Urvoas, Michel (1895 – 1915)

Le Fantassin de Kerbruc Jacques Thomé

1. Le témoin

Michel Urvoas est né en 1895 à Plonevez-du-Faou (Finistère). Il appartient à une famille de cultivateurs pauvres du centre Finistère et vient du hameau de Kerbruc, sis à 3 km de la commune de La Feuillée. Au début du conflit il est journalier dans la Beauce. Classe 15, il rejoint en décembre 1914 le 89e RI de Sens à Soligny, et y reste jusqu’en juin 1915, époque à laquelle il passe chez les zouaves à Sathonay. En septembre 1915, il arrive à Souain en Champagne avec le 8e Zouave, et participe à l’offensive au cours de laquelle il est tué.

2. Le témoignage

Jacques Thomé a fait paraître « Le fantassin de Kerbruc », dans la collection Faits et Gestes, en 1992 (Ivan Davy éditeur, 138 pages, avec illustrations et photographies). L’auteur de cette publication commentée des lettres du soldat Michel Urvoas a été inspecteur départemental de l’éducation et est un spécialiste de l’histoire de la région angevine. Si le nom du soldat n’apparaît pas sur la couverture, la page intérieure mentionne : « Lettres d’un paysan breton mort au combat en 1915 ». La fiche matricule de M. Urvoas mentionne qu’il sait un peu lire et écrire, et J. Thomé signale qu’il a réécrit les lettres pour les rendre compréhensibles, tout en gardant «le souci d’en respecter la lettre et l’esprit » (p. 22). Une reproduction en fac-simile nous éclaire sur ce choix (p. 34, juin 1914) :

«(…) javai oblier de dire que jesui Bien Nouri Par œuf et de la soupe traibon

Avoir Cher Per Je vou tanbrase de toute mon ceur. »

Si la réécriture gêne la démarche historienne, il est des fois où elle est inévitable, si l’on souhaite une publication lisible, voire une publication tout court. Le transcripteur signale que le niveau de syntaxe et de lexique de l’auteur s’est nettement amélioré pendant la durée de la correspondance.

3. Analyse

Le témoignage de Michel Urvoas est constitué d’une cinquantaine de lettres assez courtes adressées sa famille. Jacques Thomé les a découvertes et présentées dans ce petit livre soigné : c’est une véritable enquête sur ce jeune soldat breton de la classe 15, sur sa famille paysanne et son environnement dans la campagne isolée des Monts d’Arrée. Le livre est organisé en sept petits chapitres chronologiques, avec à chaque fois quelques pages de présentation et quelques extraits des courriers. L’enquête présente d’abord (« Toile de fond d’un témoignage ») l’offensive de Champagne en septembre 1915 et précise les circonstances de la mort de Michel Urvoas, tué le 10 octobre à l’un des endroits les plus avancés de l’offensive.

J. Thomé évoque aussi Anne-Marie Urvoas, la dernière sœur de Michel, qui est née quelques mois avant la mort de son frère en 1915 : c’est elle qui a été la dépositaire et la gardienne des lettres ; principal témoin encore vivant en 1991, elle a aidé J. Thomé pour la confection de son ouvrage, elle avait alors 76 ans. Le livre est donc aussi un témoignage d’histoire sociale, il évoque la Bretagne pauvre des années 20, avec la migration d’Anne-Marie vers l’Anjou en 1934, pour travailler aux ardoisières de Trélazé ou dans les usines du textile. Cette famille bretonne, qui par ailleurs a été spoliée par un remariage du grand-père, est représentative de cette « existence de prolétaire » des bretons de l’exode rural. Ainsi A. M. Urvoas témoigne (p. 33, situation de 1918 ou 1919) : « On a tué la dernière poule pour le repas de mon baptême. Quand j’ai pu me débrouiller, vers 3 ans, j’allais tendre mon tablier chez les riches pour avoir quelques croûtons de pain dur, comme on donne aux lapins. C’était pour tremper dans la soupe. ».

En revenant au frère aîné, J. Thomé présente ses lettres chronologiquement. Recruté après un conseil de révision en octobre 1914 à Huelgoat, Michel écrit à sa famille que tout va bien, depuis Sens, où il a été incorporé au 89e RI (p. 45, 25.12.14) (…) « J’ai reçu votre lettre et en même temps celle de Marie-Anne. J’en ai eu du plaisir ! Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance. ». Le transcripteur signale la bonne humeur constante du soldat dans ses courriers, la formule « on a du plaisir » revient souvent, c’est ici un bretonisme (« plijadur »), soit « j’ai été content, j’ai passé un bon moment … ». Il apparaît qu’il ne se plaint pas de son sort, celui-ci lui paraissant probablement moins dur que celui de sa condition ordinaire d’ouvrier agricole. Dans ses courriers, il parle de la terre, du village, de la famille (p. 47, 14.01.15) « Chers Père et Mère (…) Mon père, quel métier fait-il ? Si vous voulez mettre un peu de légumes, il est temps de retourner la terre. Car vous savez, quand la terre est pourrie, on a de meilleures choses. Et les filles de la Feuillée, sont-elles mariées ?

Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance.

Vive la France, vive l’armée, bravo à ses soldats. »

Michel se fait photographier en mars 1915. Ce portrait réussi est agrandi et repris pour la couverture du livre. On constate qu’il tarde à partir au front, et qu’il s’en réjouit à de nombreuses reprises : « comme cela la guerre s’avance toujours ». C’est exprimé plus clairement fin avril 1915 : (…) « Plus de la moitié de ceux de la classe 14 sont morts mais je m’en fous si je peux rester. De la classe 15, beaucoup sont partis comme volontaires et presque tous ont été tués. Je ne demanderai pas à l’être, comme cela je resterai ici un bon moment encore. » Il a perdu son insouciance de 1914, et s’il n’est pas malheureux au régiment, il redit à chaque fois qu’il souhaite monter au front le plus tard possible. Arrivé chez les zouaves à Sathonay, il s’y trouve bien et pense peut-être « partir en Turquie » (p. 83) : « Je vous assure quand j’irai avec mon grand jupon et mon chapeau d’évêque vous aurez du plaisir car je suis joli. (…) Ici on est bien (…) Je suis avec un de Bolazec. Nous sommes comme des frères. Vive les zouzous ! » Il est transféré au 8e Zouave comme renfort à l’été 1915, alors que cette unité est au repos après les durs engagements de l’Artois, et l’auteur témoigne dans ses lettres de sa satisfaction, il est bien nourri, il a du vin tous les jours, et autour du 14 juillet, il signale (p. 98) : « Je suis content d’être ici. » Dans ses lettres de l’été, il redit aussi son manque d’enthousiasme pour monter en ligne :

15 août 1915 « J’espère rester quelques semaines ici. Comme cela la guerre s’avance toujours.»

20 août 1915 « [secteur calme] On est en train de faire des tranchées à un kilomètre des boches. Nous sommes comme des frères. On ne se tire pas dessus.»

1er septembre 1915 « Voilà neuf mois que j’ai quitté la maison et jamais je n’ai été aussi heureux. Je n’ai pas vu de boches encore. J’espère rester ici encore un moment avant d’aller les voir. Comme cela je passerai bien la guerre car elle ne durera plus longtemps… »

En présentant l’offensive de Champagne et le secteur devant Souain, avec des cartes de qualité, J. Thomé évoque la toponymie des tranchées allemandes, avec une typologie des appellations données par les Français : appellations orientalistes (tranchées du Harem, des Fatmas, des Eunuques), virilistes (tranchées des Tantes, des Homosexuels d’un côté, puis des Viennoises, des Gretchen ou des Teutonnes de l’autre), mais aussi des victoires napoléoniennes (tranchée d’Austerlitz, etc…). Lors de la grande attaque, l’unité de l’auteur progresse d’abord conséquemment, mais elle est arrêtée en position de pointe sur la 2e ligne de défense allemande. Les combats avancés sont violents autour de la tranchée des Tantes (6-10 octobre), Michel Urvoas y est tué le 10 à 23 heures. Il n’a pas de sépulture connue.

Sa dernière lettre, adressée à sa sœur, à la veille de sa mort, est détachée de la violence environnante des combats (p. 122):

9 octobre 1915 Chère sœur

Je viens de recevoir votre lettre avec beaucoup de plaisir. Chère sœur, pouvez-vous m’envoyer du papier à lettres car je n’en ai plus. C’est la dernière feuille que j’utilise. Envoyez moi aussi les chaussettes si vous les avez finies car il commence à faire froid la nuit. Je ne sais quand je pourrai aller en permission.

Ton frère Michel qui pense à toi.

Ainsi à partir d’un matériau relativement laconique, Jacques Thomé a su rendre compte de l’environnement social et du témoignage de guerre de Michel Urvoas, un jeune homme simple qui – dans ses lettres, en tout cas – a toujours fait preuve de bonne humeur mais a rapidement et constamment témoigné d’un manque d’enthousiasme pour la guerre réelle, à partir du moment où il a compris ce qu’elle représentait.

Vincent Suard, septembre 2023

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Lebrun, Mathilde (1879 – )

Le témoignage

Mathilde Lebrun (1879, Nantes – ?) habitante de Pont-à-Mousson, où elle tient un commerce, est en 1914 veuve d’un militaire (adjudant) décédé en 1908, avec lequel elle a eu trois enfants. La guerre déclarée, et ayant eu une culture militaire qui l’a habitué à côtoyer ce milieu (elle a habité plusieurs années dans des forts, dont à Toul, et a été élevée par un oncle, ancien combattant de 1870), elle monte un débit de boissons ambulant au plus près des troupes, activité qu’elle poursuit alors que la ville est envahie pendant quelques jours entre le 4 et le 10 septembre 1914. Sur sa répugnance à côtoyer « les boches », elle se justifie et dit : « Je domptai mon instinctive répugnance, en songeant que j’avais tout intérêt à approcher ces gens, à les étudier, à les connaître » (p. 39). Elle profite de ce côtoiement pour visiter les organisations de l’ennemi et collecter tout renseignement qui lui semble utile. Le recul allemand et la cristallisation du front font qu’elle pense pouvoir être utile aux français ; elle veut « jouer un rôle », non en s’engageant comme vivandière ou infirmière, mais comme espionne, destination qu’elle se fixe possiblement après avoir désigné un espion présumé en pleine bataille pour défendre la ville, mais peut-être aussi en ayant été désignée elle-même comme telle après la réoccupation de la ville. Le 1er décembre suivant, elle est approchée puis finalement, le 13, recrutée à Nancy par le Service des Renseignements de l’Armée de Lorraine. Son « agent recruteur » la missionne de se rendre à Metz, toute proche, afin d’y collecter tout information utile. Elle dit sur son nouveau « métier » : « On m’apprit mon rôle et je compris que j’étais un peu dans la situation de quelqu’un qu’on jette à l’eau pour lui apprendre à nager ». Laissant à la garde de tiers ses enfants qu’elle a éloignés du front à Contrexéville, et devient alors Simonne autrement surnommée « Tout-Fou ». Sa première mission, le 23 décembre 1914, consiste à passer la ligne de front (à Norroy-lès-Pont-à-Mousson) ce qu’elle fait avec une étonnante facilité. Après plusieurs jours d’enquête, elle est finalement approchée par le capitaine Reibel, puis plus tard le lieutenant von Gebsattel, autrement appelé monsieur de Bouillon. Pour les Allemands, elle devient R2, ou madame Blum, autrement surnommée également « Faim-et-Soif ». Le 4 janvier 1915, elle revient en France par la Suisse, fait son compte-rendu au capitaine de B… sur ce qu’elle a vu et entendu durant les 15 jours en territoire allemand qu’a duré sa mission : « Je pus révéler l’emplacement des batteries de Norroy et les dépôts de munitions, la profondeur des lignes de tranchées, le numéro des régiments. Je signalai l’importance des envois de troupes sur la Belgique. Je ne manquai pas non plus de parler des espions que j’avais rencontrés, travaillant pour l’Allemagne » (p. 99). A partir de cette première mission réussi, Simonne, pendant toute l’année 1915, fait des allers et retours entre Nancy et l’Allemagne, en passant par la Suisse (elle cite successivement Metz, Montmédy, Luxembourg, Mondorf, Trêves, Mayence, Coblentz, Cologne, Francfort et même Berlin, passant par Offenburg, Saverne, Appenweiher, Strasbourg et Sarrebourg dans une liste certainement non exhaustive). En tout, elle réalise 13 voyages entre lesquels, missionnée par l’ennemi, elle se rend dans le sud de la France (Marseille et Nice) afin de contacter des agents doubles françaises dont elle sera à l’origine des arrestations. Ce sont Félicie Pfaadt (agent R17), exécutée le 22 octobre (elle dit août) 1916 à Marseille [voir dans ce dictionnaire la fiche de Jauffret, Wulfran (1860-1942) – Témoignages de 1914-1918 (crid1418.org) qui décrit l’exécution de l’espionne le 22 août, qu’il avait défendue vainement devant le conseil de guerre en mai et dont il témoigne de sa réprobation] et Marie Liebendall, épouse Gimeno-Sanches, également condamnée à mort et emprisonnée dans la même ville. Côté allemand, elle distille des informations fournies par le Service de Renseignements qui, apparemment savamment construits, lui valent même en novembre 1915 la Croix de Fer ! Elle reçoit de côté-là des missions dont l’une des dernières confiées est rien moins que de récupérer la formule des gaz de combat français. Risquant, par ces deux principaux « faits d’armes » d’être « brûlée », c’est-à-dire découverte en Allemagne, elle est « mutée » quelques jours à Tours, revient à Nancy avant de participer aux enquêtes et aux procès Pfaadt et Liebendall puis d’être convoquée, le 16 août 1917 à Marseille pour témoigner dans l’enquête sur le député C[eccaldi], mentionné dans ses rapports, accusé lui aussi d’intelligence avec l’ennemi. C’est très possiblement ce qui lui vaut d’être « rayée du service », teintant son dernier chapitre comme une conclusion amère qu’elle a été mal utilisée et oubliée, tant dans l’honneur que dans la récompense nationale.

Mathilde Lebrun, Mes treize missions, préfacé par Léon Daudet (Député de Paris) Paris, Arthème Fayard, sans date, ca 1920, 285 p.

Commentaires sur l’ouvrage
Ecrit en 1919 et les années suivantes, apparemment publié plusieurs années plus tard (1934), ce récit simple, chronologié, sans réel talent d’écriture et descriptif, mais manifestement sincère peut apparaître comme une curiosité littéraire voire fictionnelle. Pourtant, le livre de Mathilde Lebrun est bien la narration testimoniale d’un parcours d’espionne agent double comme les Services de Renseignements français en ont utilisé de nombreuses pendant la Grande Guerre. Le parcours et les actions de Mathilde, manifestement à la personnalité évidente, se construit et évolue en territoire ennemi avec une apparente facilité et légèreté malgré les risques énormissimes pris par ces femmes particulières qui exercèrent leur patriotisme par des voies aussi dangereuses que volontaires. L’ouvrage n’est pas iconographié et contient quelques erreurs topographique (Noviant pour Novéant) ou points tendancieux qui mériteraient des vérifications plus approfondies pour en confirmer la véracité ou la plausibilité. Par exemple, son premier parcours débute en pleines fêtes de Noël et du réveillon dans la Lorraine envahie de l’hiver 1914 et elle n’en décrit pas une ligne. De même par exemple, elle attribue à ses renseignements l’origine d’une contre-offensive sur le Hartmannswillerkopf (entre le 8 et le 15 mars 1915) qui ne semblent pas correspondre à une telle activité sur le massif. Enfin, sa narration est aussi le prétexte à des tableaux, le plus souvent grotesques voire injurieux des personnages qu’elle croise et qu’elle caricature à l’envi (cf. la famille Rihn à Metz dont elle garde les enfants et dont elle dit par que le père à « une bonne tête… d’abruti »), celui lui permettant d’appuyer sur son patriotisme exacerbé.


Renseignements tirés de l’ouvrage :
Liste des missions effectuées en Allemagne par Mathilde Lebrun
1re mission : Du 23 décembre 1914 au 4 janvier 1915
2e mission : Du 11 au 17 janvier 1915 (avec une erreur de date page 112)
3e mission : Du 27 janvier au 1er février 1915
4e mission : Du 15 au 21 février 1915
5e mission : Du 08 au 15 mars 1915
6e mission : Du 26 mars au 2 avril 1915
7e mission : Du 19 avril au (jour non précisé) avril 1915
8e mission : Du 04 au 22 juin 1915 (dont voyage à Berlin)
9e mission : Entre le 26 juin et le 18 juillet 1915, d’une durée de 18 jours
10e mission : Du 18 au 23 juillet 1915
11e mission : Du 11 au 23 août 1915
12e mission : Du 07 au 09 septembre 1915
13e et dernière mission en Allemagne : Du 3 au 11 novembre 1915


Page 22 : Vue tonitruante et sonore de la mobilisation à Pont-à-Mousson
33 : Distribue des bouteilles de vins en pleine attaque allemande
34 : Décrit Pont-à-Mousson sous attaque
176 : 2 canons de 75 français et 6 belges en trophée à Berlin
: Taux de change 100 pour 87,50 marks
178 : Croix de fer en bois plantée de clous d’or et d’argent achetés (elle en plante un)
219 : Obtient (mais trop tard) un sauf-conduit pour toute l’Allemagne
227 : Manque d’être arrêtée en Allemagne à cause de la Gazette des Ardennes (pas logique)
230 : Doit récupérer la formule des gaz de combat français
233 : Obtient la Croix de fer

Yann Prouillet, juillet 2023

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Lehmann, Othon (1896 – 1968)

Le témoin

Othon Lehmann (1er janvier 1896 – Froeschwiller (Bas-Rhin) – 11 décembre 1968 – Epinal (Vosges)) est un jeune mosellan de 18 ans dont le père, de souche alsacienne, habitait Landau, quand la guerre se déclenche. Les premiers jours mêlent impressions militaires, ignorance de la situation et conscience du drame. Un mélange d’effervescence et d’inquiétude comme en témoigne ce tir sur un espion imaginaire (?) en gare de Landau mais aussi de doute déjà. Ainsi le maire de Landau doutant d’une grande victoire en constatant la prise de … 10 canons. Othon, qui a peur que la guerre se termine victorieuse sans lui, intègre enfin, fin août 1914, le 23e RI bavarois de Landau. Il démarre à Landau puis à Kaiserslautern une vie de caserne et de formation, dont les exercices sont difficiles sous les ordres d’un Kompagnie-Exerzieren, modèle de « véritable vieux soldat ». Il dit : « Je ne me souviens pas d’avoir vu un officier pendant mon séjour à Landau », (il refait d’ailleurs la même réflexion après plusieurs jours de première ligne). En effet, il précise que c’est au sous-officier qu’est confiée l’instruction du soldat brossant quelques tableaux divers de personnages représentatifs. Jeune, il est parti inconscient, confiant espérant avec sa mère « qu’on ne mettrait jamais de si jeunes gens en première ligne, qu’on nous emploierait plutôt pour transporter des munitions, du matériel, des malades… ». Après un mois d’instruction, il est feldmarschbereit, prêt à entrer en campagne. Le 6 novembre 1914, il est enfin dirigé sur le front et dit : « Nous ne chantions pas. (…) Au fond de nos cœurs, nous étions restés optimistes, ne croyant pas au triste sort qui planait au-dessus de nos têtes ». Le train qui l’emporte dépose le soldat à Comines (Belgique) puis, affecté à la 4e compagnie, il est dirigé dans un secteur « formant une chaîne de protection, véritable bastion avançant dans la ligne ennemie » en avant de la ferme du Eickhof (ferme des Trois-Chênes), à l’ouest de la ville. Au créneau, à la défense de la ferme, il prend corps avec le front et en découvre les dangers. Mais il dit : « Je n’avais pas peur ; je crois que je ne me rendais même pas compte de la situation. C’était peut-être très dangereux, peut-être rien du tout ! Pas un coup de fusil, aucune trace d’ennemi. En face de nous, il y avait probablement les mêmes « héros » qu’ici, c’est-à-dire de pauvres gamins sans expérience, déguisés en soldats ». La guerre commence toutefois de l’impressionner. A la vue d’un mort, il dit : « Jamais de ma vie, je n’oublierai la vision de ce beau mort ». Mais le créneau de nuit est fantasmagorique et il déclenche des fusillades, voyant des français dans des troncs de saule, et tuant probablement… une vache. Il se forme toutefois à la guerre, apprend à utiliser se pelle de tranchée « trop petite » (page 15) et expérimente la pitance immangeable et sans pain. Mais rapidement il commence à en éprouver la douleur sous l’omniprésence d’une déprimante artillerie, augmentée du froid et de la pluie. Il dit : « Mais nous étions déprimés et pas assez aguerris pour supporter de telles épreuves » (page 16). Il n’a à ce moment connu que 4 jours de première ligne pourtant. Il avoue avoir abattu un français ayant agi par imprudence (et pour lui manque d’expérience) mais avoir manqué d‘être tué en retour pour le même motif. Très en pointe, il semble oublié, sans ravitaillement, et souffre de la faim. Mais c’est bientôt l’attaque devant son front, impressionnante, terrible et meurtrière, à son avantage. Il dit : « La situation des assiégés était devenue intenable. Les Français sortirent sans arme, se rendirent et furent conduits vers l’arrière. Aucune violence sur eux. C’était la guerre sincère entre braves soldats de première ligne » (p. 21). Atteint d’une balle, il n’ose plus utiliser son fusil et tente de récupérer sans succès celui d’un mort qu’un soldat enterre. Le 14 novembre, pris dans un bombardement, il est blessé au dos par plusieurs éclats d’obus en protégeant un camarade, tous deux blottis dans le parapet d’une tranchée. Se sentant en sureté avec ses camarades et ne voulant pas les exposer au feu, il refuse d’abord son évacuation. Il dit : « Dans le danger de mort, dans les situations sombres de la bataille, les camarades sont toute notre vie, ce sont seulement eux qui comptent. Et si au commencement d’une bataille, on hésite, pour des raisons humaines, de tirer sur des hommes d’en face, tout sentiment de pitié ou de générosité nous abandonne dès qu’un camarade tombe ou est blessé à côté de nous » (p. 25). Il est finalement évacué à la nuit mais dois menacer de son revolver des « infirmiers froussards » qui se trompent de direction et partent vers l’ennemi. Doté d’un revolver civil acheté pour le front avant d’y arriver, ils le prennent pour un officier ! Arrivé à l’ambulance, il est hissé dans un fourgon sanitaire, veut encore aider un français en pantalon rouge, lui rappelant les images d’Epinal de son adolescence (évoquant ici la francophilie de sa famille, précisant « Du roi de Prusse, nous ne parlions jamais ») et la guerre de 1870. Evacué par trains, dans un desquels, par imprudence il manque de retourner au front, il échoue dans un hôpital où il souffre atrocement. Au printemps de 1915, il est dirigé sur le dépôt de son régiment, à Kaiserslautern et jugé « apte seulement pour le service de garnison » (p. 32) et employé au bureau de la Ersatzkompagnie. « Jamais je n’ai vu un seul de mes camarades du front. Peu à peu, j’ai appris que tous étaient morts dans les combats devant Ypres. Parmi mes camarades de chambre, 13 avaient subi l’examen du service militaire d’un an. De ces 13, je suis le seul survivant. Pendant mon temps de service au bureau de la compagnie, j’ai obtenu de temps en temps quelques renseignements sur la mort de mes camarades et les communiquer à leurs parents. C’est le seul service que j’ai pu rendre à ces malheureux » (p. 32). Il cite d’ailleurs parfois le nom de quelques-uns de ses camarades (cf. p. 19). 35 ans après sa blessure, des médecins ont découvert qu’un éclat d’obus se trouvait encore dans le dos d’Othon Lehmann.
Othon Lehmann, 1914 dans l’infanterie allemande, Epinal, chez l’auteur, 1963, 33 p.

Le témoignage
Ce court ouvrage, souvenirs écrits par l’auteur en 1962 « sans jamais avoir rien noté » (p. 27), est simple et superficiel tout en étant relativement descriptif de sa place dans son minuscule morceau de front devant sa femme belge cominoise et des états psychologiques d’un jeune soldat sous l’uniforme feldgrau blessé après seulement 8 jours de front. Il renseigne peu sur sa position sociale mais semble indiquer en note finale avoir un équivalent de brevet supérieur. Il fait aussi montre d’une certaine francophilie qui pourrait s’expliquer en sa qualité de mosellan du nord, d’une commune, Reichshoffen, fortement marquée par la guerre de 1870. Sa narration se veut pédagogique, Lehmann traduisant systématiquement en français les termes militaires, uniformologiques ou techniques dont il a conservé voire expliqué en note la signification.
L’ouvrage n’est pas iconographié mais comporte un croquis et une carte de la ferme Eickhof, seul champ de bataille qu’il aie jamais connu. Se reporter à l’ouvrage pour son usage de terminologie allemande « de guerre » (organisation civile et militaire, uniformologie, usages, expressions, etc.).

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Parcours suivi par l’auteur : Landau – Kaiserslautern – frontière belge à Herbesthal – Liège – Lille – Comines (Belgique) – Eickhof / ferme des Trois-Chênes – Bruxelles – Dillingen an der Donau – Kaiserslautern.

Page 5 : Tableau d’une mobilisation à Landau qui l’impressionne (« Landau était le siège de deux régiments d’artillerie (n°5 et n°12), d’un régiment d’infanterie (n°18), du premier bataillon du 23ème RI, d’une formation de mitrailleuses et d’un dépôt de cavalerie (chevaux-légers) » (sic)).
6 : Voit les premiers blessés français dont certains portent des chaussures civiles vernies !
: Tir surréaliste sur espion sur un toit proche de la garde Landau, espionnite
7 : Couleur des uniformes, il touche le felgrau plus tard
8 : Liste des unités de Landau
9 : Poursuit sa formation à Kaiserslautern
18 : Pain surnommé Pumpernickel, dû à Napoléon qui l’avait donné à son cheval en disant « Bon pour Nickel » !
24 : A acheté avant de partir en guerre un revolver Hammerless
30 : Vue d’une dysenterie dans un train, expédients divers (bottes, casques puis « marche du train hors de la porte, retenus aux mains par des camarades ») pour déféquer
31 : Solution de Sublimé pour traiter sa blessure

Yann Prouillet, juillet 2023

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Pichot-Duclos, René (1874-1968)

Le témoignage

Le général René Agis Pichot-Duclos (9 mai 1874 – Fort d’Aubervillers (93) – 18 janvier 1968 – Biviers (38)), d’un père officier, présente dans ce fort volume les souvenirs des deux grands temps forts de sa vie militaire, de sa formation (enfance, écoles, premier régiment, Ecole de Guerre, états-majors et temps de commandements) à son affectation au 3e Bureau du GQG de Joffre, ce jusqu’à la fin de l’année 1915. Il y rapporte et dépeint son action comme les dessous du commandement des grandes unités au cours des différentes phases de la guerre jusqu’à son affectation, à la toute fin de 1915, au commandement du 11e BCA (qu’il commandera effectivement du 10 février au 26 octobre 1916). Par ses yeux et son esprit incisif, on entre dans l’intimité des états-majors et il n’élude rien des personnalités, innombrables, qu’il côtoie, parfois juge et critique ou encense avec une liberté de ton indéniable et directe. Très en lien avec les états-majors des grandes unités qui combattent à l’Est sur la ligne de feu, il renseigne très largement sur les actions de commandement et d’organisation des secteurs dirigés par le général Dubail et ses subordonnés dont on retrouve la liste dans une imposante table des noms cités (près de 700 noms) qui témoigne à elle seule de l’intérêt documentaire des souvenirs de ce lien entre le haut commandement et la guerre appliquée sur les différents théâtres d’opérations. L’ouvrage regorge ainsi d’anecdotes ou de chapitres qui partent dans une infinité de directions tant sur la formation militaire que sur différents aspects qu’il touche au fur et à mesure des activités d’analyse et de lien avec l’état-major de Joffre, fournissant ainsi un regard précieux du début de la guerre à toute l’année 1915. Ainsi, il évoque pêlemêle sa genèse d’une vocation aéronautique, les analyses des offensives de 1914 (La Marne et ensuite), l’adaptation à une guerre longue après le rétablissement de septembre, le GAE et les grandes attaques sur les Vosges, les études, recherches, travaux et réalisations, comme ses réflexions, sur de nombreux sujets divers, y compris sur certains fronts extérieurs.
Général Pichot-Duclos, Réflexions sur ma vie militaire. Au G.Q.G. de Joffre. Souvenirs, Paris, Arthaud, 1947, 399 pages.

Commentaires sur l’ouvrage :
Très autocentré bien entendu et donnant le plus souvent la part analytique la plus profonde et effective à ses actions et analyses, ce témoignage, qui allie en effet souvenirs (dont il dit, page 99 « les présents souvenirs sont écrits sans consultation d’une seule note pour l’excellente raison que je n’en ai pris au cours de ma vie que pendant les dix-huit mois vécus au GQG. ») et réflexions, en forme d’autobiographie sur le temps long de sa formation, écrit après la 2e Guerre mondiale, dont il fait parfois, voire souvent référence, est précieux car profond et précis. Eludant peu de noms, y compris sur l’ensemble de sa période très observatrice et rédactionnelle au GQG, il s’érige en témoignage incontournable pour toute étude concernant le haut commandement, son fonctionnement, les hommes qui le composent, concourant à la petite comme à la grande Histoire. Ce fort volume est un livre de souvenirs très documenté et le plus souvent très opportun pour qui veut connaître le « dessous des cartes » de l’Etat-Major de Joffre pour toute la période 1914 et 1915, surtout à l’Est. Il est en effet plus spécialement affecté à la liaison avec la 1ère armée de Dubail, abondamment cité, et dont on peut facilement dégager un portrait. Il y démontre l’extraordinaire complexité de la gestion d’une guerre moderne, avec son infinité d’hommes et de paramètres à prendre en compte. Le livre est également référentiel sur le haut commandement du front des Vosges pour la période du 6 septembre 1914 à décembre 1915. Il l’est aussi en filigrane sur l’aviation de la période 1913-1915, l’auteur ayant occupé une position en lien avec l’organisation de l’arme aérienne militaire et ayant profité de sa fonction à l’entrée de guerre pour tenter de passer le brevet de pilote. Il serait intéressant d’en dégager l’ensemble des passages et de les comparer avec son ouvrage.

L’ouvrage n’est pas iconographié mais comporte quelques cartes, contient très peu d’erreurs et est agrémenté d’une table patronymique et toponymique.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Plusieurs tableaux intéressants dans de nombreux emplois divers dans lequel l’auteur a eu une action, soit en formation, soit comme « observateur », soit dans les prises de décision de commandement ou de critique de celui-ci.

Extrait utile de la table des matières :
Formation : Enfance et écoles, mon premier régiment : Sous-lieutenant (76e RI) à Paris, lieutenant à Orléans, l’Ecole de guerre : chefs, professeurs, choix d’un Etat-major, Etats-majors et temps de commandement : Lyon, ; Grenoble, crises et troubles (dont vinicole), commandant de compagnie alpine (5e Cie du 158e à Lyon), grandes manœuvres (1909).
La Grande Guerre vue du GQG : Avant-guerre et début de l’aviation militaire, à Nancy (garnisons de Nancy et Toul), Genèse d’une vocation aérienne et section d’aéronautique du ministère, direction, organisation à la veille de la guerre
Entrée en campagne : certitude et préparatifs, couverture, appel du 3e bureau et ses conséquences, son rôle avant et après La Marne, exécution du Plan XVII à la 1re Armée, réhabilitation de l’offensive, Dubail et son Etat-major, contrôle parlementaire, l’épreuve de la 2e armée, plans consécutifs à La Marne.
Stabilisation progressive du Groupes des armées de l’Est
Front de Woëvre, officiers de liaison, coup d’œil sur la 4e armée, front mouvant des Vosges en 1914, déplacement présidentiel, front de Lorraine, Rocques et Dubail ; reconstitution et emploi des réserves, opérations sous bois, note du 16 avril 1915 et ses applications, second déplacement présidentiel, offensives des Vosges, Maud’huy, assauts du Linge, Hartmannswillerkopf, mort de Serret, « les cas » Sarrail et Schérer, mutations des grands chefs.
Pendant la stabilisation, études, recherches, travaux et réalisations : unités au repos, reconstitution et instruction, utilisation des ressources et places, recherche et expérimentation de matériels nouveaux, guerre des mines et des gaz, questions de 2e Bureau, rédaction de règlements et codification des enseignements tactiques, enseignements et réflexions tirés de la bataille de Champagne, mesures prises en vue de l’hiver, nuages sur Verdun, conduite progressive de la guerre, un match au sujet d’Alexandrette, l’intervention bulgare, les Dardanelles et Salonique et ses difficulté de commandement, velléités roumaines et plan d’opérations, mainmise de Joffre sur le théâtre balkanique, conférences interalliées et leur préparation, choix d’un adjoint, les distractions de Chantilly et Départ.
Annexe : Voyage dans les Vosges les 10 (Gérardmer), 11 (Epinal, Saint-Amarin, Moosch) et 12 février (Belfort) 1915.

Notes de lecture
Page 14 : Général (non cité) enterré avec son épée
32 : Galon d’Anspessoir (1re classe) donné aux 75 premiers au classement fait à Pâques
33 : Chien vert : dans l’argot de Saint-Cyr, nom donné au Sergent-major
56 : Les premiers 75 distribués en unités circulant en ville recouvert d’une housse sombre pour dissimuler son frein et sa hausse indépendante
83 : Vue des Gros Frères, les Cuirassiers
89 : Sur le système de fortification d’Epinal, réponse à la question
106 : Sur la guerre en montagne
122 : Bruit de la balle, « méthode de calcul des distances basée sur le phénomène de claquement que produisent les balles pendant qu’elles parcourent certaines parties de leur trajectoire »
140 : Sur Andlauer (vap 318)
: Réquisition des véhicules
141 : Lit du général Bailloud placé face à l’Est à Nancy
: Plan des mots de passe à Nancy
153 : Mort d’Edouard de Niéport, dit Nieuport par accident d’avion à Verdun
154 : Ecrit (en 1912 alors qu’il était capitaine) Les Reconnaissances en aéroplane, publié par Imhaus et Chapelot, éléments et chiffres de tirage et de ventes.
173 : Epuration du commandement (vap 206 et 334)
177 : Nombre d’escadrilles en août 14 ; 22 + 3 récupérables
178 : GQG restreint : Pichot-Duclos, Lt-col Buat, Brecard, col Paquette
181 : Habite 7 rue Valentin Haüy le 4 août 14
: Sur le retrait des 10 km
: Foch, 20e Corps (Nancy), Legrand-Girarde, 21e Corps (Rambervillers), leur personnalité dans leur bureau, trajet, temps et conducteurs (Boileau et Rigal, pilotes de course Paris-Belfort)
183 : Sur la rumeur de tranchées allemandes creuses dès le temps de paix en Lorraine
184 : Joffre dit : « J’aime mieux faire commander des divisions par des capitaines que de les laisser aux mains de gens incapables de les conduire ».
: Les stratèges sont les officiers qui ont fait une troisième année à l’Ecole de Guerre
: Veut profiter de sa position pour passer le brevet de pilote ; il dit « le mauvais départ de notre organisation d’aviation, la peine qu’elle avait à se militariser ».
187 : De Goÿs, chargé d’organiser l’aviation turque (en fait avril 1914 par Hirschauer, inspecteur de l’aéronautique militaire)
: Il précise son poste et sa réaffectation après La Marne
189 : Comment l’EM fonctionne à Vitry-le-François
190 : Opinion de Joffre le 6 septembre 1914 dans une école de Bar-sur-Aube : « … dans huit jours nous serons à genoux ! »
: Colonel Pont, chef du 3e Bureau
: Recul prévu un temps jusqu’au… Morvan, opiné par le Général Belin
194 : La Woëvre est censée envahie par la boue (colonel Poindron), mais les Allemands arrivent jusqu’à Saint-Mihiel
196 : (Note) Sur les inconvénients de la carte au 200 000e en deux couleurs, sans nivellement ni zone boisée
199 : Général Bastidon a fait une étude sur la bataille de Sarrebourg à Domptail
201 : Sur le rôle majeur mais sous-évalué de la forêt de Haye (vap 202)
202 : Dubail amputé (d’un pied en mars 1896 à la suite d’une chute de cheval)
203 : Son action sur les conseils de guerre spéciaux (vap 206 son Etat-major) et leur devenir
207 : Sur Saconney qui adapte le Drachen, de meilleure stabilité
22 : Raison du débarquement de Messimy (affaire du 15ème Corps) et devenir (fin 213)
216 : Renseignement récupéré à Coinches sur le moral allemand
226 : Nombre de coups par pièces et par calibres (155 et 120)
: Incident d’Apremont
228 : Sur les officiers de liaison, rôle, contact avec Joffre
233 : Général Gérard menteur, enquête de Pichot-Duclos (mais résultat non dit)
238 : « Le goût de la pioche n’était pas assez répandu dans l’infanterie qui avait en général trop compté sur le génie pour faire les travaux ; seul le colonel Barrard du 91ème s’était constitué une section de pionniers ; exemple à suivre ».
: Organisation du front d’Argonne chiffrée par compagnies d’une division
239 : Garibaldiens, valeur
241 : Front des Vosges
242 : Général Bolgert insuffisant pour « une région où le commandement à la fois compartimenté et distendu par le terrain devait être entre les mains de chefs susceptibles d’autonomie »
243 : Secteur du HWK et Serret
245 : Description du front des Vosges par Dubail : « Les Vosges ne sont pas un pays de montagne, mais un pays coupé et couverte. Sauf exceptions motivées par des vues particulièrement étendues ou intéressantes, les postes n’y sont pas faits pour garder du terrain, mais pour garder des gros »
: Belfort et le Général Thévenet
246 : Voyage de Poincaré dans les Vosges et en Alsace (vap annexe p. 376 à 380)
247 : Tardieu puis de Pierrefeu historiographes officiels des 3 premiers mois de guerre
249 : Poincaré ostensiblement non reconnu par une infirmière alsacienne
: Comment on choisit une infirmière religieuse alsacienne à décorer
251 : Front de Lorraine
258 : Utilise Minenwerfer au lieu de crapouillot
264 : « La crainte de Limoges » influe sur les chefs, et le pourquoi
: Observatoires dans les arbres
268 : Difficulté du combat sous bois et le pourquoi
: Sur les formules creuses des jusqu’auboutistes et qui ils sont
271 : Visite de Poincaré, donner l’illusion de la 1ère ligne et visite dans les Vosges, organisation en partie par Pichot-Duclos
273 : Sur la bataille des Hautes-Vosges de Pouydraguin
274 : Sur l’intervention du pouvoir civil
275 : Sur la mystique
286 : Sur ce qu’est la guerre dans les Vosges, concept de la guerre de montagne
: Sur la mort de Serret, utilisée de manière propagandiste par les Allemands
292 : Sur les chicanes dans les réseaux de fils de fer barbelés
297 : Territoriaux tarés
298 : « On gaspille les projectiles allongés de 90 et de 155 qui sont très précieux pour l’artillerie, en les faisant jeter par les avions ; les aviateurs ne veulent pas les lâcher parce qu’ils se sont entraînés au tir avec ces projectiles ».
: Sur les fusées
: Sur les sections de réparation auto de Lunéville « mal dirigée »
304 : « Je n’admet pas qu’un chef considère que son supérieur n’a pas le droit de lui faire une observation » dit le général Dubail
: Liquidation des places fortes, décret du 5 août 1915
306 : 730 infirmiers à Verdun
307 : Sur le Chauchat, l’histoire de sa mise au point et signification de CSRG (page 309) : Chauchat (colonel d’artillerie), Sutter (officier d’artillerie), Rybeyrol (ingénieur civil), Gladiator (du nom d’une fabrique de bicyclette).
310 : La boue et les armes
: Obus D, portée
313 : Sur le carnet d’explosion de la guerre des mines
314 : Klaksons + clairon + feux puis sirènes électriques pour l’alerte aux gaz et inconvénients divers de son audition
316 : Sur la méconnaissance de l’anglais chez les officiers
318 : Sur les Alsaciens, leur mentalité, leur surveillance
323 : Bruit du canon et compétence des troupes à les identifier
330 : Attaque et calendrier, l’amiral Amet dit : « Avant de fixer la date de vos attaques, que vous faites tomber aux équinoxes, regardez donc que diable votre calendrier ».
331 : Batterie de catapultes vosgiennes à deux pièces et description
332 : Bombes Save utilisée en forêt d’Apremont, à la « Tête de vache », à raison de 175 par jour, arrêtant des travaux de mines allemands (photo existante par aiilleurs)
333 : Charbon de bois fabriqué en forêt de Commercy par les Morvandiaux, utilisé en 1re ligne
: Mort du général Benzino, attribué aux renseignements des Services Spéciaux écoutant les communications allemands
334 : « Nettoyage des cadres »
: Sur les aménagements de tranchées et cantonnements par les généraux (cf. Lebocq pour le Bois-le-Prêtre)
336 : Eléments recueillis sur la préparation de Verdun par les Allemands d’après un renseignement fourni par des … religieuses + destructions de clochers
337 : 2 000 F. donnés pour monter une fanfare par le général Renouard
: Sur l’abus de vin distribué… aux habitants ; 720 litres par familles, qui les revendent aux militaires « pour le plus grand dam de l’hygiène ; de la discipline et de la bourse de ces derniers »
345 : Sur l’échec du débarquement en baie de Suwla (Dardanelles) « qui n’échoua que par l’inconscience tactique absolue des exécutants » (par des troupes) « plus sportives que militaires (qui) prirent d’abord des bains de mer et ne se mirent en marche pour occuper les hauteurs dominantes qu’après avoir laissé aux Turcs le temps de s’y incruster, de recevoir de l’aide et enfin d’ouvrir un feu suffisamment ajusté pour nécessiter l’organisation d’une attaque en règle, de sorte que l’insuccès de cette dernière entraîna l’échec définitif de l’opération »
346 : Sur l’enseigne de Vaisseau Simon, rescapé du Bouvet (coulé par une mine le 18 mars 1915) et qui échappa à Mers-el-Kébir comme capitaine de Frégate, commandant en Second du Dunkerque en 1940
351 : Atlas Stieler et Vidal-Lablache
362 : Idée de déposer par avion des troupes derrières les lignes ennemies
: Sur Saconney et cerfs-volants
: Sur la même invasion en cheminant par les mines s’étendant sous les lignes allemandes, « plan de termites » abandonné car jugé impossible à réaliser
: Sur un débarquement par les côtes par les canaux par bateaux à fond plat
363 : Sur l’invasion par la Suisse (dossier H) et troupes concentrées à Belfort en lien avec ce plan
372 : Comment on décide d’une décoration belge
373 : Sur l’idée d’instaurer la polygamie pour pallier au manque d’hommes
374 : Il passe au 11e BCP (en fait BCA) (il commandera aussi le 363ème RI (cité p. 255)
376 : Vue de Gérardmer, la Schlucht, l’Altenberg avec Poincaré, échanges sur la prospérité des Vosges et plans pour elles, l’Alsace et la Lorraine après la guerre le 10 février 1915
377 : Visite d’Epinal
378 : Hansi présenté au général Mauger
: Vue de Bussang (11 février 1915)
379 : Méthode Berlitz à l’école alsacienne
: Enfants allemands invités à garder leur langue aussi après la guerre
380 : Pains K et KK

Yann Prouillet, juillet 2023







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Galopin, Arnould (1863-1934)

Le témoin

Arnould Galopin est né à Marbœuf (Eure) le 9 février 1863, d’un père instituteur qui exerçait également la fonction de secrétaire de mairie. Après des études au lycée Corneille de Rouen puis à Paris, son service militaire effectué, il devient maître répétiteur avant de s’orienter vers le journalisme, métier qu’il exercera pendant une dizaine d’années, notamment pendant la période de la Grande Guerre, pour différents médias comme La Nation ou Le Soir. Il publie son premier ouvrage, Les Enracinées, en 1903, ainsi qu’un roman de cape et d’épée, puis se lance ensuite dans l’écriture de romans feuilletonnisés tels L’espionne du cardinal ou La petite Loute. Il prend la relève d’Henry de la Vaulx pour la rédaction des fascicules de Cent mille lieues dans les airs puis, obtenant un succès avec le Docteur Oméga, récit d’un voyageur sur la planète mars, en 1906, dans la revue Mon beau livre. Ayant de surcroît cosigné des ouvrages avec Emile Driant, alias le Capitaine Danrit, il est qualifié du titre de « Jules Verne moderne ». Il continue d’écrire dans des domaines divers, touchant à nombreux styles littéraires (jeunesse (il publie 2 500 fascicules d’aventures pour les enfants), sentimental, policiers, historique voire science-fiction) pour Fayard et Tallandier, participant à la réédition de mémoires historiques, puis se met au service d’Albin Michel tout en publiant également des feuilletons pour Le Journal ou Le Petit Journal. Pasticheur de talent, dans un style simple et élégant, on lui doit les personnages de Ténébras, rival de Fantômas, et d’Allan Dickson, coéquipier remplaçant Watson auprès d’un Sherlock Holmes vieillissant. En 1922, il récidive en publiant les mémoires d’Edgar Pipes, pastiche d’Arsène Lupin. Pendant la guerre, il se mue en correspondant de guerre et publie, outre Sur la ligne de feu, son pendant maritime Sur le front de mer, lequel sera couronné par l’Académie française. Il va d’ailleurs y ajouter plusieurs romans sur le thème de 14-18, tel Les gars de la flotte, tous chez Albin Michel, dont deux seront repris en films : Les Poilus de la 9ème (qu’il rencontre fortuitement dans une tente anglaise lors d’une visite d’un camp en décembre 1915 !) et La Mascotte des Poilus. Auteur finalement d’une centaine d’ouvrages, Arnould Galopin décède brutalement à Paris le 9 décembre 1934. Sa biographie complète sur | Arnould GALOPIN (franceserv.com)

Résumé de l’ouvrage

Alors qu’il est correspondant de presse pour le quotidien Le Journal (page 56), il brosse dans Sur la ligne de feu 17 tableaux répartis du 10 septembre 1914 au 15 avril 1916, portraitisant ainsi « nos soldats », « nos alliés » qu’il complète par des anecdotes « sur la mer ». Il rend tout au long de l’ouvrage un long hommage aux alliés anglés, écossais et surtout indiens, sikhs et gourkhas, redoutables guerriers, ce sur le front, à l’arrière comme sur mer.

Analyse
Bien que publié en 1917, l’ouvrage, issu d’un journaliste, Sur la ligne de feu. Carnet de campagne d’un correspondant de Guerre (E. de Boccard, Paris, 1917, 208 pages) est sans étonnement un modèle de « bourrage de crâne » issu d’un « reporter » qui, si il est vraisemblablement allé au front, en fantasme la réalité de la guerre, magnifiant ses acteurs, caricaturant l’ennemi et héroïsant les alliés, de toutes origines de l’Empire colonial anglais, en diables implacables, victorieux et invincibles. Quelques rares informations sont dégageables avec toutes les réserves inhérentes à ce style testimoniale particulier, par trop impacté par une vision journalistique tronquée de la réalité de la guerre. En contrepoint, le livre vaut en tous cas pour le long défilé des archétypes de la littérature de bourrage de crâne, en multipliant les tableaux outranciers destinés à des civils crédules et avides d’aventures victorieuses et inoffensives. Etonnamment, alors qu’il s’évertue à cacher l’ensemble des patronymes, il en rétablit un toutefois (dans une note page 87) en indiquant que l’objet de sa page de bravoure est le lieutenant Langlamet, professeur de mathématique au lycée de Cherbourg.
L’ouvrage est agrémenté de 20 illustrations de lieux, matériels ou de soldats de toutes origines alliées.


Renseignements tirés de l’ouvrage :

Liste des « tableaux » rapportés par l’auteur et dates :
Nos soldats
Quelques heures vécues au milieu de la bataille (10 septembre 1914)
Une charge décisive (18 septembre 1914)
Parmi les ruines (20 septembre 1914)
Horrible aspect d’un champ de bataille (22 septembre 1914)
Sous les obus (5 octobre 1914)
Procédés de Barbares (10 octobre 1914)

Trois braves (16 octobre 1914)
La leçon de français (30 octobre 1914)
Nos alliés
Dans le camp des indiens (6 novembre 1914)
Le départ pour le front (7 novembre 1914)
L’enthousiasme belliqueux des terribles Gourkhas (10 novembre 1914)
Les Ecossais marchent en jouant la Marseillaise (16 novembre 1914)
Les Gourkhas à l’assaut des tranchées (18 novembre 1914)
Les Castors (25 novembre 1914)
Un camp anglais (30 décembre 1914)
Le triomphe de « Jack ». Comment un ballon de football amena la destruction d’un bataillon de la Garde prussienne (août 1916)
Sur la mer
Devant Zeebruge (13 décembre 1914)
Le pirate capturé (15 avril 1916)

Eléments utiles au fil de la lecture :

Page 12 : Obus Robin, dits craquelins, obus à balle type 1897
17 : Illustration du train blindé « Vendetta »
36 : Voit des cadavres flottants qui « même après la mort, s’étreignent » !
46 : Balles allemandes tirées de trop loin, n’ayant pas assez de force pour pénétrer profondément
51 : Espions allemands déguisés en femmes
61 : Obus peu dangereux, éclatant sans dommage trop haut
63 : Artilleurs allemands tirant sur les villages pour s’éclairer
97 : Espionnite
84 : Cavaliers piétinant les morts, barbarie
88 : Thann, l’école, l’instituteur
99 : Vue d’indiens Sikhs (fin 156) et de Gourkhas (surnommés les castors (p.150))
127 : Bhangs, hachich indien
135 : Ecossais
142 : Sur le combattant anglais par rapport aux français
144 : Honneur du combat à l’arme blanche des Sikhs
156 : « Capstan », tabac anglais
157 : Vue de camp anglais
167 : Chien
170 : Voit des funiculaires

176 : Footballeurs du 8e Est Surrey qui attaquent avec un ballon de foot
177 : Mads, camarades en anglais

Yann Prouillet – juillet 2023

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Maquet, Marie-Thérèse (1879 – 1919)

Journal de guerre 1914 – 1918

1. La témoin

Marie Thérèse Maquet née Caulliez appartient à une famille de gros négociants en lin, elle est alliée par son mariage et son milieu à la bourgeoisie industrielle du textile de la région lilloise. En août 1914, elle a 5 enfants et habite dans le quartier Vauban à Lille. Lors de l’occupation, elle est séparée de son mari Émile Maquet mobilisé à Dunkerque; évacuée via la Suisse avec ses enfants en décembre 1915, elle habite ensuite Versailles, puis diagnostiquée tuberculeuse à la fin de 1916, elle doit résider sur la côte d’Azur jusqu’à son décès au Cannet en 1919 à l’âge de 40 ans.

2. Le témoignage

Ce journal de guerre de Marie-Thérèse Maquet, qui court du 2 août 1914 au 11 novembre 1918, a été restitué dans une transcription soignée, fruit d’un travail familial qui a associé notamment Pierre-Yves Tesse d’abord, puis Xavier et Philippe Maquet. Des photographies et des explications généalogiques apportent des outils de compréhension. Un exemplaire est disponible à la Bibliothèque Municipale de Lille, et ce témoignage a été présenté au public en octobre 2018 par Paul-Nicolas Maquet, en collaboration avec le service des Archives municipales de Lille.

3. Analyse

La diariste partage son temps entre l’éducation de ses enfants, une sociabilité faite de visites essentiellement familiales, proches ou éloignées, et la piété : culte, prières et œuvres charitables occupent une grande importance dans sa vie. Le journal, tenu très régulièrement au début du conflit, voit ses mentions s’espacer à partir de 1916. À la fois journal intime et aide-mémoire, ces notes ont aussi pour but d’être montrées à son mari pour témoigner de ce qu’elle a vécu.

L’occupation

M. T. Maquet raconte le bombardement de Lille, avec la journée du 12 octobre 1914, passée dans les caves de la grande maison de ses parents rue Desmazières, ils sont « 60 ou 70 », enfants, domestiques et voisins ayant été regroupés ; elle note que l’observation, la nuit, de tous ces petits enfants couchés, lui faisait penser aux catacombes. L’occupation est rapidement éprouvée comme insupportable, d’abord à cause des occupants, qu’il faut loger, ceux-ci exigent «bains, feu, bon repas parfois. », et [avec autorisation de citation] en décembre (p. 51) : « Chacun arrive avec des histoires sur la muflerie des Allemands. On en ferait des bibliothèques». L’absence de son mari, le manque de nouvelles des proches en 1914, et le manque de perspectives éprouvent l’autrice, malgré son patriotisme. Elle souffre des mesures de couvre-feu, habituelle sanction de l’occupant, tout en étant bien consciente, avec son grand jardin, d’être une privilégiée (p. 79) «chez nous, cela n’a pas de conséquences comme pour les pauvres, les employés, les instituteurs, enfants des écoles, etc…. ». Si la correspondance est très difficile, le réseau professionnel de la famille permet d’avoir plus de nouvelles au début 1915, via « la Suisse, le bureau de Leipzig, la Banque Meyer, Schönberg… ». Ces « réseaux » constituent un grand luxe par rapport à d’autres nordistes qui restent sans nouvelles, mais elle n’en a pas conscience (3 mai 1915 p. 88) « un mot au crayon me dit que tu allais bien le 15 avril. Que c’est loin. » : le délai moyen – lorsque quelque chose passe – est plutôt de trois ou quatre mois.

Si les désagréments de l’occupation sont réels, ils sont somme toute supportables pour cette famille fortunée, mais les vexations, la durée de la guerre, et surtout l’inquiétude pour tous les hommes au front ou prisonniers la minent : ces soucis se transforment progressivement en une dépression personnelle marquée. Cet état est tu aux proches, mais confié au journal qui devient un confident. Très découragée en juillet 1915, elle note : « Je suis certainement au premier degré de la folie ou de la neurasthénie et tous mes efforts tendent à le cacher. Il y a des moments où je me fous de tout et désire la Paix, ce qui est stupide. » Auparavant, ébranlée par l’annonce régulière de tués au front, elle a admis aller très mal, et devoir par exemple se forcer à prier (p. 94) «je voudrais la paix à tout prix ou un pays universel, une seule patrie pour tous les hommes. J’aimerais mieux devenir Turque tout de suite et que cela finisse. Que vas-tu penser de moi en lisant ces mots ? »

Un habitus catholique

M. T. Maquet est très pieuse, et son journal offre un témoignage intéressant de ce que peut-être l’intimité d’un catholicisme féminin au sein de cette bourgeoisie textile, avec ses pratiques et ses préoccupations. Au début, l’occupation est attribuée à la culpabilité de la France décadente, et la Vierge de Lourdes, Notre Dame de la Treille ou Jeanne d’Arc sont régulièrement invoquées. Pour avoir des nouvelles de son mari, des frères et cousins, la prière aux âmes du Purgatoire et des neuvaines à Saint Joseph semblent efficaces, et pour les maladies des enfants, c’est plutôt Sainte Philomène. Cet univers lui apporte un cadre rigoureux dont la régularité la tranquillise, elle se réjouit des messes matinales et des saluts en fin de d’après-midi. Dans ses œuvres de charité, la fréquentation de l’Asile des Cinq Plaies, établissement catholique pour jeunes filles faibles d’esprit et nécessiteuses lui apporte beaucoup, même si ce lieu n’a rien de gai (avril 1915, p. 85), « nous nous rendons aux Cinq Plaies pour voir la petite Louise [gravement malade] : que c’est consolant en ces tristes jours de pouvoir aider les pauvres. C’est ma seule joie. ». Elle se désole profondément de ce que son mari ne verra pas la première communion de sa fille Marie-Lucie. Sa religion l’aide lors de ses épreuves ultérieures, mais en même temps, sur la durée du conflit, les marques d’une piété traditionnelle se sont un peu érodées, on a l’impression que le fatalisme s’est imposé : Dieu est toujours central pour elle, mais tout l’arsenal sulpicien (Saints, Purgatoires, Neuvaines…) est beaucoup moins évoqué. C’est un témoignage qui corrobore les travaux de Guillaume Cuchet sur la marginalisation du Purgatoire dans le culte catholique pendant et surtout après la Grande Guerre.

Le rapatriement

Classiquement, les propos qualifient d’abord les rapatriements par la Suisse de monstruosité : les Allemands chassent cruellement les indigents ; elle y est sensible, puisqu’elle s’occupe d’une famille concernée et un extrait (p. 85) nous éclaire sur cette perception des évacuations au début de l’occupation (avril 1915) : «Ce soir dans mon bureau si tranquille, je pense à ces pauvres femmes comme moi qui pleurent en attendant demain, où elles devront laisser leur pauvre chambre, leurs pauvre mobilier, et le souci du lendemain ? On va probablement en France les parquer dans des camps de concentration, sans compter que leurs chambres seront pillées dès leur départ. Comme le Sauveur qui est né dans une étable par la suite de l’orgueil d’un Empereur, que de pauvres petits vont naître là-bas loin du logis familial (…) et les mères qui vont mourir en laissant leurs chers petits sans personne à qui les confier, la raison de cette iniquité nous échappe, on se sent devenir fou. » Elle dit plusieurs fois vouloir rester pour ne pas abandonner ses parents, mais on voit bien ensuite que cette possibilité d’évacuation, comprise alors comme une libération, devient une tentation. Elle finit par s’y résoudre, mais dès qu’en France non occupée elle reprend son journal (fin décembre 1915), c’est pour y mentionner sa torture morale d’avoir laissé ses parents, ses amis et ses pauvres : elle l’a fait pour ses cinq enfants. La description du voyage est précise et intéressante, et à son arrivée à Annemasse, elle se précipite sur l’Écho de Paris, mais «Hélas, il était idiot. »

À Versailles

Après son rapatriement, M.T. Maquet retrouve son mari en permission pour Noël 1915 et elle s’installe à Versailles. L’autrice est déçue par l’indifférence des gens qu’elle fréquente pour le sort des habitants des régions occupées ; elle dit en tomber de haut, et son moral reste morose  (p. 140, janvier 1916) : « Versailles avec ses grands boulevards et ses rues désertes donnerait le spleen à un comique. » Le drame intervient dans le courant du mois de février 1916, sa fille Marie-Lucie (8 ans) tombe malade et la médecine est impuissante (infection du foie ? méningite ?). Son enfant meurt dans ses bras, c’est son deuxième deuil de mère car un petit Pierre est mort à un an en 1902. La mort de Marie-Lucie est détaillée dans un récit très douloureux (24 février 1916) « Comment raconter ce qui s’est passé depuis 10 jours ? », et sa mère ne se remettra pas de cette épreuve qui aggrave sa neurasthénie, même si elle prend sur elle à cause de ses autres enfants.

Souffrance morale et maladie

M.T. Maquet souffre comme mère endeuillée, comme épouse séparée de son mari, et comme fille qui pense au triste sort de ses parents : il est probable que la tonalité très noire des écrits, si elle traduit l’état réel de son moral, est aussi une soupape qui lui permet de se soulager, pour pouvoir faire face devant les autres, et notamment ses quatre enfants, dans la vie quotidienne : août 1916 (p. 176) « Le soir, cache-cache monstrueux que je ne sais arrêter tant la joie des enfants fait du bien… Ils auront le temps de souffrir plus tard. » Elle évoque les 14 ans de la disparition du petit Pierre et constate : « après si longtemps (…) cet anniversaire m’a toujours été si douloureux et maintenant en voilà 2 par an. » Puis une nouvelle épreuve s’annonce : elle apprend en octobre 1916 qu’elle est tuberculeuse. L’angoisse est redoublée par le souvenir de sa sœur Cécilia, morte de cette maladie à 16 ans en 1908, et par le fait qu’elle se sait enceinte au moment où elle apprend sa maladie. Son état et une mutation de son mari Émile, affecté dans la police, les font déménager au Cannet dans le Var, et les notations s’espacent. Les événements extérieurs de la guerre restent présents dans le journal, mais ce sont des extraits de la presse, des reprises de dépêches ; cette guerre qui est cause de tous ces bouleversements, se voit un peu marginalisée dans les mentions. Au Cannet, M.T. doit prendre des précautions avec ses enfants que l’on éloigne d’elle, et elle n’a plus la liberté des exercices spirituels qui faisaient sa vie d’avant (Toussaint 1916) « et combien je regrette mes messes matinales et mes visites de pauvres. Les Cinq plaies m’apparaissent comme un des seuls endroits où j’étais heureuse pendant l’occupation. Cette « immortification » de ma vie me pèse, ce repos me dégoute. » À la fin de l’année, ses père et mère sont à leur tour évacués par la Suisse. Son enfant Paul nait le 24 mai 1917, mais lui aussi est tenu éloigné d’elle. Le journal s’arrête à la date du 11 novembre 1918.

On ajoutera que sa fille Isabelle (14 ans) meurt au Cannet en décembre 1918 (Grippe espagnole?), que son père meurt en février 1919, et Marie-Thérèse décède, elle, le 13 mai 1919.

Il s’agit donc ici d’un document intéressant pour appréhender la guerre vue par cette femme du milieu patronal lillois, avec un conflit qui la déséquilibre, révélant peut-être une fragilité latente avant-guerre. Ce texte montre ce que sont les représentations sociales d’une femme de la classe dominante, avec sa mentalité structurée par un catholicisme actif, et sa vision paternaliste (maternaliste?) de « ses pauvres » et des jeunes filles débiles dont elle s’occupe, cette action de charité représentant pour elle une de ses raisons de vivre. C’est enfin un éclairage sur la maladie après la révolution pasteurienne, mais avant l’arrivée des sulfamides : cette riche famille, qui a les moyens de consulter les meilleurs médecins, n’est en rien épargnée par des maux alors sans remède, et qui font au total dans cette famille plus de victimes que le front des combats.

Vincent Suard, mai 2023

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Richard, Alexandre (1890 – 1948)

Olivier Roussard, Août 1914 L’artilleur Alexandre Richard témoigne

1. Le témoin

Alexandre Richard, né en Savoie dans une famille d’agriculteurs, habite à Saint-Étienne (Loire) à la mobilisation, et y exerce la profession d’ajusteur. Mobilisé en août au 6e régiment d’artillerie de Valence, il combat en Alsace puis dans la Somme. Blessé le 1er octobre 1914, il est hospitalisé puis classé service auxiliaire. Il est ensuite versé dans un groupe d’aviation (Lyon) comme mécanicien-ajusteur. Représentant de commerce (outillage pour travail du bois) entre les deux guerres, il décède accidentellement en 1948.

2. Le témoignage

Olivier Roussard, journaliste d’entreprise et du domaine économique, a publié en 2017 aux éditions Baudelaire « Août 14 L’Artilleur Alexandre Richard témoigne » (185 pages). Il s’agit de la retranscription du journal de guerre de son arrière-grand-père, qui s’étend du 2 août au 1er octobre 1914, soit deux mois de campagne dans l’artillerie au cours de la guerre de mouvement. L’ouvrage est riche en présentations et explications diverses, puisque sur 185 pages, le témoignage proprement dit occupe une place modeste (de la page 103 à 141).

3. Analyse

En introduction de ce récit de début de campagne dans l’artillerie, Olivier Roussard affirme « faire son devoir de mémoire personnel » (p. 9) en publiant ce témoignage, et tous les éléments qui accompagnent ce journal de guerre relèvent probablement d’une passion pour la Grande Guerre, puisqu’outre la biographie fouillée d’A. Richard, bienvenue, on a des considérations nombreuses sur les uniformes, les armements, les décorations, etc… et ceci pour les différents belligérants. Ce sympathique engouement n’est pas exempt de maladresses, ainsi par exemple p. 11 « Ces derniers [les Français] étaient dans leur ensemble parmi les plus bellicistes, tel que le démontra l’ «Union sacrée », ou à la même page « Victime du bourrage de crâne, il est arrivé à Alexandre Richard de qualifier les Allemands de « Boches » dans son journal. ». Le volume se divise d’abord en une longue présentation, puis vient le témoignage proprement dit, qui précède une sorte de guide « Retrouvez la trace de vos ancêtres Poilus » ; c’est une évocation des différents services d’archive, avec une bibliographie (la partie « témoignages de combattants », avec une cinquantaine de références, est bien documentée) et une abondante sitographie. Le récit d’Alexandre Richard, probablement issu de la tenue journalière d’un premier carnet, a été ensuite recopié en belle anglaise, et O. Roussard nous dit l’avoir retranscrit « mot pour mot » (p. 39).

Le 6e d’artillerie de Valence est transporté vers Épinal le 9 août 1914 ; les mentions sont assez courtes, l’auteur décrit son itinéraire, les noms des villages parcourus, les nouvelles indirectes des engagements … Le régiment évolue au-delà de la frontière pendant trois jours, sans d’abord rencontrer beaucoup de troupes allemandes. Les Français sont acclamés (18 août), mais l’auteur mentionne aussi le lendemain, au village de Steige, que 61 hommes du 52e RI de Montélimar ont été tués par « traîtrise des Allemands et des paysans du village.» (p.114). Il semble qu’A. Richard est surtout à l’échelon, car s’il évoque les mises en batterie, il ne parle pas du pointage et du tir. Cette position en retrait est confirmée par une mention du 29 août (p. 121) : «nous apprenons la mauvaise nouvelle : notre groupe, les 4e, 5e, 6e batteries, est cette fois presque anéanti. On ramène des blessés, trois canons et les chevaux valides.» C’est ensuite beaucoup plus calme pour lui en septembre, dans la région de Saint-Dié.

Engagé à Harbonnières (Somme) le 24 septembre, l’auteur décrit un front mouvant, avec des tirs de soutien à l’infanterie et de fréquents changements de positions, à cause de la contre-batterie allemande très insistante, et il mentionne régulièrement des tués et des blessés, ainsi le 26 (p. 133) : « L’artillerie allemande fait beaucoup de victimes parmi nos batteries de 75, à 12 h 00 nous recevons une pluie d’obus qui nous tue trois camarades et en blesse sept. (…) ». L’auteur bénéficie d’un peu de repos le 30 à Bray-sur-Somme et ce jour-là il est changé d’affectation, il signale (p. 136) « Je marche à la batterie de tir comme un conducteur de derrière, cela me donne à réfléchir. » Il passe donc à une position plus exposée, et la sanction a lieu dès le lendemain : c’est le moment fort du témoignage (Bray sur Somme, 1er octobre 1914, p. 137). Une « grêle d’obus » leur tombe dessus au moment où ils attèlent pour changer de position, les coups s’allongent vers eux « de 100 mètres par 100 mètres » et les font plonger au sol. Au moment où l’auteur se relève pour dire au chef « de changer de place», leur attelage est foudroyé : blessé à la jambe, il essaie de dégager son chef de dessous son cheval, mais s’aperçoit que celui-ci est décapité, il est épouvanté « car en plus du chef cinq ou six camarades sont morts, les uns le ventre ouvert, les autres déchiquetés, on ne peut se l’expliquer. » Une autre explosion le blesse d’un deuxième éclat, mais il réussit à marcher 400 m en arrière vers un poste de secours, puis est évacué à l’ambulance de Bray-sur-Somme. Il se remettra lentement à l’hôpital de Dinard.

Ce court témoignage est intéressant pour décrire le danger pour les servants d’attelage sous le feu, ces hommes sont un peu moins exposés que ceux des batteries, mais les canons allemands les menacent lors des fréquents changements de positions. Statistiquement, le danger est moins fort que dans l’infanterie, mais les coups au but sont terribles (p. 138) : « hommes et chevaux jonchent le sol, les caissons de munitions sont en feu, les blessés qui gémissent car leurs blessures sont très graves, surtout dans l’artillerie. Les cris vous arrachent le cœur. »

Vincent Suard, mai 2023

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Duclos, Jacques (1896 – 1975)

Le chemin que j’ai choisi. De Verdun au Parti communiste

Mémoires, tome 1 (1896 – 1934)

1. Le témoin

Jacques Duclos est né à Louey dans les Hautes-Pyrénées en 1896, son père étant charpentier et aubergiste. Ouvrier pâtissier, il travaille après le début des hostilités dans une usine d’armement de Tarbes. Classe 16, il est incorporé au 18e RI de Pau, puis versé au 407e RI. À Verdun en juin 1916, il est hospitalisé à l’automne puis revient en ligne en décembre 1916. Il est ensuite fait prisonnier lors de l’offensive du 16 avril. Militant socialiste proche de Marcel Cachin, il devient après Tours un militant actif de la S.F.I.C.. Sa fiche matricule mentionne son exclusion de l’armée (réserve) en 1932. Il dirige le P.C.F. au moment de la maladie de Maurice Thorez, et exerce durant sa carrière plusieurs mandats de député puis de sénateur.

2. Le témoignage

Le tome 1 des Mémoires de Jacques Duclos, 1896 – 1934, Le chemin que j’ai choisi, De Verdun au Parti communiste, a paru en 1968 aux éditions Fayard (434 pages). La partie qui concerne l’expérience de la Grande Guerre va de la page 82 à la page 153, mais la suite immédiate est aussi intéressante, avec des réflexions sur les révolutions allemande ou hongroise ou sur la crise sociale de 1919. L’auteur précise qu’il n’a pas tenu de journal, et qu’il se replonge dans le passé par la mémoire. Au moment de la publication ses Mémoires, l’auteur a encore une responsabilité publique puisqu’il est sénateur communiste.

3. Analyse

Dans son introduction, J. Duclos précise que tout jeune, il a manifesté contre la loi des trois ans en 1913. Ouvrier pâtissier à Tarbes puis à Paris en 1914, il lit de temps à autre l’Humanité, mais il est surtout séduit par La Guerre sociale de Gustave Hervé, à cause de son ton antimilitariste. Son récit du mois d’août 1914 contient des anecdotes intéressantes, ainsi lorsque sa pâtisserie ferme, il est payé en or et doit faire des heures de queue à la banque pour obtenir des petites coupures, et il lui faut pendant ce temps (p. 82) «écouter les pires bêtises sur la guerre-promenade ». Devenu vendeur de journaux, il n’aime pas ce travail, car il se rend vite compte que ses exemplaires se livrent au « bourrage de crâne » (p. 83). Il revient ensuite à Tarbes pour y travailler à l’arsenal pendant les six mois qui le séparent de sa mobilisation en avril 1915. Son récit est aussi parcouru de longues analyses historico-politiques, à propos de l’attitude de Jean Jaurès ou de la IIe Internationale, ou sur l’Union Sacrée, sévèrement jugée (p. 101) : « en fait le Parti socialiste pataugeait lamentablement dans la politique de collaboration des classes. ». Alors qu’il est jeune mobilisé à la caserne de Pau, J. Duclos évoque le sujet des mutilations volontaires au cours d’une très curieuse scène de somnambulisme (p. 103) : un de ses camarades, dans son sommeil, récapitule la guerre dans une longue période de discours automatique où il évoque les gradés, la caserne, les tranchées, une tentative de mutilation volontaire. J. Duclos précise qu’ils ne parlaient pas entre eux de ce thème, et que le rêveur en avait probablement entendu parler par des blessés revenus du front : «Cette réaction du subconscient d’un soldat témoignait de la lassitude de la guerre qui commençait à faire du chemin dans la conscience des hommes promis aux massacres. » Réelle ou imaginée, cette scène onirique est emblématique de la façon dont en 1968, un sénateur de la République estime qu’il peut aborder un passé encore brûlant, en donnant sa vérité, mais non sans précautions.

Arrivé au front avec le 407e RI, J. Duclos combat à Verdun en juin 1916, et il y évoque la classique rumeur hostile aux gendarmes (p. 108) « et l’on parlait de policiers qui auraient été pendus à des crochets de boucherie par des soldats. Cette information était-elle exacte, je ne l’ai jamais su ». Il raconte ensuite ses très difficiles dix jours en ligne vers Vaux-Chapitre ; après un long séjour dans un trou d’obus transformé en mare, il ne peut plus supporter ses chaussures (« pieds gonflés ») et son capitaine l’autorise à se rendre au poste de secours. L’auteur décrit un retrait pénible, de 20 h 30 à minuit, en rampant sur les genoux, avec les pieds qu’il essaie de tenir levés « pour qu’ils ne traînent pas à terre ». A l’ambulance de Dugny, son état lui fait craindre une amputation, mais finalement la position couchée prolongée lui permet et la guérison et la lecture de l’essentiel de l’œuvre de Balzac à la bibliothèque de l’hôpital. Étant soigné dans des hôpitaux religieux, c’est l’occasion pour l’auteur de narrer ses démêlés avec le sectarisme catholique : on veut l’obliger à aller à la messe, et il fait plusieurs fois aux religieuses un rappel à la règlementation (p. 116), avec la circulaire de Justin Godart sur le respect de la liberté de conscience : «Cette circulaire était placardée sur les murs de l’hôpital et l’on sentait que si elles avaient osé, certaines sœurs l’auraient fait disparaître. » Il montre aussi le suivisme des poilus qui ont peur, par une attitude mécréante, d’être mal vus, et de ce fait renvoyés plus vite en ligne. Lors de sa convalescence, il bénéficie d’une permission pour rendre visite à son frère à l’hôpital du Val de Grâce à Paris. Celui-ci a été grièvement atteint à la face dans la Somme, et l’auteur est épouvanté par l’état de son frère défiguré et celui des blessés à la face qui l’entouraient (octobre 1916, p. 119) «J’avais envie de pleurer en voyant mon pauvre frère dans ce triste état mais je me retins et pendant trois jours je vécus au milieu de ces grands mutilés que je finissais par voir avec d’autres yeux

Au début de 1917, il réintègre son régiment devant Reims, puis participe à l’offensive du 16 avril devant la ferme du Godat. Il évoque au printemps 1917 les discussions entre soldats et insiste sur l’intérêt général que suscite la révolution de Février en Russie, et sur l’indignation contre ceux qui faisaient durer la guerre (p. 122) : « Est-il juste que les uns se fassent tuer et que d’autres s’enrichissent ? » Il signale aussi que le nom de Karl Liebknecht revenait souvent dans les discussions [discussions entre sympathisants socialistes ?], car on le savait persécuté parce qu’il avait pris publiquement position contre la guerre. J. Duclos décrit l’attaque du 16 avril, il évoque un de ses chefs direct, le lieutenant marquis de Colbert, mutilé revenu au front avec un bras en moins, et qui est tué en montant à l’assaut avec sa canne : l’auteur dit respecter cet « aristocrate », mais il méprise les officiers tracassiers à l’arrière et lâches à l’avant (p. 127), « Le 16 avril un capitaine de mon régiment (…) fut tué, mais par derrière, alors que cependant il faisait face à l’ennemi. ». Dans le tourbillon de l’assaut, J. Duclos a une altercation avec un Français qui se prépare à tuer un jeune prisonnier allemand : il menace de l’abattre, et plus tard, le souvenir des regards de gratitude de cet Allemand, «a souvent hanté ma mémoire. (…) j’avais conscience d’avoir fait mon devoir d’homme. » (p. 127). Très en pointe, l’auteur et ses camarades sont pris dans une contre-attaque ennemie et faits prisonniers, non sans qu’un Allemand n’ait montré le projet de l’abattre, et qu’ensuite un autre ennemi n’ait écarté le fusil menaçant (p. 129). L’auteur se dit très marqué par ces deux faits le même jour, « le soldat allemand que j’avais sauvé des balles d’un excité, et le soldat allemand qui m’avait sauvé des balles d’un autre excité. ». Les prisonniers travaillent d’abord dans les Ardennes. Sous-alimentés et souvent dysentériques, ils sont trop près du front pour figurer sur les listes de la Croix-Rouge, et donc ne reçoivent aucune aide. L’auteur, malade, se fait inscrire pour être transféré avec des captifs italiens dans un camp en Allemagne (Meschede). Les discussions politiques y sont animées, et il signale avoir appris l’existence de Lénine dans la Gazette des Ardennes. Il raconte l’intérêt qu’il porte aux discussions avec des groupes de Russes politisés, c’est-à-dire des Kerenskistes et des Bolcheviks, vers qui va sa sympathie. Il part travailler dans une ferme en Hesse, évoque sans aucun détail une tentative d’évasion avortée, son retour à Meschede pour y subir sa peine de cachot disciplinaire ; atteint à cette occasion par une double pneumonie, il est quelques jours entre la vie et la mort. Il a à cette occasion de nouveaux démêlés avec un prêtre (p. 143) : ayant prévenu devant témoins qu’en cas de décès il ne voulait pas d’enterrement religieux, ce curé l’administre tout de même alors qu’il est dans le coma. Des camarades le renseignent à son réveil et cela se termine par une violente altercation avec ce « fanatique ». Toutefois, l’auteur ajoute qu’il a aussi rencontré pendant la guerre des prêtres moins obtus. En novembre 1918, J. Duclos décrit des conseils de soldats allemands, au milieu de l’épidémie de Grippe espagnole, mais aussi, rapidement, le retour des troupes régulières, fêtées par la population. Ces troupes reprennent la direction du camp, les conseils d’ouvriers et de soldats disparaissent, et l’auteur inquiet décide de fuir clandestinement jusqu’à Düsseldorf, il y retrouve les alliés en hélant une sentinelle belge de faction sur le côté gauche du pont traversant le Rhin.

À son retour chez lui, la situation n’est pas gaie, son père vient de mourir de la grippe espagnole et son frère mutilé au visage est toujours hospitalisé. Lui-même doit rejoindre le 12e RI de Tarbes où il participe à la démobilisation progressive de soldats du Sud-Ouest. Il produit alors de longues considérations (p. 154) sur l’échec de la Révolution allemande, en chargeant les sociaux-démocrates, alliés des petits-bourgeois, ainsi « en sauvant le capitalisme en Allemagne, la social-démocratie allemande contraignit l’Union soviétique à édifier le socialisme à partir d’une économie arriérée. » Il évoque l’ambiance en France au début de 1919, Clémenceau et la journée de 8 heures, le 1er mai, la Mer Noire… L’auteur évoque sa fréquentation de Marcel Cachin et son adhésion, avec son frère, à l’ARAC, la campagne des législatives de 1919… On peut considérer que le récit lié à la guerre s’arrête en à la fin de 1919, avec le chapitre 3 (p. 166), intitulé « militant communiste ».

Parmi les motivations des majoritaires à Tours en 1920, on constate que c’est la haine de la guerre qui est le premier moteur de l’adhésion à la IIIe Internationale. Cette détestation revient plusieurs fois dans ces mémoires, et elle apparaît très tôt (p. 8): « La haine de la guerre qui s’était accumulée en moi me rendit particulièrement perméable à la déclaration de paix au monde qui fut lancée par le jeune pouvoir soviétique au lendemain de la Révolution d’octobre. » Jacques Duclos dans son livre produit ainsi un témoignage intéressant, avec des souvenirs dans lesquels l’expérience du conflit comme soldat et l’engagement communiste ultérieur sont indissociables. Sa vision de la guerre se fait toujours à travers un prisme politique, avec la dénonciation des nantis, des profiteurs qui ont intérêt à faire durer le conflit, de la religion obscurantiste… Y a-t-il une part de reconstruction, sachant que l’auteur restitue un passé de plus 50 ans, avec sa seule mémoire ? Connaissant la précocité de son engagement socialiste, on peut affirmer que sa flamme d’indignation est authentique et bien réelle dès les débuts de la guerre, mais que le récit, construit autour d’anecdotes qu’il a probablement narrées à de nombreuses reprises par la suite, a fini par se structurer en un corpus édifiant, presque téléologique, c’est-à-dire destiné à préparer, expliquer et justifier sa vie politique et ce qu’il est devenu à la fin des années Soixante.

Vincent Suard, mai 2023

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Dubourg, Gabriel (1896 – 1992)

Mes guerres

1. Le témoin

Gabriel Dubourg (1896 – 1992), originaire du Tuzan (Gironde), en Gascogne forestière, est étudiant en droit lorsqu’il est appelé en avril 1915 (classe 16). Volontaire pour un stage d’aspirant à Joinville, il arrive au front avec ce grade en janvier 1916. Il combat au 418e RI de 1916 à 1918, avec une blessure au Chemin des Dames en 1917. Sous-lieutenant en 1919, il requiert régulièrement comme commissaire en Conseil de Guerre. Candidat conservateur aux élections législatives de 1936, il est battu par le candidat du Front Populaire. Mobilisé comme officier au 443e régiment de pionniers en 1939, il est fait prisonnier en 1940.

2. Le témoignage

Mes guerres de Gabriel Dubourg (186 pages) a paru aux Nouvelles Éditions Debresse en 1984. Le récit, assez précis au début, est centré sur la Grande Guerre, avec une structure chronologique qui devient thématique. La fin du livre évoque rapidement l’entre-deux-guerres, 1940 et des considérations diverses, de « l’énigme Rudolf Hess » à « la retraite et la carte du Combattant ».

3. Analyse

Le récit de Gabriel Dubourg est rédigé tard dans la vie de l’auteur, et celui-ci demande, lorsqu’il évoque sa formation d’aspirant à Joinville (p. 24) : « Des camarades dont j’ai cité le nom, combien subsistent encore? (…) S’il en reste un, il a plus de 85 ans. Je lui demande de se faire connaître. » Enfant, l’auteur fréquente des camarades de métairies éloignées, qui ne parlent que le gascon, mais devenu interne au sortir de l’enfance, puis étudiant en droit à Bordeaux, il vient probablement d’une famille de notables ruraux. Le récit est intéressant surtout dans sa première moitié, lorsque l’auteur décrit en détail sa formation et ses débuts sur le front. Les évocations thématiques qui suivent, (Soldats, Sous-officiers, Combats, Défaillances, Les Armes…), sont plus disparates : ce sont surtout des jugements personnels, plus difficiles à traiter comme matériaux factuels historiques.

La classe 16

L’auteur témoigne d’abord de la chance qu’il a d’être de la classe 16, la première à être « économisée » par le commandement (p. 26) : « après les effroyables hécatombes du début de la guerre, on décida de ménager le matériel humain et la classe 16 fut la première à bénéficier de ce répit. » Il insiste pour être versé au 418e RI, unité de Bordeaux qui jouit d’un « prestige immense » dans le Sud-Ouest. C’est un régiment de marche associé à la 153e DI, qui emploie aussi des zouaves et des tirailleurs ; de par son emploi offensif, ce régiment d’attaque est régulièrement décimé, et d’après lui, c’est une unité qui « déteste les tranchées ». Formée essentiellement des classes 15 et 16 puis 17, en dehors des offensives elle passe beaucoup de temps à l’arrière, par exemple deux mois au Crotoy sur la Manche à la fin de l’été 1916 et l’hiver suivant aux Salines de Lorraine.

Un régiment de jeunes

Dès la page 45, l’auteur quitte le récit chronologique et passe à des jugements personnels. Pour lui, une des qualités militaires de son unité réside dans la jeunesse de ses soldats, et dans le fait qu’ils ont été bien formés dans les dépôts. À son avis, les soldats de la classe 14 et 15, qui n’ont pas connu la servitude des casernes, sont généralement enthousiastes et « ont infusé un sang nouveau dans nos unités » (p. 55). De même, après les hécatombes de la Somme (43 officiers, dont 18 tués, pour le 418e RI), la quasi-totalité des effectifs a été renouvelée par des éléments jeunes, bien instruits et disciplinés, des classes 16, 17 et 18. Si l’auteur anticipe avec la classe 18, il semble bien que la jeunesse soit pour lui une des caractéristiques les plus significatives de son unité.

Un soldat de 19 ans enthousiaste

L’auteur se décrit, en 1915, volontaire pour l’encadrement et un régiment de choc, tout en s’en étonnant lui-même après toutes ces années. Il s’inspire d’une lettre à ses parents, qui témoigne de son état d’esprit d’alors, et dit « tenir cette lettre jaunie à la disposition des sceptiques ». Il évoque l’enthousiasme d’un tout jeune homme, pris dans l’ambiance d’un patriotisme général, « elle donne bien le ton moyen des cadres subalternes, surtout des plus jeunes » (courage et naïveté). Il se réjouit de rejoindre de 418e RI « de choc et d’attaque » (p. 54), et pense son attitude représentative de sa génération. On peut considérer qu’elle l’est effectivement pour les plus jeunes volontaires aspirants qui l’entourent, mais cet enthousiasme n’est pas partagé par beaucoup de sous-lieutenants de réserve plus âgés, qui ont en 1916 une longue expérience du front. Cette jeunesse de l’auteur lui fait lui fait aussi méconnaître les conditions sociales précaires vécues par ses hommes : il mentionne que ce sont des conversations d’après-guerre, lors de banquets des anciens du régiment, qui lui ont fait prendre conscience de ces réalités et que son ancien ordonnance lui a appris beaucoup de choses (p. 81) «ignorées des chefs qui ne vivent pas dans l’intimité de la troupe, en particulier qu’il n’a jamais reçu de son père ou de sa famille, pendant toute la guerre, ni argent ni colis, mais seulement de rares lettres. « Il y en avait beaucoup d’autres comme moi, me dit-il, aussi les pièces d’un ou deux francs que vous me donniez de temps en temps m’étaient bien utiles. » .

Prisonniers exécutés

G. Dubourg évoque à deux endroits différents des exécutions de prisonniers allemands, au Chemin des Dames en avril 1917 (Cerny, Sucrerie). Blessé et soigné à Cahors (été 1917 ?), il rencontre une infirmière qui est la cousine du colonel de Valon, son commandant de régiment. L’auteur est invité à déjeuner un mois plus tard chez des parents du colonel, chez qui celui-ci est de passage (p. 35). On citera un long extrait :

« Puis, au dessert (in cauda venenum), le Colonel me déclare tout net : « vous étiez bien à la 10e compagnie, en première vague ? » Sur ma réponse affirmative, je reçois ce compliment brutal : « je ne vous félicite pas, vous avez tué beaucoup de prisonniers. » J’encaisse très mal l’insulte (…) ma réponse jaillit : « Mon Colonel, je ne sais pas, je ne regardais que devant moi et n’ai tiré que sur des combattants armés ; ces faits se sont produits derrière moi. Et puis, mon Colonel, vous savez bien que le but de la guerre est la destruction de l’ennemi : nous l’avons dit et redit à nos soldats, ce sont des simples, ils ont obéi aux consignes. Ma section s’est bien conduite et je suis arrivé au Chemin des Dames ; il ne me restait qu’une dizaine d’hommes sur 45.  (…) » La réponse est plus feutrée : « Oui, je sais, mais il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas tuer un soldat désarmé. » Puis d’un ton plus aimable, le colonel lui affirme sa considération et sa volonté de le promouvoir.

À un autre endroit, l’auteur relate en détail ce même assaut du 16 avril au 418e, et c’est un récit de bonne qualité documentaire (p. 74 – 78) ; il mentionne que sa section sort bien, progresse et atteint ses objectifs ; le combat se poursuit à la grenade mais ne peut évoluer vers l’avant, et les hommes indemnes appartenant à des unités mélangées doivent se terrer. Puis au cœur du récit, comme dans un flash sordide, au cœur du combat vers l’avant (p. 78) : « La troupe de l’avant ne s’intéresse pas aux prisonniers qui lèvent les bras ou emportent nos blessés ; (…) Dans le désordre provoqué par les pertes subies et le mélange inévitable avec l’unité d’arrière, je me heurte à deux de mes soldats entourant un blessé allemand à genoux. Le premier, accroupi, fouille sa tunique ; le second lui tire à bout portant un coup de feu dans le dos, au risque de blesser son camarade. Je donne un coup de pied dans les côtes du premier, une bourrade au second et crie de nouveau : « En avant ! ». Je continue la progression avec eux. » Rien n’oblige notre narrateur âgé à citer ces faits. En général, dans les autres témoignages écrits, ces occurrences se rencontrent plutôt sous une forme inversée, avec des récits de soldats qui en empêchent d’autres d’exécuter des prisonniers. Cela mériterait une étude plus fine, mais ces freins semblent venir majoritairement de soldats ou de sergents d’âge « mûr » (plus de 30 ans), qui s’opposent aux excès de soldats beaucoup plus jeunes. Ici, on a un tout jeune cadre qui, dans le tumulte du combat, ne maîtrise pas les excès de ses jeunes soldats.

G. Dubourg, à un troisième endroit (p. 108), évoque la courbe d’apprentissage allemande, ici lors d’un assaut dans la Somme : «Des Allemands ont levé les mains pour aller vers l’arrière, ils doivent traverser nos troupes, chez lesquelles la bienveillance ne leur est pas acquise. A ma grande surprise, je vois les soldats ennemis rechercher nos blessés et nos morts, très nombreux, les charger sur leur dos ou se mettre à deux pour les porter, assurés ainsi que personne n’attentera à leur vie. ».

Un témoin conservateur

L’auteur ne dit presque rien de 1918, sinon qu’il a été trois mois adjoint au commandant d’une école de grenadiers près de Tarbes. Alors qu’il était convalescent à Cahors pour sa blessure de 1917, un intermède sur le foirail situe politiquement notre auteur (p.87) :

« Un indigène m’aborde :

– alors, lieutenant, elle est bientôt finie, cette guerre ?

– dès qu’elle sera gagnée.

– c’est qu’on en a assez de se battre pour les riches, les capitalistes et les châtelains, nous qui n’avons rien à défendre.

– Occupez-vous de vos vaches et foutez-moi la paix. »

Dans ses fonctions de commissaire au Conseil de Guerre en 1919, il raconte avoir fait acquitter un soldat basque accusé d’abandon de poste (p. 105) « Aujourd’hui, c’est un soldat basque de 30 ans, illettré, qui comparaît. Ils le sont presque tous, les enfants basques ne fréquentant pas l’école en raison des brimades de la République contre les établissements catholiques et leurs curés, dont on a supprimé les traitements. Beaucoup d’appelés ou de permissionnaires ont passé la frontière pour aller en Espagne ou en Amérique ; cette guerre n’est pas la leur ; elle ne les concerne pas. » Le procès se déroule avec un interprète, le soldat n’a pas compris les ordres, et G. Dubourg se satisfait de sa relaxe. Par contre, à Mulhouse, lors des grèves de 1919, des gendarmes ont été insultés (p. 104) : « la salle du Conseil est pleine de mineurs, certains à la mine patibulaire. On sent le public hostile (…) je requiers durement. Tout le monde est condamné. La gendarmerie sera respectée. »

Le ton de la narration pour les années Trente, au moment de la défaite de 40 puis pour les années soixante, est amer, sans que l’on sache si cette acrimonie est accentuée par le grand âge du rédacteur (p. 123) « Mais la guerre a fauché nos élites physiques, intellectuelles et aussi morales, soit cinq pour cent de la population. Que reste-t-il après quatre ans de guerre ? Si l’élite a disparu, le déchet est intact. » ou « La représentation parlementaire ne tarde pas à être à l’image de la population restante.» Le recueil mentionne aussi la détestation de De Gaulle et à la fin, le regret de l’abandon de l’Algérie.

Donc au total, une publication tardive, qui essaie de retrouver l’ambiance d’un monde disparu, celui de l’univers patriote d’un jeune étudiant issu d’une famille conservatrice vers 1915 : ces écrits souvent désabusés sont intéressants en ce qu’ils révèlent une guerre revécue, à travers la remémoration, comme un moment d’authenticité lié à la jeunesse, la paix revenue n’apportant, surtout sur la durée, qu’un long cortège de désillusions.

Vincent Suard, mai 2023

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Vaurs, Benjamin (1880 – 1953) et Hortense (1888 – 1980)

Correspondance 1914 – 1919

1. Le témoin

Benjamin Vaurs, (1880-1953), cultivateur à Maleville (Aveyron), est marié à Hortense (1888 – 1980). Le couple a au moment de la mobilisation deux enfants de 3 et 2 ans, et Hortense est enceinte du troisième.  Ils auront un quatrième enfant pendant la guerre. B. Vaurs dépend du 54e RA pendant tout le conflit, mais sa fonction le fait voyager à l’arrière, dans toute la France : il est accompagnateur de train de munitions et de matériel.

2. Le témoignage

Clothilde Loubatière a publié en 2019 aux éditions de la Flandonnière Correspondance 1914 – 1919, Hortense et Benjamin Vaurs, (496 pages). L’auteure a mis en lumière le contenu de la correspondance de ses arrière-grands-parents, qui était contenue dans une boîte à chaussure «au fond d’une vieille armoire» ; C. Loubatière a réuni, retranscrit et présenté ces lettres, et elle précise avoir respecté la ponctuation, et corrigé au minimum l’orthographe (substantifs, noms de lieux), ceci pour respecter l’esprit de cette correspondance.

3. Analyse

Benjamin Vaurs occupe pendant toute la guerre un emploi de convoyeur militaire de trains de marchandises (munitions et matériels), et ses cantonnements correspondent à des nœuds ferroviaires (Is-sur-Tille, Le Bourget, Longueau…). Outre ce qu’on trouve classiquement dans les correspondances de ruraux au front (santé, famille, état du moral, besoins matériels, avis sur les travaux agricoles…) les lettres de B. Vaurs, homme au caractère égal, décrivent l’arrière, les villes ferroviaires, les pays traversés et plus généralement tout ce qu’on peut voir depuis un train. Il donne aussi des nouvelles du front, mais toujours de deuxième main, car il est renseigné par ses rencontres et ses conversations.

Une affectation appréciée

L’auteur mentionne souvent à sa femme que son poste n’est pas exposé au danger, et lui-même a conscience de sa situation privilégiée, ainsi fin août 1914 (p. 32) [avec autorisation de citation] : « Ne vous faites pas de bile sur mon sort. Je n’appartiens pas aux troupes de combat. Notre rôle est d’apporter des munitions d’une gare à l’autre. » ; en novembre (p. 67) : « Tu peux tenir la Providence d’avoir donné à ton mari une place comme celle qu’il occupe. » ou encore en juin 1915 (p. 231) : « Je ne connais pas les horreurs des tranchées où ils [les poilus] sont là sur le qui-vive, le fusil en mains tandis que j’espère remettre le mien tout neuf et où il était. » Plus tard, dans la lourde atmosphère de mai 1917, il tient encore à rassurer sa femme, mais en prenant des précautions, à propos d’une nouvelle affectation dans la région de Roye (p. 417) : « J’ai à te dire que je suis tombé sur un autre bon poste. Je désire que ça dure. Tu peux croire qu’on ne sue pas. Mais ne le dis pas. (…) » Sa famille nombreuse le protège aussi d’une mutation à un poste plus exposé, et il évoque souvent cette situation privilégiée comme argument contre le cafard et comme consolation pour endurer la longueur de la guerre (p. 450) : « Il y a un nouveau départ. Mais les pères de quatre enfants restent. Que j’en suis heureux. Suis très heureux d’être ici, me comparant à d’autres. »

Description des contrées et des habitants rencontrés

B. Vaurs décrit les paysages agricoles qu’il traverse, les compare avec ceux de Maleville, en profite pour s’informer sur les travaux au pays, donne des conseils de culture. Dans les gares, il décrit l’arrière front, les trains de blessés, ainsi que les ruines et plus tard les dégâts causés par les bombardements aériens. Il aime aussi décrire ses rencontres, ainsi des habitants du Bourget (septembre 1914, p. 43) : « Les habitants ont l’air bien favorables à nous. Ils préfèrent nous voir nous que les Allemands. Tandis que dans l’Est, parce qu’on était du Midi, on avait une espèce de dédain pour nous, sans doute en souvenir des troubles de Narbonne lors des grèves viticoles de 1907. Ils n’auraient pas besoin d’agir ainsi, car l’Est n’est pas parfait. » C’est aussi un moraliste, catholique pratiquant régulier, et en même temps un paysan qui découvre la grande ville industrielle et la population ouvrière (Plaine de Saint-Denis – Aubervilliers – le Bourget) (p. 76) : « La luxure semble être le seul idéal d’un grand nombre de personnes ici. On voit des femmes enceintes, d’autres qui nourrissent, d’autres qui mènent les gosses et on ne voit pas d’anneau à leur doigt. (…) Il y a des toilettes décolletées et excentriques. Quand dans notre trajet de la gare au logis, nous en rencontrons quelques-unes de ces modes à la mode, on en rit, on les fixe car encore dans le Midi, on ne voit pas cela, encore. ». En janvier 1915, il décrit la ville d’Houdain (jouxtant la région minière de Barlin) où il a convoyé six wagons d’obus de 155, dans un récit faussement naïf : « Dans ce pays, il m’a semblé deviner qu’il n’y a pas beaucoup de religion (…) Je crois que le mariage religieux est inconnu dans ce pays, ce qui peut-être est une des causes que la malédiction divine s’abat sur nous. On dirait que le bon Dieu s’est retiré de nous, qu’Il nous a abandonnés en voyant ses commandements si violés, pour voir si nous ferions mieux sans lui. Je suis en bonne santé et je désire que vous soyez tous de même. » Le 30 mai 1915 (p. 207), c’est avec ce même ton mi-moraliste mi-facétieux qu’il décrit la piété et le repos dominical à Longueau (Somme)  « Ce matin, j’ai pu assister ici à la messe de 8 heures. Ici, à Longueau, c’est un centre d’ouvriers du chemin de fer. Il peut y avoir de 1500 à 2000 habitants. Aussi, à la messe, il y avait grande foule. J’ai pu compter 43 femmes, 12 hommes dont 8 soldats qui n’étaient pas d’ici, et 4 ou 5 enfants et les rues en sont pleines. C’est une pitié. C’est à peine si on voit ici que c’est dimanche, si j’ai vu plus de gens travaillant ici qu’hier soir.(…) Ce matin, j’ai entendu une machine dépiquer encore de l’autre côté du village. Encore dans notre cher Rouergue, nous n’en sommes pas à ce degré d’abrutissement. Aussi, notre pays n’est pas le plus éprouvé. Il faut en être reconnaissant au bon Dieu, car là-bas, jamais de la vie, vous ne pourrez vous faire une idée de ce que c’est la guerre avec les horreurs qu’elle laisse derrière elle. »

Les permissions

Le thème des permissions est naturellement très présent dans la correspondance, et en juillet 1915 la nouveauté de ce congé inquiète un peu Benjamin : (p. 275) il évoque l’histoire d’une épouse non prévenue de l’arrivée de son mari qui « a été tellement surprise de joie ou d’émotion qu’elle est morte subitement entre les bras de son époux pendant qu’il l’embrassait », aussi il anticipe : « je vous prie d’avoir le courage de ne pas être trop émotionnés à mon arrivée. ». Les courriers témoignent d’un couple uni, les tensions sont rares et concernent comme souvent des conflits avec un des parents du couple, ici la mère du témoin, et Hortense essaie d’apaiser son mari. Avec l’établissement de permissions plus rapprochées et plus régulières, les courriers de 1917 et 1918 se font plus espacés, les lettres sont moins longues, mais cela ne témoigne pas de froideur, au contraire, ainsi d’Hortense en octobre 1917 (p. 433), alors qu’elle rentre de l’avoir raccompagné à la gare : « Les enfants ont demandé des nouvelles de papa, où est-ce qu’il était ? Madelou était couchée mais elle ne dormait. Elle m’a appelée mouma cauto un es poponou [maman, où est papa ?] et à nouveau j’ai laissé échapper quelques larmes bien amères.» De même en avril 1918, la séparation est toujours aussi difficile (p. 474) : « Que j’étais heureuse la semaine dernière, le soir dans cette petite chambre, je pouvais reposer auprès de celui que j’aime. Je ne puis t’exprimer combien je l’ai trouvée pénible cette nouvelle séparation. Je suis remontée seule et j’ai pu verser à mon aise les larmes de mes yeux et j’en verse encore en t’écrivant la présente car je m’ennuie à mourir. Je ne sais comment on est trop heureuse lorsqu’on est avec son mari. Depuis le temps qu’on vit l’un sans l’autre, ça finit par vous agacer. » Ces permissions ont également des conséquences très tangibles, et la formulation de l’annonce d’Hortense, qui suit la toute première permission, est à cet égard intéressante (septembre 1915, p. 315) : « C’est avec beaucoup de regrets que je te dirais que je me retrouve enceinte de nouveau. C’est avec beaucoup de peine que je te l’avoue mais c’est la réalité. J’ai cru bon de ne pas te le cacher. » Mais il apparaît ensuite que Geneviève, la petite quatrième, est à sa naissance accueillie avec sérénité  dans la famille.

Et quelques mentions sur des thèmes variés

– Réfugiés du Nord (mai 1915, p. 193) « J’ai entendu dire qu’on avait l’intention d’expédier des réfugiés du Nord dans l’Aveyron. Il faut les plaindre ces pauvres gens, obligés d’abandonner leur pays, leur maison et tout. Mettez-vous à leur place. Mais sûrement, ces pauvres réfugiés pourront vous donner de précieux coups de main pour rentrer les récoltes. Si vous pouvez recevoir quelques femmes et enfants, vous feriez une bonne œuvre de charité. Quant à accepter des hommes, il faut être prudent. Vous savez que vous n’êtes que des femmes. Je n’en dis pas plus long. »

– Un wagon de voyageur en mai 1915 (p.192) « Quand on rentre par trains de voyageurs, on ne voit que tristesse. On ne respire que deuils, doléances et chagrin. Dans ces trains, on ne voit que des dames en deuil. Et si on parle, les unes vont voir leurs maris blessés et les autres vous disent qu’ils n’ont aucune nouvelle des leurs depuis longtemps, d’autres disent parfois que leur mari ou fils est mort à la guerre. (…) C’est pour te dire qu’on ne voit pas beaucoup de joie, ni beaucoup de toilettes à la mode. 8 dames sur 10 sont en deuil.»

– Évocation du cafard (Juillet 1915) « Pour moi, je ne suis pas malade, mais l’ennui, la languine et le désir de vous revoir tous font que mes jours ne sont pas plus gais. » et plus loin dans la même lettre  « je suis dégouté de tout. Il me semble que j’ai les pyramides d’Égypte sur les épaules. »

– Verser son or (Juin 1915 p. 238) « Ces jours-ci, on nous a lu un ordre qui nous invitant tous, que si on avait de l’or, à le verser dans les caisses de l’État, que ce serait un devoir de patriotisme. Je le crois. Mais je ne sais pas si les millionnaires passeront les premiers. Si vous avez de l’or, gardez-le.»

Vincent Suard, février 2023

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