Blunden, Edmund (1896-1974)

La Grande Guerre en demi-teintes. Mémoires d’un poète anglais. Artois, Somme, Flandres (1916-1918), par Edmund Blunden
Traduit de l’anglais par Francis Grembert
Editions Maurice Nadeau
Prix public : 25€

Le livre
Undertones of war est un classique anglais de la Grande Guerre. Salué comme le meilleur récit de son genre, ce texte a été publié à Londres en 1928. Le voici enfin traduit pour la première fois en français. Le poète Edmund Blunden y relate son expérience dévastatrice de la guerre de tranchées en France et en Belgique. Il prend part aux batailles meurtrières de la Somme, Ypres et Passchendaele, où il décrit cette dernière comme “le massacre, non seulement des soldats mais aussi de leur foi et de leurs espoirs”. Dans une écriture poétique mais sans emphase, il raconte la ténacité, l’héroïsme et le désespoir des hommes de son bataillon. Ce texte est enrichi de 31 poèmes de l’auteur composés sur le front. Edmund Blunden a été sélectionné six fois pour le prix Nobel de littérature.

À propos de l’auteur
Edmund Blunden (1896-1974) est un poète, auteur et critique anglais. Il a été professeur de poésie à l’Université d’Oxford. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été sous-lieutenant au Royal Sussex Regiment jusqu’à la fin de la guerre. Enrôlé à dix-neuf ans, il a participé à de lourdes offensives à Ypres et sur la Somme. Il a été décoré de la Military Cross.
Contact presse : Laure de Lestrange : 01 46 34 30 42 / editions.mauricenadeau@orange.fr

Extraits de critiques parues :

Aux idéologies figées de la Grande Guerre, le livre d’Edmund Blunden oppose une attention sidérante aux paysages dévastés et une empathie exemplaire pour toute forme de vie atteinte par la destruction.
(…)
Edmund Blunden ne généralise pas, n’explique rien. Le peu de vérité atteignable par sa remémoration ne semble susceptible d’apparaître qu’à travers l’exposition de singularités. Si elle comporte un enjeu référentiel direct, l’accumulation des détails concrets procure une émotion intense, déclenche la narration chez son auteur en même temps que le recueillement chez son lecteur.
(Pierre Benetti dans En Attendant Nadeau)

Il ose écrire dans la chute d’un chapitre :« Mais malgré tout, ce monde était beau » ; et cette pensée d’un survivant des combats de Beaumont-Hamel, d’un rescapé du piège de la Redoute des Souabes, d’un revenant de l’enfer de Thiepval, seul un poète pouvait oser l’écrire.
(Pierre Assouline dans La République des livres)

Ces mémoires sont d’une précision absolument démente, au taillis près, à la minute près parfois.
(Manou Farine – France-Culture – La compagnie des poètes)

Extraits de la préface (Francis Grembert) :

Inédit en français, La Grande Guerre en demi-teintes compte au rang des classiques du témoignage britannique de 14-18. Tout comme les ouvrages de Siegfried Sassoon, Robert Graves, Wilfred Owen et Vera Brittain, il n’a cessé d’être réédité depuis sa parution en 1928. Ces mémoires sont à bien des égards atypiques. La Grande Guerre en demi-teintes se démarque par son rejet du sensationnalisme et une démarche qui refuse tout didactisme. Dans cette chronique douce-amère, l’auteur a délibérément choisi l’euphémisme pour retracer son parcours de combattant. Qualifié de « long poème en prose » à sa sortie, l’ouvrage surprend par ses partis-pris, sur la forme comme sur le fond. La Grande Guerre en demi-teintes procède par la juxtaposition d’éléments disparates, reflets fidèles de la réalité. L’ironie qui s’en dégage n’est jamais complaisante. La première phrase du livre – « Je n’étais pas impatient d’y aller. » – résume bien le ton choisi pour évoquer la guerre.
La dénonciation de la guerre n’est pas son propos, du moins n’est-elle pas explicite. L’auteur préfère nous faire entrer sans commentaires superflus dans la routine de la vie des tranchées, avec ses codes, ses bizarreries et son quota de morts dans les duels d’artillerie quotidiens. Observateur scrupuleux des paysages, il s’imprègne des vergers, des marais et des maisons de Festubert et de Richebourg, des vallées dévastées de la Somme et du bourbier de Passchendaele pour les restituer avec une surprenante profusion de détails. L’art subtil d’Edmund Blunden consiste à allier les descriptions précises de villages et d’aménagements militaires à un détachement ironique permanent. Un des grands mérites de l’ouvrage est de nous montrer que le théâtre des opérations militaires n’est pas un vaste ensemble uniforme. Le combattant vit dans un secteur et non un autre. Il évolue dans des configurations de tranchées, de boyaux et d’abris à chaque fois différentes. Ce paysage temporaire est la référence unique du combattant, dont la survie dépend de sa capacité à s’adapter à un environnement hostile.
La Grande Guerre en demi-teintes est aussi, et peut-être avant tout, un livre d’une écriture dont la richesse n’est que rarement attestée dans les mémoires de combattants. On y goûte une langue généreuse, inventive, à la syntaxe méandreuse et hardie, qui n’hésite pas à puiser sans vergogne dans le riche passé des lettres britanniques. Shakespeare, Byron, Tennyson, Keats sont convoqués parmi d’autres. La réponse à la guerre est la littérature, semble nous dire Edmund Blunden. En recourant à un style complexe, nourri d’échos anciens, il affirme la persistance d’un héritage littéraire que la barbarie des tranchées n’a pas réussi à balayer.
(…) Cette volonté quasi obsessionnelle du mot juste pour dire l’indicible est ce qui fait l’originalité de ces mémoires, mélange subtil de topographie militaire, d’instants de camaraderie, de combats sauvages, d’absurdités administratives et d’érudition. L’objectif est clairement de rendre compte de la complexité de la réalité combattante et de dire la résilience des troupes. On se perd parfois dans ses longues phrases, agrémentées de chausse-trappes, de bizarreries et de ruptures en tous genres, mais cet égarement est porteur de sens : la guerre est multiple et tentaculaire, elle glisse entre les mains, mais il faut tenter de la dire.
La Grande Guerre en demi-teintes regorge de noms de camarades, qui associés aux lieux, personnalisent le récit. Les Doogan, Penruddock, Kapp, Cassels et autres Clifford ponctuent le récit et donnent lieu, au détour d’une phrase, à de petites notations qui en disent autant qu’un long portrait. Quand l’un d’eux meurt, Blunden ne s’attarde pas, par pudeur, par volonté aussi de ne pas tomber dans un pathos facile. Les « excellents compagnons » et les « parfaits amis » suffisent amplement à dire la force du lien, et le cas échéant la douleur de la perte. (…)
Tout au long de sa vie, Edmund Blunden, reviendra régulièrement sur la guerre, dans ses poèmes comme dans ses essais. Il sera nommé au poste de conseiller littéraire auprès de la Commission des Sépultures de Guerre et publiera des « poètes de tranchées » tels que Wilfred Owen et Ivor Gurney. Siegfried Sassoon affirmait que de tous les écrivains-combattants, il était sans conteste celui que son expérience combattante avait le plus obsédé. Il n’a jamais caché que la guerre le hantait et que le passage du temps n’y faisait rien. Peut-être n’a-t-il jamais vraiment compris pourquoi il avait survécu. Son jeune âge explique aussi la force de l’impact qu’a exercé la guerre sur lui. Il a tout juste 19 ans quand il arrive en France. Surnommé Le Lapin par ses camarades, en raison de sa vivacité, il possède une force intérieure que ne laisse pas supposer ce sobriquet. La Médaille Militaire obtenue pour bravoure dans la Somme sera d’ailleurs passée sous silence dans La guerre en demi-teintes. Blunden n’est jamais sorti de la guerre. Les fantômes du passé l’ont accompagné jusqu’à sa mort. La culpabilité de s’en être sorti tandis que bon nombre de ses camarades avaient laissé leur vie dans la boue continentale est une constante dans sa vie et son œuvre.
Auteur typiquement britannique, grand amateur de soirées au pub et de matchs de cricket, Edmund Blunden a bâti une œuvre de premier plan, essentiellement axée sur la poésie, la critique littéraire et les biographies. Professeur à l’université de Tokyo pendant les années 20 et à Hong Kong pendant les années 50, chroniqueur au Times Literary Supplement, ce Britannique si attaché à la culture de son pays a toujours fait preuve d’un grand souci d’universalité. Quand en 1958, il publie une anthologie de poètes de la Grande Guerre, ce n’est pas pour exploiter un filon mais bien pour dire que quarante ans après l’Armistice, avec une autre guerre mondiale venue s’intercaler au passage, ce qui s’est passé entre 1914 et 1918 reste la matrice, mystérieuse et incontournable, à partir de laquelle s’est construite sa vie d’homme et d’écrivain.

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Richards, Frank (1883-1961)

Réserviste de l’armée coloniale, Franck Richards a combattu sur le front occidental pendant toute la durée de la guerre. Il a connu de très nombreux secteurs : Ypres, Houplines, Bois-Grenier, Laventie, la Somme, Arras. Ses mémoires forment un récit alerte et riche en informations, notamment pour ce qui est des relations entre Français et Britanniques. On y trouve également beaucoup de colère contre les planqués.

Né Francis Philip Woodruff en 1883 et devenu orphelin à l’âge de neuf ans, le jeune garçon est adopté par son oncle. Après avoir travaillé dans les mines du Pays de Galles, Frank Richards s’engage dans les Royal Welsh Fusiliers en 1901. Pendant sept ans, il sert dans les forces impériales en Inde et en Birmanie, avant de devenir réserviste en 1909. Rappelé en août 1914, il se bat pendant quatre ans sur le front occidental sans subir de blessure notable.

Après la guerre, Richards doit vivre de petits boulots, des problèmes de santé lui interdisant de travailler dans les mines de charbon. Publié en 1933, Old soldiers never die a été écrit avec l’aide non créditée de Robert Graves, l’auteur de Au-revoir à tout cela. L’ouvrage donne le point de vue d’un combattant de l’armée régulière, resté simple soldat durant tout le conflit, ce qui en fait l’originalité Le succès sera au rendez-vous. En 1936, Frank Richards publiera Old Soldier Sahib, qui relate son expérience militaire en Inde.

Old soldiers never die est par certains aspects un livre de mémoires type, qui rassemble l’ensemble des thématiques de la vie quotidienne du combattant britannique de la Grande Guerre. Les cantonnements, le no man’s land, les cadavres, les aumôniers, les Françaises, l’alcool, les corvées, le chapardage, les médailles, les services sanitaires, la trêve de Noël, la nourriture, la combine, l’incompétence de l’État-major, les coups de main, les rumeurs, la prostitution, la désertion, les superstitions, la censure du courrier… rien ne manque au catalogue, ni les anecdotes cocasses ni les personnages hauts en couleur. Tout cela est inséré dans le parcours personnel d’un soldat de métier qui sait allier l’art du coup de gueule à un humour parfois cynique. Robert Graves est passé par là ! Du moins, le livre est-il très bien écrit et la crédibilité de l’auteur ne fait aucun doute. Les états de service de Frank Richards parlent pour lui. Il est l’un des seuls écrivains-combattants à s’être battu d’août 1914 à novembre 1918. Si le trait est parfois un peu forcé, les coups de colère et la dénonciation des injustices ayant cours au front nous apportent un éclairage d’autant plus précieux sur le quotidien des combattants qu’il n’est relayé par aucune idéologie, pacifiste ou patriotique.
Plus d’un critique a vu dans Old soldiers never die un des meilleurs témoignages britanniques de la Grande Guerre. Si le livre est effectivement d’une lecture très agréable, il souffre néanmoins de son regard rétrospectif et de son approche parfois didactique.

Francis Grembert, décembre 2018

L’extrait qui suit a pour thème l’alcool. L’auteur tient à rétablir la vérité par rapport à ce qu’il a pu entendre ou lire sur les fameuses rations de rhum qu’on donnait aux combattants avant un assaut.

J’ai lu dans un journal que les troupes étaient gavées d’alcool avant de monter à l’assaut. Dans mon bataillon, la quantité de rhum qu’on nous donnait n’aurait pas réussi à soûler un pou. Bien sûr, certains d’entre nous se débrouillaient parfois pour en avoir un peu plus mais la ration réglementaire était d’une cuiller et demie, et nous devions nous estimer heureux si nous en avions une entière. Le rhum arrivait en même temps que la nourriture et était remis au sergent-major de la compagnie. Si le cœur lui en disait, il se servait. Puis les sergents de section prenaient les bonbonnes pour chaque section en s’octroyant naturellement une petite rasade en passant. Parfois, les caporaux prenaient le relais et agissaient de même, si bien qu’à la fin il ne nous restait pas grand-chose. Il arrivait que des sergents de section servent le rhum eux-mêmes et la majorité de ceux que j’ai connus étaient honnêtes, mais nous en avions un dans la compagnie qui était un véritable requin. Les sous-offs et les hommes que j’ai vus ivres au combat ne l’étaient pas du fait de leur propre ration mais bien de celles des autres. Notre ration ordinaire nous était très bénéfique et nous aidait à nous réchauffer, mais celui qui en buvait davantage avant une patrouille, un coup de main ou une attaque prenait des risques. Quand il participait à une quelconque action militaire, le soldat avait besoin de tous ses esprits et la goutte supplémentaire pouvait le rendre imprudent.

Old Soldiers Never Die, Frank Richards, Faber and Faber, 1933, nombreuses rééditions, dont Parthian Books, 2016

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Duffy, Francis (1871-1932)

Pendant la Grande Guerre, ce prêtre catholique canadien a été l’aumônier du 69e régiment d’infanterie de la Garde Nationale de New York, composée majoritairement d’immigrants irlandais. Il est l’ecclésiastique le plus décoré dans l’histoire de l’armée américaine.

Né en 1871 au Canada, dans l’Ontario, Francis Duffy émigre à New York. Ordonné prêtre en 1896, il enseigne la « psychologie philosophique » au séminaire de Yonkers et édite la New York Review, que l’archevêque de New York réussit à faire interdire en raison de son contenu jugé trop « moderniste ». Nommé dans une paroisse récemment créée dans le Bronx, Francis Duffy devient également aumônier militaire, ce qui lui vaut d’accompagner les troupes américaines lors de la guerre hispano-américaine de 1898 à Cuba.

Quand le 69e régiment de New York est envoyé en France, en 1917, Francis Duffy accompagne les hommes dont il a la charge spirituelle. Après la période d’entraînement militaire, pendant laquelle il célèbre de nombreux mariages, il débarque à Brest avec son régiment le 12 novembre. Le régiment rejoint les Vosges puis les secteurs de Lunéville et de Baccarat, en Meurthe-et-Moselle. Viendront ensuite la bataille de l’Ourcq, l’offensive de Saint-Mihiel, la bataille de l’Argonne puis l’occupation en Allemagne. Francis Duffy ne se contente pas d’assurer les services religieux et de veiller au moral des troupes, il accompagne également les brancardiers au cœur même des combats. Le lieutenant-colonel Donovan considère que le rôle de Francis Duffy dépasse celui d’un simple aumônier. Il est même question de lui attribuer le poste de commandement du régiment.

Les mémoires de guerre de Francis Duffy regorgent d’informations précises sur les localités françaises où stationne le 69e régiment et de commentaires sur la population civile. On y suit la vie quotidienne du régiment, avec pour fil conducteur l’esprit irlandais qui unit ces fils et petit-fils d’émigrés de la verte Erin. L’ouvrage remplit à la fois les fonctions d’histoire régimentaire et de récit personnel. Cette double orientation s’explique par la genèse du livre. Francis Duffy a en fait repris le manuscrit de son ami, le poète Joyce Kilmer, converti au catholicisme, qui avait entamé la rédaction de l’histoire du régiment avant d’être tué en 1918 au cours de la bataille de l’Ourcq. Duffy avait au départ l’intention de continuer dans la veine du manuscrit de Kilmer, mais on l’avait incité à y relater également ses propres souvenirs. Comme de nombreux autres mémoires d’aumôniers, l’ouvrage de Patrick Duffy est un témoignage très documenté qui se distingue par la qualité de son écriture.

Après la guerre, il prend en charge la paroisse de Holy Cross, à New York, et y restera jusqu’à sa mort en 1932.

Extraits :

Dimanche 17 mars 1918

Nous n’avions pas de cathédrale pour notre messe de la Saint Patrick mais le lieutenant Austin Lawrence a demandé aux médecins Jim McCormack et George Daly de me trouver un coin dans les arbres où ma soutane blanche ne risquerait pas d’être repérée. Les hommes qui en avaient l’autorisation se glissèrent hors des tranchées pour assister à l’office.
Plus tard dans la matinée, j’ai également célébré une messe en arrière, au camp New York, pour le 2nd bataillon. Là aussi nous étions dissimulés par de jeunes bouleaux sur un terrain en pente. Les hommes n’ont pas bougé quand le clairon a retenti pour signaler un aéroplane ennemi. Je leur ai décrit les anciennes fêtes de la Saint Patrick en leur disant que nous étions mieux ici. Les dirigeants de notre pays nous avaient appelés pour que nous nous battions au nom de la liberté et du droit des petites nations. Nous combattons pour cette noble cause au nom de notre pays et de l’humanité toute entière, sans oublier le cher petit pays d’où venaient tant d’entre nous et que nous aimions tous.

(…)
Après la bataille / Forêt de Fère – Août 1918
En une seule bataille, presque la moitié de nos forces a disparu. Cinquante-neuf officiers et mille trois cents hommes ont été mis hors de combat. Parmi ceux-ci, treize officiers et deux cents hommes sont morts. Les blessés graves sont nombreux. Mais en dépit de ces pertes, de la douleur qu’elles occasionnent et des maladies, les hommes sont étonnement enthousiastes. Ils ont obtenu ce qui compte le plus pour un soldat : la victoire. Et ils savent maintenant que les adversaires qui ont dû se replier faisaient partie de la célèbre Garde Prussienne, la fine fleur de la machine de guerre allemande. Le 69e a de nouveau été à la hauteur de sa réputation.
Je suis allé interroger les survivants pour la chronique que j’écris sur le régiment. Je peux avouer, tandis que je réécris ces chapitres, que j’ai dû attendre des mois pour obtenir des informations détaillées auprès des blessés. Au lendemain de la bataille, ceux qui étaient le plus en mesure de me livrer le récit des événements étaient allongés sur des lits d’hôpitaux, souffrant atrocement, mais toujours animés du courage et de la dévotion de leur race, attendant avec impatience le jour où ils pourraient reprendre leur dangereux poste au sein de leur cher régiment. Ce sont les véritables héros de la guerre. Il est facile de s’engager sur le coup de l’émotion mais l’heure de vérité sonne quand, après avoir fait face à la perspective d’une mort brutale et avoir enduré des douleurs sans nom, le combattant insiste, malgré les offres de service allégé que lui proposent des officiers prévenants, pour reprendre sa place en ligne auprès de ses camarades. Et maintenant que la guerre est terminée, rien ne me remue autant le sang que l’arrogance mesquine de certains majors qui rejetaient les requêtes de ces hommes souhaitant endosser à nouveau l’uniforme (dont beaucoup avaient été blessés plusieurs fois).

Francis Grembert, décembre 2018

Father Duffy’s Story, Francis Duffy et Joyce Kilmer, George H. Doran Company, New York, 1919
Duffy’s War: Fr. Francis Duffy, Wild Bill Donovan, and the Irish Fighting 69th in World War I. Stephen L. Harris, Potomac Books, Washington, 2006

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Rama, Auguste (1883-1973)

Le livre d’Auguste Rama, Souvenirs 1914-1919, Une traversée de la Grande Guerre (2018) fait partie des ouvrages produits par la piété familiale. Il est disponible chez ses petits-enfants : cecilerama@laposte.net.
Auguste Rama est né à Quintenas (Ardèche), près d’Annonay, dans une famille paysanne. On comprend qu’il est catholique et qu’il a reçu une certaine instruction qui lui a permis de devenir imprimeur à Romans en 1911, associé avec ses frères. À 80 ans, il a écrit 700 pages de souvenirs ; les p. 433 à 565 concernent la période de la guerre ; ce sont celles qui sont reprises dans le livre. S’il se souvient bien de « la vie quotidienne au front » (titre d’un chapitre), il avoue un trou dans sa mémoire en septembre-octobre 1917 (p. 210) et il place l’offensive de la Somme en février 1917. Sur les mutineries, il écrit : « Le général Pétain eut le mérite de calmer les esprits, de remettre de l’ordre au moindre prix. Mais la période avait été plus que critique. Tous les régiments d’infanterie n’avaient pas été touchés par cette vague de rébellion. Le 99e entre autres avait été épargné. Jamais je n’avais perçu le moindre symptôme. » Or Denis Rolland (La grève des tranchées, Les mutineries de 1917) signale un trouble au 99e RI le 1er juin à Œuilly.
Son mariage, prévu le 8 août 1914, ne put être célébré qu’en février 1916. Il décrit l’angoisse lors de la mobilisation, la pagaille à la caserne du 261e RI à Privas, les départs « à Berlin ». Caporal, son état de santé lui vaut un emploi de bureau jusqu’en juillet 1916 ; il expose ses craintes d’être considéré comme un embusqué.
Il part en juillet 1916 vers le front de Verdun, au 99e RI, et il découvre « un autre monde », celui des tranchées, des bombardements, du gaz. Deux phrases significatives :
– p. 97, sous le bombardement : « cette attente de celui [l’obus] qui va peut-être vous mettre en bouillie » ;
– p. 137, avant de sortir pour une attaque : « ce dernier quart d’heure d’attente est quelque chose d’inhumain ».
Auguste Rama n’aime pas Mangin (« le nom seul de Mangin faisait frémir », p. 104). Il parle d’un « complot de politiciens » qui « manœuvrait pour faire monter Nivelle » au détriment de Pétain (p. 89). Thème repris p. 168 à propos de l’offensive du 16 avril 1917 : « Attaque voulue par le sinistre général Nivelle qui avait, grâce à des influences politiques, remplacé le général Pétain, et qui, par ambition, fit massacrer inutilement une partie de l’armée française, et de ce fait accentua le malaise et le découragement des troupes pour en arriver à la période noire des désertions, des rébellions collectives. »
Rémy Cazals, décembre 2018

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Chrétien, Alexandre (1885-1970)

1. Le témoin
Alexandre Chrétien est un cultivateur originaire de la Chapelle-Vicomtesse dans le Loir-et-Cher. Caporal à la mobilisation, il participe avec le 331e RI (Orléans) à la bataille des frontières puis au combat de stabilisation du front autour d’Avocourt. Il est à Vauquois à l’automne 1914 et reste en Argonne pendant l’année 1915. Il passe au 36e RI en avril 1916, combat à Verdun, au Chemin des Dames en 1917 puis en Flandre en 1918. Il est blessé sur l’Ailette (Aisne) en octobre 1918 et finit la guerre à l’hôpital. Diminué physiquement, il cherche d’abord une charge de facteur, puis se résout à revenir à la terre: il cultive jusqu’à sa retraite sa petite exploitation de 5 hectares.
2. Le témoignage
Un paysan dans la Grande Guerre, Mémoires d’Alexandre Chrétien 1914 – 1919, a paru aux éditions Sutton (2017, 316 pages), avec une préface de Jean-Marc Largeaud, Maître de Conférences en Histoire Contemporaine à l’Université de Tours. Il s’agit de la publication d’un manuscrit, lui-même reprise de carnets rédigés au jour le jour et aujourd’hui disparus. Alexandre Chrétien prend des notes dès son service militaire (1907), et trois cahiers, achevés en 1958, subsistent aujourd’hui. L’auteur n’a pas le certificat d’études, mais la préface nous apprend qu’il a le goût de l’écrit, et qu’il a suivi les cours pour adultes donnés dans son école communale jusqu’à ses 18 ans. A l’occasion d’une exposition, J. M. Largeaud a découvert le texte et a convaincu la famille de l’intérêt d’une publication.
3. Analyse
Le récit d’Alexandre Chrétien est assez dense, il en élague de lui-même les longueurs à partir de la fin de 1914 « j’ai cessé d’écrire jour par jour et n’ai marqué que les journées intéressantes. » (p. 60). Il reste caporal presque toute la guerre, ne passant sergent qu’en juillet 1918 ; bien noté, il attribue sa stagnation à une inaptitude à la marche révélée dès l’époque de son service militaire. Enfin promu sergent, il souligne l’intérêt financier que cela représente pour lui.
Le combat
Le combat le plus dur est sans conteste Verdun (« jours de souffrance »), ce sont des pages impressionnantes. Il participe, avec le 36e RI, à l’attaque de Mangin sur Douaumont (mai 1916) : il décrit « au ras du sol », à l’échelle de l’escouade, un assaut inséré dans une action globale qu’on ne comprend pas : les hommes, hachés par les violents barrages d’artillerie et les mitrailleuses, s’immobilisent dans des ébauches de tranchées. Il raconte une corvée sous les rafales, et après une odyssée pour trouver de l’eau et revenir, on leur dit, dans un poste de secours avancé, que « ce n’est plus la peine de nous tourmenter pour rejoindre nos camarades que nous avions laissé à la barricade, qu’ils étaient tous tués ou blessés. » (p. 94). Le lendemain, alors qu’ils sont couchés dans un semblant de boyau, le bombardement reprend avec violence ; un obus tombe sur leur groupe de six, deux sont tués, deux blessés à demi ensevelis et deux indemnes. Ils promettent alors au caporal Paul, qui est conscient et a les deux jambes brisées, de faire venir les brancardiers. (p. 100). Arrivé dans un gourbi un peu en arrière, « J’ai raconté à ceux qui étaient là ce qui venait de nous arriver. Je ne pus m’empêcher de pleurer en parlant de mon pauvre camarade qui était resté là-bas blessé, et en me racontant cela je ne pouvais m’empêcher de maudire ceux qui avaient déchaîné cette terrible et cruelle guerre. » A cause de l’intensité du bombardement, il échoue à convaincre des hommes d’aller rechercher son ami. La nuit arrivée, il ressort seul, mais avec l’obscurité et les boyaux démolis, il ne peut rien retrouver : «C’est le cœur bien gros qu’il me fallut revenir à mon gourbi sans avoir rien pu faire pour mon camarade. » (p. 102). Il évoque rarement les Allemands dans son récit, c’est un ennemi un peu désincarné. A proximité des Eparges, en septembre 1916, on note une ébauche de trêve, elle a lieu depuis un petit poste, et on s’envoie des messages froissés autour de pierres, mais les deux partis hésitent à monter sur le parapet. « Des officiers sont venus à notre poste voir ce qui se passait. D’aucuns en riaient, d’autres ne trouvaient pas cela bien prudent; » (p. 173). Cela dure toute une journée puis l’auteur, ayant compris que son sergent prépare une fusillade sur des Allemands à découvert, décide de mettre fin aux communications en tirant sur leur parapet, mais cela aussi pour des motifs pratiques : « Notre petit poste risquait de se faire retourner par les torpilles ce qui nous ferait sûrement plus de mal que nous en aurions fait à nos voisins d’en face. » (p. 174).
A l’arrière
L’auteur est hospitalisé deux fois, d’abord pendant le dur hiver 1914 à Vauquois : terrassé par de fortes fièvres et évacué, il est pris de délire, fait l’objet de moqueries répétées de la part des malades et des infirmiers, il les traite de bandits ; il retrouve la raison lorsqu’il peut rencontrer un aumônier qui le confesse. Il raconte plus tard, en détail, ses longues phases d’hospitalisation en 1918 et 1919, à la suite de sa blessure à la tête. Après sa première hospitalisation, il reste près d’un an au dépôt d’Orléans pour faire de l’instruction avec les jeunes recrues (mai 1915 – avril 1916). Il n’en consigne rien, estimant « que son histoire n’est pas une histoire d’embusqué. » (p. 74).
Alexandre Chrétien évoque en détail son emploi du temps lors de ses permissions, et l’on voit que celles-ci sont essentiellement faites de visites à la famille proche et plus éloignée, avec sa femme et ses deux petites filles, ce qui n’empêche pas d’aider aux travaux des champs (moisson chez ses beaux-parents, par exemple). Il est en permission lors des manifestations du 36e RI (31 mai 1917), il signale qu’on les lui a racontées en détail mais il ne nous en dit rien. L’ambiance en octobre 1917 en arrière des lignes est particulière : « Nous traversons Fismes l’arme sur l’épaule et au pas cadencé. Les habitants nous regardent défiler d’un air triste comme s’ils se disaient : « Pauvres gars ! Vous allez vous faire tuer. » Cependant on ne voit plus de gens pleurer comme on en voyait au début. Tout le monde a l’air de finir par s’endurcir à la misère. » (p. 206). En 1918, l’auteur, transféré en Flandre pour contrer l’offensive d’avril, est séduit par les paysages et les habitants : « l’intérieur des maisons est d’une propreté remarquable. Et sur eux-mêmes, les habitants sont aussi très propres. Il y a toute différence d’avec ceux de la Meuse qui malgré cela sont aussi de braves gens qui vivent à leur façon.» (p. 241). Il dit plus loin : « Quelle différence avec l’Aisne ! » (p. 242). Il note aussi que ces habitants de la région du Nord semblent contents de les voir car « depuis trois ans ils ne voyaient que des soldats anglais. »
Les valeurs morales
Dans le fracas de Verdun, au moment de l’attaque de Douaumont, les premières lignes sont souvent discontinues et il est très facile de se retrouver dans les positions allemandes : « on aurait pu passer sans le vouloir, car cela était loin d’être mon idée [sic]. Je ne me suis jamais arrêté à la pensée d’être déserteur et de déshonorer ma famille. » (p. 93). L’auteur, catholique et pratiquant régulier, décrit les vêpres dans une petite église campagnarde, mais avec des chanteurs parisiens : « Pour un village, les offices étaient donc jolis. » (p. 56); hospitalisé, il chante des cantiques avec les sœurs ; il évoque ailleurs ses prières après avoir échappé à la mort à Verdun, et à un autre moment sa désapprobation devant le peu d’enthousiasme religieux des civils de l’Aisne : « à ces offices il y avait surtout des soldats, car les gens de Fresnes n’ont pas l’air bien religieux. Il y en a sûrement qui iraient bien à l’Eglise, mais ils ont peur que leurs voisins se moquent d’eux. » (p. 218). Ce caractère pieux n’exclut toutefois pas la malice: « il avait été convenu [c’est un pari] que si toute la 6e escouade voulait se rendre au complet à la Grand Messe du 15 août à l’église d’Orvillers, je payerais un litre de vin et trois litres payés par 2 camarades. (…) [cela se réalise] On a pu ainsi trinquer à la fraternité de la 6e escouade. » (p. 199). Logé à l’arrière du front chez des particuliers, il ne voit pas d’un œil défavorable le fait que la jeune fille de la ferme prépare des plats plus soignés à un de ses jeunes camarades (« c’est de leur âge »), mais il est choqué, lorsque dans un autre gîte, un adjudant retire son alliance pour « faire entendre mariage » (p. 224) à une jeune femme. Une partie de sa respectabilité tient pour lui à sa position de père de famille (il a deux petites filles) et à son âge «mûr» (33 ans). A ce titre, lorsqu’un jeune lieutenant le reprend sur un salut non effectué, il en est profondément humilié: « C’est vraiment honteux et dégoûtant pour un homme de mon âge, trente-trois ans, de se voir parlé et traité de la sorte par un blanc-bec pareil, par un embusqué de l’état-major, par un morveux qui n’avait peut-être pas vingt-cinq ans….[cela continue sur deux pages] », (p. 236), on sent ici dans l’écriture de 1958 renaître avec force le sentiment intact de l’humiliation et de la colère.
Dans les combats de juillet 1918, il est furieux, car au moment de faire prisonnier quelques Allemands terrés dans un abri, dans le feu de l’action, un jeune soldat de la classe 16 tue à bout portant un des hommes aux mains levées. « – Ne tirez pas puisqu’ils se rendent ! » « Ceux qui restaient vivants criaient comme des désespérés pensant qu’on allait leur en faire autant. J’en ai pris un par l’épaule pour l’aider à sortir du trou (…) En me quittant il m’a serré fortement la main comme s’il avait voulu me remercier de lui avoir sauvé la vie, et ce geste m’a vraiment touché. Il avait beau être un Boche mais il était quand-même comme moi un être humain. (…) Quand à mon poilu qui a tué l’autre, je ne lui ai pas fait de compliments. » (p. 263)
A la fin de ses mémoire, l’auteur compare la poignée d’hommes qui déclenchent les guerres à de jeunes bergers, qui pour régler un différend, ou par plaisir, « font battre leurs chiens. » (…). Quand le sang a assez coulé les bergers arrêtent le combat et aussitôt c’est l’armistice. En 1919 a été institué la Société des Nations. Comme on nous avait promis que notre guerre serait la dernière nous étions tous contents, espérant qu’avec la Société des Nations les bergers ne pourraient plus faire battre leurs chiens. Mais la S.D.N. n’a pas duré longtemps. Des ambitieux ont passé outre et des guerres ont recommencé. Comme à mon âge l’écriture me fatigue j’arrête ici mon récit. avril 1958.
Au début de l’ouvrage, J.-M. Largeaud conclut son introduction en nous disant que le texte d’Alexandre Chrétien devra dorénavant compter « au nombre des meilleurs témoignages de poilu d’origine paysanne »; en y associant P. Faury, une autre bonne surprise « rurale » de 2017, nous ne pouvons qu’adhérer à cet enthousiasme.
Vincent Suard, octobre 2018

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Bouve, Anatole (1887-1914)

1. Le témoin
Anatole Bouve est né en 1887 à Wormhout (Nord). Lieutenant de réserve, il est instituteur à Coudekerque-Branche (Nord) au moment de la mobilisation, et est marié à une institutrice. Affecté au 33e RI d’Arras, on le trouve quittant Dunkerque en bateau pour Honfleur le 29 août 1914. Au Havre, il prend en main un détachement qu’il amène vers le front par le train, pour renforcer les régiments de Dunkerque. Il effectue ensuite la poursuite après la Marne avec le 33e et combat devant Reims. Il est muté au 110e RI le 24 septembre, puis participe, à partir du 12 octobre, à l’attaque de la 2e DI sur Ville-aux-Bois – Ferme du Choléra (secteur de Pontavert). Il est tué le 17 octobre 1914.
2. Le témoignage
Des amis d’Anatole Bouve ont réalisé une copie de son carnet, et cet exemplaire est tombé entre les mains d’Hervé Bouve (pas de lien direct de parenté), qui l’a exposé lors d’une biennale de généalogie. L’original « de la copie » a été aussi en possession de Gilles Suze, son petit-neveu, qui l’a transmis au site Chtimiste en 2006. G. Suze a également documenté le site du Mémorial virtuel du Chemin des Dames en 2007 et 2008. Avec son décès en 2010, on perd la trace du document d’origine. Heureusement, il reste consultable sur Chtimiste (n°66). La période couverte par le carnet court de fin septembre au 15 octobre 1914 et la retranscription occupe environ 5 pages A4.
3. Analyse
Les quelques pages qui composent le carnet d’Anatole Bouve sont composées de mentions rapides, marquées par l’instant, elles traduisent l’expression de l’émotion d’un homme qui découvre la violence des combats. Après des appréciations enthousiastes, lors de la poursuite qui suit la bataille de la Marne (12 septembre), « Quelle belle manœuvre – quels canons – nous n’avons plus rien à faire – Les 75 déblaient le terrain, nous n’avons qu’à avancer », l’auteur fait avec ses hommes une entrée triomphale dans Reims (« que nous sommes contents !), et il éprouve un réel bonheur à constater que les Allemands ont reculé de plus de 100 km. L’ennemi a choisi avec soin ses positions de résistance, et il s’est installé sur des hauteurs et des forts derrière Reims sur lesquels les troupes de poursuite françaises viennent se briser dans des assauts infructueux à partir du 14 septembre. Les courtes notations d’Anatole Bouve prennent un rythme haletant :
14/09 (…) «C’est terrible ! Pluie d’obus toute la journée. Quelle horreur ! Indescriptible.»
17/09 « Terrible depuis quatre jours . Bétheny que nous devons tenir. Adieu – je pars à l’assaut – Soigne bien mon petit Roger (….)
18/09 (…) « Bétheny sera mon tombeau – Il faudra avec toute la famille, Parents, et beaux Parents, venir visiter le champ de bataille qui sera mon tombeau. Encore une fois, adieu à tous, et toi ma Jeanne et mon Roger, mes dernières pensées. »
Le 33e RI est relevé le 19, et le ton des notes s’apaise, avec un transfert en réserve et un repos relatif. Le 24 septembre, l’auteur passe au 110e RI. Il est en ligne devant la ferme du Choléra, et estime que « c’est un peu mieux qu’à Bétheny mais à peu près aussi terrible ». Le moral remonte et la fin du mois est marquée par des journées plus calmes. Le ton se tend à nouveau le 12 octobre : « Mauvais tabac : nous devons nous porter à l’attaque du Choléra ». L’attaque se passe plutôt bien ( 5h15 [de l’après –midi] – Nous attaquons. En avant. Encore un baiser à tous. A ma Jeanne et mon Roger, les meilleurs. Au revoir. ») Il passe la nuit avec ses hommes dans une position intermédiaire aménagée, et le moral est très bon au petit matin du 13. Il évoque l’activité intense de l’artillerie française, qui pilonne la position ennemie devant lui, avec au moins 500 obus sur un carré de 200 mètres de long sur 100 mètre de large, estime-t-il, et il en vient à plaindre les Allemands (13 octobre, midi) : « Depuis 5 h épouvantable, indescriptible. Que d’obus sont tombés sur les positions allemandes. Pauvres êtres. » Il signale le 14 qu’il est toujours en vie et que tout va bien. Le 15 octobre, il mentionne à midi un ordre d’avancer, mais qu’à 2 h ½ [14h30] ils n’ont pas encore fait un pas. Les trois dernières lignes du carnet évoquent le danger de la fusillade: « Toujours dans la tranchée sans pouvoir pousser la tête ou bien clic, clac, zi, clac, zi. Les balles sifflent. Caulier, un camionneur de chez Savergne que Mr Chavatte connaît, a reçu une balle à la tête. Ils tirent bien. »
L’auteur est tué le 17 octobre au bois de la Miette.
Donc un carnet assez court, mais dont le ton tendu, à la fois nerveux et intime, restitue de manière saisissante l’ambiance des violents combats de reprise de contact avec les Allemands après la poursuite qui suit la Marne.
Vincent Suard, octobre 2018

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Monatte, Pierre (1881-1960)

Les éditions Smolny à Toulouse (43 rue Bayard) viennent de publier, avec le soutien de la région Occitanie, le livre de Pierre Monatte, Lettres d’un socialiste sous l’uniforme 1915-1918, lettres choisies et annotées par Julien Chuzeville, 2018, 112 pages. Ces lettres sont principalement adressées à sa femme et à ses amis, Marcel Martinet et Fritz Brupbacher.
Pierre Monatte est né le 15 janvier 1881 à Monlet (Haute-Loire). Son père était forgeron, sa mère dentellière. Il a pu étudier jusqu’au baccalauréat mais a dû ensuite entrer dans la vie active à Paris, comme correcteur d’imprimerie. Il se marie en 1909 avec Léontine Valette, couturière. Il s’investit dans la CGT syndicaliste-révolutionnaire et crée La Vie ouvrière avec Alfred Rosmer, Marcel Martinet et Alphonse Merrheim.
Très hostile à la guerre, il stigmatise la participation des leaders socialistes et syndicalistes à l’Union sacrée en août 1914, notamment dans sa lettre de démission du comité confédéral de la CGT (7 décembre 1914), reprise dans le livre et dont j’extrais deux passages : « Parler de paix est le devoir qui incombe, en ces heures tragiques, aux organisations ouvrières conscientes de leur rôle. » Et : « L’alliance russe, déjà la honte de la République française, a précipité notre pays dans le gouffre. L’alliance russe et les ambitions marocaines de nos coloniaux. » Sans citer Jaurès, il s’agit là des thèmes que celui-ci répétait avant son assassinat.
Réformé, Pierre Monatte est cependant récupéré au début de 1915 et il reste sous l’uniforme jusqu’en mars 1919. D’abord en caserne au 52e RI dans la Drôme, il part vers le front avec le 252e en janvier 1916. Il connaît la vie des tranchées, puis devient signaleur télégraphiste en mai. Dans une lettre de juin 1918, il se présente comme téléphoniste à la compagnie hors rang du 62e RI. Comme tous les soldats, il écrit qu’il attend avec impatience son courrier, que les journaux manquent (malgré leur évolution, il préfèrerait lire L’Humanité et La Guerre sociale – mais il ne dit rien du parcours de Gustave Hervé) ; il parle du temps qu’il fait, de la boue, d’une vie presque animale.
Mais il y a autre chose. Les sentiments pacifistes et internationalistes s’expriment dans ses lettres à ses amis zimmerwaldiens. Son réseau est constitué d’un noyau de militants fiables, mais il pense que peu le sont vraiment. Autour, il mentionne Albert Thierry (voir ce nom dans le Témoins de Jean Norton Cru et dans le présent dictionnaire), Léon Werth (Témoins), Romain Rolland et Jeanne Halbwachs (voir la correspondance de Marie-Louise et Jules Puech, notices dans le présent dictionnaire). Il pense qu’une minorité « se constitue silencieusement » contre la guerre (1er août 1915), mais qu’il ne faut pas se laisser entraîner par l’imagination et que l’avance se fait au « pas de tortue » (27 décembre 1915). Il critique Griffuelhes et Jouhaux qui ne font que recouvrir la thèse gouvernementale « d’oripeaux révolutionnaires » (17 avril 1916). Il se réjouit de la révolution russe et annonce la scission du mouvement ouvrier.
Il est bien placé pour observer l’attitude des soldats qui, tous, désirent la paix, mais (14 juillet 1915) : « Ce n’est pas tout de la désirer, faudrait voir et accepter les moyens de la réaliser. Ils n’ont pas l’air de le soupçonner même, malheureusement. » En lisant cela, je pense aux remarques d’André Loez sur la faible participation des hommes aux mouvements sociaux et aux mutineries.
Après la guerre, Monatte relance La Vie ouvrière. Il adhère au PCF en 1923 et son attitude critique le fait exclure en 1924. Il fonde la revue La Révolution prolétarienne. Il prend sa retraite de correcteur d’imprimerie à 71 ans.
Rémy Cazals, octobre 2018

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Tort, Alphonse (1889-1974)

Né à Vinassan (Aude) le 19 mars 1889, fils d’instituteur. Lui-même entre à l’école normale de Carcassonne. Service militaire au 122e RI de Rodez de 1910 à 1912. Sergent. Instituteur à Bizanet de 1912 à la guerre. Blessé le 22 août 1914 aux environs de Lunéville (voir la notice Edouard Ferroul dans ce même dictionnaire). Alphonse est soigné dans cette ville. Lors de l’arrivée des Allemands, il est capturé et envoyé au camp d’Ohrdruf. Sa mère meurt pendant sa captivité. Après la guerre, il reprend un poste d’instituteur dans l’Aude, à Coursan, où il termine sa carrière comme directeur d’école, de 1937 à 1946. Il passe ensuite une retraite active dans son village natal.
Le livre que lui a consacré sa fille constitue aussi un témoignage sur la personnalité de celle-ci, sur la méthode mise en œuvre. Elle a utilisé des lettres originales d’Alphonse, des souvenirs de ses paroles et récits, le JMO de son régiment, diverses lettres de parents ou de camarades l’ayant vu blessé. Elle y a ajouté des poèmes de son cru, produits de cette démarche de piété familiale.
Les témoignages principaux portent sur le départ en 14, sur le séjour à l’hôpital, et surtout sur l’attente de nouvelles de sa famille qui craignait sa mort. Ce sont des éléments à prendre en compte dans l’attention que portent les historiens aux souffrances des hommes et des femmes.
* Simone Tort-Dubois, Rouge Garance, 2018, 174 pages, nombreuses illustrations. On peut se procurer le livre chez l’auteur : Simone Tort-Dubois, BP 15, 29 rue de la République, 11130 Sigean.

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Staquet-Fourné, Roger (1886-1968)

1. Le témoin
Roger Staquet, ancien élève de l’Institut Catholique d’Arts et Métiers, est au moment de la mobilisation ingénieur à Loos (faubourg de Lille) dans la grande usine textile Thiriez. Maréchal des Logis au 29ème Régiment d’artillerie, il est promu sous-lieutenant en 1915 et lieutenant en 1917. Son unité combat dans différents secteurs du front pendant le conflit, notamment en Flandre en 1914, en Artois en 1915, dans l’Aisne et à Verdun en 1917. Il est muté au 235ème Régiment d’Artillerie en avril 1917 et l’année 1918 le voit davantage dans des missions de liaison avec l’Etat-Major de sa division, au sein de l’A.D. 165 (Artillerie divisionnaire de la 165ème D.I.). Démobilisé en Allemagne en avril 1919, il reprend immédiatement son travail à l’usine de Loos-lez-Lille.
2. Le témoignage
Le Carnet de route 1914-1918 de Roger Staquet-Fourné (Editions Boduonia, Marcq-en-Baroeul, 2011, 467 pages) a d’abord été mis en forme dactylographiée, à partir des carnets manuscrits, dans les années soixante-dix , par le fils de l’auteur, Roger Staquet-Tamisier; la version présentée ici est la publication, sous forme intégrale, de ce travail minutieux par son petit-fils Roger Staquet-Solheid, avec un accompagnement de clichés photographiques originaux et de documents divers (reproductions du carnet manuscrit, croquis, menus…). Les carnets courent du 2 août 1914 au 7 avril 1919.
3. Analyse
R. Staquet est un homme posé, qui s’exprime avec précision. Son propos est souvent géographique, météorologique, et ses notes décrivent son emploi du temps et sa sociabilité, au front comme dans ses relations avec l’arrière. Il insiste peu par contre sur sa vie intérieure, ou sur ses motivations politiques et patriotiques.
a. En opération
Le témoignage est d’abord utile pour décrire les opérations d’août à octobre 1914, dans le Pas-de-Calais et dans la Somme, dans une guerre très mobile qui ne se fige qu’au moment de la Course à la mer. Si la batterie de R. Staquet s’en sort, à ses dires, très honorablement, ce n’est pas le cas de toutes les troupes qu’il rencontre; il critique en septembre des territoriaux débraillés, ivres et pilleurs, accompagnés de leurs femmes (12ème R.I.T.), et signale le 9 octobre que des dragons repoussent d’autres territoriaux à coups de lance dans les tranchées, en les menaçant de leurs revolvers (Hannescamps). Les troupes indigènes ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux (p. 55, 15 octobre 1914) « C’était un bon pays où nous étions bien installés et assez bien reçus, quoique les troupes marocaines l’aient complètement mis à sac et aient inondé de poux tous les cantonnements. De leur moralité, je n’en parle pas, c’était ignoble. Il logeait surtout ici des goumiers. » La description du front belge, tenu pendant 9 mois « à la côte », avec les batteries installées à Nieuport-Bains et à Coxyde, est une des parties les plus intéressantes du témoignage. Les positions sont installées dans les jardins des villas, souvent non encore pillées, avec piano et équipement de plage. Les batteries appuient l’infanterie qui mène des combats très durs, mais les positions installées dans des résidences estivales donnent une impression curieuse, où l’enfer serait tempéré d’un peu de paradis. L’ampleur des combats diminue en 1915, et en général le service laisse des loisirs qu’il faut occuper (p. 124, juillet 1915.) : « Quand on est de repos, promenade à l’échelon, à Coxyde et à La Panne, où l’on va chercher des livres, ayant beaucoup de temps à perdre. » Mais il trouve que ce sont les artilleurs belges qui manquent de sérieux, (p. 125, juillet 1915) : « J’ai vu des officiers venir de la Panne en auto vers cinq heures, tirer vingt coups et repartir dix minutes après en auto, achever l’apéritif. » Malgré la contre-batterie, réelle, le sort des artilleurs est donc ici moins dur, non seulement que celui des fusiliers-marins ou zouaves de l’Yser, mais aussi que celui des servants de batteries d’artillerie en Champagne ou en Argonne à la même époque.
En Artois, il évoque sa participation à l’offensive du 25 septembre 1915, étant à la droite des Anglais, qui attaquent Loos-en-Gohelle. De sa place d’observateur (secteur Bully-Grenay), il voit surtout du brouillard, des gaz et de la fumée et ne peut vérifier l’effet des tirs. Mis à part ces jours de combats violents, et les périodes meurtrières de contre-batterie, les jours de beau temps, lorsque l’aviation allemande d’observation travaille avec efficacité, la vie en secteur est supportable car les batteries tirent peu au quotidien (p. 156, octobre 1916 ) : « la vie continue assez calme. On tire peu. Comme on prend un jour de service sur deux à la batterie, on n’est pas malheureux. Je fais de bonnes balades à cheval avec Gontier dans les environs. ». Le 235ème R.A. où il a été muté appuie dans l’Aisne l’offensive du 16 avril 1917 vers Cormicy, mais (p. 319) « on apprend par la liaison que c’est un échec à peu près complet. Les fantassins ont été très éprouvés par des mitrailleuses restées dans le Mont Sapigneul et à la cote 108, et qui ont été démasquées à l’arrivée de l’infanterie. » R. Staquet participe aussi aux violents combats qui reprennent à Verdun à l’été 1917, et c’est l’occasion de l’une de ses rares mentions critiques, liée à un sentiment d’indignation devant des injustices répétées (p. 354, Verdun, Ravin de la Dame ) : « On a du reste l’impression qu’ici, comme pendant toutes les grandes attaques, les grands chefs, les premiers ou les derniers, se foutent totalement des poilus. (…) Qu’importe que Jacques Bonhomme se fasse tuer si les états-majors supérieurs sont à six ou sept mètres sous terre et confortablement installés. »
b. Communiquer avec les « pays envahis »
Les proches de R. Staquet sont restés en zone occupée, il n’a pas de nouvelles de sa femme Henriette et de sa mère, et il apprend la naissance de son fils juste avant l’interruption du courrier (octobre 1914). On le voit de manière récurrente se démener pour obtenir des nouvelles, jusqu’à la mesure générale permettant la correspondance avec la région occupée, (p. 220, 25 mai 1916) « On nous a avisé hier officiellement de la possibilité de correspondre avec les pays envahis. Une carte tous les deux mois : vingt mots à la fois. Quelle joie ! Je vais enfin pouvoir correspondre avec mes chers miens restés là-bas. » Ses relations, son « réseau », lui permettent toutefois d’avoir parfois des lettres plus complètes que les cartes officielles. Sa famille de Lille essaie sans succès de se faire rapatrier, puis finit par se réfugier en Belgique, dans un couvent près de Bruxelles. Les communications, un peu moins difficiles, peuvent avoir des effets pervers (22 juin 1918, p. 415) : « le 24 au soir, lettre d’E. Taquet avec une carte de maman où elle me réclame d’urgence de l’argent et me traite d’égoïste ( …) La carte de maman me porte un gros coup ; après 4 ans de bataille, de lutte et d’isolement, il est pénible de recevoir de tels messages !!! » Il en est durablement retourné, et toutes les tentatives pour faire passer de l’argent échouent. La situation s’apaise début juillet, ce qui montre que les relations épistolaires « détournées », avec la zone occupée, finissent par relativement bien fonctionner (15 jours seulement entre deux courriers), 8 juillet 1918 p. 418, « Reçu hier une lettre d’Aimé Taquet contenant deux photographies (…) Elles étaient accompagnées d’un mot écrit de la main d’Henriette, plus consolant et plus rassurant que la dernière carte de maman. ».
c. Un membre de la bourgeoisie catholique
R. Staquet a des relations suivies avec sa famille au sens large, des nordistes habitants ou réfugiés à Béthune, Montreuil (62) ou Tours, et il attache une grande importance à la sociabilité avec ses camarades, anciens de son école d’ingénieur, l’I.C.A.M. (Facultés catholiques). C’est aussi un catholique à la pratique assidue, et son journal est rythmé par la mention des nombreuses messes auxquelles il prend part, sans paradoxalement pour autant donner l’impression qu’il est particulièrement austère ou dévot (sociabilité militaire « normale », avec nombreux repas festifs). Il évoque peu son intimité spirituelle, sauf par exemple en Flandre, à propos d’un ami récemment tué (janvier 1915) : « La Sainte Vierge m’a protégé jusqu’ici, et j’espère qu’elle ne m’abandonnera pas. Je n’ai jamais oublié de la prier matin et soir depuis le début de la guerre (…).» L’auteur est un « pénitent fréquent » (Guillaume Cuchet), c’est-à-dire qu’il se confesse souvent, plusieurs fois par exemple en janvier 1916; il sert aussi la messe à l’arrière du front (p. 390, 25 décembre 1917) : « comme d’habitude, je sers la messe ». Sa piété n’est pas partagée par la troupe, dans un régiment à recrutement septentrional (9 avril 1915) : « Tous les officiers, commandant en tête, communient. Je me suis confessé et ai communié également. Par contre, on a beaucoup de mal à décider les sous-officiers et quelques hommes à venir assister à la messe ; Ils considèrent cela comme un service commandé par le commandant Leclerc. »
d. La libération
L’auteur obtient une permission dès le 13 novembre 1918 et se précipite à Lille, il est choqué par l’état des rares habitants encore présents, (p. 433, 14 novembre 1918) « Quel tableau que la figure des gens qui nous reçoivent ! Jaunis, émaciés ! On voit qu’ils ont souffert terriblement pendant quatre ans ! » Il réussit ensuite à gagner Bruxelles qui vient d’être évacuée par l’ennemi et où errent plus de trois mille évacués civils emmenés par les Allemands (p. 434) : « Manifestation en mon honneur sur la place de la gare du Midi. Plus de trois cents femmes veulent m’embrasser, de nombreux hommes viennent me serrer la main. Je suis le premier officier français arrivant à Bruxelles. » Il finit enfin par rejoindre les siens, sa femme et son fils de 4 ans qu’il n’a encore jamais vu (p. 435) : « Henriette a souffert mais se remet peu à peu, car les gens de Belgique sont moins privés que dans le Nord. (…) On parle longuement de tout le monde, de ces quatre années de misères et de souffrances. »
e Occupation de l’Allemagne en Rhénanie
L’auteur fait partie des troupes occupantes, et s’il apprécie les paysages, les villes et le vin local, il n’en est pas moins très critique à l’égard des Allemands:
7 décembre 1918: altercation avec le patron d’un établissement: « nous n’avons pas comme les vôtres l’habitude de piller et voler »
8 décembre : « les lits à l’Allemande sont réellement désagréables. »
9 décembre : « Les gens ne sont pas sympathiques »
13 décembre : « on rencontre peu de jolies femmes dans Mayence et les vêtements sont d’une tonalité bien viennoise. Les mobiliers aux étalages sont lourds et affreux. (…) Dans les magasins de chaussures, on ne voit rien, sauf des souliers à semelle de bois et des sandales. Au marché, quelques légumes. Sans avoir été aussi affamée qu’on l’a dit, la population a dû souffrir. »
R. Staquet, en voie de démobilisation, doit non sans émotion restituer sa jument aux échelons (p. 459) : « Je reverse cette pauvre Hélice au D.R.K. à Gonsenheim. Elle sera certainement bien moins heureuse là-bas qu’avec Gaudefroy. Pauvre bête, cela fait mal après deux ans de se quitter ainsi. Que va-t-elle devenir ? Surtout qu’elle est difficile, qu’elle mord… » Revenu à Lille, il clôt ses carnets en se tournant énergiquement vers l’avenir (7 avril 1919, p. 463) : « Je rentre à l’usine à six heures et demie et reprends mon ancien service. La guerre est terminée. Cela fait quatre ans et huit mois que je suis parti. Je termine ici mon journal de route. A l’usine, certaines parties remarchent ; il y a beaucoup de travail, il ne faut pas en promettre, mais en mettre. »
Vincent Suard, juin 2018

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Dondeyne, Alton (1886-1957)

1. Le témoin
Alton Dondeyne est né à Armentières (Nord). Il tient à la mobilisation un magasin de cycles à Billy-Montigny (Pas-de-Calais), et commence la guerre au 362e RI. Blessé lors de la bataille des frontières, il est renvoyé, en octobre 1914, en Belgique sur l’Yser, avec un bataillon du 162e RI. Evacué pour « dissempterie » fin décembre, il rejoint le front avec le 413e RI en mars 1915 et participe à l’offensive d’Artois de septembre 1915. A Verdun en avril 1916, il est fait prisonnier en août, et il termine la guerre en travaillant dans une usine en Allemagne. Rapatrié en décembre 1918, il est ensuite employé aux mines de Liévin et devient vice-président de l’Union Nationale des Combattants de Liévin (Pas-de-Calais).
2. Le témoignage
Les carnets de guerre d’Alton Dondeyne, communiqués par son petit-fils Gérard Dondeyne aux Archives Départementales du Pas-de-Calais, ont été numérisés, puis, grâce au protocole Wikisource – A.D.62, mis en ligne sur internet. Ce protocole (voir aussi A. Labbé pour les aspects techniques et juridiques) permet une retranscription satisfaisante (dactylographie) de l’original manuscrit, les deux documents restant consultables en regard, et donc comparables, par l’usager. Les 184 pages numérisées reproduisent un cahier manuscrit, à l’écriture suivie, ce qui fait penser à la reprise, réalisée dans les années trente, d’un ou plusieurs carnets d’origine ; le récit de guerre compte 130 pages, le reste étant constitué de citations, poèmes, chansons, puis de discours. Gérard Dondeyne a confié les mêmes documents pour numérisation au site Europeana 14 – 18.
3. Analyse
Le témoignage d’Alton Dondeyne, à l’orthographe approximative, est souvent plus « littéraire » que sobrement descriptif, l’évocation des combats vécus étant très marquée par l’émotion. L’emphase n’empêche pas un réel intérêt historique, d’abord parce que ce style, marqué par des points d’exclamation systématiques, n’est pas rare dans les retranscriptions des expériences vécues, et d’autre part parce que les apports factuels sont réels. Par exemple, il évoque pendant les combats de l’Yser, un obus qui tue quatre hommes au milieu d’un rassemblement lors de la relève (novembre 1914, p. 16) : [sic orthographe et suite] « nous ne restions plus que vingt-six et dans quel état, pâle, terreux, défaits, démoralisé, brisé de fatigue, des yeux ou une lueur de mort avait passé (…) Spontanément, nous nous embrassâmes a tour de rôle, c’était émotionnant et sublime ! Je ne puis en parler sans verser des pleurs. Ce sont des journées qu’on oublie pas !!… » .
Evacué en décembre 1914, il revient au front avec le 413e RI en avril 1915, et participe en septembre à l’offensive d’Artois à Souchez. Le récit est court et insiste surtout sur la tenue très meurtrière d’une position de crête visible de tous côtés par l’ennemi (Givenchy, cote 142), puis sur l’épisode de l’écroulement d’un abri qui emmure plus de 25 hommes (p. 30) « Une torpille tombe sur un abri, le démoli et bouche l’entrée, trente hommes sont là dedans impossible de les sauver, pour toute oraison funèbre, on met une croix à l’entrée et s’est fini. » Sur le site Europeana, on trouve un document disjoint du cahier principal et non visible sur Wikisource, c’est un brouillon de lettre destiné à Jacques Péricard ; A. Dondeyne pensait que l’auteur de « Verdun » préparait un ouvrage sur la bataille d’Artois, et il lui raconte en huit pages ce qu’il évoquait en 3 dans son journal (on ne sait pas si la lettre a été envoyée) ; si on reprend le même épisode dramatique, il est plus précis tout en restant fidèle: «un 210 bouche l’entrée de la 2ème cagna contenant 27 ou 28 hommes, les feux de barrage s’en mêle, et les maudits 77 autrichien qui vous frisent les cheveux en tirant a ras de terre, avec une rapidité déconcertante et une épreuve terrible pour les nerfs. Ce marmitage dura combien 1 H ½ 2 heures ? (…) et pendant ce temps, nos camarades de la 2ème cagnas sont enterrés vivants. Quel mort horrible toute tentative de dégagement ne pouvait que risquer des vies inutiles, et d’ailleurs, l’ordre fut donner de ne toucher a rien, ne pas se montrer le jour étant venu puisque je l’ai déjà dit plus haut nous étions vu de partout et pour toute oraison, il ne reste plus qu’à placer deux bout de bois en croix. »
La famille de l’auteur est restée dans les territoires envahis, il n’a aucune nouvelle et se ronge les sangs (p. 36, mars 1916) : « Voila donc ma permission terminée, et elle n’a pas était rose. Quel malheur ! de ne pouvoir voir les siens ! je suis navré, dégoutée, j’en arrive a souhaiter qu’une balle bien placée, me délivre de cette existence malheureuse, et d’autre part je me raccroche désespérément à la vie (…) » Il imagine ensuite, car il n’a toujours pas eu de nouvelles précises, que sa famille est déportée, probablement vers l’intérieur de l’Allemagne (p. 54, mai 1916) : « Voila : que j’apprends que les Allemands ont fait évacuer les habitants de mon pays, donc ma femme serait partis aussi , ! (…) voila donc ma petite famille errante, sans feu ni lieu, sans asile, et peut-être sans pain ! Triste, triste, ce sera donc toujours les mêmes qui souffre et qui pleure… !! »
Fait prisonnier à Verdun dans le secteur du Bois-Fumin le 1er août 1916, il est gardé d’abord à Landre (Moselle) puis rapidement mis au travail sur les arrières du front en Argonne. Il évoque un viol commis en 1914, sur la fille d’un couple d’instituteurs (p.86) : [la fille] « qui fut devant eux violenter par neuf de ces brûtes, leurs passions bestiales et criminelles assouvis les boches barricadèrent toutes les issues, et tentèrent de mettre le feu a la maison. C’est a force de soins que ces gens ont pu sauver leur enfant, qui fut malade 6 mois durant. Nous la voyons le matin, nous apportais soit du lait ou du café, ne se doutant pas que nous sommes au courant par sa mère du crime odieux qu’elle a subi. » Les faits cités sont peut-être exacts, mais il y a un sérieux doute sur le café, en zone allemande, à cette époque du conflit. L’auteur arrive au camp de Giessen fin novembre 1916 et dit que c’est la première fois depuis qu’il est prisonnier qu’il a pu manger à sa faim. Employé ensuite dans un kommando qui travaille dans une usine métallurgique, il décrit des femmes allemandes au travail (p. 105) au début 1918 « les femmes sont habillés en homme, ceux qui travaillent aux gares et aux usines portent tous le vêtement masculin complet avec casquettes, moletières, etc : Hum !… Si la situation ne serait pas si triste, on serait porté à rire, c’est plutot libertin, ça rappelle les maisons closes, et les « Claudine » de Willy ! Cela ne dit rien de bon pour la morale, de plus j’ai deja remarquer que beaucoup sont éthéromane (…).
Ce n’est qu’au début janvier 1917 qu’il reçoit des nouvelles de sa famille, il n’en avait pas eu depuis l’époque de la mobilisation en août 1914, soit 2 ans et 4 mois. Il apprend plus tard avec satisfaction, en mai 1918, que les siens ont pu passer en France non occupée. Dans le courant 1917, il signale aussi que la situation alimentaire devient de plus en plus difficile pour l’ennemi, les prisonniers bénéficiant eux d’une aide de la Croix-Rouge et parfois de colis venant des familles (p. 109, mars 1917) : « La misère devient de plus en plus grande, au point que les civils, en sont devenus a mendier aux prisonniers, c’est le renversement des rôles. »
La fin du cahier (pages 131 à 184) contient des discours prononcés par l’auteur, comme vice-président de la section de l’U. N. C. de Liévin, et les faits de politique intérieure et extérieure pèsent sur les thématiques évoquées : en 1937, l’orateur renouvelle son appel à l’unité devant l’axe Berlin-Rome et en 1938, il évoque les risques de guerre, cette « hideuse calamité qui s’acharne en Espagne et Extrême Orient ». Lors de ce discours du 11 novembre, il incrimine pêle-mêle le personnel politique de la IIIème République et les communistes, peut-être ici les anciens combattants de l’A.R.A.C. (p. 161) : « C’est nous qui avons sauvé le pays, et non les Politiciens de l’arrière, et de tout acabit, qui trouvent encore le moyen vingts après [sic], de nous laisser dans l’pétrin. Et l’on ne verrait pas comme dans certaine commune que vous connaissez bien, les combattants subir les manœuvres de la Dictature rouge, pour les faire défiler derrière les Drapeaux révolutionnaires ! » La péroraison mélange les thèmes guerriers et pacifiques : « formons le dernier carré ! et coude à coude, pour faire entendre notre voix, et celle de nos morts !
Arrière la Guerre ! Arrière la Guerre ! ce fléau de l’humanité
Pour qui les yeux des Mères Ne devraient plus jamais pleurer ».
Vincent Suard, juin 2018

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