Desagneaux, Henri (1878-1969)

1. Le témoin

Henri Desagneaux est né le 24 septembre 1878 à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne). Il fait ses études à la capitale, au collège Massillon, et devient juriste, attaché au Contentieux de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est. Lieutenant de réserve, son ordre de mobilisation prévoit qu’il rejoigne le service des étapes et des chemins de fer à Gray (Haute-Saône). Il débute la guerre dans son domaine et est réaffecté en janvier 1916 dans une unité combattante. Entre-deux-guerres, il devient conseiller municipal, adjoint au maire de Nogent, de 1920 à 1942, après une courte période de remobilisation comme chef de bataillon de réserve pour la campagne 1939-1940. Il a au moins un fils, Jean, qui publie ses souvenirs. Henri Desagneaux meurt le 30 novembre 1969.

2. Le témoignage

Desagneaux, Henri, Journal de guerre. 14-18. Paris, Denoël, 1971, 291 pages.

L’ouvrage a été traduit en anglais sous le titre A French Soldier’s War Diary, Elmsfield Press, en 1975.

Le vendredi 31 juillet 1914, à la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est, l’ambiance est mêlée d’anxiété quand survient l’ordre de transporter les troupes à la frontière. La France est menacée ; c’est le début d’une gigantesque guerre européenne dans laquelle Henri Desagneaux, alors lieutenant de réserve dans le service des étapes et des chemins de fer à Gray, devra prendre sa place. Pour l’heure, le 3 août, il assure son poste ferroviaire et prend la conduite des trains de ravitaillement. Il rapporte de suite le grand bouleversement des peuples et des choses, des hommes qui partent au front, remplaçant d’autres qui en reviennent dans des trains de blessés. Il entend les invraisemblances des bruits populaires et note les détails de la fourmilière qui l’entoure. Le 18, la mobilisation ferroviaire est terminée alors que s’engage le choc de la bataille des frontières. Le 20 août, il prend un train qui l’emmène à Badonviller et s’approche alors du front, dont il peut sentir le souffle de mort. Il rapporte ses visions de blessés et se fait le vecteur des horreurs boches inventées dans le sein populaire alors que l’ennemi recule. Mais c’est bientôt la retraite d’août, prélude à la bataille d’arrêt qui borde, en terre lorraine, la Marne.

La guerre s’est installée quand Desagneaux apprend sa nomination, à la veille de 1915, au poste d’adjoint au commissaire régulateur de Gray, puis de Besançon. Décideur, il endosse et rapporte alors les fonctions bureaucratiques mais effervescentes qui permettent l’écoulement des besoins d’une armée et le glissement des divisions. Le travail est intense mais monotone et insipide et l’année 15 se passe à compter les trains et leur contenu, hétéroclite ou tragique.

Le 1er décembre 1915, une loi prend naissance pour réintégrer dans leur arme les officiers de chemin de fer de moins de 40 ans. Le 10 janvier, il quitte son « service fastidieux et si peu récompensé ». Il est affecté au 359e RI de la 129e DI et part sans regret aucun au centre d’instruction des commandants de compagnie à Remiremont, dans les Vosges. Après des débuts difficiles – il n’est pas annoncé, n’a pas d’ordres -, il suit un mois de cours intensifs et intègre un secteur en Lorraine le 16 février 1916. Là aussi, il n’y pas de place pour lui mais reçoit toutefois une affectation à la 22e compagnie du 6e bataillon du 359e RI. L’accueil qu’il reçoit est froid et il juge sans complaisance ses nouveaux subordonnés, de tous grades, mais aussi le désordre qu’il constate. Quand éclate l’orage sur Verdun, la division est en réserve en Lorraine, sur la Seille, à Arraye-et-Han. L’activité y est peu importante et les coups de main ne servent qu’à attraper du poisson dans la rivière.

Le 31 mai 1916, c’est Verdun et le fort de Vaux dans la fournaise, domaine d’une artillerie toute puissance qui fait tout trembler, même les « gens avec la croix de guerre » ! Les nuits, les jours sont terribles ; « on vit dans le sang, dans la folie »… « A la 24e compagnie, deux hommes se suicident ». Et Desagneaux de décrire l’enfer et l’hécatombe, les blessés devenus fous qui veulent que leur lieutenant les délivrent à jamais…

Le 5 juillet, le lieutenant Desagneaux passe capitaine à titre définitif, nomination agrémentée d’une citation. Le 14, il est au Bois le Prêtre où le crapouillotage n’est pas moins virulent. Il quitte ce secteur pour une période de manœuvres au camp de Bois l’Evêque.

C’est ensuite – le 20 novembre 1916 – la Somme où une attaque est prévue puis ajournée. Dès lors, l’activité est moindre mais les conditions climatiques d’une pluie quasi perpétuelle liquéfient le moral. Le 11 janvier 1917, Desagneaux n’est pas mécontent de quitter ce secteur pour intégrer le Groupe d’Armée de Rupture, qui sera chargé, avec 400 000 hommes de réaliser une percée.

Pour l’instant et après un voyage de 42 heures, il arrive à nouveau dans les Vosges, à Corcieux, où ne règnent plus le bruit et la boue, mais le froid persiste. Il va connaître un autre type de guerre à la Chapelotte, dernier contrefort vosgien au nord du massif montagneux, en Meurthe-et-Moselle ; la guerre de mines. Le secteur est considéré comme important et le travail n’y manque pas. En effet, le colonel veut des prisonniers ; il faut donc multiplier les coups de main. Préparés à l’arrière par des officiers hors de propos, ils sont systématiquement coûteux et infructueux.

Le mois de mai le renvoie à l’exercice à l’arrière mais « l’esprit de la troupe devient de plus en plus mauvais ». Les mutineries pointent alors que le 359e monte maintenant au Chemin des Dames, à la Royère, où c’est de nouveau le règne du bombardement. Là se produiront les attaques allemandes de juin et juillet devant des troupes débandées qui refusent parfois d’attaquer (comme les 120e et 121e BCP les 22-23 juin). Les troupes environnant notre capitaine ne seront pas à la hauteur, tâche indélébile aux yeux des décideurs de l’arrière. Mais le régiment est tout de même exsangue et Pétain, grand sauveur de l’armée en dérive, se révèle à Desagneaux être une « triple brute » ! Dès lors, la rétorsion s’abat sur le régiment : les citations sont systématiquement refusées, les exercices, les revues et les brimades s’y multiplient, les hommes sont traités comme des bêtes avant la remontée en ligne à Cœuvres puis, à la fin de juillet 1917 dans le secteur de Vauxaillon où l’enfer reprend, où « il faut vous habituer à vivre dans la merde ».

1917 s’achève en travaux et en soutien de l’armée anglaise à Champs, dans la Somme, qui s’est calmée depuis son précédent séjour, terrible. Il creuse, plante des piquets ou attend, dans le froid et la neige.

1918 commence également dans le froid mais sur un autre front où il arrive le 4 février à Saint-Ulrich en Alsace. Là, il travaille encore la terre. En effet, secteur réputé calme, l’Alsace voit venir nombre de politiques et de militaires qui viennent « sur le front ». Le capitaine Desagneaux change d’affectation. Il quitte sa 21ème compagnie le 28 avril et est nommé capitaine adjudant-major, adjoint au commandant du 5e bataillon. La division retourne bientôt sur la Somme où elle reste en réserve de l’armée britannique, en alerte, puis entre en Belgique dans le secteur du Kemmel au nord-ouest d’Armentières. Là, la bataille fait rage et l’espoir d’être relevé ne s’allie qu’à l’idée d’atteindre 60 % de pertes. Les attaques se succèdent et chaque jour passé est une victoire sur la mort. Le 20 mai 1918, c’est l’attaque qui combine l’artillerie et les gaz et les heures terribles d’angoisse.

Le 11 juin 1918, une nouvelle terrible attaque, aidée de tanks, secoue le capitaine Desagneaux et sa compagnie. Les pertes sont considérables mais insuffisantes et l’été se succède en coups de mains. Cet été si terrible pour les Allemands, se passe dans l’Oise, à Courcelles. L’Allemagne lâche pied, c’est la poursuite et la continuation des attaques. Mais la division ne quitte pas le secteur, elle est en ligne depuis juin et a avancé de 30 à 35 kilomètres avant d’enfin, le 5 septembre, quitter le champ de batailles qui a vu tomber tant des siens.

Le 7 septembre, il revient en Lorraine. Les victoires françaises se multiplient et c’est là que le coup de grâce doit être donné. Après une permission de 16 jours, Desagneaux fait retour dans un régiment dissous (le 4 octobre 1918). Il est appelé à la fonction d’adjoint au colonel et est chargé de préparer les coups de mains de l’attaque de novembre, conjointe avec les Américains, soit 600 000 hommes en ligne. L’artillerie s’amasse, le général Mangin est annoncé dans le secteur, quand les plénipotentiaires allemands s’avancent dans le Nord. Il apprend dans la liesse l’Armistice et note qu’il peut maintenant dormir sans entendre le bruit du canon. Le 17 novembre, Desagneaux entre en Lorraine annexée près d’Arracourt et débute une occupation morne avant d’être démobilisé, sans joie, le 30 janvier 1919.

3. Résumé et analyse

Henri Desagneaux livre au lecteur et à l’historien un témoignage brut, dur, dense et précis, tant dans la psychologie du combattant que dans l’horreur vécue, décrite sans fard et sans autocensure. Jean Desagneaux, son fils, à qui l’on doit cette publication, nous renseigne peu sur l’auteur mais indique que ses notes n’ont subi aucune modification postérieure : « elles sont là telles que chaque jour elle furent notées sur le carnet. Plus tard le Capitaine Desagneaux en les recopiant leur adjoint des coupures de presse qui venaient les compléter ou les recouper ». Un journal aide-mémoire donc, qui permit à l’auteur de « prendre conscience de ce qu’il vivait », un moyen d’être sûr qu’il ne devient pas fou (page 8).

La première année de guerre, vécue dans le chemin de fer est une année d’attente. L’auteur est un témoin éloigné des choses du front, aussi il relaye à l’envi les psychoses et les ragots d’août 1914, à défaut d’un véritable intérêt dans l’emploi qu’il occupe. Ainsi, les deux premiers chapitres qui couvrent la première année de guerre, du 2 août 1914 au 10 novembre 1915, ne couvrent que 38 pages.

Début 1916, son affectation dans le 359ème R.I., régiment d’active, sans cesse à la peine, va plonger l’auteur dans un enfer perpétuel de mort et de souffrance. Sans souci de style Desagneaux reporte cette horreur et introduit le lecteur « in situ », dans la tranchée invivable, le froid, la boue, les gaz, les râles et le sang. Dès lors, il livre un excellent témoignage, dont on trouve des similitudes d’intensités avec celui de Dominique Richert (il passe d’ailleurs à Saint-Ulrich, village du poilu alsacien) par le réalisme des descriptions d’attaques.

Henri Desagneaux est de surcroît un officier de réserve, lieutenant puis capitaine ; il n’en a donc pas la retenue militaire et ne se prive ainsi pas dans la description de ses sentiments sur les hommes et les choses militaires qui l’entourent. Sans souci de pondération, il écrit dans ses notes ce qu’il ressent et chacune des inepties qu’il rencontre est rapportée avec zèle. Officiers, techniques, moral, habitudes typiquement françaises sont critiquées au même titre que la gestion déplorable des hommes, tant dans l’attaque, en tout temps, que dans la crise morale de 1917. Desagneaux confirme et enfonce le clou ; le soldat craque, se suicide avant l’attaque, râle en implorant qu’on l’achève, souffre plus que le supportable, mais le soldat est aussi sale, voleur, là où l’officier d’active est planqué et le commandement incompétent et loin de toute réalité. Autant de personnages décrits avec réalisme dans leur diversité. Ce sont donc trois années de guerre qui sont bien décrites, de 1916 à 1918 où Desagneaux, en témoin honnête, déroule sa vie de soldat, dure et teintée de profond dégoût.

Ainsi, l’ouvrage offre une multitude d’anecdotes, de détails et de tableaux sur la guerre dans les différents milieux côtoyés par l’auteur. Les renseignements sur les hommes, bruts et sans retouche littéraire, sont à privilégier. A noter aussi de très bonnes descriptions psychologiques de l’attaque.

En bon agent de chemin de fer, les premières pages en témoignent. Desagneaux déplore ainsi les rames superbes du Paris-Vienne dégradées par la « destruction française » (page 16) et relève la moyenne des trains à la mobilisation ; 2,5 km/h. Il relève les inscription sur les trains (page 18) et la mort de notables en auto, tués par des G.V.C. dans lesquels il y a trop d’alcooliques (page 19). Il relève qu’il y a trop de non-combattants à l’arrière (page 21), les carences dans l’organisation du transport des blessés et du ravitaillement (page 21) et voit arriver au front les voitures hétéroclites de livraisons des magasins parisiens (page 23) mais au final, il conclut pour cette période, le 18 août 1914 : « La mobilisation est terminée ; le tout, au point de vue chemin de fer, s’est passé avec une régularité parfaite, avec un retard de 2 heures sur l’ensemble des 18 jours, pour l’horaire établi » (page 24). Plus loin, il compare la régulation effectuée et le chiffre des denrées transportées pour une armée dans le premier Noël de guerre (page 41).

Sa tâche effectuée, il devient plus critique envers ce qui l’entoure. Il commence, comme tant d’autres, par éreinter le XVe corps dont il dénonce la lâcheté (pages 30 et 37) et les exactions (page 37). Sa rancune semble tenace car il reviendra sur ces « Lâches ! gens du midi » en juin 1918 (page 240). Constatant un grand nombre d’automutilation et de blessures à la main des soldats pour quitter le front (pages 33 et 35), il fustige rapidement le service de santé entre anarchie médicale et débauche (page 34), voyant 180 médecins en réserve à Gray, au comportement écœurant (page 37). Volontiers colporteur d’espionnite, une usine allemande de chaux à Ceintrey, devient une base arrière allemande (page 38). Réaliste, il indique à plusieurs reprises dans son récit la réalité des ordres donnés d’en haut. En avril 1916, il note : « les généraux n’ont tien à mettre sur leur rapport quotidien, alors le même refrain revient chaque jour : faire des prisonniers. On envoie des patrouilles sans succès, cela se passe généralement à aller pêcher du poisson dans la Seille à coups de grenades. Le lendemain, on fait un rapport et on recommence » (page 66). Il relève l’ineptie des travaux commandés selon les unités successives (page 67) mais, arrivé à Verdun, la réalité change : « C’est une lutte d’extermination, l’homme contre le canon. Aucune tactique, la ruée totale » (page 77), « on vit dans le sang, dans la folie » (page 85), pour déféquer, « il faut faire dans une gamelle ou dans une pelle, et jeter cela par-dessus notre trou » (page 84) et « à la 24ème compagnie, deux hommes se suicident » (page 86). Il n’est pas étonnant qu’il reporte le rêve des soldats de la bonne blessure : « On en vient à souhaiter, la mort non, mais la blessure de chacun pour être partis plus vite. (…) L’un abandonne une main, l’autre fait cadeau de son bras, pourvu que ce soit le gauche, un autre va jusqu’à la jambe. » « Quelle vie ! de faire à chaque instant l’abandon d’un membre pour avoir la possibilité de revenir » (pages 201 et 202).

Verdun quittée, le calme revient. Desagneaux évoque dans son secteur (Bois-le-Prêtre) des fraternisations et des échanges de cigarettes (page 95) et voit revenir des notes idiotes comme des inventions inutiles comme les gargarisme contre la diphtérie (page 101). Il note en avril 17 une augmentation de la désertion (page 102) et de l’alcoolisme (pages 102, 121 et 130)et donc une augmentation des conseils de guerre le 3 avril 17. C’est le départ des mutineries qu’il constate et pour lesquelles il est très prolixe puisqu’il y consacre 36 pages (pages 129 à 155).

Bien qu’officier, il n’est pas tendre avec sa hiérarchie amont. Sur une note de colonel, il commente : « la première ligne doit être attractive et non répulsive », toutefois, on ne le voit jamais au front (page 118). Et Pétain, qui a rassemblé ses officiers : c’est une « brute, triple brute (…) [il] ne s’est pas montré un grand chef, tout au moins pas humain » page 151). Plus loin, il accuse un colonel peureux, qui organise toutes les batailles pour sa seule protection ! (page 247) et voit un officier saoul pour l’attaque (page 258). Proposé pour la légion d’honneur, il apprend même, le 10 août 1918, « qu’à la division on ne peut avoir cette récompense que si l’on a été mutilé ! » (page 263). Son amertume grandit ainsi avec l’exercice du commandement sous le feu, tellement différent du « badernisme » (page 275) et devant les pertes que son unité subit en 4 mois (pages 269 et 270). Desagneaux grogne ! Il râle contre la paperasserie inutile (page 192), les citations aux hommes… de l’arrière (page 160), le gâchis, suite à un ordre d’allègement des sacs (page 191), contre les embusqués (page 213) une attaque sans morts … à refaire ! (page 255) ou contre le gendarme qui chasse le braconnier, mais pas sur le front. ! (page 282).

Outre sa mauvaise humeur permanente, nombreuses sont ses descriptions aussi justes que dantesques : une corvée de soupe effroyable sous les obus (page 204), un PC devant le Kemmel (page 208), l’illustration d’une attaque, minute par minute (page 215 ou 234). Ponctuée de tableaux horribles, il décrit horrifié différents visages de morts mutilés (page 248), le résultat dantesque pour les occupants d’une automitrailleuse prise sous des balles anti-chars (page 261) ou, horreur de l’horreur, un homme cadavre vivant (page 267).

L’ouvrage présente au final un intérêt testimonial formidable, rehaussé d’une présentation originale insérant le communiqué officiel ou l’article de presse dans sa situation chronologique, démontrant le fossé entre la réalité et le quotidien du soldat. Sont insérées également en marge des photos, connues ou inédites, malheureusement trop petites et tronquées toutefois.

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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Carrière, Emile (1882-1977)

1. Le témoin
Émile Carrière est issu d’une famille protestante des Cévennes, filateurs de soie et pasteurs. Interne au lycée de Nîmes, il obtient le baccalauréat scientifique, puis fait des études de chimie à Nancy. Enseignant en lycée, il est agrégé en 1911 et prépare un doctorat, qui ne pourra être soutenu qu’en 1921. Marié en 1910, il a deux jeunes enfants lorsque la guerre éclate. Il est alors mobilisé au 40e RI qu’il quitte en janvier 1915 pour entrer dans la fabrication des explosifs à Sainte-Menehould, puis à Givry-en-Argonne, enfin à la poudrerie de Toulouse, en octobre 1915. Là, il peut mener une vie familiale et il reçoit un salaire. À l’armistice, il est chef de laboratoire à la poudrerie de Bergerac. De février à septembre 1919, il remplit des fonctions de contrôleur de la Badische Anilin. Après la guerre, il devient maître de conférences, puis professeur de chimie à l’université de Montpellier jusqu’en 1970. Il meurt à l’âge de 95 ans.
2. Le témoignage
Le livre Émile Carrière : Un professeur dans les tranchées 1914-1916 est présenté par son petit-fils Daniel Carrière (Paris, L’Harmattan, 2005, 206 p.). Il contient la transcription (sauf certains propos intimes) du carnet de guerre tenu entre le 24 août et le 2 décembre 1914. Celui-ci s’interrompt à peu près au moment où le chimiste commence à solliciter diverses interventions pour obtenir un poste plus conforme à ses capacités : « Il serait bien plus intéressant pour moi de préparer les explosifs que de les employer. » Le 9 septembre 1914, il écrivait : « La transcription de mes pensées, de mes sentiments sur ce carnet constitue le seul exercice intellectuel que j’accomplisse encore. […] La vie que nous menons tue l’esprit, étouffe toute personnalité. […] Parce que je porte le même uniforme qu’eux, les propres ouvriers de mon père se croient immédiatement autorisés à me tutoyer, à me parler grossièrement. Nous vivons tous ici dans un état de promiscuité physique et morale extrême. » Tenir un carnet implique cependant d’avoir choisi « un frère d’armes » chargé de l’envoyer à la famille en cas de décès.
De janvier à décembre 1915, quelques extraits de lettres permettent de le suivre dans ses nouvelles fonctions. Dès le 29 janvier, il signale qu’il peut enfin écrire à l’encre : « Ce simple détail indique le changement survenu dans ma situation. » Les extraits de lettres n’occupent que 39 pages, contre 148 pages pour le carnet.
3. Analyse
Dès le départ (24 août), le professeur note ses réflexions : « Je suis heureux de cette occasion qui s’offre de mesurer que je suis capable de sacrifice et de courage. Je tirerai quelque fierté d’avoir participé à la revanche du droit sur la brutalité, au triomphe de la civilisation sur la barbarie, à la victoire de la liberté sur l’oppression. La France au rayonnement universel ne peut vivre que si ses enfants sont capables de sacrifice. J’ai été appelé à défendre ma patrie, je prends l’engagement d’accomplir fidèlement tout mon devoir. » Le baptême du feu apporte quelques nuances (31 août) : « L’hallucinante pensée que la vie, ce bien sacré, ne m’appartient pas s’impose à mon esprit, révolte ma raison. Tout mon être clame son désir de vivre et la collectivité m’oblige à affronter la mort. Quel droit exorbitant ! »
Il consacre de belles pages à la description d’une marche de nuit (4 septembre) puis d’une rêverie sous le firmament (23 septembre) et du paysage des hauts de Meuse (11 octobre) ; il oppose la belle nature aux visions d’horreur (ruines de village, tranchée remplie de débris humains). D’autres pages exposent son souci de l’éducation de ses enfants et sa compréhension de l’angoisse que doit éprouver sa femme, un exemple de plus qui montre comment la guerre a fait (re)découvrir et exprimer les sentiments d’amour.
Des notations ponctuelles critiquent la faiblesse du commandement, le manque d’organisation méthodique, « aussi le moral des hommes est-il déprimé » (dès le 1er septembre). Beaucoup de soldats pillent (4 septembre). Émile Carrière voudrait bien rapporter quelques souvenirs : « un casque à pointe serait d’un assez joli effet dans notre salon ! » Il défend l’honneur du 15e Corps qui s’est vaillamment battu. Il évoque les primes promises pour la capture d’ennemis, les mensonges des journaux, un « lieu de plaisir et de prostitution »… Le 16 octobre, à Béthelainville, il assiste à une exécution capitale. Il écrit à ses parents qu’il utilise une sorte d’armure faite de plaques d’acier (5 janvier 1915)…
Il participe à une attaque inutile, le 17 septembre : « Comme la pluie recouvrant d’eau mes lunettes m’empêchait de rien voir, j’ai tiré quelques balles au hasard sans viser puis j’ai fait le mort jusqu’au moment où j’ai cru pouvoir me retirer sans trop de danger. » Dès le 29 septembre, il a conscience du prix que coûtera la guerre, en ressources financières et humaines. C’est l’infanterie qui a les plus lourdes pertes et il donne déjà le conseil à son fils de devenir artilleur. Contre les obus, le fantassin est sans défense : « La plupart des hommes qui sont tombés frappés, quelques-uns à mort, l’ont été d’une façon invisible. Sur le champ de bataille, la mort plane partout, sa présence est rendue sensible à tous les combattants même les plus courageux, cependant l’on cherche en vain l’ennemi » (29 septembre). L’existence qu’il mène lui paraît un cauchemar, mais il faut tenir car la victoire finale n’est pas douteuse. Tous les projets de domination du monde, comme celui de l’Allemagne, se sont finalement effondrés. Le 9 octobre, il écrit une belle page où il définit sa conception du patriotisme : il faut combattre afin que la France « vive, dure, progresse, demeure une source de rayonnement intellectuel, un foyer intense de civilisation » ; le devoir, accepté avec résignation, « pour si terrible qu’il soit », consiste à défendre « nos biens, nos libertés si chèrement acquises par nos ancêtres, nos destinées, notre dignité collective et individuelle qui sont en péril. Il ajoute qu’en cela comme en toute chose il recherche avant tout sa propre estime.
Nouvelle attaque, le 29 octobre, après distribution d’une « ration importante d’eau-de-vie ». Elle échoue avec des pertes, face aux barbelés et à une « pluie de fer ». Le commandant conclut : « Vous vous êtes bravement, courageusement battus. Vous avez rencontré des obstacles insurmontables, c’est pourquoi votre assaut n’a pas abouti… » Émile Carrière ne dit pas nettement que les chefs auraient dû s’en apercevoir avant, mais il insiste sur l’indignité, la barbarie de la guerre, une calamité, un fléau. Quelques jours après (2 novembre), il critique la préparation insuffisante des chefs. Pourquoi avoir laissé l’ennemi pénétrer en France au lieu de lui opposer des retranchements tels qu’on les pratique aujourd’hui dans une nouvelle guerre de siège ? Pourquoi être entré en guerre en pantalon rouge ? sans artillerie lourde ? avec un système de santé inefficace ? Les soldats se désespèrent. Leur unique préoccupation est « la fin de cette calamité sans exemple que nous subissons ». La lassitude des soldats contraste avec l’optimisme de l’arrière (5 janvier 1915) : « Notre entêtement ne nous sera-t-il pas préjudiciable ? Ne conviendrait-il pas de traiter sur les bases du statu quo ? » Et, le 10 janvier, constatant que « ceux qui font simplement leur devoir sont des dupes », il justifie ses efforts pour en « sortir » : « Je crois avoir accompli mes devoirs envers la Patrie, que d’autres payent aussi leur dette. »
Devenu fabricant d’explosifs, il écrit, le 26 avril : « J’ai à nouveau retrouvé tout mon optimisme, relativement à l’issue de la guerre. » Et le 27 mai, à propos des Allemands : « Ils apprendront, ces barbares, ce qu’il en coûte de violer de grandes lois morales. Ils se seront déshonorés pour des siècles et ils auront conduit leur pays si prospère à la ruine et à la déchéance. »
Rémy Cazals, décembre 2011

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Carrias, Eugène (1895-1961)

1. Le témoin
En 1948, Eugène Carrias, qui fut sous-lieutenant d’infanterie à Verdun, présenta en Sorbonne une thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Pierre Renouvin, lui-même ancien combattant. Le sujet : La pensée militaire allemande. D’autres livres, articles, conférences avaient précédé cette soutenance, et allaient suivre, jusqu’à son dernier livre, en 1960, La pensée militaire française.
L’auteur est né le 13 avril 1895 à Grenoble, et fut élevé par son oncle, professeur au lycée de Nîmes. Il y fit lui-même ses études et, après le bac, y prépara Saint-Cyr. Après son succès à l’écrit en 1914, il profita du décret qui déclarait reçus les admissibles qui s’engageraient tout de suite. Sous-lieutenant en janvier 1915, il fut affecté dans le secteur de Verdun, au 164e RI. Blessé le 23 février, il dut être amputé de l’avant-bras gauche. Lieutenant en janvier 1917, il remplit diverses fonctions comme interprète. Marié en 1922, il suivit des cours à l’Ecole de Guerre et en sortit breveté d’Etat-Major. Sa carrière d’auteur est évoquée plus haut et détaillée dans le livre de ses souvenirs de 14-18.
2. Le témoignage
Le livre d’Eugène Carrias, Souvenirs de Verdun, Sur les deux rives de la Meuse avec le 164e RI, est publié en coédition par Patrimoine du pays de Forcalquier et C’est-à-dire éditions, avec présentation, notes et postface d’Emmanuel Jeantet, 2009, 271 p., illustrations (photos prises par l’auteur). Ces souvenirs n’étaient pas destinés à la publication, mais ils sont rédigés comme un livre, confié à des amis, et vraisemblablement connu de Jules Romains. Le texte, rédigé avant 1928, est trop précis pour qu’il ne s’appuie pas sur des notes prises au moment. Il manque cependant de dates, mais des extraits du JMO du 164e viennent combler la lacune. Le livre donne aussi le texte d’un cahier préparatoire pour la période cruciale du 9 au 22 février 1916.
3. Analyse
Dans les premiers jours, les départs se font sous les acclamations et « on s’étourdit de bruit, on s’enivre de paroles pour étouffer l’émoi que fait naître chez tous les menaces indécises de l’avenir ». On pourchasse les « espions », et les commerçants arborent un drapeau pour affirmer qu’ils sont de bons Français et éviter les bris de vitrines. Les défaites entraînent la montée vers le front de réservistes consternés de devoir partir. Les blessés raillent les journaux qui additionnent les milliers d’ennemis hors de combat : « si ça continue […] il n’y aura plus un Boche pour faire la guerre ».
En 1915, le jeune Carrias occupe des secteurs plutôt calmes : « pas un coup de fusil » ; Allemands « de bonne composition ». On vit la « vie terne des tranchées ». Chacun s’ingénie à améliorer ses conditions de vie, et les ordonnances font de même pour les officiers. Au printemps, alors qu’il avait eu l’espoir de partir en Orient (« mirages dorés »), Carrias reste avec son régiment aux environs de Verdun. Il décrit le village de Béthincourt en ruines. « Une vie de fonctionnaire de province terne et régulière » reprend. Les hommes se transforment en bûcherons ; les officiers jouent au poker quand ils ne croulent pas sous la paperasse administrative ; « les maisons où l’on vend à boire regorgent de monde » ; des jeunes filles et des soldats vont par bandes ». La tranquillité n’est troublée que par deux exécutions, ce qui, pour Carrias, « servira d’exemple aux fortes têtes ». Mais il rapporte les dernières paroles de l’un d’eux, adressées au peloton d’exécution : « Alors quoi, vous n’allez pas faire ça ! Je suis votre copain et vous voulez me tuer… Je n’ai rien fait… C’est une blague ! Je ne veux pas mourir… Eh bien ! Les copains, vous n’entendez pas ? » On comprend qu’une sentinelle endormie remercie l’officier de lui avoir passé un savon sans que les supérieurs soient informés.
Il y eut cependant une attaque, le 5 avril 1915, et le récit de Carrias fourmille de détails concrets : avant de se lancer, on allège les sacs ; la boue dans laquelle on doit se coucher bloque les culasses des fusils et on ne peut pas tirer ; le casse-croûte mêle « pain, viande et boue » ; les blessés « se lamentent dans les champs et crient pour demander du secours ; « la pluie a repris, elle tombe serrée et froide » ; pour la nuit, les hommes creusent des trous individuels, et les ordonnances en préparent de plus profonds pour leurs officiers. Après la relève, le guide perd son chemin. Louis Barthas et bien d’autres ont décrit de telles scènes ; même similitude dans l’évocation des petites « satisfactions matérielles et terre à terre » ; et encore de la première permission qui fait découvrir la guerre vue par l’arrière, « factice, rapetissée, déformée, présentée sous forme de clichés ».
Le dernier chapitre concerne le tout début de la bataille de Verdun en février 1916. L’attaque allemande est annoncée par divers signes : on découvre des brèches dans les réseaux de fil de fer ennemis ; on distingue des mouvements de troupes qu’un barrage d’artillerie tente de perturber. Lorsque le Trommelfeuer se déclenche, il est aggravé par le tir trop court des 75 français. Eugène Carrias est enterré sous son abri effondré. Ses hommes le dégagent ; il est gravement blessé au bras, évacué vers le poste de secours. Il faut l’amputer. Il termine cependant son récit par un cri de joie : « Je vis, j’ai le droit de vivre et je n’ose croire à mon bonheur. »
Rémy Cazals, décembre 2011

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Duchesne, Louis (1894-1918)

Le point de départ de cette notice est un cahier intitulé « Souvenirs de la Campagne 1914-1915 [Rajouté : 1916] Duchesne Louis Henri, 102e d’infanterie, 8e compagnie », d’une collection particulière. En lisant le texte, bien écrit, d’une assez bonne orthographe, on apprend que ce soldat appartenait à la classe 14, qu’il habitait en août 1914 à Auneuil (Oise), qu’il était catholique et vraisemblablement cultivateur. Le cahier paraît représenter la mise au propre de notes préalables ; il compte 136 pages, mais le récit n’occupe que les 27 premières. Il s’interrompt brutalement et les pages 28 à 126 sont blanches ou manquantes. Le texte reprend p. 127 avec la copie d’un article de Gustave Hervé dans La Guerre sociale du 25 avril 1915, article en l’honneur de ce commandant que nous « aimions beaucoup dans le parti socialiste auquel il est affilié depuis longtemps. C’était pour les questions militaires le bras droit de Jaurès, et un peu dans le parti notre ministre de la Guerre. L’Armée nouvelle, le puissant livre de Jaurès, est bien un peu son œuvre. Pourquoi ne les a-t-on pas écoutés, lui et Jaurès lorsqu’ils expliquaient au pays que, pour barrer la route à l’invasion torrentielle de l’armée allemande, ce n’était pas augmenter le temps de caserne qu’il fallait, c’était organiser puissamment les réservistes et les territoriaux […] » Le commandant dont il s’agit, blessé, qui fait l’éloge de ses soldats et de ses officiers massacrés lors d’une attaque, n’est autre que le commandant Gérard, et l’article de se terminer sur une critique des méthodes du haut-commandement : « Ce n’est pas possible, non ce n’est pas possible qu’avec un état-major comme le nôtre, où les hommes de valeur fourmillent, il n’y avait pas un moyen de préparer les attaques par le génie et l’artillerie de façon qu’une compagnie de héros comme celle-là n’aille pas s’empêtrer, s’accrocher, se faire décimer dans les fils barbelés des tranchées ennemies. » Le deuxième texte en annexe est un poème de Montéhus, « La Croix de Guerre », dédié « au commandant Gérard, respectueux hommage ». Il est clair, à la lecture de ces deux « annexes » et des notes personnelles de Louis Duchesne que celui-ci a été marqué par les attaques des 24 et 25 février 1915 et par la personnalité du commandant Gérard dont l’attitude très originale sera signalée ci-dessous.

Après les hommes, les chevaux

Le récit de la campagne de Louis Duchesne commence lors de l’annonce de la mobilisation à Auneuil : « Les femmes et les enfants pleurent ». La guerre pourra-t-elle être évitée ? « Le 4 août à 4 heures de l’après-midi, un gendarme nous annonce la terrible nouvelle, la guerre est déclarée. Depuis ce moment que je n’oublierai jamais, les autos se succèdent à la gendarmerie sans interruption, portant des ordres d’un côté et des feuilles de route d’un autre. Que de pleurs ! que de larmes ! Tous les jours depuis la première journée de mobilisation les voies de communications ainsi que le tunnel et le pont du chemin de fer sont gardés par la garde civique. Quel entrain ! depuis les plus jeunes jusqu’aux plus vieux, les habitants assurent la police dans le pays. Des patrouilles parcourent le village toutes les nuits, à huit heures tous les cafés sont fermés. Dans le jour, à chaque train en partance, les wagons sont pleins de mobilisés qui vont rejoindre leur régiment. Puis, après les hommes, ce sont les chevaux qui partent à leur tour, les pauvres bêtes elles vont aussi collaborer à la défense de la France. Le pauvre Bouleau part, bon pour le service, et c’est en pleurant que ses maîtres lui donnent le dernier morceau de sucre. » Les premières nouvelles sont bonnes, mais bientôt arrivent les réfugiés du Nord. La classe 14 va être appelée. Louis va d’abord au 51e RI à Brest, puis au 19e Chasseurs à cheval, enfin au 102e RI de Chartres, tout content car il « espère aller au feu beaucoup plus vite ». Il arrive sur le front de la Somme le 12 novembre, et ses premiers coups de fusil visent un Taube. Il découvre les marmites, les tirs de crapouillots, les ruines du front, la boue, et la camaraderie des anciens qui le surnomment le Ch’tiot. À la veille de Noël, trois Allemands viennent se rendre. Le jour de Noël, on entend « les Boches chanter la messe. Notre première ligne tire et c’est nous [en 2e ligne] qui récoltons les pruneaux boches. » « Le premier janvier, comme nous disons dans notre nouveau langage, nous faisons la nouba. Chaque homme touche ½ litre de vin, du jambon, pommes et oranges, ainsi qu’un bon haricot de mouton ; pour finir la fête, chacun fume un bon cigare offert par des personnes charitables et l’on déguste une bouteille de champagne pour 4 hommes. Dans l’après-midi, nous organisons un petit concert vocal et instrumental exécuté par les poilus de la 7e et de la 8e compagnie et présidé par notre colonel lui-même et son état-major. »

Février 1915

Au cours de ce mois, le régiment vient en renfort d’abord dans l’Aisne, près de Craonne, puis en Champagne, vers Suippes. Là, il croise un régiment décimé qui vient d’être relevé : « C’était chose bien triste de voir ces pauvres bougres défiler près de nous par groupes de deux ou de quatre ; ils ne ressemblaient pas à des hommes mais à de véritables masses de boue en mouvement. » On plonge dans l’horreur à Beauséjour, le 24 février : « Nous traversons une tranchée conquise. Elle est pleine de cadavres allemands et de Français. Ici, c’est une tête qui roule sous nos pieds, plus loin c’est un Boche en bouillie recouvert avec un peu de terre, un poilu met le pied dessus et le sang coule en avant. Enfin c’est une orgie indescriptible, pas moyen de poser le pied par terre sans que ce soit sur de la chair humaine. Arrivés à la tranchée de départ, toute la compagnie est massée, prête à sortir. A midi, le lieutenant Héliès crie : « En avant ! » et tous nous courons en hurlant, mais nous n’avions pas fait quinze [mètres ?] que le premier était couché par une balle. Tout le chemin que nous avions parcouru était parsemé de cadavres, tués ou blessés, soit par les balles de la Garde impériale ou par nos pièces d’artillerie. Enfin, quel carnage, quel massacre, morts sur morts, toute la 4e section de la 8e compagnie est obligée de rester sur le terrain, alors les quelques survivants font avec leurs camarades tués une tranchée humaine. La nuit, tout le monde travaille sous la neige à la construction d’une petite tranchée, mais comme on est plein de fièvre, nous dévalisons les morts de leurs bidons afin de se rafraîchir, mais rien à boire. Nous sommes obligés de manger la neige qui tombe et c’est sous ce mauvais que nous passons la nuit. Le 25, le bombardement recommence et à 10 h un bataillon du régiment charge encore une fois. Ah ! les malheureux, ils font le même boulot que nous la veille, c’est encore un massacre. Toute la journée se passe sous le bombardement, c’est un véritable enfer, nous sommes noirs de poudre et nous tirons autant comme nous pouvons sur ces maudits animaux de Boches. Un obus arrive sur notre parapet et met un de nos copains en miettes. Tous les morceaux retombent sur nous. »

Les ordres prévoient de recommencer le lendemain. Alors il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le commandant Gérard leur conseille, « en pleurant » : « Cachez-vous afin que je ne puisse vous rassembler demain. » Au retour au repos, Louis Duchesne constate : « Cette fois nous avons de la place car les ¾ des nôtres sont en moins. »

L’apport précieux des archives

Ce témoin méritait d’être mieux connu. Les Archives départementales de l’Oise, consultées, nous ont fourni d’abord la date précise de naissance de Louis Henri Duchesne à Auneuil, le 23 mai 1894, d’un père journalier et d’une mère ménagère. L’acte de naissance ne porte aucune mention marginale de mariage ou de décès. C’est la fiche matricule qui nous en dit plus. Le jeune homme était ouvrier agricole en 1914. Pendant la guerre, il est devenu successivement caporal (octobre 1915), sergent (janvier 1916), sergent grenadier d’élite (janvier 1918). Il a été blessé à Thiaumont par éclat d’obus à la tête, le 30 août 1916 ; puis à Douaumont par éclat d’obus à la cuisse, le 26 octobre 1916 ; et au Grand Cornillet par éclat d’obus au bras, le 14 mars 1918. Il a été tué le 20 juillet 1918 « aux avant-postes, donnant une fois de plus à ses hommes l’exemple du mordant et de la bravoure ».

RC

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Bonneau, Georges (1879-1969)

Il est né à Toulouse le 1er février 1879 dans une famille riche, vivant dans un petit hôtel particulier du centre ville et passant l’été sur ses terres à la campagne. Son père, mort en 1915, est un médecin réputé. Georges est le fils aîné ; il a une sœur beaucoup plus jeune. Il est devenu officier dans l’artillerie après être passé à Saint-Cyr et à l’école militaire de Versailles. En 1914, il est capitaine au 3e RAC à Carcassonne. Il passera ensuite au 156e RAC. Marié, il est en instance de divorce (celui-ci sera prononcé en 1916). Il entretient une liaison épistolaire avec Marie-Thérèse, une jeune femme, également en instance de divorce, revenue vivre à Albi chez ses parents. Georges et Marie-Thérèse se marieront après la guerre et après que le capitaine ait combattu contre la Hongrie de Bela Kun en 1919. Devenu commandant, puis colonel, Georges Bonneau a créé un groupe de résistance en 1940, en lien avec le réseau Bertaux, et après la Libération l’Association des Résistants de 1940. Georges Bonneau n’a pas eu d’enfant, ce qui explique que ses papiers ont été détruits après sa disparition à l’exception de plus de 900 lettres de 1914-1918, sauvées par le bouquiniste toulousain Marcel Thourel et confiées à une étudiante pour un travail universitaire. Il s’agit en fait de 387 lettres de Marie-Thérèse à Georges (principalement en 1914, 1915 et 1916) et de 557 lettres de Georges à sa famille, son père, sa mère, sa sœur. Les lettres de Georges à Marie-Thérèse semblent avoir été détruites par celle-ci pour ne pas qu’elles soient utilisées contre elle dans la procédure de divorce. La correspondance fait aussi allusion à des photos prises par Georges, mais elles ont également disparu. Il est intéressant de remarquer que le capitaine d’artillerie s’adresse différemment à ses correspondants : avec son père, le style est noble, et on parle d’homme à homme de haute stratégie ; avec sa mère, il est surtout question des aspects de vie quotidienne ; avec sa sœur, les sujets les plus divers sont abordés avec une pointe d’humour afin de dédramatiser. Blessé légèrement à la suite d’un combat, le 15 juin 1915, il écrit qu’il est victime d’une entorse due à sa maladresse (tandis que le JMO indique : « Le capitaine Bonneau, renversé par un obus, se blesse à la jambe »).
Les lettres de Georges ne présentent pas une grande originalité. Les conditions de vie sur le front sont bien connues. Mais il a l’honnêteté de se considérer, officier d’artillerie, comme un privilégié par rapport aux soldats de l’infanterie : « Si la direction de la guerre avait été digne du courage de ces braves gens, jamais les Allemands ne seraient entrés en France. J’ai vu des attaques avec des allures qui faisaient monter les larmes aux yeux. Mais aussi trop souvent avec une inconscience criminelle. Pauvres camarades de l’infanterie. Nous aurons la victoire malgré tout, parce qu’il faut que nous l’ayons, mais elle aurait dû être bien moins difficile » (8 octobre 1914). Il s’insurge contre Romain Rolland : « Le Monsieur Rolland, au lieu de se chauffer paisiblement en Suisse, devrait aller faire un tour en Lorraine. Il y verrait des villages dont la destruction aurait fait horreur à Attila, les tombes des vieillards, des femmes, des enfants massacrés par les fidèles de la Kultur » (25 octobre 1914). S’il clame toujours la certitude de la victoire finale, il envisage une fois l’éventualité de la défaite, lorsqu’il s’agit de conseiller à sa mère les meilleurs placements. En novembre 1918, tous les alliés de l’Allemagne ayant reconnu leur défaite, « on va pouvoir s’expliquer enfin avec les hobereaux allemands et leurs amis les traîtres bolcheviks », et le 11 : « Voilà l’armistice. Je regrette que nous ne soyons pas entrés en Allemagne avant sa signature. Il fallait ça. »
La vie d’une bourgeoise à l’arrière
Les lettres de Marie-Thérèse décrivent une vie bourgeoise douillette, oisive, bien pensante malgré sa « relation coupable » ; on lit L’Illustration et on ne peut comprendre la réalité de la guerre malgré un temps de bénévolat au service des blessés à l’hôpital d’Albi, blessés chez qui elle arrive toutefois à percevoir une immense lassitude. Elle va à Toulouse pour s’habiller (« je n’ai rien à me mettre ») ; elle écrit à son amant « à la terrasse des Américains » ; elle se distrait au théâtre, profitant de la pièce « impeccablement jouée » et de « la salle très brillante ». En 1916 comme en 1915, elle passe trois semaines en cure : « Que te dirai-je de Vichy ? Un monde fou, un luxe inouï, des toilettes splendides et, pour achever, des officiers en surnombre, très décorés, galonnés. Pour compléter le tableau, pas mal d’officiers serbes, les tombeurs de cœurs de la saison ! » Elle aussi souhaite l’écrasement des Allemands : « Que de calamités, mon Dieu, ces sauvages sèment sur leur route. Que d’atrocités commises au nom de la Kultur teutonne… C’est à frémir d’horreur. Heureusement que Dieu, le vrai, pas celui qu’ils invoquent, les châtiera, et le châtiment sera terrible. »
RC
*Sylvie Decobert, Lettres du front et de l’arrière (1914-1918), Carcassonne, Les Audois, 2000. Le livre, à partir d’un mémoire de maîtrise comprend trois parties principales : une étude théorique de bon niveau sur la méthode à utiliser pour étudier les correspondances ; une analyse des lettres de Georges et de Marie-Thérèse ; des extraits de cette correspondance.
*Voir aussi la notice Bonneau dans Les Toulousains dans l’Histoire, dictionnaire biographique sous la direction de Philippe Wolff, Toulouse, Privat, 1984, p. 239.

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Bruté de Rémur, Augustin (1852-1944)

Source de l’image : Collectif, La Chapelotte, SPV, 2004, p. 172.

1. Le témoin

Augustin-Gabriel-Marie Bruté de Rémur est né à Rennes le 18 mars 1852. A 18 ans, il s’engage pour la durée de la guerre de 1870-1871. Il la termine avec le grade de lieutenant dans un bataillon de chasseur, mais la commission de révision des grades le rétrograde sergent. Il est admis à Saint-Cyr avec le rang de 188e sur 304 et en sort 56e. Le 1er novembre 1874, il est sous-lieutenant au 6e BCP (Embrun) et en mars 1879, lieutenant au 10e BCP (Saint-Dié). Diplômé de l’école supérieure de guerre, il est d’abord détaché à la brigade topographique d’Algérie, puis est nommé capitaine au 28e RI en 1884 puis au 47e d’infanterie (Saint-Malo) en 1892. Chef de bataillon au 148e RI (Verdun) deux ans plus tard, le 6 avril 1897, il est alors commandant du 25e BCP (Saint-Mihiel) puis lieutenant-colonel commandant du 173e d’infanterie (Bastia) en 1901. Le 27 septembre 1906, Bruté de Rémur est nommé colonel au 39e RI ; il y succède au général Sarrail promu directeur de l’infanterie. Il est mis à la retraite le 18 mars 1912 et demeure à Boulogne-sur-Mer. Lorsque la guerre éclate, il obtient le commandement de la 152e brigade dans les Vosges. Il quitte les Vosges à regret le 25 mars 1916 pour prendre, avec le grade de général, le commandement de la 194e brigade. Il a alors 64 ans. Le 19 février 1917, envoyé en congé de repos puis atteint par la limite d’âge, il est placé dans le cadre de réserve. Il décède à Rennes le 16 juillet 1944.

2. Le témoignage

Bruté de Rémur, Augustin (général), Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – la Forain – la Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – la Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.

Après quelques semaines d’inaction, le général Bruté de Rémur parvient, bien que déjà âgé – il a 62 ans -, avec d’inouïes difficultés, – son hagiographe et préfacier de Raymond Duguet rappelle qu’il fut notamment sali par l’affaire des fiches – à être affecté au commandement de la 152e brigade d’infanterie de réserve alors dans les Vosges. C’est un secteur qu’il connaît bien pour y avoir été affecté dans sa carrière de chasseur à pied et surtout pour en avoir dressé plusieurs analyses de doctrine militaire. Il arrive à Saint-Dié le 23 septembre 1914, alors que le front se cristallise. Il va dès lors s’ériger en historiographe de cette grande unité, rapportant de manière précise les opérations militaires et les petits faits révélant sa proximité avec les hommes. Il consigne aussi ses impressions et ses critiques, parfois violentes des incompétents, même s’ils sont ses supérieurs.

Ainsi débutent ses souvenirs, presque jour par jour, de 20 mois de guerre de montagne, de la vallée de la Plaine à La Fontenelle. Rapidement, l’extension du front l’amène sur les hauteurs de la Chapelotte, qui vont devenir le point de friction le plus violent, d’abord sur terre, au début de 1915 puis sous la surface, dans une guerre des mines qui atteindra à cet endroit la plus grande profondeur rencontrée sur l’ensemble des fronts. Mais les différents secteurs intermédiaires n’en seront pas moins des lieux de mort, de la cote 675, face à la Mère-Henry, à la Forain et au Palon.

Après avoir tant donné de sa personne, poussé à l’organisation formidable des fronts de montagne et dirigé ses hommes au feu, il quitte le secteur peu avant sa brigade, qui recueillera sur d’autres fronts « des lauriers peut-être plus sérieux, mais aussi, hélas ! plus coûteux » (page 110). Le 5 avril 1916, il est nommé au commandement de la 194e brigade territoriale et part pour la Somme pour une autre guerre qu’il n’a pas relaté.

2. Analyse

Voici un excellent ouvrage de souvenirs, véritable historique de brigade dans un secteur si peu étudié par la littérature de guerre. Le témoignage est précis, tant dans les lieux que par les faits de guerre évoqués, petits ou grands et l’auteur fait montre d’un franc-parler parfois violent et critique, notamment des « stratèges en chambre » mais aussi de ses subordonnés comme de ses supérieurs. Il présente l’attrait d’une vision non conventionnelle, juste et même novatrice de la guerre à ce grade ; ne considère-t-il pas que la bataille doit être traitée comme une « affaire commerciale » (page II) ? La verve du général narrateur est inaccoutumée et la note de politique générale (page 33), qui fait tâche dans le court du récit, ne parvient pas à minorer cet excellent témoignage vosgien. Après que le préfacier déjà cité rappelle « la vie quotidienne du soldat dans la tranchée, avec tout ce qu’elle a tour à tour de monotone, de dangereux, d’imprévu, de compliqué, vie dans laquelle l’héroïsme reste le plus souvent obscur, dans laquelle on marche à la mort, sans phrases, dans laquelle on survit sans trop savoir comment ! » (page II), le général Bruté de Rémur ajoute sa pierre. Certes, l’officier souscrit lui aussi d’abord à l’espionnite : « Malgré le calme dont nous jouissons, qui permet de mieux étudier ce qui se passe, on se sent environné d’espions ; il n’y a pas de soir où, à la tombée de la nuit, des fusées lancées en arrière de nos lignes ne renseignent l’ennemi sur nos positions et nos mouvements » (page 17), ou à la rumeur : « Le soir du 4 décembre, une de ces tranchées (…) nous est reprise par l’ennemi, grâce au stratagème que voici : vers 18 heures, une soixantaine de soldats allemands, déguisés en soldat français, ayant réussi, on ne sait comment, à traverser notre première ligne (le terrain très boisé facilite la chose), se présente devant l’ouvrage ; c’est l’heure de la relève, nos hommes, les voyant venir de l’arrière, les laissent approcher sans défiance ; mais, arrivés à quelques pas, les Allemands se jettent sur eux, les assomment à coups de crosse, et les enterrent dans la tranchée qu’ils comblent. » (page 31). Mais il est attentif à l’état sanitaire de ses troupes, aux « excès de fatigue », y compris des « officiers et sous-officiers qui, jusqu’ici [février 1915] avaient bien supporté la campagne, accusent maintenant un peu de dépression ; j’ai dû en évacuer plusieurs qui sont rendus, finis ; les soldats tiennent mieux. Je ne néglige d’ailleurs rien de ce qui peut contribuer à les maintenir en bon état » (page 41). Bruté de Rémur va d’ailleurs à ce propos favoriser les « secours religieux et moraux » (page 42), y compris « grâce à la générosité de ma famille et de mes amis, j’avais pu pourvoir les plus nécessiteux de laine les plus indispensables ; en même temps, j’avais sollicité l’aide de nombreuses œuvres et sociétés de secours » (page 42) et visiter ses ambulances, dont il se fait « un devoir » (page 55). Il n’en n’est pas toutefois toujours ainsi ; au cours d’une attaque de l’ennemi, et pour « que le désordre ne se transforme pas en panique (…) le lieutenant-colonel Hatton et son adjoint, le capitaine Moulut, se jettent au-devant des fuyards ; par leurs cris, leurs objurgations et à coup de trique, ils leur [les soldats] font faire demi-tour » (page 48). Sur ce point, il tente, comme nombre d’officiers, de ne pas envoyer à la mort ses soldats : « La préparation d’artillerie n’ayant donné aucun résultat, je décide de ne pas déclencher l’attaque et, de mon P.C. de la Croix-Charpentier, j’en rends compte par téléphone au général commandant la 71ème division. Mais sur l’ordre de celui-ci, l’opération doit être reprise. (…) Que de vies inutilement sacrifiées. Du moins, j’ai conscience d’avoir fait tout ce qu’il m’était possible pour m’y opposer, mais je ne connais rien de plus pénible pour un chef que d’être obligé de défendre la vie de ses hommes contre les folies inconscientes  ou criminelles de certains stratèges en chambre qui ne connaissent rien du terrain ni de la situation. Lancer des hommes contre des retranchements solidement organisés, alors que notre artillerie, plus dangereuse pour nous que pour l’ennemi en raison de la zone boisée où nous sommes, n’a pu préparer leur attaque, que les tranchées de l’adversaire sont intactes, ses mitrailleuses au complet, que l’assaillant ne dispose d’aucuns moyens matériels pour se débarrasser des réseaux de fils de fer et crever le toit des tranchées (car nous n’avons ni cisailles suffisantes, ni grenades), c’est un véritable crime, c’est celui qu’on m’a fait commettre deux jours de suite et que je ne veux plus renouveler » (page 51). Dans cette affaire, devant un général Dubail qui, lui-même « n’admet aucune objection » à ses ordres d’attaques inutiles, Bruté de Rémur parviendra à conserver son commandement ; d’aucun, tel le colonel Keller, y laisseront leur commandement. Et Bruté de Rémur de conclure : « le grand coupable en tout cela, c’est le communiqué officiel ; chaque commandant d’armée veut avoir quelque chose à y mettre » (page 53). L’officier rapporte cette guerre pour le moins étonnante que l’on fait dans les Vosges, dans le secteur de La Chapelotte : « nous sommes dans une situation bizarre, restés accrochés depuis le 27 février à des rochers, à une vingtaine de mètres de nos adversaires qui nous jettent des cailloux, des bouteilles ; des paquets de journaux boches et souvent essayent d’engager la conversation. Dernièrement, à l’occasion de la prise de Przemysl, le général de Division, à l’instar de ce que font les Allemands quand ils ont un succès quelconque, avait prescrit de pousser des hurlements dans les tranchées. « Oh ! la ferme ! » cria un Boche d’un des ouvrages en face de nous ; celui-ci avait certainement pratiqué l’argot parisien » (page 61). Plus loin, d’ailleurs, « des Lorrains annexés qui ne nous veulent point de mal, au contraire : parfois leurs sentinelles toussent pour nous avertir de nous cacher ; l’autre jour, c’était un de nos officiers qui, dînant à une petite table devant sa casa, voyait tomber un petit caillou dans son assiette, manière de le prévenir qu’il était en vue. Mais les pauvres gens jouent là un jeu dangereux. Parmi les mieux attentionnés à notre égard se trouvait un nommé Harmand, très connu de nos chasseurs : quand il prenait la faction, il les prévenait qu’ils n’avaient rien à craindre ; parfois aussi, avant de la quitter, il leur disait : « Attention, celui qui va me remplacer est un mauvais bougre ». Ses amabilités ont fini par être connues des Boches et ils l’ont fusillé » (page 69). Le général confirme l’accord tacite des artilleurs français et allemands à ne pas tirer sur les localités de chaque côté du front : « Dans cette région vosgienne, nous vivons sous un régime particulier et bizarre : de part et d’autre de la ligne qui sépare Allemands et Français, les troupes sont cantonnées dans des villages, et, sans s’être donné le mot, les deux adversaires semblent avoir pris pour règle d’épargner ces villages et de ne porter leurs coups que sur les maisons ou hameaux fortifiés ou sur les ouvrages de défense » (page 62). De tels exemples peuvent être multipliés à l’envi dans cet ouvrage où Bruté de Rémur nous donne à lire une fresque courte mais dense de multiples tableaux d’un intérêt technique voire anthropologique considérable.

Bibliographie de l’auteur

Etude sur les Vosges, Paris, 1888, 67 pages

La défense des Vosges et la Guerre de Montagne, Paris, Dubois, 1890, 55 pages.

Les Vosges en 1870 et dans la prochaine campagne, par un ancien officier de chasseurs à pied, Rennes, H. Caillère, 172 p.

Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – La Forain – La Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – La Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.

Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011

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Béthouart, Antoine (1889-1982)

En grand uniformeSource : http://promogalbethouart.free.fr/index.php?page=parrain_0.xhtml

1.  Le témoin

Né le 17 décembre 1889 à Dôle (Jura), Marie, Émile, Antoine Béthouart embrasse la carrière militaire (Saint-Cyr, promotion de Fez) en 1909. Il en sort en 1912 avec le grade de sous-lieutenant. Après la Grande Guerre, débute alors pour l’officier une période politique et militaire trouble d’entre-deux guerres qui se traduit par une déliquescence de l’armée française, laquelle va amener « au désastre » de la seconde guerre mondiale. Pourtant, il estime que « la disparition de l’armée allemande et le prestige de l’armée française victorieuse ont provoqué de nombreuses demandes de missions militaires françaises par les pays libérés de l’occupation ou de l’influence allemandes et qui avaient besoin d’organiser leur sécurité. » (page 126).

Il entre à l’école de guerre en 1920 et passe par diverses affectations dans l’armée alpine. En mars 1931, il est détaché en mission à Belgrade. Ainsi débute une aventure militaire et diplomatique dans l’imbroglio des Balkans soumis aux tensions européennes et à la montée du nouveau pouvoir allemand national-socialiste. La frilosité voire la démission politique française amèneront, malgré les informations précieuses de la légation française et des rapports adressés par l’officier, au lâchage de la Yougoslavie. Viennent alors l’Anschluss puis les différentes invasions de l’Axe, les fuites politiques de la France et de la S.D.N. devant la montée nazie avec l’aboutissement fatal d’une seconde guerre qui se déclenche. Le 1er août 1939, le colonel Béthouart prend le commandement, à Chambéry, d’une demi-brigade de chasseurs alpins et verrouille la Haute Maurienne en prévision d’une guerre avec l’Italie, qui restera neutre. Il participe à l’opération de Narvik, puis poursuit la guerre au Maroc, organisant l’opération Torch. Nommé général de division, il y gagne une mission militaire aux Etats-Unis afin de préparer le concours américain. Il débarque en Provence en août 1944, participe à la campagne de France, occupe l’Autriche puis se retire de l’active. Il garde un rôle politique et collabore au Figaro. Il décède le 17 octobre 1982 à Fréjus et est inhumé à Rue (Somme).

2. Le témoignage

Des hécatombes glorieuses au désastre, Paris, Presses de la Cité, 1972, 221 pages. La partie de ses souvenirs consacrée à la Grande Guerre occupe les pages 9 à 120.

Le général Béthouart poursuit avec cet ouvrage ses « Mémoires à l’envers« . Après avoir présenté ses années autrichiennes, de 1945 à 1950, puis ses années de la seconde guerre mondiale, il se souvient de sa jeunesse, de la Première guerre mondiale et de l’entre-deux guerres. Après un exposé sommaire nous présentant sa famille et l’armée à la veille de la guerre, il nous fait entrer dans le conflit avec le 152e régiment d’infanterie de Gérardmer (Vosges). Lieutenant, il apprend la déclaration de guerre à Longemer et part occuper le col de Louschpach. Puis il pénètre en Alsace par la vallée de Munster jusqu’à Wintzenheim, aux portes de Colmar avant de retraiter sur Saint-Dié pour y participer à la reprise du piton du Spitzemberg. Globalement, le 15-2 aura eu jusqu’alors moins de pertes que les autres régiments engagés. Aussi, l’hécatombe des officiers de la bataille des frontières oblige l’état-major à reconstituer les autres régiments exsangues.

Béthouart change d’unité et accède au commandement de la 7e compagnie du 158e RI avec laquelle il entre en ligne le 5 janvier 1915 face au bois de Berthonval, à dix kilomètres au nord d’Arras. Il y prend contact avec les tranchées et la boue sur un front qu’il qualifie de « monotone« . Cette situation ne durera pas et l’année 1915 sera terrible dans le secteur de Notre-Dame-de-Lorette. Prise par l’ennemi le 13 mai, le 158e est chargé de reprendre l’éperon. La bataille fait rage quand, debout sur le parapet, l’officier est gravement blessé à l’épaule. Il sera éloigné du front et déclaré inapte à l’infanterie. Après une longue convalescence, il parvient à être affecté à l’état-major de la 77e brigade qui stationne en secteur calme à Baccarat (Meurthe-et-Moselle). Le 17 février 1916, il est brusquement embarqué en train vers un nouveau front, à la veille de ce qui deviendra la fournaise de Verdun. Il y suit l’intensité de la bataille, d’abord à Fleury qu’il faut évacuer pour un abri-caverne de Froideterre, et à son élargissement à la rive gauche de la Meuse.

Le 1er juillet 1916, l’attaque anglo-française qui se déclenche sur la Somme voit la 77e brigade relever les unités anglaises dans le bois de Maricourt. Les attaques se succèdent entraînant de lourdes pertes pour la division, jusqu’au déclenchement de l’attaque française sur le Chemin des Dames. Après un mois de préparation, l’officier intègre le secteur ouest de Vendresse à la fin du mois de mars 1917. Dès le déclenchement de l’attaque, il constate, de l’état-major, l’échec de l’offensive dû à un dispositif linéaire et uniforme, faute indéniable, imputable au G.Q.G. Le capitaine Béthouart demande alors à son supérieur le commandement d’une compagnie, qu’il obtient immédiatement, le 10 mai 1917. A sa tête, il monte en ligne le 13 mai entre l’Epine de Chevregny et Braye-en-Laonnois et se trouve dès son arrivée sous le fouet de la mort. Il y subit à son tour la doctrine de l’attaque à outrance, comme aux jours les plus sombres de 1915. Ayant mal jugé la situation, il concède du terrain à l’ennemi, ce en pleine période de mutinerie. L’une d’elle se déclenche dans son secteur et nécessite sa diplomatie et son intervention énergique pour rétablir le calme.

Le 7 juin 1917, le 20e Corps est mis en repos en Lorraine, où les permissions sont rétablies et augmentées. Remis en secteur de Pont-à-Mousson, réputé calme, jusqu’au 6 janvier 1918, le 158e revient à Verdun. Il y restera engagé au nord de Vacherauville, secteur battu par une artillerie allemande « très active« . L’activité y est composée de patrouilles et de coups de main en attendant une attaque de plus grande ampleur. Le capitaine n’y participera pas. Il est nommé chef de bataillon, lequel est placé en réserve générale au printemps 1918 puis transporté, le 20 avril, en Belgique où les Allemands ont prononcé une attaque sur le Mont Kemmel. Le capitaine Béthouart reçoit l’ordre de contre-attaque le 30 et son action est décisive dans la sauvegarde de la situation. Malheureusement il est pris sous un tir de harcèlement dont un obus le blesse à la main et à la jambe. Il est évacué sur l’hôpital de Dinan et ne réintégrera une unité combattante que le 20 juillet suivant.

Les événements s’enchaînent alors rapidement et la déliquescence de l’armée allemande semble annoncer le dénouement. A la tête du 3e bataillon de son régiment, il va participer à l’irrésistible offensive franco-américaine devant Saint-Mihiel, déclenchée le 12 septembre. Projetant une large offensive de rupture en Lorraine pour la fin de l’année 1918, la division de Béthouart est relevée et placée en réserve à l’est de Nancy. C’est là qu’il va apprendre l’Armistice, « mélange d’incontestable joie, de soulagement, mais aussi d’une déception certaine de ne pas avoir terminé la guerre en territoire allemand » (page 119). Le 19 novembre, il entre triomphalement à Metz.

3. Analyse

Poursuivant son autobiographie militaire, le général Béthouart se souvient de son parcours de 14-18 dans le but de « montrer l’évolution de la guerre au cours de ces quatre années tragiques » (page 120).

Le lieutenant Béthouart n’a probablement pas tenu de carnet de guerre. Il a écrit ses mémoires militaires au soir de sa vie d’après ses souvenirs, mélanges de détails et d’imprécisions. Ainsi, les épisodes de guerre de l’officier sont rapportés en pointillés, avec une précision sommaire. Les combats sont tirés à grands traits, ponctués d’anecdotes et de commentaires, mais le récit est chronologiquement haché au gré des périodes de blessures ou d’inactivités relatives. Dès lors l’ouvrage apparaît comme un livre manqué par un témoin qui aurait pu se révéler exceptionnel tant par son affectation que par son parcours militaire, alternant régiment de couverture (le mythifié 15-2), officier d’état-major et commandant d’une compagnie d’attaque puis d’un bataillon. Malheureusement, la pauvreté d’intérêt du témoignage est navrante et le style narratif reflète cette absence de profondeur. L’ouvrage commence comme un exposé scolaire, relativement maladroit et contient ses impressions doctrinaires ; Béthouart est convaincu que le service militaire, réellement universel, favorise le brassage social (page 19) et impute à l’instituteur un rôle majeur dans la victoire « patriotique » de 1918 (page 29) ou d’impressions personnelles sur la stratégie qui hachent le récit.

Dans le détail, quelques anecdotes prêtent à la réflexion comme l’annonce de la mort du père de l’officier par l’Echo de Paris, début mai 1918, « seul moyen que ma mère ait trouvé pour m’annoncer cette triste nouvelle » ! (page 117). Blessé en mai 1915 devant Lorette, il nous donne une vue tragique d’un poste de secours (page 66) et évoque, plus loin, les « Morituri« , blessés insauvables (page 84). Sans s’étendre sur les mutineries, il évoque des hommes fatigués et nerveux, les limitant presque à un incident avec un gendarme, « hirondelle de malheur », tout en avouant mater la contestation au cours d’un « meeting forestier » (page 104).

Chronologie géographique du parcours suivi par l’auteur, (page) :

1914 : 3 août : Longemer (38), 6 août : secteur de Louschpach (39), 14 août : La Schlucht, l’Altenberg, Stosswihr, Soultzeren, col du Sattel (41), 16 août : Schmelzwassen (42), 20 août : Wihr-au-Wald (44), 21-27 août : Witzenheim (45), 28 août – 3 septembre : Wihr-au-Wald – La Chapelle-Sainte-Croix (45-49). Septembre : Spitzemberg (50)

1915 : 5-8 janvier : Dix kilomètres au nord d’Arras, face au bois de Berthonval (55), 8 janvier – 15 mars : Mengoval, alternance de secteur et de repos dans le secteur d’Aix-Noulette à Noeux-les-Mines (58-60), 15 mars – 14 mai : bois de Bouvigny – Notre-Dame de Lorette (60-66), 14 mai 1915 – 17 février 1916 : convalescence (66-77)

1916 : 17 février : Baccarat (77), 21 février : Revigny (77), 25 février : Regret, Fleury, Douaumont, Ouvrage de Froideterre (77-82), 11 mars : repos à Saint-Dizier (83), 3-14 avril : Cote 304 (84), 1er – 10 juillet : bois de Maricourt à 2 km au nord de la Somme et 13 km au nord de Péronne (86-88), 10-23 juillet : repos en arrière (88), 24 juillet – 8 août : attaques sur Maurepas (89), août – novembre : En réserve (90), fin novembre : Sailly-Saillisel (90), fin 1916 : repos en Lorraine (96)

1917 : 15 janvier : région de Château-Rhierry (96), 24 janvier – 27 février : pentes sud du Chemin des Dames (96), 28 février – 26 mars : nord-ouest de Château-Thierry (97), 26 mars – 21 avril : entre le canal de Braye et Vendresse (99-102), 10 mai : (commandant de compagnie) – attaque entre l’Epine de Chevregny et Braye-en-Laonnois (102), Juin : Nanteuil (104), 7 juin : région de Nancy (109), 25 juin 1917 – 6 janvier 1918 : région de Pont-à-Mousson (109)

1918 : 10 janvier : Toul (110), 15 janvier – 26 mars : Dugny – Verdun, nord de Vacherauville, Côte du Poivre, ravin de Vaudoines (110-112), 27 mars : région de Revigny (112-113), 20 avril – 5 mai : Roesbrugge, Mont Kemmel – Scherpenberg (113-117), (3 mai – 20 juillet) : hôpital de Dinan (117-118), 12 mai : Villers-Cotterêts (117), 20 juillet – 5 août : La Ferte-sous-Jouarre (118), 5 août – 12 septembre : secteur de Saint-Mihiel (118), 12 septembre : nord de Montsec, Buxières, Heudicourt, Vigneulles (119). 19 novembre : entrée à Metz (119)

Index des noms cités dans l’ouvrage – (page)

Soldat Lucien Forgeot, tué le 6 août (30), soldat Pierre Gross (39), soldat Aufray (tué) (40), colonel Nautré, tué dans les bois d’Ormont (51), commandant Prévot, chef d’un bataillon du 158e (15 mars 1915) (61), Girardot (62), lieutenant Bour (63), colonel Lebouc, artilleur, ancien professeur à l’école de guerre, commandant la 77e brigade de la 39e division du 20e Corps (à Baccarat le 16 février 1916) (77), capitaine Flageollet, capitaine commandant une compagnie du 146e RI tué à Douaumont le 26 février 1916 (79), capitaine Denis Cochin, du 146e, blessé le même jour (81), commandant Jacquesson, commandant le 3e bataillon du 146e (même période) (81), colonel Matter, commandant le 153e au Chemin des Dames (99), colonel de Coutard, commandant le 146e au Chemin des Dames (99), général Hellot, commandant une division sur le Chemin des Dames (17 avril 1917) (101), lieutenant de Vrégille, commandant de section au 146e, tué au Chemin des Dames le 13 mai (102), lieutenant Rouyer le remplace, prisonnier le 14 (103), capitaine Gauche, du 146e, tué vers le 15 janvier 1918 sur la côte du Poivre (110), adjudant de bataillon Nugue, tué le 30 avril 1918 sur le Mont Scherpenberg (116).

Bibliographie de l’auteur

La bataille pour l’Autriche, Paris, Presses de la Cité, 1965, 320 pages.

Cinq années d’espérance. Mémoires de guerre (1939-1945), Paris, Plon, 1968, 362 pages.

Des hécatombes glorieuses au désastre, 1914-1940, Paris, Presses de la Cité, 1972, 221 pages.

Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011

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Olanié, Maurice (1897-1983)

1. Le témoin
Les éditeurs de son témoignage ne donnent ni sa date de naissance, ni son milieu social. Il faut donc traquer ces renseignements dans le texte lui-même. Nous apprenons qu’il a 19 ans en 1916. Il serait donc né en 1897. L’Alsace était le berceau de sa famille, et il parlait allemand. Il est vraisemblablement né à Troyes, puis ses parents ont vécu à Meaux. Il a reçu une bonne instruction primaire et il se montre curieux . Il visite les monuments à Noyon comme à Aix-la-Chapelle ; il passe une semaine merveilleuse à lire dans la riche bibliothèque d’un château, avec l’autorisation du colonel ; il se perfectionne en latin auprès d’un prêtre et en algèbre auprès d’un instituteur. Ayant effectué un stage en cartographie, il en sait plus que les officiers, et s’étonne de leur ignorance. Il est mort à Avignon le 3 février 1983, mais on ignore tout de son métier.

2. Le témoignage
Il est constitué de deux séries de textes. D’abord des carnets rédigés sur le moment en 1917 et 1918, conservés par sa fille. Ensuite des compléments apportés par l’auteur en 1978. Le travail d’édition a été réalisé par Rose-Marie Lange, petite-fille de l’auteur, et Jean-Pierre Rocca, qui a rédigé l’avant-propos et exposé le contexte des opérations militaires. Stephan Agosto a donné une introduction. Le livre, hors commerce, semble avoir été tiré en un petit nombre d’exemplaires en vue de trouver un véritable éditeur. Il porte comme titre Maurice Olanié, 114e Bataillon de Chasseurs alpins, Notes de guerre 1917-1918. Il est complété par quelques photos de la collection Férole (notamment une belle vue de vraie tranchée, boueuse, abri et fils du téléphone visibles ; une étonnante photo montrant, en face de la tranchée française, le visage de deux Allemands casqués). Le texte figure aussi sur le site chtimiste.com.

3. Analyse
Du 12 août au 2 septembre 1917, Olanié se trouve près du Chemin des Dames, en proie à la soif et à la vermine. Le 31 août, il décrit une attaque, précédée d’un barrage, la prise de la tranchée ennemie abandonnée, le nettoyage des abris au lance-flamme, mais aussi la capture de 15 prisonniers.
En mars 1918, il a les oreillons, puis il revient vers Montdidier, pour constater la retraite dans « un désordre indescriptible » (p. 70). Du 6 au 16 avril, il occupe un petit-poste et attend vainement la relève. De mai à août 1918, secteur du Violu dans les Vosges. Le voici ensuite dans l’Oise au moment de la contre-offensive. Le 11 août, le bataillon reçoit de l’eau-de-vie, « ce qui veut dire qu’on est unité de combat ». Ce qui est dur, c’est de respirer l’odeur de cadavre, mais un bombardement violent, qui dure toute une nuit, « par obus de tous calibres et par avions » ne fait aucune victime. Plus loin il décrit Noyon qui flambe sous les obus français ; l’explosion du dépôt de munitions de Bas-Beaurains ; la remontée à travers le département de l’Aisne ; et conclut, le 13 septembre : « La compagnie va se reformer ayant ses effectifs réduits des 2/3. »
Du 30 septembre au 14 octobre 1918, opérations en Belgique. Olanié part en permission et n’en revient que le 2 novembre. Il décrit ainsi la joie qui règne lors de l’armistice : « Quel peut-être, en effet, l’état d’esprit d’hommes qui, la veille encore, n’étaient pas sûrs de terminer sans accident la journée commencée et qui, maintenant, savent que ce cauchemar de quatre années est fini, qu’ils peuvent espérer sans crainte, qu’ils n’entendront plus le bruit si énervant des canons, le sifflement des obus, le grognement des gros noirs ! C’est fini ! Plus d’abris à creuser, plus de tranchées, plus de garde, plus de gaz, plus d’alerte ! » Dans le Brabant, les troupes sont accueillies triomphalement.
Soixante ans après, Olanié ajoute quelques souvenirs. On en retiendra trois. D’abord une critique de la guerre, « cette boucherie » (p. 166), et des combats, « mini-massacres » qui n’ont servi à rien (p. 137). Ensuite, un dialogue dans le no man’s land avec un Allemand qui lui donne des renseignements qu’il ne transmet pas à ses supérieurs parce que « notre artillerie lourde et légère s’en serait donnée à cœur joie, l’artillerie allemande aurait répliqué, et alors quel beau massacre des deux côtés !! » (p. 146). Enfin, et à quatre reprises, il s’en prend, en 1978, aux « salopards de Lénine », à cette « vermine rouge » (p. 119, 134, 162, 166). Il leur reproche d’avoir abandonné les Français en 1917-18. Mais, curieusement, une telle remarque n’apparaît pas dans les notes d’époque. Il est vraisemblable que son opinion de l’URSS et du parti communiste français entre 1918 et 1978 ait joué ici. Un passage, également écrit en 1978, éclaire encore les positions politiques de l’auteur lorsqu’il oppose les « 40 rois qui en mille ans firent la France » aux « mille propres à rien » qui l’avaient « maintes fois conduite au désastre » (p. 123).
Rémy Cazals, 5 mai 2011

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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Cocordan, Lucien (1893-1962)

1. Le témoin

Né le 6 octobre 1893 à Paris. Famille de religion protestante. Le père, Georges, était conducteur de bus hippomobile ; la mère, Louise Cottart, était passementière. Les parents seront plus tard épiciers à Fontainebleau. Avant la guerre, Lucien était apprenti chapelier. En mars 1913, il s’engage pour trois ans au 22e Dragons de Reims, ayant vraisemblablement l’intention de faire une carrière militaire (l’expérience de 14-18 va l’en dissuader). Il obtient le grade de brigadier. Il fait toute la guerre de 1914-1918 dans la cavalerie, combattant alternativement à cheval et à pied. Il se marie le 16 septembre 1919 à Viroflay, Seine-et-Oise, avec une infirmière qui l’a soigné en mars 1917 à l’hôpital d’Orléans. Deux enfants : Pierre, né en 1920 ; Monique, née en 1925. Il devient représentant de commerce en chapellerie et chemiserie à Paris, puis à Charleville. Il se réfugie en 1940 à Toulouse. Il meurt le 22 mai 1962 à Chaum, Haute-Garonne.

2. Le témoignage

La famille (qui a fourni les renseignements ci-dessus) a conservé six petits carnets ou agendas correspondant aux périodes suivantes : (1) du 25 juillet au 10 novembre 1914 ; (2) de novembre 1914 au 10 août 1915 (+ quelques pages détachées pour août-octobre de la même année) ; (3) d’octobre 1915 à décembre 1916 ; (4) 1917 ; (5) 1918 ; (6) 1919. Un cahier format écolier reprend le texte « au propre » du début de la guerre jusqu’au 31 janvier 1917.

3. Analyse

Dès le début, Lucien Cocordan exprime des sentiments d’amour pour la patrie pour laquelle le devoir est d’accepter de mourir. Il faut « fiche une bonne volée aux Boches ; tous on a hâte de marcher au feu pour en finir avec cette race et après l’on sera tranquille ».

Départ vers le nord. Entrée en Belgique le 6 août. « Vallée de la Semois. Sur tout le parcours, ce n’est que des drapeaux représentant les nations alliées. On nous chante La Marseillaise. Ovations monstres sur tout le parcours. L’on nous donne des tartines, tabac, boisson, œufs, médailles de sainteté, souvenirs en masse. Accueil touchant et inoubliable. L’on nous appelle leurs frères. Quels braves gens ! »

Les dragons font des reconnaissances, toujours en alerte (« nous dormons bride au bras »). Ils affrontent des tirailleurs allemands. Repli vers Paris, puis poursuite début septembre. Période confuse au cours de laquelle des Français tirent sur des Français, des Allemands sur des Allemands. Divers bobards présentés comme des faits : arrestation d’espions allemands « la plupart déguisés en prêtres » ; infirmières allemandes sur lesquelles on trouve « revolvers et poignards cachés dans leurs corsages ».

Le 25 septembre à Bouchavesnes, « l’escadron fait une charge stupide contre fantassins et mitrailleuses ennemis, qui crachent une véritable pluie de mitraille sur nous. Rebroussons sous une pluie de balles. » Le 11 octobre en Artois, c’est un combat à pied toute la journée. Vers la Belgique (17 octobre) : « Nous passons par Vieux-Berquin. Plus une seule maison est debout. Les habitants sont revenus, pleurent dans les rues. Pays complètement détruit, partout des cadavres de bestiaux, des maisons qui achèvent de se consumer. Quel spectacle inoubliable ! Quelles visions de barbarie, quels sauvages et quelle nation infecte que cette race porcine que l’on nomme la nation allemande ! Bailleul est également ravagé. Nous passons la frontière à 11 h 30. Loker, premier village belge. » Le 20 octobre, durs combats entre Staden et Langemark : « Quelle scène qu’un champ de bataille, on entend le râle des blessés. De voir ceux qui tombent à nos côtés en poussant un râle, l’on songe à quand notre tour, et lorsque l’on sort de cette fournaise l’on se demande comment l’on est sans blessure lorsque tant d’autres sont tombés ! »

Suivent une période de repos et un bref séjour à l’hôpital d’Abbeville. Sa demande pour passer dans l’aviation est refusée. Après une permission en août 1915 (« Joie indescriptible à se sentir sur le macadam après 13 mois passés dans des patelins plus ou moins vaseux »), le voici en Champagne à la veille de l’offensive de septembre. « 27 septembre. Arrivons le matin dans les bois de Suippes, bivouaquons en plein feuillage. Croyons être tranquille pour quelque temps mais départ à 11 heures. Le colonel nous rassemble et nous fait un discours concernant : offensive, heure venue, etc. Arrivons à 2 h de l’après-midi à Suippes en pleine bataille. Cela, paraît-il, marche très bien. Poussons plus loin et nous nous installons sans desseller près de Souain. La pluie tombe, nous sommes trempés. 28, 29, 30, 1er octobre. Que dire pendant ces jours sinon que nous avions tous fait le sacrifice de notre existence. A toute minute pendant ces jours nous nous attendions à charger, et charger dans quelles conditions ? sur quoi ? une ligne de mitrailleuses ou un fortin. Nous sommes restés pendant tous ces jours, les 22e et 16e, brigade d’avant-garde. Gare à la réputation que nous avons, et nous pouvions dire que nous étions sacrifiés. Nous nous sommes trouvés jusqu’à 300 à 400 mètres de la ligne. Si l’escadron n’a eu comme perte qu’un cheval, cela tient du miracle. Jamais je n’ai vu les marmites tomber si près en terrain découvert. Une est tombée à 3 pas, nous enterrant complètement, moi et un cycliste. Nous étions couverts de terre. Nous avons souffert non seulement de la fatigue, mais principalement de la faim. Cette offensive n’a pas réussi comme nous le voulions. Des compagnies entières restaient sur le terrain. Nos escadrons à pied partis à l’attaque, sur 220 sont revenus à 40, et tout cela pourquoi ? C’est du terrain payé bien cher. »

Période calme d’octobre 1915 à janvier 1916. Le 6 octobre, près de Cuperly, il note qu’il a 22 ans. Le 1er janvier : pas un coup de canon. Les choses se gâtent en février. Dès le 22 février : « Une offensive extraordinaire se fait du côté boche sur Verdun. » Cela a pour conséquence un retard pour les permissions. Il ne peut partir qu’en mai : « Cafard monstre à la fin. 20 mai. Le cafard me tient bien et ne me quitte pas. Vite la fin. J’en ai assez. » La fin approcherait-elle ? « 28 juin. Les Russes, en offensive depuis 8 jours, marchent merveilleusement. Offensive sur tous les fronts. Anglais dans le Nord,  Français à Verdun, Italiens et Russes à leur front respectif, attaquent avec avantage. Nous croyons très fermement à une fin avant l’hiver. Quelques pronostics nous annoncent la fin pour août ou septembre. Chic alors ! » Août en Lorraine, à Lunéville : « Nous nous installons dans un quartier de cavalerie. Quel cafard se revoir là-dedans après 2 ans de guerre. L’ancienne vie de quartier reprend, les corvées, l’appel, etc. Tout le monde est dégoûté. » Et en secteur calme : « C’est un vrai secteur de rentier. Pas un coup de fusil ni de canon. Nous couchons dehors, pas d’abris. Nous installons des couchettes sous une ancienne tuilerie presque écroulée. Nous restons 5 jours ici et 5 en réserve. »

Janvier 1917 : « En pleine chaîne des Vosges, région merveilleuse, mais quel froid ! et la neige ne cesse de tomber. Très bien reçus par les habitants. » Mais, de l’autre côté de la frontière, à Traubach : « L’heure est restée l’heure allemande. Ici l’on parle un javanais incompréhensible et qui n’est pas l’allemand mais un patois alsacien. L’on rencontre dans les maisons beaucoup de photos de soldats allemands. »

En permission en février 1917. Visite médicale pour mal à la gorge. Il est envoyé à l’hôpital d’Orléans : « 17 février. Très bien soigné. Georges vient me voir tous les jours. Infirmières charmantes. 6 mars. Je crois m’apercevoir que l’affection que je portais à ma petite infirmière, qui après avoir été ma marraine est maintenant ma grande amie, se change en amour. Elle m’en rend mon amour largement du reste. »

Avril 1917. Préparatifs de l’offensive : « 13 avril. Départ à 7 h 30. Après une étape de 45 km, faite plutôt lentement, nous arrivons à 4 h 30 dans un bois près de Fère-en-Tardenois. L’on pense rester ici deux ou trois jours. La région ici est remplie de troupes. Infanterie, cavalerie, etc. passent et repassent. Sur la ligne de chemin de fer de Fismes à côté de nous, les trains de troupes et de ravitaillement ne cessent pas de défiler. […] 15 avril, dimanche. Rien de nouveau. Nous partons le soir pour aller plus près du front. Passons une nuit inoubliable. Treize heures pour faire 12 km, c’est insensé. Nous avons mis à un moment trois heures pour faire 400 m. C’est pire qu’à Souain, et quel temps ! De l’eau, du vent et un froid glacial. 16 avril. Arrivons à 7 h du matin à 4 km des lignes. Un bombardement effroyable tape de Soissons à Reims. Quel carnage à une époque où le progrès et la civilisation nous gouvernent. C’est incroyable quand l’on pense à cette boucherie qui dure depuis plus de 2 ans ½. […] 18 avril. De la pluie, toujours de la pluie. Quel temps pour les malheureux fantassins ! 19 avril. Nous ne les percerons jamais dans de pareilles conditions. Pourquoi alors sacrifier tant de vies humaines si précieuses ? Quelle insouciance ! 20 avril. Quel changement dans mes idées politiques, et dans quel état d’esprit je me trouve ! J’en suis étonné moi-même, et pourtant je n’ai plus le cafard. 21 avril. Nous allons voir un camp de prisonniers tout près. Tous ont assez de la guerre et reconnaissent notre avantage et aussi que l’Allemagne ne peut plus tenir question alimentaire. »

Le pourcentage de permissionnaires est augmenté. Lucien pourra partir le 9 juin. En attendant, il a des nouvelles de Paris et il est confronté aux mutineries de l’infanterie : « 28 mai. A Paris, c’est un chambard du diable, ce n’est que grévistes, principalement chez les femmes, couturières, usines à munitions, alimentation, tout en grève. Où cela nous mènera-t-il ? 30 mai. A 4 h du matin, alerte. Il faut être prêt à partir dans une demi-heure. Quel chambard ! Rien n’est prêt et il manque un tas de choses. Nous partons à 6 h moins ¼ direction Attichy. A Breuil je reviens avec les chevaux de mains du régiment. Au retour, j’apprends que c’est deux régiments d’infanterie, qui venaient de passer 60 jours en ligne aux dernières attaques, et après 6 jours de repos remontaient en ligne. Ils ont refusé de marcher et marchent sur Compiègne. Nous devons les arrêter. Voilà où nous en sommes après presque 3 ans de guerre. S’ils résistent, nous devons tirer dessus, sur nos frères. Quelle honte ! Pour ma part, je suis heureux de me défiler d’un tel travail. Ils reviennent à 14 heures, sans avoir rien vu. 31 mai. Détails sur la journée d’hier. La révolte a commencé ainsi : un capitaine donnant un ordre à un caporal de monter aux tranchées avec son escouade, ayant refusé, le capitaine l’a tué d’un coup de revolver. Aussitôt les quelques hommes l’ont percé de coups de baïonnette et ont marché sur l’arrière, entraînant beaucoup d’officiers qui eux aussi en ont assez. Autre chose à remarquer : les officiers de chez nous, pendant l’instant où nous attendions les deux régiments, ont baissé pavillon et parlaient aux hommes avec une politesse à laquelle nous ne sommes pas habitués. Les mitrailleuses tenues par les officiers eux-mêmes nous tenaient en même temps sous leurs feux en même temps que le terrain devant nous. A ce sujet, aucun commentaire… Aujourd’hui, 2 h, présentation des gradés au colonel. 1er juin. A Paris, les grèves continuent ! Ce matin, alerte, ce n’est qu’un exercice car à l’alerte d’avant-hier beaucoup n’étaient pas prêts. 2 juin. Nous partons à 6 h 30 pour changer de cantonnement. Rassemblement à Breuil. Départ 7 h 30, allons à Blérancourt, même travail que mercredi dernier, et quel travail ! C’est honteux et il règne un état d’esprit déplorable et si les fantassins arrivent, beaucoup se mettront avec eux car nous leur donnons raison. Ils demandent un repos d’un mois et le tour de permission tous les 4 mois, ce qui est leur droit. Nous rentrons à Camelin pour cantonner. Le 360e y est. Cris à notre arrivée. Des imbéciles leur ont raconté que nous avions tiré sur un bataillon de chasseurs à pied. Altercation comique entre le colonel Retheny [?] et un fantassin. Finalement nous fraternisons avec tous et l’erreur est reconnue par eux-mêmes. »

La permission : « 9 juin. Je me couche à 9 h, à peine endormi l’on vient me prévenir que je pars en permission ce soir. 10 juin. Arrivons au lieu de départ à Vic-sur-Aisne à 5 h 30. Départ à 9 h. Arrivée à Creil à 12 h 30 où j’attends le train pour Montereau qui part à 4 h 45. Vraiment je commence à en avoir assez de ces changements de train et aussi des attentes de plusieurs heures dans les gares. Si ce n’était ma permission ! J’ai grande hâte à revoir tous ceux qui me sont chers et aussi ma chère petite fiancée. Que de bons jours heureux nous allons passer ! 11 juin. Arrivée à Montereau à 12 h 15, je vais chez Georges sans faire timbrer ma perm. […] 12 juin. Je repars à Montereau faire timbrer ma permission qui ne compte qu’à partir de demain. 22 juin. Je pars par le train civil avec le billet militaire pris par Georges […] Retour à Camelin […] temps affreux, cafard monstre, je deviens depuis quelque temps complètement anarchiste : une fin et le retour chez soi ! 30 juin. La relève se fait ce soir. Nous remplaçons le 11e cuir, l’on parle d’une division de cavalerie allant cantonner aux environs de Paris en cas de troubles dans la capitale. Ce serait notre tour, cela ne me déplairait pas car je pourrais aller à Paris et voir tous ceux qui me sont chers, mais malgré [tout] ce rôle de gendarme me répugne ! »

A partir de juillet, l’année 1917 compte plusieurs permissions, maladies, stages et séjours à Paris ou dans la région parisienne. Les notes de 1918 et 1919 sont très laconiques. Le 11 octobre 1918 : « Une autre grande offensive se prépare. Mais nous espérons qu’elle ne se fera pas. L’armistice viendra peut-être avant. Que de vies épargnées alors ! Attendons et espérons. » Le 28 décembre : « Quelle ironie : on demande des rengagés (et dire qu’ils en trouveront !) pour partir pour Salonique, mais je crois que c’est plutôt pour la Russie. » Le 24 juin : « Nous apprenons que les Boches ont signé le traité de Paix hier soir. A bientôt la démobilisation. A partir du 7 juillet, marqué 55, commence le compte à rebours, et le 22 août est marqué 0. Lucien part vers Paris. Il est démobilisé à Vincennes le 25 août : « Me voici enfin redevenu civil. »

Rémy Cazals, janvier 2009

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