore lors de deux grands épisodes de guerre de sa longue vie. Né français, il devient allemand en 1871, redevient français en 1918 (il dit, le 27 novembre : « Après tout, être français, ce n’est pas si mal » (page 129)) puis à nouveau allemand en 1940 avant le retour définitif à la France en 1945. Son journal civil, contenant ces deux périodes de guerre, témoigne du tiraillement de ces fluctuations politiques. Il n’est d’ailleurs pas toujours tendre sur les Alsaciens. Au départ du retour à la France, la situation s’améliore rapidement mais la lune de miel est de courte durée, les premières dissentions apparaissant dès le début de 1919. Sur le plan de son métier, Philippe Husser est critique sur la francisation et l’enseignement du français. Le 21 avril 1920, après un rapport d’inspecteur, il dit : « Ne voit-il pas que les enfants ne savent absolument rien ? Qu’ils sont des phonographes mal remontés ? » (page 178). Balançant constamment dans le sentiment mêlé entre France et Allemagne, le 7 novembre 1924, il dit : « L’impression unanime qui se dégage est que le joug français commence à peser plus lourd que jadis la botte prussienne » (page 243). Il y revient plus loin, péremptoire, le 18 mai 1926 : « De 1918 à 1926, quel contraste ! Quel désenchantement ! Les paroles hostiles à l’égard de l’Allemagne avant la guerre furent des caresses en comparaison au rejet de la France aujourd’hui » (page 261). Il prend sa retraite le 1er août 1928, faisant un bilan de ses 46 ans et 3 mois de bons et loyaux services. Faisant le 1er janvier 1942 une rétrospective de l’année précédente, il dit : « Il y a deux fins que j’attends : la mienne (j’ai quatre-vingt ans) et celle de la guerre. Laquelle des deux viendra la première ? J’aurais préféré une fin de vie plus heureuse » (page 386).
Commentaires sur l’ouvrage :
Excellent témoignage d’un homme qui traverse le siècle des guerres dans une région tiraillée entre France et Allemagne, le journal civil et de deux guerres de Philippe Husser est un petit monument littéraire témoignant de la trajectoire du vécu d’un intellectuel francophile ballotté dans la « tragédie alsacienne » (terme qu’il emploie aussi en référence à sa fille Marie, francophile, et de son mari, qui choisira l’Allemagne pour ne pas être français et épousera l’idéologie nazie dès 1933. Marie devient de fait citoyenne allemande le 14 décembre 1920 : « comme la ville de Francfort fait partie de l’Etat fédéré de Prusse, elle est d’abord citoyenne de Prusse » (page 190)). Parfois, il livre sa propre psychologie ; l’âge avançant, il dit, le 15 novembre 1924 : « Je ne crains pas la mort mais j’ai peur des souffrances. Je souhaite une mort foudroyante… » (page 243). Dans une fiche de renseignement rédigée après le retour de la province à la France, il dit ne pas parler assez couramment le français. Au fil des pages, il ne cache rien de son état d’esprit et des affres de la Grande Guerre dans les régions de Colmar et de Mulhouse, si proche du front. Les pages sur l’entrée en guerre de l’Alsace, vue depuis Sundhoffen, sont éclairantes. L’ouvrage est également majeur sur son métier et l’instruction scolaire pendant la guerre. Sa classe reprend dès le 15 septembre 1914 mais il dit : « nous faisons plutôt de la garderie que de l’enseignement » (page 45). L’ouvrage est particulièrement bien présenté par Alfred Wahl qui multiplie les notes explicatives ou complétives, éclairantes sur les données politiques ou les patronymes utiles à une compréhension plus profonde du récit et de ce qu’il contient de localisme et de particularisme alsaciens. Par exemple, sur l’envoi systématique des soldats sur le front de l’Est, l’accueil des soldats Français et la panique dans la province au cours des combats d’août 14, la défrancisation de l’Alsace, le problème du ravitaillement, les pénuries qui s’accumulent, la cherté de la vie et la différence entre les villes et les campagnes, l’effondrement allemand des dernières semaines de la guerre. En filigrane, le livre est également très éclairant sur la vie mulhousienne dans la Grande Guerre. On peut affirmer que le journal de Philippe Husser est honnête et particulièrement enrichissant. Il peut ainsi être comparé à celui de Charles Spindler, dont il a livré lui-même une opportune analyse, notamment dans sa pratique d’écriture, et auquel il se compare d’ailleurs. Il en dit, le 2 juin 1926 : « En essayant de lire L’Alsace pendant la guerre, de Spindler, j’ai pu constater qu’il s’agissait d’un journal comme j’en ai tenu un. Mais Spindler est un artiste en vue et dispose de relations étendues ; en conséquence, ses notes sont d‘un intérêt plus large que les miennes. Cependant, elles ne traduisent pas une totale franchise. Comme le journal a été rédigé en vue d’une publication, Spindler a pratiqué une sorte d’autocensure. Le livre n’aurait pas perdu de son intérêt si l’auteur avait évité d’y faire figurer des anecdotes triviales ou le mot « boche » (page 262). De rares erreurs sont relevées : Traville pour Thiaville (page 44) ou fort Pombolle au lieu de fort de la Pompelle (page 350).
L’ouvrage est enrichi de 7 annexes dont deux cartes de l’Alsace entre 1914 et 1951 et dans les deux guerres mondiales, d’une chronologie et d’un cahier central montrant Philippe Husser à différentes périodes de sa vie.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 26 : Vue du 2 août 1914 en Alsace
28 : Expulsion des Italiens
: Sur l’envoi des Alsaciens sur le front de l’Est : « Lors de l’engagement de Saint-Blaise, au tout début de la guerre [14 août 1914 ndr], sept cent trente Alsaciens sont passés à l’ennemi ; les populations locales ne sont pas mises au courant. L’idée d’envoyer les enrôlés sur le front russe est née au début de 1915. Au printemps début le transfert des éléments considérés comme les moins sûrs. A compter de 1916, tous les Alsaciens sont envoyés à l’est, puis écartés des postes sensibles. Après la fin de la guerre contre la Russie, ils sont de nouveau affectés au front oriental, mais soumis à une surveillance spéciale, puis, vers la fin, systématiquement isolés dans des unités allemandes. Ils n’auront plus l’autorisation de retourner en permission en Alsace. Enfin, un contrôle spécial est instauré pour leur courrier, qui doit être remis ouvert ».
31 : Wagons décorés
: Mise en état de défense des vergers de Sundhoffen, gâchis dans les cultures
33 : Note sur l’ambiance à l’arrivée des français à Dornach et la francophilie des mulhousiens le 11 août 1914, qu’Husser appelle « têtes brûlées »
34 : Sur le sentiment profond alsacien, et les rumeurs des exactions françaises
38 : Husser rapporte, par procuration : « Trois cuirassiers français se sont risqués jusque dans la rue de Bâle [à Colmar]. Des enfants on couru autour d’eux, si bien que les Bavarois qui arrivaient en face n’ont pu tirer ».
39 : Sur la consommation de bière des Bavarois
40 : Panique alsacienne le 23 août et « affaire » de Bourtzwiller, voir aussi la note 1 (vap 54 sur les fantasmes de guerre)
45 : Mulhouse est traitée comme ennemie à cause de son comportement en août 14
47 : Etat d’esprit des mulhousiens
50 : Sur le sentiment alsacien : « Il aime l’Allemagne et ne parvient pas à haïr la France », qu’il appelle Mme Marianne
54 : Se procure une baguette (badine) pour durcir l’éducation des jeunes de 3ème année
56 : Abattage des pigeons et suppression des libertés, la Schutzhaft (détention préventive)
: Note 3 sur la germanisation (donc défrancisation) (vap 57, 62, 69, 74 sur l’école, et 87)
: Mulhousiens regardant les combats sur les Hautes Vosges à la longue vue
60 : Anastasie de ses articles de presse (vap 51, 52, 54, 72, 88, 90)
61 : Expulsion des étrangers
62 : Sur la population de Mulhouse le 26 février 1915 : 89 000 habitants. « 20 000 sont partis soit à la guerre, soit à la suite d’une expulsion ou de l’émigration »
: Collecte de métaux
63 : Tickets (vap 75)
65 : Sur le comportement traitre de l’Italie, « exemple abject d’infidélité »
66 : Prix des denrées, inflation (vap 69, 74, prix comparés, 94, 95, 96, 98, 100, 101)
68 : Sécheresse et champs interdits
: Voit ses premiers prisonniers, chasseurs à pied ou alpins, décevants d’allure
: Condamnations pour attitudes profrançaises ou tenues de propos hostiles à l’Allemagne
69 : Patriotisme « douché » à Sundhoffen à cause du prix des denrées et de « l’occupation » par les soldats
70 : « Spectateurs » regardant la guerre à distance : « Des centaines de personnes sont montées au Rebberg pour voir le spectacle. Les plus téméraires – dont nous bien sûr – se risquent à 500 mètres des points d’impact »
73 : Adaptation de l’enseignement aux événements de la guerre (vap 93 sur le traitement spécial de la bataille de l’Aisne)
: Alsacien fusillé, note sur les 43 condamnations à mort prononcées
82 : Spectacle intéressant d’un combat aérien, entraînant le « premier congé pour cause de chute de bombes ». Note 1 : « Mulhouse a connu trente-quatre raids aériens au cours de la guerre »
84 : Note sur les écoles interconfessionnelles
85 : Note sur les déplacements en Alsace, coupée en deux par les 14ème et 15ème Armee Korps, avec une circulation interdite aux civils entre les deux secteurs
90 : Fonctionnement du service de presse, Vaterländischer Hilfdienst
94 : Miel synthétique (vap 110)
95 : Sur le ravitaillement, il dit : « Quiconque n’a pas de relations à la campagne est sous-alimenté »
: Arrive à Sundhoffen d’un détachement de boulangers et de bouchers roumains
: Note sur le ravitaillement et l’organisation à Mulhouse, cartes et détournement (vap 106 sur la différence entre ville et campagne)
99 : Démarches à effectuer pour la transport des vivres
: Menaces récurrentes d’évacuation de Mulhouse
100 : Acquiert une vache pour avoir du lait, voir la note 1 (vap 101 fonctionnement, 164 vente)
102 : Sur les hobereaux
104 : Sur les patriotes et les éléments francophiles de Mulhouse
: Conférence sur les otages alsaciens pris par les français et libérés, témoignages servant à la propagande
105 : Noël 1917
106 : Vert de gris
109 : Ramassage des feuilles par les enfants des écoles, séchées et liées en bottes
112 : Grippe espagnole
114 : Les trois devenirs possibles de l’Alsace le 11 octobre 1918 : soit un Etat confédéral allemand, soit un Etat-tampon neutre, soit une province française (vap 11 la conclusion)
117 : Sur le traitement de l’Alsace-Lorraine
118 : Exemples de francisations le 6 novembre 1918, fuite des Allemands de souche
119 : « Ab nach Kassel », expression signifiant partir sans laisser d’adresse
: Cocarde tricolores, rétorsions
120 : Le 11 novembre en Alsace. Ambiance, retour de marchandises, baisse des prix, changements immédiats, retour des français
121 : Retournement de veste des commerçants, des journalistes et des… enseignants !
128 : Note sur le changement de méthode d’enseignements (méthode directe) (vap 132)
129 : Persécution des Allemands de souche, pillage de leurs commerces
130 : Fermeture de la frontière à cause du danger bolchévik
142 : Premières dissensions après le retour à la France (vap 146)
143 : Marraines ou parrains français aux élèves
144 : Révocation de fonctionnaires
149 : 100 000 expulsés d’Alsace, 1 000 instituteurs révoqués, remplacés par des instituteurs venus de France
150 : Sur le dialecte : Elsässerditsch (dialecte alsacien) et Hochdeutsch (allemand littéraire)
155 : « Chant nègre » à la fin du culte « à vous faire dresser les cheveux sur la tête »
157 : Pèlerinage à l’ancien front (Cernay, Steinbach et Thann), description (vap 141, 222)
158 : Recherche des corps des batailles d’août par les familles françaises
: Cartes de sucre, de pain et de charbon le 1er mai 1919 (plus que le sucre au 29 juin)
162 : Ambiance au Traité de Versailles
171 : La Madelon
186 : Sur la réintégration des anciens fonctionnaires alsaciens sous le Reich
195 : Note sur les commissions de triage pour rechercher les Vieux-Allemands indésirables mais enquêtant aussi sur les Alsaciens d’origine
196 : Inauguration du monument aux morts de Sundhoffen (qui comporte 25 noms)
202 : Accident de la BASF à Ludwigshafen
205 : Sur le 11 novembre 1921, férié, mais politiquement, victoire à la Pyrrhus
206 : Note sur les organismes créés par les alsaciens-Lorrains repliés en Allemagne après 1918
210 : Collecte pour le monument du Hartmannswillerkopf
213 : Tabouis et Poincaré, qualifié de sadique
214 : Chiffres de l’inflation en Allemagne (vap 228, 231)
215 : Apparition du « problème juif » le 31 décembre 1922
222 : Reconstitution de Munster, renaissance dans laquelle « les vieux Munstériens détonent dans ce nouveau paysage »
230 : « Le cancer ! point de remède ; rien à espérer. »
314 : Ce qu’il pense du film À l’ouest rien de nouveau, qu’il voit le 16 janvier 1931 : il en dit : « Pourquoi l’a-t-on interdit en Allemagne ? Pourquoi cette méfiance ? Il n’y a pourtant rien de blessant pour l’Allemagne. Au contraire ; ce que ce film flétrit, c’est le « Kadavergehorsam » (l’obéissance aveugle) et le patriotisme fanatique, les deux fauteurs de guerre les plus efficaces »
349 : Sur la propreté des villages vosgiens : « Quelques villages entre Baccarat et Saint-Dié se distinguent cependant par leur propreté douteuse : des tas de fumiers bordent la rue devant les maison mal entretenues »
380 : 15 décembre 1941, nettoyage des bibliothèques, c’est-à-dire élimination obligatoire de tous les livres français ou non conformes à l’idéologie nouvelle
Yann Prouillet 30 juin 2025
