War hent ar gêr Sur la route de la maison
Hen ivez, pell a oa, a verve gant ar c’hoant da lâret, ha hepdale, kenavo d’ar Boched.
Lui aussi, depuis longtemps, bouillait du désir de dire sans délai kénavo aux Allemands.
1. Le témoin
À la mobilisation, Michel Lec’hvien est cultivateur dans la ferme de son père à Kermestr (Ploubazlanec, Côtes d’Armor). Il rejoint à 24 ans le 3e régiment d’artillerie à pied de Cherbourg, puis est transporté à Maubeuge pour renforcer l’artillerie de l’ensemble fortifié : il est fait prisonnier le 8 septembre 1914 lors de la chute de la place. Détenu dans différents camps, il réussit en avril 1916 à s’évader avec deux camarades et à atteindre la frontière hollandaise. Réincorporé au 3e RAP, il fait de l’instruction à Cherbourg jusqu’à son retour volontaire en ligne, avec le 105e régiment d’artillerie lourde en janvier 1918. Démobilisé en août 1919, il reprend la ferme familiale en 1921.
2. Le témoignage
War hent ar gêr – Sur la route de la maison –, sous-titré La Grande Guerre banale et exceptionnelle de Michel Lec’hvien, est un ensemble de textes publié aux éditions À l’ombre des mots en 2018 (275 pages). Le recueil a été publié à l’initiative de Marie-Claire Morin, éditrice fondatrice d’À l’ombre des mots et petite-fille de M. Lec’hvien. L’ouvrage propose deux versions du récit, avec des commentaires et explications de Yann Lagadec et Hervé Le Goff.
a. Le texte en breton est assez court, puisque ce récit d’évasion occupe 22 pages (p. 41 à p.62). War hent ar gêr est un petit opuscule paru en 1929, qui reprend avec quelques modifications mineures le texte original paru en 1928 dans l’hebdomadaire Breiz. Ce récit est signé « eul laboureur » (le laboureur), dans un hebdomadaire régionaliste modeste par son tirage mais influent par sa diffusion dans les milieux bretonnants, il veut promouvoir la langue et la culture bretonne, son autre but étant moral et religieux, voire catéchistique (note 13 p. 31, H. Le Goff).
b. Suit une traduction du récit de 1929 (p. 65 à p. 95), effectuée vers 1995 par Job Lec’hvien, prêtre et neveu de Michel, à usage familial. Cette traduction a été revue par Jef Philippe.
c. Viennent ensuite les Souvenirs d’un ancien combattant, la seconde version du témoin Michel Lec’hvien, rédigée cette fois en français vers 1970 ; ce récit a une taille plus conséquente (p. 97 à p. 153).
d. Hervé Le Goff propose un intéressant décryptage culturaliste (p. 15 à 38) et Yann Lagadec un appareil d’explication et de mise en perspective historique (p. 155 à 269).
3. Analyse
a. Le récit d’origine en breton
Dans le registre « témoignage Grande Guerre », outre la rare relation d’une évasion réussie – nous ne manquons pas de récits de captivité –, l’intérêt est ici la forme de cette narration. Il s’agit d’un texte en langue bretonne, très marqué par l’oralité, et pouvant ainsi être destiné à un jeune lectorat ; la publication dans la revue est accompagnée de quelques gravures d’illustration, la revue Breiz se voulant aussi un biais pour familiariser avec la lecture du breton ceux qui n’en étaient pas familiers (A. Le Goff).
b. Le texte d’origine traduit
On trouve ici les figures de style du conte, avec une invitation à l’écoute, et, scandant le récit, des comparaisons imagées, de la sagesse populaire, des proverbes et des dictons familiaux. Il s’agit vraiment d’un témoignage historique, nous dit le locuteur au début, car (p. 64) « ce n’est pas un conte [au sens de : ce n’est pas une fiction], ce que je vais écrire, mais une histoire vécue et véridique d’un bout à l’autre. » On peut prendre (avec autorisation de citation) cinq exemples pour exemplifier cette façon d’écrire ;
– p. 71 les prisonniers doivent abattre des arbres « Aucun salaire ne nous était donné pour notre peine. Je me fatiguai. « Si vous faites le mouton, disaient les anciens, vous serez tondus » De crainte d’être tondu trop court, je demandai à revenir à Sennelager. »
– p. 74 il se décide à préparer son évasion :
« Homme sage, avant d’entreprendre
Prends conseil tout d’abord. »
– pour fuir, il s’associe avec deux camarades, mais pas davantage (p. 75) : « Nous étions maintenant assez de trois. Il ne fallait pas trop publier le désir qui était dans notre esprit. Car, comme disent les Léonards :
La poule perd son œuf
Qui chante trop après pondre. »
– arrive le jour favorable (3 avril 1916) : « le vent était bon, il était temps de vanner. »
– puis pour clore cette première partie de l’évasion (p. 80) :
« Kenavo, ferme de Kamen,
Kenavo, gardien inattentif !
Demain, devant ton maître,
Tu feras une danse sans sonneurs ! »
Alain Le Goff précise que le frère de l’auteur, l’abbé Pierre-Marie Lec’hvien, un des principaux animateurs de la revue Breiz, a fait ajouter dans livret de 1929, avec l’accord de son frère, la phrase prosélyte finale (réussite totale de l’entreprise, fin du récit): « Le lendemain, dimanche des Rameaux, avec mon père (…) j’étais dans mon église paroissiale à la grand’messe, remerciant le Seigneur Dieu, la glorieuse Vierge Marie et Madame Sainte Anne. »
c. Souvenirs d’un ancien combattant
En 1970, Michel Lec’hvien réécrit en français une nouvelle relation de son épopée (terme impropre car – en breton comme en français – le propos est très sobre). La trame est identique, mais l’ensemble est bien plus détaillé ; ainsi, la période qui va de la mobilisation à la capture à Maubeuge occupe une page en 1929 et cinq dans le récit personnel et non publié de 1970. Le style est factuel, descriptif et exempt de toute l’oralité du texte d’origine. On peut constater que les éléments centraux sont à peu près identiques, mais le temps ayant fait son œuvre, la faim ou la brutalité des Allemands sont atténuées dans le second récit : (p. 110) « Des colis arrivaient de France, de nos familles, ce qui nous permettait de tenir sans trop de mal. » L’évasion devient possible parce que l’auteur va travailler à l’extérieur dans des fermes, et il signale y avoir été bien traité. De même il est intéressant de constater qu’en breton (1928 et 1929), si l’auteur utilise « an Alamaned » (les Allemands) et « soudarded an Alamagn » (les soldats allemands), il cite à plusieurs reprises « ar Boched » (les Boches) : ce sobriquet méprisant a disparu sous le trait de l’auteur en 1970, de même que dans la traduction du texte breton par Job Lec’hien en 1995, on voit ici qu’avec le temps, la Mémoire prend le relais de l’Histoire, en arrondissant les aspérités.
La préparation de l’évasion est minutieuse, et M. Lec’hvien explique comment il a trouvé des conseils avant de se lancer dans ces 75 km à vol d’oiseau qui le séparaient de la frontière (4 jours de marche de nuit, p. 113) « Ceux-là qui étaient repris, se voyaient les vêtements marqués. Habituellement sur la manche de la veste-capote, était cousu un tissu à couleur vive, rouge écarlate, vert cru, bleu, jaune. Cette façon de procéder était de la part des Allemands une lourde erreur. En effet, qui pouvait fournir des renseignements précis à ceux-là qui songeaient à s’évader, sinon ces évadés repris ? Ils pouvaient être considérés à juste titre comme des « professeurs d’évasion ». » Ils sont chaleureusement accueillis par les Hollandais, avec pain blanc à profusion et gestes amicaux (p. 131) : « L’un d’eux nous photographia parmi un groupe de soldats [hollandais] et, nous demandant nos adresses, nous promit de nous envoyer à chacun une photo, il tint parole. » Il n’a pas été possible de retrouver cette photographie en 2016.
d. contribution savante
Yann Lagadec apporte des éclairages sur ce témoignage ; il reproduit l’article de L’Éclaireur du Finistère (p. 158) qui évoque l’évasion réussie, et qui insiste sur les informations rapportées par les fuyards sur la situation en Allemagne (p. 169, exemplaire du 29 avril 1916) : « La garde des camps est confiée à des territoriaux et à des réformés qui sont nourris comme les prisonniers. C’est une preuve qu’en dépit des fanfaronnades du chancelier, les vivres n’abondent pas en Allemagne. ». Il croise aussi le texte de M. Lec’hvien avec des récits de prisonniers et d’évadés bretons et note par exemple que sur le plan matériel, l’installation de l’électricité dans les baraquements (avec interrupteur extérieur) impressionne les prisonniers (p. 203 note 70) : « Pour ces ruraux bretons, le fait d’être éclairés à l’électricité n’a rien de banal. »
Les motivations profondes des trois évadés sont difficiles à éclairer, mais c’est revoir les siens et la Bretagne qui domine ; la volonté de reprendre le combat n’est pas évoquée et Y. Lagadec n’a trouvé pour cette motivation qu’un seul cas de figure avec un interné civil qui n’avait jamais vu le front (p. 222) ; il se dit en désaccord avec Stéphane-Audouin-Rouzeau et Annette Becker (« Oubliés de la Grande Guerre, 1998, p. 126 et 127, et « 14-18 Retrouver la Guerre », 2000, p. 119), qui proposent la généralisation selon laquelle les prisonniers brûlent de s’évader pour des raisons patriotiques et pour poursuivre le combat (p. 119) « le désir logique du capitaine de Gaulle comme de celui de l’immense majorité des prisonniers est l’évasion. Car elle est espoir de retour au cœur de la guerre (…). » Selon Y. Lagadec, (p. 222, note 99) cette démonstration « ne parvient pas à convaincre à la lecture des témoignages de la plupart des évadés étudiés. »
Donc un témoignage intéressant, inscrit dans l’histoire de l’évolution rapide de la Bretagne des années Soixante. La force du témoignage de Michel Lech’vien tient dans sa concision, sa modestie-même (Y. Lagadec, p. 268), et, pour le récit en breton, dans sa forme proche du style des conteurs itinérants pour publics adultes, encore nombreux en 1914. Pierre-Jakez Hélias (« Le quêteur de mémoire », 1990, p. 267) montre que ces conteurs accueillis aux veillées avant 1914 ont progressivement été marginalisés par l’alphabétisation des publics, puis entre-deux guerres par l’éclairage électrique et la T.S.F., le poste de télévision venant achever ce processus de disparition. Peut-être Michel Lec’hvien a-t-il voulu proposer en 1970 un récit en français plus dans l’air du temps ? Si celui-ci est plus complet, on lui préférera quand même le court récit d’origine, qui mélange irruption de la modernité de la Grande Guerre et univers culturel bien plus ancien.
Vincent Suard, septembre 2025