Franck Le Cars (éd.) « Pabert, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre »

Franck Le Cars (éd.) Pabert, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre, Montpellier, chez l’éditeur, oct.2020, 482 p. , 22 euros, www.pabert.fr

Un document singulier

Franck Le Cars, inspiré par la piété filiale a mis le confinement à profit pour se lancer dans la mission difficile d’établir un texte que son trisaïeul avait rédigé en sténo pour échapper à une éventuelle saisie. Le témoignage de Pabert ( diminutif d’Albert Denisse ), parmi la marée de textes qui a précédé et accompagné le centenaire de la Grande guerre, présente une grande singularité. Officier d’active retraité, devenu un brasseur prospère à Etreux, village de l’Aisne proche du Cateau-Cambrésis, Pabert n’a pas été mobilisé. Il n’en a pas moins été frappé par la guerre dès la fin août 1914, par l’exil de toute sa famille et l’occupation de son village qui prend dès lors le statut d’un arrière-front des tranchées allemandes. Resté sur place pour protéger ses biens, il rédige avec minutie, sur plusieurs cahiers d’écolier, un journal où il consigne pour sa famille et pour mémoire ses activités et les menus événements d’un village qui a conservé ses cadres ( le maire, le curé), mais est contraint pour plus de 4 ans à vivre sous la férule d’une kommandantur allemande. Il réussit non sans mal à trouver des filières pour demeurer en contact avec sa famille mise à l’abri près de Melun et peut ainsi en suivre la santé, ainsi que la scolarité de ses enfants, échanger quelques nouvelles et insuffler l’espoir des retrouvailles.

« Les pays envahis supportent patiemment les dures épreuves qui nous sont imposées » (25 avril 1915)

Pabert ne se pose jamais en héros : il dure, et il endure toutes les tracasseries résultant de la situation. Souvent ironique à l’égard d’un maire poltron et combinard, jugé obséquieux à l’égard des officiers allemands qui le manipulent, il fréquente assidûment l’église où le curé bénéficie d’une relative autonomie. Obligé de ruser avec l’occupant, Il essaie sans grand succès de maintenir son activité économique en préservant son outil de travail. En ce moment où la production de la bière se trouve profondément transformée par l’émergence généralisée des petits brasseurs, les affres de leurs prédécesseurs en proie à une conjoncture de guerre sans merci intéresseront biérologues et biérophiles.

Pabert « brasse » lui-même, lance de nouveaux produits, comme ce cidre amélioré par des raisins secs, et cultive à grand peine un réseau commercial largement perturbé, la concurrence avec les autres brasseurs n’étant en rien diminuée par les pénuries de produits brassicoles. Contraint un temps de répartir avec un faible profit une bière brassée ailleurs sous l’autorité militaire, puis sommé de livrer ses machines pour la récupération des métaux au bénéfice des Allemands, il prend le parti d’effectuer une reconversion dans d’autres activités d’échange éloignées de la brasserie, celles d’ « épicier ravitailleur ». Cela occasionne de nombreux conflits entre commerçants et édiles, arbitrés parfois sans équité ni discernement par la kommandantur. Il observe les effets de l’occupation dans son village où se succèdent les réquisitions de marchandises, de locaux et de main-d’oeuvre . Les pénuries entraînent le rationnement et alimentent l’inflation. Pabert note précisément l’évolution du prix du pain qu’il compare à celle des boulangeries des villages voisins moins défavorisés . Délations et compromissions marquent le trouble profond ressenti par la population demeurée sur place.

Pabert observe attentivement le mouvement des troupes et leur allure, le survol des aéroplanes et des dirigeables. Il remarque le changement d’uniforme des vieux soldats bavarois qui avaient occupé Etreux au début de la guerre, le feldgrau remplaçant le bleu foncé traditionnel, puis l’arrivée de « vieux saxons» et de jeunes hussards très entreprenants avec les filles d’Etreux, celles-ci très accueillantes, ce qui le scandalise.

Vers la délivrance

Obligé d’héberger chez lui un des officiers allemands il observe une « réserve digne et polie » pour ménager des relations confiantes avec celui-ci, dont la présence vaut protection pour ses biens. Mais resté patriote dans son cœur, il épie les signes d’un déblocage stratégique, puis diplomatique.

Pabert note jour après jour le déchaînement ou l’apaisement des « canonnades » avec un mélange d’angoisse et d’espoir. Il s’efforce de suivre à travers des rumeurs contradictoires le déroulement de la bataille de Verdun. Il enregistre avec satisfaction l’entrée en guerre de l’Italie, de la Roumanie, puis des Etats-Unis, déplore les déboires des Alliés dans les Balkans, en Italie et s’indigne de la défection de la Russie, avant d’éprouver la crainte d’une extension de la révolution d’Octobre à l’Europe et au monde. Dès mai 1917 il place ses espoirs dans l’arbitrage du président Wilson, et semble bien informé des projets de celui-ci. Le huitième et dernier cahier, précéde l’armistice et le retour de sa famille. Pabert est alors partagé entre le soulagement de voir enfin s’infléchir le sort des armes, le souci des tracasseries et restrictions qu’il subit de plus belle, et l’angoisse de savoir son fils, parti très jeune en exil, en passe d’être mobilisé et envoyé au front sans qu’il ait pu le revoir. L’évacuation du village, décidée à la mi-octobre 1918, met fin au mémoire après quelques pages écrites au crayon.

Du nouveau sur bien des sujets

Pabert est très instructif à propos de la façon dont les Allemands pilotent l’administration des communes regroupées dans leur kommandantur en réunissant régulièrement les maires pour leur ordonner d’organiser le ravitaillement ou d’appuyer les réquisitions. On peut suivre aussi les nombreuses affaires de trafics, et les délits parfois insignifiants, qui sont jugés de manière expéditive par les responsables militaires allemands sans que les justiciables bénéficient des moindres garanties. En ce qui concerne les relations économiques, il apparaît que la monnaie garde la prééminence sur le troc. Mais les distributions relevant de dons, de la répartition de la pénurie ou des denrées acheminés par les Américains , mises à prix modéré sur le marché jusqu’à leur entrée en guerre en 1917 perturbent évidemment le jeu normal de l’offre et de la demande. On a une idée assez précise de la façon dont se déroulent les transactions , en panachant trois monnaies distinctes selon des proportions variables : aux francs et aux marks s’adjoignent les bons monétaires émis par les villes ce qui occasionne évidemment de multiples contestations. En 1917 malgré son souci d’éviter les querelles entre Français, Pabert est conduit à en venir aux mains avec son maire qui ne cessait de gêner ses activités en propageant des calomnies contre lui. L’année 1917 se conclut par une rafle d’otages à laquelle Pabert ne peut échapper mais il réussit à obtenir une libération après une semaine passée à Maubeuge, heureusement logés et nourris par la ville.

Le mémoire met en valeur des phénomènes fort peu étudiés, telle la mortalité des civils, résultant des privations et de épidémies, bien avant la fameuse grippe « espagnole ». Il mentionne les cas de décès liés aux conditions météorologiques désastreuses, compliquées par la malnutrition, la pénurie de charbon et la contagiosité résultant des mouvements de troupe et de la précarité des soins médicaux. Au-delà du seul témoignage, les informations souvent faussées qu’il a pu recueillir sur la marche des événements militaires, mais aussi sur la politique des pays belligérants, représentent une source importante pour l’analyse de l’opinion des civils et du climat culturel et social qui pouvait régner dans la zone occupée. Un document rare, volumineux, mais bien aéré et illustré. Une réussite.

Rémy Pech, mai 2021