Escholier, Marie (1876-1956)

1. Le témoin

Née à Mirepoix (Ariège) dans une famille de notables, propriétaires de la ferme de Malaquit où elle revient chaque année en vacances après son mariage avec Raymond Escholier en 1905. Celui-ci était un critique d’art, conservateur de musée à Paris.

Après la guerre, Raymond et Marie écriront des « romans du terroir », parmi lesquels Cantegril obtint le prix Fémina en 1921. Elle est décédée à Malaquit le 21 mars 1956.

2. Le témoignage

A Malaquit, Marie Escholier et ses deux fils attendent Raymond qui doit « descendre » de Paris en cet été de 1914. Mais il ne viendra pas. Marie commence alors un journal, qu’elle va tenir jusqu’au 12 mai 1915. Son fils Claude pense qu’après cette date, en accord avec son mari, elle a abandonné son journal pour se consacrer à l’écriture de leur premier roman, Dansons la trompeuse. Le manuscrit du Journal n’était pas destiné à la publication, mais rien ne l’interdisait. Retrouvé par Claude Escholier, il a été publié en 1986 sous un titre qui n’est pas d’origine : Marie Escholier, Les saisons du vent. Journal août 1914 – mai 1915, Carcassonne, GARAE/Hésiode, 1986, 154 p., prenant aussi le n° 10 dans la collection « La mémoire de 14-18 en Languedoc ». Une présentation des éditeurs explique en quelques pages le choix du titre. Postface de Claude Escholier, « Naissance d’une écriture ». Le volume donne une liste des romans publiés en collaboration entre Marie et Raymond Escholier, et un lexique des mots occitans employés dans le Journal.

3. Analyse

La grande finesse de l’auteur lui permet de comprendre les individus ; son sens de l’observation lui permet de décrire l’impact de la situation de guerre sur une société rurale, la campagne ariégeoise autour de Mirepoix. On peut regrouper les principaux apports en trois grandes parties.

Bouleversements et brassages

La mobilisation des hommes jeunes a des conséquences fortes sur le travail des champs, sur l’aspect de la rue, et sur l’honorabilité de quelques jeunes filles qui ne pourront pas « réparer leur faute » dans le mariage. Des réfugiés arrivent du Nord, de Belgique, de Paris en août, avant la bataille de la Marne. Cela produit quelques frictions. La classe 14 vient faire des manœuvres autour de Malaquit ; les jeunes soldats ont l’air d’un « troupeau d’enfants malades », d’autant qu’une épidémie de méningite fait des ravages. L’ambiance générale est triste : pas de foire, pas de fête. Mais, en février, il y aura la fabrication de la charcuterie à partir du cochon élevé à domicile : l’ordre immuable de la cérémonie sera respecté.

L’information

Le grand thème, c’est l’attente des nouvelles. Le facteur prend une importance inhabituelle. Les lettres deviennent source collective d’informations (« la lettre d’un soldat appartient à tout le monde »). Echanges d’objets avec le front : colis de vêtements et de nourriture d’un côté ; produits de l’artisanat des tranchées de l’autre. Les silences et les contradictions de la presse sont assez vite perçus ; on ne croit plus à ce que disent les journaux (« dont les fanfaronnades imbéciles me font mal au cœur », écrit Marie dès le 6 septembre 1914). Mais on les lit tout de même. Les rumeurs circulent, dans la version « archaïque » des prophéties (p. 28, 48, 60, 79).

Sentiments et attitudes

L’état de guerre crée une conception plus profonde de la vie. On regarde avec respect ceux qui vont partir au feu. Les enfants sont confondus de voir pleurer un homme adulte, un soldat blessé venu en convalescence et qui repart. Les lettres contiennent des formules terribles dans leur laconisme : « Je suis encore en vie, la plupart des copains sont morts » ou « J’ai bien changé, je sais ce que c’est que la vie, nous sommes moins qu’une fumée ».

L’enthousiasme patriotique est vite remis en question. Dès le 4 octobre, un soldat qui va partir remarque : « Nous sommes de la viande de boucherie. » Un autre, réformé, rayonne. Une mère dont le fils est prisonnier à Magdeburg est radieuse, et Marie Escholier précise : « On a des bonheurs qui feraient la désolation des jours ordinaires. » Une réfugiée belge annonce que dans quinze ans la France et l’Allemagne seront alliées contre l’invasion russe. L’Union sacrée aussi est remise en question. La campagne critique la ville. On recherche le bouc émissaire : pour certains, ce sont les curés et les riches qui ont déchaîné la guerre ; pour d’autres, la défaite est due à la débandade des soldats d’Antibes, aux socialistes, aux officiers, ou tout simplement à la « trahison ».

Au total, des pages admirables.

4. Autres informations

– Voir la notice Raymond Escholier dans Témoins de Jean Norton Cru.

– Alexandre Lafon, « Un couple dans la guerre : Raymond et Marie Escholier », dans Patrimoine Midi-Pyrénées, n° 1, octobre 2003, p. 58-59.

– Bernadette Truno, Raymond et Marie-Louise Escholier. De l’Ariège à Paris, un destin étonnant, Canet, Editions Trabucaire, 2004, 222 p., illustrations.

Rémy Cazals, 02/2008

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Sénéclauze, Henri (1884-1959)

1. Le témoin

Né le 22 juillet 1884 à Anneyron (Drôme). Cultivateur. Service militaire à Romans. Marié en 1908. En 1914, il a trois enfants. Mobilisé au 75e RI. Grièvement blessé à Verdun en août 1916. Amputé du bras gauche.

Après la guerre, il devient receveur buraliste, jusqu’à l’âge de la retraite, en 1946. Décédé le 3 novembre 1959, renversé par une voiture sur la N 7.

2. Le témoignage

Lettres adressées à sa femme, conservées par la famille. Extraits, avec quelques réponses, dans Je suis mouton comme les autres. Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., préface de Rémy Cazals, Valence, Editions Peuple Libre et Notre Temps, 2002, 503 p. [p. 191-212], illustrations.

3. Analyse

Il décrit les conditions de vie au niveau des animaux. Il aspire à retrouver « l’ancienne vie ». Il épingle le bourrage de crâne par les journaux et les patriotes de l’arrière : « Jean m’a écrit aussi, et comme ceux qui ne participent pas à la guerre il est un peu patriote. » A Verdun, en mai 1916 : « Il paraît que le 140 s’est presque refusé à remonter aux tranchées le dernier coup : si ça pouvait devenir général ! »

Il donne à sa femme des conseils pour les travaux des champs, mais, ajoute-t-il en juin 1916, « je voudrais que tu ne travailles plus ces terres ; et si tout le monde faisait ainsi, la guerre ne pourrait durer plus longtemps, mais malheureusement c’est encore un problème difficile à résoudre : un s’arrêtera et les autres continueront. » Et en juillet : « Que des coups de fusil qui se perdent sur cette bande qui nous gouverne ! »

Rémy Cazals, 02/2008

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Corbeau, Paul (1892-1973)

1. Le témoin

Né le 27 juillet 1892 à Mayenne (département de même nom), de parents commerçants. Il doit interrompre ses études d’ingénieur en électricité à la mort de sa mère. Au service militaire en 1913, il ne sera démobilisé qu’en 1919. Ouvrier électricien à Paris après la guerre. Marié en 1932. Décédé en 1973.

2. Le témoignage

Journal de guerre tenu sur des carnets, réécrit en 1960, publié par ses enfants :

Paul Corbeau, J’étais sapeur au 8e Génie, Trélazé, Editions Jean-Yves Lignel, 2007, 232 p.

Le livre est préfacé par sa fille et édité par son petit-fils. Les carnets originaux n’ont malheureusement pas été conservés. La préface évoque de possibles coupures, de Paul lui-même, pour ne pas retenir les mauvais souvenirs. Je n’en suis pas persuadé. Les évocations d’appétits sexuels (p. 82), de ces « plaisirs frelatés mais nécessaires dont nous étions privés depuis longtemps » (p. 92), des filles de la rue X (p. 157, 162), laissent penser que l’auteur ne s’est pas censuré. Il est clair que des réflexions du Paul Corbeau de 1960 ont été ajoutées : elles sont immédiatement repérables. Il semble que ses carnets originaux n’aient pas été tenus avec une totale régularité. De nombreuses remarques et descriptions sont d’une grande précision, mais on trouve aussi des confusions chronologiques (par exemple arrivée de Foch et Clemenceau en mai 1917). Le passage (p. 69-70) sur les refus d’obéissance et sur les fusillés en 1915 ne doit pas être pris comme une information sur les faits eux-mêmes, présentés là dans une certaine confusion, mais sur le « bouche à oreille », comme le dit l’auteur (ici, la note de l’éditeur comporte une faute d’orthographe, Vingué au lieu de Vingré, et réunit curieusement les deux historiens spécialistes de la question sous le nom d’Offenbach ; à corriger dans une prochaine édition). De nombreuses photos dans le texte illustrent le livre de Paul Corbeau, dont les dernières pages donnent aussi à lire un autre travail d’écriture d’amateur sous le titre « Grand-mère Romain, Souvenirs d’enfance ».

3. Analyse

C’est l’anxiété au 31 juillet 1914 qui provoque le recours à l’écriture du carnet de guerre. Paul est devenu caporal en décembre 1914 et sergent en octobre 1915. Téléphoniste dans le Génie, il a été un travailleur et non directement un combattant. Il évoque ce travail de réparation de lignes coupées, de vérification, de permanence au téléphone. Promu sergent, Paul a la charge du transport de matériel en camion. Auparavant (été 1915) il avait préparé « les liaisons pour une bataille qu’on sentait proche » (l’offensive de septembre en Champagne). Un texte intéressant sur la construction d’un nouveau réseau de tranchées au point ultime atteint par l’offensive. Il a conscience qu’il y a plus malheureux que lui-même : il décrit plusieurs charniers après des attaques d’infanterie. Et encore : « Les fantassins nous regardaient curieusement, nous étions trop propres pour ne pas être remarqués » (p. 122). Il évoque des stages rassemblant quelques hommes des tranchées pour leur « inculquer des notions sur la téléphonie de campagne » : « Ils étaient tellement heureux d’avoir abandonné pour huit jours leurs tranchées que leur séjour était une détente, presque une partie de plaisir. »

Paul Corbeau est un des rares cas de soldats racontant avec quantité de détails leur permission au « pays » (« Mayenne, mon pays », p. 93). Il évoque les femmes faisant la chasse aux embusqués, s’occupant d’œuvres en faveur des réfugiés ou en faveur des poilus (en s’étonnant de n’avoir jamais bénéficié des résultats). Il ajoute (p. 99) : « J’ai l’impression, à tort ou à raison, qu’à part ceux qui avaient des proches au front, ceux de l’arrière ne nous comprenaient pas. Il leur semblait naturel que nous laissions notre peau dans ce conflit. » Bien d’autres soldats l’ont noté mais peu ont donné une aussi longue description de leur séjour en famille (ici, le récit de la première permission tient plus de dix pages, avec mention de la rencontre de Paul Lintier, ami d’enfance, auteur de deux livres importants de témoignage sur la Grande Guerre : Le tube 1233 (1917) et Ma pièce (1918), analysés par Jean Norton Cru. L’ouvrage de Paul Corbeau reproduit une photo de jeunesse de Lintier, et il évoque le choc qu’a provoqué sa mort.

A proximité du front, les soldats rencontrent les populations civiles : villageois contraints à abandonner leur maison (p. 30), mercantis exploitant les troupes (p. 71), habitants de la Somme hostiles parce qu’ils préféraient la présence des Anglais (p. 128). Sur les questions d’information, Paul Corbeau relève le bourrage de crâne de la presse française à propos de la soi-disant faiblesse de l’artillerie allemande (p. 46).

Le texte couvre la totalité du temps de guerre ; il évoque l’Alsace, l’Aisne (Ambleny, p. 37), la Champagne (Suippes, p. 72), l’Argonne, la Somme… Paul Corbeau signale l’espionnite en début de guerre (p. 24) ; les fléchettes lancées des avions (p. 30) ; les gendarmes menaçant des fuyards de leur revolver (p. 42) ; la lecture d’un roman feuilleton du capitaine Danrit (p. 62) ; une croix de guerre tirée à la courte paille (p. 82) ; l’arrivée des Américains qui, à l’épreuve du feu, disent : « No bonne la guerre » (p. 160) et les tanks (p. 168) ; l’annonce de l’armistice du 11 novembre 1918 reçue comme « un coup de poing dans le visage » (p. 171). Il a connu les troubles de 1917. Il raconte un retour de permission en mai, les discussions entre soldats qui « en avaient marre de se faire casser la gueule », l’évocation des camarades blessés ou tués lors de l’offensive Nivelle. Les soldats chantent l’Internationale ; ils arrêtent le train, détellent un wagon, rudoient des sous-officiers qui prêchent le calme. Puis ils arrivent dans une petite gare gardée par des Sénégalais, ils sont parqués dans des baraques sous la menace de mitrailleuses. On demande aux sous-officiers présents de désigner les meneurs, mais ils ne reconnaissent personne, ne voulant pas faire les policiers (p. 153-155).

Rémy Cazals, 02/2008

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Blayac, François (1874-1963)

1. Le témoin

Né à Corneilhan (Hérault) le 25 novembre 1874. Etudes à Sorèze (Tarn), puis Droit à Paris. Propriétaire de 150 ha de vigne à Castelnau-le-Lez ; hôtel particulier à Montpellier. Fait partie d’associations culturelles, est en correspondance avec célébrités. Mort à Montpellier en février 1963.

2. Le témoignage

François Blayac, Carnets de guerre 1914-1916, Carcassonne, Ecomarine, 2006, 423 p. + illustrations.

La source est surtout formée de deux carnets, retranscrits et présentés par un de ses petits-fils (avec quelques erreurs de lecture, mais peu), et de 450 plaques stéréo (nombreuses photos à la fin du livre).

3. Analyse

Officier gestionnaire de l’ambulance 1/66, 58e DI (la division des régiments de Barthas, 280, 296).

En Alsace d’août à octobre 1914 (p. 19-80).

En Artois d’octobre 1914 à décembre 1915 (p. 81-421).

1916, gestionnaire d’hôpital à Montpellier puis à Castres ; 1917-18, responsable, à Béziers, de l’acheminement du vin vers le front. Pas de notes de François Blayac sur ces deux dernières périodes.

Ce texte étonnant est d’une grande importance. Il montre la guerre d’un officier d’administration, vivant en permanence dans l’arrière-front (selon la définition de F. Cochet, Survivre au front, 2005). On peut classer les notes en 4 parties : les conditions dans lesquelles il vit, ce qu’il fait, ce qu’il voit lui-même directement ; comme tous les contemporains, soumis à l’information officielle, il l’avale avec une grande crédulité au début et manifeste tardivement des signes de lucidité et de critique ; il avale aussi une information locale apportée dans les conversations par les officiers d’infanterie et d’artillerie qu’il fréquente : c’est la grande originalité de ce texte de citer quantité d’exploits extraordinaires racontés par leurs « auteurs », par vantardise et pour épater le semi-embusqué ; Méridional, de la haute société, il est intéressant de lire ce qu’il écrit des troupes du Midi.

a) François Blayac à la Grande Guerre

Conditions de vie

Excellents dîners, bons vins, manille, bridge, gaie conversation ; bouteille d’Hennessy ; huîtres, poisson, figues… Le tub quotidien lui fait beaucoup de bien. En permission, il voyage en 1ère classe, il passe à Paris voir Maginot.

Il n’est pas totalement à l’abri de certains bombardements, mais il n’y a pas grand danger. Il a l’honnêteté de se considérer comme privilégié par rapport à l’infanterie (p. 332, 360, 384).

Son travail

Envoyer des actes de décès, établir les « successions », c’est-à-dire envoyer à la famille ce qu’on récupère sur le mort (p. 108 : 70 successions du 280e, déballage navrant et malodorant), faire arranger les tombes et peindre les croix (141). Il a beaucoup de temps libre. Il va en promenade pour voir le duel d’artillerie.

Il est envoyé une fois en première ligne pour 3 à 4 jours, pour repérer les sépultures (p. 354). C’est horrible et il considère cela comme une vengeance de son supérieur. On est en octobre 1915. C’est un moment important : la découverte de la réalité. C’est à partir de ce moment qu’il plaint le plus l’infanterie et qu’il émet le plus de critiques sur la conduite de la guerre.

Ce qu’il a vu directement

– p. 21, soldat se méfiant quand une Alsacienne lui donne de l’eau

– 23, arrivée massive de blessés (19 août), impossible tenir registre

– 29, blessés allemands enchantés d’être PG

– 34 (26 août), l’odeur du champ de bataille

– 65, un PG qui craignait qu’on lui coupe le nez et les oreilles

– 65 et 85, degrés divers de l’émotion et de l’indifférence devant la mort

– 66, un blessé allemand sympa

– 156 et ailleurs, le souci de garder des souvenirs photographiques de la guerre

– 160, une tentative de suicide

– 189, il vaudrait mieux ne pas faire revenir un régiment là où il y a les tombes de camarades

– 250, ordre de verser l’or contre des billets

– 292, les Anglais au rythme de la Marseillaise, plus que les Français

– 310-311, établissement puis suppression de la censure du courrier au sein des unités

– 346, les bourguignotes ont sauvé des milliers d’existences

– 396, l’odeur des Boches

– 402, un officier furieux de n’avoir pas eu une promotion.

En quête de trophées et souvenirs

Cet aspect de la « guerre » revient sans cesse. Quelques pages remarquables : 159 (badges anglais), 164 (porte-plumes fabriqués par un artilleur), 166 (le cadeau de la princesse Mary), 175 (trophées demandés à officiers infanterie), 207 (casque prussien acheté au café du Commerce), 208 (casque wurtembergeois), 210 (obus), 239 (fusil), 317 (se fait fabriquer briquets et bagues).

Embusqués

Il s’agit ici de s’embusquer ou de se faire embusquer, non de critiquer les embusqués. Des cas :

– petits pistons à connaissances pour éloigner du danger : 386 (cycliste), 418 (muletier) ;

– attitude de proches qui cherchent motifs pour se faire évacuer (125, 128), ou expriment crainte d’être renvoyés aux tranchées (232) ;

– faire passer son beau-frère dans l’aviation ; « il faut vite le tirer de là [infanterie] avant que la mort n’y mette ordre » ; opération rondement menée en un mois ; c’est un « sauvetage » ; on apprend à la fin que deux autres beaux-frères étaient embusqués ;

– son court séjour en 1ère ligne lui fait souhaiter la relève pour être envoyé « loin de ces horreurs » ; il écrit à Maginot et à Simon pour accélérer le processus ; son impatience est « fébrile ». Il obtient satisfaction.

b) Les informations générales sur le déroulement de la guerre

Tous les combattants en ont reçu, par des canaux divers. Blayac les indique parfois. Lorsqu’il ne les indique pas, il s’agit généralement de la presse. Il lit L’Echo de Paris. Le cas de Vermelles aurait dû le faire réfléchir : pris (84), peut-être pas pris (88), pas pris (89), bombardé par nous (91), pris après évacuation par les Allemands (129, voir Barthas, Hudelle). Blayac est crédule. Les signes de doute sont tardifs.

Victoires et renforcement des Alliés

– 70, victoire certaine après mauvais départ à cause d’impréparation (28 septembre 1914)

– 100, 171, 204, 210, énormes pertes allemandes

– 123-125, grande victoire russe confirmée par un officier qui le tient d’un cycliste d’état-major

– 149, prochaine entrée en danse de la Roumanie, info donnée par son père au caporal Clémentel

– 163, prochaine offensive annoncée par un cousin, un ami…

– 165, intervention japonaise annoncée par un pasteur qui le tient d’un directeur de ministère

– 191, la retraite des Russes est une manœuvre

– 196, un artilleur tient d’un cycliste qui l’a entendu d’officiers… que l’armée allemande est coupée

– 388, de source bien informée la guerre va finir en décembre 1915.

Signes de doute, critiques

Le premier doute, léger, est du 17 décembre 1914 : on a avancé, mais peu, sans proportion avec les pertes. Il faut ensuite attendre le 16 avril 1915 : on a fait 1200 prisonniers, ce sont les 120 d’hier augmentés d’un zéro. Il se met à mentionner les propos découragés que tiennent tous les blessés. Il en vient à critiquer la stupidité des généraux qui ne tiennent pas compte de l’opinion des officiers de tranchées. Il rapporte une conférence rasoir du général Niessel (voir Barthas, 194).

c) Récits d’exploits sur le terrain

La grande originalité de ce carnet de guerre, c’est de rapporter les conversations tenues dans l’arrière-front, en particulier entre officiers de différentes armes.

Cruauté, lâcheté et autres faiblesses des Allemands

– atrocités : 53 (seins coupés), 60 (cruautés), 61 (viol collectif), 123 (bouclier humain)

– lâcheté : 54 (peur de la baïonnette), 60 (peur du canon)

– mal nourris : 55 ; mauvaises tranchées et mauvais projectiles : 137

– dopés à l’éther : 181

– stupides : 201.

Les récits d’exploits de combattants français (principalement officiers subalternes)

Récits lors de conversations. Fidèlement rapportés le jour même. On note une forte tendance à la vantardise. Et à la cruauté avec l’exécution sans merci des Allemands qui veulent se rendre. En même temps, on signale quantité de prisonniers, donc non exécutés.

– exploits de fantassins : 77 (tue des Allemands avec son sabre, sensation agréable), 68 (Boches exécutés), 114 (fils de fer posés pour prendre Boches au collet), 127 (un goumier tue 7 officiers qui voulaient se rendre), 150 (le 280, régiment de Barthas, ne fait pas de prisonniers), 165 (6 Français blessent 45 Allemands à l’arme blanche et font 80 prisonniers), 170 (on les tire comme des lapins), 172 (un lieutenant, très adroit, tue 50 Boches), 269 (encore massacre de PG sans défense), 350 (un capitaine tue 8 Boches de sa main) ; la part de vantardise devant de semi-embusqués est visible dans les récits de son beau-frère p. 264.

– exploits d’artilleurs : 169 (foudroyants succès), 181 (le 75 détruit des batteries à 6200 m), 240 (colonel dit avoir détruit 2 batteries boches dans l’après-midi), 242 (depuis 4 jours, destruction de 8 objectifs par jour).

Informations diverses non vérifiées

Elles concernent souvent des fusillés : on a fusillé un commandant, un lieutenant, quelques mutilés volontaires ; un espion ; 3 déserteurs d’un BCP ; un PG boche pour vol ; trois soldats (mais avec des ?)

Comportements déviants : refus d’attaquer, relations avec l’ennemi

– 134 : refus de monter à l’assaut (13 déc. 1914) ; 361 : refus du 280, le 7 octobre 1915 (Barthas, p. 186, parle du bataillon De Fageolles) ;

– 274 : capitaine français tué par ses soldats après avoir lui-même tué un soldat

– 63 : deux patrouilles ne s’attaquent pas à cause du froid

– 117 : invitation lancée par officiers français à officiers boches, qui ne répondent pas

– 136 : un officier dit qu’il a souvent causé avec les Boches

– 153 et 159 : la nuit de Noël 1914, chants des deux côtés, faux et maladroits du côté boche

– 414 et suivantes : décembre 1915, la boue, soldats enlisés (Barthas 210-212), Niessel sauvé par hommes du 280 (Barthas 211) ; on passe à travers champs, on ne tire pas ; il y aurait eu des déserteurs des deux côtés (voir Barthas, Noé).

d) Le Midi et ses régiments

– 55 : les régiments du Midi ont mal tenu au feu (14 septembre 1914)

– 70 : héroïsme prodigieux du 281 et du 343, merveilleux soldats

– 168 : un officier insulte le Midi, je relève très vertement

– 255 : noble conduite du 281, fin de la légende tenace des régiments du Midi qui ne marchent pas.

Rémy Cazals, 02/2008

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Vuillermoz, Léon (1883-1955)

1. Le témoin

Il appartient au milieu des cultivateurs pluri-actifs du Haut-Jura. En plus des travaux agricoles, il tourne des bâtonnets de bois pour le lapidaire. Service militaire en 1903 au 23e RI à Bourg (Ain).

Mobilisé au 44e RI de Lons-le-Saunier comme caporal.

2. Le témoignage

Sa famille a conservé deux carnets intitulés : « Souvenirs de la Campagne 1914-1915-1916 » et « Les derniers jours (1918) ». Il existe un « trou » entre avril 1916 et novembre 1918. On ignore si cette période n’a pas été racontée, ou si le support a été perdu. Le dernier carnet semble avoir été écrit au jour le jour. Le premier a peut-être été mis en forme durant la captivité à partir de notes précises, car de nombreuses dates apparaissent.

Publication : Léon Vuillermoz, Journal d’un poilu franc-comtois, Guerre 14-18, Sainte-Croix (Suisse), Editions du Balcon, 2001, 139 p. Préface « familiale » du chanoine André Vuillermoz, son neveu. En page 8, très intéressante photo représentant le jeune Léon au service militaire.

3. Analyse

La mobilisation le surprend occupé à rentrer les foins. A l’automne 1914, il est du côté de Vingré, Confrécourt ; en janvier 1915 à Ambleny, et il reste dans l’Aisne jusqu’à l’été. Il décrit les piètres abris, les tranchées boueuses qu’il faut nettoyer au sens premier du terme, les postes d’écoute, les accords tacites, les marmites qui font des dégâts considérables, mais un savoir-faire, produit de l’expérience, permet de les éviter.

Au cours de l’été 1915, il revient à Lons-le-Saunier pour participer à la formation de la classe 17, et ne retourne au front qu’en janvier 1916 pour être envoyé à Verdun. Le secteur de Damloup est tranquille depuis 18 mois, mais, en février, des déserteurs allemands annoncent l’attaque imminente, et c’est pour y échapper qu’ils ont déserté. Le 26 février, sa compagnie, encerclée, doit se rendre. Les combattants allemands les appellent « camarades » et ils sont bien traités (voir la notice Tailhades).

Passage à Worms, Mannheim. Travail à l’usine de caoutchouc de Neckarau. Il signale une émeute de la faim en avril 1916, mais son récit s’arrête à cette date et ne reprend que le 10 novembre 1918. Description brève mais intéressante de ces journées indécises qui, pour les Allemands, suivent l’abdication de l’empereur et l’armistice. Des groupes de soldats allemands ont abandonné les tranchées, laissant le matériel sur place, et se dirigent vers leur domicile. Ils croisent des groupes de prisonniers français qui, eux aussi, rentrent chez eux. Léon écrit que prisonniers et habitants se sont quittés « bons amis ».

Rémy Cazals, 02/2008

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Chirossel, Louis (1878-1915)

1. Le témoin

Né le 1er mars 1878 au Pouzin (Ardèche). Certificat d’études primaires. Service militaire au 3e RI de Privas, de 1899 à 1902. Musicien. Marié en 1903. Une fille, née en 1904. Artisan marbrier à Loriol (Drôme). Sa femme est couturière.

Mobilisé comme caporal au 119e RIT de Privas. Envoyé sur le front au 261e RI à la fin d’octobre 1914 (pour des situations proches, voir Barthas, Noé). Sergent en décembre. Blessé le 30 juin 1915, secteur de La Harazée, Argonne. Mort à l’hôpital d’Avignon le 18 août 1915.

2. Le témoignage

Correspondance adressée à sa famille (292 cartes et 153 lettres en un an). Larges extraits (65 pages) dans « Je suis mouton comme les autres ». Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., préface de Rémy Cazals, Valence, Editions Peuple Libre et Notre Temps, 2002, 503 p. [p. 24-89], illustrations.

3. Analyse

Au cours des premières semaines, il est clair que, pour Louis Chirossel, la guerre a pour responsable le « seul Guillaume que Dieu éreinte ». Mais en février 1915, il évoque déjà les « gros meneurs de guerre » français. Et en juin : « Les riches devraient bien y venir un peu ici, ils seraient moins patriotes ! » Il critique les embusqués qui se pavanent à Loriol, les officiers reluisants rencontrés au repos ; il demande à sa femme de ne pas croire les journaux.

Il décrit les tranchées, les avant-postes, les souffrances quotidiennes et les horreurs lors des attaques. Il s’étonne de la capacité d’adaptation de l’être humain. Il signale des exécutions pour abandon de poste et pour mutilation volontaire, ainsi que des échanges de produits avec les Allemands en première ligne.

La correspondance représente un lien fort avec sa femme et sa fille. Il donne des conseils concernant son activité civile du temps de paix. Il remercie pour l’envoi de « mets loriolais ». Il demande à sa femme de garder l’or et de ne pas le verser pour la Défense nationale. Il se félicite de n’avoir qu’une fille et de savoir qu’elle n’aurait pas à endurer de telles souffrances.

« Ce qui m’étonne, écrit-il le 3 février 1915, c’est de voir durer si longtemps pareille abomination que la guerre, car à qui peut plaire pareille brutalité ? Il me semble que cela a assez duré et que quiconque en a le pouvoir devrait essayer d’y mettre un terme, car c’est la ruine pécuniaire, morale et physique générale. Mais devant un pareil point d’interrogation, que faire ? »

Rémy Cazals, 02/2008

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Cru, Jean Norton (1879-1949)

1. L’auteur

La famille Cru, protestante, est originaire de la Drôme. Jean-Pierre Cru, pasteur, épousa en Angleterre Catherine Norton. Six de leurs enfants étaient vivants en 1914. L’aîné, Jean Norton Cru, naquit le 9 septembre 1879 à Labatie d’Andaure (Ardèche). De 4 à 12 ans, il vécut dans une île au large de la Nouvelle Calédonie, où son père était missionnaire. Il doit à ses parents, et surtout à sa mère, son instruction primaire et religieuse. De retour en France, il poursuit ses études au lycée de Tournon jusqu’au baccalauréat. Puis il obtient divers diplômes pour l’enseignement primaire (il exerce un an à Loriol), pour l’enseignement de l’anglais en école normale (trois ans d’exercice à Aubenas). Il devient assistant de français à Williams College (Massachusetts) où, après un an de professorat de lycée à Oran et l’admissibilité à l’agrégation d’anglais, il va rester jusqu’en 1945, avec l’interruption de la guerre. Marié en 1908, il a un fils né en 1911.

Il faut retenir la forte empreinte due à sa vie dans la nature pendant huit ans, celle de l’influence familiale qui a fait de lui un protestant libéral, homme des Lumières, et sa vocation de pédagogue, toujours soucieux de transmettre, soucieux aussi du concret, détestant le mensonge et les phrases creuses. Il fut aussi marqué par l’affaire Dreyfus et l’accumulation de faux commis par les antidreyfusards.

Pour sa biographie pendant la guerre, voir ci-dessous.

Après la guerre, il se fit connaître par la publication de Témoins en 1929 qui est, d’après Jean-Marie Guillon, un ouvrage pionnier, « un jalon qui a marqué l’historiographie de la Grande Guerre et l’historiographie tout court ». L’intense polémique que suscita ce livre est présentée dans l’ouvrage de Frédéric Rousseau cité en bibliographie, ci-dessous, et dans l’annexe à l’édition 2006 de Témoins.

De retour en France en 1946, il mourut le 21 juin 1949 à Bransles (Seine-et-Marne).

2. Le témoignage

Le cas de Jean Norton Cru est particulier. Il n’a pas voulu écrire son témoignage personnel sur la guerre, mais, interpellé par les mensonges proliférant dans la presse et dans beaucoup de livres, il a pensé que, parmi les millions de combattants, on trouverait des « esprits justes, épris de vérité simple, instruits des difficultés de l’histoire, de la valeur relative des témoignages, du besoin de contrôle des faits, de la puissance des illusions, des erreurs des sens, de la persistance des idées acquises ». Ceux-là, ajoutait-il, « notent ou se souviennent et vous les entendrez un jour ». Malheureusement, il y aura aussi ceux qui commettront le sacrilège « de faire avec notre sang et nos angoisses de la matière à littérature ». Son œuvre de critique est aussi le témoignage d’un combattant qui a réfléchi sur le témoignage et lui applique une analyse rigoureuse, mais qu’on ne peut qualifier de positiviste, tant il a cherché à comprendre les intentions des auteurs, les raisons de leurs déviations éventuelles, tant il a compris le dualisme possible de la pensée, tant il a insisté pour que les témoignages soient subjectifs :

Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, 727 p. [2e édition en fac-similé, Presses universitaires de Nancy, 1993 ; 3e édition chez ce même éditeur, 2006, avec une préface de Frédéric Rousseau (« Pour une lecture critique de Témoins »), 52 p., et une annexe de 151 p. reproduisant des couvertures de livres étudiés par JNC, les comptes rendus publiés entre 1929 et 1931 et quelques réponses de JNC].

Du témoignage, Paris, Gallimard, 1930, 116 p. + 154 p. d’anthologie « d’après quelques bons témoins ». L’édition de ce titre par Jean-Jacques Pauvert en 1967 dans la collection « Libertés » ne reprend pas l’anthologie, mais ajoute un texte biographique, par Hélène Vogel, sœur de JNC, sous le titre « Sa vie par rapport à Témoins », version revue d’un article paru dans les Annales de la Faculté des Lettres d’Aix en 1961. Les éditions qui ne reprennent ni l’anthologie ni la biographie sont incomplètes.

Plus récemment a été publiée une de ces correspondances de guerre conservées dans les tiroirs, dont JNC signalait l’existence. Il s’agit de la sienne propre, adressée principalement à sa mère et à ses deux sœurs, un corpus de 243 pièces échelonnées du 28 août 1914 au 25 avril 1919, avec en plus une lettre du 9 août 1922 écrite après un retour à Verdun. Si les lettres à sa femme, restée aux Etats-Unis, non publiées ici, étaient sujettes à l’autocensure, il a tenu à ce que quelqu’un de la famille ait su qu’il risquait la mort ; ce fut sa sœur Alice. Le livre cité ci-dessous est enrichi d’un avant-propos qui donne une biographie familiale précise et documentée, et d’une préface qui confirme la condamnation d’erreurs parfois graves commises par certains auteurs, nos contemporains, à propos de l’œuvre de Jean Norton Cru :

Lettres du front et d’Amérique, 1914-1919, éditées par Marie-Françoise Attard-Maraninchi et Roland Caty, préface de Jean-Marie Guillon, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2007, 370 p.

3. Analyse

Dans l’avant-propos de Témoins, JNC établit sa propre fiche de renseignements sur sa campagne militaire 1914-1918 : Arrivé au front le 15 octobre 1914 comme caporal au 240e RI. Sergent en février 1915. Détaché en février 1917 comme interprète à l’armée britannique, puis en août 1917 à l’armée américaine. Adjudant en janvier 1918. En mission de conférences aux Etats-Unis en septembre 1918. Séjour au front : 28 mois aux tranchées (Verdun, puis Champagne, Verdun à nouveau en juin-juillet 1916, Chemin des Dames à la fin de l’année), plus 10 mois à la liaison, plus 10 mois à l’arrière-front. Si Témoins évoque souvent son expérience personnelle, il ne sera question ici que des principaux thèmes abordés dans Lettres du front.

– Les conditions de vie très dures qui le surprennent parce qu’elles ne correspondent pas à ce qu’il avait lu (p. 88) ; les pieds gelés (p. 86), la faim (p. 89), le besoin de légumes frais (p. 178 : « nous avons mangé des conserves pendant si longtemps »).

– La mort, les cadavres qu’on ne peut aller chercher, un cadavre « mis en miettes et nous pûmes en voir des débris à la lorgnette sur les arbres voisins » (p. 97, en contradiction avec l’accusation absurde portée contre lui de vouloir « aseptiser » la guerre). Une attaque allemande au lance-flammes, la riposte féroce des Français qui font peu de prisonniers. Mais, sauf ponctuellement, il n’y a pas de haine pour les combattants ennemis (p. 132). Et (p. 208, lettre du 29 décembre 1916) : « L’immense majorité des combattants ne savent pas s’ils ont tué ou blessé quelqu’un : ils ont lancé devant eux, en plein inconnu, un obus, une balle, ou même une grenade. L’adversaire que l’on cloue au sol d’un coup de pointe c’est une exception tellement rare ! Et même alors le danger que l’on court soi-même est tellement grand que l’on n’éprouve aucun goût pour l’opération, aucun attrait, aucun plaisir excepté celui d’avoir échappé à ce supplément de danger de se faire clouer par l’autre. Nos combattants sont surtout de braves paysans, avec quelques ouvriers, quelques étudiants, etc. et après la guerre je garantis, j’affirme devant Dieu que ces soldats n’auront pas acquis le goût du meurtre, ni des habitudes d’apaches. »

– JNC avoue avoir eu peur et avoir vu que tous les soldats, y compris des troupes dites « d’élite », avaient peur (p. 240), parce qu’ils sont des hommes, « frêles machines de chair qui s’avancent dans une pluie de fragments d’acier », qui « avancent toujours parmi les hurlements des démons et les fracas infernaux parce que c’est l’ordre, parce qu’il le faut, parce que faire autrement n’est pas possible » (p. 207). « Quiconque n’a jamais vu ce que je vois ne s’en fera jamais une idée. » (p. 162)

– Sur les « trophées » de guerre : « J’ai la phobie des souvenirs de guerre dont on est si friand. […] Que ceux qui veulent des souvenirs viennent donc en ramasser où il y en a. » (p. 233)

– Condamnation du bourrage de crâne et de la censure, inséparables. Les photos aussi participent au bourrage de crâne : provision de « photos de guerre » faite en temps de paix aux grandes manœuvres ; vues de la « ligne de feu » prises à 200 km en arrière dans les tranchées d’instruction (p. 109). Les civils font du « patriotisme bruyant, verbeux et ostentatoire » (p. 116). Il a conscience de l’existence d’une langue de bois (p. 307) : « Littérature que certains discours officiels et patriotiques, littérature certains articles sur l’Allemagne : personne n’y croit mais chacun se croit obligé de sacrifier à la mode. »

– Ses lectures de livres de guerre : Genevoix (admirable) ; Renaud (médiocre) ; Marcel Berger (bon document) ; Barbusse (« que je n’approuve pas »). Voir les développements dans Témoins.

– Le bonheur lorsque l’épreuve est finie, c’est-à-dire lorsqu’il est nommé interprète (p. 215 et suivantes), les petites joies éprouvées par lui comme par tous les combattants dans la même circonstance.

– Au moment des discussions des conditions de paix de 1919, lorsque s’affirment les appétits, il comprend mieux les hommes qui, dans les tranchées, l’avaient choqué par leur cynisme, un « cynisme presque général », affirmant : « Justice ! Equité ! mots creux, appât pour les pauvres diables que l’on envoie se faire crever la peau afin que les riches protègent leurs capitaux et gagnent les mines de l’Alsace. » (p. 331)

4. Autres informations

Sources :

– Voir Lettres du front…, p. 347-350.

Bibliographie :

– Leonard V. Smith, « Jean Norton Cru, lecteur de livres de guerre », Annales du Midi, n° 232, 2000, p. 517-528.

Sur les traces de Norton Cru, actes du colloque de novembre 1899, édités par Madeleine Frédéric et Patrick Lefèvre, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, 2000.

Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre, l’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.

Rémy Cazals, 12/2007

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Dantoine, Pierre (1884-1955)

1. Le témoin

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Pierre Dantoine est né à Carcassonne le 22 février 1884. La disparition précoce de son père, huissier, oblige le garçon, tout juste âgé de quinze ans, à interrompre ses études pour subvenir aux besoins de sa famille. Il est alors employé à la gare de Carcassonne où il travaille parfois de nuit. Lorsque la guerre éclate en 1914, il est mobilisé et combat au 272e RI. Il consacre alors ses moments libres à la réalisation de dessins et d’esquisses. Après la guerre, il trouve un emploi à la préfecture de l’Aude où il finit sa carrière en 1944 comme chef de bureau. Jusqu’à sa mort à l’âge de 71 ans, il ne va cesser de dessiner. Sa notoriété régionale se double de la reconnaissance officielle de son talent : en 1926, il reçoit les palmes académiques, puis est décoré en 1938 de la croix de chevalier de la Légion d’honneur.

2. Le témoignage

Si de nombreux soldats se sont mis à écrire au moment de la guerre, le témoignage de Dantoine s’inscrit pleinement dans ses pratiques d’avant-guerre : observateur, il croque ainsi, déjà avant 1914, scènes de rue, personnages pittoresques et figures originales de la vie politique locale et internationale. Nombre de dessins sont déjà accompagnés de légendes en languedocien ou dans les deux langues. Dans la guerre, il multiplie les dessins de soldats ou de civils. La correspondance est aussi l’occasion d’envoyer des nouvelles sous une forme qu’il affectionne particulièrement : le dessin humoristique. Cette anecdote, rapportée par Le courrier montre que son activité n’est pas née après-guerre : « Au moment de la mobilisation, en 1914, il demande à sa famille qu’on lui envoie du gros tabac de troupe, car c’est un grand fumeur de pipe. Mais ne recevant rien, il envoie une carte sur laquelle il gribouille un dormeur en train de rêver à du gros tabac de troupe, avec comme légende : ‘ le rêve passe’ » (cité par Audrey Fernandez, voir bibliogr., p. 5 n. 8)

C’est principalement sous la forme de dessins humoristiques que Dantoine nous offre un témoignage de la Grande Guerre : 43 dessins sont publiés dans un recueil simplement intitulé La guerre (Fédération Audoise des Œuvres Laïques, coll. « La mémoire de 14-18 en Languedoc », n°11, 1987. Recueil déjà publié en 1932 et 1970). A quelle date ont-ils été réalisés ? Une note de J.-F. Jeanjean, extraite du recueil de 1932, laisse entendre qu’il s’agit là de dessins réalisés après la guerre : « Ancien combattant, Dantoine n’a pas eu à faire appel à son imagination toujours si vive. Cette fois, il s’est souvenu ! Son album est un document. Le caricaturiste s’est fait historien ! » Certains bon mots, pourtant, apparaissent dans des dessins réalisés pendant la guerre. Notons pour les lecteurs que les légendes en languedocien sont traduites sur le côté de chaque page, rendant ainsi la lecture accessible à tous.

A ce recueil déjà riche, on doit ajouter la compilation d’œuvres de Dantoine réalisée à l’occasion d’une maîtrise par Audrey Fernandez : à partir de 1921, Dantoine collabore à La Dépêche du Midi où il publie en 1ère ou 2ème page. Ce détail n’est pas anodin : dans un journal peu illustré, cela confère à ses images une force particulière. Par ailleurs, d’avril 1932 à avril 1940, il publie à la une du Journal des Anciens Combattants de l’Aude ; il apporte sa contribution à La Démocratie de l’Aude, un organe de la fédération radicale socialiste, dont il partageait les positions. Enfin, quelques ouvrages, revues, hebdomadaires bénéficient de ses talents. En tout, c’est près de 2000 dessins qui ont été référencés.

3. Analyse

Le témoignage que Dantoine livre sur la guerre s’inscrit pleinement, par la forme, dans les dessins qu’il réalisait avant 1914. Ainsi, comme avant-guerre, ses productions se caractérisent par une forte dimension régionale, une attention aux personnages ou aux situations pittoresques et un humour basé en grande partie sur les contrastes.

– Une forte dimension régionale : L’artiste est fermement attaché à sa région. Ses légendes en occitan sonnent comme une affirmation identitaire. Les « bons mots de la légende sont ainsi en occitan. De plus, certains dessins révèlent la communauté de rieurs que Dantoine vise en priorité, la communauté rurale. Ainsi, dans un dessin intitulé « le mildiou », deux soldats assis dans une tranchée, un masque à gaz fixé sur la tête, se font la remarque : « Aco, tèl règlario LE MILDIOU, e, Jousep ! » [« Ça, ça règlerait le mildiou, eh, Joseph ! » dans « alerte aux gaz« ]. Le mildiou désigne une série de maladies touchant les plantes, bien connues des agriculteurs.

– Des personnages et des situations pittoresques : de même qu’il caricaturait les personnages pittoresques de sa ville et de sa région avant-guerre, il s’attaque aux figures emblématiques de la vie dans les tranchées comme les cuisiniers, colporteurs de bruits et rumeurs en tout genre [« le tuyau »] Les situations pittoresques se trouvent également mises en scène, à l’image de ce soldat, aux prises avec un des « ânes des tranchées » [dessin du même nom].

– Dantoine, attentif aux contrastes et aux quiproquos : beaucoup de dessins se déroulent dans le contexte de la gare, point de rencontre entre le front et l’arrière, que le soldat emprunte pour rejoindre sa famille en permission ou, une fois celle-ci terminée, pour quitter les siens et retrouver ses frères d’armes [« le cafard »]. C’est également un lieu de rencontre entre les civils et les combattants [Vos quarts… bouillon ! Bouillon ! »] ou un lieu de confrontation entre ces derniers et les embusqués [« en attendant le train des permissionnaires »]. Attentif aux contrastes, Dantoine en a donc fait un lieu récurrent dans son œuvre.

Il aime jouer, en effet, avec les malentendus qui naissent du contact entre deux mondes, entre deux langues : entre l’occitan savoureux des soldats du midi et le français des officiers [« le filon »]. Le vocabulaire militaire peut aussi être mal compris par les combattants, « civils sous l’uniforme » [« système D »] et par les civils eux-mêmes [« la morale de la guerre »].

L’humour de Dantoine réside dans ces contrastes. Mais il bénéficie aussi de la simplicité de ses coups de crayons qui suffisent à faire reconnaître un lieu ou un personnage. Le regard du spectateur glisse ainsi sur la forme pour le concentrer sur le fond : la guerre. Comment la dépeint-il ?

Il dessine des instants comiques aux accents réalistes. Ces tranches de vie campent une guerre à hauteur d’hommes. Ainsi : « le combattant a des vues courtes… mais parce que ses vues sont étroites, elles sont précises ; parce qu’elles sont bornées, elles sont nettes. Il ne voit pas grand chose mais il voit bien ce qu’il voit », écrivait un capitaine pendant la guerre (Kimpflin Georges, Le premier souffle, Paris, Perrin, 1920, pp. 12-14). Dantoine a vu, et ce qu’il donne à voir de la guerre s’en ressent : il présente toujours l’espace des tranchées comme un univers limité et clos qui correspond au champ de vision des soldats.

– Un décor qui en dit long : les tranchées sont tantôt inondées [« le mouillage »], tantôt bouleversées et encombrées comme après un bombardement. Un certain nombre d’objets sont dispersés et leur récurrence en fait des symboles de la guerre. Ils prennent valeur de métonymie : la partie est prise pour le tout. Ainsi, troncs calcinés, armes brisées, fils de fer, rats, cadavres, suggèrent, au fil des pages, par leur répétition, la violence qui s’abat sur les paysages et les hommes [voir par exemple « nouveau secteur »]. Les soldats semblent évoluer dans cette atmosphère, comme résignés à vivre dans ces conditions difficiles. Dans cet univers de mort, Dantoine éclaire avec tendresse leur humanité.

– Sous l’humour, des hommes … Les soldats sont croqués avec tendresse, et leurs souffrances transparaissent sous l’humour : la boue, par exemple, dont tant de combattants ont souffert durant leurs années de guerre, est ici vue au miroir de l’enfance [« attendrissement »] ; de même évoque-t-il, sous couvert de l’humour, l’angoisse avant l’attaque [« l’heure H »], les secteurs agités [« corvée de soupe »] et les bombardements meurtriers. Les échappatoires à la guerre, fréquemment rencontrées dans les témoignages, sont également évoquées [« unis comme au front »].

– Des soldats civils sous l’uniforme : Les soldats restent, dans les dessins de Dantoine comme dans nombre de témoignages, des civils sous l’uniforme. Ainsi, les hommes restent marqués par leurs origines géographiques (rappelons qu’ils s’expriment en languedocien) et sociales (nombre sont issus du monde rural) [voir « Kamarad ! »]

– Des cibles privilégiées : « stratèges de l’intérieur », embusqués : le regard sur l’arrière est sans complaisance. Dantoine y trouve ses cibles privilégiées : il dénonce le bourrage de crâne [« le communiqué »], épingle le ridicule des stratèges de l’intérieur et égratigne à de nombreuses reprises les embusqués [« en attendant le train des permissionnaires »].

Signalons avant de conclure que si l’activité d’écriture s’arrête pour de nombreux soldats avec la démobilisation, Dantoine poursuit son travail auprès de divers journaux, revues, etc. Ses dessins offrent donc, là encore, un regard éclairant sur la politique française et internationale et sur la société d’après-guerre. Ainsi apparaissent sous son crayon trois figures récurrentes – les nouveaux riches, les militaires et les femmes – qui témoignent tous de la mutation de la société française dans l’entre-deux-guerres.

L’œuvre de Dantoine est, à l’image des anciens combattants, fortement marquée par ses années de guerre. Ce témoignage nous offre un très riche regard, celui qu’un observateur fin, très attaché à sa région, porte sur la société et les évènements marquants de son temps. En ce sens, il se rapproche sensiblement des témoignages de combattants (lettres, carnets et souvenirs notamment) qui sont autant de regards subjectifs sur la guerre. Une source extrêmement riche, donc, tant par la forme que par le fond.

4. Autres informations

– FERNANDEZ Audrey, Dantoine, un caricaturiste audois (1884-1955), mémoire de maîtrise (dir. R. Cazals), Université Toulouse le Mirail, 2003, 2 tomes. [A noter que le second tome rassemble un grand nombre d’œuvres de l’artiste.]

– Le colloque de Carcassonne Traces de 14-18, Les Audois, 1996 présente un certain nombre d’illustrations du dessinateur en couverture et dans un cahier couleur.

– Le site du Crid 14-18 présente une page de dessins de Dantoine.

Cédric Marty, 12/2007

Complément : le livre collectif dirigé par Caroline Poulain, Manger et boire entre 1914 et 1918, Bibliothèque municipale Dijon & Snoeck, 2015, reprend quatre dessins de Dantoine dans l’article « Les saveurs du village, la réception des produits du « pays » par les hommes des tranchées ». La revue Infoc, de l’Institut d’Etudes Occitanes de Toulouse, donne une chronique « Barthas illustré par Dantoine » dans ses numéros 346 à 352 (année 2016).

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Clavel, Marcel (1894-1976)

1. Le témoin

Marcel Clavel vient d’une famille assez aisée et très instruite et cultivée. Son père est percepteur à Toulouse. En juillet 1914, Marcel est admis à l’Ecole Normale Supérieure. Il est mobilisé le 5 septembre et rejoint le 15e RI à Albi. Puis il part près de Pézenas pour suivre une formation d’officier réservée aux élèves des grandes écoles. Le 5 décembre, il est promu sous-lieutenant et affecté au 164e régiment d’infanterie. Sorti premier du peloton d’instruction, il part pour le front le 10 janvier 1915, à Ypres, pour une période de deux ans et demi, dans une unité de première ligne, le 81e RI de Montpellier. Le 8 juin 1915, il est nommé lieutenant. Le 10 octobre 1915, il est promu au grade de capitaine.

Il a reçu trois citations, la première pour les attaques de mars 1915 à Beauséjour, la seconde pour l’offensive de septembre 1915 dans les secteurs de Souain et de Tahure, et la dernière pour les attaques de Thiaumont en août 1916, où il a été blessé à l’épaule gauche. En 1917, il part, en tant qu’officier détaché du 81e RI, s’occuper de l’instruction de divisions américaines. Le 25 février 1919, il est démobilisé.

Il part à Oxford pour préparer un diplôme sur l’armée anglaise vue par Kipling. En 1920, il retourne à l’Ecole Normale pour passer l’agrégation d’anglais, qu’il obtient brillamment, et il est nommé chevalier de la Légion d’Honneur à titre militaire pour faits de guerre. Il débute sa carrière à l’université de Michigan aux États-Unis en tant qu’agrégé d’anglais détaché. Pendant quatre ans il rédige sa thèse sur Fenimore Cooper. En 1925, il revient en France, il est d’abord nommé au Grand Lycée de Marseille, puis il devient professeur de langue et de littérature anglaise à la faculté des Lettres de l’université d’Aix-Marseille. Il est proposé pour le grade d’officier comme chef de bataillon d’infanterie attaché à la mission de Liaison auprès de l’Armée britannique en 1940. Plus tard, il quitte l’armée comme lieutenant-colonel de réserve.

2. Le témoignage

– Lettres et cartes originales : Archives départementales de la Haute-Garonne, sous-série 1J 181 (710 pièces).

– Deux versions dactylographiées de la correspondance, intitulées Ultime témoignage sur la première guerre mondiale par un conscrit de la classe 14, normalien de la promo 14 à l’Ecole normale supérieure, agrémentées de documents divers : Archives départementales de la Haute-Garonne, sous-série 1J 182 ; Bibliothèque municipale de Toulouse (598 p.).

– RIONDET Aurore, « Ultime témoignage sur la Première Guerre mondiale par un conscrit de la classe 14 » : La correspondance de Marcel Clavel (1914-1917), mémoire de Master 1 sous la direction de Rémy Cazals, Toulouse II Le Mirail, 2006, 276 p (144 p. de lettres retranscrites).

3. Analyse

(Référence aux pages du mémoire d’Aurore Riondet)

Expérience combattante :

– découverte de nouvelles régions et des populations locales : p. 199-200,

– sur l’ingéniosité des Belges et leurs coutumes, voir la lettre du 21 janvier 1915, p. 75.

– descriptions précises des secteurs occupés : p. 200,

– pour une description d’une tranchée et des informations sur son organisation, voir la lettre du 23 janvier 1915, p. 76

– vie quotidienne dans les tranchées (conditions de vie, temps de détente et repos) : p. 201-203,

– sur le travail incessant dans les tranchées, voir la lettre du 30 octobre 1916, p. 179.

– rôle du chef (moral combattant, privilèges, courage et protection) : p.204-207.

Sentiments d’un jeune combattant :

– relations familiales (lien affectif, demandes d’informations, sentiment national) : p. 209-211,

– sur son enthousiasme à partir sur le front, voir la lettre du 7 septembre 1914, p.49.

– perceptions de la violence (perte de camarades, force morale, soutien spirituel) : p.212-215,

– sur la douleur de la perte d’un camarade proche, voir la lettre du 17 août 1916, p.172.

– perception des « autres » (rapports avec le Commandement, avec l’ennemi, avec les civils), p.216-219,

– sur l’attribution des récompenses militaires, voir la lettre du 17 août 1916, p. 173.

4. Autres informations

– Registre matricule : Archives départementales de la Haute-Garonne, série 5416W6.

Historique du 81e Régiment d’Infanterie (campagne 1914-1917), par le caporal Gabriel Boissy, 1918, aux Impressions Mistral Cavaillon, numérisé par Lucie Alle, consultable sur www.1914-18.org, rubrique Historiques-Régiment d’infanterie.

– Documents relatifs à la vie de Marcel Clavel (articles, brochures…) : Archives départementales de la Haute-Garonne, sous-série 1J 183.

Aurore Riondet, 12/2007

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Castan, Jérôme (1893-1980)

1. Le témoin

Jérôme Castan est né le 13 décembre 1893 au Passage d’Agen, au bord de Garonne. Issu d’une famille modeste, il a suivi une scolarité un peu plus avancée que le commun des enfants de l’avant-guerre : reçu au certificat d’études, il poursuit encore deux ans à l’école pratique de commerce et d’industrie, rue Lacanal à Agen, avant d’intégrer en 1908 la Société Générale. Employé de banque, il passe devant le conseil de révision une première fois en 1913. Ajourné, il repasse devant le conseil en avril 1914 sans succès pour être finalement récupéré par l’armée en octobre 1914. Mobilisé en décembre de la même année au 78e RI de Guéret (Creuse) comme simple fantassin.

2. Le témoignage

Publié dans la Revue de l’Agenais (n°1, 2008), son « journal de route » commence le 18 décembre 1914, jour de son départ pour Guéret et le 78e régiment d’infanterie. Ses carnets ont suivi secteur après secteur l’itinéraire du combattant Castan, entre poche et musette. Un autre carnet, rouge celui-là, propre, d’une taille plus importante, aucunement abîmé, porte une autre écriture. Jérôme dans le calme a « reclassé par ordre les différentes phases de [son existence] pendant la guerre ». Les quelques paragraphes de « présentation » de ces notes sont datés du 25 juillet 1916 : Jérôme est alors au front, dans un secteur « d’une tranquillité absolue » comme on peut le lire dans ses petits carnets de route. Une rupture dans l’écriture entre février et juin 1917. Puis continuité jusqu’au terme de la guerre. L’écriture de ce carnet rouge ne correspond pas exactement à l’écriture du temps de guerre : lorsqu’il arrive à Verdun et monte pour la première fois aux tranchées, il écrit : « Dans la nuit du 6 au 7 avril [1916] émotionnés nous aussi de prendre part à la partie gigantesque qui se joue, nous allons prendre position ». Aucun passage de ses petits carnets ne mentionne cette réflexion. Jérôme a donc transcrit un sentiment peut-être ressenti sur le moment mais qu’il n’avait pas noté : sa double écriture se complète alors, plus qu’elle ne s’oppose.

Son parcours démarre au front en avril 1915 dans une compagnie de son régiment sur la ligne de feu. Puis, comme des millions de soldats devenus combattants, il parcourt les différentes parties du front, de secteur calme en secteur actif : la Meuse, l’Artois, Verdun, l’Aisne, la Somme, la Champagne. En novembre 1917, il part pour l’Italie soutenir les troupes transalpines et y reste jusqu’à la fin du conflit.

3. Analyse

Son témoigne apporte le regard d’un « col blanc » sur la guerre, témoignage assez rare dans la masse de ceux qui ont été publiés. Si beaucoup de thèmes bien connus sont évoqués ou absents (la violence donnée par exemple), la camaraderie revient très souvent au fil de son journal. Au front, les soldats n’hésitent pas à faire plusieurs kilomètres pour se rendre dans l’unité où se trouve un compatriote, connu d’avant guerre. Joie des retrouvailles d’autant plus grande que les hommes peuvent alors évoquer la vie au pays. Importance aussi des camarades de la classe : « J’ai la joie de retrouver bon nombre de camarades qui nous avaient précédés ». Entre autre l’ami Candelon. Et c’est une déception lorsque les amis ne sont pas versés dans la même compagnie. Jérôme ne manque pas d’écrire en arrivant dans sa nouvelle escouade en avril 1915 : « Bonne impression des nouvelles connaissances ». Il s’agit d’un aspect important de la vie des soldats au front : se savoir bien entouré, pouvoir s’inclure dans le groupe, notamment quand on arrive après la mobilisation d’août 1914 et la première constitution des unités, et que l’on fait partie des « bleus » (ici de la classe 1915).

Des notes intéressantes sur le traitement des tombes des camarades et sur la vie des soldats français en Italie.

Alexandre Lafon, 12/2007

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