Tucoo-Chala, Ernest (1893- ?)

1. Le témoin

Né à Pau en 1893, Ernest Tucoo-Chala est fils d’un cordonnier et d’une marchande des 4 saisons. Après des études primaires solides, il obtient le certificat d’études et entre en apprentissage chez un menuisier. Il se spécialise dans la carrosserie automobile et réalise un tour de France en tant que compagnon. Embauché à Paris chez Binder comme ouvrier très spécialisé, il est très bien payé. En 1912, il fait son service militaire à Tarbes, dans un régiment d’artillerie, où il est initié à la technique du 75. Il passe directement du service militaire à la guerre, toujours dans l’artillerie. En tout, il vivra près de huit ans sous les drapeaux, sans grosse blessure.

A Paris, il a adhère au parti socialiste, partageant l’idéal pacifiste de Jaurès. Mais il n’y a chez lui aucune trace d’antimilitarisme. Après la guerre, il refuse l’offre d’embrasser la carrière militaire. Il redevient menuisier, à Bordeaux, mais dans des conditions bien moins bonnes qu’à Paris avant la guerre. Il s’inscrit à nouveau à la SFIO.

2. Le témoignage

Après guerre, Ernest Tucoo-Chala a, semble-t-il, peu parlé de la guerre, n’était inscrit à aucune association d’anciens combattants, et ne se rendait pas aux cérémonies du 11 novembre. Il laisse en revanche un très intéressant carnet de notes prises au jour le jour et publié par ses enfants en 1996 sous le titre 1914-1919. Carnets de route d’un artilleur (Biarritz, J. et D.  Deucalion, 1996, 116 p.) Il commence à la fin du mois de juillet 1914 et ne s’achève qu’en août 1919. Son écriture est succincte, mais précise et essentielle. A noter également la grande liberté de ton de cet artilleur dans son carnet.

3. Analyse

Ce carnet de guerre est très intéressant : ce qui frappe d’emblée à la lecture des carnets de ce combattant d’origine populaire, c’est la liberté de ton. Ainsi lit-on par exemple, le 27 avril 1916 : « Je suis vanné après ces trois jours de route (200 km) et, par surcroît, des manœuvres maintenant! Que le diable les emporte avec leurs âneries de manœuvres » (p.31).

A mesure que la guerre se prolonge, son carnet devient ainsi le réceptacle de toutes ses colères : contre l’inanité des offensives, début octobre 1915 : « Le cafard, le cafard est revenu, on devait tout bouffer, on a dépensé des milliers d’obus et pour quoi ? Pour nous regarder à nouveau en chiens de faïence » ; contre le prétendu repos derrière les lignes, le 8 mai 1916 : « manoeuvre sur un grand plateau […] Vraiment ils se foutent de nous; nous faire casser la gueule, passe encore, c’est la guerre! Mais nous emmerder comme ils le font avant, ça passe les bornes » ; contre le terme mis par un officier à une trêve tacite (26 juin 1916).

La guerre qui se dessine au fil des pages est celle d’un artilleur. Conscient par ailleurs de la différence de conditions de vie entre fantassins et artilleurs (pp. 43-44), il décrit avec justesse les difficultés de la vie matérielle et la dureté des combats, notamment à Verdun, le 28 mai 1916 : « il y a de quoi perdre la tête dans ce chaos […] c’est une véritable fournaise […]. Nous tirons sans cesse […] les blessés qui passent près de nous nous engueulent, nous leur tirons dessus à ce qu’il paraît ; alors j’aime mieux [régler le tir] 50 mètres plus long. Je ne suis plus comme les copains qu’un paquet de boue gluante. On ne vit plus, on est en sursis, des morts vivants et l’énergie ne peut rien contre la fatigue et la soif. ». Les gaz l’ont beaucoup marqué. Ces conditions de vie pénibles l’incitent à s’y soustraire, par un mariage, synonyme de permission (septembre-octobre 1916) ou encore par un départ volontaire pour le front d’Orient perçu comme moins dangereux (octobre-novembre 1917).

Au total, un carnet d’une grande richesse par un combattant d’origine populaire.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Grappe, Etienne (1877-1958)

Grappe Etienne (sous-lieutenant), Carnets de guerre 1914-1919, 52 mois sur le front, Paris, l’Harmattan, 2002, 207 p.

1. Le témoin.

L’avant-propos du livre.

Ce livre débute par un avant-propos rédigé par Daniel Wingerter qui est le petit-fils d’Etienne Grappe. Il précise que les textes qui suivent sont la retranscription de deux carnets que son grand-père avait tenu quasiment quotidiennement pendant la Grande Guerre. Le témoignage de ce diariste, qui n’a pas subi de réécriture a été publié in extenso (« style, expression et l’orthographe ») à l’exception de la ponctuation qui a été ajoutée pour rendre plus facile sa lecture. Il s’agit donc d’un document de première main.

Deux raisons semble-t-il liées poussèrent Daniel Wingerter à publier les carnets de son grand-père : d’une part le décès et sa mère et d’autre part son arrivée à la retraite (« mon 60e anniversaire ».) Vraisemblablement dégagé de ses obligations professionnelles, il se replongea dans son histoire familiale et voulut rendre hommage à ce grand-père maternel qui l’avait fortement marqué d’autant qu’il remplaça son père disparu peu après sa naissance.

La biographie d’Etienne Grappe en dehors de la guerre de 1914-1918.

La publication des carnets d’Etienne Grappe est précédée d’une biographie (p. 9) de l’auteur extrêmement utile et bienvenue pour nous renseigner sur ses origines géographiques, socio-professionnelles, ainsi que sur son âge. Son père est «légiste » à Vizille, puis petit notaire de campagne à Oris. Il se retire au Perier (canton du Valbonnais). Il devient conseiller général, mais la biographie ne donne aucun renseignement sur ses orientations politiques. La biographie nous apprend que son père meurt dans la pauvreté et qu’il avait 5 enfants. Mais nous ne connaissons pas l’âge d’Etienne Grappe à la mort de son père. A priori, il devait être jeune puisque les 5 enfants à cause du décès de leur père ne poursuivent pas leur scolarité au-delà du Certificat d’Etudes. Le biographe (vraisemblablement son petit-fils) précise cependant que les 5 enfants « jouissent d’un niveau culturel bien supérieur à celui de leur condition sociale ».

Etienne Grappe : né le 14 avril 1877 à Oris-en-Rattier, près de La Mure, en Isère. Après avoir obtenu à 12 ans son certificat d’Etudes, Etienne Grappe débute dans la vie active en cultivant le petit « domaine montagneux du Sert de la Croix » au Perier. Il devient ensuite apprenti boulanger puis s’installe à Lyon où il travaille comme employé à l’arsenal de Lyon-Perrache.Il effectue son service militaire entre novembre 1898 et septembre 1901 au 22ème régiment d’infanterie de Gap.

Après la Grande Guerre, Etienne Grappe retrouve son emploi à l’arsenal de Perrache. Il décède en 1958.

Présentation des carnets d’Etienne Grappe.

Dans le livre des éditions l’Harmattan, les carnets sont entrecoupés de quelques notes historiques qui relient le parcours d’Etienne Grappe à des informations de portée plus générale sur le contexte militaire : p. 11 : du 3 août 1914 à février 1915 ;p. 53 : l’année 1915 ; p. 93 : le secteur de Verdun (février à septembre 1916) ;p. 121 : offensive de la Somme à mai 1917 ;P. 141 : août 1917 à mai 1918 ;p. 171 : juillet à novembre 1918.

La fin de l’ouvrage comprend deux index très utiles mais malheureusement sans renvois aux carnets : un index des lieux et un index des noms de personnes (des camarades, des gradés et des membres de la famille principalement).

A la fin de l’ouvrage, 5 pages des carnets d’Etienne Grappe sont reproduites de même que 3 photographies sur lesquelles l’auteur figure. Sur la page de couverture et sur la page de quatrième de couverture on trouve aussi deux photographies d’Etienne Grappe

2. Le témoignage.

A situation exceptionnelle (la guerre), pratique exceptionnelle (la tenue de carnets). Ainsi en a-t-il été pour des milliers d’hommes, qui conscients de vivre des moments inhabituels dans leur existence et dans leur siècle, voulurent conserver et entretenir pour eux, leurs proches ou pour un plus large public la mémoire de leur guerre. Les carnets d’Etienne Grappe se terminent ainsi : « Si plus tard, mes enfants, vous relisez ces lignes, rappelez-vous ce que les héros de la Grange Guerre ont souffert et ne souhaitez jamais que ces maux se renouvellent. » L’auteur donne ainsi à ses enfants une justification pédagogique à ces carnets : faire en sorte qu’une telle guerre ne renouvelle pas.

La prise de note débute le 6 août 1914 et se termine le 3 février 1919. Les notes sont prises au jour le jour ou regroupées par période de plusieurs jours (exemple : mardi 12 décembre à dimanche 17 décembre 1916). Les 52 mois de la guerre de l’auteur sont ainsi intégralement couverts y compris ses périodes de permission. Etienne Grappe ne fut jamais évacué ni pour maladie ni pour blessure.

Le parcours militaire de l’auteur est plutôt atypique puisqu’il servit d’abord dans un régiment d’infanterie territoriale (R.I.T.), le 105e R.I.T. jusqu’au 1er juillet 1916, puis dans un régiment d’active à partir du 11 octobre 1916 (le 103e R.I.), avant de retrouver deux autres R.I.T. (le 104e R.I.T. le 14 janvier 1918, puis après la dissolution de ce dernier, le 34e R.I.T).

Les différents grades occupés. Etienne Grappe est mobilisé comme caporal le 6 août 1914 au 105e R.I.T. Le 10 décembre 1914, il est nommé sergent. Le 17 juin 1916, il note dans son carnet : « Au sujet d’une note parue sur le rapport provenant du G.Q.G. : à défaut de volontaires, je suis désigné d’office comme candidat officier pour passer, après un cours de trois mois, dans un régiment d’active. Je suis le seul désigné de la compagnie. Cela ne m’enchante pas, mais je suis mon sort. Je suis désigné, peut-être est-ce mon bonheur. » Il part donc à l’arrière pour le peloton des élèves officiers. Après cette période d’instruction, il est nommé sous-lieutenant au 103e R.I.

La guerre d’Etienne Grappe.

Au 105e R.I.T.

Du 18 septembre 1914 jusqu’au 22 septembre 1915 : en Argonne (bois de la Croix-Gentin, Moiremont, Vienne-le-Château, puis entre le 5 juin et le 21 septembre 1915 dans la région de Villers-en-Argonne, en forêt à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front.

Du 22 septembre 1915 au 12 mai 1916 : En Champagne (Courtemont, Massiges, Virginy).

Du 13 mai au 30 juin 1916, dans le secteur de Verdun, ravitaillement de la cote 304 en munitions.

Période d’instruction.

Du 1er juillet au 10 octobre 1916 : à l’instruction dans le peloton des élèves-officiers qui fonctionne à Cousances-aux-Forges et dont le cantonnement est à Savonnières-en-Perthois

Au 103e R.I.

Du 11 octobre au 25 octobre 1916 : il arrive au 103e R.I. (le 11 octobre, il apprend sa nomination) qui stationne à Contrisson.

Du 26 octobre au 19 novembre 1916 : en permission, puis pendant 9 jours, il suit les cours du chef de section.

Du 20 novembre au 15 décembre 1916 : secteur de Verdun (ouvrage de Thiaumont, carrières d’Hautremont).

Du 19 décembre 1916 au 24 juin 1917 : en Meurthe-et-Moselle, secteur d’Ageviller, puis Saint-Martin.

Du 26 juin au 2 novembre 1917 : secteur de Verdun : côte du Poivre, Talou et Damloup. Il participe à l’attaque du 20 août 1917 : reconquête du ravin de Villevre, de Champneuville et de Samogneux (il est cité à l’ordre de la D.I.)

Du 20 novembre 1917 au 13 janvier 1918 : en Champagne (Auberive, le Mont Cornillet).

Au 104e R.I.T.

Il apprend son affectation le 14 janvier 1918.

Du 14 janvier au 10 juillet 1918, secteur de Sept-Sault dans la Marne.

A la suite de l’attaque allemande du 15 juillet 1918 en Champagne, il tient la ligne de résistance le 16 juillet, puis du 18 au 23 juillet 1918.

Le 25 juillet 1918, le régiment est dissous à Mourmelon-le-Petit.

Au 34e R.I.T.

Le 4 août 1918, il passe au bataillon de mitrailleuses du 34e.

Du 5 au 18 août 1918 : période de repos.

En août et septembre 1918 : travaux agricoles notamment (moissons à la ferme d’Alger).

Il suit également des cours concernant l’emploi de la mitrailleuse Hotchkiss.

En octobre 1918, au mont Cornillet (pour boucher les trous de mine sur la route).

Le 29 octobre 1918, à Rethel.

Après l’armistice.

Du 12 novembre au 23 novembre 1918 à Charleville (construction d’une passerelle).

Du 24 novembre au 11 décembre 1918 : à Mézières.

Du 12 décembre 1918 à la fin janvier 1919,  il est adjudant de garnison à la Place de Sedan.

Démobilisé, il arrive à Lyon le 2 février 1919

Remarque sur les secteurs occupés par Etienne Grappe : ce combattant fit toute sa guerre en Champagne, en Argonne, dans la Meuse et en Lorraine. Il n’occupa aucun secteur à l’ouest ou au nord-ouest de Reims.

3. Analyse.

Les notes prises pratiquement au jour le jour par Etienne Grappe sont essentiellement descriptives. Il mentionne avec précision ses mouvements, les secteurs qu’il occupe, les localités où il cantonne. Ainsi, il est très facile de recouper son témoignage dans le temps et dans l’espace avec d’autres documents tels que les Journaux des Marches et Opérations.

Il décrit de façon souvent concise ses activités. Dans ce domaine, le parcours de l’auteur est très intéressant puisqu’il servit dans un régiment d’infanterie territoriale, avant d’être affecté dans un régiment d’active pour enfin intégrer successivement deux autres régiments d’infanterie territoriale. Dans l’infanterie territoriale, les activités de l’auteur se localisent le plus souvent sur l’arrière front. Son unité construit des tranchées en seconde position, transporte du matériel et des munitions vers les premières lignes, empierre les routes. De juin à septembre 1915, l’auteur se trouve même à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front où il exploite la forêt en Argonne. Les taches ingrates et obscures des unités territoriales sont décrites. Mais lorsque le front s’anime, ces hommes d’une quarantaine d’années, généralement pères de famille, peuvent aussi se trouver très exposés. Ainsi en juin 1916, son unité ravitaille la cote 304 sous des bombardements quasiment constants : un camarade est tué, d’autres sont blessés.

Après son affectation au 103e R.I., il découvre la première ligne le 23 novembre 1916 dans le secteur de Verdun. En décembre 1916, à la suite d’un bombardement français, il décrit des scènes d’horreur : des corps déchiquetés, des membres qui sortent des tranchées etc.

Des informations laconiques de nature météorologique reviennent dans la plupart des prises de note journalières : « Mercredi 5 mai 1915. Je vais à la route, il fait beau temps, rien d’anormal » ; « Jeudi 6 mai 1915. Je surveille une corvée de cantonnement, il fait une forte pluie qui ne dure pas. » etc. Le temps qu’il fait prend toute son importance pour des hommes qui vivent désormais à l’extérieur et qui sont directement confrontés aux éléments, mais remarquons aussi que d’autres diaristes n’y font que très rarement allusion. La météorologie est donc bien un centre d’intérêt pour l‘auteur.

La prise de notes ininterrompue pendant la guerre permet d’étudier le parcours complet de ce combattant au cours du conflit et jusqu’à sa démobilisation. Un exemple, parmi d’autres, celui du rythme de ses permissions :

1ère permission : 12 au 21 octobre 1915

2de permission : 5 au 17 février 1916

3e permission (exceptionnelle) : 24 mars au 3 avril 1916 : son fils de 3 ans, très gravement malade, décède le 28 mars)

4e permission : 1er au 10 octobre 1916.

5e permission : 26 octobre au 8 novembre 1916 : « Je pars en permission le 26 au soir, chose que je n’attendais pas. »

6e permission : 25 février au 7 mars 1917.

7e permission : 11 au 24 juin 1917.

8e permission (exceptionnelle) : 11 au 24 juillet 1917 : permission de 3 jours pour la naissance de a fille et il obtient une prolongation.

9e permission : 7 au 29 octobre 1917.

10e permission : 30 janvier au 13 février 1918

11e permission : 24 juin au 7 juillet 1918

12e permission : 10 au 24 octobre 1918.

Les événements plus inhabituels auxquels participe ou assiste Etienne Grappe sont rapportés. Ils sont de différents types (la liste n’est pas exhaustive) :

Visites de personnalités à proximité du front :

– le 27 novembre 1914, le président de la République, Raymond Poincaré, suivi de Viviani, Dubost et Deschanel, entre dans sa « cahute ». Etienne Grappe échange quelques mots avec le président (p. 20).

– Le 4 décembre 1914 : visite d’un groupe de journalistes au bivouac : « Ce sont presque tous des hommes plus ou moins éclopés, bossus, malingres, boiteux. Un grand vêtu de brun a photographié notre cahute, c’est un correspondant le l’Illustration. » (p. 21).

Conseils de guerre et exécutions :

– 26 avril 1915 : 3 exécutions (les condamnés appartiennent au 82e, 113e et 131e de ligne). « C’est une bien triste corvée. Il y avait un père de trois enfants. Ils sont morts courageusement. » (p. 44-45).

– 4 mai 1915 : exécution d’un soldat du 113e R.I., avec description du cérémonial que l’auteur désapprouve en partie (p. 46).

– 23 octobre 1915 : «  siège du conseil de guerre jusqu’à midi, j’assiste aux débats, rien d’intéressant : 2 acquittements, 2 à 5 ans de réclusion et une peine de mort. » (p. 76).

Soûlerie et chant de l’Internationale :

– 18 au 22 janvier 1916 : le chanteur intempestif écope de 4 jours de consigne et il est changé de peloton.

Description d’un village détruit dans un « nota » : il s’agit du village d’Esnes (à proximité de la cote 304).

Description de visions d’horreur dans le secteur de Verdun (cadavres, etc.), p. 125, du 7 au 9 décembre 1916.

Dans son carnet de notes, Etienne Grappe a rédigé deux paragraphes qui portent le titre « Anecdotes sur Vauquois » et « Anecdotes ». Dans le premier paragraphe (p. 37, 13 mars 1915), il rapporte des propos qu’il a recueillis auprès de combattants venant des premières lignes : « […] Les Boches sortent de derrière les murs et lèvent les mains en criant « kamarades ». Puis les mitrailleuses tuent les leurs et les nôtres. On trouve des mitrailleurs boches enchaînés à leurs mitrailleuses. » […] Dans le second paragraphe, rédigé quelques jours plus tard, le 18 mars 1915, il retranscrit des paroles échangées avec un sous-officier qui lui indique avoir lancé  800 grenades, lors d’une contre-attaque. La précaution d’usage d’Etienne Grappe, par l’emploi du mot « anecdote » est incontestablement un révélateur de la véracité des faits décrits dans son carnet. N’ayant pas été un témoin direct des actions qu’il décrit dans ses « anecdotes », l’auteur reste prudent.

Le carnet de notes donne aussi des renseignements sur certaines pratiques des combattants. Ainsi, on constate qu’Etienne Grappe se trouve généralement assez rapidement informé des évolutions de la situation militaire ou diplomatique. Par exemple, il écrit pour la période du 16 au 21 mars 1917, alors que les événements viennent juste de se produire : « Le secteur est toujours calme. Il en est pas de même pour la Somme, où depuis le 17 les boches se retirent en détruisant tout sur leur passage. Chez les Russes des événements formidables se déroulent […] La bureaucratie est balayée par le souffle de liberté qui sort du peuple russe. Un parti se forme, comme nous en 93, pour bouter hors du territoire les boches. Ce peuple qui pourrissait d’avoir deux siècles en retard a fait un bon formidable et passe du règne du bon vouloir à un régime démocratique, presque sans effusion de sang. »

L’auteur, qui est marié, ne fait par ailleurs pratiquement jamais allusion à sa femme, sauf lors de quelques permissions et lorsqu’il perd son fils. Mais au moment où il suit la formation des élèves officiers, à l’arrière du front, sa femme et sa petite fille le rejoignent discrètement et ils ne sont pas les seuls dans ce cas : « On déjeune au café de la gare avec l’adjudant Bard et sa femme. » ( p. 116, 19 août 1916) ; « Je passe ces jours avec ma famille. Le temps marche vite. Berthe [sa fille] est très contente, mais on est obligés de se cacher pour ne pas contrarier l’autorité militaire ». En juillet 1917, il obtient une permission de 3 jours, pour la naissance de sa seconde fille qui fut conçue lors de sa 4e permission (1er au 10 octobre 1916). L’absence de la femme transparaît à une reprise dans le carnet : « Je regretterai mon séjour à Bertrichamp où j’ai passé de bonnes soirées avec mon ami Guillin. Bonnes soirées passées en famille avec Mlle Gabrielle et Mlle Veber. On a dansé quelques fois et flirté un peu avec ces gentilles demoiselles. Mlle Veber surtout m’est sympathique pour sa douceur et sa gentillesse. Je n’oublierai pas ses beaux yeux et sa jolie bouche où j ‘ai cueilli quelques baisers bien doux et bien tendres ». (p. 130, 7 au 17 février 1917).

Si les notes d’Etienne Grappe sont essentiellement descriptives, l’auteur dévoile néanmoins ses pensées, son état d’esprit ou ses réflexions autour de trois sujets.

Le premier concerne la guerre elle même avec son cortège de destructions et de tués :

– p. 108 (1er juin 1916): note sur la destruction d’Esnes (encore essentiellement descriptive) mais avec l’expression « l’horreur de cette guerre ».

– p. 106 (l’auteur est à 4 km de la cote 304, le 21 et 22 mai 1916) : « (Quelle tristesse et quelle folie, vraiment l’Europe est en train de se suicider) ». L’usage des parenthèses dans le texte est encore une fois révélateur : l’auteur fait, par cette utilisation, une distinction entre ses observations et sa pensée.

–  p. 125 (7 au 9 décembre 1916) : « Que Verdun aura donc coûté de vies humaines, de gâchis, d’affreux drames. »

– p. 176 ( il rencontre des hommes de son ancienne unité le 103e R.I. le 24 août 1918 et il apprend la mort de presque tous ses anciens camarades) : « Quand donc finiront ces massacres et que va-t-il rester des Français ? »

Les deux autres sujets alimentant les réflexions de l’auteur sont directement en rapport avec sa situation personnelle. Tout d’abord, le 21 mars 1916, il apprend que son fils de 3 ans est malade. Le lendemain, il reçoit une lettre encore plus inquiétante et le 24 mars, il obtient du colonel une permission exceptionnelle pour se rendre au chevet de son enfant. Ce dernier meurt le 28 et il apprend la nouvelle à sa femme. Etienne Grappe exprime alors sa souffrance et dans son carnet, il s’adresse à son fils qu’il n’a pu voir grandir : « Je vais repartir sur le front, donne-moi la force de supporter cette cruelle séparation, toi que je n’ai pu aimer suffisamment, que je n’ai pas pu voir tes premiers pas ni tes premiers appels. J’emporte de toi seulement une mèche de cheveux que je baiserai de temps à autre, dans mon deuil et mon isolement. » […].

Ensuite, et de façon récurrente après son arrivée dans un régiment d’active, Etienne Grappe décrit généralement très négativement les officiers de carrière. Sa critique est évidemment alimentée au regard de sa situation personnelle : en juin 1916, alors qu’âgé de 39 ans et servant dans un régiment d’infanterie territoriale, il est désigné d’office comme candidat d’élève officier. Après sa nouvelle affectation, il côtoie  ou croise des officiers de carrière qui font tout pour « s’embusquer » et s’éloigner des zones de combat.

– p. 106 (27 mai 1916), au sujet de son lieutenant qui change de compagnie : « (on ne le regrette pas, c’est un pédant) c’est l’ancien juteux devenu officier, service et règlement, mais rien de guerrier. »

– p. 145 (24 et 25 août 1917), à propos de son capitaine : « Quelle homme ! Fait de surface, aucun sentiment profond. Mauvais esprit de préjugé et se figurant d’une caste bien plus élevée que le commun des mortels parce qu’il a une particule devant. Rejeton dégénéré d’une caste qui se rattache encore à des vieilleries et qui voudrait encore revenir à deux cents ans en arrière. Mauvais patriote comme ils sont tous et qui font toutes sortes de démarches pour se faire mettre à l’arrière, alors que c’est leur métier de se battre. »

– p. 151 (14 au 19 novembre 1917), à propos du même capitaine : « De Grossouvre s’en va à Dijon au 11e Dragon. Il ne tient plus de joie. Voilà le patriotisme de ceux qui devraient donner l’exemple ! Officiers de métier à l’arrière, pendant que les vieux civils combattent.[Parmi « les vieux civils », l’auteur] Il est vrai qu’on n’y perd pas bien, il est plutôt lâche que brave. Les boches lui font peur de près. »

– p. 153 (13 décembre 1917) : « Je demande à partir du 103e parce que je suis écoeuré  des injustices qui se passent dans ce régiment. On ne met dans les postes de mitrailleurs, ou autres, que de jeunes officiers qui sont protégés ; au Dépôt divisionnaire, ce sont toujours les mêmes qui y sont et principalement des officiers de l’active qui devraient être en ligne. […] Voilà la justice. »

– p. 154 (22 au 27 décembre 1917), à propos du commandant Tabusse qui « continue ses excentricités criminelles ».

– p. 177 (28 au 31 août 1918). « Je vais me présenter au nouveau commandant du bataillon (Lardet) officier d’active. Cela paraît bizarre que cet homme de métier âgé de quarante ans soit versé dans la territoriale. »

L’injustice que ressent Etienne Grappe réside aussi dans le fait que tous ces officiers, selon lui, ont fait jouer leurs relations plus importantes du fait de leur rang social ou de leurs origines socio-culturelles et familiales, tandis que ses propres efforts n’ont pas abouti. Ainsi dès le 13 juin 1915, il précise dans ses notes : « J’écris des lettres [il ne dit pas à qui] et fais ma demande pour l’arsenal. » [il demande une affectation pour l’arsenal de Lyon-Perrache dans lequel il travaillait avant la guerre]. Plus tard, lorsqu’il veut quitter le 103e R.I. pour retourner dans une unité territoriale, il use à nouveau de sa plume : « J’écris à M. Rognon pour lui demander mon passage dans un régiment de territoriale. » (13 novembre 1917). Le carnet ne précise pas qui est Monsieur  Rognon, mais il est assez vraisemblable qu’il s’agisse d’Etienne Rognon qui était conseiller municipal de Lyon et qui deviendra par la suite député. Cette fois-ci, il est nettement plus confiant : « Je fais aujourd’hui une demande pour passer dans la territoriale. Avec l’appui de M. Rognon, je pense réussir. » (20 au 26 novembre 1917). Son vœu est exaucé le 14 janvier 1918, mais le carnet ne dit pas si l’intervention de M. Rognon a été déterminante.

En conclusion, les carnets d’Etienne Grappe sont d’une grande fiabilité concernant les événements rapportés. Ils nous donnent des informations précises et continues sur la vie des combattants ainsi que sur certaines de leurs pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives. Il s’agit donc d’une bonne source documentaire émanant d’un homme qui connut à la fois l’arrière front (dans les unités territoriales) et les premières lignes (dans un régiment d’active). L’auteur ne laisse pratiquement pas transparaître ses opinions politiques. Ce n’est manifestement pas quelqu’un qui combat pour « le droit et la civilisation ». Bien qu’il emploie le mot boche, il ne montre aucune haine particulière envers l’ennemi qu’il évoque d’ailleurs rarement. Un blessé allemand a même retenu son attention et l’a sans doute marqué durablement : «  Au dessus des carrières d’Hautremont, il y avait un boche pris sous un éboulement, les deux jambes entre deux roches. On lui a donné à manger pendant 6 jours, et finalement il est mort sans qu’on puisse le dégager. Il faisait pitié et pleurait. Quelle horrible chose ! » (7 au 9 décembre 1916). Son carnet ne fait pas non plus référence à la patrie ainsi qu’à la religion. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il n’apprécie pas vraiment la religion catholique, car en décrivant à deux reprises des pratiques assez déroutantes d’officiers, il emploie le terme de « jésuite ».

Thierry Hardier

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Frot, Paul (1897-1964 ?)

1.   Le témoin

Paul Frot est étudiant préparant HEC et a 19 ans lorsqu’il est appelé avec la classe 17. Il effectue six mois de préparation à l’école d’officiers de Saint-Maixent ; maîtrise la langue allemande, ce qui lui permet d’interroger des prisonniers à plusieurs reprises.

Baptême du feu le 15 juin 1917 en Flandres au 165e R.I. ; 9 mois de tranchées de Coxyde à Nieuport.

29 mars 1918 : transféré dans le secteur de la Somme (Boves) ; il fait partie des troupes envoyées stopper l’offensive allemande qui paraît alors irrésistible ; brûlé à l’ypérite, il rejoint Verdun après sa convalescence.

En août, son régiment est sous le commandement du général Mangin chargé de la délivrance des territoires envahis ; combats dans l’Aisne.

2. Le témoignage

Ce témoignage est un journal retrouvé par les filles de l’auteur en 2004 et publié sous le titre : Paul Frot, Mon journal de guerre 1914/1918, du 15 juin 1917 au 11 novembre 1918, Paris, Connaissances & Savoirs, 2005. Cet ouvrage est précédé d’une « adresse » en guise de dernière lettre des trois filles à leur père. Ce journal est un récit composé par Paul Frot à partir des notes consignées dans son carnet de campagne ; on y trouve certains récits construits à partir des dires d’anciens (voir notamment sur l’affaire du 22 avril 1915 et la première attaque aux gaz sur le front occidental, p. 70) ; d’après « l’adresse » écrite par ses filles, cette copie aurait été réalisée sur une machine de l’armée (p. 9) « avec son ruban bleu » ; on notera qu’au moment de cette recopie, mise au propre et mise en récit, l’auteur a effectué quelques rajouts « extraits de mon carnet de campagne » qu’il signale, comme à la page 39. À partir du 9 octobre (p. 84), les dates deviennent plus fréquentes ; on peut supposer qu’à partir de cette date, le journal « colle » de plus en plus au carnet d’origine, mais de nombreux indices signalent la recomposition du récit jusqu’à la fin. Des notices historiques ponctuent le journal ; référence est faite d’un livre publié au lendemain de la guerre (p. 89)…

Ce journal a été ensuite transmis de génération en génération par la main d’hommes de la famille ayant également connu la guerre.

3.   L’analyse

Les Flandres belges : longue description du front dans le secteur de Nieuport-Bains. Une particularité, pas de boue ; de l’eau et du sable. Ce qui nécessite d’étayer en permanence les tranchées ; le vent est ici un problème majeur, qui pénètre partout et enraye notamment les armes.

Malgré les bombardements, présence de civils : « quelques belges encore tolérés par l’armée anglaise, séjournent dans le village dans l’espoir de sauvegarder leurs biens. Ils passent la plus grande partie de leur vie dans les caves » (p. 55)

Cadavres : L’émotion causée par les premiers (p. 53) ; Travaux d’approfondissement des tranchées dans un charnier (p. 72) ; les marais de Martjevaert (p. 89-90), espaces pestilentiels. « […] le corps d’un soldat du 321e Fusilier Mitrailleur, noyé dans la boue et dont le casque et l’extrémité du canon du fusil émergeaient » ; « J’ai appris que nos camarades en première ligne, aux petits postes les plus avancés, avaient sans cesse de l’eau jusqu’au ventre…

Un chef : Souci du confort de ses hommes (p. 59) ; « j’ai presque honte d’avoir la satisfaction de manger, malgré ma présence en secteur, une cuisine spécialement préparée à l’intention des sous-officiers par leur cuistot attitré établi avec la roulante de la compagnie au bord de l’Yser » (p. 59) ; montrer l’exemple : « J’ai gardé tout mon calme. J’ai conscience sans vanité que mon attitude a plu aux hommes et que, pour un véritable baptême du feu, je n’ai pas trop fait mauvaise figure. Je me persuade que c’est grâce à cette attitude que j’acquerrai à leurs yeux une autorité suffisante à l’avenir pour me faire respecter malgré mon jeune âge… » (p. 77) ; d’autres réflexions sur ce thème tout au long de l’ouvrage.

Regard critique envers son supérieur direct. 2 avril 1918, lors de la remontée en ligne (secteur d’Hailles) : « un peu d’énervement chez tout le monde, beaucoup chez notre commandant de compagnie qui se confond en gémissements et en lamentations avant d’étourdir ses subalternes par des ordres et des contre-ordres qu’accompagnent des termes vexants inutiles » (p. 148) ; « Notre lieutenant, commandant de compagnie, qui n’ose pas sortir le nez de son trou et qui n’a pas manqué d’exiger un compte-rendu écrit de notre installation pour s’éviter un dérangement, a rassemblé sa liaison pour lui aménager un abri » (p. 149)

Alliés: Voisinage britannique au camp de Woesten ; les Ecossais et leur flegme étonnant sous le bombardement ; fraternisation entre alliés avec force boisson… (p. 64-65)

Assauts : Le rôle du sergent serre-file au moment de l’assaut: « Le sergent Lagache, d’un calme et d’un sang-froid imperturbables, longe la tranchée sous les obus, observant si tout le monde est à  son poste et pour faire sortir si nécessaire les froussards de leurs trous ; précaution au fond inutile, car chacun fait preuve dans ces circonstances émouvantes d’une attitude parfaite » (p. 76)

Offensive allemande :

A partir du 29 mars 1918, en renfort des troupes britanniques refoulés violemment par l’offensive allemande (secteur de Bertheaucourt-les-Thennes). Attaques de la cavalerie canadienne (p. 143) ; grande tuerie de cavaliers » (p. 143-144) ; pillage consciencieux des caves mais « […] les hommes respectent les intérieurs des maisons. Nombreux sont, en effet, au Régiment ceux qui ont souffert de l’invasion et de l’occupation allemande. Ils savent bien tordre le cou d’une poulette ou écorcher un lapin, mais une sorte de respect les pousse à ne trop rien déranger du mobilier abandonné des maisons où le hasard des cantonnements les a placés » (p. 146)

Alcool : soutien du moral. 3 avril : « Le petit jour paraît. Avec lui, la gnole rempli les quarts, une gnole détestable mais réconfortante après une nuit terrible, glaciale, sous la pluie qui nous a traversés jusqu’aux os » (p 150)

13-14 septembre : la nuit précédant l’assaut sur Laffaux (Aisne) : « Impossible de chercher à trouver le sommeil. Je regarde mes hommes. Aucun ne dort. L’heure est trop grave. Les uns boivent du café corsé de gnole comme le feraient des chasseurs au marais. Les rations de gnole ont été fortes, c’est l’usage à la veille des attaques. Nous laissons aux Boches le procédé du dopage à l’éther. Jamais fantassin de France n’en a usé. D’autres rêvent éveillés, écrivent ou parlent à voix basse… » (p. 266) Ces mentions tardives des distributions de gnole au sein des troupes combattantes sont confirmées par de nombreux autres témoins. Ainsi, en dépit des inconvénients évidents de cette alcoolisation, l’armée n’a pas trouvé meilleur moyen pour consolider le moral des troupes d’assaut.

Tirs amis : Des batteries françaises et anglaises tirent sur les lignes françaises : « Malgré toutes les fusées lancées pour demander l’allongement du tir, celui-ci se poursuit… toujours trop court ! Les hommes quittent leurs emplacements pour chercher un coin plus sûr, à l’exemple du commandant de compagnie lui-même » (p. 153) ; à d’autres moments encore, les fantassins menacent de quitter les lignes…

12 avril 1918 : défense acharnée du château de Hangard (p. 162-182) ; encore des tirs « amis » (p. 169) ; l’auteur et ses hommes sont prisonniers des Allemands pendant quelques minutes avant d’être délivrés par une vive contre-attaque franco-canadienne ; 13 avril, gazé à l’hypérite pendant son repos à Domart et atteint par la grippe espagnole. Evacuation par train sanitaire sur l’hôpital n°16 de Poitiers. Le 30 mai, rejoint son corps devant Verdun.

Fin août 1918, son régiment est mis à la disposition du général Mangin pour la poursuite victorieuse.

Une réflexion sur le comportement des soldats : « 28 août [1918]. Cette terrible guerre est un grand exemple de la toute puissance de l’habitude. Le Français d’aujourd’hui combat avec une passivité qui, à la réflexion, s’avère stupéfiante pour quiconque a vécu depuis longtemps les souffrances du soldat. Au moment où les périls s’aggravent, où les embûches, se dressant partout à la fois, devraient secouer les âmes d’anxiété, les hommes, dont les maîtres attendent encore un effort gigantesque, se conduisent comme les rouages fidèles d’une force que l’on croirait mécanique. Ils se meuvent avec une précision et une si grande docilité que l’on se demanderait parfois si ce sont là des êtres qui souffrent. Pour comprendre à quel degré d’automatisme, d’assujettissement, sont parvenus les tempéraments même les plus réfractaires, il faut voir évoluer les unités de notre arme, sans cesse alertées, déplacées, oubliées, rappelées, et aussi sobres devant le danger et la mort que devant la cohue des routes et des bivouacs » (p. 232-233).

Il est significatif qu’un officier reconnaissent aussi ouvertement l’assujettissement des hommes de troupe. La force de l’habitude, le poids des automatismes, l’idée de ne pouvoir échapper à son « destin » ou son « devoir », l’idée d’être dépassé, sinon écrasé par l’événement (la guerre) ont effectivement contribué dans une certaine mesure à nourrir ce que l’on appelle la ténacité des combattants.

Panique causée par les gaz (p. 252)

Combats sur le Chemin des Dames. Septembre 1918.

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Bringuier, Pierre (1884-1970)

1. Le témoin

Né à Yssingeaux (Haute-Loire), le 24 août 1884 dans une famille aisée. Après des études de Droit, il devient greffier de justice. Le 22 juillet 1914, il épouse Elisabeth Jassoud, fille de médecin. Le voyage de noces en Suisse est interrompu par la mobilisation. Pierre part avec le 358e RI. Après la guerre, le couple aura six enfants. Domiciles successifs à Bourg-de-Péage et Romans où Pierre Bringuier meurt en 1970.

2. Le témoignage

La correspondance de Pierre et Elisabeth compte 1500 lettres, celles que recevait le soldat étant renvoyées, à la fois pour ne pas alourdir le sac, et pour être conservées. Des extraits concernant uniquement la première année de guerre sont publiés dans Je suis mouton comme les autres. Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., Valence, Editions Peuple Libre et Notre Temps, 2002, p. 365-379. Une édition complète, quel qu’en soit le support, serait sans doute souhaitable.

3. Analyse

– Dès le 17 août 1914, victime du bourrage de crâne qui annonce des victoires, Pierre Bringuier exprime l’espoir de la fin de la guerre et des retrouvailles avec son épouse. Le 22 septembre, l’espoir n’a pas disparu, mais la tonalité est différente : « Il me semble difficile que les nations engagées puissent prolonger plus longtemps l’effort formidable qu’elles fournissent actuellement. » Et le 15 avril 1915 : « Je vis avec la confiance absolue que nous aurons la paix à la fin de l’été ou au moins au commencement de l’automne ; la perspective d’une seconde campagne d’hiver, comme tu dis, serait trop épouvantable. Vivre encore une année de cette vie, oh mon Dieu ! » A son jeune beau-frère qui exprime le désir de voir un champ de bataille, il répond qu’il lui souhaite de n’en voir jamais autrement que sur les photos des périodiques (4 novembre).

– Comme la plupart des hommes des tranchées, il déteste les embusqués qui, loin du front, « avec des attributs militaires plus ou moins bizarres et des fonctions plus ou moins précises, passent le temps assez joyeusement » (12 décembre). Il dit son agacement de voir des « touristes » venir visiter les cantonnements de repos (22 mai). Le contraste entre la vie dans les tranchées et à l’arrière est trop fort pour être supporté par ceux qu’il désigne comme « les pauvres diables du front » (27 mai). Le comble, c’est quand on prétend obliger les soldats à écrire à enveloppe ouverte pour faciliter le contrôle par « le premier butor venu » (8 août) ; certes, la mesure est rapidement annulée mais elle a produit un effet fâcheux, et l’affaire a montré l’incohérence du commandement (12 août). « L’incompétence est actuellement une règle assez générale dans ce qui reste de cadres à notre armée », écrit-il plus tard (23 août) à propos de la direction du travail des téléphonistes.

– Il a, en effet, obtenu de devenir téléphoniste, ayant compris que l’installation des lignes présentait moins de dangers que le combat proprement dit (5 février 1915) : « En fait, les risques à courir me semblent à peu près comparables à ceux que court l’artillerie, c’est-à-dire peu de choses à côté de ceux du fantassin qui fait le coup de feu. »

– Sans vouloir tout rapporter ici, on peut noter quelques autres remarques sur des points particuliers. Une réflexion bien venue sur le lieu commun du pantalon rouge : « Lorsque l’on distingue sa couleur rouge, c’est que l’on a déjà bien aperçu autre chose du bonhomme, et particulièrement sa capote sombre se détachant sur l’horizon » (22 novembre 1914). La description de la messe de Pâques devant « quelques centaines de soldats boueux et hirsutes » (5 avril 1915). La petite joie de recevoir, dans un colis, de la nourriture du « pays », une « pogne » de Romans. Et toujours le besoin d’écrire à sa femme et de recevoir ses lettres.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Baqué, Zacharie (1880-1950)

1. Le témoin

Né à Vic-Fezensac (Gers). Instituteur, érudit local.

Mobilisé à Mirande au dépôt du 88e RI ; parti au front le 2 septembre 1914. Sergent, chef de section à la 23e compagnie du 288e, dans la Meuse (Ambly). Evacué pour maladie en janvier 1915 (« J’ai perdu vingt kilos et ma lassitude morale est extrême »). Retour sur le front en Artois en juillet 1915 comme chef de section à la 12e compagnie du 88e. En octobre 1915 il est adjudant de bataillon. Il connaît ensuite divers secteurs, Verdun, Champagne, énumérés dans le livre indiqué ci-dessous, p. 218, mais non couverts par le témoignage. Démobilisé le 15 février 1919.

2. Le témoignage

A une date inconnue, Zacharie Baqué a repris les lettres quotidiennes adressées à sa femme pendant la guerre. Il en a choisi des extraits, mais n’a « presque rien retouché » comme il le dit lui-même et comme le lecteur connaissant assez bien les témoignages de la Grande Guerre en éprouve l’impression. On ne sait pas si les lettres originales ont été conservées. Le travail de transcription s’est arrêté au 4 décembre 1915. L’objectif semble bien avoir été l’édition, mais celle-ci n’a été réalisée que bien après sa mort :

– Zacharie Baqué, Journal d’un poilu, août 1914-décembre 1915, Paris, Imago, 2003, 221 p., présentation d’Henri Castex.

3. Analyse

Au moment de la mobilisation, on ignore tout de la guerre : on croit qu’elle sera rapidement victorieuse (p. 15) ; on ne sait pas combattre (p. 28). Le capitaine d’active menace ses hommes : « Vous n’êtes pas des soldats, vous n’êtes que des réservistes habillés en soldats ; vous allez f…iche le camp aux premiers obus ; mais prenez garde ; voyez ce revolver, il est chargé, ceux qui se trouveront à côté de moi peuvent se considérer comme morts. » Mais le même capitaine fait creuser des tranchées à contre sens. Le sous-lieutenant Imbert, dans le civil professeur au lycée d’Auch, a une vision réaliste : « Comme je trouve la guerre longue [on n’est que le 20 septembre 1914], il me dit qu’il la croit devoir être très dure, que nos sacrifices seront énormes et que, quinze ans après la paix, nous nous ressentirons encore des malheurs de la guerre ! » Les bleus commencent à acquérir de l’expérience, mais ne croient pas qu’on puisse faire la guerre en hiver. Il faudra bien, pourtant. La deuxième montée au front en juillet 1915 réserve encore sa part de surprise : l’intensité de la canonnade dépasse de loin tout ce qu’il avait pu voir en 1914.

Le texte de Baqué contient un témoignage sur la mort du lieutenant Fournier (l’écrivain Alain-Fournier) à Saint-Rémy-la-Calonne, dans la Meuse, le 22 septembre 1914 (p. 42-47).

Il fourmille de détails habituels : la boue ; la vermine ; les corvées ; la récupération dans les villages détruits de débris utilisables dans les tranchées ; la critique des embusqués et la recherche d’un piston ; la lecture des journaux avec avidité, et la déception quand on s’aperçoit qu’ils ne sont pas fiables ; le mal du pays ; les semi-embusqués que sont les artilleurs… Le régiment participe à l’offensive de septembre 1915 en Artois et c’est le massacre (belle page sur ce qu’est, concrètement, une attaque brisée, p. 183).

Des remarques intéressantes : sur les suicides (p. 150) ; sur les idées belliqueuses plus fréquentes dans l’arrière-front qu’en première ligne (p. 109). Et (13 octobre 1915) : « Les émotions m’ont laissé par contre une sensibilité ou une sensiblerie maladive. Je n’ose plus tuer une limace et je laisse les rats courir sur mon nez sans leur donner un coup de balai. C’est comme cela. »

4. Autres informations

– Frédéric Adam, Alain-Fournier et ses compagnons d’arme. Une archéologie de la Grande Guerre, Metz, Editions Serpenoise, 2006, 219 p.

Rémy Cazals, mars 2008

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Clerfeuille, Paul (1885-1983)

1. Le témoin.

Né le 13 décembre 1885 à Gençay (Vienne), Paul Clerfeuille a 34 ans lorsque la guerre est déclarée. Marié, père d’un enfant et dans l’attente d’une deuxième naissance, il exerce le métier de roulier à Civray. Classe 1905, il a effectué son service militaire et était rappelé à plusieurs reprises pour des périodes d’exercices (1911 et 1912 notamment au 107e RI d’Angoulême et au 325e RI de Poitiers). Il fait donc partie, à l’instar de Louis Barthas de ces « simples soldats d’origine populaire », installés dans la vie civile et précipités dans la guerre. Témoins précieux qui viennent contrebalancer les récits de soldats plus jeunes, et plus lettrés.

2. Le témoignage.

Il est constitué d’un manuscrit épais de plusieurs dizaines de pages, lui-même dactylographié. Son « livre », composé à partir des carnets originaux abîmés, transportés pendant la guerre dans les poches ou la musette et conservés par la famille, est conçu comme un témoignage pour la jeunesse, il s’adresse d’ailleurs à plusieurs reprises au lecteur dans le corps du texte. Ecrit au présent, le récit est très bien daté : on y suit presque jour pour jour les quatre ans et demi de campagne du soldat Clerfeuille, conducteur, ravitailleur ou combattant en première ligne. En effet, mobilisé du 5 août 1914 au 11 mars 1919, il est d’abord affecté au 325e RI. Malade pendant presque toute l’année 1915, il part pour Salonique en janvier 1916. Evacué en juillet, il est en Champagne en novembre avec le 273e RI puis participe à l’offensive du 16 avril 1917. Il tient ensuite un secteur près de la frontière belge pour revenir dans l’Aisne. En mai 1918, il participe à la défense de Chézy entre Villers-Cotterêts et Château-Thierry, et tient les lignes en Alsace d’août à octobre 1918, puis vers la frontière belge où il se trouve le 11 novembre 1918.

Plusieurs parties du texte ont été publiées. Dans Journal de guerre d’un poilu civraisien, présenté par Gérard Dauxerre, Civray, Les Amis du pays civraisien, 1994, 118 p., l’auteur cite largement le récit de Clerfeuille mais dans une approche thématique. Alors que Rémy Cazals, tout en présentant le profil et le parcours du combattant Paul Clerfeuille, publie des extraits couvrant la période de février à mai 1917 : « Un simple soldat sur le Chemin des Dames : Paul Clerfeuille », dans OFFENSTADT Nicolas (dir.) Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 152-175.

3. Analyse

Pour Paul Clerfeuille, la guerre apparaît comme un « fléau » (p. 214 exemplaire dactylographié), et ce dès la première épreuve du feu où le soldat découvre le mortel champ de bataille (essentiellement du fait des balles de mitrailleuses) : « Quel désolation ! ». Son récit est surtout descriptif : les lieux, les noms des protagonistes, les faits militaires bruts. Il évoque les rumeurs (filles violées, civils exécutés), relève les anecdotes, s’intéresse aux conditions météo. Il décrit les paysages rencontrés (à la fois vers la ligne de front, mais lorsqu’il traverse la France – passage par Toulouse, Bordeaux, Agen (p. 69)), notamment lorsqu’il débarque à Salonique (visites touristiques, découverte des coutumes locales). Mais parfois pointe çà et la des réflexions sur les chefs : ainsi, en évoquant un capitaine « célibataire de 42 ans, officiers de réserve, châtelain ruiné (…) », « encore un qui par plaisir a fait souffrir des hommes, (…). » (p. 72). Son témoignage sur l’offensive du 16 avril 1917 montre en amont les préparatifs, l’intense activité des secteurs devant le Chemin des Dames et les nombreuses victimes de l’offensive perçue rapidement comme un échec. En aval, il est frappant de lire une sorte de retour au calme après que le régiment ait été changé de secteur, et de voir augmenter de façon significative le nombre de permissions accordées pour la fin de l’année 1917.

Dans son récit, le « je » s’éclipse pour laisser la place au « nous », un « nous » générique qui englobe les soldats de son régiment et de sa compagnie. Quelques termes comme « camarades » ou « copains » émergent parfois. Les personnes nommées sont essentiellement les officiers. Au-delà de thèmes comme la vie au front, les déplacements continus, les patrouilles, coups de mains, il note les effectifs réduits des compagnies en 1918 (p. 151) et s’intéresse beaucoup à l’activité de l’aviation, raconte en détails le jour de la signature de l’armistice et la manière dont il fut vécu sur le terrain (p. 213), puis évoque la fin de l’année 1918 et début de l’année 1919 (Marne, Lorraine, Alsace, Allemagne – beaucoup de visites et de descriptions des régions occupées).

Alexandre Lafon, février 2008.

Photo de deux pages du carnet de Paul Clerfeuille dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 137.

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Vidal, Albert (1879-1943)

1. Le témoin

Albert Vidal est né à Mazamet (Tarn) le 22 août 1879 dans une famille de la bourgeoisie lainière protestante. Son père, qui avait été républicain sous l’Empire, meurt alors qu’Albert n’a que 3 ans, mais la famille et les amis relaieront ses idées politiques. Dans sa jeunesse, Albert Vidal récuse la carrière toute tracée dans le commerce international des laines. Peu assidu dans ses études, il obtient la première partie du baccalauréat avant de voguer vers l’Argentine (1898) où il achète de la matière première pour l’industrie mazamétaine du délainage en pleine expansion. De retour en France en 1900, il envisage de vivre de sa plume. Il participe à la création de la Revue provinciale qui va tenir difficilement de 1901 à 1905 à Toulouse ; il écrit des nouvelles et de courtes pièces de théâtre qui rencontrent un succès d’estime, mais ne lui permettent pas de vivre. Il doit donc, dès 1903, revenir à Mazamet et à la laine, mais il continuera à écrire pour son plaisir. Ses descriptions de la ville industrielle, paysage, travail, coutumes, comportements patronaux et ouvriers, ont un grand intérêt pour l’historien. Militant laïque au parti radical-socialiste, il est maire de Mazamet en 1912 pour assurer un intérim ; il est également président du club de rugby.

Après la guerre, il se marie et aura trois enfants. Son entreprise connaît la prospérité des années 20 et la crise des années 30. Partisan du Front populaire, hostile aux dictateurs, il joint les actes à l’écrit en transformant ses magasins de laine en hôpital pour les blessés républicains espagnols en 1939 et en rédigeant des textes contre Franco. Après la défaite de 1940, il parle et écrit contre Vichy et les Allemands. Il meurt de maladie le 25 janvier 1943. Sa femme a été une des premières conseillères municipales de Mazamet en 1945.

2. Le témoignage

Sur la période 1914-1918, on dispose des textes suivants :

– le manuscrit intitulé « Loin des tranchées. Journal d’un embusqué », 33 pages ; l’original est dans le fonds Vidal aux Archives du Tarn

– trois brèves notes publiées dans La Paix par le Droit, janvier 1918, p. 10-13, signées « A. V. volontaire à l’armée d’Orient »

– le premier acte d’une pièce sans titre et sans date, écrite après 1929 puisque les deux autres actes concernent la crise ; Archives du Tarn et Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, p. 177-184

– quelques évocations de la guerre dans des notes des années 30 : Le jeune homme…, p. 205-207

– à quoi il faut ajouter une nouvelle écrite en 1902, intitulée « L’Allemande », publiée en 1903 et reprise intégralement dans Le jeune homme…, p. 93-103.

3. Analyse

La nouvelle « L’Allemande » a été écrite d’après ce qu’il a observé dans le milieu bourgeois où on employait des jeunes filles étrangères pour s’occuper des enfants ; ces personnes avaient un statut ambigu et elles étaient jalousées par le personnel domestique. D’autant que les Allemands, depuis 1870, avaient la mauvaise réputation d’être des « voleurs de pendules ».

Réformé pour raisons médicales, Albert Vidal a cherché à s’engager. Il y a réussi en janvier 1915, mais a dû rester plusieurs semaines au dépôt, d’où le titre du journal qu’il a commencé alors à tenir : « Loin des tranchées. Journal d’un embusqué ». Par la suite, il ne modifie pas son titre car il ne s’estime pas un vrai combattant. Il conduit des camions en Lorraine en 1915 et dans la grande noria de ravitaillement de Verdun en 1916. Volontaire pour l’armée d’Orient, il arrive à Salonique en juillet 1916, toujours conducteur de camions, et reste dans les Balkans jusqu’en novembre 1917. A cette date, il obtient une permission, passée à Mazamet. En 1918, il est en Vénétie, mais n’a rien écrit sur cette expérience. La dernière date mentionnée sur son journal est le 3 novembre 1917.

C’est, au total, un témoignage intéressant sur la vie d’un conducteur de camions. Même si ses conditions de vie furent parfois très dures, on y était relativement peu exposé au danger. Albert Vidal n’a pas remis en cause son patriotisme : il fallait vaincre le militarisme allemand. Mais il a pris conscience de l’existence d’un militarisme français et il fustige les erreurs, les brimades, les abus de pouvoir des officiers.

Les textes envoyés à son ami Jules Puech (voir ce nom), rédacteur de La Paix par le Droit, complètent les pages sur les Balkans. Le morceau intitulé « Les laboureurs soldats » est un hommage aux combattants serbes ; « La Foi » critique l’ambiguïté de la politique grecque ; « La tempête de neige » décrit les conditions de vie dans la montagne.

Le premier acte de la pièce mentionnée plus haut se déroule « dans un salon bourgeois en 1920 », en fait à Mazamet dans le milieu que connaît l’auteur. Y apparaissent d’intéressants profiteurs de guerre, des gogos en admiration devant Clemenceau ; le personnage de Colombié représente Albert Vidal lui-même, et l’acte est l’occasion d’exposer les circonstances de son engagement et de définir son attitude vis à vis de l’armée, de revenir sur son souci de se faire respecter par les officiers.

Les notes des années 1930 sont l’occasion d’un retour désespéré sur les illusions du temps de la guerre. Le passage suivant est révélateur de cet état d’esprit : « Pendant les permissions, ils nous accablaient des hauts faits d’aviateurs ou d’agents de liaison. On les sentait poliment incrédules devant le détail de notre misère. Ils nous offraient un cigare ou un petit verre – quelquefois les deux – et retournaient à leurs bénéfices en nous encourageant avec bonne humeur : « On les aura. » Ils nous ont eus. Par un petit matin de 1915, ce père de famille, vous savez ce qu’on en a fait. Sa veuve n’a pas de pension. Et quand on parle de la guerre, ses enfants tremblent de colère et de honte. Et pourtant il n’avait pas fui. » [allusion à une exécution]

4. Autres informations

– Tous les manuscrits d’Albert Vidal, la correspondance reçue, et de nombreux autres documents sont déposés aux Archives départementales du Tarn, sous la cote 141 J.

– Pour une vue générale de la vie d’Albert Vidal et la transcription d’une partie de ses œuvres, voir Albert Vidal et Rémy Cazals, Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, Toulouse, Privat, 1985, 255 p.

– Deux photos d’Albert Vidal pendant la guerre, dans Traces de 14-18, sous la direction de Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 46. Une photo, au camp de Zeitenlick, dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 437.

Rémy Cazals, 02/2008

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Barthas, Louis (1879-1952)

 

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1. Le témoin

Né à Homps (Aude) le 14 juillet 1879, fils de Jean Barthas, tonnelier, et de Louise Escande, couturière. La famille s’installe ensuite à Peyriac-Minervois dans le même département. Louis Barthas est allé seulement à l’école primaire, mais il a été reçu 1er du canton au Certificat d’études. Grand lecteur : dans son témoignage de guerre figurent de nombreuses citations tenant à l’histoire (Valmy, Crécy, Attila, Turenne, Louis XIV, Louis XVI, Napoléon, chevalier d’Assas, César, les Francs et les Wisigoths), à la littérature (Victor Hugo, Anatole France, Goethe, Mme de Sévigné, Courteline, André Theuriet, Dante, Homère), à la mythologie (Bacchus, Damoclès, les Danaïdes, Tantale, Mars, Vulcain, Borée).

Marié. Deux garçons, 8 et 6 ans en 1914. Tonnelier et propriétaire de quelques arpents de vigne.

Il se dit lui-même chrétien, il est de culture catholique (Jésus, le Calvaire, Sodome et Gomorrhe). Anticlérical sans excès (allusion aux rigueurs de l’Inquisition, au supplice du chevalier de la Barre).

Adhère au parti socialiste (très nombreuses allusions anticapitalistes). Antimilitariste.

Sa situation ne change pas après la guerre. Il meurt à Peyriac-Minervois le 4 mai 1952.

2. Le témoignage

L’édition la plus complète et la plus accessible est celle « du Centenaire » : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, introduction et postface de Rémy Cazals, cahier photo de 8 p., croquis de localisation, Paris, La Découverte poche, 2013, 567 p.

En 1977, la FAOL, à Carcassonne, avait publié des extraits réunis dans une brochure de 72 p. La 1ère édition par Maspero en 1978, grand format, ne comporte pas de postface. La première édition de poche par La Découverte date de 1997, avec une couverture différente. Edition en néerlandais : De Oorlogsdagboeken van Louis Barthas, tonnenmaker, 1914-1918, Amsterdam, Bas Lubberhuizen, 1998, 472 p., illustrations [6e édition 2014].

Les 19 cahiers originaux sont conservés par le petit-fils de Louis, Georges Barthas, à Carcassonne. Sur les originaux sont collées 333 illustrations dont 309 cartes postales, qui n’ont pu être reproduites dans l’édition. Existent en version numérisée aux Archives départementales de l’Aude.

Il s’agit de notes du temps de guerre mises au propre après la guerre. Abel Barthas a vu son père les recopier sur des cahiers d’écolier. Les notes originales elles-mêmes ont malheureusement disparu. Quelques phrases ont été rajoutées : remarques sur ses compagnons d’armes décédés, sur sa lecture d’Henri Bordeaux, sur la construction du monument aux morts de Peyriac-Minervois. Elles sont immédiatement identifiables. Il faut surtout souligner l’exactitude des dates (confirmée par la consultation des JMO des régiments), des lieux, des descriptions. Ses camarades, et même ses chefs, savaient qu’il rédigeait l’histoire de leurs souffrances. Il serait faux de dire qu’il a réécrit ses carnets avec d’autres sentiments que ceux qu’il avait pendant la guerre (voir ci-dessous la référence aux travaux de Romain Ducoulombier).

L’histoire du livre, son accueil, sont évoqués dans la postface à l’édition de poche.

3. Analyse

Du 4/8/14 au 6/11/14 : caporal au 125e RIT à Narbonne et garde de PG à Mont-Louis (P.-O.)

Du 8/11/14 au 20/12/15 : caporal au 280e RI de Narbonne, en Artois.

Du 20/12/15 (dissolution du 280e) au 5/3/16 : caporal au 296e RI de Béziers, même secteur.

Du 5/3/16 au 28/5/16, cassé de son grade, il est simple soldat.

Du 11 au 18/5/16 : Verdun, cote 304.

Du 28/5/16 au 26/9/16 : caporal au 296e RI, Champagne (autour de Suippes).

Du 26/9/16 au 28/1/17 : dans la Somme.

Du 29/1/17 au 31/5/17 : Valmy, Main de Massiges, Mont Cornillet.

Du 31/5/17 au 16/11/17 : La Harazée, secteur calme.

Du 20/11/17 (dissolution du 296e) au 6/4/18 : caporal au 248e RI de Guingamp. Meuse.

6/4/18 : évacué, hôpital de Châlons, puis Bourgoing, puis au dépôt à Guingamp.

14/2/19 : démobilisation.

Quelques mots-clés, parmi des centaines d’autres possibles :

prisonniers, fraternisations, bourrage de crâne, tranchées, pillages, soif, escouade, attaque, bombardement, alcool, humour, rats, panique, révolte, corvées, blessés, mort, décorations, baïonnette, embusqués du front et de l’arrière, détresse, poux, boue, déserteur, permission, gaz, destructions, coup de main, profiteurs, langages, mutineries, Gustave Hervé, Clemenceau, Poincaré, messe, coutelas, fine blessure, refus de sortir, brimades, gendarmes, camaraderie, cavaliers, artilleurs, censure, grignotage…

Le récit de Louis Barthas repose sur une observation précise et une curiosité toujours en éveil. Il fait connaître les sentiments profonds que les poilus n’expriment pas souvent en dehors de la petite famille qu’est l’escouade, en particulier sur la hiérarchie. Il donne une typologie intéressante des trêves et fraternisations (voir Marc Ferro et al., Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005, p. 76-85). Sa vision de la guerre est celle du combattant de première ligne, au ras du sol. En même temps il est capable de comprendre la nature de cette guerre de tranchées et d’artillerie. Ses pages sur les mutineries de 1917 sont confortées par les analyses les plus récentes des historiens (voir Denis Rolland, La grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Paris, Imago, 2005, p.278-279). Très intéressant sur toutes les formes de sociabilité, il montre aussi les spécificités des combattants du Midi. Le talent et la capacité de réflexion du caporal tonnelier ont donné un grand livre alors que lui-même ne l’avait pas destiné à la publication, estimant toutefois qu’il avait écrit pour la postérité.

4. Autres informations

Sources

– Etat-civil, communes de Homps et Peyriac-Minervois.

– Registre matricule, Archives de l’Aude, RW 451.

– JMO du 280e RI et du 296e RI, SHDT 26N 737 et 26N 742.

– Lettre de Louis Barthas au député Brizon, 17 août 1916, dans Nous crions grâce. 154 lettres de pacifistes, juin-novembre 1916, présentées par Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert, Paris, Les Editions ouvrières, 1989, p. 76-77.

La Grande Guerre 1914-1918, photographies du capitaine Hudelle, Carcassonne, Archives de l’Aude, 2006, 128 p.

Bibliographie

– Rémy Cazals, « La culture de Louis Barthas, tonnelier », dans Pratiques et cultures politiques dans la France contemporaine, Hommage à Raymond Huard, Montpellier, Université P. Valéry, 1995, p. 425-435.

– Pierre Barral, « Les cahiers de Louis Barthas », dans Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, éd., Traces de 14-18, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 21-30.

– Rémy Cazals, « Les carnets de guerre de Louis Barthas », dans Les Cahiers de la Cinémathèque, Revue d’histoire du cinéma, n° 69 « Verdun et les batailles de 14-18 », novembre 1998, p. 77-82.

– Rémy Cazals, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret, éd., La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. Voir une version plus exacte sur le site http://dominique.richert.free.fr ou sur le site du Crid 14-18.

– Philippe Malrieu, La construction du sens dans les dires autobiographiques, Toulouse, Erès, 2003, p. 163-175, « La personne dans la cité de servitude. L’assujettissement de la personne dans l’état de guerre ».

– Romain Ducoulombier, « La Sociale sous l’uniforme : obéissance et résistance à l’obéissance dans les rangs du socialisme et du syndicalisme français, 1914-1916 », communication au colloque « Obéir/désobéir, Les mutineries de 1917 en perspective », Craonne-Laon, novembre 2007, Actes à paraître.

Iconographie

– En dehors des illustrations de l’ouvrage proprement dit et des photos de la collection Hudelle mentionnées ci-dessus, des reproductions de pages des cahiers originaux se trouvent dans le n° 232 de la revue Annales du Midi, « 1914-1918 », octobre-décembre 2000, et dans Rémy Cazals et Frédéric Rousseau, 14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001.

Barthas dans l’espace public

Le caporal a inspiré une chanson de Marcel Amont, et la pièce de théâtre Caporal tonnelier avec Philippe Orgebin dans le rôle principal. Le livre a été au cœur du travail de Jean-Pierre Jeunet pour le film Un long dimanche de fiançailles (voir Jean-Pierre Jeunet, Guillaume Laurant, Phil Casoar, Un long dimanche de fiançailles, Album souvenir, Paris, les Arènes, 2004). Le monument pacifiste de Pontcharra-sur-Bréda (Isère) porte une phrase de Louis Barthas (voir Danielle et Pierre Roy, Autour de monuments aux morts pacifistes en France, FNLM, 1999, p. 55-56). D’une façon générale, voir : Rémy Cazals, « Témoins de la Grande Guerre », dans Réception et usages des témoignages, sous la dir. de François-Charles Gaudard et Modesta Suarez, Toulouse, Editions universitaires du Sud, 2007, p. 37-51.

Compléments :

Un article : Alexandre Lafon, « La camaraderie dévoilée dans les carnets de Louis Barthas, tonnelier (1914-1918) », Annales du Midi, avril-juin 2008, p. 219-236.

Une exposition à la BnF (Paris), reprise aux Archives de l’Aude qui en ont publié le catalogue : Sur les pas de Louis Barthas 1914-1918, Photographies de Jean-Pierre Bonfort, Archives de l’Aude, 2014, 80 pages.

Les Archives de l’Aude ont également publié : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918, 2014, 44 pages (textes de Georges Barthas et de Rémy Cazals, reproduction des cahiers et de documents d’archives). Et : Entre Histoire et Fiction, Autour de la bande dessinée Notre Mère la Guerre de Kris et Maël, 2015, 124 pages (Louis Barthas a inspiré ces deux auteurs et notamment le personnage du caporal Perrac).

Traduction en anglais par Edward M. Strauss : Poilu, The World War I Notebooks of Corporal Louis Barthas, Barrelmaker, 1914-1918, Yale University Press, 2014, 426 pages (en paperback en 2015). Traduction en espagnol par Eduardo Berti : Louis Barthas, Cuadernos de guerra (1914-1918), Madrid, Paginas de Espuma, 2014, 647 pages.

* Rémy Cazals, « Louis Barthas et la postérité. Réflexion sur la relation entre documents privés et publics », dans Ecrire en guerre, 1914-1918. Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, rennes, PUR, 2016, p. 173-180.

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