Voici assurément un ouvrage bienvenu, non seulement parce qu’il allie érudition et clarté, mais aussi parce qu’il comble une lacune partielle de l’historiographie de langue française. Appuyé sur des sources abondantes et variées, tirées d’archives nationales, départementales et municipales, ainsi que sur des publications d’époque et une solide bibliographie, il traite d’un sujet fondamental pour comprendre à la fois les ressorts économiques de la Grande Guerre, les fondements de la colonisation et les préjugés racistes d’une époque. Le titre, fort bien choisi, résume à merveille le propos de l’auteur : il s’agit de montrer que l’État français en guerre ne peut pas se passer d’un appoint de main-d’œuvre non européenne, mais qu’en même temps il cherche à en limiter la portée pour des raisons idéologiques et socio-politiques. Le livre est construit autour de huit grands chapitres de longueur à peu près équivalente, encadrés par une introduction et une conclusion qui assurent bien leurs fonctions respectives, à savoir éclairer le sujet et répondre aux questions qu’il pose.
Dès les premières pages, Laurent Dornel met au cœur de sa démonstration le problème de l’assimilation en montrant que les théories racialistes de l’époque visent à promouvoir, écrit-il, « un système discursif organisé qui fonde l’indésirabilité de l’immigration coloniale ». Certes, comme l’indique le titre du premier chapitre, les colonies constituent aux yeux des autorités « un merveilleux réservoir d’hommes », soldats ou travailleurs. Mais il est hors de question pour elles de promouvoir une immigration libre ; il convient au contraire de l’encadrer pour la contrôler et l’organiser. Au demeurant, beaucoup d’administrateurs coloniaux sont réticents au départ vers la métropole car ils craignent tout autant la pénurie de travailleurs disponibles que leur perversion au contact de la métropole où ils pourraient, en côtoyant des autochtones, acquérir des idées subversives de l’ordre colonial, et, pire, séduire des Françaises.
Les premiers contingents de travailleurs coloniaux arrivent néanmoins au printemps 1915, mais en petit nombre encore. Durant l’été, est créé le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux, le SOTC, désormais chargé d’accueillir et de répartir les nouveaux arrivants. En février 1916, est ouvert son grand dépôt de Marseille qui peut loger 5000 hommes, le temps de les vacciner, de les classer par aptitudes et de les immatriculer avant leur départ pour le lieu de travail censé les accueillir. Pour éviter les conflits, les arrivants sont regroupés par nationalités sous la surveillance d’officiers et de sous-officiers français, chargés de maintenir une discipline paternaliste, mais ferme. Les affectations ultérieures dépendent de critères racialistes qui essentialisent les « indigènes » en leur attribuant d’office des qualités et des défauts liés à leur origine (par exemple, les Kabyles sont jugés supérieurs aux Arabes). Toutefois, le SOTC, placé sous la tutelle du ministère de la Guerre, mais travaillant avec de nombreux autres ministères (Colonies, Affaires étrangères, Intérieur, Armement, Agriculture), se retrouve au cœur de conflits internes qui en perturbent le fonctionnement, rendu déjà difficile par les moyens limités dont il dispose.
Le troisième chapitre, intitulé « Les travailleurs coloniaux, portrait de groupe » décrit de manière précise leurs différents statuts. Les Nord-Africains ont des contrats de trois mois au minimum et bénéficient de la loi sur les accidents du travail de 1898. Ils sont considérés comme travailleurs civils et ont des salaires alignés sur ceux des ouvriers français. Les Indochinois et les Malgaches sont au contraire militarisés (sauf les interprètes), ce qui provoque sur place quelques révoltes contre le recrutement. Ils sont pris pour la durée de la guerre plus six mois. Leurs droits sont inférieurs à ceux des Nord-Africains et, par conséquent, des Français, notamment en matière de retraites. Les Chinois ne sont pas, à proprement parler, des travailleurs coloniaux, mais ils sont traités comme tels, bien qu’ils proviennent d’un État en principe souverain. Leurs contrats portent sur plusieurs années. Ils n’ont pas droit non plus à la retraite et leurs salaires sont souvent très médiocres. Logement, nourriture et habillement sont déduits de leurs émoluments. Ils ne sont pas militaires, mais sont cependant placés sous l’autorité d’un commandant de groupement. Au total, 220 000 ouvriers coloniaux sont recrutés entre 1916 et 1918, dont 150 000 environ sont présents en même temps sur le sol français à la fin de la guerre ; 60 % environ viennent d’Afrique du Nord et 40 % d’Asie ou de Madagascar. Ils travaillent en majorité pour l’industrie de l’armement, qu’elle soit publique ou privée. On les trouve donc pour l’essentiel dans les grandes régions industrielles de l’époque. L’administration prend soin de séparer le plus possible entre elles les différentes nationalités pour éviter les querelles, relativement fréquentes.
Un des défis posés aux autorités est de discipliner et d’identifier la main-d’œuvre coloniale. C’est l’objet du chapitre 4. Comme il n’est pas possible de reproduire en métropole les règles de l’indigénat, l’administration invente de nouveaux dispositifs réglementaires pour « protéger » à la fois les travailleurs étrangers et les Français. Cette « obsession de la surveillance » est présente dans tous les domaines : travail, santé, usage d’alcool ou de drogue, circulation intérieure, fréquentations et courrier. « Les travailleurs coloniaux sont considérés comme des enfants dont il faut éclairer l’entendement », rappelle Laurent Dornel ; il faut donc établir un « système punitif spécifique » ainsi qu’une forme de militarisation sous l’égide d’officiers coloniaux, habitués aux rigueurs de l’indigénat. Les principaux instruments du contrôle administratif sont le livret de travail et le permis de séjour qui permettent d’identifier les individus et de freiner le débauchage et le vagabondage. En avril 1917, la carte d’identité devient obligatoire pour les étrangers de plus de 15 ans ; désormais, quand un travailleur arrive sur son lieu de travail, il doit la déposer chez le maire ou auprès du commissaire de police.
Le paternalisme de l’administration, totalement assumé, repose sur l’idée de l’inégalité des races, mais aussi le respect des religions, des coutumes et des mœurs « indigènes ». L’instauration de « foyers coloniaux » est un des moyens utilisés par les autorités pour « éduquer » les travailleurs coloniaux et les préserver des mauvais comportements, tout en donnant à une partie d’entre eux une formation professionnelle et linguistique. Autre création ad hoc, les Bureaux des affaires indigènes, destinés à faciliter les relations des travailleurs concernés avec l’administration française et à les conseiller au besoin en matière d’emploi et de vie quotidienne. Lesdits BAI ont toutefois des rapports tendus avec le SOTC qui reste jaloux de ses prérogatives.
Cet encadrement pesant n’empêche pas l’insubordination des intéressés qui prend des formes variées, traitées par le sixième chapitre. Parfois, la résistance est douce, fondée sur des tactiques d’évitement comme faire semblant de ne pas comprendre les ordres ou se dérober devant l’accomplissement de certaines tâches. La fuite hors du lieu de travail est une autre stratégie, souvent utilisée dans la zone des armées ; elle concerne au bas mot des centaines de cas. Il existe également un volant de 30 000 à 40 000 hommes qui échappe au contrôle du SOTC, parfois en se servant de faux papiers ; parmi ces travailleurs dits libres, il y a de nombreux Kabyles, déjà habitués à émigrer dans le cadre de réseaux spéciaux.
Mais la lutte peut devenir frontale. De nombreuses grèves éclatent aux quatre coins de la France à partir de l’automne 1916 jusqu’à la fin du conflit : des villes comme Roanne, Châtellerault, Lyon, Saint-Étienne, Dunkerque, La Machine (Nièvre), Le Creusot, Bordeaux, entre autres, sont touchées par ces conflits. Le plus souvent, elles visent à protester contre de mauvaises conditions de logement ou contre le comportement inadéquat de l’encadrement.
Laurent Dornel, s’inspirant de James Scott, évoque aussi l’existence d’une « subculture dissidente » faite de petits trafics, de libertinage, de recherche du plaisir, de trafic de papiers ou tromperies vis-à-vis des autorités de tutelle qui sont autant de réactions contre la surveillance systématique et la volonté des autorités de les voir vivre en marge de la société ambiante. La correspondance avec les familles restées au pays révèle, malgré la censure, un certain mécontentement, mais aussi, parfois, le désir de rester quelques temps après la guerre sur le sol français.
Mais la plus grande peur de la puissance publique semble être le métissage et les unions interraciales. Le chapitre 7 donne de nombreux exemples de ce « tabou colonial » que constituent les relations intimes entre « blanches et indigènes ». De nombreuses mises en garde sont ainsi envoyées aux municipalités pour qu’elles freinent au maximum les mariages mixtes. La circulaire confidentielle Viviani du 2 février 1917 souligne les dangers que de telles unions recèlent ; elle est mise en œuvre par le SOTC qui craint la perte de prestige des blancs et les problèmes qu’elle peut poser ultérieurement dans les colonies. Tout un débat naît entre spécialistes pour savoir quel degré de radicalité doivent prendre les mesures de défense. Il révèle néanmoins un certain embarras du pouvoir face à cette question. En effet, il est globalement hostile aux relations interraciales, mais il hésite à suivre les colonialistes les plus radicaux tels que Pierre de Maroussem pour qui « Les grandes nations colonisatrices interdisent ou découragent les unions mixtes … », ne serait-ce que pour empêcher « perversion et dégénérescence des hybrides ».
Il n’empêche que le mépris et la haine envers les femmes qui consentent à des relations avec des travailleurs coloniaux est assez général. On en vient même à les accuser après-guerre d’être « … le courrier secret entre les membres des groupes extrémistes de France, tant français qu’asiatiques », lourde allusion à la poussée de l’anticolonialisme en Asie et au Maghreb. Selon Laurent Dornel, cette « racialisation se fait par le haut » car il postule que « L’opposition aux mariages mixtes n’apparaît pas comme une exigence des populations françaises, mais bien plutôt comme une nécessité imposée par une grande partie des élites politiques, intellectuelles, scientifiques, métropolitaines et surtout coloniales ».
Le dernier chapitre traite logiquement du retour. Les autorités françaises sont pour un départ rapide des travailleurs coloniaux après le conflit, contraintes qu’elles sont par les demandes insistantes des colons, notamment en Algérie. Mais les entorses à ce principe se multiplient, d’autant que certains employeurs français, confrontés eux aussi à une pénurie de main-d’œuvre, n’hésitent pas à réembaucher des travailleurs coloniaux. Par ailleurs, la démobilisation est chaotique car le SOTC est rapidement débordé dans son dépôt de Marseille, du fait du manque de bateaux, de la grippe espagnole et de la délinquance liée au désœuvrement et aux conditions d’hébergement dégradées.
Un débat sur l’assouplissement de l’indigénat est engagé en 1919, mais il se heurte au puissant lobby colonial, de telle sorte qu’il est rapidement abandonné par le gouvernement. En outre, si les autorités françaises souhaitent recourir à l’immigration pour relancer l’économie, elles refusent de faire revenir en masse des travailleurs coloniaux, comme le leur déconseillent maints experts qui craignent, comme un certain L. Chassevent, de « modifier les caractères et qualités de notre race ». On décide donc de recourir à de la main-d’œuvre européenne qui peut éventuellement faire venir les familles.
En conclusion, Laurent Dornel estime qu’il y a après-guerre « un tournant dans la racialisation de la société française ». On passe, écrit-il, « du Kabyle laborieux au sidi, du travailleur indochinois docile au militant communiste ou nationaliste insaisissable ». Se dessine alors une volonté de reprendre les choses en main. De plus, de nombreux intellectuels européens, à l’instar d’un Spengler, d’un Toynbee, d’un Valéry ou d’un Siegfried, insistent sur le refus du métissage ; certains vont même jusqu’à évoquer le développement nécessaire d’une « lutte des races ». Pourtant, l’armée française continue à prévoir en cas de conflit l’utilisation d’un fort volant de soldats et de travailleurs coloniaux, à condition de solidement les encadrer.
Cet ouvrant passionnant mérite donc de connaître le succès car il nous fait bien comprendre les enjeux idéologiques et culturels qui se dessinent derrière l’utilisation et le contrôle de la main-d’œuvre coloniale à un moment où l’ensemble des forces du pays sont engagées dans un conflit sans merci. Sa construction minutieuse et ses analyses fouillées en feront sans doute même un classique. Tout au plus peut-on regretter certaines redites au cours de la démonstration et l’absence d’index final. Mais la perfection n’est pas de ce monde ; contentons-nous ici de l’excellence.
Maurice CARREZ, 22 avril 2025